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Le Banat : un eLdorado aux confins
Le Banat : un eLdorado aux confins
textes runis par Adriana BaBei
coordination ditoriale : Ccile Kovacshazy
ralisation graphique : Hartmann
cuLtures deurope centraLeHors srie No 4 - 2007
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-EuropennesUniversit de Paris - Sorbonne (Paris IV)
Cultures dEurope centrale - Hors srie no 4 (2007)
Sommaire
Delphine BechteL et Xavier GaLmiche : Avant-propos 9Adriana BaBei: Le Banat : un Paradis aux confins 13Cartes du Banatquivalents toponymiques, statistiques 29
I. Pour une approche historiqueEtudes
Valeriu Leu : Le Banat imprial 39Vasile docea : A la recherche du Banat disparu 53Victor neumann : Plurilinguisme et interculturalit aujourdhui 65Claudio maGris : Entre miroirs parallles : Trieste / Timioara , entretien indit 73
Anthologie (1)Aux confins de la littrature :
le Banat des chroniqueurs, historiens, voyageurs (XVIe-XIXe sicles) 85
Nicolaus oLahus (1536), Mustafa GeLaLzade (1522), Evlia eLeBi (1660-61), Dimitrie cantemir (1683-1712), siLahdar Findiklili Mehmet aga (1716), Dom Augustin caLmet (1751), Francesco GriseLini (1779), Johann Jakob ehrLer (1774), Nicolae StoicadeHaeg(1827), Arthur et Albert schott (1845).
Cahier photographique Mmoires urbaines 99
II. Confluences littraires
Cornel unGureanu : Cartographie de la littrature roumaine du Banat 123Laura cheie : Insularit des crivains germanophones du Banat ? 129Imre BaLzs : Repres sur la littrature hongroise du Banat 143Ioan Radin peanov : LIthaque retrouve ou la littrature serbe Timioara 149Dagmar Maria anoca : Littrature slovaque : le phnomne Ndlac 157
Anthologie (2)Un sicle de prose et de posie (XXe sicle)
Ioan sLavici : Le Monde de ces temps-l , traduit du roumain 163Adam mLLer-GuttenBrunn : Matre Jakob et ses enfants , traduit de lallemand 169Milo crnjansKi : Ithaque , traduit du serbe 172Elek Gozsdu : Notre jardin est proche de Dieu , traduit du hongrois 180Duan vasiLjev : Homme chantant aprs la guerre , traduit du serbe 184Todor Manojlovi : Rues nocturnes , traduit du serbe 186Camil petrescu : Entre deux trains : Timioara , traduit du roumain 190Cora irineu : Timioara , traduit du roumain 193Zoltn frany : Souvenirs dEndre Ady , traduit du hongrois 195Jzsef mLiusz : Statues et ombres , traduit du hongrois 199Kroly endre : Huitime lgie , traduit du hongrois 205Rbert reiter : Avec mon pre au bord de la mer et autres pomes, traduits du hongrois 210Adm anavi : II. Biblioteca Universalis , traduit du hongrois 214Vasko popa : Vrac sous la mer et autres pomes, traduits du serbe 218Sorin titeL : Le Pays lointain , traduit du roumain 223Livius ciocrLie : La Cloche submerge , traduit du roumain 227Virgil nemoianu : Ma Famille , traduit du roumain 234Petre stoica : Au temps du cinma muet et autres pomes, traduits du roumain 240erban Foar: ABC dair 244Duan petrovici : Et tu marches travers le monde comme leau et autres pomes, traduits du roumain 249Herta mLLer : LHomme est un grand faisan sur la terre , traduit de lallemand 251Richard WaGner : Les Murnes de Vienne , traduit de lallemand 254Daniel viGhi : Les Mystres du chteau Solitude , traduit du roumain 258Viorel marineasa : Fabric, cest moi , traduit du roumain 262Ioan fLora : La Jument nomme Danube , traduit du roumain 265Ondrej tefanKo : Confession dune ombre et autres pomes, traduits du slovaque 269Johann Lippet : Idiome et autres pomes, traduits de lallemand 272Slavomir Gvozdenovici : Crnjanski Timioara , traduit du serbe 275Marcel toLcea : Sol invictus et autres pomes, traduits du roumain 277Eugen Bunaru : Sur la colline jaune den face et autres pomes, traduits du roumain 280Radu Pavel Gheo : Ocsk , traduit du roumain 282Robert erBan: Le Voyage et autres pomes, traduits du roumain 287
III. Mmoire et reconstruction identitaire
Cahier photographique Pratiques identitaires 293
Alin GavreLiuc : Limaginaire identitaire du Banat 315Otilia Hedean: Les facettes dune identit rinvente 325Smaranda vuLtur : Le bon usage de la mmoire 335Interviews orales avec des Banatais: Nous et ils au Brgan ou argument pour un portrait robot du bon Banatais 343 Le matou du Roumain et le matou de lAllemand 351 Chorales et fanfares 352
Index des noms de personnes 355Remerciements 363Notes des diteurs 365
Cultures dEurope centrale - Hors srie no 4 (2007)
avant-propoS
Comme pour de nombreuses rgions-frontires dEurope centrale, la priode
qui sest ouverte la fin des annes 1980 est un moment faste pour le Banat 1. Elle
se caractrise par des retours de mmoires qui ont permis de raffirmer la vocation de
la rgion la pluralit. Cette contre, aujourdhui essentiellement connue par le nom
de sa capitale Timioara, associ aux vnements presque lgendaires qui branlrent
la dictature Ceauescu, est en effet marque sur le long terme par la succession
historique des dominations politico-administratives, la complexit interne ethnique, confessionnelle et culturelle et les processus de mixit et de mtissage qui lui sont
associs (appartenances multiples, bi- tri- voire quadrilinguisme, etc.).
Tous ces phnomnes sont les manifestations de ce que nous reconnaissons
comme le plus caractristique de la phnomnologie centre-europenne : vivre la frontire, dans un paysage culturel ncessairement clectique, rflchir long terme
sur la faon dtre ensemble et diffrents, ne peut pas rester sans consquence sur la
philosophie de lexistence. Comprise ainsi, la complexit peut tre vertu, et rendre
dsirable ce laboratoire de la modernit que Moritz Csaky a reconnu dans lEurope
centrale. Le Banat en est lune des rgions emblmatiques : le Banat, un Eldorado ?
La revue Cultures dEurope centrale a pour vocation dinterroger cette pluralit. Elle se prsente en numros thmatiques (sur les confins , les villes
multiculturelles , lillustration ) ainsi que des ouvrages hors srie , consacrs
une rgion ou un texte particulier. Dans le cadre du programme de recherches sur
la culture des confins en Europe centrale, Adriana Babei avait consacr un article
truculent et nanmoins profond cette Provincia inter confinia quest le Banat2 ; professeure invite en 2006 lUniversit Paris-IV Sorbonne assurer un sminaire
dun mois, elle a accept dimaginer un ouvrage synthtique sur le sujet, ralis comme le prolongement naturel et une synthse des recherches et des publications 1 Valeriu Leu, dans ce volume, p.41.2 Adriana Babei, Provincia inter confinia : Un paradis aux confins, Le Banat , in Cultures dEurope Centrale, Universit de Paris - Sorbonne (Paris IV), n 4, 2004, p. 225-240.
10
Avant-propos
en roumain de La Troisime Europe, la fondation quelle codirige Timioara avec Cornel Ungureanu. Le prsent volume est le fruit de cette rencontre.
Cest la fondation La Troisime Europe que nous devons la conception de ce volume : tridimensionnel (tudes historiques, approches littraires, analyses anthropologiques et sociologiques runies sous la conduite de Smaranda Vultur), en qute dun quilibre entre matriau de premire main (textes danthologie, entretiens
de terrain et matriel iconographique) et interprtation. Le cur de louvrage consiste en une analyse dun mythe du Banat cristallis
sur le pacifisme, persistant au cur de situations historiques et de voisinages
potentiellement explosifs, et dans un sicle de brutalisation , o lEurope centrale
fut, au contraire, dans lil du cyclone, en proie lexclusivisme national, la ngation
de lautre, voire au pogrom. On pourrait, autant quun Eldorado, reconnatre dans le
Banat une Atlantide, le vestige dune harmonie gnralement mise mal. Sa grande
poque par excellence fut la fin du XIXe sicle et le dbut du XXe sicle. Elle sancra dans la civilisation particulire lEmpire austro-hongrois finissant, perdurant aprs
la naissance des tats successeurs dans le cas du Banat, lintgration de sa plus
grande part la Roumanie. De ces jours fastes, lpoque actuelle se vivrait comme
la renaissance, dans lesprit de cette utopie rtrospective que Jacques Le Rider a
reconnue dans la vogue pour lEurope centrale.
Les acteurs de rfrence de cette histoire, vivante jusque dans le temps prsent
et dans ses mutations rapides, sont principalement roumains, allemands, hongrois, serbes (la rpartition linguistique des textes figurant dans lanthologie littraire du
prsent volume en est la preuve). Tout en restituant ces mmoires plurielles, cet
ensemble de textes et documents ouvre aussi la porte dautres dbats, par exemple sur la place symbolique des communauts affaiblies (avant tout les Souabes, mais
aussi les Hongrois) ou quasi au terme de la disparition (les Juifs), ainsi qu des
thmes mergents : le legs de lpoque ottomane, le redploiement ethnique et social contemporain, sollicit entre autres par la monte en puissance du monde rom3 et, motive par le dveloppement conomique dune socit globalise, la prsence croissante de communauts nouvelles.
Delphine BechteL & Xavier GaLmiche
3 Sur ce sujet voir Samuel Delpine, Aux confins urbains de lEurope centrale : les quartiers tsiganes entre aban-don et rsistance , in Cultures dEurope Centrale, Universit de Paris - Sorbonne (Paris IV), n 5, 2005.
Cultures dEurope centrale - Hors srie no 4 (2007)
Le Banat : Un paradiS aUx confinSAdriana BaBei
(Universit de lOuest, Timioara, Roumanie)
Exercices dimagination
En 2005, un jeune prosateur de Timioara publie dans une revue la
communication quil avait faite lors dun colloque organis par la Dlgation de la
Commission europenne en Roumanie1. Cette communication, Le Banat de la Petite Amrique la Petite Union europenne commence par la description dun livre dornithologie, publi aux ditions du Muse de la ville de Vrac (Province autonome
de Vovodine, Serbie). Le livre, intitul Ptice Banata ( Les oiseaux du Banat ), est
crit par trois ornithologues de Timioara, Szeged et Vrac ; les dnominations des
diffrents oiseaux y figurent bien entendu en latin, mais les noms populaires en sont
donns en roumain, serbe, hongrois, allemand et anglais.
En 2005 toujours, le mme muse de Vrac en Vovodine initie la publication
des manuscrits dun ancien directeur, lAllemand Felix Milleker (1926-1942),
commencer par le volume LHistoire des Juifs du Banat, traduit de lallemand en serbe par un journaliste roumain de Vrac, Alexandru Bobic. La version roumaine de
cet ouvrage monumental est en cours de publication Reia, une ville du Banat en
Roumanie, sur linitiative de lhistorien Valeriu Leu, dans la traduction du Rvrend Pre Vasa Lupulovici, de la paroisse orthodoxe serbe de Reia.
Chaque mois de dcembre, depuis quelques annes dj, on organise Jimbolia
(en hongrois Zsombolya, en allemand Hatzfeld), bourgade situe dans le Banat sur
la frontire ouest de Roumanie, une fte sous forme de comptition : labattage et
le dpcement du porc et la prparation des charcuteries, chronomtrs avec soin.
1 Radu Pavel Gheo, Banatul de la Mica Americ la Mica Uniune European [ Le Banat de la Petite Amrique la Petite Union europenne ], in Banat, no 1-2, 2005, Lugoj.
14
Le Banat : un Paradis aux confins
Rien dinhabituel, hormis les quipes participantes. Bien quelles soient originaires de
trois pays constituants du Banat (Roumanie, Hongrie, Serbie), personne na eu lide de dcrter quil sagissait dun vnement international. Cest tout simplement la
fte du cochon au Banat, moment unique o leffervescence culturelle de la localit
est supplante par la saveur des mets. Ce nest qu cette occasion que la culture
gastronomique fait plir le patrimoine culturel de la bourgade : les quatre muses, la
fondation Georg Trakl anime par le pote Petre Stoica, le journal trilingue, le festival
de jazz ou le caf littraire.
Enfin, pendant lhiver de lan 2000, la fondation A Treia Europ / La Troisime Europe et la revue Orizont / Horizon de Timioara lancent un projet
culturel rejoint par des partenaires de Hongrie (Szeged) et de Serbie (Novi Sad). Ce projet, Travers Le caf littraire Danilo Ki, prend la forme dun caf, ouvert une fois par mois dans chacune des trois villes, dans des locaux dont les propritaires
acceptent non seulement darborer lenseigne Danilo Ki et des posters avec la
figure de lcrivain, de dresser une petite bibliothque temporaire, comprenant des
traductions des littratures de lEurope centrale, mais aussi daccueillir des soires de lecture et dbats avec des crivains et artistes de Hongrie, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Tchquie, Pologne. Ainsi, au Grand Caf de Szeged, se sont rencontrs pour
la premire fois les amis de lcrivain venus de Subotica et Belgrade et des spcialistes
de luvre de Danilo Ki, originaires de Hongrie, Serbie et Roumanie. De mme,
Timioara se sont retrouvs devant le public Gyrgy Konrd, Olga Tokarczuk, Lajos
Grendel, Andrej Stasiuk, Pawe Huelle, Adam Michnik. Cest ainsi aussi que se sont
croiss lors dun grand colloque Timioara toujours, les plus importants traducteurs
de littratures de lEurope centrale et le professeur Michael Heim de U.C.L.A., dans
un fabuleux Babel contemporain. Le projet Travers sest achev en 2004, mais Le Caf Danilo Ki , parrain par la Fondation Bib Istvn de Szeged, se poursuit
depuis aot 2006 ahy (Slovaquie), un lieu de rencontres et dbats littraires.Ces quatre squences (o la culture est entendue dans un sens extensif)
pourraient sembler des vnements isols. Mais on y trouvera une cohrence si on
les envisage comme des variantes du papier de tournesol (le ractif qui permet de
dtecter la nature dune substance), rvlant la spcificit du Banat, cette rgion du Sud-est de lEurope centrale. Ce sont autant de faits qui tmoignent de la structuration
et du fonctionnement dune communaut multiethnique, dans son exceptionnelle
diversit. Ce sont les preuves de la russite dun modle de cohabitation, fond sur
la reconnaissance mutuelle, le dialogue et le transfert culturel, dans un systme qui
est actif au Banat depuis plus de deux cents ans. En dautres mots, longtemps avant
15Adriana Babei
que les concepts de multiculturalit et dinterculturalit ne surgissent dans le champ dtude des sciences humaines.
Une contre aux marges des empires
Des centaines dcrivains (allemands, hongrois, roumains, serbes, italiens ou turcs) se sont donn la peine de trouver des formules mmorables, pour terniser leurs
liens avec cette contre mconnue. Les premiers crire, avec une certaine dose de
candeur et de dilettantisme, furent les chroniqueurs et les voyageurs ; plus tard, ils ont
t relays par les crits plus rigoureusement scientifiques des gographes, historiens,
et ethnographes2 et les pages issues de limagination exalte des romanciers et des potes. Presque tous ces auteurs, toutes poques confondues, ont tent de surprendre
et de consigner la spcificit de cette contre bien particulire, situe toujours aux
confins, la frontire. Cet emplacement, faste et nfaste la fois, a engendr une
mentalit, une sensibilit, un style de comportement que seule la modernit tardive allait dcrire et thoriser, en la mettant sous lemblme de ltat de frontire 3. Le
syntagme tait juste car, ds le Moyen ge, le Banat, la priphrie des royaumes, des
empires, et des tats, a toujours t captif des frontires.
Cette rgion a une superficie comparable la Belgique daujourdhui ( peu
prs 30 000 km2). De forme rectangulaire, borde par des rivires (le Danube, le
Mure, la Tisza, les gorges de la Cerna), comme lancien Eden, le Banat a toujours
vu ses frontires menaces, car des parties de la province furent disputes du IXe au XIVe sicle par le royaume de Hongrie, le tzarat bulgare, les formations pr-tatiques et les vovodats roumains. Timioara, le futur chef-lieu du Banat, devint au dbut
du XIVe sicle la capitale temporaire de lEmpire angevin (1315-1323), la ville de rsidence du roi de la Hongrie Charles-Robert dAnjou , et un puissant centre de la lutte contre les Ottomans. Centre symbolique, certes, mais en ralit, pour des raisons
stratgiques, la priphrie. Une situation semblable fut rserve au Banat aprs la
bataille de Mohcs, qui marque le triomphe de lEmpire ottoman sur le Royaume de
Hongrie (1526) et surtout aprs loccupation de Timioara par les armes ottomanes
(1552) ; dans ce dernier cas, la rgion se trouva de lautre ct des barricades de
lhistoire : progressivement, tout le Banat fut administr par un pacha, et Timioara devint le centre dun vilayet compos de plusieurs sandiak, dont certains en dehors 2 Lhistorien Nicolae Bocan dresse le bilan de ce vaste patrimoine testimonial dans son tude Istoriografia bnean ntre multiculturalism i identitate naional [ LHistoriographie banataise entre multiculuralisme et identit nationale ], in Banatica, XIV 2, Reia, 1996, p. 265-280. Voir les tudes de Valeriu Leu et de Vasile Docea dans ce volume.3 Voir Mihai Spriosu, The Wreath of Wild Olive : Play, Liminality, and the Study of Literature, New York, Suny Press, 1997.
16
Le Banat : un Paradis aux confins
de la rgion4. La cit et la contre qui lentourent furent pour 150 ans aux marges de lEmpire Ottoman : cette situation suscita la mlancolie des hauts fonctionnaires turcs, qui sy sentaient exils, mme si toutes les chroniques turques de lpoque ne
manquent pas de mentionner la splendeur de la ville et les richesses de la rgion.
Un tout autre tat desprit allait animer les nouveaux conqurants du Banat, les Habsbourg. Aprs la libration de la ville en 1716 par le Prince Eugne de Savoie
(gnral en chef des armes autrichiennes et admirateur de Leibniz) et la paix de
Passarowitz (1718), le Banat devint un pays de la couronne , province de lEmpire
autrichien statut spcial, administre durant un certain temps directement par la Cour de Vienne. Ce statut est la consquence immdiate dune situation territoriale
avantageuse : nud stratgique du point de vue militaire, mais aussi conomique et politique, se trouvant la frontire avec lEmpire ottoman et au croisement des routes
commerciales des Balkans. Voici dans une formulation succincte, la position du Banat
au XVIIIe sicle : Situ le long de la principale voie fluviale de lEurope, une poque o lexpansion continentale soriente vers lEst, [le Banat] a assur la communication
ininterrompue des autres territoires de lEmpire avec lEurope centrale, il a perptu des liens dancienne date avec le monde des Balkans et les territoires roumains du Danube. Des considrants gopolitiques et des raisons de politique intrieure de la
monarchie ont jou en faveur de loctroi dun statut juridique part pour le Banat,
devenu, ds 1718, domaine de la couronne des Habsbourg, jouissant de diffrents
privilges ; cela aura une influence considrable sur lhistoire de la province au XVIIIe sicle, lorsque va commencer lexpansion vers lEst 5.
La nouvelle histoire du Banat commence au XVIIIe sicle : la rgion devient un creuset o se rassemblent et fusionnent un rythme acclr des civilisations et
des cultures qui vont se dtacher de leurs traditions respectives et forger un modle
indit. Cette construction moderne, base sur une vision typique du sicle des
Lumires et du rformisme autrichien, est dicte par la rationalit, le pragmatisme, le
cosmopolitisme et lmancipation par voie dducation et de progrs technologique.
Tous ces principes deviennent des cadres politiques, depuis la dmographie (des vagues successives de colonisation) jusqu lconomie, la fiscalit, le domaine
social, lurbanisme, lducation et la culture. Bon nombre de ces politiques ont un
caractre novateur non seulement dans la rgion, mais aussi pour lensemble de lEmpire et mme du continent europen. Cest pourquoi le Banat a t considr
4 Cristina Fenean, Cultura otoman a vilayetului Timioara (1552-1716) [La Culture ottomane du vilayet de Timioara (1552-1716)], Timioara, Editura de Vest, 2004, p. 25-55.5 Nicolae Bocan, Contribuii la istoria iluminismului romnesc [Contributions lhistoire des Lumires roumai-nes], Timioara, Editura Facla, 1986, p. 8-9.
17Adriana Babei
maintes fois comme un laboratoire o lon a expriment diffrents projets, dont le
systme de colonisation et la mise en uvre de nouvelles technologies (en agriculture, amnagement hydraulique, industrie, transports, clairage public, etc.) furent les plus
spectaculaires.
Bien que se trouvant de nouveau aux marges de lEmpire, le Banat commence tre peru non pas comme le bout du monde, ni une Terra incognita
barbare, mais, progressivement, comme une Terre Promise, une Terra Nova, une petite Amrique sinon un nouvel Eldorado. Certes, ces syntagmes idalisent dune
manire parfois idyllique une contre dont les premiers voyageurs et colons vont tre
les seuls se rappeler le caractre sauvage et inhospitalier. Nanmoins, il est tout
aussi vrai que dsormais le Banat devient la destination de milliers dimmigrants en qute de prosprit, des hommes et des femmes ne craignant pas le risque, voire
laventure. Cest ainsi que se sont rencontrs ici, ont cohabit, se sont reconnus et
accepts mutuellement, ont communiqu et ont appris les uns des autres, ont coopr et parfois se sont solidariss, plus de vingt ethnies et groupes ethniques, dans des
configurations variant dune poque lautre : Roumains, Serbes, Allemands, Magyars,
Juifs, Tsiganes, Slovaques, Croates, Bulgares, Ukrainiens, Polonais, Italiens, Turcs,
Tatares, Tchques, Grecs, Armniens, Franais, Russes, Arabes. Huit communauts
confessionnelles y cohabitent encore de nos jours : orthodoxe, catholique romaine,
grco-catholique ( uniate ), luthrienne-vanglique, rforme-calviniste, juive,
no-protestante, islamique), plus de vingt langues y sont parles bien entendu dans des proportions trs diffrentes en 2007 de la situation dil y a 250, 150 ou mme 50
ans.
Quel que soit leur poids dmographique une poque ou une autre, toutes les communauts ont conserv dans limaginaire collectif (transmis par lducation
en famille ou lcole) le mythe du Banat comme paradis interethnique. Et lhistoire
concrte peut confirmer les rsultats de ltude de lI.S.I.G., le prestigieux institut de
sociologie de Gorizia. Selon ces statistiques, le Banat, comparativement dautres
zones du globe dots dune diversit ethnique, se distingue de nouveau quant son
indice de conflits sur des bases ethniques ou religieuses : la valeur de lindice est
proche de zro6.
Subversion et rinvention du mythe
Nous avons donc faire un modle de cohabitation exceptionnel, harmonieux,
solaire, optimiste et tonifiant. Mais que devient-il lpoque des mouvements
6 Voir Futuribili, no 2, Gorizia, I.S.I.G., 1994.
18
Le Banat : un Paradis aux confins
nationalistes (y compris dans leurs versions extrmistes) qui saffirmrent en Europe
partir du XIXe sicle ? Comment les ethnocentrismes magyar, allemand, roumain ou serbe ont-ils (r)agi dans le sillage des rvolutions de 1848, dans lintervalle 1867-
1918, lorsque le Banat fut administr dans sa quasi-totalit par la monarchie austro-
hongroise ? Que sest-il pass aprs 1918, lorsque la fin de la Premire Guerre mondiale
et les Traits de Saint-Germain-en-Laye (1919) et de Trianon (1920) ont redessin
la carte politique et administrative du Banat7 ; ou bien dans lintervalle 1939-1944, quand presque tout le territoire du Banat historique se trouvait sous ladministration dun gouvernement roumain dorientation dextrme-droite ? Lheureux quilibre de
la cohabitation, la reconnaissance mutuelle des communauts, le transfert culturel
rciproquement enrichissant en sont-ils sortis indemnes ? Que sont-ils devenus durant un demi-sicle de dictature communiste ? Une rponse honnte serait affirmative, mme
au risque dalimenter des doutes lgitimes : ne serions-nous en train de mythifier la
concorde banataise ? Ne serait-ce pousser lidal voire lidylle une ralit historique, probablement beaucoup plus tourmente dans les faits ? Ne serait-ce occulter des
moments de crise en privilgiant la continuit du modle et sa valeur pdagogique ? Les moments de communication et dinterfrence entre les communauts ne sont-ils
pas exalts pour passer sous silence les pisodes de sparation, rupture ou blocage du dialogue ? Nous allons tenter de trouver lquilibre entre ces visions contradictoires.
Il faut dire ds maintenant que les sources qui rendent compte du vcu au
quotidien de lhistoire (documents des archives, extraits de la presse, histoires des communauts ethniques, tmoignages, textes autobiographiques), confortent lopinion
des partisans du modle harmonieux du Banat, bien quil puisse tre le fruit dune
mythification dlibre. Mais il est prouv que dans cette rgion, les conflits sur des
bases ethniques ont t sporadiques et isols, mme aux pires moments de crise du XXe sicle, lors des deux Guerres mondiales. Les manifestations nationalistes, xnophobes,
chauvines ou antismites dans lespace public se sont limites des discours et des articles de presse. Il ny a jamais eu de mobilisation des nergies collectives ou des
actes concerts pour stigmatiser, perscuter et rprimer brutalement une autre ethnie.
Lorsque lon imposa des lois antismites en Roumanie, dans les annes 1940,
le Banat na pas bnfici de rgime dexception. Pourtant, les formes concrtes
dapplication y furent sensiblement moins svres que, par exemple, Bucarest
et Iai. La limitation des droits civiques et les expropriations des Juifs ne furent
7 Les 30 000 km2 du Banat historique sont partags de la manire suivante: quelque 19 000 km2 reviennent la Roumanie, un peu plus de 9 000 km2 la Serbie et peu prs 300 km2 la Hongrie. La mme partition est en vigueur de nos jours.
19Adriana Babei
accompagnes Timioara daucun acte de vandalisme, de profanation des lieux de
culte et dautant moins de pogrom. Tout au contraire, des gestes quotidiens de solidarit
et de compassion confirmrent la tradition de cohabitation pacifique dans cette ville8.
Force est de constater quen raison des permutations de rles et alas de
lhistoire, diffrentes formes de perscution ont eu lieu successivement au dtriment
dune ou de plusieurs communauts. Certes, nous ne pouvons ignorer la rivalit, latente
ou manifeste, entre les groupes ethniques pour occuper une position centrale, relle
ou symbolique. Nanmoins, quel que ft le moment ou le contexte, cette concurrence
sexprima surtout au niveau discursif et neut que relativement peu de rpercussion
violente. Il nest pas moins vrai que les renforcements ethno-identitaires ont eu des
rpercussions dramatiques : rappelons la dportation en U.R.S.S. dune partie de la
communaut allemande (1945) et lample migration des Magyars (aprs 1919 et
1990) pour rejoindre la Hongrie, lmigration massive des Allemands et des Juifs, en
plusieurs vagues depuis la fin de la Deuxime Guerre mondiale jusquaux annes 1990.
Les consquences en sont videntes aujourdhui, la configuration dmographique
du Banat ayant chang radicalement du point de vue ethnique, religieux, culturel et linguistique.
Tout aussi traumatisantes pour les individus (et les communauts) ont t les diffrentes formes dexclusion sociale pratiques par les administrations de toutes
les poques, jusqu 1990, par exemple : la slection dans lespace public non pas
selon le mrite, mais suivant des critres ethno-politiques, la limitation des formes
dexpression culturelle des diffrentes communauts, les entraves faites laccs libre des minorits ethniques aux ressources matrielles ou symboliques de la collectivit.
Sans parler des perscutions sur des critres politiques et sociaux, transethniques, que lon a enregistr notamment lpoque du totalitarisme communiste, la plus tragique tant sans aucun doute la dportation en 1953 dans la plaine du Brgan, au Sud-est
des Carpates, de milliers de familles roumaines, allemandes et serbes, originaires des
villages situs le long de la frontire yougoslave.
Le Banat a d se plier aux diffrents rgimes lgislatifs dicts par des
politiques dtat, quil sagisse de lEmpire austro-hongrois, du Royaume de Roumanie ou de la dictature communiste de laprs-guerre. Seule une tude compare
du mode dapplication des lgislations discriminatoires (sur des bases ethniques, raciales, confessionnelles, linguistiques, culturelles) mises durant ces 150 annes par
8 Victor Neumann, Istoria evreilor din Banat. O mrturie a multi- i interculturalitii Europei oriental-centrale [LHistoire des Juifs du Banat. Une preuve de la multi- et interculturalit de lEurope centrale et orientale], Bu-carest, Editura Atlas-Du Style, 1999 ; Smaranda Vultur (coord.), Memoria salvat. Evreii din Banat, ieri i azi [La Mmoire sauve. Les Juifs du Banat, hier et aujourdhui], Iai, Polirom, 2002.
20
Le Banat : un Paradis aux confins
les centres de pouvoir qui ont administr successivement les diffrentes rgions de
la Roumanie serait mme de dmontrer irrfutablement le caractre exceptionnel
du Banat, d un certain style dinterprtation et dapplication tempre des dites lgislations. Il a t dit maintes fois que cet espace aurait une inaptitude foncire
radicaliser et enflammer les tensions latentes. Ce qui explique les tentatives ritres
de mythifier sa dimension solaire et harmonieuse9.
En presque cinquante ans de communisme (dorientation stalinienne entre 1948 et 1964 ; et national-communiste, sous Ceauescu, de 1965 1989), le Banat a
gard peu ou prou sa position privilgie du point de vue conomique, social et culturel, grce ses traditions, mais aussi en raison du voisinage avec deux tats, la Hongrie
et la Yougoslavie, qui ont connu des rgimes communistes plus permissifs que la
variante roumaine. cela sajoute le contact assez soutenu et intense avec lOccident,
par diffrentes filires conomiques, mdiatiques, touristiques, etc. Toutefois, la
rgion na pu chapper lemprise dun rgime oppressif exerant son hgmonie
y compris dans le domaine de la libert dexpression individuelle et collective. Les
restrictions et le contrle du pouvoir communiste ont eu des consquences nfastes
sur toutes les formes de crativit individuelle ou de groupe. Les pressions et les
contraintes idologiques, le dirigisme du parti communiste, la censure et lautocensure ont dtermin le blocage, le dtournement et la manipulation officielle de la mmoire
culturelle du Banat. Mais il nest point surprenant que les vnements de 1989, qui
ont conduit la chute de la dictature en Roumanie, aient clat Timioara : cest le rsultat des tensions accumules pendant des dcennies, certes, mais aussi un signe de la survivance du modle banatais dmancipation sociale et culturelle. Aprs 1989,
Timioara a gagn le rle davant-poste du militantisme civique roumain en faveur
dune dmocratie authentique. En mme temps, Timioara est une ville dynamique,
efficace du point de vue conomique, administratif, social et culturel, et prte
sintgrer dans lUnion europenne. Le syntagme le modle Timioara , valoris
positivement, est toujours dactualit dans le discours public de Roumanie.
La culture du Banat. Quelques prjugs vaincre
Parmi les clichs relatifs au type de culture produit par le Banat, un semble autrement durable et difficile dmonter : cette rgion cense tre un Eldorado
conomique et social serait plutt pauvre en crations exceptionnelles. Ce qui est
9 Voir notre tude [Adriana Babei], Provincia inter confinia. Un Paradis aux confins le Banat , in Cultures dEurope Centrale, no 4, Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Europennes, Universit de Paris-Sor-bonne (Paris IV), 2004, p. 225-240.
21Adriana Babei
difficile accepter si lon dresse linventaire des musiciens, artistes, savants dont le
nom est li dune manire ou dune autre au Banat lieu des origines, dune tape de leurs vies ou dun attachement affectif particulier. La liste est impressionnante; elle
va dun personnage sacr, Saint Grard (San Gerardo Sagredo, Sankt Gerhard, Szent
Gellrt10), jusqu linventeur de la bombe hydrogne, Edward Teller ! Elle comprend entre autres, par ordre alphabtique, Endre Ady, Bartok Bla, Jnos Bolyai, George Clinescu, Livius Ciocrlie, Milo Crnjanski, erban Foar, Arnold Hauser, Frieda Kahlo, Kroly Kernyi, Danilo Ki, Robert Klein, Nikolaus Lenau, Sndor Mrai,
Adam Mller-Guttenbrunn, Herta Mller, Robert Musil, Camil Petrescu, Vasko Popa,
Rainer Maria Rilke, Ioan Slavici, Petre Stoica, Sorin Titel.
Il nen est pas moins vrai qu quelques exceptions prs, la plupart des personnalits mentionnes ont labor leur uvre hors du Banat. De mme, la
thmatisation du Banat comme topos distinctif nest prsente que chez quelques-uns des crivains de notorit internationale mentionns ci-dessous. Par consquent, tout
rattachement orgueilleux des noms de prestige au patrimoine banatais doit passer par un examen lucide et objectif. Sinon, de telles listes ne sont rien dautre que le
symptme dun complexe provincial pernicieux. Mais rendons au Banat ce qui
revient au Banat, reconnaissons-lui la chance dune crativit part, dont la forme
dexpression indite nest pas tant de lordre des performances individuelles, artistico-
littraires exceptionnelles, que dans la vaste base sociale qui est assure pour lacte de culture (nous entendons ici la culture dans son sens extensif). Une fois accepte
cette prmisse, nous pouvons affirmer dans lesprit postmoderne que le Banat a
un patrimoine culturel aussi important que celui de toute autre rgion qui dnombre au moins deux-trois gnies artistiques.
La spcificit du Banat, cest quil fournit un double modle culturel : le
premier est un modle ouvert, pas tant la culture litaire qu la culture accessible au plus grand nombre, mancipatrice, ayant une remarquable base sociale ; le deuxime est un modle interculturel. Les deux modles sont porteurs dune vocation
au dialogue propre la modernit europenne. Dans leur interdpendance et leur
complmentarit, ils ont fonctionn et fonctionnent toujours en vertu de plusieurs facteurs favorables : le niveau lev dinstruction des populations urbaines et rurales,
la valorisation pdagogique de la culture, le plurilinguisme de la majeure partie des habitants, linstitutionnalisation de la culture, la propension pour les formes de culture
communautaire qui inclut la solidarit transethnique.
10 Voir la note 12.
22
Le Banat : un Paradis aux confins
Le premier aspect qui individualise le Banat cest l ethos de linstruction 11, dfini par Virgil Nemoianu professeur roumain de littrature compare lUniversit
Catholique de Washington comme une composante essentielle du pattern de la culture centre-europenne. Cet ethos connat au Banat une modulation et une intensification particulires, lattitude positive lgard de lducation senregistrant tous les chelons de lordre social. Selon Virgil Nemoianu, plusieurs facteurs contribuent cet
tat des choses, sur fond dune modernisation de lEurope centrale entame au Sicle
des Lumires : le projet rationaliste de gouvernement ; linfluence du noclassicisme
et du no-humanisme de Weimar dans lespace de cette Europe du milieu ; linstitutionnalisation des concepts et des attitudes Biedermeier (le style de la micro-harmonie ), notamment dans lintervalle 1815-1848, mais avec des survivances
jusquau dbut du XXe sicle ; enfin, linfluence du catholicisme qui, par le truchement de la doctrine thrsienne (le projet socio-politique de Marie-Thrse), marque un style
de vie tourn plutt vers la solidarit communautaire que vers lindividualisme et la
comptitivit.
Le deuxime trait distinctif du Banat concerne le systme dducation
proprement-dit. La consquence la plus spectaculaire de la volont dmancipation est
certainement dans lducation pas ncessairement suprieure, mais touchant un taux important de la population urbaine et rurale de cette rgion de lEurope centrale. Deux
russites individualisent dans ce sens le Banat : le fait que linstitutionnalisation de lenseignement commence assez tt et quelle possde un caractre extensif12. La vritable
extension de lducation, par lorganisation systmatique dun rseau denseignement lac, commence aprs la conqute du Banat par lEmpire autrichien, et fait partie du patrimoine
des bnfices du XVIIIe sicle. Une politique de lducation, dans lesprit des Lumires,
est institue par la Cour de Vienne, et applique aussi dans le Banat. Mme si les contextes
idologiques et politiques vont changer radicalement et plusieurs fois au cours des sicles,
cette valorisation positive de lducation se conserve au Banat et situe la rgion et la ville de Timioara dans une position privilgie.
Ainsi sexplique pourquoi, dans la premire moiti du XIXe sicle, surtout aprs lintroduction en 1829 de lenseignement obligatoire, on arrive dans le confinium un taux 11 Virgil Nemoianu, Cazul ethosului central-european [ Le cas de lethos centre-europen ], in Adriana Babei et Cornel Ungureanu (dir.), Europa Central. Nevroze, dileme, utopii [LEurope Centrale. Nvroses, dilemmes, utopies], Iai, Polirom, 1997, p. 168-194 ; tude publie initialement sous le titre Learning over Classes : The Case of Central-European Ethos , in Utrecht Publications in General and Comparative Literature Series, Amster-dam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Co., 1993, vol. 31.12 La premire forme denseignement, confessionnel et dispens en latin, apparat au dbut du XIe sicle. Le roi tienne [Istvn] nomme le moine Gerardo la tte de lvch de Cenad (Morisena, Csand). Selon les historiens, les premires coles orthodoxes, roumaines et serbes, sont cres dans des monastres, au XIVe sicle.
23Adriana Babei
de frquentation et de scolarisation de 100 %. La situation est exceptionnelle, par rapport
dautres provinces roumaines, dautres territoires de la monarchie ou de lEurope. Dans
la rgion de Vienne, le taux de frquentation de lcole est le mme quau Banat ; en
Angleterre et au Pays de Galles le seuil dalphabtisation avait atteint 67 %, en Ecosse
77-78 %, en France 50 %, partout avec de grands dcalages rgionaux 13. Le texte cit fait rfrence au confinium, cest--dire une partie du Banat, territoire constitu dun vaste rseau de villages et de bourgades situs la frontire Sud-est de lEmpire, ayant une
population majorit rurale, instruite, bnficiant de privilges de nature conomique, administrative et sociale. Mais cela ne diminue en rien notre dmonstration, bien au
contraire.
Le centre non plus ne perd pas sa position. Au milieu du XIXe sicle, par exemple, Timioara a t dote dun rseau scolaire lac et confessionnel (niveaux
prscolaire, primaire et collge), et les langues denseignement taient lallemand, le hongrois, le roumain, le serbe, le grec et lhbreu. Les statistiques montrent qu cette
poque il y avait une cole pour 1.200 habitants, ce qui situe Timioara parmi les villes
centre-europennes ayant un niveau dducation les plus levs14. Presque un sicle plus tard, lethos de linstruction porte toujours ses fruits, car Timioara a conserv sa position privilgie15.
Lethos de linstruction, la confiance dans les vertus mancipatrices de lducation engendrent une littrature didactique et pdagogique trs diversifie :
textes de vulgarisation scientifique (brochures, calendriers, almanachs), manuels,
encyclopdies, volumes dhistoire rgionale, monographies des localits et des institutions, notations de voyage, etc. Bien que ce genre de productions soit frquent
en Europe centrale, le Banat sindividualise par la quantit et la dure inhabituelle du phnomne. La production ditoriale est impressionnante16 et comprend des ouvrages 13 Nicolae Bocan, Contribuii la istoria iluminismului romnesc, op. cit., p. 124-125.14 Lvolution de la scolarisation lmentaire est indique par la baisse du taux danalphabtisme : de 34,12 % en 1870, on arrive 16,28 % en 1910, ce qui place Timioara de 1900 parmi les premires villes de Hongrie selon le niveau dinstruction de ses citoyens (80, 71 % dalphabtiss), aprs Budapest (87,6 %) et Debrecen (81,4 %). Dans lentre-deux-guerres, Timioara conserve ses standards en matire dducation. Le taux dinstruction scolaire en 1930 (91,1%) situe Timioara en troisime position aprs les villes de Braov et Sibiu ; Timioara dpasse la Capitale et dautres villes de tradition culturelle Iai, Cernui, Cluj, etc. Voir Ioan Munteanu, Rodica Munteanu, Timioara. Monografie [Timioara. Une monographie], Timioara, Editura Mirton, 2002.15 En 2000, Timioara existent 47 coles primaires et collges et 34 lyces (dont le lyce allemand Nikolaus Lenau , le lyce magyar Bartok Bla , le lyce serbe Dositej Obradovi , le lyce franais Jean-Louis Calderon , le lyce anglais William Shakespeare ), quatre universits dtat (30 facults, 150 spcialisations, plus de 30 000 tudiants, peu prs 3 000 enseignants universitaires).16 Voir Nicolae Bocan, Contribuii la istoria iluminismului romnesc, op. cit., chapitre Cultur i societate. Cartea i Educaia : pan-pedagogism [ Culture et socit. Le livre et lducation : pan-pdagogisme ] et Victor rcovnicu, Istoria nvmntului din Banat pn n anul 1800 [Histoire de lenseignement au Banat jusqu 1800], Bucarest, Editura Didactic i Pedagogic, 1978.
24
Le Banat : un Paradis aux confins
rdigs en roumain, serbe, allemand, hongrois, slovaque, tchque, hbreu et, de nos jours, en dialecte romani (langue tsigane). Le modle du XVIIIe sicle, rationaliste et ne loublions pas pragmatique de lducation des masses va perdurer au Banat longtemps aprs le Sicle des Lumires. Une bibliographie abondante latteste jusqu
nos jours, malgr le fait que le contexte idologique sest modifi. Le modle sest
perptu tout dabord par lducation dans la famille17 et grce des institutions que
nous allons mentionner.
Un troisime trait culturel spcifique du Banat est le multilinguisme des lites
intellectuelles et de la majeure partie de la population, notamment jusquau milieu du XXe sicle. Aux lendemains de la Deuxime Guerre mondiale, la configuration ethnique de la rgion va changer radicalement suite au dpart des Allemands et des Juifs et aux
nouvelles colonisations par une population roumaine ou magyare des autres rgions du pays18. Le bi-, tri- ou quadrilinguisme est dterminant pour la communication et le rapprochement des communauts ethniques banataises, qui entrent en contact directement ou au moyen des traductions. Laccs au patrimoine culturel de lautre est
une chance exceptionnelle et un facteur de configuration du modle de cohabitation
harmonieuse. Un rle essentiel y est jou par les crivains- passeurs qui crivent
en deux ou trois langues et traduisent des uvres dune littrature lautre. Toute une
srie dauteurs participent au projet culturel commun et se font remarquer par leur rle
de liant entre les diffrentes langues et littratures19 : Zoltn Frany, Franz Liebhard, Ioan Stoia Udrea, Petru Sfetca, Kroly Endre, Wilhelm Stepper Tristis, Ren Flp
Miller, Andreas Lillin, Jzsef Mliusz, Petre Stoica, dm Anavi, Maria Pongrcz-Popescu, Annemarie Podlipny-Hehn, Ioan Radin Peianov, Ondrej tefanko, Duan Baiszki, Jnos Szekernys, erban Foar et Ildik Gbos.
Dans ce contexte, il faut rappeler quau Banat le nombre de publications bi-
ou trilingues (parmi les langues, il y a mme lesperanto) dpasse la centaine entre
1870 et 1942. Plus de trente priodiques sont caractre culturel, cinquante autres
ont au sommaire des pages de culture. La connaissance rciproque, laccs rapide
aux informations culturelles des communauts voisines sont lorigine de ces formes
particulires de dialogue et de transfert culturels.
Pour la plupart, ces formes de communication culturelle sont institutionnalises
assez tt au Banat. Ce qui impressionne, cest lampleur du phnomne et le caractre
17 Voir Alin Gavreliuc, Mentalitate i societate. Cartografii ale imaginarului identitar din Banatul contemporan [Mentalit et socit. Cartographies de limaginaire identitaire dans le Banat contemporain], Timioara, Editura Universitii de Vest, 2003.18 Victor Neumann, Identiti multiple n Europa regiunilor. Interculturalitatea Banatului [Identits multiples dans lEurope des rgions. Linterculturalit du Banat], Timioara, Editura Hestia, 1997.19 Voir Cornel Ungureanu, Mitteleuropa periferiilor [Mitteleuropa des priphries], Iai, Polirom, 2002.
25Adriana Babei
inaugural des institutions. Une fois de plus, saffirme une mentalit fonde sur la
rationalit, lefficacit, le pragmatisme. Il nest donc pas tonnant que dans lEmpire
habsbourgeois, la premire bibliothque publique de prt de livres (dote aussi dune
salle de lecture) ait t cre Timioara en 1815 par Josef Klapka. De mme, le
Temeswarer Nachrichten a t le 18 avril 1771, le premier journal publi sur le
territoire actuel de la Roumanie, de mme que la premire imprimerie. La cration de
priodiques, ds la fin du XVIIIe sicle, fait du Banat et de Timioara des pionniers
non seulement dans le domaine technologique mais encore pour linitiative culturelle.
Le nombre de journaux de langue allemande, hongroise, roumaine et serbe a une croissance dans la seconde moiti du XIXe sicle, le nombre des imprimeries augmente aussi jusqu 32. Dans lentre-deux-guerres on recense Timioara 29 imprimeries,
125 priodiques en roumain, 65 en allemand, 104 en hongrois, et un priodique en
serbe20. La production ditoriale du Banat est jusqu la fin de la Deuxime Guerre mondiale non seulement vaste, mais aussi trs diversifie.
lpoque communiste (19481989) le nombre et la diversit des maisons
ddition, des priodiques et des imprimeries est rduit drastiquement. Ce nest quaprs 1989 que le Banat retrouve leffervescence ditoriale : de janvier mai 1990,
par exemple, sont publis plus de 40 priodiques. Pour lanne 2004, nous estimons
quil y a plus de 50 publications caractre culturel ou qui consacrent des pages
(rubriques) rgulires des sujets culturels, dont 12 ont un caractre littraire explicite
(7 en roumain, 2 en hongrois, une en allemand, une en serbe, une en slovaque/roumain).
Aprs 1990, on a publi Timioara trois numros de lunique publication du Banat
consacre la culture rome (tsigane).
Un autre bien du patrimoine culturel institutionnalis, et qui individualise le Banat, cest le thtre. prsent, dans les trois dpartements roumains issus du Banat historique (Timi, Cara-Severin, Arad) il y a 7 thtres dtat, dont 4 Timioara
(roumain, hongrois, allemand, et le thtre de marionnettes), un Opra national et
deux philharmonies. Plus de 250 bibliothques publiques, plus de 30 muses dintrt
national, fonctionnant dans les communauts urbaines et rurales, 25 galeries dart
rendent compte, ne serait-ce que partiellement, dun climat bnfique et stimulateur
pour lacte de culture, qui jouit au Banat dune tradition et dune envergure part.
Le Banat se distingue encore par sa propension pour les cadres culturels associatifs, qui se crent et fonctionnent en dpassant les frontires ethno-identitaires.
Ce phnomne a pris de lampleur dans le Banat partir de la seconde moiti du XIXe sicle, quand des centaines dassociations permirent la rencontre et le dialogue
20 Voir Nicolae Ilieiu, Timioara. Monografie istoric [Timioara. Monographie historique], Timioara, 1943.
26
Le Banat : un Paradis aux confins
des cultures. Les socits culturelles, les associations musicales (chorales, fanfares,
petits ensembles de musique symphonique), les thtres damateurs, les cercles de
vulgarisation scientifique, les associations de guildes, les cafs littraires, les cercles
de lecture, les cnacles, les unions professionnelles des artistes (crivains, peintres,
architectes, musiciens, etc.), et, aprs 1989, les dizaines de fondations culturelles ont
gnralis un modle comportemental. Ce dernier incarne certaines valeurs assumes
collectivement et transmises dune gnration lautre : la civilit, la politesse, lintrt et le respect lgard de la culture de lAutre. Cela explique le fait que les
nombreuses formes culturelles dassociation ont initi et harmonis le dialogue, en
favorisant le rassemblement et la solidarit des diffrentes communauts ethniques
autour de certains projets21. leffervescence crative tout fait particulire du Banat sajoute, dans une
premire estimation22 concernant la production ditoriale du XXe sicle, plus de 50 000 volumes publis en cinq langues roumain, allemand, hongrois, serbe, slovaque sur le territoire banatais. Plus de 30 000 volumes relvent du domaine littraire proprement
dit : prose, posie, dramaturgie, mmoires, essais, etc. Les auteurs en sont des crivains
que revendiquent les histoires littraires nationales, en les plaant diffrents chelons
de la hirarchie esthtique, de classiques , disons, mineurs. Mais en gale mesure,
une considrable production littraire est due aux dilettantes, dorigine urbaine ou rurale.
Ce dernier phnomne est devenu un objet dtude grce au style particulier et la valeur
documentaire des centaines de volumes signs par exemple par les crivains-paysans de langue roumaine23.
Nous avons donc affaire un bilan impressionnant, caractris plutt par
labondance quantitative que par la frquence des uvres exceptionnelles, innovantes.
Tel est le prjug que nous voulons dpasser. Le Banat et son centre, la ville de
Timioara, ont t plus que des espaces dune civilisation avance, anims par le
mercantilisme et lutilitarisme ; ils ont t plus que des zones dune culture dveloppe
21 ce titre il faut mentionner lutilit de leffort de certains groupes de recherche qui ont labor des dictionnaires ou des synthses de la littrature crite au Banat dans cinq langues roumain, allemand, serbe, hongrois, slovaque. Voir les anthologies et les ouvrages caractre encyclopdique publis par le Centre dtudes Centre et Sud-est europennes A Treia Europ / La Troisime Europe , et Dicionarul scriitorilor din Banat [Le Dictionnaire des crivains du Banat], Timioara, ditions de lUVT, 2005 coordination gnrale : Alexandru Ruja, coordi-nation sectorielle : Horst Fassel, Jnos Szekernys, Jiva Milin, Maria Dagmar Anoca ralis dans le cadre de la chaire Littrature Roumaine et Compare de la Facult des Lettres, Histoire et Thologie de lUniversit de lOuest de Timioara.22 Un bilan provisoire a t dress par un groupe de chercheurs de la Fondation A Treia Europ / La Troisime Europe , dans le cadre du projet Cultura urban a memoriei n Europa Central [La culture urbaine de la mmoire en Europe centrale], Mitteleuropazentrum, Dresde (2004-2006).23 Voir Scriitori rani din Banat [crivains-paysans du Banat], une anthologie de Gabriel epelea, Timioara, Editura Facla, 1975.
27Adriana Babei
dans le registre mineur et de la mdiocrit, sols infertiles pour une crativit artistique
professionnalise, denvergure. Si lon se donne la peine de recenser (et tel est lenjeu
des tudes rassembls dans le prsent volume) les moments littraires culminants de lentre-deux-guerres au Banat, mais surtout si lon reconstitue en toute honntet la
part de contribution du Banat la culture de la Roumanie, grce des moments de
crativit novatrice dans diffrents domaines, depuis les annes 1960 jusqu nos jours,
nous constaterons que lapport de Timioara et de Banat est loin dtre modeste. Les
tendances de la no-avant-garde dans les arts plastiques, larchitecture, la musique, la littrature, la chorgraphie font de Timioara lune des villes les plus dynamiques et
innovantes de la rgion. Cette province de la temprance, de lordre et de la discipline,
cet ancien Eldorado du Sud-est de lEurope centrale, que lhistoire a plac tant de fois aux priphries, sest trouv suffisamment de ressources pour se rgnrer. Une
ralit, mais en gale mesure un mythe, situ au croisement des frontires, le Banat
provoque limagination et continue exercer sa force dattraction.
***
Le prsent volume, ddi au Banat, est avant tout le fruit dun travail en
quipe commenc il y a dix ans. En 1997, trois professeurs et six tudiants de la
Facult des Lettres de lUniversit de lOuest de Timioara ont initi des recherches
sur les littratures de lEurope centrale. Leurs noms doivent tre mentionns ici, car il
sagit des membres fondateurs du Centre dtudes Centre et Sud-est europennes et
de la Fondation A Treia Europ / La Troisime Europe de Timioara : Adriana
Babei, Cornel Ungureanu, Mircea Mihie et Daciana Banciu-Branea, Dorian Branea,
Gabriel Kohn, Marius Lazurca, Constantin Prvulescu, Sorin Tomua.
partir de 1998, les tudes ont abord galement les domaines de
lanthropologie culturelle, de lhistoire et de la sociologie. Cest ainsi quont t
constitus trois autres groupes de recherche, coordonns par Smaranda Vultur, Valeriu Leu et Gabriela Colescu. Les quatre groupes de recherche du Centre ont runi dans les
projets drouls en une dcennie 65 chercheurs roumains et trangers.
A ce jour, les rsultats des travaux ont t publis en 63 ouvrages, dont 35
traductions, quatre anthologies de textes thoriques, une chronologie de lEurope centrale, une brve encyclopdie de la culture centre-europenne au XXe sicle, un dictionnaire du roman centre-europen du XXe sicle ( paratre), un glossaire trilingue de la socit plurielle, quatre volumes danthropologie culturelle qui rendent compte dun impressionnant patrimoine mmoriel des principales communauts ethniques du
28
Le Banat : un Paradis aux confins
Banat (transcriptions dinterviews et tudes dinterprtation), des archives dhistoire orale comprenant plus de 600 heures denregistrements.
Afin de donner une image de la diversit des axes de notre vaste projet de
recherche, nous avons propos nos partenaires du C.I.R.C.E. le prsent volume, dont
la configuration permet de saisir la spcificit du Banat travers des tudes dhistoire,
de littrature, danthropologie culturelle et de sociologie. Les anthologies de textes
et dentretiens, ainsi que le rpertoire dimages darchives rehausseront ce que nous avons pens comme une cartographie du Banat.
Traduit du roumain par Andreea Gheorghiu
cartes du Banat. QueLQues QuivaLents toponymiQues. statistiQues.
30
Cartes de Banat
31Cartes de Banat
QueLQues QuivaLents toponymiQues : rGions, fLeuves, viLLesNous nindiquons pas les invariables, par exemple Arad, etc. ; sauf mention contraire, la localit se situe dans le Banat roumain.
roumain allemand hongrois
Banat Banat Bnt / Bnsg serbe : , Banat
Biserica Alb (Banat serbe, Serbie) Weisskirchen Fehrtemplom serbe : , Bela Crkva
Braov (Transylvanie) Kronstadt Brass
CiclovaTschiklowa Csiklbnya
Cara (rivire) Karasch Krass
Cluj (Transylvanie) Klausenburg Kolozsvr
Dunrea (fleuve) Donau Duna serbe et bulgare : / Dunav. slovaque : Dunaj ; franais : Danube
Dudetii-Vechi Altbeschenowa beseny
Bulgare standard : - Str Beenov ; bulgare du Banat : - Str Binov
Grna Wolfsberg
Grdinari Cacova Kakowa Kakova
Jimbolia Hatzfeld Zsombolya
Chichinda Mare (Banat serbe)
Grokikinda Nagykikinda serbe : - Kikinda
Lugoj Lugosch Lugos
Mure (fleuve) Mieresch / Marosch Maros
Oradea Grosswardein Nagyvrad
Oravia (Banat serbe) Deutsch-Orawitz Oravicabnya / Nmetoravica
Passarowitz (Banat serbe) Passarowitz Pozsarevc serbe : / Poarevac; turc : Pasarofa
Petrovaradin Peterwardein Ptervros serbe : Petrovaradin
Reia Reschitz Resicbnya
iria Hellburg Vilgos
Seghedin (Banat hongrois) Szeged / Szegedin Szeged
Timi (rivire) Temesch Temes
Timioara Temeschwar (Temeschburg) Temesvr serbe : / Temivar
Tomnatic Triebswetter Nagysz
Transilvanie (parfois Ardeal ; Roumanie) Siebenbrgen Erdly serbe : Transylvania ; slovaque : Sedmihradsko; turc : Urdul ; franais : Transylvanie
Vre (Banat serbe) Versecz Versec serbe : Vrac
Vinga Theresiopolis bulgare :
Voivodina (Serbie) Vojwodina jvidk franais : Vovodine
QueLQues QuivaLents toponymiQues : rGions, fLeuves, viLLesNous nindiquons pas les invariables, par exemple Arad, etc. ; sauf mention contraire, la localit se situe dans le Banat roumain.
roumain allemand hongrois
Banat Banat Bnt / Bnsg serbe : , Banat
Biserica Alb (Banat serbe, Serbie) Weisskirchen Fehrtemplom serbe : , Bela Crkva
Braov (Transylvanie) Kronstadt Brass
CiclovaTschiklowa Csiklbnya
Cara (rivire) Karasch Krass
Cluj (Transylvanie) Klausenburg Kolozsvr
Dunrea (fleuve) Donau Duna serbe et bulgare : / Dunav. slovaque : Dunaj ; franais : Danube
Dudetii-Vechi Altbeschenowa beseny
Bulgare standard : - Str Beenov ; bulgare du Banat : - Str Binov
Grna Wolfsberg
Grdinari Cacova Kakowa Kakova
Jimbolia Hatzfeld Zsombolya
Chichinda Mare (Banat serbe)
Grokikinda Nagykikinda serbe : - Kikinda
Lugoj Lugosch Lugos
Mure (fleuve) Mieresch / Marosch Maros
Oradea Grosswardein Nagyvrad
Oravia (Banat serbe) Deutsch-Orawitz Oravicabnya / Nmetoravica
Passarowitz (Banat serbe) Passarowitz Pozsarevc serbe : / Poarevac; turc : Pasarofa
Petrovaradin Peterwardein Ptervros serbe : Petrovaradin
Reia Reschitz Resicbnya
iria Hellburg Vilgos
Seghedin (Banat hongrois) Szeged / Szegedin Szeged
Timi (rivire) Temesch Temes
Timioara Temeschwar (Temeschburg) Temesvr serbe : / Temivar
Tomnatic Triebswetter Nagysz
Transilvanie (parfois Ardeal ; Roumanie) Siebenbrgen Erdly serbe : Transylvania ; slovaque : Sedmihradsko; turc : Urdul ; franais : Transylvanie
Vre (Banat serbe) Versecz Versec serbe : Vrac
Vinga Theresiopolis bulgare :
Voivodina (Serbie) Vojwodina jvidk franais : Vovodine
34
Statistiques
Timioara
Nationalit 1851 1880 1900 1910 1930 1938 1956 1992
Roumains Nr. 3807 3403 6299 6657 24.217 30.550 75.855 274.511% 18.5 10.1 10.6 10.4 26.4 30.0 53.3 82.1
Allemands Nr. 8775 19.071 29.614 30.064 27.807 26.250 24.326 13.206% 42.7 56.8 49.9 43.6 30.4 25.7 17.1 3.9
Serbes Nr. 1770 1752 2730 2827 2156 2492 3065 7748% 8.6 5.2 4.6 4.8 2.4 2.4 2.2 2.4
Hongrois Nr. 2346 7780 19.136 28.552 27.652 24.226 29.968 31.785% 11.4 22.2 32.3 39.3 30.2 23.8 21.1 9.5
Autres Nr. 3862 1998 1461 751 9748 18.433 9043 6865% 18.8 5.7 2.6 1.9 10.6 18.1 6.3 2.1
Total Nr. 20.560 37.815 55.820 72.555 91.580 101.951 142.257 334.115
source : Victor Neumann, Identits multiples dans lEurope des rgions: linterculturalit du Banat, Timioara, Hestia, 1997.
Le Banat
Communauts 1774 (Ehrler) 1900-1910 1992Roumaine 220.000 583.000 1.096.000Allemande 53.000 410.000 37.000Hongroise 2.400 194.352 124.703Serbe 100.000 269.897 22.982Juive 340 20.000 1848
I. pour une approche historiQue etudes
Cultures dEurope centrale - Hors srie no 4 (2007)
Le Banat impriaL Valeriu Leu
(Universit Eftimie Murgu, Reia, Roumanie)
Il y a en Europe Centrale des rgions mixtes du point de vue ethnique, linguistique et confessionnel, qui, sans avoir accd des formes dorganisation
politique tatique, ont dvelopp des traits identitaires trs forts ; cest le cas de la
Bucovine, de la Galicie, de la Silsie ou du Banat. La situation gographique de ces
provinces dessine un limes sinueux, le long de lune des plus anciennes lignes de clivage continental participant la configuration des premires identits europennes.
Ce limes se prolonge vers le Sud, traversant la Macdoine, et vers le Nord, par les Pays baltes. Cette ligne de sparation divisait moins des peuples et des langues que lOrient
de lOccident1. Comme toute frontire, le limes est autant un lieu de sparation que de contact, avec toutes les consquences qui en dcoulent, certaines tragiques, dautres bnfiques, mais dune manire plus intense quailleurs. Du point de vue de lhistoire
et de la sociologie, il est constater que les entits mentionnes font preuve dune
facult dassimilation exceptionnelle et dune rare capacit certaines synthses de
civilisation. Nous nous arrterons ici sur le cas du Banat.
Si lon veut y chercher un symbole mythique, le Banat pourrait tre un
pays entre les rivires , une Msopotamie europenne constitue dans la longue
dure de lhistoire, avec un moment dintensit au XVIIIe sicle, lorsque la carte du continent sest redessine avec une expansion vers lEst. Mais ce ne serait quajouter
une dnomination une srie idalisante2. Toutefois, le Banat jouit dune histoire part. Ce lieu est bord de rivires sur trois faces, le Mure au Nord, la Tisza
1 Sur ces divisions qui ont gnr les identits collectives europennes, voir Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Paris, Seuil, 1996 ; Istoria naiunilor i a naionalismului n Europa, Iai, Institutul European, 1977, p. 29-51.2 Voir Adriana Babei, Provincia inter confinia : Un paradis aux confins, Le Banat , in Cultures dEurope Cen-trale, Universit de Paris - Sorbonne (Paris IV), N 4, 2004, p. 229.
40
Pour une approche historique. Le Banat imprial
lOuest, le Danube au Sud, tandis qu lEst, des chanes montagneuses le sparent de
la Transylvanie et de lOltnie. Sa superficie, denviron 28 000 km2, est comparable celle de la Belgique. Au Nord et lOuest, une plaine fertile, au Sud et lOuest,
des montagnes escarpes, traverses de dfils, couvertes de bois et riches en minerais
complexes dont lexploitation est lorigine dindustries aujourdhui en dclin : mines, mtallurgie, construction de machines. Les deux tiers du Banat font partie de la
Roumanie, un tiers de la Serbie et un petit morceau, situ autour de la ville de Szeged,
de la Hongrie.
Le Banat fait lobjet dau moins quatre historiographies : roumaine, allemande,
serbe et hongroise, qui plus dune fois ont abandonn la modration acadmique en
faveur dune tonalit polmique3. Evoluant paralllement et en raction lune avec
lautre, ces historiographies ont gnr des clichs dont certains sont encore en usage. Cela sexplique par le fait quen Europe Centrale, domines par la conception
herderienne de la nation, les solidarits se sont constitues, pour les raisons que lon connat, autour de la langue, de la culture et de lhistoire. tant nationale, lhistoire
nationalise son tour. Ainsi, les Roumains mettent-ils laccent sur la latinit et la
continuit, les Allemands sur leur rle civilisateur, les Hongrois se sont faits forts de
lgitimer la conception politique de ltat hongrois qui a englob plusieurs reprises le Banat, tandis que les Serbes ont cherch une lgitimit leur identit, leur individualit au sein du Banat et de la nation-mre, leur prsence ancienne et active justifiant des
droits. Si diffrentes et si semblables en mme temps, ces historiographies partagent
le mythe de la dfense de la chrtient, de la dfense de la culture contre lassaut de
la barbarie ottomane, en un mot, tous Roumains, Serbes, Magyars et, plus tard,
Allemands ont t des sentinelles aux frontires de lEurope, ce qui est vu comme un
mrite historique primordial. Mais leur similitude de fond est plus profonde et dcoule
de la motivation historiographique initiale, dveloppe des fins justificatives et de
lgitimation.
Lorsque la pense historique universelle a dcouvert le quantitatif et la srialit
et que, plus tard quen Europe occidentale, la mthodologie de lcole des Annales a t assimile en Europe Centrale et Orientale, lorsque la censure idologique a t annule et que limagologie est devenue autonome dans lensemble des sciences, le Banat est enfin devenu un vaste champ dinvestigations sur de nouvelles bases. Ses
fonds darchives dbordent littralement de documents produits par une bureaucratie
diligente, de tradition autrichienne, une bureaucratie obsde par les chiffres et les
3 Nicolae Bocan, Istoriografia bnean ntre multiculturalism i identitate naional [ Lhistoriographie du Banat - entre multiculturalisme et identit nationale ], in Banatica, XIV/2, Reia, 1996, p. 265-280.
41Valeriu Leu
statistiques, par linventaire et lenregistrement, par les recensements et les enqutes.
On y trouve les rponses des questionnaires sur diffrents sujets, qui, en vertu dune
alphabtisation de masse, ont pu toucher toutes les strates de la population, et ce depuis longtemps. On y trouve mme des donnes au sujet des priphries sociales, sous
forme de lettres et de mmoires, autant d crits des gens communs , constituant
ce que lon pourrait nommer en un mot l histoire ignore 4. Mconnue en labsence
dune mthodologie approprie, peu tudie pour des raisons extra-scientifiques, ce
nest que maintenant que la province peut vritablement tre tudie sous tous ses
aspects et quelle a des chances de dvoiler ses traits spectaculaires et indits. Cest
un moment faste pour le Banat. Mme la dispersion des archives dans au moins quatre
pays (la Roumanie, lAutriche, la Hongrie, la Serbie) est un inconvnient que des chercheurs habitus laustrit matrielle pourront dpasser.
Dans le cas de cette rgion il y a un trait spcifique que toutes les administrations
et autorits politiques ont d prendre en compte : le Banat a t ds le dbut de son existence une province frontalire. Conquis aux Xe et XIe sicles, depuis le Nord vers le Sud, depuis les plaines vers les montagnes, par les Magyars qui y ont trouv des
Roumains et des Serbes, le Banat a t progressivement intgr sous lautorit de ltat hongrois fodal. La majeure partie de la population locale a toujours t roumaine.
cette frontire danubienne constamment menace, il a fallu admettre des autonomies
et des coutumes roumaines difficiles imaginer lintrieur du royaume. Lancienne
lite roumaine de la rgion montagneuse a en partie russi sadapter au nouveau systme, en donnant au Banat une noblesse nombreuse qui, quoiquelle abandonnt
la confession orthodoxe en faveur du catholicisme, a gard son ethnie. Jusquau
dbut du XVIe sicle, toutes les familles roumaines de nobles staient converties au catholicisme ; parmi les plus connues, mentionnons les Grlite, Bizere, Mcica, Fiat,
Gman et Mntic. Cette conversion a eu des consquences importantes, tout dabord
parce que llite roumaine y gagna laccs la culture occidentale par le truchement du latin, ensuite parce que, avec la Rforme au XVIe sicle, favorisant lintroduction
de la langue vernaculaire dans les glises et dans les coles, sont mis en circulation les premires traductions en roumain et les premiers textes roumains en alphabet latin5. Cette noblesse intgre au systme fodal hongrois avait essentiellement un rle militaire, dautant plus important que, vers la fin du XIVe sicle, les Turcs commencrent attaquer ce ct-ci du Danube, les nobles autochtones luttrent
4 Valeriu Leu et Carmen Albert, Banatul n memorialistica mrunt sau istoria ignorat [ Le Banat dans les mmoires de moindre importance ou lhistoire ignore ], in Banatica, Reia, 1995, p. 5-9.5 Doru Radosav, Cultur i Umanism n Banat. Secolul XVII [ Culture et Humanisme au Banat. Le XVIIe sicle ], Timioara, Editura de Vest, p. 97-234.
42
Pour une approche historique. Le Banat imprial
loyalement contre lennemi externe et participrent de surcrot nombre de guerres
internes, mettant luvre leur habilet et leurs talents militaires. Ces nobles roumains
furent trs soucieux du respect des privilges quils avaient acquis au fil du temps.
Lexistence mme dune noblesse roumaine na t possible quici, aux frontires, et
le Banat conservera cette particularit.
La conqute ottomane eut lieu progressivement, aprs 1526, lorsque la Hongrie
subit le dsastre de Mohcs et que la cit de Timioara fut occupe pendant lt 1552.
Pourtant le Banat de montagne, organis en marches militaires (le Banat de Lugoj et celui de Caransebe, dnomms daprs les deux chefs-lieux respectifs), rsista,
dfendu par la noblesse guerrire, jusquen 1658, o le prince suzerain de Transylvanie
les cda aux Turcs. Ces donnes historiques contredisent un clich de lhistoriographie
communiste, selon lequel les Roumains vassaux de la couronne hongroise furent
toujours des serfs exploits, exclusivement de confession orthodoxe.
La libration du Banat eut lieu la suite de la rapide expansion vers le
Sud-Ouest de lEmpire des Habsbourg : aprs le sige de Vienne (1683), il engloba
la Hongrie et la Transylvanie, et lEmpire devient vritablement danubien. La paix
de Passarowitz (1718) fixait les frontires dun Banat intgral, grce au statut spcial
quon lui rservait dans la conception politique impriale, en le dlimitant fermement
de la Hongrie et de la principaut de Transylvanie. Cest lpoque des transformations
les plus profondes, qui vont tablir les caractristiques de la rgion long terme ;
ces traits distinctifs sont encore visibles de nos jours, de quelque ct des frontires
actuelles que lon considre le Banat. Cest au XVIIIe sicle que se constitue la base commune de la rgion, en unifiant non seulement les frontires, mais aussi les ethnies,
les confessions ou les langues. Lpoque du Banat imprial dura effectivement jusquau
rgne de Joseph II (1780-1790). En 1779, le Banat fut annex la Hongrie, elle-mme
partie composante de lEmpire des Habsbourg. De 1848 1860, la rgion passa de
nouveau sous lautorit directe de Vienne, pour tre par la suite de nouveau annexe
la Hongrie. En 1918, en application du principe des nationalits, le Banat fut partag
entre la Roumanie, la Serbie et la Hongrie.
Pour revenir la situation du Banat du XVIIIe sicle, il faut noter que la Cour impriale disposait lpoque dune vaste exprience dorganisation et dadministration des territoires conquis, tels la Hongrie et la Transylvanie. Cette expertise sera mise
profit dans le cas du Banat, auquel on rservait un statut part. Ainsi la Couronne
viennoise sopposa-t-elle la restauration des hirarchies de lpoque prcdant loccupation ottomane ; en Hongrie et en Transylvanie cela avait fait renatre une
constitutionnalit fodale, fonde sur des privilges et, partant, sur lexclusion
43Valeriu Leu
et la sgrgation de certaines ethnies et confessions (cest le cas des Roumains
orthodoxes qui ne sont que tolrs en Transylvanie). Le Banat devait devenir un
bastion du pouvoir imprial, une base pour loffensive militaire dans les Balkans mais
aussi pour les ventuelles oprations punitives en Hongrie ou en Transylvanie, en cas dinsoumission. Dans le Banat, au lieu de restaurer une constitutionnalit fodale,
contraire lesprit rformiste du XVIIIe sicle naissant, on difia donc un nouveau
pays , qui net rien de commun avec les comitats hongrois et qui jout de son
existence part 6 ! Cest surtout le gnral victorieux, Eugne de Savoie, qui fut
le partisan de cette ide. Une vocation stratgique se trouve la base du projet du
Banat : les mmoires adresss lempereur par Eugne de Savoie et dautres chefs
militaires plaident avec une insistance justifie en faveur de loctroi du statut de Pays
de la Couronne administr directement depuis Vienne ; par la suite, une fois ce
statut accord, on continua par des rformes libres, que nentravaient ni autonomie ni
immunit fodale7. Ces deux aspects, le statut du Banat et la suite de rformes dont il
fait lobjet, dirigrent ldification de la rgion vers un projet inspir par les principes
des Lumires.
Il faut insister sur le caractre dlibr et rationnel de ce projet, qui rejeta
lancien pour promouvoir laudace exprimentale moderne. Quil sagisse des
mentalits ou de larchitecture, les grandes mutations engendres avec lannexion du Banat et leurs consquences hors du commun peuvent tre saisies jusqu nos jours
par tout voyageur de passage dans la rgion. Il est de lordre de lvidence que ce
grand saut qualitatif sest fait au sicle des Lumires et du cosmopolitisme.
Par ailleurs, laction des Habsbourg, qui nest quune partie du gigantesque mouvement de reconfiguration du continent, depuis la Petite la Grande Europe8, rpond un horizon dattente des peuples du Sud-Est europen. Ces peuples y voyaient
une croisade tardive pour leur libration, une revanche aprs la perte de Byzance et
la chute de Constantinople ; ils se sentaient solidaires du monde chrtien9, lEurope tant assimile la chrtient mme. Cest pourquoi la raction fut trs positive
6 Sonja Jordan, Die kaiserlische Wirtschaftspolitik im Banat im 18 Jahrhundert, Munich, 1969, p. 18. Voir aussi Josef Kalbrunner, Das kaiserliche Banat, Munich, Verlag des Sdostdeutschen Kulturwerks, 1958, p. 14-21 ; Alfred Von Arneth, Prinz Eugen von Savoyen. Nach den handschriftlichen Quellen des kaiserlichen Archive, II, Vienne, 1858, p. 407-408 ; Ludwig Matuschka, Feldzge des Prinzen Eugen von Savoyen, XVI, supplment, Vienne, 1891, p. 171. 7 Costin Fenean, Administraie i fiscalitate n Banatul imperial, 1716-1778, [ Administration et fiscalit dans le Banat imprial, 1716-1778 ]Timioara, Editura de Vest, 1997, p. 14-19.8 Pierre Chaunu, La Civilisation de lEurope des Lumires, Paris, Arthaud, 1971 ; Civilizaia Europei n Secolul Luminilor, I, Bucarest, Meridiane, 1986, p. 26.9 Valeriu Leu, Imaginea germanului la romnii din Banat [ Limage de lAllemand chez les Roumains du Banat ], in Germanii din Banat [ Les Allemands du Banat ], coord. Smaranda Vultur, Bucarest, Paideia, 2000, p. 36-38.
44
Pour une approche historique. Le Banat imprial
dans les nouveaux territoires, notamment de la part des Roumains et des Serbes. Ces
derniers nhsitrent pas sinsurger, sans se soucier des consquences, pour rejoindre les Autrichiens qui savanaient dans la Serbie mridionale. Aprs la dfaite, les
Autrichiens durent se retirer, mais ils furent accompagns par des rfugis serbes. Si,
au dbut, la prsence autrichienne fut perue comme un moment de libration et de
retour au sein de la grande communaut chrtienne, la propagande impriale y a t pour quelque chose : non sans succs, tout au long du XVIIIe sicle, tel fut le discours officiel de lexpansion dans la rgion.
Le nouveau rgime eut sans doute les traits inhrents dune conqute, qui ne
va pas sans duret et excs lencontre dune population locale amoindrie aprs la guerre. Il sagit dune population majorit roumaine, laquelle sajoutent les Serbes
rfugis vers la plaine pannonienne, y compris dans le Banat, aprs la dfaite de larme
impriale en 1690. Lempereur refusa la restitution in integrum, ce qui fut apprci ; les
fonctionnaires autrichiens continuent voquer ce fait des dcennies plus tard : Le
Banat ayant t considr comme un bien nouvellement acquis, il ne fut pas rintgr
la Hongrie et puisque dans ce pays il ny avait ni villes ni nobles possdant des proprits obtenues par donations, le gouverneur du pays gouverne dans une Chambre ordinaire, dnomme Administration du Pays. Celle-ci dcide sans entrave aucune
pour les questions de droit policier et celles dordre pnal, suivant la lgislation de la Basse-Autriche infrieure. Malgr les efforts des tats de Hongrie lors de plusieurs
runions de la Dite dobtenir lannexion du Banat, cela ne put se raliser car on tait probablement davis quune telle dcision provoquerait le mcontentement de la population locale 10. Indniablement, ce statut juridique distinct, donnant lempereur
le rle dunique souverain et propritaire des terres, prsente pour les habitants de la
rgion des avantages, et engendre un loyalisme imprial durable, qui ne va diminuant quaprs le compromis austro-hongrois de 1867 (les choses se passrent autrement
en Hongrie et en Transylvanie, o une noblesse puissante rcupra in integrum les proprits, rendant la situation des paysans beaucoup plus difficile.) Mme au dbut
10 Il sagit du document manuscrit rdig au XVIIIe sicle par un haut fonctionnaire de ladministration du Banat. Ce manuscrit, conserv aujourdhui la Bibliothque de lUniversit de Budapest (Egyetemi Knyvtr Budapest, Kzirattr, G 189/A), a t publi en version roumaine et allemande. Nous avons cit ldition Johann Jakob Ehrler, Das Banat vom Unsprung bis Jetzo (1774), herausgegeben und erluert von Costin Fenean. In Zusammenarbeit mit Volker Wolmann, Temeswar, 2000, p. 178-179 : Weil diese Provinz, das Banat, als ein neoaquisitum angesehen worden, so wurde auch selbe dem Knigreich Ungarn nicht weiter einverleibet, und da sich in Land weder Stnde noch Adel befindet, welcher einige ihm verliehene Gter besitzet, so regiert der Landesherr hieselbst durch eine ordentliche Kammer die man Landes-Administration nennt und die in Rechtspolizey und Criminalsachen nach denen Untersterreichischen Geszen spricht, ohne einige Beschrnkungen. Es ist zwar die Incorporierung auf einigen Landtgen von den ungarischen Stnden angesonnen, aber nicht bewrcket worden, weil mann vielleicht glaubte, dass die Nationalisten damit ohnezufrienden seyn wrden. Le terme Nationalisten dsignait au XVIIIe sicle la population autochtone habitant la rgion occupe par lEmpire autrichien.
45Valeriu Leu
du XXe sicle, les paysans roumains du Banat considraient que lEmpire tait encore exclusivement autrichien et que la vritable autorit se trouvait Vienne, symbolise par la personne de lempereur11.
Le mythe du bon empereur a donc ses racines lpoque impriale, o
lon constitue les confins militaires . partir de 1767 un tiers de la province est
militaris, au Sud et lEst. Les hommes aptes porter des armes constituaient une
arme de rserve : outre les travaux de la terre, ces paysans faisaient le service de
garde-frontires, et en cas de guerre, taient enrls. Pour les deux rgiments du Banat,
lun majorit roumaine, lautre serbe-allemand-roumain, on pouvait mobiliser de 12 000 14 000 soldats et officiers. Ces rgiments, dissous dfinitivement en 187212, participrent toutes les campagnes militaires de lempire, hormis la campagne napolonienne de Russie en 1812. titre de curiosit, le fameux pont dArcole,
haut-lieu de la lgende napolonienne, a t dfendu en novembre 1796 non par
des Croates, comme on le pensait, mais par deux bataillons de gardes-frontires du
Banat13. La carrire militaire dans larme impriale tait ouverte tous, Roumains compris. Ainsi, dans ltat-major de larchiduc Karl, le fameux stratge autrichien des
campagnes contre Napolon, on trouve le Feldmarechal Petru Duca, un Roumain du Banat, qui deviendra plus tard gouverneur de la province pour quelques annes14.
Tout de suite aprs la conqute du Banat, lempire autrichien a pris une srie
de mesures destines promouvoir la mise en valeur conomique, militaire et politique de sa nouvelle acquisition . Ces mesures, encore plus vigoureuses dans la seconde
moiti du XVIIIe sicle, vont accentuer le statut particulier dun pays construit suivant un projet. Les rformes inspires par les Lumires sont plus nombreuses sous
le rgne de Marie-Thrse, et aprs laccession au pouvoir de Joseph II et pendant le
rgne de celui-ci, mme si en 1779, sous la pression des nobles hongrois, le Banat est
finalement annex la Hongrie. Lautorit absolutiste du monarque, son lan rformiste,
tout comme lengagement pris par la Hongrie, font que les mesures rformistes seront
poursuivies, ce qui prolonge le traitement particulier accord au Banat. Il y a une
continuit qui se manifeste vigoureusement, mme si les tapes ultrieures ne sont pas
dpourvues de situations conflictuelles.
Lune des premires mesures, avec des effets durables, concerne la
11 Valeriu Leu, op. cit., p. 39.12 Antoniu Marchescu, Grnicerii bneni i Comunitatea de Avere [ Les Gardes-frontires banatais et leur Com-munaut de biens ], Caransebe, 1941, p. 68-112.13 Nicolae Bocan, Mihai Duma, Petru Bona, Frana i Banatul (1789-1815) [ La France et le Banat (1789-1815) ], Reia, Banatica, 1994, p. 140-146. Arcole ont lutt les bataillons 4 et 5 du rgiment valaque-illyrien.14 Ibidem, p. 81-91 et p. 209.
46
Pour une approche historique. Le Banat imprial
colonisation du Banat15. Selon la conception conomique impriale, un territoire ne pouvait tre rentabilis que par un peuplement adquat. Dautant plus que, lors de
son annexion, le Banat souffrait dun dficit dmographique vident. Pour atteindre
lobjectif qui lui tait imparti, autrement dit pour devenir un centre du pouvoir
des Habsbourg, on dcida de la colonisation avec une population non seulement apte leffort conomique et militaire, mais aussi catholique (la seule interdiction
dtablissement dans le Banat concernait les rforms). Durant le XVIIIe sicle, on enregistre trois vagues de colonisation. Dans le Sud de la province, de plus en plus
industrialis, la colonisation se poursuivit, en moindre proportion, jusquau dbut du XIXe sicle. Arrivent ainsi des dizaines de milliers de colons qui ne bnficient pas dautres privilges par rapport la population locale que lexemption initiale des impts. Les terres taient assez vastes et il fallait les arracher une nature hostile. Des
efforts et des sommes considrables durent tre investis pour les travaux de drainage
et de canalisation. On y employa, de gr ou de force, des colons et des indignes,
car le nouveau pays devait tre construit dans un effort gnral. Cette tape de la
conqute des terres est lgendaire dans la mmoire collective, et on lvoque encore
aujourdhui : rien de durable ne se construit sans sacrifices, cest ce qui expliquerait
la prosprit des habitants du Banat. Or partout dans le monde, le nouveau venu est
regard avec suspicion et devient l ennemi de prdilection, car il usurpe les droits
du premier arriv. Il en va de mme au Banat. Lhistoire des colonisations mentionne
lhostilit des deux cts, dautant plus quici l autre tait diffrent tous points
de vue ethnique, linguistique, confessionnel et dans tous ses codes vestimentaire,
alimentaire, etc. Toutefois, on nenregistra jamais de conflits majeurs, voire de guerres
internes. Aprs une tape de ttonnements, le dialogue devient possible tout comme
les emprunts rciproques. Le dialogue tabli assez tt entre la population locale et les
colons est consign dans les documents dpoque. Une explication en serait le fait que
la colonisation et sa distribution gographique ne sont pas alatoires, mais le rsultat dune dmarche dlibre de la part des autorits. Mentionnons au passage que le
territoire actuel de la Roumanie a connu dautres colonisations au Moyen ge, par
exemple, mais sur des bases diffrentes, qui ont engendr sgrgation et par voie de
consquence exclusion.
Au XVIIIe sicle, le cosmopolitisme des Lumires fait partie intgrante de la conception gnrale de gouvernement, ce qui mne une colonisation ouverte.
15 Sur cette question il existe une riche bibliographie : Heinrich Rez, Bibliographie zur Volkskunde der Donau-schwaben, Budapest, 1935 ; Anton Scherer, Donauschwbische Bibliographie 1935-1955, I, Munich, 1966 ; II, Munich, 1974 ; III, Graz, 1999 ; Alexander Krischan, Bibliographische Beitrag zur Geschichte der deutschen Siedlungen im Banat , in Deutsche Forschungen im Sdosten, Anne 3, cahier 2, 1944.
47Valeriu Leu
Dans le Banat au lieu de crer des entits politiques distinctes un pays allemand
avec ses propres lois et privilges , les sgrgations ont t vites par linsertion des nouvelles localits dans le tissu des localits plus anciennes. La gographie de la
colonisation obligeait tout un chacun traverser le village de l autre pour se rendre
dans le bourg le plus proche. Sur les routes qui reliaient Timioara aux bourgs plus
importants de la rgion (Timioara-Arad, Timioara-Snnicolau Mare, Timioara-
Becicherecul Mic, Timioara-Lugoj, Timioara-Jimbolia, etc.), il y avait des villages
intgralement roumains, allemands et serbes, mais aussi des villages mixtes, roumano-allemands, roumano-serbes, serbo-allemands. Chacun tait donc amen voir ce que
faisait et surtout comment faisait lautre, le contact tant non seulement possible, mais
aussi invitable et obligatoire. Les nouveaux venus se sont efforcs de reproduire ici
le monde do ils venaient, en apportant des modles europens efficaces, dans tous
les domaines, depuis larchitecture jusqu lconomie. Cest pourquoi les emprunts,
notamment du domaine de la civilisation matrielle, ont t massifs : les performances
videntes des colons ont pouss les groupes roumain et serbe rvaluer leur propre mode de vie. Entre ces communauts mixtes ou voisines, les influences circulent, les
normes de vie, de pense et de comportement se fixent, on progresse par imitation,
dans des changes culturels rciproques qui vont participer dun processus plus ample qui aboutira, deux sicles plus tard, une culture rgionale qui individualise aujourdhui encore le Banat. La population locale a remarqu par exemple chez les
colons lutilisation de la traction cheval et la prsence des carillons dans les clochers dglise et a compris dans les termes de lpoque, bien entendu que la vitesse et la prcision sont deux conditions majeures de la russite conomique16. Une gographie en corrlation avec la chronologie de linstallation des carillons dans les clochers des glises orthodoxes est un bon indicateur du rythme de modernisation des Roumains et des Serbes. En outre, bon nombre de colons taient dexcellents artisans ; cest
donc lun des premiers aspects quen retint limaginaire roumain. LAllemand est
tout dabord un btisseur - perception positive et trs significative. Le contact avec
la germanit na pas t traumatisant, cest pourquoi dans le Banat daujourdhui les sociologues constatent toujours que limage de l autre est connote positivement,
parfois mme au dtriment des Roumains des autres rgions17.
Les gigantesques travaux fonciers desschement, assainissement, endiguement,
16 Valeriu Leu, Imaginea germanului... , op. cit., p. 50-51.17 Alin Gavreliuc, Mentalitate i societate. Cartografii ale imaginarului identitar din Banatul contemporan, [ Mentalit et societ: Cartographies de limaginaire identitaire dans le Banat contemporain ], Timioara, Universitatea de Vest, 2003, p. 267-303. Voir dans ce volume le chapitre Mmoire et reconstruction iden-titaire .
48
Pour une approche historique. Le Banat imprial
construction de canaux , la construction de voies de communication, de grandes fortifications, de villes et de sites industriels de la zone de montagne ont sollicit lensemble
de la population. Aux cts des Allemands, quiconque voulait se faire une vie dans le