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René Daumal et Alexandre de Salzmann Fruit de l'arbre de mon cœur, fraîcheur de mes yeux, René fils de Daumal (Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre et des désirs sans terme soient formulés en votre faveur. Alexandre de Salzmann Le gardien du seuil Paradoxalement, quand un homme est sincèrement brûlé, il ne cherche plus une voie: c'est la voie qui se présente à lui . C'est précisément ce qui s'est passé par la rencontre apparemment Cahier "René Daumal - Le désir d'être", Collection Les 3 Mondes, Charleville-Mézières, 2009, p. 45-56, sous la direction de Philippe Vaillant. 1

Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

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Ami de Kandinsky et de Rilke, membre du groupe Jugendstil , Alexandre de Salzmann (1874-1934) était un remarquable peintre et dessinateur. Ses couvertures pour la revue "Jugend" de Munich et ses nombreuses illustrations dans la même revue , l'ont fait connaître dans l'Allemagne du début du 20e siècle.Alexandre de Salzmann a été aussi un metteur en scène reconnu. En 1922, à l'occasion de la représentation de Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Elysées , la revue "Choses de théâtre" saluait en Alexandre de Salzmann "un des plus remarquables artisans de la rénovation scénique" .Pourtant, Alexandre de Salzmann est aujourd'hui oublié.

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Page 1: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

René Daumal et Alexandre de Salzmann

Fruit de l'arbre de mon cœur, fraîcheur de mes yeux, René fils de Daumal

(Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre

et des désirs sans terme soient formulés en votre faveur.

Alexandre de Salzmann

Le gardien du seuil

Paradoxalement, quand un homme est sincèrement brûlé, il ne

cherche plus une voie: c'est la voie qui se présente à lui. C'est

précisément ce qui s'est passé par la rencontre apparemment miraculeuse,

à l'âge de 22 ans, avec Alexandre de Salzmann, par l'intermédiaire du

peintre Joseph Sima1, rencontre qui marque la transition entre l'homme

brûlé et l'homme accompli : "J'ai rencontré un être humain. Je ne l'aurais

pas cru possible. Et pourtant j'ai dû abandonner de bien commodes

désespoirs. C'est l'espérance qui est lourde à porter" - écrit Daumal dans

"La vie des Basiles"2. Il écrit aussi, un an avant de mourir : « Et j’aurais

sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne

s’était trouvé sur ma route pour me dire : voici, il y a une porte ouverte,

étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. »3.

Cahier "René Daumal - Le désir d'être", Collection Les 3 Mondes, Charleville-Mézières, 2009, p. 45-56, sous la direction de Philippe Vaillant.1 Random, 1970, tome 1, p. 64, 234.2 Daumal, 1953, p. 130.3 Idem, p. 265 - « Une expérience fondamentale ».

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Page 2: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

Ami de Kandinsky et de Rilke, membre du groupe Jugendstil4,

Alexandre de Salzmann (1874-1934) était un remarquable peintre et

dessinateur. Ses couvertures pour la revue "Jugend" de Munich et ses

nombreuses illustrations dans la même revue5, l'ont fait connaître dans

l'Allemagne du début du 20e siècle.

Alexandre de Salzmann a été aussi un metteur en scène reconnu.

En 1922, à l'occasion de la représentation de Pelléas et Mélisande au

Théâtre des Champs-Elysées6, la revue "Choses de théâtre" saluait en

Alexandre de Salzmann "un des plus remarquables artisans de la

rénovation scénique"7.

Pourtant, Alexandre de Salzmann est aujourd'hui oublié. Il y a très

peu d'informations disponibles et même sa date de naissance est citée

d'une manière fantaisiste sur le Web. Heureusement, quelques

événements très récents sont le signe d'une véritable redécouverte de son

œuvre. L'année du centenaire de la naissance de René Daumal fut faste:

la soutenance de la thèse de doctorat en Etudes Théâtrales Alexandre

Salzmann et le théâtre du 20e siècle par Carla di Donato à l'Université de

la Sorbonne Nouvelle / Paris III8, la publication du livre René Daumal ou

le perpétuel incandescent9 où on peut trouver d'importantes informations

concernant Alexandre de Salzmann et, enfin, la découverte, par Christian

4 Le Jugendstil est le nom allemand de l'Art nouveau. 5 Voir, par exemple, Dreitausend Kunstblätter der Münchner "Jugend", München, 1909, p. 305-311.6 di Donato, 2008 ii), p. 153-170.7 Lenormand, 1922, p. 234-235.8 di Donato, 2008 i).9 Nicolescu et de Tonnac, 2008.

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Page 3: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

Le Mellec, d'un riche fonds Daumal à la Bibliothèque Jacques Doucet10

contenant vingt lettres autographes adressées par Alexandre de Salzmann

à René Daumal.

Nous pouvons ainsi reconstituer la trajectoire terrestre d' Alexandre

de Salzmann11.

Alexandre de Salzmann - quelques données

biographiques

Alexandre Gustave de Salzmann est né le 25 janvier 1874 à Tiflis,

dans une famille d'origine balte. Son père, Albert Théodore de Salzmann

était un architecte de renom. Alexandre fait ses études à Tiflis et ensuite à

Moscou. En 1898, il s'établit à Munich, où il s'inscrit à l'Académie des

Beaux Arts, ayant comme professeur Franz von Stuck. En 1900, il

commence sa collaboration à "Jugend". En 1901, on le retrouve comme

enseignant à l'école d'art "Phalanx", fondée par Kandinsky. Il devient

l'ami du compositeur Thomas de Hartmann, proche collaborateur de

Kandinsky. Et c'est certainement dans la mouvance de Blaue Reiter

(dirigé par Kandinsky) que commence à germer en lui, autour du concept

d'"œuvre totale", alliant théâtre, peinture, musique, texte et ballet,

l'intuition du rôle capital de la lumière. Munich fut pour Alexandre de

Salzmann un véritable creuset initiatique, qui allait déclencher son génie.

A partir de 1911, il s'installe à Hellerau, à l'Institut Dalcroze, qui

était en cours de constitution et où il sera un des collaborateurs les plus

importants d'Emile Jaques-Dalcroze et Adolphe Appia. Il fait partie

10 Fonds provenant des archives de Véra Daumal.11 di Donato, 2002-2003, p. 236-266.

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Page 4: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

officiellement de l'Association Théâtrale de Hellerau (Die Gesellschaft

Hellerauer Schauspiele), créée en 1912.

C'est Alexandre de Salzmann qui conçoit le fronton du bâtiment de

l'Institut, avec le symbole inversé du Yin et du Yang. Par un étonnant

détour de l'histoire, pendant l'occupation soviétique, les autorités

détruisent ce symbole et le remplacent par l'Etoile Rouge, comme si elles

étaient conscientes de la force induite par ce symbole. C'est toujours

Alexandre de Salzmann qui est le maître d'œuvre de l'extraordinaire salle

des festivités de l'Institut de Hellerau, véritable temple de lumière.

Il invente un système d'éclairage qui marque le théâtre du 20e siècle

et qui fait l'objet de plusieurs brevets d'invention. Sa technique

d'éclairage12 est, aujourd'hui encore, utilisée.

Hellerau marque une grande rencontre: celle entre la pensée

révolutionnaire d'Adolphe Appia et le génie créateur, d'artisan,

d'Alexandre de Salzmann. Ce que Appia pensait, Alexandre de Salzmann

lui donnait vie dans la réalité du théâtre. En fait, Alexandre de Salzmann

fut probablement celui qui a saisi le mieux le noyau dur des théories

esthétiques d'Adolphe Appia. Il n'était pas un théoricien mais il saisissait

ce qu'il y avait de précieux dans la pensée. Et il a écrit très peu, mais ces

écrits ont la force des paroles axiomatiques et prophétiques.

A Hellerau, Alexandre de Salzmann rencontre Jeanne Allemand,

élève de Dalcroze. Il va l'épouser le 6 septembre 1912, à Genève. En

1913 ont lieu les premières d’ Orphée de Gluck et de L'Annonce faite à

Marie de Paul Claudel, qui ont un succès retentissant. La scénographie et

l'éclairage sont l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann. Dans le programme de

12 de Salzmann, 1972.

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la pièce, Das Claudel-Programmbuch, on trouve, parmi les auteurs des

textes, le nom d' Alexandre de Salzmann à côté de Paul Claudel, Martin

Buber et Wolf Dohrn.

Il y signe une étude importante "Licht, Belichtung und

Beleuchtung"13 (« Lumière, éclairage et illumination »). En 1915,

Alexandre de Salzmann retourne à Moscou, où il travaille avec Alexandr

Jacovlevic Taïrov, au Théâtre Kamernyi. A l’automne 1917, Alexandre

et Jeanne de Salzmann s'installent à Tiflis où Alexandre retrouve Thomas

de Hartmann, directeur de l'Opéra de Tiflis, et sa femme, Olga. Dans la

même année, Thomas de Hartmann les présente à Georges Ivanovitch

Gurdjieff, qui se trouvait, lui aussi, à Tiflis. Ainsi tourne la roue du

destin.

Jeanne de Salzmann présente au public de l' Opéra de Tiflis les

"mouvements" (danses sacrées) de Gurdjieff. Alexandre et Jeanne de

Salzmann ainsi que Thomas et Olga de Hartmann sont parmi les

membres fondateurs de l'Institut pour le Développement Harmonique de

l'Homme, fondé par Gurdjieff. Alexandre de Salzmann s'occupe de la

mise en scène du ballet La lutte des mages, conçu par Gurdjieff. Ce ballet

n'arrivera jamais à son terme, mais Alexandre de Salzmann va nous

laisser quelques magnifiques témoignages picturaux. Ces peintures se

trouvent actuellement en France14.

Si Munich fut le terroir de sa créativité et si Hellerau le lieu de la

révélation de toutes ses potentialités créatrices, Tiflis lui a apporté

manifestement la dimension manquante, grâce à l'enseignement de

Gurdjieff - celle de la spiritualité. Loin de constituer un étrange ajout

13 von Salzmann, 1913, p. 88-91.14 Collection du docteur Alexandre de Salzmann, petit-fils d' Alexandre de Salzmann.

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Page 6: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

ésotérique à sa quête, l'enseignement de Gurdjieff marque, tout au

contraire, comme dans le cas de René Daumal15, l'accomplissement de

l'œuvre d'Alexandre de Salzmann.

En effet, au centre de l'enseignement de Gurdjieff se trouve la

notion de "mouvement". Les danses sacrées de Gurdjieff ne portent pas

par hasard le nom de "mouvements". Ces danses sacrées tentent de rendre

perceptible non seulement le mouvement cosmique naturel mais aussi le

mouvement de l'intelligence cosmique, le mouvement de l'esprit qui lui

est associé. D'ailleurs, comment peut-on comprendre le rôle capital de la

lumière dans le théâtre si on ne réalise pas que c'est précisément la

lumière qui rend visible ce mouvement invisible? C'est dans ce sens

qu'on peut parler de l'accomplissement de l'oeuvre d'Alexandre de

Salzmann. Selon lui, la lumière "clarifie" le mouvement et l'éclairage est

une force de liaison entre couleurs, lignes, surfaces, corps et mouvement.

La lumière donne forme au mouvement de la vie dans son entièreté (la

vie visible et la vie invisible). Elle sert à notre transformation et à notre

évolution spirituelle.

En 1920, Gurdjieff, accompagné par ses collaborateurs et élèves,

s'établit à Constantinople. En 1921, Alexandre de Salzmann reçoit une

invitation de Jacques Hebertot, directeur du Théâtre des Champs-Elysées

à Paris. Il devient membre de la compagnie du théâtre et établit une

relation d'amitié avec Louis Jouvet. L'année suivante, Gurdjieff et ses

compagnons sont accueillis par Alexandre de Salzmann à Paris, Gurdjieff

ayant décidé de s'établir en France, pour refonder son Institut. Il s'occupe

15 Roger Lipsay, "Monsieur Daumal et Monsieur Gurdjieff", in Nicolescu et de Tonnac, op. cit., p. 153-162.

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de la décoration des salles de l'Institut, localisé au Château du Prieuré des

Basses Loges, à Avon. En 1923, il fait la connaissance du peintre Joseph

Sima, qui, à son tour, quelques années plus tard, va introduire René

Daumal auprès d' Alexandre de Salzmann.

Entre 1925 et 1930, Alexandre de Salzmann travaille à Paris

comme antiquaire et décorateur. Il a décoré de fresques un nombre

important d'appartements et de maisons, mais leur trace est aujourd'hui

perdue. Entre 1930 et 1934, Alexandre initie Daumal à l'enseignement de

Gurdjieff. Alexandre de Salzmann meurt le 3 mai 1934 au Sanatorium

"Le Belvédère" de Leysin (Suisse), de tuberculose, la même maladie qui

a emporté René Daumal.

Si le théâtre ne nous sert pas à nous dépasser, à quoi

servira-t-il?

Alexandre de Salzmann fut certainement un artiste et un homme

hors du commun, bohême absolu, passionné, poète dans l'âme, d'un

caractère étonnant, un homme qui ne vivait que pour l'art, mais un art lié

au sens de la vie. Génie de la lumière, il est toujours resté dans l'ombre

d'artistes célèbres. Il se révèle aujourd'hui une figure majeure de l'art du

20e siècle.

Dans ce contexte, il y a un témoignage capital d'Antonin Artaud,

qui écrit, dans un de ses "Messages révolutionnaires":

" En 1925, année qui semble avoir été fatidique pour le théâtre et d'où

tout un monde surgira, apparut un homme mystérieux qui habitait

dans des chambres sans meubles et qu'on appela par la suite "le

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Page 8: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

derviche" parce qu'il prétendait avoir passé plusieurs années de sa vie

parmi les derviches du Caucase.

A la reprise de Pelléas et Mélisande [...] je fus surpris par un

extraordinaire système d'éclairage; voici que la lumière vivait, sentait,

dégageait une odeur, était devenue une sorte de personnage neuf. [...]

Une lumière qui n'éclaire pas et de laquelle semble se dégager une

odeur forte, il y a dedans, pensais-je, un esprit rare.

Et un certain soir, dans un café, à cent mètres du théâtre, je me trouve

en face d'un personnage irascible, à grandes moustaches, le visage

tordu comme un sarment de vigne, qui répondait par des injures à

chaque question qui lui était posée.

Et au milieu de ces injures paraissait par moments se faire jour une

étrange idée de la nature et de la vie. [...]

Et durant plus de trois heures, en marchant de la place de l'Alma à la

Gare Saint-Lazare, nous avons passé ensemble à parler une terrible

nuit de février… [...]

“Ces lumières ténébreuses qui vous ont ému, me dit-il, ils les trouvent

trop ténébreuses. C'est qu'ils ne sont pas encore parvenus à une notion

supérieure à celle de cinq sens [...]. Comme si le théâtre n'était pas fait

pour transgresser le monde des sens. [...] Si le théâtre ne nous sert pas

à nous dépasser, à quoi servira-t-il!...”

Et je lui ai parlai alors d'une langue perdue et qui pourrait se retrouver

par le théâtre. Sa réponse fut que [...] la poésie véritable [...] garde le

secret de cette langue, et que certaines danses sacrées s'approchent

plus du secret de cette poésie que n'importe quelle autre langue. [...]

Salzmann est mort l'année dernière en Suisse [...].

Mais depuis lors on a pu voir sur scène des éclairages dans le style de

Salzmann où une certaine façon de manier la lumière, comme si l'on

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Page 9: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

jouait d'un orgue de couleurs, et que l'on retrouve dans les éclairages

de Louis Jouvet, vient directement de ses idées"16.

Fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux,

René fils de Daumal...

Dans le fonds Daumal de la Bibliothèque Jacques Doucet, il y a

vingt lettres inédites et autographes, adressées par Alexandre de

Salzmann à René Daumal17. Ces lettres sont un véritable trésor pour la

compréhension de la relation entre les deux hommes. Loin de tout

langage de maître à son disciple, Alexandre s'adresse à René comme à un

pair, d'artiste à artiste. Nulle part il n'est question du "travail" et pourtant

le travail est partout présent: Alexandre de Salzmann enseignait par

l'exemple. Sa présence, même lointaine, enseigne. Alexandre parle de

tout à René: de sa maladie, de sa grande souffrance physique, de sa

traduction des quatrains d'Omar Khayyâm, de la recherche d'un

dictionnaire du persan et il lui demande même de chercher quelque

matériel pour fabriquer des petits skis pour son fils, dessins à l'appui.

Mais des flashes de génie traversent ces lettres et aussi des cris du

coeur de celui qui se savait condamné à mort. Dans une lettre, Alexandre

écrit: " [...] fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux, René fils

16 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Vol. VIII, Gallimard, Paris, 1971, p. 222-224.17 Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.

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Page 10: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

de Daumal (Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre et des

désirs sans terme soient formulés en votre faveur."18

Pour Daumal, Alexandre de Salzmann fut un médiateur: grâce à lui,

Daumal découvre l'enseignement de Gurdjieff. "Transgresser le monde

des sens" - tout est dit dans ces quelques mots, qui devaient être

séduisants pour Artaud comme pour Daumal. Alexandre de Salzmann

convie, en fait, Daumal à une véritable metanoïa du Grand Jeu.

Pendant plus de trois ans, jusqu’à sa mort en 1934, Alexandre de

Salzmann lui ouvre « la porte étroite » de cet enseignement inconnu. Le

personnage Totochabo de La Grande Beuverie19 et aussi le personnage

Pierre Sogol, « professeur d’alpinisme » du Mont Analogue20, ont comme

modèle Alexandre de Salzmann21.

Il y a dans l'art un élément diabolique...

Daumal confesse tout ce qu'Alexandre de Salzmann lui a appris sur

l'art d'écrire dans une lettre du 11 septembre 1943, adressée à Jeanne de

Salzmann:

"Une de mes grandes difficultés en ce moment, c'est d'arriver à "jouer

mon rôle en tant qu'écrivain". Je me souviens vivement de l'injonction

de votre mari: "Surtout, ne deviens jamais un écrivain!" - ce qui ne

l'empêchait pas de me dire: "écrivez donc ceci, écrivez cela". La tâche

est de continuer à écrire (au moins de finir ce que j'ai commencé) sans

devenir un écrivain. Il y a dans l'art un élément diabolique, parce que

18 Alexandre de Salzmann, lettre du 13 juillet (1933?) adressée à René Daumal, Fonds Daumal, op. cit.19 Daumal, 1938.20 Daumal, 1952.21 Nicolescu, 1999.

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Page 11: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

le facteur "plaisir" y est indispensable. Si j'écris sans plaisir comme un

écolier un pensum, ce sera mauvais. Mais si je me livre au plaisir, je

suis perdu. Il faut que le plaisir soit seulement le signe du bien faire et

que je n'en jouisse pas."22

L'enseignement de Gurdjieff, transmis par Alexandre de Salzmann

et, ensuite, par Jeanne de Salzmann,23 fut, pour Daumal, l’initiateur de sa

véritable expérience déterminante - celle de la rencontre avec soi-même,

en tant qu'être et en tant qu'artiste, rencontre dont il témoigne dans son

chef-d’œuvre Le Mont Analogue. La première édition du livre

(Gallimard, 1952) porte la mention « À la mémoire d’Alexandre de

Salzmann ». Pour des raisons inconnues, cette mention a été supprimée

de la version dite « définitive » (Gallimard, 1981)24. Une clé inattendue

du Mont Analogue est fournie par René Daumal lui-même. Dans un petit

carnet d'écolier où il notait ses réflexions sur le "travail", on trouve cette

remarque très courte mais capitale:

"MONT ANALOGUE

... technique d'assassinat (de la fausse personnalité)

la mener au suicide"25

Un des plus pertinents exégètes de René Daumal, Michel Camus

écrit: "On ne peut enfermer Daumal dans l'enseignement de Gurdjieff.

On ne peut non plus l'amputer d'un travail de transformation de soi qui a

22 Daumal, lettre du 11 septembre 1943, Pelvoux, adressée à Jeanne de Salzmann, in Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac, op. cit., p. 258-259 . 23 Voir "Lettres de René Daumal à Jeanne de Salzmann", in Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac, op. cit., p.233-260.24 Daumal, 1981.25 Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.

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façonné [...] la seconde moitié de sa vie"26. Daumal était en quête d'une

science, une science vraie, qui inclut l'être. C'est cette science vraie, qu'il

a trouvée dans l'enseignement de Gurdjieff, véritable métaphysique

expérimentale, c’est-à-dire «cet éveil perpétuel vers la plus haute

conscience possible»27.

Les données et la pratique de l'enseignement de Gurdjieff et aussi

le savoir littéraire et philosophique de Daumal ont fusionné avec son être.

Ainsi son oeuvre a-t-elle été fécondée par l'alchimie poétique.

Que cherchait-il vraiment dans l'enseignement, dont la porte étroite

lui a été ouverte par Alexandre de Salzmann, et qu’il a suivi en

compagnie de Luc Dietrich, l’auteur de L’apprentissage de la ville28, et

de Philippe Lavastine, que j’ai eu le privilège de bien connaître ?

"J'ai eu la chance - écrit Daumal à Raymond Christoflour en 1941 -

de rencontrer un enseignement [...] qui, sous une forme dépouillée, dans

un langage délié de toute théologie particulière, et avec un appareil avant

tout pratique, enseigne ces vérités mères de toutes religions

véridiques"29.

Sur le plan de la création littéraire, Daumal y cherchait

certainement l'incarnation de la poésie blanche, que Michel Camus

appelle, dans le contexte d'aujourd'hui, la transpoésie30, poésie au-delà de

toute poésie et de tout langage, mais exprimée néanmoins par les moyens

de l'art, la vie comme exercice poétique, la vie de la conscience dans la

vie elle-même, ici et maintenant.

26 Camus, 1993, p. 221.27 Daumal, 1970, p. 23.28 Luc Dietrich, 1942.29 René Daumal, lettre à Raymond Christoflour du 1er avril 1941, Correspondance III, p. 228-229). C'est moi qui souligne les mots dans cette citation. René Daumal donne ici une des plus pertinentes définitions de l'enseignement de Gurdjieff.30 Camus, 1998, 1999.

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Page 13: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

Daumal n'est pas intéressé par "le fantôme de vérité" mais par la

vérité elle-même. Il méprise "la place vacante de l'unité": c'est l'unité

elle-même qu'il veut réaliser. "L'art le plus haut est fait par l'homme qui a

conquis l'être et l'unité" - dit Daumal à Lanza del Vasto dans leur

"Dialogue du style"31.

Il cherche le "germe" d'où naît la lumière, le silence qui laisse

s'exprimer "la Chose-à-dire elle-même"32 qui "apparaît alors, au plus

intime de soi, comme une certitude éternelle, - connue, reconnue et

espérée en même temps -, un point lumineux contenant l'immensité du

désir d'être" ("Poésie noire, poésie blanche")33. Il veut éprouver le son, le

goût, la saveur de soi-même qui est un moment de conscience ("Pour

approcher l'art poétique hindou")34.

Espérance: renoncement à tous espoirs...

Reste le problème du témoignage. "Dois-je ne jamais parler

d'Inconnaissable parce que ce serait mensonge? Dois-je parler de

l'Inconnaissable parce que je sais que j'en procède et suis tenu d'en rendre

témoignage?" - s'interroge Daumal dans "Réponses aux questions de Luc

Dietrich"35. René Daumal a choisi de témoigner par toute son oeuvre et

surtout par ses romans La Grande Beuverie et Le Mont Analogue et aussi

par ses poèmes, comme, par exemple, "La guerre sainte"36 et

"Mémorables"37 ou par ses essais, comme, par exemple, "La mort

31 Daumal, 1972, p. 267.32 Daumal, 1953, p. 229.33 Idem, p. 230.34 Ibidem.35 Ibidem, p. 248.36 Daumal, 1954, p. 233.37 Idem, p. 241. Le manuscrit de ce poème, daté février 1942, Plateau d'Assy et dédicacé à Luc Dietrich ("A toi, Luc, à notre enfance, à notre commune espérance, René, Assy, Pâques 1942"), se trouve dans mes archives. Ce manuscrit comporte l’ex-libris de Luc

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Page 14: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

spirituelle"38, "Banalités"39, "Les provocations à l'ascèse"40 et bien

d'autres. Loin de toute langue de bois ésotérique, ces écrits peuvent être

perçus sur de multiples niveaux de Réalité. Le fonds inédit de la

Bibliothèque Doucet nous donne toute la mesure infinie du témoignage

sur le désir d'être de René Daumal.

Dans un deuxième carnet de travail, il y a quelques pages capitales,

écrites en automne 1941. Véra Daumal " [...] avait proposé, pour

amorcer le travail entre Lanza et nous, que tour à tour, chaque matin, l'un

de nous trois "apporte quelque chose à l'autre": observation, fruit de

réflexion, etc… Je voulais étudier ce qu'est "réfléchir"..." Et Daumal

ajoute:

"Soudain, la pensée fait un bond, rompit avec tous ces enchaînements

logiques et, sans lien extérieur exprimable avec ce premier cycle de

réflexion, mais avec une logique interne indubitable bien qu'inintelligible

en mots, s'imposa cette idée: il est maintenant nécessaire que je fasse

simultanément ces deux voeux (qui n'en font qu'un, bien que

contradictoires du point de vue de la logique ordinaire):

1) renoncer à tout profit personnel, même au sens le plus haut de mon

"salut" personnel, continuer ma recherche et mon travail sans espoir

d'arriver à la perfection;

et: 2) décider dès maintenant que c'est la perfection absolue que je veux

atteindre, que je ne serai jamais satisfait d'un résultat partiel et

intermédiaire, si haut soit-il.

Je n'ai pu me maintenir que quelques secondes à peine dans ce nouveau

cycle de pensée...

Dietrich et un ouroboros dessiné par René Daumal.38 Daumal, 1970, p. 19.39 Idem, p.25.40 Daumal, 1970, p.33.

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Page 15: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

Le 2e ordre de pensée est donc une pensée sans mots et sa vitesse est

d'un ordre supérieur...

... ce double et unique voeu, qui était le désir d'être... Espérance:

renoncement à tous espoirs..."41

Basarab Nicolescu

RÉFÉRENCES

Michel Camus, "Le grand tournant de 1930", in René Daumal, Lausanne,

L'Age d'Homme, Les dossiers H, 1993, dossier conçu et dirigé par Pascal

Sigoda.

Michel Camus, "Paradigme de la transpoésie", Rencontres

Transdisciplinaires, n°12, Février 1998, texte disponible en français, en anglais

et en portugais sur le site Internet du Centre International de Recherches et

Etudes Transdisciplinaires, CIRET

http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c6.htm

Michel Camus, "Au-delà de Poésie noire, Poésie blanche: la voie

transpoétique de René Daumal", Poésie 99, n° 78 - Poésie noire, poésie

blanche, Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp. 9-16.

René Daumal, La grande beuverie, Paris, Gallimard, Collection

"Métamorphoses" VI, 1938.

René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1952, préface de

Rolland de Renéville.

René Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, Paris, Gallimard, 1953.

René Daumal, Poésie noire, poésie blanche, Paris, Gallimard, 1954.

René Daumal, Tu t'es toujours trompé, Paris, Mercure de France, 1970,

édition établie et présentée par Jack Daumal.

41 Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.

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Page 16: Basarab Nicolescu, René Daumal et Alexandre de Salzmann

René Daumal, L'évidence absurde - Essais et Notes, I (1926-1934), Paris,

Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.

René Daumal, Les pouvoirs de la parole - Essais et Notes, II (1935-

1943), Paris, Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.

René Daumal, Le Mont Analogue, "version définitive", Paris, Gallimard,

1981, Collection "L'Imaginaire", no 2, édition établie par H. G. Maxwell et C.

Rugafiori.

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édition établie, présentée et annotée par H. G. Maxwell et C. Rugafiori.

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tutelle avec l'Université de Rome 3, soutenue le 10 juin 2008, trois tomes, 1624

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