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HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES DE MŒURS SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE LA FAUSSE MAÎTRESSE

Balzac - La Fausse Maitresse

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HONORÉ DE BALZACLA FAUSSE MAÎTRESSE

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Page 1: Balzac - La Fausse Maitresse

HONOREacute DE BALZAC

LA COMEacuteDIE HUMAINEEacuteTUDES DE MŒURS

SCEgraveNES DE LA VIE PRIVEacuteE

LA FAUSSE MAIcircTRESSE

DEacuteDIEacute Agrave LA COMTESSE CLARA MAFFEIuml

Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 2: Balzac - La Fausse Maitresse

DEacuteDIEacute Agrave LA COMTESSE CLARA MAFFEIuml

Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 3: Balzac - La Fausse Maitresse

Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

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Page 4: Balzac - La Fausse Maitresse

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

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      • Colophon
Page 5: Balzac - La Fausse Maitresse

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 6: Balzac - La Fausse Maitresse

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 7: Balzac - La Fausse Maitresse

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 8: Balzac - La Fausse Maitresse

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 9: Balzac - La Fausse Maitresse

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 10: Balzac - La Fausse Maitresse

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 11: Balzac - La Fausse Maitresse

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 12: Balzac - La Fausse Maitresse

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 13: Balzac - La Fausse Maitresse

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 14: Balzac - La Fausse Maitresse

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 15: Balzac - La Fausse Maitresse

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 16: Balzac - La Fausse Maitresse

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 17: Balzac - La Fausse Maitresse

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 18: Balzac - La Fausse Maitresse

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 19: Balzac - La Fausse Maitresse

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 20: Balzac - La Fausse Maitresse

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 21: Balzac - La Fausse Maitresse

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 22: Balzac - La Fausse Maitresse

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 23: Balzac - La Fausse Maitresse

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 24: Balzac - La Fausse Maitresse

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 25: Balzac - La Fausse Maitresse

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 26: Balzac - La Fausse Maitresse

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 27: Balzac - La Fausse Maitresse

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 28: Balzac - La Fausse Maitresse

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 29: Balzac - La Fausse Maitresse

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 30: Balzac - La Fausse Maitresse

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 31: Balzac - La Fausse Maitresse

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 32: Balzac - La Fausse Maitresse

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 33: Balzac - La Fausse Maitresse

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 34: Balzac - La Fausse Maitresse

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 35: Balzac - La Fausse Maitresse

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 36: Balzac - La Fausse Maitresse

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 37: Balzac - La Fausse Maitresse

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 38: Balzac - La Fausse Maitresse

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 39: Balzac - La Fausse Maitresse

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 40: Balzac - La Fausse Maitresse

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 41: Balzac - La Fausse Maitresse

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 42: Balzac - La Fausse Maitresse

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 43: Balzac - La Fausse Maitresse

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 44: Balzac - La Fausse Maitresse

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 45: Balzac - La Fausse Maitresse

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 46: Balzac - La Fausse Maitresse

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 47: Balzac - La Fausse Maitresse

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 48: Balzac - La Fausse Maitresse

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 49: Balzac - La Fausse Maitresse

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 50: Balzac - La Fausse Maitresse

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 51: Balzac - La Fausse Maitresse

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 52: Balzac - La Fausse Maitresse

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 53: Balzac - La Fausse Maitresse

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 54: Balzac - La Fausse Maitresse

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 55: Balzac - La Fausse Maitresse

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 56: Balzac - La Fausse Maitresse

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

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Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon
Page 57: Balzac - La Fausse Maitresse

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
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Page 58: Balzac - La Fausse Maitresse

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

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Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

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Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

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