Barbey, Jules D'Aurevilly - La Vengeance D'Une Femme

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  • JULES BARBEYD'AUREVILLY

    La vengeanced'une femme

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  • Fortiter.

    J'ai souvent entendu parler de la hardiesse de la littrature moderne;mais je n'ai, pour mon compte, jamais cru cette hardiesse-l. Cereproche n'est qu'une forfanterie... de moralit. La littrature, qu'on a ditsi longtemps l'expression de la socit, ne l'exprime pas du tout, - aucontraire; et, quand quelqu'un de plus crne que les autres a tent d'treplus hardi, Dieu sait quels cris il a fait pousser! Certainement, si onveut bien y regarder, la littrature n'exprime pas la moiti des crimesque la socit commet mystrieusement et impunment tous les jours,avec une frquence et une facilit charmantes.Demandez tous les confesseurs, - qui seraient les plus grandsromanciers que le monde aurait eus, s'ils pouvaient raconter leshistoires qu'on leur coule dans l'oreille au confessionnal. Demandez-leurle nombre d'incestes (par exemple) enterrs dans les familles les plusfires et les plus leves, et voyez si la littrature, qu'on accuse tantd'immorale hardiesse, a os jamais les raconter, mme pour en effrayer!A cela prs du petit souffle, - qui n'est qu'un souffle, - et qui passe -comme un souffle - dans le Ren de Chateaubriand, - du religieuxChateaubriand, - je ne sache pas de livre o l'inceste, si commun dansnos moeurs, - en haut comme en bas, et peut-tre plus en bas qu'en haut,- ait jamais fait le sujet, franchement abord, d'un rcit qui pourraittirer de ce sujet des effets d'une moralit vraiment tragique. Lalittrature moderne, laquelle le bgueulisme jette sa petite pierre, a-t-elle jamais os les histoires de Myrrha, d'Agrippine et d'OEdipe, quisont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement vivantes, carje n'ai pas vcu - du moins jusqu'ici - dans un autre enfer que l'enfersocial, et j'ai, pour ma part, connu et coudoy pas mal de Myrrhas,d'OEdipes et d'Agrippines, dans la vie prive et dans le plus beau monde,comme on dit. Parbleu! cela n'avait jamais lieu comme au thtre oudans l'histooire. Mais, travers les surfaces sociales, les prcautions,les peurs et les hypocrisies; cela s'entrevoyait... Je connais - et toutParis connat - une Mme Henri III, qui porte en ceinture des chapelets depetites ttes de mort, ciseles dans de l'or, sur des robes de veloursbleu, et qui se donne la discipline, mlant ainsi au ragot de sespnitences le ragot des autres plaisirs de Henri III. Or, qui criraitl'histoire de cette femme, qui fait des livres de pit, et que lesjsuites croient un homme (joli dtail plaisant!) et mme un saint ?... Iln'y a dj pas tant d'annes que tout Parisa vu une femme, du faubourg

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  • Saint-Germain, prendre sa mre son amant, et, furieuse de voir cetamant retourner sa mre qui, vieille, savait mieux pourtant se faireaimer qu'elle, voler les lettres trs passionnes de cette dernire cethomme trop aim, les faire lithographier et les jeter, par milliers, duParadis (bien nomm pour une action pareille) dans la salle de l'Opra,un jour de premire reprsentation. Qui a fait l'histoire de cette autrefemme-l ?... La pauvre littrature ne saurait mme par quel boutprendre de pareilles histoires, pour les raconter.Et c'est l ce qu'il faudrait faire si on tait hardi. L'Histoire a des Taciteet des Sutone; le Roman n'en a pas, - du moins en restant dans l'ordrelev et moral du talent et de la littrature. Il est vrai que la languelatine brave l'honntet, en paenne qu'elle est, tandis que notre langue, nous, a t baptise avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y apuis une imprissable pudeur, car cette vieille rougit encore.Nonobstant, si on osait oser, un Sutone ou un Tacite, romanciers,pourraient exister, car le Roman est spcialement l'histoire des moeurs,mise en rcit et en drame, comme l'est souvent l'Histoire elle-mme. Etnulle autre diffrence que celles-ci: c'est que l'un (le Roman) met sesmoeurs sous le couvert de personnages d'invention, et que l'autre(l'Histoire) donne les noms et les adresses. Seulement, le Roman creusebien plus avant que l'Histoire. Il a un idal, et l'Histoire n'en a pas: elleest bride par la ralit. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps lascne. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibre dans Tacite. Mais,si Tibre, dans Tacite, tait dtaill comme Lovelace dans Richardson,croyez-vous que l'Histoire y perdrait et que Tacite ne serait pas plusterrible ?... Certes, je n'ai pas peur d'crire que Tacite, comme peintre,n'est pas au niveau de Tibre comme. modle, et que, malgr tout songnie, il en est rest cras.Et ce n'est pas tout. A cette dfaillance inexplicable, mais frappante,dans la littrature, quand on la compare, dans sa ralit, avec larputation qu'elle a, ajoutez la physionomie que le crime a pris par cetemps d'ineffables et de dlicieux progrs! L'extrme civilisation enlveau crime son effroyable posie, et ne permet pas l'crivain de la luirestituer. Ce serait par trop horrible, disent les mes qui veulent qu'onenjolive tout, mme l'affreux.Bnfice de la philanthropie! d'imbciles criminalistes diminuent lapnalit, et d'ineptes moralistes le crime, et encore ils ne le diminuentque pour diminuer la pnalit.Cependant, les crimes de l'extrme civilisation sont, certainement, plusatroces que ceux de l'extrme barbarie par le fait de leur raffinement,

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  • de la corruption qu'ils supposent, et de leur degr suprieurd'intellectualit. L'Inquisition le savait bien. A une poque o la foireligieuse et les moeurs publiques taient fortes, l'Inquisition, cetribunal qui jugeait la pense, cette grande institution dont l'ide seuletortille nos petits nerfs et escarbouille nos ttes de linottes,l'Inquisition savait bien que les crimes spirituels taient les plusgrands, et elle les chtiait comme tels... Et, de fait, si ces crimesparlent moins aux sens, ils parlent plus la pense; et la pense, en finde compte, est ce qu'il y a de plus profond en nous. Il y a donc, pour leromancier, tout un genre de tragique inconnu tirer de ces crimes, plusintellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes lasuperficialit des vieilles socits matrialistes, parce que le sang n'ycoule pas et que le massacre ne s'y fait que dans l'ordre des sentimentset des moeurs... C'est ce genre de tragique dont on a voulu donner ici unchantillon, en racontant l'histoire d'une vengeance de la pluspouvantable originalit, dans laquelle le sang n'a pas coul, et o il n'ya eu ni fer ni poison; un crime civilis enfin, dont rien n'appartient l'invention de celui qui le raconte, si ce n'est la manire de le raconter.Vers la fin du rgne de Louis-Philippe, un jeune homme enfilait, un soir,la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-l, mritait bien son nomde la Rue Basse, car elle tait moins leve que le sol du boulevard, etformait une excavation toujours mal claire et noire, dans laquelle ondescendait du boulevard par deux escaliers qui se tournaient le dos, sion peut dire cela de deux escaliers.Cette excavation, qui n'existe plus et qui se prolongeait de la rue de laChausse-d'Antin la rue Caumartin, devant laquelle le terrainreprenait son niveau; cette espce de ravin sombre, o l'on se risquait peine le jour, tait fort mal hante quand venait la nuit. Le Diable est lePrince des tnbres. Il avait l une de ses principauts. Au centre, peuprs, de cette excavation, borde d'un ct par le boulevard formantterrasse, et, de l'autre, par de grandes maisons silencieuses portescochres et quelques magasins de bric--brac, il y avait un passagetroit et non couvert o le vent, pour peu qu'il ft du vent, jouait commedans une flte, et qui conduisait, le long d'un mur et des maisons enconstruction, jusqu' la rue Neuve-des-Mathurins. Le jeune homme enquestion, et trs bien mis du reste, qui venait de prendre ce chemin,lequel ne devait pas tre pour lui le droit chemin de la vertu, ne l'avaitpris que parce qu'il suivait une femme qui s'tait enfonce, sanshsitation et sans embarras, dans la suspecte noirceur de ce passage.C'tait un lgant que ce jeune homme, - un gant jaune, comme on disait

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  • des lgants de ce temps-l. Il avait dn longuement au caf de Paris,et il tait venu, tout en mchonnant son cure-dents, se placer contre labalustrade mi-corps de Tortoni ( prsent supprime), et guigner de lles femmes qui passaient le long du boulevard. Celle-l tait justementpasse plusieurs fois devant lui; et, quoique cette circonstance, ainsique la mise trop voyante de cette femme et le tortillement de sadmarche, fussent de suffisantes tiquettes; quoique ce jeune homme,qui s'appelait Robert de Tressignies, ft horriblement blas et qu'ilrevnt d'Orient, - o il avait vu l'animal femme dans toutes les varitsde son espce et de ses races, - la cinquime passe de cettedambulante du soir, il l'avait suivie... chiennement, comme il disait, ense moquant de lui-mme, - car il avait la facult de se regarder faire etde se juger mesure qu'il agissait, sans que son jugement, trs souventcontraire son acte, empcht son acte, ou que son acte nuist sonjugement: asymptote terrible!Tressignies avait plus de trente ans. Il avait vcu cette niaise premirejeunesse qui fait de l'homme le Jocrisse de ses sensations, et pour quila premire venue qui passe est un magntisme. Il n'en tait plus l.C'tait un libertin dj froidi et trs compliqu de cette poquepositive, un libertin fortement intellectualis, qui avait assez rflchisur ses sensations pour ne plus pouvoir en tre dupe, et qui n'avait peurni horreur d'aucune. Ce qu'il venait de voir, ou ce qu'il avait cru voir, luiavait inspir la curiosit qui veut aller au fond d'une sensation nouvelle.Il avait donc quitt sa balustrade et suivi... trs rsolu pousser fin latrs vulgaire aventure qu'il entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femmequi s'en allait devant lui, dferlant onduleusement comme une vague,n'tait qu'une fille du plus bas tage; mais elle tait d'une telle beautqu'on pouvait s'tonner que cette beaut ne l'et pas classe plus haut,et qu'elle n'et pas trouv un amateur qui l'et sauve de l'abjection dela rue, car, Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, le Diable, enrplique, y plante immdiatement un sot pour l'entretenir.Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autre raison pourla suivre que la souveraine beaut que ne voyaient peut-tre pas cesParisiens, si peu connaisseurs en beaut vraie et dont l'esthtique,dmocratise comme le reste, manque particulirement de hauteur.Cette femme tait pour lui une ressemblance. Elle tait cet oiseaumoqueur qui joue le rossignol, dont parle Byron, dans ses Mmoires, avectant de mlancolie. Elle lui rappelait une autre femme, vue ailleurs... Iltait sr, absolument sr, que ce n'tait pas elle, mais elle luiressemblait s'y mprendre, si se mprendre n'avait pas t

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  • impossible... Et il en tait, du reste, plus attir que surpris, car il avaitassez d'exprience, comme observateur, pour savoir qu'en fin de compteil y a beaucoup moins de varit qu'on ne croit dans les figureshumaines, dont les traits sont soumis une gomtrie troite etinflexible, et peuvent se ramener quelques types gnraux. La beautest une. Seule, la laideur est multiple, et encore sa multiplicit est bienvite puise. Dieu a voulu qu'il n'y et d'infini que la physionomie, parceque la physionomie est une immersion de l'me travers les lignescorrectes ou incorrectes, pures ou tourmentes, du visage. Tressigniesse disait confusment tout cela, en mettant son pas dans le pas de cettefemme, qui marchait le long du boulevard, sinueusement, et le coupaitcomme une faux, plus fire que la reine de Saba du Tintoret lui-mme,dans sa robe de satin safran, aux tons d'or, cette couleur aime desjeunes Romaines, et dont elle faisait, en marchant, miroiter et crier lesplis glacs et luisants, comme un appel aux armes! Exagrmentcambre, comme il est rare de l'tre en France, elle s'treignait dans unmagnifique chle turc larges raies blanches, carlate et or; et laplume rouge de son chapeau blanc - splendide de mauvais got - luivibrait jusque sur l'paule. On se souvient qu' cette poque les femmesportaient des plumes penches sur leurs chapeaux, qu'elles appelaientdes plumes en saule pleureur. Mais rien ne pleurait en cette femme; et lasienne exprimait bien autre chose que la mlancolie. Tressignies, quicroyait qu'elle allait prendre la rue de la Chausse d'Antin, tincelantede ses mille becs de lumire, vit avec surprise tout ce luxe piaffant decourtisane, toute cette fiert impudente de fille enivre d'elle-mme etdes soies qu'elle tranait, s'enfoncer dans la rue Basse-du-Rempart, lahonte du boulevard de ce temps! Et l'lgant, aux bottes vernies, moinsbrave que la femme, hsita avant d'entrer l-dedans... Mais ce ne futgure qu'une seconde... La robe d'or, perdue un instant dans les tnbresde ce trou noir, aprs avoir dpass l'unique rverbre qui les tatouaitd'un point lumineux, reluisit au loin, et il s'lana pour la rejoindre. Iln'eut pas grand-peine: elle l'attendait, sre qu'il viendrait; et ce futalors qu'au moment o il la rejoignit elle lui projeta bien en face, pourqu'il pt en juger, son visage, et lui campa ses yeux dans les yeux, avectoute l'effronterie de son mtier. Il fut littralement aveugl de lamagnificence de ce visage empt de vermillon, mais d'un brun dorcomme les ailes de certains insectes, et que la clart blme, tombant enmaigre filet du rverbre, ne pouvait pas plir.- Vous tes Espagnole ? - fit Tressignies, qui venait de reconnatre undes plus beaux types de cette race.

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  • - Si, - rpondit-elle.Etre Espagnole, cette poque-l, c'tait quelque chose! C'tait unevaleur sur la place. Les romans d'alors, le thtre de Clara Gazul, lesposies d'Alfred de Musset, les danses de Mariano Camprubi et deDolors Serral, faisaient excessivement priser les femmes orange auxjoues de grenade, - et, qui se vantait d'tre Espagnole ne l'tait pastoujours, mais on s'en vantait. Seulement, elle ne semblait pas plustenir sa qualit d'Espagnole qu' toute autre chose qu'elle aurait faitchatoyer; et, en franais:- Viens-tu ? - lui dit-elle, brle-pourpoint, et avec le tutoiementqu'aurait eu la dernire fille de la rue des Poulies, existant aussi alors.vous la rappelez-vous ? Une immondice!Le ton, la voix dj rauque, cette familiarit prmature, ce tutoiementsi divin - le ciel! - sur les lvres d'une femme qui vous aime, et quidevient la plus sanglante des insolences dans la bouche d'une craturepour qui vous n'tes qu'un passant, auraient suffi pour dgriserTressignies par le dgot, mais le Dmon le tenait. La curiosit,pimente de convoitise, dont il avait t mordu, en voyant cette fille quitait plus pour lui que de la chair superbe, tasse dans du satin, luiaurait fait avaler non pas la pomme d'Eve, mais tous les crapauds d'unecrapaudire!- Par Dieu! - dit-il, - si je viens! - Comme si elle pouvait en douter! Jeme mettrai la lessive demain,- pensa-t-il.Ils taient au bout du passage par lequel on gagnait la rue des Mathurins;ils s'y engagrent. Au milieu des normes moellons qui gisaient l et desconstructions qui s'y levaient, une seule maison reste debout sur sabase, sans voisines, troite, laide, rechigne, tremblante, qui semblaitavoir vu bien du vice et bien du crime tous les tages de ses vieuxmurs branls, et qui avait peut-tre t laisse l pour en voir encore,se dressait, d'un noir plus sombre, dans un ciel dj noir. Longue perchede maison aveugle, car aucune de ses fentres (et les fentres sont lesyeux des maisons) n'tait claire, et qui avait l'air de vous raccrocheren ttonnant dans la nuit! Cette horrible maison avait la classique porteentrebille des mauvais lieux, et, au fond d'une ignoble alle, l'escalierdont on voit quelques marchs claires d'en haut, par une lumirehonteuse et sale... La femme entra dans cette alle troite, qu'elleemplit de la largeur de ses paules et de l'ampleur foisonnante etfrissonnante de sa robe; et, d'un pied accoutum de pareillesascensions, elle monta lestement l'escalier en colimaon, - image juste,car cet escalier en avait la viscosit... Chose inaccoutume ces bouges,

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  • en montant, cet abominable escalier s'clairait:Ce n'tait plus la lueur paisse du quinquet puant l'huile qui rampait surles murs du premier tage, mais une lumire qui, au second,s'largissait et s'panouissait jusqu' la splendeur. Deux griffes debronze, charges de bougies, incrustes dans le mur, illuminaient avecun faste trange une porte, commune d'aspect, sur laquelle tait colle,pour qu'on st chez qui on entrait, la carte o ces filles mettent leurnom, pour que, si elles ont quelque rputation et quelque beaut, lepavillon couvre la marchandise. Surpris de ce luxe si dplac en pareillieu, Tressignies fit plus attention ces torchres, d'un style presquegrandiose, qu'une puissante main d'artiste avait tordues, qu' la carte etau nom de la femme, qu'il n'avait pas besoin de savoir, puisqu'ill'accompagnait. En les regardant, - pendant qu'elle faisait tourner uneclef dans la serrure de cette porte si bizarrement orne et inonde delumire, le souvenir lui revint des surprises des petites maisons dutemps de Louis XV. Cette fille-l aura lu, - pensa-t-il, - quelquesromans ou quelques mmoires de ce temps, et elle aura eu la fantaisiede mettre un joli appartement, plein de voluptueuses coquetteries, l oon ne l'aurait jamais souponn... Mais ce qu'il trouva, la porte une foisouverte, dut redoubler son tonnement, - seulement dans un sens oppos.Ce n'tait, en effet, que l'appartement trivial et dsordonn de cesfilles-l... Des robes, jetes et l confusment sur tous les meubles,et un lit vaste, - le champ de manoeuvres, - avec les immorales glacesau fond et au plafond de l'alcve, disaient bien chez qui on tait... Sur lachemine, des flacons qu'on n'avait pas pens reboucher, avant derepartir pour la campagne du soir, croisaient leurs parfums dansl'atmosphre tide de cette chambre o l'nergie des hommes devait sedissoudre la troisime respiration... Deux candlabres allums, dumme style que ceux de la porte, brlaient des deux cts de lachemine. Partout, des peaux de btes faisaient tapis par-dessus letapis. On avait tout prvu. Enfin, une porte ouverte laissait voir, par-dessous ses portires, un mystrieux cabinet de toilette, la sacristie deces prtresses.Mais, tous ces dtails, Tressignies ne les vit que plus tard. Tout d'abord,il ne vit que la fille chez laquelle il venait de monter. Sachant o iltait, il ne se gna pas. Il se mit sans faon sur le canap, attirant entreses genoux cette femme qui avait t son chapeau et son chle, et quiles avait jets sur le fauteuil. Il la prit la taille, comme s'il l'etboucle entre ses deux mains jointes, et il la regarda ainsi de bas enhaut, comme un buveur qui lve au jour, avant de le boire, le verre de vin

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  • qu'il va sabler!Ses impressions du boulevard n'avaient pas menti. Pour un dgustateurde femmes, pour un homme blas, mais puissant, elle taitvritablement splendide. La ressemblance qui l'avait tant frapp dansles lueurs mobiles et coupes d'ombre du boulevard, cette femme l'avaittoujours, en pleine lumire fixe. Seulement, celle qui elle le faisaitpenser n'avait pas sur son visage, aux traits si semblables qu'ils enparaissaient identiques, cette expression de fiert rsolue et presqueterrible que le Diable, ce pre joyeux de toutes les anarchies, avaitrefuse une duchesse et avait donne - pour quoi en faire ? - unedemoiselle du boulevard. Quand elle eut la tte nue, avec ses cheveuxnoirs, sa robe jaune, ses larges paules dont ses hanches dpassaientencore la largeur, elle rappelait la Judith de Vernet (un tableau de cetemps), mais par le corps plus fait pour l'amour et par le visage plusfroce encore. Cette frocit sombre venait peut-tre d'un pli qui secreusait entre ses deux beaux sourcils, qui se prolongeaient jusque dansles tempes, comme Tressignies en avait vu quelques Asiatiques, enTurquie, et elle les rapprochait, dans une proccupation si continue qu'onaurait dit qu'ils taient barrs. Souffletant contraste! cette fille avaitla taille de son mtier; elle n'en avait pas la figure. Ce corps decourtisane, qui disait si loquemment: Prends! - cette coupe d'amour auxflancs arrondis qui invitait la main et les lvres, taient surmonts d'unvisage qui aurait arrt le dsir par la hauteur de sa physionomie, etptrifi dans le respect la volupt la plus brlante... Heureusement, lesourire volontairement assoupli de la courtisane, et dont elle savaitprofaner la courbure idalement ddaigneuse de ses lvres, ralliaitbientt elle ceux que la fiert cruelle de son visage aurait pouvants.Au boulevard, elle promenait ce raccrochant sourire, talimpudiquement sur ses lvres rouges; mais, au moment o Tressignies latenait debout entre ses genoux, elle tait srieuse, et sa tte respiraitquelque chose de si trangement implacable, qu'il ne lui manquait que lesabre recourb aux mains pour que ce dandy de Tressignies pt, sansfatuit, se croire Holopheme.Il lui prit ses mains dsarmes, et il s'en attesta la beaut suzeraine.Elle lui laissait faire silencieusement tout cet examen de sa personne,et elle le regardait aussi, non pas avec la curiosit futile ousordidement intresse de ses pareilles, qui, en vous regardant, voussoupsent comme de l'or suspect... Evidemment, elle avait une autrepense que celle du gain qu'elle allait faire ou du plaisir qu'elle allaitdonner. Il y avait dans les ailes ouvertes de ce nez, aussi expressives

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  • que des yeux et par o la passion, comme par les yeux, devait jeter desflammes, une dcision suprme comme celle d'un crime qu'on vaaccomplir. - Si l'implacabilit de ce visage tait, par hasard,l'implacabilit de l'amour et des sens, quelle bonne fortune pour elle etpour moi, dans ce temps d'puisement! - pensa Tressignies, qui, avantde s'en passer la fantaisie, la dtaillait comme un cheval anglais... Lui,l'expriment, le fort critique en fait de femmes, qui avait marchandles plus belles filles sur le march d'Andrinople et qui savait le prix dela chair humaine, quand elle avait cette couleur et cette densit, jeta,pour deux heures de celle-ci, une poigne de louis dans une coupe decristal bleu, pose niveau de main sur une console, et qui,probablement, n'avait jamais reu tant d'or.- Ah! je te plais donc ?... - s'cria-t-elle audacieusement et prte tout,sous l'action du geste qu'il venait de faire; peut-tre impatiente de cetexamen dans lequel la curiosit semblait plus forte que le dsir, ce qui,pour elle, tait une perte de temps ou une insolence. - Laisse-moi tertout cela, - ajouta-t-elle, comme si sa robe lui et pes, et en faisantsauter les deux premiers boutons de son corsage... , Et elle s'arracha deses genoux pour aller dans le cabinet de toilette d' ct... Prosaquedtail! voulait-elle mnager sa robe ? La robe, c'est l'outil de cestravailleuses... Tressignies, qui rvait devant ce visagel'inassouvissement de Messaline, retomba dans la plate banalit. Il sesentit de nouveau chez la fille - la fille de Paris, malgr la sublimitd'une physionomie qui jurait cruellement avec le destin de celle quil'avait. Bah! - pensa-t-il encore, - la posie n'est jamais qu' la peauavec ces drlesses, et il ne faut la prendre que l o elle est. Et il sepromit de l'y prendre, mais il la trouva aussi ailleurs, - et l o, certes,il ne se doutait pas qu'elle ft, la posie! Jusque-l, en suivant cettefemme, il n'avait obi qu' une irrsistible curiosit et une fantaisiesans noblesse; mais, quand celle qui les lui avait si vite inspires sortitdu cabinet de toilette, o elle tait alle se dfaire de tous sescaparaons du soir, et qu'elle revint vers lui, dans le costume, qui n'entait pas un, de gladiatrice qui va combattre, il fut littralementfoudroy d'une beaut que son oeil exerc, cet oeil de sculpteur qu'ontles hommes femmes, n'avait pas, au boulevard, devine tout entire, travers les souffles rvlateurs de la robe et de la dmarche. Letonnerre entrant tout coup, au lieu d'elle, par cette porte, ne l'auraitpas mieux foudroy...Elle n'tait pas entirement nue; mais c'tait pis! Elle tait bien plusindcente, - bien plus rvoltamment indcente que si elle et t

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  • franchement nue. Les marbres sont nus, et la nudit est chaste. C'estmme la bravoure de la chastet. Mais cette fille, sclratementimpudique, qui se serait allume elle-mme, comme une des torchesvivantes des jardins de Nron, pour mieux incendier les sens deshommes et qui son mtier avait sans doute appris les plus bassesrubriques de la corruption, avait combin la transparence insidieuse desvoiles et l'os de la chair, avec le gnie et le mauvais got d'unlibertinage atroce, car, qui ne le sait ? en libertinage, le mauvais gotest une puissance... Par le dtail de cette toilette, monstrueusementprovocante, elle rappelait Tressignies cette statuette indescriptibledevant laquelle il s'tait parfois arrt, expose qu'elle tait chez tousles marchands de bronze du Paris d'alors, et sur le socle de laquelle onne lisait que ce mot mystrieux: Madame Husson. Dangereux rveobscne! Le rve tait ici une ralit. Devant cette irritante ralit,devant cette beaut absolue, mais qui n'avait pas la froideur qu'a tropsouvent la beaut absolue, Tressignies, retour de Turquie, aurait t leplus blas des pachas trois queues qu'il et retrouv les sens d'unchrtien, et mme d'un anachorte. Aussi, quand, trs sre desbouleversements qu'elle tait accoutume produire, elle vintimptueusement lui, et qu'elle lui poussa, hauteur de la bouche,l'ventaire des magnificences savoureuses de son corsage, avec lemouvement retrouv de la courtisane qui tente le Saint dans le tableaude Paul Vronse, Robert de Tressignies, qui n'tait pas un saint, eut lafringale... de ce qu'elle lui offrait, et il la prit dans ses bras, cettebrutale tentatrice, avec une fougue qu'elle partagea, car elle s'y taitjete. Se jetait-elle ainsi dans tous les bras qui se fermaient sur elle ?Si suprieure qu'elle ft dans son mtier ou dans son art de courtisane,elle fut, ce soir-l, d'une si furieuse et si hennissante ardeur, que mmel'emportement de sens exceptionnels ou malades n'aurait pas suffi pourl'expliquer. Etait-elle au dbut de cette horrible vie de fille, pour lafaire avec une semblable furie ? Mais, vraiment, c'tait quelque chose desi fauve et de si acharn, qu'on aurait dit qu'elle voulait laisser sa vieou prendre celle d'un autre dans chacune de ses caresses. En ce temps-l, ses pareilles Paris, qui ne trouvaient pas assez srieux le joli nomde lorettes que la littrature leur avait donn et qu'a immortalisGavarni, se faisaient appeler orientalement des panthres. Eh bien!aucune d'elles n'aurait mieux justifi ce nom de panthre... Elle en eut,ce soir-l, la souplesse, les enroulements, les bonds, lesgratignements et les morsures. Tressignies put s'attester qu'aucunedes femmes qui lui taient jusque-l passes par les bras ne lui avait

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  • donn les sensations inoues que lui donna cette crature, folle de soncorps rendre la folie contagieuse, et pourtant il avait aim,Tressignies. Mais, faut-il le dire la gloire ou la honte de la naturehumaine ? Il y a dans ce qu'on appelle le plaisir, avec trop de mprispeut-tre, des abmes tout aussi profonds que dans l'amour. Etait-cedans ces abmes qu'elle le roula, comme la mer roule un fort nageur dansles siens ? Elle dpassa, et bien au-del, ses plus coupables souvenirsde mauvais sujet, et mme jusqu'aux rves d'une imagination comme lasienne, tout la fois violente et corrompue. Il oublia tout, - et ce qu'elletait, et ce pour quoi il tait venu, et cette maison, et cet appartementdont il avait eu presque, en y entrant, la nause. Positivement, elle luisoutira son me, lui, dans son corps, elle... Elle lui enivra jusqu'audlire, des sens difficiles griser.Elle le combla enfin de telles volupts, qu'il arriva un moment o l'athe l'amour, le sceptique tout, eut la pense folle d'une fantaisie closetout coup dans cette femme, qui faisait marchandise de son corps. Oui,Robert de Tressignies, qui avait presque dans la trempe la froideurd'acier de son patron Robert Lovelace, crut avoir inspir au moins uncaprice cette prostitue, qui ne pouvait tre ainsi avec tous lesautres, sous peine de bientt prir consume. Il le crut deux minutes,comme un imbcile, cet homme si fort! Mais la vanit qu'elle avaitallume, au feu d'un plaisir cuisant comme l'amour, eut soudainement,entre deux caresses, le petit frisson d'un doute subit... Une voix lui criadu fond de son tre: Ce n'est pas toi qu'elle aime en toi! car il venaitde la surprendre, dans le temps o elle tait le plus panthre et le plussouplement noue lui, distraite de lui et toute perdue dansl'absorbante contemplation d'un bracelet qu'elle avait au bras, et surlequel Tressignies avisa le portrait d'un homme. Quelques mots enlangue espagnole, que Tressignies, qui ne savait pas cette langue, necomprit pas, mls ses cris de bacchante, lui semblrent l'adressede ce portrait. Alors, l'ide qu'il posait pour un autre, - qu'il tait lpour le compte d'un autre, - ce fait malheureusement si commun dansnos misrables moeurs, avec l'tat surchauff et dprav de nosimaginations, ce ddommagement de l'impossible dans les mesenrages qui ne peuvent avoir l'objet de leur dsir, et qui se jettent surl'apparence, se saisit violemment de son esprit et le glaa de frocit.Dans un de ces accs de jalousie absurde et de vanit tigre dont l'hommen'est pas matre, il lui saisit le bras durement, et voulut voir cebracelet qu'elle regardait avec une flamme qui, certainement, n'tait paspour lui, quand tout, de cette femme, devait tre lui dans un pareil

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  • moment.- Montre-moi ce portrait! lui dit-il, avec une voix encore plus dure quesa main.Elle avait compris; mais, sans orgueil:- Tu ne peux pas tre jaloux d'une fille comme moi, - lui dit-elle.Seulement, ce ne fut pas le mot de fille qu'elle employa. Non, lastupfaction de Tressignies, elle se rima elle-mme en tain, comme uncrocheteur qui l'aurait insulte. - Tu veux le voir! - ajouta-t-elle. - Ehbien! regarde.Et elle lui coula prs des yeux son beau bras, fumant encore de la sueurenivrante du plaisir auquel ils venaient de se livrer.C'tait le portrait d'un homme laid, chtif, au teint olive, aux yeux noirsjeunes, trs sombre, mais non pas sans noblesse; l'air d'un bandit ou d'ungrand d'Espagne.Et il fallait bien que ce ft un grand d'Espagne, car il avait au cou lecollier de la Toison-d'or.- O as-tu pris cela ? - fit Tressignies, qui pensa:Elle va me faire un conte. Elle va me dbiter la sduction d'usage, leroman du premier, l'histoire connue qu'elles dbitent toutes... - Pris! -repartit-elle, rvolte. - C'est bien lui, FOR Dios, qui me l'a donn!- Qui lui ? ton amant, sans doute ? - dit Tressignies.- Tu l'auras trahi. Il t'aura chasse, et tu auras roul jusqu'ici.- Ce n'est pas mon amant, - fit-elle froidement, avec l'insensibilit dubronze, l'outrage de cette supposition.- Peut-tre ne l'est-il plus, - dit Tressignies. - Mais tu l'aimes encore:je l'ai vu tout l'heure dans tes yeux.Elle se mit rire amrement.- Ah! tu ne connais donc rien ni l'amour, ni la haine ? - s'cria-t-elle.- Aimer cet homme! mais je l'excre! C'est mon mari.- Ton mari!- Oui, mon mari, - fit-elle, - le plus grand seigneur des Espagnes, troisfois duc, quatre fois marquis, cinq fois comte, grand d'Espagne plusieurs grandesses, Toison-d'or. Je suis la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone.Tressignies, presque terrass par ces incroyables paroles, n'eut pas lemoindre doute sur la vrit de cette renversante affirmation. Il taitsr que cette fille n'avait pas menti. Il venait de la reconnatre. Laressemblance qui l'avait tant frapp au boulevard tait justifie.Il l'avait rencontre dj, et il n'y avait pas si longtemps! C'tait Saint-Jean-de-Luz, o il tait all passer la saison des bains une anne.

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  • Prcisment, cette anne-l, la plus haute socit espagnole s'taitdonn rendez-vous sur la cte de France, dans cette petite ville, qui estsi prs de l'Espagne qu'on s'y rverait en Espagne encore, et que lesEspagnols les plus pris de leur pninsule peuvent y venir envillgiature, sans croire faire une infidlit leur pays. La duchesse deSierra-Leone avait habit tout un t cette bourgade, si profondmentespagnole par les moeurs, le caractre, la physionomie, les souvenirshistoriques; car on se rappelle que c'tait l que furent clbres lesftes du mariage de Louis XIV, le seul roi de France qui, par parenthse,ait ressembl un roi d'Espagne, et que c'est l aussi que vint chouer,aprs son naufrage, la grande fortune dmte de la princesse desUrsins. La duchesse de Sierra-Leone tait alors, disait-on, dans la lunede miel de son mariage avec le plus grand et le plus opulent seigneur del'Espagne. Quand, de son ct, Tressignies arriva dans ce nid de pcheursqui a donn les plus terribles flibustiers au monde, elle y talait unfaste qu'on n'y connaissait plus depuis Louis XIV, et, parmi cesBasquaises qui, en fait de beaut, ne craignent la rivalit de personne,avec leurs tailles de canphores antiques et leurs yeux d'aigue-marine,si plement pers, une beaut qui pourtant terrassait la leur. Attir parcette beaut, et d'ailleurs d'une naissance et d'une fortune pouvoirpntrer dans tous les mondes, Robert de Tressignies s'effora d'allerjusqu' elle, mais le groupe de socit espagnole dont la duchesse taitla souveraine, strictement ferm cette anne-l, ne s'ouvrit aucun desFranais qui passrent la saison Saint-Jean-de-Luz. La duchesse,entrevue de loin, ou sur les dunes du rivage, ou l'glise, repartit sansqu'il pt la connatre, et, pour cette raison, elle lui tait reste dans lesouvenir comme un de ces mtores, d'autant plus brillants dans notremmoire qu'ils ont pass et que nous ne les reverrons jamais! Ilparcourut la Grce et une partie de l'Asie; mais aucune des cratures lesplus admirables de ces pays, o la beaut tient tant de place qu'on neconoit pas le paradis sans elle, ne put lui effacer la tenace etflamboyante image de la duchesse.Eh bien, aujourd'hui, par le fait d'un hasard trange et incomprhensible,cette duchesse, admire un instant et disparue, revenait dans sa vie parle plus incroyable des chemins! Elle faisait un mtier infme; il l'avaitachete.Elle venait de lui appartenir. Elle n'tait plus qu'une prostitue, etencore de la prostitution la plus basse, car il y a une hirarchie jusquedans l'infamie... La superbe duchesse de Sierra-Leone, qu'il avait rveet peut-tre aime, - le rve tant si prs de l'amour dans nos mes!

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  • - N'tait plus... tait-ce bien possible ? qu'une fille du pav de Paris!!!C'tait elle qui venait de se rouler dans ses bras tout l'heure, commeelle s'tait roule probablement, la veille, dans les bras d'un autre, - lepremier venu comme lui, - et comme elle se roulerait encore dans lesbras d'un troisime demain, et, qui sait ? peut-tre dans une heure! Ah!cette dcouverte abominable le frappait la poitrine et au front d'uncoup de massue de glace. L'homme, en lui, qui flambait il n'y avait qu'uneminute, - qui, dans son dlire, croyait voir courir du feu jusque sur lescorniches de cet appartement, embras par ses sensations, restaitdsenivr, transi, cras. L'ide, la certitude que c'tait l rellement laduchesse de Sierra-Leone, n'avait pas ranim ses dsirs, teints aussivite qu'une chandelle qu'on souffle, et ne lui avait pas fait remettre sabouche, avec plus d'avidit que la premire fois, au feu brlant o ilavait bu pleines gorges. En se rvlant, la duchesse avait emportjusqu' la courtisane!Il n'y avait plus ici, pour lui, que la duchesse; mais dans quel tat!souille, abme, perdue, une femme la mer, tombe de plus haut quedu rocher de Leucade dans une mer de boue, immonde et dgotante nepouvoir l'y repcher. Il la fixait d'un oeil hbt, assise droite etsombre, mtamorphose et tragique; de Messaline, change tout coup ilne savait en quelle mystrieuse Agrippine, sur l'extrmit du canap oils s'taient vautrs tous deux; et l'envie ne le prenait pas de la toucherdu bout du doigt, cette crature dont il venait de ptrir, avec des mainsidoltres, les formes puissantes, pour s'attester que c'tait bien l cecorps de femme qui l'avait fait bouillonner, - que ce n'tait pas uneillusion, - qu'il ne rvait pas, - qu'il n'tait pas fou! La duchesse, enmergeant travers la fille, l'avait ananti.- Oui, - lui dit-il, d'une voix qu'il s'arracha de la gorge o elle taitcolle, tant ce qu'il avait entendu l'avait strangul! - je vous crois (il nela tutoyait dj plus), car je vous reconnais. Je vous ai vue Saint-Jean-de-Luz, il y a trois ans.A ce nom rappel de Saint-Jean-de-Luz, une clart passa sur le front quivenait pour lui de s'envelopper, avec son incroyable aveu, dans de siprodigieuses tnbres.- Ah! - dit-elle, sous la lueur de ce souvenir, - j'tais alors dans toutesles ivresses de la vie, et prsent... L'clair tait dj teint, maiselle n'avait pas baiss sa tte volontaire.- Et prsent ?... - dit Tressignies, qui lui fit cho.- A prsent, - reprit-elle, - je ne suis plus que dans l'ivresse de lavengeance... Mais je la ferai assez profonde,- ajouta-t-elle avec une

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  • violence concentre, - pour y mourir, dans cette vengeance, comme lesmosquitos de mon pays, qui meurent, gorgs de sang, dans la blessurequ'ils ont faite.Et, lisant sur le visage de Tressignies: - Vous ne comprenez pas, - dit-elle, - mais je m'en vais vous faire comprendre. Vous savez qui je suis,mais vous ne savez pas tout ce que je suis. Voulez-vous le savoir ?Voulez-vous savoir mon histoire ? Le voulez-vous ? - reprit-elle avecune insistance exalte. - Moi, je voudrais la dire tous ceux quiviennent ici! Je voudrais la raconter toute la terre! J'en serais plusinfme, mais j'en serais mieux venge.- Dites-la! - fit Tressignies, crochet par une curiosit et un intrtqu'il n'avait jamais ressentis ce degr, ni dans la vie, ni dans lesromans ni au thtre. Il lui semblait bien que cette femme allait luiraconter de ces choses comme il n'en avait pas entendu encore. Il nepensait plus sa beaut. Il la regardait comme s'il avait dsir assister l'autopsie de son cadavre. Allait-elle le faire revivre pour lui ?...- Oui, - reprit-elle, - j'ai voulu bien des fois dj la raconter ceux quimontent ici; mais ils n'y montent pas, disent-ils, pour couter deshistoires. Lorsque je la leur commenais, ils m'interrompaient ou ilss'en allaient, brutes repues de ce qu'elles taient venues chercher!Indiffrents, moqueurs, insultants ils m'appelaient menteuse ou bienfolle. Ils ne me croyaient pas, tandis que vous, vous me croirez. Vousvous m'avez vue Saint Jean-de-Luz, dans toutes les gloires d'unefemme heureuse, au plus haut sommet de la vie, portant comme undiadme ce nom de Sierra-Leone que je trane maintenant la queue dema robe dans toutes les fanges, comme on tranait la queue d'uncheval, autrefois, le blason d'un chevalier dshonor. Ce nom, que je haiset dont je ne me pare que pour l'avilir, est encore port par le plus grandseigneur des Espagnes et le plus orgueilleux de tous ceux qui ont leprivilge de rester couverts devant Sa Majest le Roi, car il se croit dixfois plus noble que le Roi. Pour le duc d'Arcos de Sierra-Leone, que sonttoutes les plus illustres maisons qui ont rgn sur les Espagnes:Castille, Aragon, Transtamare, Autriche et Bourbon ?... Il est, dit-il,plus ancien qu'elles. Il descend, lui, des anciens rois Goths, et parBrunehild il est alli aux Mrovihgiens de France. Il se pique de n'avoirdans les veines que de ce sangre azul dont les plus vieilles races,dgrades par des msalliances, n'ont plus maintenant que quelquesgouttes... Don Christoval d'Arcos, duc de Sierra-Leone et otros ducados,ne s'tait pas, lui, msalli en m'pousant. Je suis une Turre-Cremata,de l'ancienne maison des Turre Cremata d'Italie, la dernire des Turre-

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  • Cremata, race qui finit en moi, bien digne du reste de porter ce nom deTurre-Cremata (tour brle), car je suis brle tous les feux del'enfer. Le grand inquisiteur Torquemada, qui tait un Turre-Crematad'origine, a inflig moins de supplices, pendant toute sa vie, qu'il n'y ena dans ce sein maudit... Il faut vous dire que les Turre-Cremata n'taientpas moins fiers que les Sierra-Leone. Diviss en deux branches,galement illustres, ils avaient t, durant des sicles, tout-puissantsen Italie et en Espagne. Au quinzime, sous le pontificat d'Alexandre VI,les Borgia, qui voulurent, dans leur enivrement de la grande fortune de lapapaut d'Alexandre, s'apparenter toutes les maisons royales del'Europe, se dirent nos parents; mais les Turre Cremata repoussrentcette prtention avec mpris, et deux d'entre eux payrent de leur viecette audacieuse hauteur. Ils furent, dit-on, empoisonns par Csar. Monmariage avec le duc de Sierra-Leone fut une affaire de race race. Ni deson ct, ni du mien, il n'entra de sentiment dans notre union. C'taittout simple qu'une Turre-Cremata poust un Sierra-Leone. C'tait toutsimple, mme pour moi, leve dans la terrible tiquette des vieillesmaisons d'Espagne qui reprsentait celle de l'Escurial, dans cette dureet compressive tiquette qui empcherait les coeurs de battre, si lescoeurs n'taient pas plus forts que ce corset de fer. Je fus un de cescoeurs-l... J'aimai Don Esteban. Avant de le rencontrer, mon mariagesans bonheur de coeur l'ignorais mme que j'en eusse un) fut la chosegrave qu'il tait autrefois dans la crmonieuse et catholique Espagne,et qui ne l'est plus, prsent, que par exception, dans quelques famillesde haute classe qui ont gard les moeurs antiques. Le duc de Sierra-Leone tait trop profondment Espagnol pour ne pas avoir les moeurs dupass. Tout ce que vous avez entendu dire en France de la gravit del'Espagne, de ce pays altier, silencieux et sombre, le duc l'avait etl'outrepassait... Trop fier pour vivre ailleurs que dans ses terres, ilhabitait un chteau fodal, sur la frontire portugaise, et il s'ymontrait, dans toutes ses habitudes, plus fodal que son chteau.Je vivais l, prs de lui, entre mon confesseur et mes camristes, decette vie somptueuse, monotone et triste, qui aurait cras d'ennuitoute me plus faible que la mienne. Mais j'avais t leve pour tre ceque j'tais: l'pouse d'un grand seigneur espagnol. Puis, j'avais lareligion d'une femme de mon rang, et j'tais presque aussi impassibleque les portraits de mes aeules qui ornaient les vestibules et les sallesdu chteau de Sierra-Leone, et qu'on y voyait reprsentes, avec leursgrandes mines svres, dans leurs garde-infants et sous leurs buscsd'acier. Je devais ajouter une gnration de plus ces gnrations de

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  • femmes irrprochables et majestueuses, dont la vertu avait t gardepar la fiert comme une fontaine par un lion. La solitude dans laquelle jevivais ne pesait point sur mon me, tranquille comme les montagnes demarbre rouge qui entourent Sierra-Leone. Je ne souponnais pas que sousces marbres dormait un volcan. J'tais dans les limbes d'avant lanaissance, mais j'allais natre et recevoir d'un seul regard d'homme lebaptme de feu. Don Esteban, marquis de Vasconcellos, de raceportugaise, et cousin du duc, vint Sierra-Leone; et l'amour, dont jen'avais eu l'ide que par quelques livres mystiques, me tomba sur lecoeur comme un aigle tombe pic sur un enfant qu'il enlve et qui crie...Je criai aussi.Je n'tais pas pour rien une Espagnole de vieille race.Mon orgueil s'insurgea contre ce que je sentais en prsence de cedangereux Esteban, qui s'emparait de moi avec cette rvoltantepuissance. Je dis au duc de le congdier sous un prtexte ou sous unautre, de lui faire au plus vite quitter le chteau..., que je m'apercevaisqu'il avait pour moi un amour qui m'offensait comme une insolence. Maisdon Christoval me rpondit, comme le duc de Guise l'avertissement queHenri III l'assassinerait: Il n'oserait! C'tait le mpris du Destin, quise vengea en s'accomplissant. Ce mot me jeta Esteban...Elle s'arrta un instant; - et il l'coutait, parlant cette langue levequi, elle seule, lui aurait affirm, s'il avait pu en douter, qu'elle taitbien ce qu'elle disait: la duchesse de Sierra-Leone. Ah! la fille duboulevard tait alors entirement efface. On et jur d'un masquetomb, et que la vraie figure, la vraie personne, reparaissait. L'attitudede ce corps effrn tait devenue chaste.Tout en parlant, elle avait pris derrire elle un chle, oubli au dos ducanap, et elle s'en tait enveloppe...Elle en avait ramen les plis sur ce sein maudit - comme elle l'avaitnomm, - mais auquel la prostitution n'avait pu enlever la perfection desa rondeur et sa fermet virginale. Sa voix mme avait perdu la raucitqu'elle avait dans la rue... Etait-ce une illusion produite par ce qu'elledisait ? mais il semblait Tressignies que cette voix tait d'un timbreplus pur, - qu'elle avait repris sa noblesse.- Je ne sais pas, - continua-t-elle, - si les autres femmes sont commemoi. Mais cet orgueil incrdule de don Christoval, ce ddaigneux ettranquille: Il n'oserait! en parlant de l'homme que j'aimais, m'insultapour lui, qui, dj, dans le fond de mon tre, avait pris possession demoi comme un Dieu. - Prouve-lui que tu oseras! - lui dis-je, le soirmme, en lui dclarant mon amour.

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  • Je n'avais pas besoin de le lui dire. Esteban m'adorait depuis le premierjour qu'il m'avait vue. Notre amour avait eu la simultanit de deuxcoups de pistolet tirs en mme temps, et qui tuent... J'avais fait mondevoir de femme espagnole en avertissant don Christoval. Je ne luidevais que ma vie, puisque j'tais sa femme, car le coeur n'est pas libred'aimer; et, ma vie, il l'aurait prise trs certainement, en mettant laporte de son chteau don Esteban, comme je le voulais. Avec la folie demon coeur dchan, je serais morte de ne plus le voir, et je m'taisexpose cette terrible chance. Mais puisque lui, le duc, mon mari, nem'avait pas comprise, puisqu'il se croyait au-dessus de Vasconcellos,qu'il lui paraissait impossible que celui-ci levt les yeux et sonhommage jusqu' moi, je ne poussai pas plus loin l'hrosme conjugalcontre un amour qui tait mon matre... Je n'essaierai pas de vous donnerl'ide exacte de cet amour. Vous ne me croiriez peut-tre pas, vous nonplus... Mais qu'importe, aprs tout, ce que vous penserez! Croyez-moi, oune me croyez pas! ce fut un amour tout la fois brlant et chaste, unamour chevaleresque, romanesque, presque idal, presque mystique. Ilest vrai que nous avions vingt ans peine, et que nous tions du pays desBivar, d'Ignace de Loyola et de sainte Thrse. Ignace, ce chevalier de laVierge, n'aimait pas plus purement la Reine des cieux que ne m'aimaitVasconcellos; et moi, de mon ct, j'avais pour lui quelque chose de cetamour extatique que sainte Thrse avait pour son Epoux divin.L'adultre, fi donc!Est-ce que nous pensions que nous pouvions tre adultres ? Le coeurbattait si haut dans nos poitrines, nous vivions dans une atmosphre desentiments si transcendants et si levs, que nous ne sentions en nousrien des mauvais dsirs et des sensualits des amours vulgaires.Nous vivions en plein azur du ciel; seulement ce ciel tait africain, etcet azur tait du feu. Un tel tat d'me auraitil dur ? Etait-ce bienpossible qu'il durt ? Ne jouions-nous pas l, sans le savoir, sans nousen douter, le jeu le plus dangereux pour de faibles cratures, et nedevions-nous pas tre prcipits, dans un temps donn, de cette hauteurimmacule ?... Esteban tait pieux comme un prtre, comme un chevalierportugais du temps d'Albuquerque; moi, je valais assurment moins quelui, mais j'avais en lui et dans la puret de son amour une foi quienflammait la puret du mien. Il m'avait dans son coeur, comme unemadone dans sa niche d'or, - avec une lampe ses pieds, - une lampeinextinguible. Il aimait mon me pour mon me. Il tait de ces raresamants qui veulent grande la femme qu'ils adorent. Il me voulait noble,dvoue, hroque, une grande femme de ces temps o l'Espagne tait

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  • grande. Il aurait mieux aim me voir faire une belle action que de valseravec moi souffl e souffle! Si les anges pouvaient s'aimer entre euxdevant le trne de Dieu, ils devraient s'aimer comme nous nous aimions...Nous tions tellement fondus l'un dans l'autre, que nous passions delongues heures ensemble et seuls, la main dans la main, les yeux dansles yeux, pouvant tout, puisque nous tions seuls, mais tellementheureux que nous ne dsirions pas davantage. Quelquefois, ce bonheurimmense qui nous inondait nous faisait mal force d'tre intense, etnous dsirions mourir, mais l'un avec l'autre ou l'un pour l'autre, et nouscomprenions alors le mot de sainte Thrse: Je meurs de ne pouvoirmourir! ce dsir de la crature finie succombant sous un amour infini, etcroyant faire plus de place ce torrent d'amour infini par le brisementdes organes et la mort. Je suis maintenant la dernire des craturessouilles; mais, dans ce temps-l, croirez-vous que jamais les lvresd'Esteban n'ont touch les miennes, et qu'un baiser dpos par lui sur unerose, et repris par moi, me faisait vanouir ? Du fond de l'abmed'horreur o je me suis volontairement plonge, je me rappelle chaqueinstant, pour mon supplice, ces dlices divines de l'amour pur danslesquelles nous vivions, perdus, perdus, et si transparents, sans doute,dans l'innocence de cet amour sublime, que don Christoval n'eut pasgrand-peine voir que nous nous adorions. Nous vivions la tte dans leciel. Comment nous apercevoir qu'il tait jaloux, et de quelle jalousie!De la seule dont il ft capable: de la jalousie de l'orgueil.Il ne nous surprit pas. On ne surprend que ceux qui se cachent. Nous nenous cachions pas. Pourquoi nous serions-nous cachs? Nous avions lacandeur de la flamme en plein jour qu'on aperoit dans le jour mme, et,d'ailleurs, le bonheur dbordait trop de nous pour qu'on ne le vt pas, etle duc le vit! Cela creva enfin les yeux son orgueil, cette splendeurd'amour! Ah! Esteban avait os! Moi aussi! Un soir nous tions commenous tions toujours, comme nous passions notre vie depuis que nousnous aimions, tte tte, unis par le regard seul; lui, mes pieds,devant moi, comme devant la Vierge Marie, dans une contemplation siprofonde que nous n'avions besoin d'aucune caresse. Tout coup, le ducentra avec deux noirs qu'il avait ramens des colonies espagnoles, dontil avait t longtemps gouverneur. Nous ne les apermes pas, dans lacontemplation cleste qui enlevait nos mes en les unissant, quand latte d'Esteban tomba lourdement sur mes genoux. Il tait trangl! Lesnoirs lui avaient jet autour du cou ce terrible lazo avec lequel ontrangle au Mexique les taureaux sauvages. Ce fut la foudre pour larapidit! Mais la foudre qui ne me tua pas. Je ne m'vanouis point, je ne

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  • criai pas. Nulle larme ne jaillit de mes yeux. Je restai muette et rigide,dans un tat sans nom d'horreur, d'o je ne sortis que par un dchirementde tout mon tre. Je sentis qu'on m'ouvrait la poitrine et qu'on m'enarrachait le coeur. Hlas! ce n'tait pas moi qu'on l'arrachait: c'tait Esteban, ce cadavre d'Esteban qui gisait mes pieds, trangl, lapoitrine fendue, fouille, comme un sac, par les mains de ces monstres!J'avais ressenti, tant j'tais par l'amour devenue lui, ce qu'aurait sentiEsteban s'il avait t vivant. J'avais ressenti la douleur que ne sentaitpas son cadavre, et c'tait cela qui m'avait tire de l'horreur danslaquelle je m'tais fige quand ils me l'avaient trangl.Je me jetai eux: A mon tour! leur criai-je. Je voulais mourir de lamme mort, et je tendis ma tte l'infme lacet. Ils allaient la prendre.- On ne touche pas la reine, fit le duc, cet orgueilleux duc qui secroyait plus que le Roi, et il les fit reculer en les fouettant de son fouetde chasse. Non! vous vivrez, Madame, me dit-il, mais pour pensertoujours ce que vous allez voir... Et il siffla. Deux normes chienssauvages accoururent."Qu'on fasse manger, - dit-il, le coeur de ce tratre ces chiens!" - Oh! cela, je ne sais quoi se redressa en moi:"Allons donc, venge-toi mieux! - lui dis-je. - C'est moi qu'il faut lefaire manger!"Il resta comme pouvant de mon ide... "Tu l'aimes doncfurieusement ?" - reprit-il. - Ah! je l'aimais d'un amour qu'il venaitd'exasprer. Je l'aimais n'avoir ni peur ni dgot de ce coeur saignant,plein de moi, chaud de moi encore, et j'aurais voulu le mettre dans lemien, ce coeur... Je le demandai genoux, les mains jointes! Je voulaispargner, ce noble coeur ador, cette profanation impie, sacrilge...J'aurais communi avec ce coeur, comme avec une hostie. N'tait-il pasmon Dieu ?... La pense de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu,Esteban et moi, tant de fois l'histoire ensemble, avait surgi en moi. Jel'enviais!... Je la trouvais heureuse d'avoir fait de sa poitrine un tombeauvivant l'homme qu'elle avait aim. Mais la vue d'un amour pareil renditle duc atrocement implacable. Ses chiens dvorrent le coeur d'Estebandevant moi. Je le leur disputai; je me battis avec ces chiens. Je ne pus leleur arracher. Ils me couvrirent d'affreuses morsures, et tranrent etessuyrent mes vtements leurs gueules sanglantes. Elles'interrompit. Elle tait devenue livide ces souvenirs... et, haletante,elle se leva d'un mouvement forcen, et, tirant elle un tiroir decommode par sa poigne de bronze, elle montra Tressignies une robe enlambeaux, teinte de sang plusieurs places:- Tenez! - dit-elle, - c'est l le sang du coeur de l'homme que j'aimais et

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  • que je n'ai pu arracher aux chiens! Quand je me retrouve seule dansl'excrable vie que je mne, quand le dgot m'y prend, quand la bouem'en monte la bouche et m'touffe, quand le gnie de la vengeancefaiblit en moi, que l'ancienne duchesse revient et que la fillem'pouvante, je m'entortille dans cette robe, je vautre mon corps souilldans ses plis rouges, toujours brlants pour moi, et j'y rchauffe mavengeance. C'est un talisman que ces haillons sanglants!Quand je les ai autour du corps, la rage de le venger me reprend auxentrailles, et je me retrouve de la force, ce qu'il me semble, pour uneternit!Tressignies frmissait, en coutant cette femme effrayante. Ilfrmissait de ses gestes, de ses paroles, de sa tte, devenue une tte deGorgone: il lui semblait voir autour de cette tte les serpents que cettefemme avait dans le coeur. Il commenait alors de comprendre - lerideau se tirait! - ce mot vengeance, qu'elle disait tant,- qui luiflambait toujours aux lvres!- La vengeance! oui, - reprit-elle, - vous comprenez, maintenant, cequ'elle est, ma vengeance! Ah! je l'ai choisie entre toutes comme onchoisit de tous les genres de poignards celui qui doit faire le plussouffrir, le cric dentel qui doit le mieux dchirer l'tre abhorr qu'ontue. Le tuer simplement cet homme, et d'un coup! je ne le voulais pas.Avait-il tu, lui, Vasconcellos avec son pe, comme un gentilhomme ?Non! il l'avait fait tuer par des valets. Il avait fait jeter son coeur auxchiens, et son corps au chamier peut-tre! Je ne le savais pas. Je ne l'aijamais su. Le tuer, pour tout cela ? Non! c'tait trop doux et trop rapide!Il fallait quelque chose de plus lent et de plus cruel... D'ailleurs, le ductait brave. Il ne craignait pas la mort. Les Sierra-Leone l'ont affronte toutes les gnrations. Mais son orgueil, son immense orgueil taitlche, quand il s'agissait de dshonneur..Il fallait donc l'atteindre et lecrucifier dans son orgueil. Il fallait donc dshonorer son nom dont iltait si fier. Eh bien! je me jurai que, ce nom, je le tremperais dans laplus infecte des boues, que je le changerais en honte, en immondice, enexcrment! et pour cela je me suis faite ce que je suis,- une fillepublique, - la fille Sierra-Leone, qui vous a raccroch ce soir!... Elle ditces dernires paroles avec des yeux qui se mirent tinceler de la joied'un coup bien frapp.- Mais, - dit Tressignies, - le sait-il, lui, le duc, ce que vous tesdevenue ?...- S'il ne le sait pas, il le saura un jour, - rpondit-elle, avec la scuritabsolue d'une femme qui a pens tout, qui a tout calcul, qui est sre

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  • de l'avenir. - Le bruit de ce que je fais peut l'atteindre d'un jour l'autre, d'une claboussure de ma honte! Quelqu'un des hommes quimontent ici peut lui cracher au visage le dshonneur de sa femme, cecrachat qu'on n'essuie jamais; mais ce ne serait l qu'un hasard, et cen'est pas un hasard que je livrerais ma vengeance! J'ai rsolu d'enmourir pour qu'elle soit plus sre; ma mort l'assurera, en l'achevant.Tressignies tait dpays par l'obscurit de ces dernires paroles; maiselle en fit jaillir une hideuse clart:Je veux mourir o meurent les filles comme moi,- reprit-elle. -Rappelez-vous!... Il fut un homme, sous Franois Ier, qui alla chercherchez une de mes pareilles une effroyable et immonde maladie, qu'ildonna sa femme pour en empoisonner le roi, dont elle tait lamatresse, et c'est ainsi qu'il se vengea de tous les deux... Je ne feraipas moins que cet homme. Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs, ilarrivera bien qu'un jour la putrfaction de la dbauche saisira et rongeraenfin la prostitue, et qu'elle ira tomber par morceaux et s'teindre dansquelque honteux hpital! Oh! alors, ma vie sera paye! - ajouta-t-elle,avec l'enthousiasme de la plus affreuse esprance; - alors il sera tempsque le duc de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la duchesse deSierra-Leone, aura vcu et comment elle meurt! Tressignies n'avait paspens cette profondeur dans la vengeance, qui dpassait tout ce quel'histoire lui avait appris. Ni l'Italie du XVIe sicle, ni la Corse de tousles ges, ces pays renomms pour l'implacabilit de leursressentiments, n'offraient sa mmoire un exemple de combinaison plusrflchie et plus terrible que celle de cette femme, qui se vengeait mme elle, mme son corps comme mme son me! Il tait effray dece sublime horrible, car l'intensit dans les sentiments, pousse cepoint, est sublime. Seulement, c'est le sublime de l'enfer.Et quand il ne le saurait pas, - reprit-elle encore, redoublant d'clairssur son me, - moi, aprs tout, je le saurais! Je saurais ce que je faischaque soir, - que je bois cette fange, et que c'est du nectar, puisquec'est ma vengeance!... Est-ce que je ne jouis pas, chaque minute, de lapense de ce que je suis ?... Est-ce qu'au moment o je le dshonore, ceduc altier, je n'ai pas, au fond de ma pense, l'ide enivrante que je ledshonore ? Est-ce que je ne vois pas clairement dans ma pense tout cequ'il souffrirait s'il le savait ?... Ah! les sentiments comme les miensont leur folie, mais c'est leur folie qui fait le bonheur! Quand je me suisenfuie de Sierra-Leone, j'ai emport avec moi le portrait du duc, pour luifaire voir, ce portrait, comme si 'avait t lui-mme, les hontes dema vie! Que de fois je lui ai dit, comme s'il avait pu me voir et

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  • m'entendre: "Regarde donc! regarde!" Et quand l'horreur me prend dans vosbras, tous vous autres,- car elle m'y prend toujours: je ne puis pasm'accoutumer au got de cette fange! - j'ai pour ressource ce bracelet, -et elle leva son bras superbe d'un mouvement tragique; - j'ai ce cerclede feu, qui me brle jusqu' la moelle et que je garde mon bras, malgrle supplice de l'y porter, pour que je ne puisse jamais oublier lebourreau d'Esteban, pour que son image excite mes transports, - cestransports d'une haine vengeresse, que les hommes sont assez btes etassez fats pour croire du plaisir qu'ils savent donner! Je ne sais pas ceque vous tes, vous, mais vous n'tes certainement pas le premier venuparmi tous ces hommes; et cependant vous avez cru, il n'y a qu'uninstant, que j'tais encore une crature humaine, qu'il y avait encore unefibre qui vibrait en moi; et il n'y avait en moi que l'ide de vengerEsteban du monstre dont voici l'image! Ah! son image, c'tait pour moicomme le coup de l'peron, large comme un sabre, que le cavalier arabeenfonce dans le flanc de son cheval pour lui faire traverser le dsert.J'avais, moi, des espaces de honte encore plus grands dvorer, et jem'enfonais cette excrable image dans les yeux et dans le coeur, pourmieux bondir sous vous quand vous me teniez... Ce portrait, c'taitcomme si c'tait lui! c'tait comme s'il nous voyait par ses yeux peints!...Comme je comprenais l'envotement des sicles o l'on envotait!Comme je comprenais le bonheur insens de planter le couteau dans lecoeur de l'image de celui qu'on et voulu tuer! Dans le temps que j'taisreligieuse, avant d'aimer cet Esteban qui a pour moi remplac Dieu,j'avais besoin d'un crucifix pour mieux penser au Crucifi; et, au lieu del'aimer, je l'aurais ha, j'eusse t une impie, que j'aurais eu besoin ducrucifix pour mieux le blasphmer et l'insulter!Hlas! - ajouta-t-elle, changeant de ton et passant de l'pret dessentiments les plus cruels aux douceurs poignantes d'une incroyablemlancolie, - je n'ai pas le portrait d'Esteban. Je ne le vois que dans monme... et c'est peut-tre heureux, - ajouta-t-elle. - Je l'aurais sous lesyeux qu'il relverait mon pauvre coeur, qu'il me ferait rougir desindignes abaissements de ma vie. Je me repentirais, et je ne pourraisplus le venger!... .La Gorgone tait devenue touchante, mais ses yeux taient rests secs.Tressignies, mu d'une tout autre motion que celles-l par lesquellesjusqu'ici elle l'avait fait passer, lui prit la main, cette femme qu'ilavait le droit de mpriser, et il la lui baisa avec un respect ml depiti. Tant de malheur et d'nergie la lui grandissaient:Quelle femme! pensait-il. Si, au lieu d'tre la duchesse de Sierra-

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  • Leone, elle avait t la marquise de Vasconcellos, elle et, avec lapuret et l'ardeur de son amour pour Esteban, offert l'admirationhumaine quelque chose de comparable et d'gal la grande marquise dePescaire.Seulement, - ajouta-t-il en lui-mme, - elle n'aurait pas montr, etpersonne n'aurait jamais su, quels gouffres de profondeur et de volonttaient en elle. Malgr le scepticisme de son poque et l'habitude de seregarder faire et de se moquer de ce qu'il faisait, Robert de Tressigniesne se sentit point ridicule d'embrasser la main de cette femme perdue;mais il ne savait plus que lui dire. Sa situation vis--vis d'elle taitembarrasse. En jetant son histoire entre elle et lui, elle avait coup,comme avec une hache, ces liens d'une minute qu'ils venaient de nouer.Il y avait en lui un inexprimable mlange d'admiration, d'horreur, et dempris; mais il se serait trouv de trs mauvais got de faire dusentiment ou de la morale avec cette femme. Il s'tait souvent moqudes moralistes, sans mandat et sans autorit, qui pullulaient dans cetemps-l, o, sous l'influence de certains drames et de certains romans,on voulait se donner des airs de relever, comme des pots de fleursrenverss, les femmes qui tombaient. Il tait, tout sceptique qu'il ft,dou d'assez de bon sens pour savoir qu'il n'y avait que le prtre seul - leprtre du Dieu rdempteur - qui pt relever de pareilles chutes... et,encore croyait-il que, contre l'me de cette femme, le prtre lui-mmese serait bris. Il avait en lui une implication de choses douloureuses, etil gardait un silence plus pesant pour lui que pour elle. Elle, toute laviolence de ses ides et de ses souvenirs, continua:- Cette ide de le dshonorer, au lieu de le tuer, cet homme pour quil'honneur, comme le monde l'entend, tait plus que la vie, ne me vint pastout de suite... Je fus longtemps trouver cela. Aprs la mort deVasconcellos, qu'on ne sut peut-tre pas dans le chteau, dont le corpsfut probablement jet dans quelque oubliette avec les noirs qui l'avaientassassin, le duc ne m'adressa plus la parole, si ce n'est brivement etcrmonieusement devant ses gens, car la femme de Csar ne doit pastre souponne, et je devais rester aux yeux de tous l'impeccableduchesse d'Arcos de Sierra-Leone. Mais, tte tte et entre nous,jamais un seul mot, jamais une allusion; le silence, ce silence de lahaine, qui se nourrit d'elle-mme et n'a pas besoin de parler. DonChristoval et moi, nous luttions de force et de fiert. Je dvorais meslarmes.Je suis une Turre-Cremata. J'ai en moi la puissante dissimulation de marace qui est italienne, et je me bronzais, jusque dans les yeux, pour qu'il

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  • ne pt pas souponner ce qui fermentait sous ce front de bronze ocouvait l'ide de ma vengeance. Je fus absolument impntrable. Grce cette dissimulation, qui boucha tous les jours de mon tre par lesquelsmon secret aurait pu filtrer, je prparai ma fuite de ce chteau dont lesmurs m'crasaient, et o ma vengeance n'aurait pu s'accomplir que sousla main du duc, qui se serait vite leve. Je ne me confiai personne. Est-ce que jamais mes dugnes ou mes camristes avaient os lever leursyeux sur mes yeux pour savoir ce que je pensais ? J'eus d'abord le projetd'aller Madrid; mais, Madrid, le duc tait tout-puissant, et le filet detoutes les polices se serait referm sur moi son premier signal. Il m'yaurait facilement reprise, et, reprise une fois, il m'aurait jete dansl'impace de quelque couvent, touffe l, tue entre deux portes,supprime du monde, de ce monde dont j'avais besoin pour me venger!...Paris tait plus sr. Je prfrai Paris. C'tait une meilleure scne pourl'talage de mon infamie et de ma vengeance; et, puisque je voulais qu'unjour tout cela clatt comme la foudre, quelle bonne place que cetteville, le centre de tous les chos, travers laquelle passent toutes lesnations du monde! Je rsolus d'y vivre de cette vie de prostitue qui neme faisait pas trembler, et d'y descendre impudemment jusqu'au dernierrang de ces filles perdues qui se vendent pour une pice de monnaie, ft-ce des goujats! Pieuse comme je l'tais avant de connatre Esteban, quim'avait arrach Dieu de la poitrine pour s'y mettre la place, je melevais souvent la nuit sans mes femmes, pour faire mes oraisons laVierge noire de la chapelle. C'est de l qu'une nuit je me sauvai et gagnaiaudacieusement les gorges des sierras. J'emportai tout ce que je pus demes bijoux et de l'argent de ma cassette. Je me cachai quelque tempschez des paysans qui me conduisirent la frontire. Je vins Paris. Jem'y attelai, sans peur, cette vengeance qui est ma vie. J'en suistellement assoiffe, de cette fureur de me venger, que parfois j'ai pens affoler de moi quelque jeune homme nergique et le pousser vers leduc pour lui apprendre mon ignominie; mais j'ai fini toujours partouffer cette pense, car ce n'est pas quelques pieds d'ordure que jeveux lever sur son nom et sur ma mmoire: c'est toute une pyramide defumier! Plus je serai tard venge, mieux je serai venge...Elle s'arrta. De livide, elle tait devenue pourpre. La sueur lui dcoulaitdes tempes. Elle s'enrouait. Etait-ce le coup de la honte ?... Elle saisitfbrilement une carafe sur la commode, et se versa un norme verred'eau qu'elle lampa.- Cela est dur passer, la honte! - dit-elle; - mais il faut qu'elle passe!J'en ai assez aval depuis trois mois, pour qu'elle puisse passer!

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  • - Il y a donc trois mois que ceci dure ? - (il n'osait plus dire quoi) fitTressignies, avec un vague plus sinistre que la prcision.- Oui, - dit-elle, - trois mois. Mais qu'est-ce que trois mois ? - ajouta-t-elle. - Il faudra du temps pour cuire et recuire ce plat de vengeanceque je lui cuisine, et qui lui paiera son refus du coeur d'Esteban qu'il n'apas voulu me faire manger...Elle dit cela avec une passion atroce et une mlancolie sauvage.Tressignies ne se doutait pas qu'il pt y avoir dans une femme un pareilmlange d'amour idoltre et de cruaut. Jamais on n'avait regard avecune attention plus concentre une oeuvre d'art qu'il ne regardait cettesingulire et toute-puissante artiste en vengeance, qui se dressait alorsdevant lui... Mais quelque chose, qu'il tait tonn d'prouver, se mlait sa contemplation d'observateur. Lui qui croyait en avoir fini avec lessentiments involontaires et dont la rflexion, au rire terrible, mordaittoujours les sensations, comme j'ai vu des charretiers mordre leurschevaux pour les faire obir, sentait que dans l'atmosphre de cettefemme il respirait un air dangereux. Cette chambre, pleine de tant depassion physique et barbare, asphyxiait ce civilis. Il avait besoin d'unegorge d'air et il pensait s'en aller, dt-il revenir.Elle crut qu'il partait. Mais elle avait encore des cts lui faire voirdans son chef-d'oeuvre.- Et cela? - fit-elle, avec un ddain et un geste retrouv de duchesse, enlui montrant du doigt la coupe de verre bleu qu'il avait remplie d'or.Reprenez cet argent, - dit-elle. - Qui sait ? Je suis peut-tre plusriche que vous. L'or n'entre pas ici. Je n'en accepte de personne. Et, avecla fiert d'une bassesse qui tait sa vengeance, elle ajouta: "Je ne suisqu'une fille cent sous." Le mot fut dit comme il tait pens. Ce fut ledernier trait de ce sublime la renverse, de ce sublime infernal dontelle venait de lui taler le spectacle, et dont certainement le grandCorneille, au fond de son me tragique, ne se doutait pas! Le dgot de cedernier mot donna Tressignies la force de s'en aller. Il rafla les picesd'or de la coupe et n'y laissa que ce qu'elle demandait. Puisqu'elle leveut! dit-il, je pserai sur le poignard qu'elle s'enfonce, et j'y mettraiaussi ma tache de boue, puisque c'est de boue qu'elle a soif. Et il sortitdans une agitation extrme. Les candlabres inondaient toujours de leurlumire cette porte, si commune d'aspect, par laquelle il tait djpass. Il comprit pourquoi taient plantes l ces torchres, quand ilregarda la carte colle sur la porte, comme l'enseigne de cette boutiquede chair. Il y avait sur cette carte en grandes lettres:

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  • LA DUCHESSE D'ARCOS DE SIERRA-LEONE

    Et, au-dessous, un mot ignoble pour dire le mtier qu'elle faisait.Tressignies rentra chez lui, ce soir-l, aprs cette incroyable aventure,dans une situation si trouble qu'il en tait presque honteux. Lesimbciles - c'est--dire peu prs tout le monde - croient que rajeunirserait une invention charmante de la nature humaine; mais ceux quiconnaissent la vie savent mieux le profit que ce serait.Tressignies se dit avec effroi qu'il allait peut-tre se retrouver tropjeune... et voil pourquoi il se promit de ne plus mettre le pied chez laduchesse, malgr l'intrt, ou plutt cause de l'intrt que cettefemme inoue lui infligeait. Pourquoi, se dit-il, retourner dans ce lieumalsain d'infection, au fond duquel une crature de haute origine s'estvolontairement prcipite ? Elle m'a cont toute sa vie, et je peuximaginer sans effort les dtails, qui ne peuvent changer, de cettehorrible vie de chaque jour. Telle fut la rsolution de Tressignies,prise nergiquement au coin du feu, dans la solitude de sa chambre.Il s'y calfeutra quelque temps contre les choses et les distractions dudehors, tte tte avec les impressions et les souvenirs d'une soireque son esprit ne pouvait s'empcher de savourer, comme un pometrange et tout-puissant auquel il n'avait rien lu de comparable, ni dansByron, ni dans Shakespeare, ses deux potes favoris.Aussi passa-t-il bien des heures, accoud aux bras de son fauteuil, feuilleter rveusement en lui les pages toujours ouvertes de ce pomed'une hideuse nergie. Ce fut l un lotus qui lui fit oublier les salons deParis, - sa patrie. Il lui fallut mme le coup de collier de sa volont poury retourner. Les irrprochables duchesses qu'il y retrouva lui semblrentmanquer un peu d'accent... Quoiqu'il ne ft pas une bgueule, ceTressignies, ni ses amis non plus, il ne leur dit pas un seul mot de sonaventure, par un sentiment de dlicatesse qu'il traitait d'absurde, car laduchesse ne lui avait-elle pas demand de raconter tout venant sonhistoire, et de la faire rayonner aussi loin qu'il pourrait la fairerayonner ?... Il la garda pour lui, au contraire. Il la mit et la scella dansle coin le plus mystrieux de son tre, comme on bouche un flacon deparfum trs rare, dont on perdrait quelque chose en le faisant respirer.Chose tonnante, avec la nature d'un homme comme lui! ni au Caf deParis, ni au cercle, ni l'orchestre des thtres, ni nulle part o leshommes se rencontrent seuls et se disent tout, il n'aborda jamais un deses amis sans avoir peur de lui entendre raconter, comme lui tant

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  • arriv, l'aventure qui tait la sienne; et, cette chose qui pouvait arriverfaisait surgir en lui une perspective qui, dans les dix premires minutesd'une conversation, lui causait un lger tremblement. Nonobstant, il setint parole, et non seulement il ne retourna pas rue Basse-du-Rempart,mais au boulevard. Il ne s'appuya plus, comme le faisaient les autresgants jaunes, les lions du temps, contre la balustrade de Tortoni. Si jerevoyais flotter sa diable de robe jaune, se disait-il, je serais peut-treencore assez bte pour la suivre. Toutes les robes jaunes qu'ilrencontrait le faisaient rver... Il aimait prsent les robes jaunes,qu'il avait toujours dtestes. Elle m'a dprav le got, se disait-il,et c'est ainsi que le dandy se moquait de l'homme. Mais ce que Mme deStal, qui les connaissait, appelle quelque part les penses du Dmon,tait plus fort que l'homme et que le dandy. Tressignies devint sombre.C'tait dans le monde un homme d'un esprit anim, dont la gaiet taitaimable et redoutable - ce qu'il faut que toute gaiet soit dans cemonde, qui vous mpriserait si, tout en l'amusant, vous ne le faisiez pastrembler un peu. Il ne causa plus avec le mme entrain... Est-ilamoureux ? disaient les commres. La vieille marquise de Clrembault,qui croyait qu'il en voulait sa petite-fille, sortie tout chaud du Sacr-Coeur et romanesque comme on l'tait alors, lui disait avec humeur: Jene puis plus vous sentir quand vous prenez vos airs d'Hamlet. Desombre, il passa souffrant. Son teint se plomba. Qu'a donc M. deTressignies ? disait-on, et on allait peut-tre lui dcouvrir le cancer l'estomac de Bonaparte dans la poitrine, quand, un beau jour, il supprimatoutes les questions et inquisitions sur sa personne en bouclant samalle en deux temps, comme un officier, et en disparaissant comme parun trou.O allait-il ? Qui s'en occupa ? Il resta plus d'un an parti, puis il revint Paris, reprendre le brancard de sa vie de mondain. Il tait un soir chezl'ambassadeur d'Espagne, o, ce soir-l, par parenthse, le monde le plustincelant de Paris fourmillait... Il tait tard. On allait souper. La cohuedu buffet vidait les salons. Quelques hommes, dans le salon de jeu,s'attardaient un whist obstin. Tout coup, le partner de Tressignies,qui tournait les pages d'un petit portefeuille d'caille sur lequel ilcrivait les paris qu'on faisait chaque rob, y vit quelque chose qui luifit faire le Ah! qu'on fait quand on retrouve ce qu'on oubliait.- Monsieur l'ambassadeur d'Espagne, - dit-il au matre de la maison, qui,les mains derrire son dos, regardait jouer, - y a-t-il encore des Sierra-Leone Madrid ?- Certes, s'il y en a! - fit l'ambassadeur. - D'abord, il y a le duc, qui est

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  • de pair avec tout ce qu'il y a de plus lev parmi les Grandesses.- Qu'est donc cette duchesse de Sierra-Leone qui vient de mourir Paris, et qu'est-elle au duc ? - reprit alors l'interlocuteur.- Elle ne pourrait tre que sa femme, rpondit tranquillementl'ambassadeur. Mais, il y a presque deux ans que la duchesse est commesi elle tait morte. Elle a disparu, sans qu'on sache pourquoi ni commentelle a disparu: - la vrit est un profond mystre! Figurez-vous bien quel'imposante duchesse d'Arcos de Sierra-Leone n'tait pas une femme dece temps-ci, une de ces femmes folies, qu'un amant enlve. C'tait unefemme aussi hautaine pour le moins que le duc son mari, qui est bien leplus orgueilleux des ricos hombres de toute l'Espagne. De plus, elle taitpieuse, pieuse d'une pit quasi monastique. Elle n'a jamais vcu qu'Sierra-Leone, un dsert de marbre rouge, o les aigles, s'il y en a,doivent tomber asphyxis d'ennui de leurs pics! Un jour, elle en a disparuet jamais on n'a pu retrouver sa trace. Depuis ce temps-l, le duc, unhomme du temps de Charles Quint, qui personne n'a jamais os poser lamoindre question, est venu habiter Madrid, et n'y a pas plus parl de safemme et de sa disparition que si elle n'avait jamais exist.C'tait, en son nom, une Turre-Cremata, la dernire des Turre-Cremata,de la branche d'Italie.- C'est bien cela, - interrompit le joueur. Et il regarda ce qu'il avaitcrit sur un des feuillets de son calepin d'caille. - Eh bien! - ajouta-t-il solennellement, monsieur l'ambassadeur d'Espagne, j'ai l'honneurd'annoncer Votre Excellence que la duchesse de Sierra-Leone a tenterre ce matin, et, ce dont assurment vous ne vous douteriezjamais, qu'elle a t enterre l'glise de la Salptrire, comme unepensionnaire de l'tablissement!A ces paroles, les joueurs tournrent le nez leurs cartes et lesplaqurent devant eux sur la table, regardant tour tour, effars, celui-l qui parlait et l'ambassadeur.- Mais oui! - dit le joueur, qui faisait son effet, cette chose dlicieuseen France! - Je passais par l, ce matin, et j'ai entendu le long des mursde l'glise un si majestueux tonnerre de musique religieuse, que je suisentr dans cette glise, peu accoutume de pareilles ftes... et que jesuis tomb de mon haut, en passant par le portail, drap de noir et semd'armoiries double cusson, de voir dans le choeur le plusresplendissant catafalque.L'glise tait peu prs vide. Il y avait au banc des pauvres quelquesmendiants, et et l quelques femmes, de ces horribles lpreuses del'hpital qui est ct, du moins de celles-l qui ne sont pas tout fait

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  • folles et qui peuvent encore se tenir debout. Surpris d'un pareilpersonnel auprs d'un pareil catafalque, je m'en suis approch, et j'ai lu,en grosses lettres d'argent sur fond noir, cette inscription que j'ai, mafoi! copie, de surprise et pour ne pas l'oublier:

    CI-GT SANZIA-FLORINDA-CONCEPTION DE TURRE-CREMATA, DUCHESSED'ARCOS DE SIERRA-LEONE FILLE REPENTIE, MORTE LA SALPTRIRE,LE...REQUIESCAT IN PACE!

    Les joueurs ne songeaient plus la partie. Quant l'ambassadeur,quoiqu'un diplomate ne doive pas plus tre tonn qu'un officier ne doiveavoir peur, il sentit que son tonnement pouvait le compromettre:- Et vous n'avez pas pris de renseignements ?... - fitil, comme s'il etparl un de ses infrieurs.- A personne, Excellence, - rpondit le joueur. - Il n'y avait que despauvres; et les prtres, qui peut-tre auraient pu me renseigner,chantaient l'office. D'ailleurs, je me suis souvenu que j'aurais l'honneurde vous voir ce soir. - Je les aurai demain, fit l'ambassadeur. Et lapartie s'acheva, mais coupe d'interjections, et chacun si proccup desa pense, que tout le monde fit des fautes parmi ces forts whisteurs,et que personne ne s'aperut de la pleur de Tressignies, qui saisit sonchapeau et sortit, sans prendre cong de personne. Le lendemain, il taitde bonne heure la Salptrire. Il demanda le chapelain, - un vieuxbonhomme de prtre, - lequel lui donna tous les renseignements qu'il luidemanda sur le n" 119 qu'tait devenue la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. La malheureuse tait venue s'abattre o elle avait prvu qu'elles'abattrait... A ce jeu terrible qu'elle avait jou, elle avait gagn la pluseffroyable des maladies. En peu de mois, dit le vieux prtre, elle s'taitcarie jusqu'aux os... Un de ses yeux avait saut un jour brusquement deson orbite et tait tomb ses pieds comme un gros sou... L'autre s'taitliqufi et fondu... Elle tait morte - mais stoquement - dansd'intolrables tortures... Riche d'argent encore et de ses bijoux, elleavait tout lgu aux malades, comme elle, de la maison qui l'avaitaccueillie, et prescrit de solennelles funrailles. Seulement, pour sepunir de ses dsordres, - dit le vieux prtre, qui n'avait rien compris dutout cette femme-l, - elle avait exig, par pnitence et par humilit,qu'on mt aprs ses titres, sur son cercueil et sur son tombeau, qu'elletait une FILLE... REPENTIE. Et encore, ajouta le vieux chapelain, dupe dela confession d'une pareille femme, par humilit, elle ne voulait pas

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  • qu'on mt "repentie". Tressignies se prit sourire amrement du braveprtre, mais il respecta l'illusion de cette me nave. Car il savait, lui,qu'elle ne se repentait pas, et que cette touchante humilit tait encore,aprs la mort, de la vengeance!

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