Bernard Manin

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BERNARD MANIN

BERNARD MANINPRINCIPESDU GOUVERNEMENTREPRSENTATIFDes dmocrates athniens Montesquieu, d'Aristote Rousseau, personne ne songeait faire de l'lection l'instrument dmocratique par excellence; dmocratie n'quivalait pas gouvernement reprsentatif, c'est le tirage au sort qui paraissait le mieux apte respecter l'galit stricte des candidats.Que s'est-il pass au tournant du XVIIIesicle, en Europe et aux tats-Unis, pour que se renverse cette conception multisculaire et pour qu'advienne l'ide qu'une dmocratie est, par essence, un gouvernement reprsentatif? Le changement tient-il la ralit des choses ou au regard que nous portons sur elles ?Ce livre prsente une thorie du gouvernement reprsentatif, en s'attachant aussi bien la tradition europenne qu'auxdbats amricains. Bernard Manin montre que le systme reprsentatif n'a pas pour seule fonction de permettre au peuple de se gouverner lui-mme. Le gouvernement reprsentatif mle en fait des traits dmocratiques et aristocratiques. L'lu n'est jamais ledouble ni le porte-parole de l'lecteur, mais il gouverne en anticipant le jour o le public rendra son jugement.Bernard Manin est directeur de recherche au CNRS, membre duCREA et professeur New York University. Il a prcdemment enseign l'universit de Chicago. Il apubli en collaboration avec Alain BergouniouxLa social-Dmocratieou le compromis,Paris, PUF 1979 etLe rgime social-dmocrate, Paris, PUF 1989.



Salle duscrutin,palais ducal de Venise.PeintureduXVIIesicle.Venise,Muse Correr. Dagli Orti.

BERNARD

MANINPRINCIPES DUGOUVERNEMENTREPRSENTATIF
Champs
FlammarionPRINCIPESDU GOUVERNEMENTREPRSENTATIF Bernard Manin. 1995, Calmann-Lvy, pour l'dition en langue franaise. 1995, Saint-Simon, pour l'ditionen langue franaise. 1996, Flammarion. ISBN: 2-08-081349-8 la mmoire d'Andr Manin, mon pre.RemerciementsPlusieurs rflexions contenues dans ce livre trouvent leur origine dans mes discussions avec Pasquale Pasquino et Adam Przeworski : je tiens marquer ma dette leur gard. Les ides se prtent mal l'appropriation. Dans ce qui est formul ici,je ne sais bien discerner la part qui revient mesinterlocuteurs et mes amis. Ma reconnaissance va galement Philippe Breton, lie Cohen, Jean-Louis Missika, Elisabeth Sahuc et Bernard Sve : leur amiti, leurs avis et leurs critiques ont apport une contribution inestimable l'achvement de ce travail, j'exprime aussi toute ma gratitude Laurence Helleu qui a conu les index.Une premireversion de ce livre a t publie en italien sous le titreLa democrazia dei Moderni(Milan, Anabasi, 1993). Certains lments des chapitres V et VI avaient fait l'objet d'une publication spare dans le volume intitulMtamorphoses de la Reprsentation,sous la direction de D. Pcaut et B. Sorj, Paris, ditions du C.N.R.S., 1991.IntroductionLes dmocraties contemporaines sont issues d'une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient la dmocratie. L'usage nommedmocraties reprsentatives les rgimes dmocratiques actuels. Cette expression, qui distingue la dmocratie reprsentative de la dmocratie directe,fait apparatre l'une et l'autre comme des formes de la dmocratie. Toutefois, ce que l'on dsigne aujourd'hui sous le nom de dmocratie reprsentative trouve ses origines dans les institutions qui se sont progressivement tablies et imposes enOccident la suite des trois rvolutions modernes, les rvolutions anglaise, amricaine et franaise. Or ces institutions n'ont nullement t perues, leurs dbuts, comme une varit de la dmocratie ou une forme du gouvernement par le peuple.Rousseau condamnait la reprsentation politique par desformules premptoires qui sont demeures clbres. Il dpeignait le rgime anglais du XVIIIesicle comme une forme de servitude ponctue par de brefs instants de libert. Rousseauvoyait une immense distance entre un peuple libre se donnant lui-mme sa loi et un peuple lisant des reprsentantspour faire la loi sa place. Mais il faut noter que les partisans de la reprsentation, mme s'ils faisaient un choixoppos celui de Rousseau, apercevaient galement une diffrence fondamentale entre la dmocratie et le rgime qu'ilsdfendaient, rgime qu'ils nommaient gouvernement repr-12PRINCIPESDU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFINTRODUCTION13

sentatif ou encore rpublique . Deux acteurs dont le rlea t dcisif dans rtablissement de la reprsentation politique moderne, Madison et Sieys, soulignaient ainsi en destermes trs proches lecontraste entre le gouvernement reprsentatif ou rpublicain et la dmocratie. Cette proximit estd'autant plus saisissante que des diffrences multiples et profondes sparaient par ailleurs le principal architecte de laconstitution amricaine et l'auteur deQu'est-ce que le Tiers-tal ?: leur formation, le contexte politique dans lequel ils parlaient et agissaient, leurs conceptions constitutionnelleselles-mmes.Madison opposait souvent la dmocratie des cits antiques o un petit nombre decitoyens s'assemblent pour conduire en personne le gouvernement et la rpublique moderne fonde sur la reprsentationl.Il formulait mmecette opposition en des termes particulirement radicaux. Lareprsentation, faisait-il observer, n'tait pas totalementinconnue des rpubliques antiques. Le peuple assembl n'yexerait pas toutes les fonctions gouvernementales, certainestches, d'ordre excutif en particulier, taient dlgues des magistrats. Mais ct de ces magistrats, l'assemble du peuple constituait un organe du gouvernement. La vritable diffrence entre les dmocraties anciennes et les rpubliquesmodernes tenait donc, selon Madison, ce quecelles-ci n'accordent absolument aucun rle au peuple en corps [thetotal exclusion of the people in their collective capacity from any share in the latter],non ce quecelles-l n'accordent aucun rle aux reprsentants du peuple2.Madison ne considrait pas la reprsentation comme uneapproximation du gouvernement par le peuple rendue tech-Madison, Federalist 10 ,inA. Hamilton, J. Madison, J. Jay,The Federalist Papers[1787], d. C. Rossiter, New American Library, 1961, p. 81. Cet ensemble d'articles a t traduit en franais sous le titreLe Fdraliste,Paris, L.G.D.J., 1957. Latraduction franaise comporte, mon sens, quelques inexactitudes sur des points importants. Je renverrai donc, dans ce qui suit, au texte original. On pourra se rfrer au volume franais en se reportant au numro des articles cits.

Madison, Federalist63 , inThe- Federalist Papers, op. cit.,p. 387; soulign par Madison.

niquement ncessaire par l'impossibilit matrielle de rassembler les citoyens dans de grands tats, il y voyait aucontraire un systme politique substantiellement diffrent etsuprieur. L'effet de la reprsentation, notait-il, est d'purer et d'largir l'esprit public en le faisant passer par l'intermdiaire d'un corps choisi de citoyens dont la sagesse est lemieux mme de discerner le vritable intrt du pays et dont le patriotisme et l'amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intrt des considrations phmres et partiales3. Dans un tel systme, poursuivait-il, il peut fort bien se produire que la volont publiqueformule par les reprsentants du peuple s'accorde mieuxavec le bien public que si elle tait formule par le peuplelui-mme, rassembl cet effet4. Sieys, de son ct, soulignait avec insistance la diffrence norme entre la dmocratie o les citoyens fonteux-mmes la loi et le rgime reprsentatif dans lequel ils commettent l'exercice de leur pouvoir des reprsentants lus5. Toutefois, la supriorit du rgime reprsentatif ne tenait pas tant, pour Sieys, ce qu'il produisait des dcisions moins partiales et passionnelles, mais ce qu'il constituait la forme de gouvernement la plus adquate la condition des socits commerantes modernes o les individussont avant tout occups produire et distribuer des richesses. Dans de telles socits, remarquait Sieys, les citoyens n'ont plus le loisir ncessaire pour s'occuperconstamment des affaires publiques, ils doivent donc, parl'lection, confier le gouvernement des individus consacrant tout leur temps cette tche. Sieys voyait avant toutla reprsentation comme l'application l'ordre politique duprincipe de la division du travail, principe qui constituait, ses yeux, un facteur essentiel du progrs social. L'intrtMadison, Federalist 10 , inThe Federalist Papers, op. cit.,p. 82.

Ibid.

Dire del'Abb Sieys sur la question du veto royal[7 septembre 1789], Versailles, Baudoin, Imprimeur de l'Assemble nationale, 1789, p. 12.Cf.aussi, Sieys,Quelques ides de constitution applicables la ville de Paris[juillet 1789], Versailles, Baudouin, Imprimeur de l'Assemble nationale, 1789, pp. 3-4.

14PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFINTRODUCTION15

commun, crivait-il, l'amlioration de l'tat social lui-mme nous crient de faire du gouvernement uneprofession particulire6. Ainsi,pour Sieys, comme pour Madison, le gouvernement reprsentatif n'tait pas une modalit de la dmocratie, c'tait une forme de gouvernement essentiellement diffrente et, de surcrot, prfrable.Or il faut remarquer que certains choix institutionnels faits par les fondateurs du gouvernement reprsentatif n'ontpratiquement jamais t remis en cause par la suite. Le gouvernement reprsentatif s'est assurment transform aucours des deux derniers sicles. L'largissement graduel dudroit de suffrage et l'tablissement du suffrage universel constituent la plus vidente de ces transformations7. Maisd'un autre ct, plusieurs dispositions rglant la dsignationdes gouvernants et la conduite des affaires publiques sont, elles, demeures identiques. Elles sonttoujours en vigueur dans les rgimes que l'on nomme aujourd'hui des dmocraties reprsentatives.Ce livre a d'abord pour objet d'identifier et d'tudier ceslments constants. On les nommera principes du gouvernement reprsentatif. Le terme de principesne dsigne pas ici des ides ou des idaux abstraits et intemporels, mais desdispositions institutionnelles concrtes inventes unmoment donn de l'histoire et dont on observe toujours etpartout, depuis cette date, la prsence simultane dans les gouvernements qualifis de reprsentatifs. Dans certainspays, comme l'Angleterre ou les tats-Unis, ces dispositionssont simplement toujours restes en vigueur depuis leurSieys,Observations sur le rapport du comit de constitutionconcernant la nouvelle organisation de la France[octobre 1789], Versailles,Baudoin, Imprimeur de l'Assemble nationale, 1789, p. 35. Sur le lien entre l'loge de la reprsentation et celui de la division du travail et de la socit commerante moderne,cf.P. Pasquino Emmanuel Sieys, Benjamin Constant et le Gouvernement des modernes,Revue franaise de science politique,vol. 37, 2, avril 1987, pp. 214-228.

Une analyse pntrante et dtaille de cette transformation et, en particulier, de sa signification symbolique en France est fournie par lelivre de P. Rosanvallon,Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universelen France,Paris, Gallimard, 1992.

apparition. Dans d'autres cas, comme en France ou de multiples autres pays, elles ont parfois t abolies, mais ellesontalors t rvoques toutes ensemble et la forme du gouvernement a compltement chang; en d'autres termes, le rgimea cess d'tre reprsentatif pendant certaines priodes. Dansde nombreux pays enfin, aucune de ces dispositions n'a jamais t tablie. Ce qui, donc, a t invent aux xvneet XVIIIesicles et n'a pas t durablement remis en causedepuis lors, c'est la combinaison de ces dispositions institutionnelles. Le dispositif est ou n'est pas prsent dans un pays un moment donn, mais il forme, de fait, un bloc.Un gouvernement organis selon les principes reprsentatifs tait donc considr, la fin du XVIIIesicle, comme radicalement diffrent de la dmocratie alors qu'il passeaujourd'hui pour une de ses formes. Un dispositif institutionnel qui peut faire l'objet d'interprtations si diffrentes doit enfermer une nigme. On pourrait observer, sans doute, quela signification du terme dmocratie a volu depuis lesorigines du gouvernement reprsentatif8. Cela est indubitable, mais nersout pas pour autant la difficult. Le sens du mot n'a pas, en effet, chang du tout au tout, sa significationd'alors et celle d'aujourd'hui se recouvrent en partie. Le terme servait caractriser le rgime athnien, il est encoreutilis, prsent, pour dsigner le mme objet historique. Au-del de ce rfrent concret commun, la significationcontemporaine et celle du XVIIIesicle partagent aussi lesnotions d'galit politique entre les citoyens et celle de pouvoir du peuple. Ces notions sont de nosjours des composantes de l'ide dmocratique, elles l'taient, de mme, autrefois. Ce sont donc, plus prcisment, les rapports entre les principes du gouvernement reprsentatif et ces lments de l'ide dmocratique qui paraissent difficiles discerner.Au demeurant, la gnalogie ne constitue pas la seule raison de s'interroger sur les relations entre les institutions reprsentatives et la dmocratie. L'usage contemporain, qui8. Voir, sur ce point, P. Rosanvallon, L'histoire du mot dmocratie l'poque moderne , et J. Dunn, Dmocratie : l'tat des lieux , inLaPense politique. Situations de la dmocratie,Seuil-Gallimard, mai 1993.16PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFINTRODUCTION17

range la dmocratie reprsentative parmi lesespces de ladmocratie, rvle, l'examen, une grande incertitude sur cequi fait le caractre particulier de cette espce. En distinguant la dmocratie reprsentative de la dmocratie directe, on dfinit implicitement la premire comme la forme indirecte du gouvernement par le peuple et on fait de la prsenced'intermdiaires le critre sparant les deux varits de ladmocratie. Mais les notions de gouvernement direct et degouvernement indirect ne tracent qu'une ligne de partageindcise. Il est en effet indubitable, comme l'observait Madison, que dans les dmocraties dites directes de l'Antiquit, Athnes en particulier, le peuple assembl ne dtenait pastous les pouvoirs. Certaines fonctions importantes taientexerces par des institutions autres que l'assemble descitoyens. Doit-on, alors, considrer, comme Madison, que ladmocratie athnienne comportait une certaine dimensionreprsentative, ou faut-il conclure que les fonctions desorganes autres que l'assemble taient nanmoins directementexerces par le peuple? Dans la seconde hypothse,que signifie au juste l'adverbe directement?D'autre part, le qualificatif d'indirect, les termes demdiation ou d'intermdiaire peuvent, dans le langage courant, renvoyer des situations trs diffrentes les unes des autres. Ce sont en ralit des notions confuses. Ainsi, parexemple, un coursier portant un message est considrcomme un intermdiaire et la communication qu'il assure est dite indirecte. Mais un banquier grant un patrimoine et plaant des capitaux pour le compte d'un client est aussi appel un intermdiaire : le client propritaire des fonds prte indirectement aux entreprises ou aux institutions qui empruntentsur le march. Or une diffrence considrable spare manifestement cesdeux formes de mdiation et les relationsqu'elles crent entre les parties prenantes. Le messager n'aaucun contrle ni sur le contenu ni sur la destination du message qu'il porte. Le banquier, au contraire, a pour fonctionde slectionner selon son propre jugement le meilleur placement possible et le client ne contrle que le rendement de sescapitaux. Auquel de ces deux types de mdiation, ou quelautre encore, s'apparentent le rle des reprsentants et lepouvoir que le peuple exerce sur eux ? La conception contemporaine de la dmocratie reprsentative comme gouvernement indirect ou mdiatis du peuple n'en dit rien. La distinction usuelle entre dmocratie directe et dmocratie reprsentative ne fournit en ralit qu'une information trs pauvre.Les incertitudes et la pauvret de la terminologie contemporaine, comme son contraste avec la vision du XVIIIesicle,montrent que nous ne savons pas exactement ce qui rapproche le gouvernement reprsentatif de la dmocratie, ni cequi l'en distingue. Les institutions reprsentatives sont sans doute plus tranges que leur appartenance notre environnement habituel ne nous inclinerait le croire. Ce livre n'a paspour ambition de discerner l'essence ou la signification ultimes de la reprsentation politique, il vise seulement mettre au jour les proprits et les effets non vidents d'unensemble d'institutions invent il y a deux sicles9. On nomme en gnral reprsentatifs les rgimes politiques oces institutions sont prsentes. Mais, en dernire analyse,ce n'est pas le terme de reprsentation qui importe ici. Il s'agira uniquement d'analyser les lments et les rsultats du dispositif, quelque nom qu'on lui donne.Quatre principes ont toujours t observs dans les rgimes reprsentatifs depuis que cetteforme de gouvernement a t invente :- les gouvernants sont dsigns par lection intervallesrguliers.

- Les gouvernants conservent, dans leurs dcisions, unecertaine indpendance vis--vis des volonts des lecteurs.

- Les gouverns peuventexprimer leurs opinions et leursvolonts politiques sans que celles-ci soient soumises au contrle des gouvernants.

9. Ce livre se diffrencie par l de deux ouvrages particulirement remarquables parmi les nombreuses tudes sur la reprsentation : G. Leib-holz,Das Wesen der Reprsentation(1929), Walter de Gruyter, Berlin, 1966, et H. Pitkin,The Concept of Reprsentation,University of Califor-nia Press, Berkeley, 1967.18PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIF4 - Les dcisions publiques sont soumises l'preuve de ladiscussion.L'lection constitue l'institution centrale du gouvernementreprsentatif. Une partie importante de ce livre lui seraconsacre. On analysera aussi les principes qui affectent la politique suivie par les gouvernants et lecontenu des dcisions publiques. Un dernier chapitre tudiera les diffrentes formes prises par les principes du gouvernement reprsentatif depuis son invention jusqu' aujourd'hui.IDmocratie directeet reprsentation :la dsignation desgouvernants AthnesLe gouvernement reprsentatif n'accorde aucun rle institutionnel au peuple assembl. C'est par l qu'il se distingue le plus visiblement de la dmocratie des cits antiques. L'analyse du rgime athnien, l'exemple le mieux connu de la dmocratieantique, montre cependant qu'un autre trait,moins souvent remarqu, spare aussi le gouvernementreprsentatif de la dmocratie dite directe.Dans la dmocratie athnienne, l'Assemble du peuple nedtenait pas tous les pouvoirs. Certaines fonctions importantes, on le sait, taient remplies par des magistrats lus. Mais surtout, la plupart des tches que n'exerait pasl'Assemble taient confies des citoyens slectionns par tirage au sort. Jamais, en revanche, aucun des rgimes reprsentatifs tablisdepuis deux sicles n'a attribu par le sort lamoindre parcelle de pouvoir politique, ni souverain ni d'excution, ni central ni local. La reprsentation a toujours et partout t lie la procdure lective, parfois combine avec l'hrdit (comme dansles monarchies constitutionnelles), mais jamais avec le tirage au sort. Un phnomne aussi constant et universel devrait susciter l'attention et l'interrogation.Il ne peut pas s'expliquer, comme l'absence de l'Assemble du peuple, par de pures contraintes matrielles. Pour expliquer que les gouvernements reprsentatifs ne confrentaucun rle l'Assemble des citoyens, on invoque en gnral20PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES21

la taille des tatsmodernes. Dans des units politiques beaucoup plus vastes et peuples que les cits antiques, il n'estsimplement pas possible de runir tous les citoyens en un mme lieu pour qu'ils dlibrent et dcident ensemble. Ilfaut donc ncessairement que la fonction de gouverner soitexerce par un nombre d'individus plus petit que l'ensembledes citoyens. L'histoire montre, on l'a dj not, que l'impossibilit pratique d'assembler le peuple n'tait pas la considration essentielle qui motivait certains fondateurs des institutions reprsentatives, comme Madison ou Sieys. Mais ilreste que la dimension des tats modernes rendait, de fait,matriellement impraticable la participation du peuple assembl au gouvernement. Et ce facteur a probablementpes d'un certainpoids dans l'tablissement des systmespurement reprsentatifs. La taille des tats modernes, enrevanche, ne peut pas avoir dict le rejet du tirage au sort.Mme dans de grands tats, la population nombreuse, il est techniquement possible de slectionner par le sort unpetit nombre d'individus dans un ensemble plus vaste. Cet ensemble peut tre de taille quelconque, le sort permet toujours de prendre en son sein un nombre d'individus aussi restreint que l'on veut. Ce mode de slection n'est pas impraticable, il est d'ailleurs rgulirement utilis, aujourd'huiencore, dans le systme judiciaire pour former les jurys. Lerecours exclusif l'lection plutt qu'au sort relve donc d'une dcision, non pas de simples contraintes pratiques.On ne rflchitplus gure, prsent, sur l'usage politiquedu tirage au sort[.Le sort n'appartient plus depuis longtemps la culture politique des socits modernes et il apparat aujourd'hui avant tout comme une pratique bizarre. On1. Quelques travaux rcents ont cependant contribu ranimer l'intrt pour l'usage politique du tirage au sort. Voir, en particulier, J. Elster,Solomonic Judgments. Studies in the Limitations of Rationality,Cambridge, 1989, pp. 78-92. On a aussi propos qu'un citoyen slectionn au hasard puisse lire le candidat de son choix comme reprsentant d'une circonscription (cf. A. Amar, Choosing reprsentatives by lottery voting ,Yale Law Journal,1984, 1993). Cette proposition, toutefois, ne donne qu'un rle limit au tirage au sort : lesort est utilis pour slectionner un lecteur, non pas un gouvernant.sait, sans doute, qu'il tait utilis Athnes et on le remarque parfois, mais surtout pour s'en tonner. L'nigme principale semble tre que les Athniens aient pu avoir recours pareille procdure. La connaissance pourrait cependant gagner un renversement du point de vue habituel qui tend faire de la culture prsente le centre du monde. l y aurait peut-tre avantage se demander plutt : Comment pouvons-nous ne pas pratiquerle tirage au sort,nous qui nous proclamons dmocrates? On pourrait objecter qu'il n'y a pas beaucoup apprendred'une telle question et que sa solution est vidente. Le sort,peut-on arguer, slectionne n'importe qui, y compris des individus n'ayant aucune comptence particulire pour gouverner. C'est donc un mode de dsignation manifestementdfectueux dont la disparition n'appelle aucune explicationsupplmentaire. Dans cet argument, cependant, l'videncede la prmisse devrait jeter un doute sur lasolidit de laconclusion. Les Athniens, qui ne passent pas en gnral pour avoir t frustes en matire politique, ne pouvaient ignorer que le sort dsigne n'importe qui, ils n'en ont pasmoins continu employer le sort pendant deux sicles. Lefaitque le tirage au sort risque de porter aux fonctions publiques des citoyens sans qualification n'est pas unedcouverte des Temps Modernes, et l'incapacit des gouvernants tait un danger Athnes, tout comme dans les socits contemporaines. Du reste, sil'on en croit Xnophon,Socrate raillait dj la dsignation des magistrats par le sort,au motif qu'on ne slectionne pas ainsi un pilote, un architecte ou un joueur de flte2. Mais il faut alors plutt se demander si les dmocrates athniens taient vraiment sans rponse face cette objection contre la procdure qu'ils dfendaient. Peut-tre trouvaient-ils au sort des avantages qui, tout bien pes, l'emportaient leurs yeux sur son inconvnient majeur. Peut-tre aussi avaient-ils trouv lemoyen de seprmunir contre le risque de magistrats incapables par d'autres dispositions institutionnelles. Concernant le tirage au sort, il n'est pas vident que le danger de gouver-2. Xnophon,Mmorables,I, 2, 9.22PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES23

nants incapables soit l'ultima ratio.On ne peut pas dclarerce mode de slection dfectueux et vou, par principe, la disparition avant d'avoir analys avec quelque soin la faondont il tait mis en uvre Athnes et les justifications qu'en donnaient les dmocrates.Enfin, pour quelque raison que le tirage au sort ait disparu, le fait dcisif demeure : la dmocratie athnienne utilisait le sort pour slectionner certains gouvernants, tandis queles rgimesreprsentatifs ne lui accordent aucun rle etemploient exclusivement l'lection. Cette diffrence peutdifficilement tre sans consquences sur la faon d'exercer lepouvoir, sur sa rpartition, ou encore sur le caractre dupersonnel gouvernant. Le problme est d'identifier prcisment ces consquences. Pour claircir une des diffrences majeures entre le gouvernement reprsentatif et la dmocratie dite directe, il faut donc comparer les effets de l'lection ceux du tirage au sort.Les analyses du gouvernement reprsentatif mettent leplus souvent en relief le contraste entre l'lection et la transmission hrditaire du pouvoir. Un tel point de vue se justifieen partie : les gouvernements lus ont directement supplantles gouvernements hrditaires etil n'est pas douteux qu'enfaisant de l'lection la source principale de la lgitimit politique, les fondateurs des rpubliques reprsentativesmodernes rejetaient avant tout le principe hrditaire. Les rgimes reprsentatifs se caractrisent assurmentpar le faitque le pouvoir n'y est pas hrit (du moins pour l'essentiel). Mais ils se distinguent aussi, mme si on le remarque moins,par l'absence complte du tirage au sort dans l'attributiondes fonctions politiques exerces par un nombre restreint decitoyens. Le contraste entre l'lection et le tirage au sortrvle peut-tre une face du gouvernement reprsentatif quidemeure cache tant que le systme hrditaire constitue le terme de rfrence exclusif.Une tude du tirage au sort Athnes s'impose double titre. Non seulement l'emploi du sort est l'un des traits dis-tinctifs de la dmocratie dite directe, mais encore, comme les Athniens utilisaient paralllement l'lection et le sort,leurs institutions constituent un terrain privilgi pour comparer les deux mthodes de slection. l se trouve, en outre, que la publication rcente d'une magistrale tude de la dmocratie athnienne, remarquable par son ampleur etsa prcision, permet d'apporter sur ces points des lumiresnouvelles3.La dmocratie athnienne confiait des citoyens tirs au sort la plupart des fonctions que n'exerait pas l'Assemble du peuple(Ekklsia)4. Ce principe s'appliquait tout d'abord aux magistratures proprement dites(arkhai).Sur3.Il s'agit du livre de M. H. Hansen,TheAthenian Democracy in the
Age of Demosthenes,Blackwell, Oxford, 1991 (traduction franaise,La
Dmocratie athnienne l'poque de Dmosthne,Paris, Les Belles
Lettres, 1993). Ce livre est une version condense, rcrite en anglais par
l'auteur, del'ouvrage beaucoup plus vaste que M. H. Hansen publia ini
tialementen danois(Det Athenske Demokrati i 4 rh. f Kr.,6 volumes,
Copenhague, 1977-1981). L'ouvrage de Hansen porte principalement sur
les institutions athniennes du ivesicle (depuis la seconde restauration
dmocratique de 403-402 jusqu' la chute finale de la dmocratie en 322).
Hansen souligne, en effet, que les sources sont beaucoup plus abondantes
et dtailles pour cette priode que pour le vesicle et il fait valoir que
nous ne connaissons pas bien, en ralit, le fonctionnement de la dmocra
tie athnienne l'ge de Pricls. Les histoires institutionnelles qui se
focalisent sur le vesicle (au motif qu'Athnes atteignit ce moment-l
l'apoge de sa puissance et de son clat artistique}, ou encore celles qui
traitent d'un bloc la priode allant des rformes d'phialts (462) jusqu'
la disparition dfinitive de la dmocratie (322) sont donc conduites
extrapoler sur la base de donnes concernant en fait le ivesicle. Par son
choixchronologique, Hansen vite cette extrapolation qu'il juge injustifie
{The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,pp. 19-23;
traduction franaise, pp. 42-46). Cela ne l'empche pas, toutefois, de
dcrire plus rapidement certains caractres des institutions du vesicle. La
traduction franaise du livre de Hansen ayant t publie aprs la rdac
tion de ce chapitre, j'ai rajout, en les faisant prcder de l'abrviation
Trad. fr. , les pages de l'dition franaise auxquelles renvoient les rf
rences.4.Sur le tirage au sort et l'lection Athnes, voir, en plus du livre de
Hansen : J. W. Headlam,Election by Lot at Athens,Cambridge Univer-
sity Press (1891), 1933; E. S. Staveley,Greek and Roman Voting,Cornell
University Press, 1972;M. Finley,Democracy Ancient and Modem,1973
(Dmocratie antique et dmocratie moderne,Paris, Maspero, 1976);
M. Finley,Politics in the Ancient World,Cambridge University Press,
1983(L'Invention de la politique,Paris, Flammarion, 1985).24PRINCIPESDU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES25

les quelque 700 postes de magistrats que comptait l'administration athnienne, 600 environ taient pourvus par tirage au sort5. Les magistratures attribues par le sort(klros)taient en gnral collgiales6. Les charges duraient un an. Un citoyen ne pouvait pas exercer plus d'une fois la mme magistrature et, mme s'il pouvait tre nomm plusieurs magistratures diffrentes au cours de savie, le calendrier de la reddition des comptes (on ne pouvaitpas accder une nouvelle charge sans avoir rendu des comptes pour la prcdente) empchait de fait qu'un individu ft magistrat deux annes de suite. Tous les citoyens gs de plus de trente ans (c'est--dire environ 20 000 personnes au ivesicle) et qui n'taient pas sous le coup d'unepeineYatimia(privation des droits civiques) pouvaient accder ces magistratures7. Ceux dont les noms avaient t tirs au sort taient soumis l'preuve de ladokimasiaavant de pouvoir entrer en fonction. On examinait dans cette preuve s'ils prsentaient les qualifications lgales pour devenir magistrats, on vrifiait qu'ils se conduisaient bien envers leurs parents et s'taient acquitts de leurs obligations fiscales et militaires. L'preuve comportait aussi une certaine dimension politique : un individu connu pourCes chiffres ne prennent pas en compte le Conseil,boul,quoique celui-ci ft en principe une magistrature. Les attributions du Conseil taient en effet significativement diffrentes de celles des autres magistrats; il est donc prfrable de le considrer sparment (voirinfra).

Le termeklrosest un substantif, le verbe correspondant estkl-roun(tirer au sort). Le fait d'obtenir une charge par tirage au sort est indiqu parle verbelankhano,employ l'aoriste, et parfois prcis par un dterminatif :to kuamo lakhein(avoir obtenu par le sort au moyen de la fve) ou, plus anciennement,palo lakhein(avoir obtenu par le sort en tirant dans un casque).

Au ivcsicle, Athnes comptait approximativement 30 000 citoyens majeurs (gs de plus de vingt ans). Au vcsicle, le nombre des citoyensmajeurs tait probablement de 60 000{cf.M. H. Hansen,The AthenianDemocracy in theAge of Demosthens, op. cit.,pp. 55, 93, 232,313[trad.fr., pp. 81, 122, 270, 357]). Ces chiffres n'incluent videmment pas les femmes, les enfants, les mtques ni les esclaves. On s'exagre parfois, aujourd'hui, la petite taille^ d'Athnes. La cit n'tait pas grande, sans doute, en comparaison des Etats modernes, mais elle n'tait pas, non plus, un village.

ses sympathies oligarchiques pouvait tre rejet. Mais ladokimasiane visait nullement liminer les incomptents et ne constituait le plus souvent qu'une simple formalit8.Le systme athnienoffrait cependant certaines protections contre des magistrats que le peuple jugeait mauvais ouincomptents. Tout d'abord, les magistrats taient soumis la surveillance constante de l'Assemble et des tribunaux.Non seulement ils devaient rendre des comptes(euhynai)leur sortie de charge, mais pendant la dure de leur mandatn'importe quel citoyen pouvait tout moment dposer uneaccusation contre eux et demander leur suspension. Lorsdes Assembles principales(Ekklsiai kyriai)le vote sur lesmagistrats constituait mme un point obligatoire de l'ordredu jour. Tout citoyen pouvait alors proposer un vote de censure contre un magistrat (qu'il ait t dsign par tirage au sort ou par lection). Si la censure tait vote, le magistrat taitimmdiatement suspendu et son cas dfr aux tribunaux qui il incombait alors soit de l'acquitter (auquel cas il recouvrait ses fonctions), soit de le condamner9.Comme ces dispositions taient connues de tous, chaquecitoyen savait par avance que, s'ildevenait magistrat, il aurait rendre des comptes, qu'il serait constamment affront la possibilit d'une censure et qu'il aurait subir des sanctions si ces preuves tournaient son dsavantage. Or - le fait mrite une attention toute particulire -,seuls les noms de ceux qui le souhaitaient taient introduits dans les machines tirer au sort, leskiroteria.On ne tirait pasau sort parmi l'ensemble des citoyens de plus de trente ans,mais seulement parmi ceux qui s'taient prsents eux-mmes comme candidats au tirage au sort,0. Lorsque laM. H. Hansen,The Athenian Democracy in theAge of Demosthenes,op. cit.,pp. 218-220, 239. [Trad. fr., pp. 255-257, 278.]

L'Assemble se runissait dix fois dans l'anne enekklsia kyria(une fois par prytanie) sur un total d'une quarantaine de sances par an.

10.M. H. Hansen,The Athenian Democracy in theAge of Demos-
thenes, op. cit.,pp. 97, 230-231, 239 [trad. fr., pp. 127, 269-270, 278]. On
notera qu'il existait mme un verbe(klrousthai)pour dsignerle fait de
se prsenter au tirage au sort;cf.Aristote,Constitution dAthnes,IV,
3; VII, 4; XXVII, 4.26PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFslection des magistrats par le sort est ainsi replace dans le contexte institutionnel qui l'environnait, elle apparat beaucoup moins simpliste et rudimentaire qu'on ne l'imagineaujourd'hui. La combinaison du volontariat et de l'anticipation des risques encourus devait en effet entraner uneslection spontane des magistrats potentiels. Ceux qui ne se sentaient pas aptes s'acquitter d'une charge avec succs pouvaient parfaitement viter d'tre slectionns, ils avaient mme de fortes incitations le faire. L'ensemble du dispositif avait ainsi pour effet de donner une chance d'accder aux magistratures n'importe quel citoyense jugeantcapable de les exercer. Celui qui dcidait de tenterainsi sa chance s'exposait au jugement presque constant desautres, mais ce jugement n'intervenait qu'posteriori,aprs que le candidat avait commencd'exercer sa charge. L'accs aux charges n'tait dtermin, en plus du hasard, que par l'estimation que chaque volontaire faisait de lui-mme et de ses capacits. Dans le cas des magistratures lectives, en revanche, c'tait le jugement des autres quiouvrait l'accs aux fonctions publiques et celui-ci s'exeraitdonc, non pas seulementa posterioricomme pour les magistratures attribues par le sort, mais aussia priori,c'est--dire avant que les candidats n'aient eu la possibilit de faire leurs preuvesen tant que magistrats (du moins pour les candidats qui n'taient pas en poste prcdemment).Au demeurant, les charges lectives taient soumises aucontrle constant de l'Assemble, tout comme les magistratures tires au sort. Tout citoyen g de trenteans ou pluspouvait se porter candidat un poste lectif. Plusieurs diffrences sparaient cependant les magistratures lectives desfonctions attribues par le sort. Tout d'abord, quoique lescharges lectives fussent annuelles comme les autres, on pouvait tre rlu au mme poste plusieurs annes de suite etsans limite de temps. Au vcsicle, Pricls fut rlu gnral pendant plus de vingt ans de suite (probablement vingt-deuxfois). Le plus clbre des gnraux du ivesicle, Phocion, dtint son poste pendant quarante-cinq ans. En outre, lesAthniens rservaient la dsignation par lection desLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES27magistratures pour lesquelles la comptence tait jugeabsolument vitale : les gnraux(stratgoi)et leshauts fonctionnaires militaires ds le vesicle et, d'autre part, les principales magistratures financires cres ou rformes auivesicle (en particulier le trsorier de la Caisse militaire, lesadministrateurs de la Caisse thorique et le contrleurdesFinances)u. Les postes lectifs taient aussi les plus importants : la conduite de la guerre et celle des finances dterminaient plus que toute autre fonction le destin de la cit (au vesicle, Athnes tait mme le plus souvent en guerre, la paix n'tant qu'une exception). C'tait, enfin, dans les fonctions lectives, beaucoup plus que parmi les magistrats tirs au sort, que se rencontraient les personnalits minentes. Au vesicle, les hommes politiques les plus influentstaient lus gnraux (comme Thmistocle, Aristide, Cimon ou Pricls). Le vocabulaire mentionnait cte cte les orateurs et les gnraux(rhtores kai stratgoi).Quoique la qualit d'orateur ne ft pas une charge publique, les orateurstaient ceux dont la voix comptait le plusau sein de l'Assemble. Le rapprochement entre orateurs et gnraux suggredonc que les uns et les autres taient certains gards considrs comme appartenant un mme groupe, que l'on pourrait aujourd'hui appeler les leaders politiques. Au ivesicle, l'association entre orateurs et gnraux devintmoins troite et la catgorie des orateurs fut alors plutt rapproche de celle des magistrats financiers, eux aussi lus. Unchangement social s'opra aussi l'poque de la guerre duPloponnse : alors que les gnraux et les hommes politiques influents du vesicle appartenaient aux anciennesfamilles de l'aristocratie foncire (Cimon, par exemple, taitissu de l'illustre famille des Lakiades, Pricls tait apparent au clan des Alcmonides), les leaders politiques du ivesicle se recrutaient plutt parmi les familles riches et11. La Caisse thorique avait originellement pour fonction d'allouer aux citoyens des indemnits leur permettant d'acheter leur billet d'entre au thtre lors des ftes publiques. Au cours du ivcsicle, ses attributions s'tendirent graduellement au financement des travaux publics et de la marine.28PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DESGOUVERNANTS ATHNES29

bien considres, mais la fortunercente et plutt fondesur l'activit artisanale et les ateliers12. Pendant toute l'histoire de la dmocratie athnienne, il y eut ainsi une certaine corrlation entre l'exercice de fonctions lectives et l'appartenance aux lites politiques et sociales.Les magistrats en gnral, qu'ils fussent lus ou tirs ausort, n'exeraient pas un pouvoir politique majeur; ils taientavant tout des administrateurs et des excutants13. Ils instruisaient les dossiers(probouleuein, anakrinein),convoquaient etprsidaient les instances qui dcidaient, puis mettaient leurs dcisions excution(prostattein, epitattein).Mais ils ne dtenaient pas ce qui tait considr comme lepouvoir suprme(to kyrion einai): ils n'opraient pas leschoix politiques dcisifs. Ce pouvoir tait dvolu l'Assemble et aux tribunaux. Le contraste avec les reprsentantsmodernes est, cet gard, flagrant. En outre, mme si lesmagistrats, en qualit de prsidents, fixaient l'ordre du jour des instances de dcision, ils agissaient la requte desimples citoyens et soumettaient la discussion des motionsque ceux-ci leur prsentaient.Le pouvoir de faire des propositions, de prendre une initiative n'tait le privilge d'aucune institution, il appartenait en principe n'importequel citoyen dsirant l'exercer.Les Athniens usaient d'une formule particulire pour dsigner la figure de celui qui prenait une initiative politique. Celui qui soumettait un projet de dcret l'Assemble, intentait une action devant les tribunaux ou proposait uneloi devant les nomothtes tait appelton Ahnaion hoboulomenos hois exesin(tout Athnien qui le dsire parmi ceux qui en ont le droit), ou plus brivementho boulomenos(celui qui le dsire). 11 faut sans doute traduire, comme le font lesdictionnaires,ho boulomenospar le premier venu . Mais on doit garder l'esprit que leM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 39, 268-274 [trad. fr., pp. 63, 309-315].

M. H. Hansen,The Athenian democracy in the ge of Demos-thenes, op. cit.,pp. 228-229 [trad. fr., pp. 266-268].

terme n'avait aucune connotation pjorative dans la bouche des dmocrates.Ho boulomenosconstituait en ralit une figure essentielle de la dmocratie athnienne14. Il pouvait en effet tre n'importe qui, du moins en principe, mais c'tait l prcisment ce dont les dmocrates se faisaient gloire. Tu me reproches, rpondait ainsi Eschine un adversaire, de ne pas paratre continuellement la tribunede l'Assemble ; crois-tu qu'onne voie pas que ton reproche est inspir par des principes totalement trangers la dmocratie? Dans les oligarchies, la parole n'est pas n'importequi, mais seulement celui qui a du pouvoir(en men tais oli-gachiais oukh ho boulomenos, all'ho dynasteuon dmgo-rei); dans les dmocraties, n'importe qui parle, et quand il lesouhaite(en de dmokratiais ho boulomenos kai otan auto dokei)15. Sans doute, seule une petite minorit osaitprendre la parole au sein de l'Assemble pour y faire des propositions, la grande majorit des participants se bornait en fait couter et voter,6. Un processus d'auto-slectionlimitait en pratique le nombre de ceux qui prenaient des initiatives. Mais le principe que n'importe qui, s'il le souhaitait,avait une galepossibilit de soumettre une proposition sesconcitoyens et, plus largement, de prendre la parole devant eux(isgoria)constituait un des idaux suprmes de la dmocratie17.Les magistrats, en tout cas, n'avaient pas le monopole del'initiativepolitique et leur pouvoir tait, de manire gnrale, troitement born. On peut donc observer, comme le fait Hansen, qu'il entrait une part d'aveuglement volontaireM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 266-267 [trad. fr., pp. 306-309].

Eschine,Contre Ctsiphon,III,220.

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 143-145 [trad. fr., pp. 175-176].

La distinction entre l'idal (on pourrait dire aussi l'idologie) et la pratique nefournit ici qu'un outil d'analyse grossier quoique commode. Le processus d'auto-slection qui limitait en pratique le nombre des orateurs tait en effet explicitement reconnu, au moins pour partie, dans l'idologie du premier venu :ho boulomenosdsignait n'importe quivoulants'avancer et faire une proposition, non pas tout un chacun.

30PRINCIPESDU GOUVERNEMENTREPRSENTATIFLA DSIGNATIONDESGOUVERNANTS ATHNES31

ou mme un sophisme dans les remarques que Xnophon prte Socrate. Socrateridiculisait le choix des magistrats par tirage au sort, au motif qu'on ne slectionne pas ainsi un pilote, un architecte ou un joueur de flte. C'tait refuser de voir que dans une dmocratie les magistrats n'taientjustement pas supposs tre les pilotesI8. Cette observation,pourtant, ne clt pas le dbat, car les magistratures, au sens troit, n'taient pas les seules fonctions attribues par le sort. La plupart des travaux historiques choisissent de nediscuter les implications de l'usage du sort dans la dmocratie athnienne qu'en liaison avec la dsignation des magistratsI9. Mais dans la mesure o les magistrats ne dtenaient qu'un pouvoir limit, et o les responsabilits des magistratures pourvues par le sort taient moindres que celles des charges lectives, un tel choix fausse en partie la perspective sur la place du tirage au sort. D'autres fonctions, plusimportantes que celles des magistrats, n'taient pas exerces par l'Assemble elle-mme, mais attribues, elles aussi,par le sort.Lesmembres du Conseil,Boul,taient dsigns par lesort pour un an et un citoyen ne pouvait pas tre membre duConseil plus de deux fois dans sa vie. Le Conseil comptait 500 membres qui devaient tre gs de plus de trente ans. Chacune des 139 circonscriptions ou municipalits que comportait l'Attique (les dmes) avait droit un certainnombre de siges dans le Conseil (ce nombre tait proportionnel la population du dme). Chaque dme dsignait plus de candidats qu'il n'avait de siges pourvoir (il n'estpas certain que le tirage au sort ait t employ ce premier stade de la slection); puis on tirait au sort, parmi les candidats d'un mme dme, le nombre requis de conseillers. Lesjours o le Conseil sigeait, les conseillers taient rmunrspar la cit. Aristote comptait parmi les principes essentielsM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,p. 236 (trad. fr., p. 274-275].

L'ouvrage de Hansen n'chappe pas la rgle : la principale discussion du rapport entre tirage au sort et dmocratie se trouve dans le chapitre consacr aux magistrats (M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,pp. 235-237 [trad. fr., pp. 274-275]).

des dmocraties la rmunration des activits politiques tellesque la participation l'Assemble, aux tribunaux et aux magistratures. A Athnes ce principe s'appliquait, entre autres, au Conseil20.Lgalement, le Conseil formait une magistrature(arkh),collgiale comme la plupart des autres. Certains traits lui confraient cependant une place part. D'abord, le Conseilseul pouvait mettre en accusation ses propres membres : unconseiller poursuivi tait jug par les tribunaux, mais leConseil devait pralablement avoir dcid par un vote qu'il devait tre traduit devant les tribunaux21. Surtout, laBoulconstituait la magistrature la plus haute ,(malista kyria),comme l'crivait Aristote, parce qu'elle prparait les dcisions de l'Assemble et les excutaitn.Alors que l'activitdes autres magistrats tait lie aux tribunaux, le Conseil, lui, tait en relation directe avecl'Ekklsia.Le Conseil discutaitet dterminait les projets mis l'ordre du jour de l'Assemble(probouleumata).Certains de ces projets formulaient des propositions prcises dj mises enforme, d'autres taient plus ouverts et appelaient les propositions desAristote,Politique,VI, 2, 1317 b 35-38. Une telle rmunration visait permettre la participation de ceux que la perspective de perdre des journes de travail aurait autrement tenus loigns de l'activit politique ou, plus gnralement, attirer les citoyens aux revenus modestes. Au vesicle Athnes rmunrait les magistrats, les membres du Conseil et les juges ou jurs (les citoyens sigeant dans les tribunaux); les juges percevaient 3 oboles (soit une demi-drachme) les jours o ils sigeaient. cette poque la participation l'Assemble n'entranait en revanche aucune indemnit. Au ivcsicle, la rmunration des magistrats fut probablement supprime, mais celle des conseillers et des juges fut maintenue, et on introduisit une indemnit (galement de 3 oboles) pour la participation l'Assemble(cf.M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,pp. 240-242; Trad. fr., pp. 280-282). On notera, titre de comparaison, qu' la fin du vesicle, le salaire moyen d'une journe de travail s'levait un drachme. L'indemnit de participation aux tribunaux, puis l'Assemble quivalait donc la moiti d'une journe de travail(cf.M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,pp. 150, 188-189 [trad. fr., pp. 181-182, 223-225]).

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,p. 258 [trad. fr., p. 299].

Aristote,Politique,VI, 8, 1322 b 12-17.

32PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES33

membres de l'Assemble sur un problme donn. Il semble qu'environ la moiti des dcrets vots par l'Assemble aientt en fait des ratifications de mesuresprcises proposespar le Conseil, l'autre moiti manant de propositions faitesdirectement dans l'Assemble23. Le Conseil avait, en outre,des responsabilits capitales en matire de relations extrieures : il recevait tous les ambassadeurs et dcidaitde lesintroduire devant l'Assemble ou pas; il ngociait d'abord avec eux avant de soumettre au peuple le rsultat de cespourparlers sous forme deprobouleuma.Le Conseil exerait galement d'importantes fonctions militaires, il avait en particulier la charge de la marine et de l'administration maritime. Il supervisait enfin l'administration publique toutentire et, au premier chef, les finances; il exerait ce titre un certain contrle sur les autres magistrats. LaBoul,dsigne par tirage au sort,occupait donc une position tout faitcentrale dans le gouvernement d'Athnes. Son rle n'tait peut-tre pas comparable celui du pilote, mais il n'tait pas, non plus, subordonn.Pour mesurer pleinement l'importance du tirage au sort dans la dmocratie athnienne, il faut toutefois prendre en considration une autre institution encore : les hliastes. Chaque anne un corps de six mille personnes tait tir ausort parmi les citoyens de plus de trente ansqui se portaient volontaires.Une fois leur nomtir au sort, ces citoyens prtaient le serment hliastique par lequel ils s'engageaient voter dans le respect des lois et des dcrets de l'Assemble et du Conseil, se dterminer d'aprs leur propre sens du justedans les cas non couverts par la loi et couter impartialement la dfense comme l'accusation24. partir de cemoment, ces citoyens formaient pour une anne le corps des hliastes. Leur ge plus lev que celui des citoyens participant l'Assemble - et donc leur exprience et leur sagesserputes suprieures - comme le fait qu'ils prtaient un ser-M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes,op. cit.,pp. 138-140 [trad. fr., pp. 169-171].

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes,op. cit.,p. 182[trad. fr., pp. 217-218].

ment solennel leur confraient un statut particulier25. C'estdans le corps des hliastes qu'taient recruts les membresdes tribunaux populaires(dikastria)et, au ivesicle, lesnomothtes.Chaque jour que les tribunaux taient en fonction, tous leshliastes qui le souhaitaient pouvaient se prsenter le matin la porte du tribunal, on tirait alors au sort parmi eux le nombre des juges ou jurs(dikastai)ncessairepour ce jour-l. Il faut remarquer, ici encore, le caractre volontairede la participation. Comme plusieurs tribunaux opraient enmme temps, on dterminait ensuite par un nouveau tirageau sort (du moins au ivcsicle) dans quel tribunal sigeraitchaque juge dj slectionn26. Un tribunal pouvait comporter 501, 1001, 1501 dicastes, ou mme plus, selon la gravitdes affaires qu'il avait juger27. Les dicastes percevaient une indemnit de 3 oboles par jour (soit approximativement la valeur d'une demi-journe de travail). C'taient en majorit des citoyens pauvres et gs qui sigeaient dans les tribunaux28.Le terme de tribunaux pourrait toutefois induire en erreur sur la nature des fonctions qui taient ainsi attribues par le sort. Il faut ici entrer dans quelque dtail. Les tribunaux exeraient en ralit des fonctions politiques dcisives. Les litiges privs taient en effet souvent rgls par arbitrage, les tribunaux n'intervenant que si l'une des parties faisait appel de la dcision de l'arbitre. D'autre part, nombre d'affaires criminelles taient aussi traites en dehors des tribunaux populaires (c'tait l'Aropage, par exemple, qui jugeait les cas d'homicide). Les procs poli-Il fallait simplement tre majeur, c'est--dire probablement g devingt ans, pour participer l'Assemble.

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes,op. cit.,pp. 181-183 [trad. fr., pp. 216-218].

On peut noter, titre de comparaison, qu'environ six mille personnes participaient, en moyenne, l'Assemble.Cf.M. H. Hansen,TheAthenian Democracy in the Age of Demosthenes, op. cit.,pp. 130-132

[trad. fr., pp. 159-162].28.M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos
thenes,op. cit.,pp. 183-186 [trad. fr., pp. 219-221].34PRINCIPESDU GOUVERNEMENTREPRSENTATIFtiques reprsentaient donc en fait la part plus importante de l'activit des tribunaux populaires . Ces procs n'avaient rien d'exceptionnel, ils constituaient un lmentde rgulation central dans le fonctionnement ordinairedesinstitutions.C'tait le cas, tout d'abord, de l'action criminelle en illgalit(graphe para nomn).Tout citoyen pouvait intenterune action en illgalit contre une proposition (de loi ou dedcret) soumise l'Assemble30. L'accusation tait nominale : elle tait porte contre la personne qui avait fait laproposition incrimine. L'initiative seule tait passible de poursuite, un citoyen ne pouvait pas tre poursuivi pour unvote qu'il avait mis (cela souligne, une fois encore, le statut particulier que revtait l'initiative dans la dmocratie athnienne). l faut remarquer, surtout, que l'action en illgalit pouvait tre dclenche mme si la proposition avaitdj t adopte par l'Assemble, ft-ce l'unanimit. Lorsqu'un dcret ou une loi dj vots par l'Assemble taient attaqus en illgalit, ils taient immdiatement suspendus jusqu' ce que les tribunaux rendissent leur verdict. L'action en illgalit aboutissait donc soumettre lesdcisions de l'Assemble au contrle des tribunaux :toutemesure vote par l'Ekklsiapouvait tre rexamine par les tribunaux, et ventuellement rejete, si quelqu'un en faisait la demande. En outre, l'action en illgalit pouvait tre intente non seulement pour vice de forme (si, par exemple, celui quiavait fait la proposition tait sous le coup d'une peined'atimia),mais aussi pour des raisons de fond (si la loi ou le dcret attaqus entraient en conflit avec des lois existantes). Au ivesicle, les raisons de fondM. H. Hansen,The Athenian Democracyin the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 178-180 [trad. fr., pp. 213-215].

En fait c'est seulement au vesicle que l'Assemble votait la fois des lois(nomoi)et des dcrets(psphismata),au ivesicle le vote des loistait exclusivement rserv auxnomothtes. Au vesicle, lagraphe paranomnpouvait donc viser soit des lois, soit des dcrets, alors qu'au ivesicle elle ne s'appliquait qu'aux dcrets, une autre procdure quelque peu diffrente servant attaquer des lois : lagraphe nomon m epitdeiontheinai.

LA DSIGNATION DES GOUVERNANTSATHNES35s'tendirent jusqu' inclure le conflit avec les principes dmocratiques fondamentaux sous-jacents aux lois. On put alors attaquer des propositions au seul motif qu'elles taient nuisibles auxintrts du peuple. ce point, lagraphe para nomnconfrait aux tribunaux un pur et simplecontrle politique sur les actes de l'Assemble31. Il sembleque l'action en illgalit ait t d'usage frquent : les sources donnent penser que des tribunauxen jugeaient en moyenne une par mois32.Lorsqu'une proposition dj soumise l'Assemble tait ainsi rexamine par les tribunaux au cours d'un procs en illgalit, le second examen prsentait des caractres spcifiques qui le diffrenciaient du premieret expliquaient son autorit suprieure. Outre le fait que les dicastes taient moins nombreux que les membres de l'Assemble, plus gs qu'eux, et qu'ils avaient prt un serment, la procdure des tribunaux tait diffrente de celle de l'Assemble. Une journe entire tait consacre l'examen d'une dcision attaque en illgalit, alors qu'en une sance (d'une demi-journe), l'Ekklsiaprenait en gnral de multiples dcisions. Devant les tribunaux la procdure tait ncessairement contradictoire, celuiqui avait propos la mesure incrimine devait la dfendre et le plaignant l'attaquer. De surcrot, les deux parties avaient eu le tempsde prparer leur dossier. L'Assemble en revanche pouvaitprendre une dcision sans dbats et soudainement, si personnene soulevait d'objections contre une proposition. Enfin, le vote dans l'Assemble se faisait main leve, sauf dans certains cas exceptionnels, et le rsultat tait estim globalement; on ne procdait pas un dcompteprcis des votes (le nombre des participants, six mille enmoyenne, et rendu un tel dcompte extrmement long). Dans les tribunaux, au contraire, le scrutin tait toujours secret (les pressions et la corruption y taient donc plusM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 205-208 [trad. fr., pp. 241-244].

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 153, 209 [trad. Fr., pp. 185, 245].

36PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES37

difficiles) et on comptait exactement les voix33. Ainsi, mme lorsqu'ils exeraient un rle proprement politique,les tribunaux constituaient un organe substantiellement diffrent de l'Assemble par leur taille, leur composition et leur mode defonctionnement.Au terme d'un procs en illgalit, si les dicastes rendaientun verdict favorable l'accusation, la dcision de l'Assemble tait annule et son initiateur frapp d'une amende. Dans certains cas, celle-ci tait minime, mais elle pouvait aussi atteindre un montant trs lev, au point de rendre quelqu'un dbiteur de la cit pour le restant de ses jours, leprivant ainsi de ses droits civiques(atimia).La possibilit decette sanction avait une consquence capitale : d'un ct, on l'a vu, n'importe qui(ho boulomenos)pouvait faire une proposition devant l'Assemble, mais chacun savait qu'il s'exposait, ce faisant, des risques considrables. Symtriquement, le systme visait aussi dcourager les accusations lances la lgre : si un accusateur retirait sa plainte avant que lestribunaux ne se soient prononcs, il tait condamn uneamende de 1 000 drachmes et se voyait interdire tout jamais d'intenter d'autres actions en illgalit. Il semble enoutre que, comme dans les autres accusations publiques(gra-phai),le plaignant encourait une amende de 1 000 drachmes et uneatimiapartielle si sa plainte obtenait moins d'un cinquime des voix lors du verdict34.Les tribunaux jugeaient aussi les dnonciations(eisange-liai).Celles-ci taient de plusieurs sortes. Elles pouvaient viser soit des magistrats inculps de mauvaise gestion, auquel cas elles taient portes devant le Conseil avant d'tre traites par les tribunaux(eisangeliai eis tn bouln),soit n'importe quel citoyen (y comprisdes magistrats) accusde crimes politiques. Dans le second cas, la plainte tait d'abord dpose devant l'Assemble (eisangeliai eis toM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 147-148, 154-155, 209-212 [trad.fr., pp. 178-180, 186-187, 245-248].

Pour mesurer l'importance d'une amende de 1 000 drachmes, il faut garder l'esprit que le salaire moyen d'une journe de travail tait d'une drachme la fin du vesicle{cf. supra).

dmon).La notion de crime politique recouvrait en principetrois types d'actes : la trahison, la corruption (accepter del'argent pour donner de mauvais conseils au peuple athnien)et la tentative de renverser le rgime (c'est--dire la dmocratie). Ces catgories taient toutefois interprtes de faonassez lche et elles autorisaient en pratique une grande varit de chefs d'accusation.L'eisangeliadevant le peuple tait principalement utilise contre les gnraux. C'est par cette procdure que furent condamns mort les gnrauxvainqueurs la bataille navale des Arginuses, au motif qu'ilsn'avaient pas recueilli les survivants ni rendu les honneursaux morts aprs la victoire. Plusieurs gnraux furent l'objet de dnonciation pour avoir perdu une bataille ou men unecampagne infructueuse. La procdure tait employe trsfrquemment : il semble qu'un gnral sur cinq ait d affronter uneeisangelia un moment ou un autre.C'taient enfin les tribunaux qui conduisaient l'examenpralable des magistrats avant leur entre en fonction(doki-masia),ainsi que la reddition des comptes(euthynai) leur sortie de charge.Les tribunaux populaires, dont les membres taient tirs au sort, formaient donc une instance proprement politique.Au ivesicle, un autre organe galement dsign par le sortprit une importance cruciale dans le gouvernement d'Athnes : les nomothtes. Lorsque la dmocratie fut restaure, aprs les rvolutions oligarchiques de 411 et 404, il fut dcid que dsormais l'Assemble ne voterait plus leslois, mais seulement les dcrets, et que les dcisions lgislatives seraient rserves aux nomothtes. La distinction entreles lois(nomoi)et les dcrets(psphismata)fut labore de faon prcise ce moment-l, alors que lesdeux termestaient utiliss de faon assez indiffrencie au vesicle. Laloi dsigna, partir de cette date, une normecrite(au vesicle au contraire, le terme denomospouvait aussi s'appliquer une coutume),de validit suprieure aux dcrets etapplicable galement tous les Athniens(alorsque les dcrets pouvaient ne viser qu'un individu). Ces trois caractres furent explicitement codifis dans une loi dfinis-38PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFsant les lois, adopte en 403-40235. D'autres sources montrent que la loi fut alors dfinie aussi par un quatrime caractre :la validit pour une dure indfinie,le terme dedcret tant rserv des normes dont la validit tait puise lorsque les actes qu'elles prescrivaient taient accomplis36. En 403-402, les lois existantes furent codifies, et partir de ce moment tout changement dans le code des lois dut tre dcid par les nomothtes.Au ivesicle, l'activit lgislative prenait donc les formessuivantes. Au dbut de chaque anne, le code des lois existantes tait soumis l'approbation de l'Assemble. Si une loi en vigueur tait rejete par l'Assemble, n'importe qui pouvait en proposer une nouvelle pour prendre sa place. L'Assemble dsignait alors cinq citoyens chargs de dfendre la loi existante et les deux parties plaidaient leurcause devant les nomothtes. D'autre part, tout moment del'anne, un citoyen pouvait proposer d'abolir une loi et de laremplacer par une autre; s'il obtenait l'approbation del'Assemble, la procdure tait ensuite la mme que dans le premier cas. Enfin, six magistrats (les thesmothtes) contrlaient constamment le code des lois. S'ils trouvaient une loiinvalide ou si deux lois leur paraissaient contradictoires, ilssoumettaient le cas l'Assemble. La procdure de rvisiondevant les nomothtes s'enclenchait alors, sil'Ekklsiaendcidait ainsi. L'activit lgislative prenait donc toujours laforme d'une rvision et l'Assemble en conservait l'initiative,mais la dcision finale tait prise,aprs une procdureLa citation la plus complte de cette loi dfinissant les lois se trouve dans le discours d'AndocideSur les mystres( 87) : Loi : les magistrats ne doivent en aucun cas utiliser la loi non crite. Aucun dcret vot par le Conseil ou par le peuple ne peut avoir de force suprieure celle d'une loi. Aucune loi s'appliquant seulement un individu unique ne peut tre adopte. La mme loi doit s'appliquer tous les Athniens, moins qu'il n'en ait t dcid autrement [par l'Assemble] avec un quorum de 6 000 votants, et par scrutin secret (citationinM. H. Hansen,TheAthenian Democracy in heAge of Demoshenes, op. cit.,p. 170 [trad. fr., p. 204]).

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,p. 171[trad. fr., p. 205].

LA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES39contradictoire, par les nomothtes. Lorsque l'Assemble dcidait qu'il y avait matire rvision, elle dcidait l'tablissement d'un comit de nomothtes dont elle fixait lenombre en fonction de l'importance de la loi considrer (cenombre tait au moins de 501, souvent de 1 001, 1 501 ou mme plus). Le matin du jour fix pour la rvision, le nombre requis de nomothtes tait tir au sort parmi leshliastes. Il semble que, comme dans lecas des tribunaux, onait tir au sort parmi les hliastes qui se prsentaient. Ainsi,au ivcsicle, les dcisions lgislatives elles-mmes taient confies un organe distinct de l'Assemble et dsign par lesort.Lorsqu'on distingue aujourd'hui la dmocratie reprsentative de la dmocratie directe, on imagine le plus souvent quedans laseconde tous les pouvoirs politiques importantstaient exercs par le peuple assembl. Un examen un peudtaill du systme institutionnel athnien montre que cetteimage est fausse. En dehors mme des magistrats, le Conseil,les tribunaux et les nomothtes, trois organes distincts del'Assemble du peuple, jouaient un rle politique de premierplan. Les tribunaux populaires et le Conseil doivent en particulier attirer l'attention. L'une et l'autre institution ont en effet jou un rle essentiel pendant toute l'histoire de la dmocratie athnienne. Certains pouvoirs politiques des tribunaux entraient mme clairement dans la catgorie de cequi tait considr comme pouvoir suprme(kyrion),en particulier leur facult de renverser les dcisions de l'Assemble.Dans sa dfinition de la citoyennet, Aristote mettait d'ailleurs sur le mme plan la participation l'Assemble et la participation aux tribunaux. Il faisait valoir que les membresdes tribunaux comme ceux de l'Assemble taient par excellence dtenteurs du pouvoir suprme (kyriotatoi)37.37. Aristote,Politique,III, 1, 1275 a 28. Cette assertion s'insre en fait dans un raisonnement un peu plus complexe. Le concept de citoyen propos dans laPolitiques'applique en principe tous les rgimes, mais Aristote ajoute que le citoyen tel qu'il le dfinit existe surtout en dmocratie (Politique,III, 1275 b 5-6). Le citoyen est dfini par la participation au pouvoir de juger et au pouvoir de commander(metekhein kri-40PRINCIPES DU GOUVERNEMENTREPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES41

En mme temps cependant, les tribunaux constituaient,comme on Ta vu, un organe nettement diffrent de l'Assemble. Mieux encore, dans Tordre des croyances et des reprsentations,l'Ekklsiatait considre comme ledmos,mais non pas les tribunaux. Ceux-ci agissaient sans doute aunom de la cit (en particulier dans leur rle politique), etdonc au nom du peuple athnien(ho dmos ton Athnain),puisque la cit tait une dmocratie. Mais ilsn'taient pasperus comme le peuple lui-mme. Dans aucune source,semble-t-il, le terme dedmosne dsigne les tribunaux.Lorsque le mot est appliqu un organe du gouvernement, ilrenvoie toujours exclusivement l'Assemble38.Le Conseil de son ct, quoique agissant au nom de la cit et du peuple des Athniens, n'tait pas, lui non plus, identifi audmos.On distinguait les dcrets pris par le Conseil(boules psphismata;le Conseil disposait en effet de certainspouvoirs autonomes limits), desdcrets vots par l'Assemble, ceux-ci seuls taient appels des dcrets du peuple(dmou psphismata).De plus, lorsque l'Assemble ne faisait que ratifier une proposition prcise prsente par leConseil, la dcision tait introduite par la formule : Il a tdcid par le Conseil et par le peuple... (edox t boul kait dmo).En revanche, lorsque la dcision prise rsultait d'une proposition faite au sein de l'Assemble, le Conseilseos kai arkhs){Politique,III, 1, 1275 a 23). Le pouvoir decommander, dit Aristote, appartient aux magistratures proprement ditesqui ne peuvent tre dtenues que pour un temps, mais aussi des fonctionsqui peuvent tre exerces sans limite de temps, celles de membre de l'Assemble(ekklsiasts)et de membre des tribunaux(dikasts).Il serait en effet ridicule, poursuit-il, de ne pas reconnatre le pouvoir de commander ceux qui dtiennent par excellence le pouvoir suprme (geloion tous kyriotatous aposterein arkhs) {Politique,III,1, 1275 a 28-29). Aristote semble donc au dpart ranger dans la mme catgorie le pouvoir des magistrats proprement dits, celui de l'Assemble et celui des tribunaux (ce qui tait contest par les dmocrates radicaux), mais il rserve ensuite le qualificatif dekyriotatosaux membres de l'Assemble et ceux des tribunaux.38. M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 154-155 [trad. fr., pp. 186-187].ayant simplement mis un objet l'ordre du jour par unpro-bouleumaouvert, la dcision del'Assemble commenait par les mots suivants : Il a t dcid par le peuple... (edox t dmo)39. Dans la dmocratie athnienne, le peuple n'exerait donc pas lui-mme tous les pouvoirs, certains pouvoirs importants et mme une part du pouvoir suprmetaient confis des instances autres que ledmoset perues comme telles.Mais que signifie alors le terme de dmocratie directe? Sil'on tient dire que des institutions comme le Conseil ou les tribunaux taient des organes de gouvernement direct , ilfaut admettre que ce caractre direct tenait leur mode de recrutement, le tirage au sort, non pas ce qu'ils taient identiques ou identifis au peuple.Certains historiens ont cru, pendant un temps, qu' Athnes le tirage au sort avait une origine et une signification religieuses. Cette interprtation a d'abord t propose par Fustel de Coulanges puis reprise ensuite, avec quelquesnuances, par Glotz40. Pour Fustel de Coulanges, la dsignation par le sort tait un hritage de l'ge archaque et du caractre sacerdotal que revtaient alors les magistratures. La royaut sacerdotale de l'ge archaque se transmettait par hrdit. Lorsque la royaut archaque disparut, crivaitFustel, on chercha, pour suppler la naissance, un mode d'lectionque les dieux n'eussent pas dsavouer. Les Athniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas demeilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas sefaire une ide fausse de ce procd dont on a fait un sujetd'accusation contre la dmocratie athnienne. Pour lesM. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,pp. 255-256, 139 [trad. fr., pp. 296-297, 169-170].

N. D. Fustel de Coulanges,La Cit antique[1864], Livre III, ch. 10, Paris, Flammarion, 1984, pp.210-213. Voir aussi N. D. Fustel de Coulanges, Recherches sur le tirage au sort appliqu la nomination desarchontes athniens ,Nouvelle Revue historique de droit franais ettranger,1878, 2, pp. 613sqq.\G. Glotz, Sortitio, C. Daremberg,E. Saglio, E. Pottier,Dictionnaire des antiquits grecques et romaines,vol. IV, Paris, 1907, pp. 1401-1417; G. Glotz,La Cit grecque[1928], II, 5, Paris, Albin Michel, 1988, pp. 219-224.

42PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DESGOUVERNANTS ATHNES43

anciens, poursuivait-il, le sort n'tait pas le hasard ; le sorttait la rvlation de la volont divine41.Pour Fustel comme pour Glotz, l'interprtation religieusedu tirage au sort offrait une solution ce qui leur semblait la principale nigme de cette procdure : son caractre bizarre, voire absurde, au regard des catgories politiques modernes. Glotz crivait ainsi : Le tirage au sort des magistrats parataujourd'hui une telle absurdit, que nous avons peine concevoir qu'un peuple intelligent ait pu imaginer et maintenir un pareil systme42. Fustel et Glotz ne pouvaient concevoir que les Athniens aient pratiqu le tirage au sort pourdes raisons politiques ou, plus prcisment, pour des raisonsdont la naturepolitique ft encore apparente pour les modernes. Puisque la dsignation des magistrats par le sortleur apparaissait si trangre l'univers politique, ils supposaient qu'elle avait d appartenir un autre monde, celui de la religion. Ils concluaient que la politique des Athniensavait d tre diffrente de celle des modernes, non pas seulement par son contenu ou sa hirarchie de priorits, mais parson statut ontologique. La politique des Athniens, estimaient-ils, devait mler l'au-del et l'ici-bas43.L'explication religieuse du tirage au sort athnien s'appuyait videmment sur l'interprtation de certainessources. Elle tait aussi fonde sur un raisonnement par analogie : plusieurs cultures ont en effet considr le sort comme un signe envoy par l'au-del. La thse fut nanmoins contes-N. D. Fustel de Coulanges,La Cit antique, op. cit.,pp. 212-213.

G. Glotz,La Cit grecque, op. cit.,p. 223.

L'ide que les institutions antiques ne pouvaient tre comprises qu'en rfrence leur origine et leur dimension religieuses organise en faitLa Cit antiquetout entire. On notera que Fustel poursuivait aussi un objectif explicite de pdagogie politique : en s'attachant surtout faire ressortir les diffrences radicales et essentielles qui distinguent toutjamais ces peuples anciens des socits modernes , il esprait contribuer dcourager l'imitation des anciens, qui constituait ses yeux une entrave la marche des socits modernes . Reprenant la clbre distinction de Constant, Fusteldclarait : On s'est fait illusion sur la libert chez les anciens, et pour cela seul la libert chez les modernes a t mise en pril. {La Cit antique,Introduction,op. cit.,pp. 1-2.)

te dans un ouvrage pionnier publi en 1891 par Headlam44.Ellen'a plus cours aujourd'hui parmi les spcialistes45. Autotal, crit Hansen, il n'y a pas une seule source attestant clairement que le tirage au sort des magistrats ait eu une dimension ou une origine religieuses46. En revanche, dans d'innombrables sources le tirage au sortest prsent comme caractristique de la dmocratie47.Mieux encore, le sort est dcrit comme le mode de slectiondmocratique par excellence alors que l'lection apparatplutt comme oligarchique ou aristocratique. Je veux dire, crivait ainsi Aristote, qu'il est considr comme dmocratique que les magistratures soient attribues par le sort etcomme oligarchique qu'elles soient lectives, comme dmocratique qu'elles ne dpendent pas d'un cens, comme oligarchique qu'elles dpendent d'un cens48. L'ide que le tirageau sort est dmocratique et l'lection oligarchique nousparat, sans doute, bien singulire. Aristote devait en jugerautrement, car il la faisait intervenir dans un raisonnement sur l'un des concepts centraux delaPolitique,celui de constitution mixte ou mlange(memigmen politeia).Aristote considrait qu'en combinant des dispositionsdmocratiques et aristocratiques, on obtenait une constitu-J. W. Headlam,Election by Lot at Athens, op. cit.,pp. 78-87.

Cf. E. S. Staveley,Greek and Roman Voting, op. cit.,pp. 34-36; M. Finley,Politics in the Ancient World, op. cit.,pp. 94-95.

M. H. Hansen,The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,p. 51 [trad. fr., p. 76); pour la discussion dtaillede la thse de Fustel et Glotz, voir pp. 49-52; trad. fr., pp. 74-77.

Cf., entre autres, Hrodote,Histoires,III, 80, 27 (discours d'Ota-ns, partisan de la dmocratie, dans le dbat sur les constitutions); Pseudo-Xnophon,Constitution dAthnes,I, 2-3;Xnophon,Mmorables,I, 2, 9; Platon,Rpublique,VIII, 561 b, 3-5;Lois,VI, 757e 1-758 a 2;Isocrate, Aropagitique,VII, 21-22; Aristote,Politique,IV, 15, 1300 a 32; VI, 2, 1317 b 20-22; Aristote,Rhtorique,I, 8.

Aristote,Politique,IV, 9, 1294 b7-9. Sur le caractre aristocratique de l'lection, voir aussi Isocrate,Panthnaque,XII, 153-154: la constitution ancestrale tait meilleure que la constitution actuelle, affirmait en substance Isocrate, parce que les magistrats y taient dsigns parlection (et non par le sort) et qu'elle comportait ainsi un lment aristocratique ct de ses traits dmocratiques.

44PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES45

tion meilleure que les rgimes simples. Etle jeu sur le sort,l'lection et le cens permettait, prcisment, de combiner ladmocratie et l'oligarchie. Aristote indiquait mme plusieursfaons de raliser le mlange. On pouvait dcider, par exemple, que les magistratures seraient lectives (et nonattribues par le sort), mais que tous, sans aucune barrire de cens, pourraient tre lecteurs, ou ligibles, ou l'un et l'autre. Une autre forme de mlange pouvait consister attribuer les charges par le sort, mais seulement au seind'une classe de citoyens dlimite par un cens. On pouvaitencore attribuer certaines charges par lection et d'autrespar tirage au sort49. Ces diffrentes combinaisons produisaient, selon le philosophe, des rgimes oligarchiques certains gards, et dmocratiques d'autres gards. Pour Aristote, l'lection n'tait donc pas incompatible avec ladmocratie, mais, prise en elle-mme, elle constituait un procd de type oligarchique ou aristocratique alors que le tirage au sort tait, lui, intrinsquement dmocratique.Pour comprendre le lien que les Athniens tablissaient entre le tirage au sort et la dmocratie, il faut tout d'abord faire intervenir un principe capital de la culture dmocratique grecque : le principe de la rotation des charges. Lesdmocrates n'admettaientpas seulement l'existence d'unedistinction des rles entre gouverns et gouvernants, ilsreconnaissaient aussi que, le plus souvent, les deux fonctionsne pouvaient pas tre exerces au mme moment par les mmes individus. Le principe cardinal de la dmocratien'tait pas que le peuple devait tre la fois gouvern et gouvernant, mais que tout citoyen devait pouvoir occuper tour tour l'une et l'autre position. Aristote dfinissait ainsi l'unedes deux formes que pouvait prendre la libert, principe debase de la constitution dmocratique : l'une des formes dela libert(eleuthria),crivait-il, c'est de commander et d'obir tour tour(en merei arkhestai kai arkhein)50. LaAristote,Politique,IV, 9 1294 b 11-14; IV, 15, 1300 a 8 - 1300 b 5.

Aristote,Politique,VI, 2, 1317 a 40 - 1317 b 2. La mme ide tait aussi exprime par Euripide qui faisait dire Thse que le fait de gouverner tour tour tait une caractristique fondamentale de la dmo-

libert dmocratique ne consistait donc pas n'obir qu'soi-mme, mais obir aujourd'hui un autre dont on prendrait demain la place.L'alternance du commandement et de l'obissance formait mme, selon Aristote, la vertu ou l'excellence du citoyen51. Il semble, crivait Aristote, que l'excellence d'un bon citoyen soit d'tre capable de bien commander et de bien obir(to dynastai kai arkhein kai arkhestai kalos)52. Et cette double capacit, essentielle au citoyen, s'apprenaitdans l'alternance des rles : On dit, et ajuste titre, qu'onnepeut pas bien commander si l'on n'a pas bien obi(ouch estineu arxai m arkhthenta)53. La formule cite par Aristotecratie athnienne(Suppliantes,v. 406-408). Pour Aristote, l'autre forme de la libert dmocratique ne concernait pas la participation au pouvoir politique, c'tait le fait de vivre comme on veut (to zn s bouletai tis) (Politique,VI, 2, 1317 b 11-12). Le fait que la libert entendue comme facult de vivre son gr constituait un des idaux dmocratiques est aussi attest chezThucydide la fois dans la clbre oraison funbre qu'il met dans la bouche de Pricls(Guerre du Ploponnse,II, 37) et dans les propos qu'il prte Nicias(ibid.,VII, 69). Ce n'est pas ici le lieu de discuter la distinction de Benjamin Constant entrer la libert des anciens et celle des modernes, ni d'entrer dans les multiples dbats, ru-dits ou idologiques, auxquels a donn lieu l'oraison funbre prononce par Pricls.La conception aristotlicienne du citoyen s'appliquait en particulier, Aristote le reconnaissait lui-mme, au citoyen des dmocraties(cf. supra,p. 39).

Aristote,Politique,III, 4, 1277 a 27.

Aristote,Politique,III, 4 1277 b 12-13. Aristote revient plusieurs fois sur la mme ide dans laPolitique.Dans un autre passage, ilexplique que l'alternance du commandement et de l'obissance et l'occupation tour tour de l'un et l'autre rle est une solution juste (sinon la meilleure absolument), lorsque tous les citoyens sont gaux ou considrs comme tels (cequi est le cas dans les dmocraties)[Politique,II, 2, 1261 a 31 - b 7]. Au livre VII, alors qu'il traite de la constitution la meilleure absolument, il crit : Puisque toute communaut politique est constitue de gouvernants et de gouverns, il faut examiner si les gouvernants et les gouvernsdoivent changer ou demeurer les mmes vie. (...) Certes, si certains diffraient des autres autant que nous pensons que les dieux et les hros diffrent des hommes, en possdant une grande supriorit, perceptible d'abord dans leurcorps et ensuite dans leur me, de sorte que la supriorit des gouvernants sur les gouverns soit incontestable et manifeste, il est

46PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFtait proverbiale. On en attribuait la paternit Solon, ce qui constitue unindice de son importance dans la culturepolitique athnienne. L'expression bien commander doits'entendre ici en un sens fondamental. Elle signifie : exercerl'activit du commandement conformment son essence et sa perfection. Or il est justifi,en gnral, de confier unetche celui qui sait s'en acquitter la perfection. La rotation des charges fondait ainsi la lgitimit du commandement. Ce qui confrait des titres commander, c'tait le fait d'avoir occup l'autre position.Comme cela a souvent t not, la rotation refltait une conception de la vie selon laquelle l'activit politique et la participation au gouvernement constituaient une des formes les plus hautes de l'excellence humaine. Mais l'alternance du commandement et de l'obissance tait aussi un mcanismeproducteur de bon gouvernement. Elle visait engendrer desdcisions politiques conformes un certain type de justice, lajustice dmocratique. Dans la mesure o ceux qui commandaient un jour avaient obi auparavant, ils avaient la possibilit de prendre en compte, dans leurs dcisions, le point devue de ceux qui ces dcisions s'imposaient. Ils pouvaient sereprsenter comment leurs commandements allaient affectervident qu'alors il serait meilleur que ce soient les mmes qui, une foispour toutes, gouvernent et soient gouverns. Mais puisqu'il n'est pas facile de rencontrer une telle situation et qu'il n'en est pas ici comme chez leshabitants de l'Inde, o au dire de Scylax, les rois diffrent ce point-l deleurs sujets, il est manifeste que, pour de nombreuses raisons, il est ncessaire que tous partagent de la mme manire, tour de rle, les statuts degouvernants et de gouverns{anankaion pantas homoios koinonein toukata meros arkhein kai arkheisthai) (Politique,VII, 14, 1332 b 12 -27). Mais dans le cadre de la constitution la meilleure absolument, Aris-tote s'efforce de concilier le principe de la rotation et l'exigence que lesdiffrences de fonction soient fondes sur la nature. Une qualit se prtecette conciliation : l'ge. Les mmes individus doivent tre gouvernslorsque la nature les dispose le plus ce rle, c'est--dire lorsqu'ils sontjeunes, et gouvernants lorsqu'elle les y rend plus aptes, quand ils sont plus gs. Aristote ajoute quecette alternance fonde sur l'ge satisfait le principe que celui qui est destin bien gouverner doit d'abord avoir t biengouvern (Politique,VII, 14,1333a 3-4). Ainsi, mme lorsque Aristote propose un rgime selon ses vux, il demeure attachau principe que lecommandement s'apprend dans l'obissance.LA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES47les gouverns, parce qu'ils savaient, pour l'avoir exprimenteux-mmes, ce que c'est que d'tre gouvern et d'avoir obir. Mieux encore, les gouvernants avaient une incitation tenir compte du point de vue des gouverns : celui qui commandait un jour tait dissuad de tyranniser ses subordonns, parce qu'il savait qu'il devrait, un autre jour, leur obir. La rotation n'tait sans doute qu'une procdure, ellene prescrivait donc pas le contenu des dcisions ou des commandements justes. Mais par sa simple existence, la procdure engendrait un effet de justice, car elle crait unesituation o il tait la fois possible et prudent, pour les gouvernants, d'envisager le point de vue des gouverns lorsqu'ilsprenaient une dcision.Dans le schma thorique propos vingt sicles plus tard par Rousseau, la justice devait tre assure par la gnralitde la loi : chaque citoyen, votant sur des loisgnrales quis'appliqueraient lui comme aux autres, serait conduit vouloir pour autrui ce qu'il voulait pour lui-mme. Dans laprocdure de la rotation, un effet de justice analogue tait produit par le canal de la temporalit : les gouvernants taient amens dcider en se mettant aussi la place des gouverns, car c'tait une place qu'ils avaient connue etconnatraient encore. Les dmocrates athniens ne se contentaient pas de prcher la justice et d'exhorter les gouvernants se mettre en esprit la place des gouverns, ils leur donnaient les moyens et les motifs de le faire.La rotation revtait une telle importance aux yeux des dmocrates, que le rgime dmocratique en faisait unenorme lgale. Les relations de commandement n'taient pas seulement rversibles, elles taient obligatoirement renverses. C'tait l l'objectif des diffrentes interdictions mentionnes plus haut (interdiction d'exercer plus d'une fois la mme magistrature attribue par le sort, d'tre conseiller plus de deux fois dans sa vie, etc.). Du fait de ces interdictions, il fallait chaque anne trouver plusieurs centainesd'individus nouveaux pour remplir les fonctions de magistrat et de conseiller. On a calcul que parmi les citoyens gs deplus de trente ans, un sur deux devait tre membre de la48PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFLA DSIGNATION DES GOUVERNANTS ATHNES49

Boulau moins une fois dans sa vie. Il y avait d'ailleurs aussiune rotation de fait (et non de droit) dans la participation l'Assembleet aux tribunaux.L'Ekklsiane runissait jamais qu'une fraction des citoyens (6 000 en moyenne, il faut le rappeler, sur un total de 30 000 citoyens majeurs auivesicle), mais ce n'taient probablement pas toujours lesmmes citoyens qui y participaient. L'Assemble tait identifie au peuple, non pas parce que tous les citoyens y prenaient part, mais parce que tous pouvaient y aller et quel'assistance se renouvelait. Dans le cas des tribunaux, il existe des preuves archologiques certaines que les dicastes se renouvelaient beaucoup54.La dmocratie athnienne tait donc largement organise, dans la ralit comme dans l'idal, selon le principe de larotation. Or la norme capitale de la rotation faisait du sortune solution rationnelle : puisqu'un nombre considrabled'individus devaient tre appels, un jour ou l'autre, exercer des charges, on pouvait laisser au hasard l'ordre dans lequel ils y accderaient. En outre, le nombre des citoyenstant relativement faible par rapport au nombre de postes pourvoir, l'impratif de la rotation conduisait prfrer le tirage au sort l'lection. L'lection en effet aurait encorerduit le nombre des magistrats possibles en le limitant auxindividus qui taient populaires auprs de leurs concitoyens.Les Athniens, pourrait-on dire, ne pouvaient pas se permettre de rserver les postes de magistrats et de conseillers aux seuls citoyens que les autres jugeaient assez comptentsou talentueux pour les lire : une telle restriction aurait entrav la rotation.Maisil faut aller plus loin encore : il y avait un conflit potentiel entre le principe lectif et la rotation. Le principe lectif veut en effet que les citoyens soient libres de choisirceux qui sont confies les charges. La libert d'lire, cependant, estaussi la libert de rlire. Les citoyens peuvent souhaiter que le mme individu occupe, anne aprs anne, la mme fonction. Il faut mme prsumer que si une personna-lit a pu une fois attirer les suffrages des autres, le mme phnomne a de grandeschances de se reproduire. Si donc on veut absolument garantir la rotation dans un systme lectif, il faut limiter la libert de choix des lecteurs endcidant que certains citoyens ne peuvent pas tre lus parcequ'ils ont dj t lus dans le pass. Onpeut le faire sans doute, mais on tablit alors un compromis entre deux principes impliquant des consquences potentiellement contraires. La combinaison de la rotation obligatoire et du tirage au sort ne prsente, en revanche, aucun risque de ce type : encontraignant la rotation, on ne risque pas decontrarier la logique du tirage au sort. Les Athniens avaient conscience du conflit potentiel entre le principe lectif et leprincipe de rotation, c'est pourquoi rien n'interdisait d'exercer plusieurs foisde suite la mme magistrature lective. Lesystme des interdictions ne s'appliquait qu'aux magistratures pourvues par le sort. Dans la dmocratie athnienne, ladsignation par le sort refltait donc d'abord la priorit accorde l'objectif de rotation.En second lieu, la combinaison de la rotation et du tirage au sort procdait d'une profonde dfiance l'gard du professionnalisme. La plupart des magistrats et la totalit desconseillers et des juges n'taient pas des professionnels, maisdes citoyensordinaires, pris parmi d'autres. Les Athniensreconnaissaient la ncessit de comptences professionnellesspcialises dans certains cas, mais la prsomption gnraleallait en sens inverse : on estimait que toute fonction politique pouvait tre exercepar des non-spcialistes, sauf s'il yavait des raisons manifestes de penser le contraire.L'absence d'experts au sein des instances gouvernementalesou, en tout cas, leur rle limit visaient prserver le pouvoirpolitique des simples citoyens55.On supposait en effet que si des professionnels intervenaient dans le gouvernement, ils y exerceraient de fait uneinfluence dominante. Les Athniens avaient sans doute l'intuition que dans une structure d'action collective la dtention, par certains acteurs, d'un savoir ou d'une comp-

54. M. H. Hansen, The Athenian Democracy in the Age of Demos-thenes, op. cit.,p. 313 [trad. fr., p. 357].55. E. S. Staveley,Greek and Roman Voting, op. cit.,p. 55.50PRINCIPES DU GOUVERNEMENT REPRSENTATIFtence queles autres ne possdent pas constituepar elle-mmeune source de pouvoir et qu'elle confre ceux qui sont comptents un avantage sur ceux qui ne le sont pas,quelle que soit par ailleurs la dfinition formelle de leurspouvoirs respectifs. Un Conseil oudes magistrats professionnels auraient eu barre sur l'Assemble, la prsence d'expertsdans les tribunaux aurait rduit le poids des autres dicastes. Les historiens affirment souvent que la dsignation par lesort avait pour principal objectif de rduirele pouvoir desmagistrats56. Mais cette proposition est ambigu et nes'applique, de toute faon, qu' l'un des usages du tirage ausort, la slection des magistrats proprement dits. En ralit, la dsignation par le sort n'affectait pas la dfinition formelle des fonctions ou des pouvoirs. Les pouvoirs formels desmagistrats taient certes limits, mais cela tenait d'abord ce que ceux-ci taient soumis la surveillance constante de l'Assemble et des tribunaux. La slection par le sort garantissait donc, plus prcisment, que les individus exerant les fonctions de magistrat ne disposaient pas du pouvoir supplmentaire que confre une comptence particulire. Il est clair, d'un autre ct, que la dsignation par le sort desdicastes ne visait pas rduire le pouvoir formel des tribunaux : leurs attributions leur confraient un pouvoir explicitement conu comme suprme. Et c'est pourquoi il est siimportant de prendre en considration les tribunaux dansune analyse du tirage au sort Athnes. Dans le casdes tribunaux, la dsignation de tous les juges par le sort et la complte absence de professionnels visait garantir quedans le jugement des procs la voix des experts ne l'emporterait pas sur celle des simples citoyens.Les dmocrates athnienspercevaient, en dernire analyse, un antagonisme entre la dmocratie et le professionnalisme57. La dmocratie consistait accorder le