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La culture de l’urgence Bernard Lebleu L'Agora, index 58, printemps 2005. Quelques années après l'adoption de la Loi sur les 35 heures, pièce maîtresse d'un ambitieux programme de relance du travail par le partage de l'emploi et la RTT (réduction du temps de travail), la France commence à mesurer l'impact social de cette loi. Pour répondre aux mesures prévues par la loi, les entreprises ont réaménagé les horaires de leurs employés en diminuant le nombre d'heures, sans pour autant réduire la tâche de travail. Les travailleurs ont commencé à rogner sur le temps des repas et des pauses, sur le temps dévolu à la communication, à la socialisation. De plus en plus obsédés par la nécessité de faire face aux objectifs démesurés qui leur sont assignés, les travailleurs prennent de moins en moins le temps d'entretenir des liens avec les autres travailleurs. «Il y a une perte des petits liens de tous les jours qui sont très importants, prendre un café, fêter un anniversaire, fêter une réussite… on n'a plus le temps d'écouter, de discuter, d'échanger, de parler», déplore ce directeur commercial, cité par Nicole Aubert dans son dernier essai, Le culte de l'urgence. 1 En France, en 1975, la durée moyenne d'un repas pris en dehors du foyer était de 1 h 38 minutes. En 2001, elle était de 38 minutes. Au Québec, il n'était pas rare dans les années 1960 et 1970 que les travailleurs disposent de 1h30, voire 1h45 pour le repas du midi. On trouve sur le site du Barreau du Québec une étude dont les résultats indiquent que de tous les corps professionnels, ce sont les avocats qui affichent le plus haut taux d'insatisfaction face à leur profession. Soixante pour cent (60%) d'entre eux disent que s'ils devaient refaire leur choix de carrière, ils opteraient pour une autre profession. Parmi les arguments invoqués, la difficulté qu'ils éprouvent à concilier l'idéal qu'ils s'étaient fait de la profession avec la contrainte de facturer un nombre d'heures excessif. On sait en effet que dans certains cabinets, on exige des jeunes avocats qu'ils facturent jusqu'à 2200 heures par année, soit en moyenne plus de 40 heures par semaine! Il y a quelques années, la direction d'une nouvelle usine construite par le fabricant d'automobiles Mazda proclamait avoir mis au point la chaîne de montage la plus efficace de toute l'industrie: en effet, les ingénieurs étaient parvenus à maintenir un taux record d'occupation du temps des ouvriers: 57 secondes par minute, 15 secondes de plus que la moyenne de l'industrie. Ils étaient parvenus à éliminer quelques secondes de plus de ce «temps poreux» à travers lequel, disait Marx, l'âme du travailleur, contraint sans cesse par la machine, parvient à respirer. Quelques mois plus tard, on apprenait que l'entreprise avait dû revoir complètement son organisation car il s'y produisait 2 fois plus d'accidents que dans 1

Bernard Lebleu - La Culture de l’Urgence

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  • La culture de lurgenceBernard LebleuL'Agora, index 58, printemps 2005.

    Quelques annes aprs l'adoption de la Loi sur les 35 heures, pice matresse d'un ambitieux programme de relance du travail par le partage de l'emploi et la RTT (rduction du temps de travail), la France commence mesurer l'impact social de cette loi. Pour rpondre aux mesures prvues par la loi, les entreprises ont ramnag les horaires de leurs employs en diminuant le nombre d'heures, sans pour autant rduire la tche de travail. Les travailleurs ont commenc rogner sur le temps des repas et des pauses, sur le temps dvolu la communication, la socialisation. De plus en plus obsds par la ncessit de faire face aux objectifs dmesurs qui leur sont assigns, les travailleurs prennent de moins en moins le temps d'entretenir des liens avec les autres travailleurs. Il y a une perte des petits liens de tous les jours qui sont trs importants, prendre un caf, fter un anniversaire, fter une russite on n'a plus le temps d'couter, de discuter, d'changer, de parler, dplore ce directeur commercial, cit par Nicole Aubert dans son dernier essai, Le culte de l'urgence. 1 En France, en 1975, la dure moyenne d'un repas pris en dehors du foyer tait de 1 h 38 minutes. En 2001, elle tait de 38 minutes. Au Qubec, il n'tait pas rare dans les annes 1960 et 1970 que les travailleurs disposent de 1h30, voire 1h45 pour le repas du midi.

    On trouve sur le site du Barreau du Qubec une tude dont les rsultats indiquent que de tous les corps professionnels, ce sont les avocats qui affichent le plus haut taux d'insatisfaction face leur profession. Soixante pour cent (60%) d'entre eux disent que s'ils devaient refaire leur choix de carrire, ils opteraient pour une autre profession. Parmi les arguments invoqus, la difficult qu'ils prouvent concilier l'idal qu'ils s'taient fait de la profession avec la contrainte de facturer un nombre d'heures excessif. On sait en effet que dans certains cabinets, on exige des jeunes avocats qu'ils facturent jusqu' 2200 heures par anne, soit en moyenne plus de 40 heures par semaine!

    Il y a quelques annes, la direction d'une nouvelle usine construite par le fabricant d'automobiles Mazda proclamait avoir mis au point la chane de montage la plus efficace de toute l'industrie: en effet, les ingnieurs taient parvenus maintenir un taux record d'occupation du temps des ouvriers: 57 secondes par minute, 15 secondes de plus que la moyenne de l'industrie. Ils taient parvenus liminer quelques secondes de plus de ce temps poreux travers lequel, disait Marx, l'me du travailleur, contraint sans cesse par la machine, parvient respirer. Quelques mois plus tard, on apprenait que l'entreprise avait d revoir compltement son organisation car il s'y produisait 2 fois plus d'accidents que dans

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  • les autres usines, les employs tant incapables de faire face au stress gnr par une cadence trop intense et trop soutenue.

    Ce ne sont l que quelques exemples des effets de ce que l'on nomme l'intensification du travail, ou ce que Zaki Ladi a surnomm la tyrannie de l'urgence2 laquelle est soumise de plus en plus notre culture du travail. Dans la socit en rseaux, explique-t-il, le temps squentiel, chronologique, irrversible a cd la place un temps immatriel fond sur la technologie, un temps "intemporel", arrim au seul prsent, affranchi de la dure.3 Incapable de rconcilier le temps du travail avec les cycles temporels profonds qui forment la trame de la vie familiale, de la vie amoureuse ou de la vie sociale, l'homme-prsent est incapable de s'extraire de l'ici-et-maintenant. L'urgence et l'instantanit constituent dsormais les deux modalits essentielles de son action et de son rapport au temps. Par l'instantanit, il s'efforce d'abolir le temps. En acceptant de se soumettre l'urgence, il pense triompher du temps.

    L'urgence est libratrice ou destructrice selon qu'elle est vcue ou non l'intrieur d'une existence rythme par des temps qualitativement varis. Vcue comme une opportunit, elle est, nous dit Nicole Aubert, un prtexte la crativit et la spontanit, l'imagination un vide, un temps o les repres traditionnels sont chancelants, o les individus inventent en mme temps qu'ils s'inventent. Mais rige en principe, l'urgence se transforme alors, selon Zaki Laidi, en violence du temps. L'individu englu dans ce temps fragment, chronomtr, rptitif, se retrouve priv de distance symbolique entre son tre et le monde. L'urgence, explique-t-il, est un mcanisme puissamment autoentretenu dont la fonction principale est de crer des arbitrages temporels systmatiques en faveur du court terme contre le long terme. En somme, l'urgence ne crerait que davantage d'urgence.

    Une socit pauvre en temps

    Le sentiment est de plus en rpandu dans nos socits surmenes que la dure du travail ne fait qu'augmenter. Pourtant les grands indicateurs conomiques tendent tous dmontrer le contraire, que la dure du temps de travail diminue sans cesse, comme c'est le cas depuis le dbut du XXe sicle. Dans une tude pionnire4

    mene dans les annes 1970, le psychologue franais William Grossin avait dmontr que de toutes les catgories socioprofessionnelles tudies, les agriculteurs, dont l'amnagement de la journe de travail tait le moins soumis des contraintes temporelles prcises, taient ceux qui avaient la perception la plus juste de la dure et du temps. quinze minutes prs, sans montre, ils savaient donner l'heure juste. Citant Henri Mendrars, un historien de la vie paysanne, Grossin explique que pour les agriculteurs les units de temps ne sont pas des units de mesures, mais des units de rythmes o l'alternance des diversits

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  • ramne priodiquement au semblable. Le calendrier est le code de qualit des temps. l'oppos, le temps des professionnels et des travailleurs est de plus en plus uniformment soumis au temps court, hach, impos par une organisation du travail o le temps des hommes est dsormais rgl sur le temps rel de la machine, celui de l'immdiatet. Des auteurs comme Alain Gorz ou Jeremy Rifkin nous mettent en garde contre les risques sociaux lis cette culture du travail qui est en train de donner naissance un nouveau clivage social par la production de deux classes de travailleurs. D'un ct, une classe de professionnels, bards de diplmes, brillants, capables de surfer sur les flots d'information que dversent sans cesse les NTIC, mais surmens et pauvres en temps. De l'autre ct, une deuxime classe, trop peu duque, mal rmunre, condamne la prcarit et l'indignit des emplois offerts par l'industrie du manque de temps la restauration rapide, l'industrie des loisirs, le commerce de dtail, les services de garde, etc. qui module ses horaires en fonction des temps libres des professionnels surmens. Dans cette industrie, la matire humaine est devenue une ressource au mme titre que les inventaires: les horaires sont recomposs selon les fluctuations de la demande de la clientle, au dtriment du temps de vie familial ou social des travailleurs. On parle dsormais d'horaires flexibles, d'horaires atypiques qui rendent la conciliation entre travail, vie familiale et vie personnelle, un exercice de plus en pluscomplexe, voire impossible.

    Les diagnostics convergent: l'intensification du travail fragilise toujours davantage ces liens tnus, mais combien prcieux, qui nous lient aux autres. L'emploi n'intgre pas la socit, il spare, estime le philosophe Jean Onimus 5, il n'unit pas, il absorbe: il est rducteur. Seuls des conomistes obsds par le rendement et l'change mercantile ont pu nous rendre aveugles ces valeurs non marchandes, non changeables, immatrielles que sont les vraies richesses sociales, celles qui, depuis les tribus et les clans, ont orient les groupes humains et y ont rendu la vie supportable. Plus l'conomie pse sur nos relations et nos jugements, plus nous aveugles la vie d'autrui et spars par l'argent. Le plaisir d'tre ensemble n'a pas de prix, il est d'un autre ordre, un ordre que notre systme touffe. Travailler la vitesse du capital

    Nicole Aubert dans Le culte de l'urgence, montre comment les socits occidentales sont passes d'une organisation contrle par l'tat une rgulation assure dans l'instantanit par la logique des marchs financiers. La vitesse est au coeur mme du systme capitaliste: Plus le capital tourne vite, plus le taux de profit annuel est lev, d'o cette recherche effrne d'acclration qui imprgne l'histoire du capitalisme. La fusion des tlcommunications et de l'informatique a littralement fait exploser la vitesse de raction des marchs. Il y a quelques

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  • annes, les spculateurs se contentaient de rapports annuels pour valuer la performance des compagnies. Aujourd'hui, les compagnies se doivent d'annoncer leurs rsultats chaque trimestre. La bulle spculative des annes 2000-2001 a fait grimper les attentes des actionnaires institutionnels en particulier des gestionnaires des fonds de pensions qui dictent aux entreprises un retour de 15% sur leurs investissements, attentes dont les experts reconnaissent qu'elles sont dmesures et induisent une pression dangereuse sur les entreprises, notamment par le court-termisme absolu qui s'ensuit dans les pratiques de gestion. Avec des drives thiques spectaculaires comme celle qui a conduit la dissolution du plus grand cabinet de consultants au monde, Arthur Andersen, impliqu dans le scandale Enron. En bonifiant le salaire de leur PDG avec d'extravagantes options d'achat d'actions, les entreprises orientent les efforts de leurs dirigeants vers la maximisation de la valeur de l'action sur la priode la plus courte, au dtriment souvent des intrts long terme de l'entreprise. Pour y parvenir, il leur faut prendre des risques, maintenir l'entreprise en effervescence constante, tre l'afft des possibilits de croissance par OPA ou par fusion, rduire les cots d'exploitation par des exercices sans cesse renouvels de ringnierie. L'orientation vers le court terme se rpercute tous les niveaux de l'entreprise: les cadres qui l'on a inculqu que l'ascension professionnelle se traduisait par des changements de poste frquents, ne pensent qu' produire rapidement un bilan qui leur ouvrira l'accs un poste d'un niveau suprieur. Aux chelons infrieurs, les employs ont peine suivre les directives qui s'accumulent une vitesse affolante, les brusques changements de cap qui suivent l'entre en poste d'un nouveau directeur press de faire sa marque, ou les rvisions organisationnelles en profondeur dcoulant des fusions.

    Les marchs financiers ont russi imprimer, en l'espace de quelques annes, l'ensemble des activits conomiques leur propre temporalit, cette immdiatet, qui n'appartient qu'aux machines. La guerre conomique s'est dplace du champ spatial vers le front temporel. Il ne s'agit plus de prendre la place, de dvelopper de nouveaux marchs, d'occuper de nouveaux crneaux: il s'agit de devancer l'entreprise ennemie.

    Le culte de l'impermanence

    Cette immdiatet imprgne dsormais toute l'entreprise, de la gestion financire la gestion des oprations. L'obligation de faire tourner l'argent ou celui de faire toujours plus avec toujours moins dans le secteur public commande aux gestionnaires de rduire les inventaires, les temps de production, de traquer les temps improductifs, jusqu'au cur du temps rserv la socialisation sur les lieux de travail.

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  • Dans le Prix de l'excellence, le best-seller des annes 1980, les gourous du management, Peters et Waterman, lanaient la mode du concept d'excellence comme moyen pour les entreprises de se dmarquer. Quelques annes plus tard, ils reconnaissaient les limites de ce que l'excellence rige en principe pouvait apporter aux organisations. Ils proposrent d'instaurer la place le chaos management, le changement permanent comme mode de gestion. Le culte du changement et celui du just-in-time, dvelopp l'origine dans l'industrie automobile japonaise, en vinrent remplacer celui de la stabilit dans les organisations, et le concept de qualit totale remplacer celui d'excellence. On a traduit en franais le concept de just-in-time par celui de flux tendu. L'expression renvoie l'image de la corde tendue, qui rsonne instantanment lorsqu'on la fait vibrer, par comparaison avec une corde lche ou molle. Il faut supprimer le mou dans l'entreprise, sous-entendu ce flou humain qui chappe toujours, aprs un sicle de taylorisme, la volont de contrle total propre la logique gestionnaire. L'exigence de mobilit et de flexibilit des effectifs et des quipes de travail, inhrente ce mode de gestion, gnre un climat de stress permanent tout en fragmentant les rapports sociaux. Mais en implantant ces nouveaux concepts de gestion, impensables sans la puissance de calcul et d'analyse d'information des grands systmes informatiques, les organisations se sont elles-mmes enchanes dans un rseau de contraintes temporelles inextricables. De subjectifs l'obligation d'exceller, de se dpasser , les objectifs sont devenus absolus: zro dfaut, zro dlai, zro stock.

    Les nouvelles laisses lectroniques

    Internet et la tlphonie mobile nous relient dsormais en tout temps, en tout lieu, au travail. Un cadre interview par Nicole Aubert explique en quoi ces nouvelles laisses lectroniques 6 sont gnratrices de fausses urgences: Avant, quand on demandait une rponse par courrier, on obtenait la rponse trois jours aprs. Aujourd'hui, on envoie un mail et on s'attend recevoir une rponse quelques minutes aprs. La nouvelle sociabilit lectronique tolre mal la lenteur dans les changes; elle tolre encore moins qu'on essaie de se soustraire de sa pressante sollicitude en se dbranchant. Un autre cadre ajoute: On est submerg d'informations et de sollicitations parce que tout le monde pense qu'ils ont fait leur boulot en envoyant tout en copie, et a gnre une inflation pas possible. C'est une accumulation de sollicitations qui cre un stress terrible. Une tude montrait qu'aux tats-Unis un travailleur reoit en moyenne 85 courriels par jour. L'efficacit prodigieuse des nouveaux outils s'efface souvent derrire les contres-effets qu'ils produisent dans une logique d'ensemble.

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  • Notes1. Nicole Aubert, Le culte de l'urgence. La socit malade du temps, Paris, Flammarion, 2004.2. Zaki Ladi, La tyrannie de l'urgence, Montral, Fides, 1999.3. Zaki Ladi, Le sacre du prsent, Paris, Flammarion, 20004. William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, Paris : La Haye: Mouton, 19745. Jean Onimus, Quand le travail disparat, Descle de Brouwer, 19976. L'expression est de Jean-Emmanuel Ray, Professeur IEP et Sorbonne : Avec ces laisses

    lectroniques que sont mobiles et portables, le moindre interstice temporel peut tre utilis pour travailler en 24/7. Cit sur le site du Groupe Chronos

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