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Ugo Bianchi Le dualisme en histoire des religions In: Revue de l'histoire des religions, tome 159 n°1, 1961. pp. 1-46. Citer ce document / Cite this document : Bianchi Ugo. Le dualisme en histoire des religions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 159 n°1, 1961. pp. 1-46. doi : 10.3406/rhr.1961.7599 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1961_num_159_1_7599

Bianchi Ugo. Le Dualisme en Histoire Des Religions

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Ugo Bianchi

Le dualisme en histoire des religionsIn: Revue de l'histoire des religions, tome 159 n°1, 1961. pp. 1-46.

Citer ce document / Cite this document :

Bianchi Ugo. Le dualisme en histoire des religions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 159 n°1, 1961. pp. 1-46.

doi : 10.3406/rhr.1961.7599

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1961_num_159_1_7599

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Le dualisme en histoire des religions

Nous nous proposons dans cet article de développer une histoire et une phénoménologie du dualisme, que nous avons abordées dans un travail précédent1. Il s'agit d'établir, sur la base d'une recherche positive, les grandes lignes d'une espèce de Wellgeschichte du dualisme, cet important thème de la phénoménologie religieuse.

De plus, l'examen des grands thèmes dualistes nous mettra en état d'établir quelques conclusions, au moins problématiques, sur les rapports des systèmes et des idéologies dualistes avec la pensée moniste, qui, elle, constitue depuis longtemps l'un des thèmes classiques de la recherche historique et typologique2.

I

Quand on dit religion dualiste, la pensée va immédiatement au zoroastrisme, et surtout au manichéisme. Cela s'explique par des raisons historiques, c'est-à-dire par l'importance que ces systèmes ont eue dans l'histoire de notre propre civilisation, qui les a (plus ou moins exactement) connus, par expérience directe (le manichéisme) ou indirecte (la doctrine vaguement dualiste attribuée depuis les écrivains classiques grecs à « Zoroastre » ou aux mages)3. De sorte que,

1) U. Biajvchi, II dualisme religinso. Saggio slorico ed etnologico, Rome, « L'Erma » di Bretschneider, 10f>R. L'A. s'excuse de devoir citer fréquemment d'autres travaux de lui. Cela lui permet de ne pas trop alourdir les références bibliographiques et les discussions qui s'y rapportent et d'utiliser pour le thème assez vaste de cet article les conclusions spécifiques qu'il croit avoir établies dans ses travaux précédents.

2'. Comme nous l'avons précisé dans notre étude citée, nous entendons le dualisme dans le sens que l'on attribue à ce terme en histoire des religions, et non dans le sens qu'on lui attribue souvent en philosophie : le sens que nous entendons ressortira clairement le lontr de cet article.

.T: Déjà dans le milieu aristotélicien, si le texte bien connu de Damasciits, 125 bis Ruelle, remonte en réalité, dans sa substance, à Eudème de Rhodes. Cf. d'ail-

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dans la conversation, le terme « manichéen » remplace presque indifféremment le terme « dualiste » : et cela depuis longtemps, quand les théologiens qualifiaient de manichéenne toute doctrine religieuse qui avait une allure dualiste.

Cette terminologie approximative n'était pas pourtant sans justification, et révèle une sensibilité religieuse que l'historien des religions et le phénoménologue ru; vont pas contredire;. Il est bien évident d'ailleurs que des dénominations conventionnelles telles que « manichéen », « zoroastrien », « gnostique », voire « théosophique », qui reviennent le long des polémiques sur le dualisme, ne signifient pas la même chose, et que l'histoire et la phénoménologie religieuses sont appelées à les « situer » de façon positive. D'autant plus que l'histoire connaît plusieurs exemples de polémiques acharnées à l'intérieur des positions religieuses « dualistes » : on se rappelle les persécutions du grand prêtre zoroastrien Kartir contre les Manichéens ; les condamnations manichéennes infligées à toute solution de type pour ainsi dire « monarchien ». admettant un seul principe ; les polémiques entre les Cathares qui ressor- tissaient au dualisme « absolu » et au dualisme « mitigé » ; et surtout l'opposition typologique entre le dualisme à type vitaliste et cosmique du zoroastrisme traditionnel et le dualisme gnostique, anti-cosmique et abstentionniste du manichéisme et de certaines sectes- médiévales : deux formes dualistes qui sont également « absolues », en admettant deux principes coéternels, mais qui réalisent ce schéma d'une façon et avec un esprit fort différents au point de vue religieux, éthique, psychologique, sociologique, etc.1. Il nous faudra donc, d'autant plus, justifier du point de vue positif notre première thèse, à savoir que le dualisme qui est propre, de façon ou d'autre, aux doctrines que nous avons mentionnées, et à d'autres que nous citerons, constitue un type d'expérience

leurs le texte classique et tout à fait formel de Plutaroi'e dans le De Iside, 4 В s. ГЛ69 D-370 <:;..

1) Cf., de ГА., Zamân i Ohrmazd, Lo zoroastrismo nella sua origine e nella sua essenza, Torino, Societa éditrice internazionale, 1958, p. 216 sq.

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religieuse et un complexe plus ou moins homogène du point de vue de l'histoire, un complexe qui établit une Grosse, typologique et historique, qui justifie une Wellgeschichie du dualisme.

* * Le fait d'avoir mentionné en commençant une terminol

ogie d'aspect « théologique » (mais il est bien des théologies que nous aurons souvent à discuter !), et aussi une terminologie d'aspect « typologique » ou « morphologique », ne signifie nullement que le problème historique nous échappe. (Vest bien un problème historique que nous entendons maintenant envisager, la typologie ne nous dirigeant que dans le moment euristique, quand il s'agira d'une première orientation dans la masse confuse des faits à choisir et à ordonner de quelque façon. Rien, d'ailleurs, ne nous empêchera de revenir à la typologie quand il s'agira de comparer les résultats obtenus sous un contrôle historique constant, qui nous empêche de tomber dans l'abstraction et dans l'anachronisme.

Il n'est pas question d'affronter ici ce problème méthodologique. Si nous nous y attardons un moment, c'est seulement pour écarter une équivoque qui pourrait surgir à propos de notre façon d'aborder le problème en question, qui pourrait sembler abstraite, voire systématique, tandis que nous entendons qu'elle soit maintenant historique. Ce ne sont pas seulement les « systématiques » qui doivent être réservés quand ils posent un problème d'histoire religieuse ; ce devoir ď « humilité » nous concerne, nous aussi, en tant qu'historiens : car il estévidentque l'historien ne pourra expliquer les faits qu'après les avoir établis. Si l'on voulait trop insister (comme le font certains philosophes « historicistes ») sur l'idée que l'on n'établit un fait qu'en l'interprétant sur la base de données préjudicielles (que ce soient les dogmes de l'historicisme marxiste, ou tout simplement les hypothèses d'un sociologisme simpliste et arbitraire), l'intention de réduire à tout prix en dimensions « recevables » le problème, risquerait d'aboutir à faire disparaître le problème lui-même, ou bien à diminuer sa richesse

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éventuelle par des explications partielles, inadéquates, simplistes, ou simplement hypothétiques. La positivito de la recherche, sombrant dans l'abstrait (comme il arrive souvent à des explications qui veulent être trop « concrètes » et « matérielles ») n'y gagnerait que des illusions, non moins dangereuses que celles d'une phénoménologie hâtivement ou arbitrairement appliquée. On tomberait ainsi dans la faute que toute méthode historique (et non seulement Г « historicisme ») reproche à la phénoménologie : celle d'admettre trop facilement des « archétypes » anhistoriques et « primordiaux ».

Il est, d'ailleurs, grand temps, nous semble-t-il, d'éliminer de ces discussions méthodologiques la confusion entre Г « ontologie » et les « archétypes », cette conception tout à fait hypothétique d'une psychologie qui, d'une part, se refuse à toute conclusion métaphysique et qui risque, du reste — quand elle se fait, malgré cela, trop spéculative — de se briser entre les parois rapprochées de la philosophie et de l'histoire.

Quant à l'ontologie, ou la métaphysique, le cas est différent ; le fait qu'un événement, un faclum, soit justement tel, c'est-à-dire le sujet et l'objet d'un fieri, qu'il soit dans l'histoire, qu'il soit « histoire », qu'il s'y manifeste et qu'il s'y réalise (phainomenon genomenon), ne relativise pas nécessairement ses implications ontologiques et n'abolit pas sa problématique métaphysique éventuelle. Si certains historiens, en tant que philosophes, pensent autrement, libre à eux : ils seront jugés par leurs collègues les philosophes. Mais qu'ils n'imposent pas leurs placila {dogmata, au sens étymologique) en les présentant comme la méthode historique universelle, une panacée qui s'applique sur toute plaie et qui résolve tous les problèmes par l'application de critères qui — une fois dégagés de leur enveloppe « philosophique » — se révèlent assez mécaniques, simplistes, et étrangement teintés de ce « naturalisme » que la pensée « historiciste » (dans le sens de la philosophie de B. Croce) abhorre en théorie : des critères, d'ailleurs, qui arrivent trop facilement

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aux conclusions implicitement comprises dans les prémisses plus ou moins conscientes1.

La définition finale et précise des rapports entre histoire et ontologie est évidemment une question philosophique : la question philosophique qui touche le plus les historiens (ou les plus sensibles d'entre eux), mais pourtant une question philosophique, que nul historien n'a intérêt à faire sombrer dans l'apriorisme hâtif ou à présenter comme s'identifiant pleinement à celle qui concerne la méthode historique. Notre intention n'est pas ici de la discuter (bien que nous ayons là-dessus des idées bien définies). Il nous suffira ici d'établir nos comparaisons de façon positive, sur l'analyse et l'évaluation de faits et de milieux historiques précis. Ce ne sera qu'à la fin qu'on pourra voir dans quelle mesure des problèmes plus généraux auront été résolus.

* * *

Quelques précisions terminologiques s'imposent d'abord, pour écarter toute équivoque. Nous n'entendons pas le terme dualisme dans le sens où il est souvent employé en philosophie, où le dualisme s'oppose au monisme (ou panthéisme). Dans le langage philosophique, tout système est dualiste qui soutient le principe de la distinction irréductible, ou de la transcendance : par exemple, la transcendance de Dieu personnel par rapport au monde ; ou la transcendance de l'esprit, ou de l'âme, par rapport à la matière ou au corps.

Ce n'est pas dans ce sens que nous entendons le terme dualisme. (Au contraire, on va le voir, notre enquête nous amènera à affirmer que les religions et les systèmes « dualistes », dans le sens que nous allons préciser, ont parfois la tendance à se développer dans un sens moniste.) Gardant donc pour monisme le sens que l'on donne normalement au terme, soit en philosophie soit en histoire des religions, c'est-

1, <X, de ГЛ., Profilerai di sloria délie religioni, Rorna, Collection « Universale Studium », 1У58, p. 127.

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à-dire le sens d'immanentisme absolu, de panthéisme, voire de panenthéisme, de théopantisme, etc., nous entendons comme dualistes tous les systèmes où la création du monde et son gouvernement légitime (c'esl-à-dire fondé sur des motifs de constitution intime de la nature, du corps humain, etc.) sont le fait de deux puissances, conçues comme contradictoires, bien que parfois complémentaires1.

On aura remarqué que cette définition n'identifie nullement le dualisme à la conception de deux puissances nécessairement coéternelles ou symétriques sur le niveau de l'espace, du temps ou de l'éternité (comme c'est le cas du dualisme « absolu » de la théologie manichéenne et des traités zoroas- triens médiévaux).

Certes, si cette symétrie totale (qui pourtant n'est jamais vraiment totale, pas même dans les systèmes que nous venons de mentionner), si cette symétrie totale se vérifie, nous sommes dans un cas éclatant de dualisme ; mais il peut y avoir du dualisme même ailleurs, quand par exemple l'adversaire de Dieu est conçu comme le créateur (et par là comme le maître légitime, d'une légitimité « constitutive » et non

1) Nous citons comme exemple le cas de la doctrine bogomile rapportée par Euthyme Zioabène, Panoplia dogmalicn, Migne P. G., CXXX, col. 1295-1297. (Cf. H.-Ch. Ргесн, dans H.-Ch. Puech-A. Vaillant, Le traité contre lea Bogn- miles de Cnsmas le Prêtre, Paris, 1945, pp. 181-201. ) Ce récit intègre sous l'insigne dualiste-gnostique des éléments de provenances différentes (biblique, apocryphe, gnostique, ethnographique,! : Satanaël, tombé des hauteurs, continue d'avoir la 8-/)[i.ioupyixY] Sovauiç (il crée pour rivaliser avec Dieu un autre ciel et une autre terre, le corps d'Adam, etc.) et il maintient aussi l'appellation de « Dieu » : ttjv топ Bsoû Trpocnjyopiav... CH)cov yàp a/pi tots xai aùxov ôvoaaÇsaGai. Après son commerce avec Eve, il perd ces prérogatives, mais le Bon Père lui permet quand même d'être souverain et maître des choses que Satanaël avait créées après être tombé du ciel : àçeïvoci toutov хосг[лохратора xoci xúpiov, čiv ocÛtôç eŠy)[xioúpy7]a£. La permission de Dieu n'abolit pas Veihos nettement dualiste du récit, et le fait très important que ce monde, le corps de l'homme (et aussi l'initiative même pour la création du genre humain en tant que tel) sont dus au diable, qui reste somme toute maître légitime des choses qu'il a créées après sa chute (bien qu'avant sa déchéance complète, causée — et cela est bien indicatif de l'ethos « gnostique » — non pas par la rupture avec Dieu, mais par un acte qui compromet sa nature et les prérogatives afférentes, c'est-à-dire la capacité démiurgique et le titre de « dieu » : prérogatives que le fait d'être tombé des hauteurs n'avait pas abolies]. D'autres éléments dualistes ressortent du même récit (outre que des autres témoignages relatifs aux théories et aux coutumes des Bogomiles) : l'initiative trompeuse de Satanaël à l'égard de Dieu pour obtenir la vivifîcation de l'homme ; le thème du contrat (pour lequel cf. // dualisme, p. '31 sq.), etc.

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pas « de fait ») du corps humain et de ce monde matériel et visible, et donc comme l'auteur des lois qui régissent la nature, auxquelles il faudra échapper par l'ascension progressive au-delà des sphères planétaires1.

La méconnaissance de ce fait, que le propre du dualisme n'est pas toujours la coéternité et la symétrie plus ou moins absolue de deux êtres adversaires, a eu de fâcheuses conséquences, qui, par exemple, ont porté à confondre, ou à ne pas voir clairement distincts, au point de vue tant historique que typologique, les systèmes dualistes et gnostiques médiévaux d'avec le Christianisme, qui, lui, n'est pas dualiste.

Cela ne signifie nullement qu'il n'y ait pas eu de gnose « chrétienne » : tout comme il y a une gnose judaïque, islamique, mazdéenne, et aussi indienne, chinoise, etc. (intégrée dans les systèmes tout à fait autres du védantisme et du taoisme)2. Mais dans le terme gnose chrétienne l'accent historique et typologique n'est pas dans l'adjectif « chrétienne », mais dans le substantif « gnose ». On va le voir clairement plus loin.

Inversement, reconnaître que le propre du dualisme n'est pas nécessairement la coéternité de deux êtres adversaires, mais aussi — alternativement — le fait que l'adversaire est le démiurge et le maître légitime (cf. supra) de ce monde, et l'auteur des lois naturelles qui le régissent, permet d'expliquer pourquoi, par exemple, les Cathares « absolus » étaient aussi bien des Cathares comme les Cathares « mitigés ». qui admettaient seulement un principe. Le fait a une importance historique, bien plus que typologique et systématique, attendu que ces derniers Cathares étaient plus ou moins en communion religieuse avec les premiers (et non pas avec les Catholiques), bien qu'ils les désapprouvassent au point de vue systématique.

1) i'.î. la и. précédente, les pp. 7 s<{. du vol. cité p. 1, и. I et l'article Protonům» : aspetti dell'idea di Dio nelle reliinoni esuteriehe dell'antichità in Sludi t> muleriuli di slnria délia religioni (S. M. S. П.), XXVIII, fasc. •■> Г.)о7', p. 127 s<j.

'2) Cf. les pp. 89 sq. du vol. cité p. Г>, п. 1.

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Voici encore un argument, peut-être nouveau, qui résulte, je l'espère, de mon étude ethnologique sur le dualisme. Le fait que le propre de cette orientation de pensée religieuse et cosmique ne consiste pas nécessairement dans la coéternité (ou symétrie) de deux êtres adversaires est prouvé par la circonstance, bien établie dans les récits ethnologiques à type dualiste, que la présence du deuxième créateur1 est souvent motivée par deux types d'explication qui apparaissent alternativement (le deuxième créateur existe tantôt dès le commencement, tantôt il « arrive » — on ne sait pas d'où — à un moment déterminé et critique) ; ou bien (ce qui est typique), ces récits laissent consciemment, explicitement, dans l'indétermination l'origine même du « deuxième créateur ».

On explique parfois ce dernier point par le fait que les récits en question auraient voulu dégager l'être suprême de toute responsabilité concernant l'origine du mal. Cela se peut certainement; et il se peut aussi que la figure du « démiurge — deuxième créateur » ait son indépendance en tant que figure spécifique de certains milieux historico-culturels2. Mais je crois avoir établi que même l'autre explication est valable, l'explication « dualiste ». Dans les récits d'allure dualiste, ce qui est fondamental n'est pas seulement le pourquoi le malin et le mal sont-là, mais plutôt le fait, la Tnlsache irréductible et préjudicielle, vécue et soufferte, que le mal et le malin sont-là, malgré tout, malgré l'homme, malgré Dieu. C'est justement ici qu'il faut chercher la source du dualisme : car nous ne croyons pas nous contredire quand nous ajoutons que tout dualisme est en quelque sens radical — même le dualisme « mitigé » — en tant qu'il réalise une coupure substantielle dans la réalité et une diminution objective du divin lui-même. C'est justement ce dernier concept qui nous amènera à notre deuxième thèse :1a vocation moniste du dualisme.

1) C'est-à-dire le démiurge-rival. 2i Cf. mon article sur « le déimuvge-lricksler et l'ethnologie religieuse » qui

paraîtra dans Paideurna.

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* * On a fait allusion dans со qui précède à des faits ethno

logiques qui n'entrent pas, en général, en ligne de compte dans les discussions relatives au dualisme. Je crois que l'étude de ces faits peut renouveler la problématique dualiste en question.

La diffusion des récits, des doctrines, des tendances nettement dualistes est grande à travers le monde : plus grande qu'on ne le suppose couramment. La présence d'éléments dualistes dans le folklore est-européen, de l'Asie du Nord-Ouest et du Nord, aussi bien que dans l'ethnologie asiatique et nord-américaine est un fait qui — bien que parfois dûment reconnu (Dàhnhardt1, Schmidt2, Éliade3) — n'a jamais été suffisamment discuté du point de vue de l'histoire générale des religions4. Il est même arrivé que l'on ait négligé ou parfois nié le caractère dualiste de tel récit ethnologique qui est pourtant tel, au moins comme tendance implicite : c'est le cas de quelques-unes des interprétations de Schmidt dans Ursprung5. Et l'on a parfois manqué de se rendre

1) Nalursagen, I, Leipzig-Berlin, 1907. 2ï Der Ursprung der Gollesidee, vol. XII, Munster YVestf., 1955, passim i cf. aussi

le vol. VI). 'Л) Preistoria unui motiv folkloric romànesc, in Buletinul Bibliolerii Románe din

Freiburg, III 1955-50., pp. 41-54, cité dans Eranns Jahrburh, XXVII '1959;, p. 202, ri. 11. Pour cet article du Juhrliurh, qui traite aussi la question, cf. infra, p. 41, n. 2.

4) Une tentative pour reprendre la question dans toute son ampleur est dans le vol. cité p. 1, n. 1 et dans l'art, cité p. 8, n. 2.

5) Dans un compte rendu du I3.S.O.A.S., XXIII, 1 Htfio., p. 19fi, .1. Eli hn- hein — qui nous dorme raison contre l'hypothèse iranienne de Dàhnhardt cf. infra) — nous reproche de n'avoir pas eu l'attention attirée sur une distinction entre les mythes qui sont basically dnalislic et les autres, qui, monothéistes ou polythéistes, ne seraient dualistes cpie dans le sens où toute religion serait dualiste, ou au moins, comme il s'exprime ailleurs, comme le serait any religion in which (rod's power is limited by Ihe. presence of an opposing force. Qu'il nous soit permis de. remarquer que notre définition du dualisme où la question de l'origine indépendante du rival n'est pas préjudicielle, cf. supra- précise en quel sens et avec quel elhos le pouvoir de Dieu doit être limité pour qu'on ait la mentalité dualiste avec la possibilité de subdivisions ultérieures que E. mentionne avec, raison, et. que nous avions mentionné aussi, comme celle entre un adversaire qui conditionne la Divinité en tant (pie destructeur coéternel ou mieux « extérieur » et un adversaire-rival qui soit aussi co-créateur et démiurge-collaborateur : mais cf. aussi infra, vers la lin du présent, article'. Quant à la question de l'origine historique de ces récits dualistes, sur laquelle porte une deuxième remarque du compte rendu : nous n'avons pas tenu,

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compte du rôle et de la figure d'un adversaire-rival qui rappelle, par ses implications démiurgiques et dualistes, non pas le diable judéo-chrétien mais l'arcn-on-démiurge de la gnose, et qui se rapproche et parfois s'identifie avec la figure d'un « deuxième créateur », ou démiurge, voire d'un « transformer », d'un démiurge-tricksler, typique en ethnologie (le Coyote, le Corbeau, etc.) mais nullement inconnu à certaines « hautes civilisations m1. Nous n'avons pas à entrer ici dans cette typologie, que nous avons traitée ailleurs, mais il y a lieu de rappeler que le « deuxième créateur » et le dëmiurge-iricksler (que nous n'identifions pas non plus, mais qui sympathisent souvent jusqu'à se fondre, dans leur capacité « créatrice » ou « démiurgique » et dans leur fonction « deuxième ») ont souvent (pas toujours) un rôle nettement dualiste ; en tout cas, ces héros de tant de récits d'origines expliquent leur activité d'une façon, avec un style et avec des accidents tout à fait particuliers, qui les différencient du type du créateur-être suprême (le « créateur de base », ou « premier créateur »), même là où ce créateur est absent, et le « deuxième créateur » ou le dëmiurge-lricksler se voient attribuer un rôle primordial, voire unique, dans la fondation et l'ordonnance du monde (qui sont les grandes tâches que le démiurgQ-lricksler s'arroge volontiers, et dans lesquelles il manifeste sa façon « épiso- dique », souvent violente et irrationnelle).

Sur ces bases, je considère établie la possibilité — au

en soulignant l'humas ou l'aire dualiste « sub-aretique », à décider de façon générale sur la question diffusion-convergence et moins encore contre la posî-ihilité d'évolutions dualistes dans des milieux par ailleurs monothéistes p. ex. chez les Maidu, dont les récits ont des versions parfois assez différentes à ce propos : cf. Il dualismn, cit., p. 70;. Nous intéressait avant tout le fait que certaines de ces versions ont des implications dualistes : d'ailleurs, même les évolutions ont leurs causes et il ne faut pas oublier que la Californie et l'Amérique septentrionale sont îles terres d'élection des récits dualistes.

1) Pour les démiurges à type Irichsle.r de certaines hautes civilisations, cf., du l'A., Tenrjonie e cosmogonie, Roma, collect. Universale Studium, 1W,O Prométhee, certains aspects de Enki-Ea, d'Indra, de Kronos, etc.'. Pour d'autres figures i.Maui, Loki) cf. le vol. cité p. 1, ri. 1. Pour Prométhee, un travail est en préparation. 11 est évident que le démiurge, plus ou moins conçu comme Irick.sler est intégré dans ces milieux en des cadres conditionnés par les idéologies respectives, bien qu'on puisse parler encore, parfois, de « dualisme » : cf. infra.

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moins partielle — d'une comparaison historique et typologique (je ne dis pas évidemment l'identité) entre le « deuxième créateur » et le « démiurge-/nc/i\s/er » de l'ethnologie, d'une part, et l'archon-démiurge de la gnose1 ; une possibilité qui s'appuie, non seulement sur des raisons comparatives, mais aussi sur certaines formations gnostiques historiques, qui semblent sympathiser avec des thèmes typiques de la mythologie dualiste ethnologique et folklorique : par exemple — dans le Bogomilisme ■ — le thème du démiurge-rival qui ne réussit pas à subsister sur les eaux primordiales2, et qui semble rappeler certaines présuppositions du thème du plongeon créateur (le Tnuchmoliu de bien des récits ethno-folkloriques sur la création, un thème souvent interprété, en Asie, en fonction dualiste)3.

Ce scénario se retrouve plus explicitement dans la secte gnostique dualiste des Yézidis, les « adorateurs du diable »,

1) On a reproché parfois ;'i тип livre sur le dualisme ■ p. 1, п. Г. d'il voir juxtaposé dans la même recherche une étude sur la gnose et une recherche sur le dualismu des récits primitifs, qui ne présentent pas les attitudes anthroposophiques et pneumatiques typiques de la gnose cf. Л. Bkklicii, Bévue belge de philologie et d'hislnire, XXXVIII, 2 l'.)f>ib, p. 4,'U sq... Mais notre comparaison était justement conçue sub specie du dualisme qui ne. s'identilie pas simplement avec « l'ieda di esseri ehe operano eilicientemente fontro il volere ui un essere superiore » : cf. supra, p. 9, п. Г) ; elle portait sur les implications idéologiques et « éthiques » en quelque sens « gaostiiis-mtes » des récits qui admettent un démiurge et législateur inférieur qui se juxtapose au premier créateur. One. l'on considère p. ex. les implications du récit maidu du Coyote qui établit, en contradiction avec le créateur, le fait de la sexualité, et son incidence sur les femmes non-mariées aussi.) Le fait 'nullement nié ni minimisé par moi, que ce démiurge ne soit pas parfois juxtaposé à un premier créateur intéresse l'histoire ou la préhistoire; de ces figures sur laquelle nous revenons dans l'art, cité p. 8, ri. 2\ mais n'abolit pas la réalité historique des récits dualistes en question cf. aussi p. 9, n. .*>■. D'ailleurs, des connexions primitives- gnostiques sur le, plan de l'anthroposophie ne, sont pas à exclure : cf. infra, pour ce qui concerne certaines sectes balkaniques anciennes et la préhistoire septentrionale de, Г « orphisme ».

2: Euthyme Zk. arène, M i trne P. (i., GXXX, col. 12Uo. Il s'agit du personnage de Satanail typique, mais non exclusif) des récits bo<romiles cf. supra, p. 6, п. Г. Cf. aussi le thème du crachat du diable, qui est connu, bien qu'avec des conséquences autres, dans le folklore à type dualiste 'Dahnhardt, up. cit., p. 10'J ; Bianciit, II dualismu, p. 1U2 sq.) et qui chez les Bogomiles donne naissance au serpent, selon le témoignage de Г Inlcrmgalin Iohannis.

.'!'. Cf. p. .'!') du vol. cité p. 1, n. 1. Il rappelle aussi, d'un autre point de vue, des situations dans les mythes démiurgiques Chukchee, f/pmi Bogoras, Chukchee Alylha- lo'j'j, Leiden-New York, p. 1Г>1 sq. ..The Jesup North Pacific Exped., Mem. Amer. Mus. u[ Xalural Ilislor:/, vol. VIII, part Г. Cf. Il dualismu, cit., p. 7>><. Pour une combinaison de thèmes « cultivés » et de thèmes ethnographiques chez les Wogules, cf. Il dualismu, p. l'J2 sq.

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qui s'échelonnent dans la région de Tiflis à Bagdad, dans un récit selon lequel Dieu et Г « ange Gabriel » étaient à l'origine — en forme d'oiseaux — sur un arbre planté dans la mer primordiale1 : les deux êtres en viennent à une épreuve de force, qui aboutit à la victoire de Dieu2 ; mais le contexte général des récits yézidis est nettement orienté vers le dualisme gnostique (cf. la doctrine de l'ange-taôn en fonction « prométhéique »).

Que l'on considère aussi, dans ce même contexte, le thème bogomile de l'impossibilité, de la part du démiurge, d'infuser l'àme ou la vie dans la créature humaine qu'il a façonnée : d'où la nécessité de l'intervention de Dieu3. Ce thème rappelle, d'une part, le fameux texte du Timée platonicien, où l'âme rationnelle n'est pas donnée à l'être humain par les dieux- démiurges inférieurs, mais seulement par le (Grand) Démiurge, dans un contexte qui n'est pas vraiment dualiste, étant donné qu'il ne comporte pas une rupture entre l'activité démiur- gique du Grand Démiurge et celle des dieux, mais qui anticipe pourtant de quelque façon les spéculations anthropologiques de la gnose4. Mais il rappelle aussi des mythologies « démiur-

1) Ap. Flrlani, Tesli reliyiosi dei Yezidi, Bologna, 19.40, p. 'M sq. Cf. le récit ta tare tle Dieu et de son adversaire en tant que cygnes noirs sur la ruer, Radlov, Proben der V(rfksliteralur, etc., I, p. 1 7Г» sq. et Aus Sibirien, 2 éd., II, p. 1, et les autres récits cités // dualisme, p. Г>1.

2) Aussi les circonstances de cette épreuve se prêtent à la comparaison : ibid., p. Г)2.

3j ZlíiABÍiNE, op. cit., Col. 121)7. 4) C>{) c-d : « Or, des vivants divins scil. les dieux, les démiurges inférieurs)

c'est le Démiurge même qui a été l'artisan. Quant à la production des vivants mortels, il a prescrit à ses propres rejetons (les dieux) de l'assurer. Ceux-ci, imitant leur auteur fie texte, plus simplement : {julioÚusvoi : cf. l'imitation démiurgique de la part du rival de Dieu chez les Bogomiles : supra, p. 6, n. V,, et ayant reçu de lui (le texte : тсаралзфоутес) le principe immortel de Vàme, (àpyr^ ̂ xr/r\ç, áoávocrov : chez les Bogomiles il s'agit, plus bibliquement, du rvdjpia Çcr/jç;, ont enveloppé ce principe du corps mortel qui l'accompagne ; ils lui ont donné pour véhicule le corps tout entier. De plus, ils ont façonné en lui une autre sorte d'âme, la sorte mortelle. Celle-ci comporte en elle des passions redoutables et inévitables. (Trad. Rivaud ; nous avons remplacé la traduction « Dieu » par « le Démiurge » (^уаюируос dans le texte) : mais il s'agit de celui que nous appellions le Grand Démiurge, une espèce d'être suprême, non pas un démiurge inférieur dans le sens gnostique!.

Ce texte de Platon est d'autant plus intéressant qu'il nous montre, entre les passions qui s'attachent à cette âme inférieure, aussi Г « espérance, facile à décevoir » (eXrríSa.. sOrapayioyovs. Comme nous allons montrer dans une autre étude, (mais cf. déjà II dualismn, p. 48;, cet « espoir » moitié présomptueux, moitié

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giques » (bien que non nécessairement dualistes),, où le démiurge, qui est parfois le rival, parfois le collaborateur, ne réussit pas à accomplir une parfaite création des êtres humains (parfois des femmes) où à les vivifier, montrant ainsi son infériorité foncière par rapport au « créateur de base », qui réussit parfaitement en cela1. 11 rappelle aussi, de

« existentiel » est typique du ilé.m'mrge-lricksler, depuis le Coyote jusqu'à Prométhee 'qui se vu rite, d'avoir installé dans les hommes les о aveugles espoirs » : Escu., Prorn., 250;. Il faut d'ailleurs rappeler que Prométhee est souvent, en (irèce 4et aussi chez Platoni, le créateur de l'homme : mais, comme un texte assez peu connu s'exprime Srhol. Nicandr. Ther., .'547' , il n'a pas rendu les hommes éternellement jeunes : oTi \щ xel aÙTOÙç vsouç £~oir(a£V sïvai. Le mythe « prométhéen » 4c'est l'adjectif utilisé par le schul, de Nicaridre, ibid., ,443'i racontait que les hommes trahirent le titan devant Zeus, en l'accusant du vol du feu ; Zeus leur dorme en récompense la jeunesse tqui pourtant est perdue par la sottise d'un âne en faveur du serpent Йсфас qui lui offre de l'eaui. Le thème île l'immortalité perdue ■ qui a d'autres connexions — est mis ici en quelque connexion avec le concept que les possibilités créatrices du démiurge sont limitées.

1) 11 s'agit parfois d'une « épreuve de force » : cf. le mythe du Coyote maidu cité 11 dualismu, p. 77 et p. 7'.), n. 11. Il est question ici pour le Coyote d'imiter le créateur ou de tenter de se procurer une femme. Cf. aussi un mythe de l'Australie du S.-E. vBrou(,h-Smitu, The Aborigines of Victoria, I, London, 187H, p. 427', où l'on racontait que Paliyan ;uri démiurge-collaborateur typique; avait « trouvé » les femmes ^une, expression typiquement cohérente avec le style du démiurge; ; il les avait extraites des eaux, mais elles ne se mouvaient pas ; alors, selun une version, il avait appelé Uundjil, l'être suprême, pour leur infuser la vie cf. ap. \V. Schmidt, Ursprung, cit. I, 2e éd., p. .'552). Sur la nature et les rapports île Bundjil et de Paliyan, et sur certains aspects dualistes de la mythologie australienne du S.-E. et aussi pour les rapports entre le démiurge, la femme et la vie sexuelle, cf. l'art, annoncé p. 8, n. 2. Cf. enfin un mythe des Indiens Wappo (P. Radin, Wappo Teals, Univ. of Calif. Publications in Amer. Archaeol. and Ethnol., XIX, 1, p. 4Г)'., selon lequel le Coyote crée des hommes, en viviliant des plumes, mais doit se rendre plusieurs fois chez» Lune » pour pouvoir se procurer les paroles, le stimulus du! mouvement, le rire, le marcher, la nourriture pour les êtres humains qu'il a créés. Il est à remarquer que le Coyote n'avait pas viviiié les plumes d'emblée, ce qui serait plutôt du style d'un « premier créateur », mais qu'il avait utilisé un processus artificiel « déiniurgique » il les avait placées dans une étuve : le matin ils « vivaient »; mais ils ne parlaient pas, etc.).

Un thème ethnologique assez répandu - ■ peut-être en connexion avec des influences des systèmes gnostiques dualistes — est celui de l'intervention du malin durant le temps où Dieu s'occupe de créer l'homme. Avant que l'œuvre du créateur soit accomplie, et proiitant de son absence occasionnelle, le malin s'introduit là où le corps humain encore sans vie est déposé et le souille, ou bien lui infuse son âme maligne. L'être suprême, une fois revenu, ne, pourra que rétablir partiellement la situation originelle, en retournant l'homme et en cachant le mal, c'est-à-dire la souillure, à l'intérieur du nouvel être. Cela rappelle de quelque façon la mentalité « luthérienne » la justification о extérieure », qui bien entendu n'a pourtant pas une portée dualiste théolotrique, mais seulement une sympathie éventuelle d'ordre psychologique-éthique : le srrvum arbilrium). Le thème ethnologique, de l'être retourné est en quelque façon le contraire du thème de la viviiieation divine, de l'être humain demandée et obtenue par le démiurire icf. supra). Il peut arriver pourtant que les deux thèmes se combinent : parfois l'éloitrnement du créateur n'est pas motivé ; mais ailleurs on distingue entre l'être supreme et un bon)

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quelque façon, un récit altaïque où le Corbeau, qui avait été envoyé par le démiurge bénéfique (Ulgen) chez la Divinité (Kudai) pour se procurer les âmes des hommes, les fait tomber coupablement et stupidement sur les plantes toujours vertes1.

Voilà des exemples qui démontrent une sympathie idéologique et typologique, et qui, au moins parfois, ne se bornent pas au scénario iconographique, mais s'intègrent dans des cadres plus généraux qui sont à leur tour objet de comparaison. D'ailleurs, même une contiguïté géographique et ethnographique (et aussi historique au sens étroit du terme) n'est pas hors de vue, si l'on considère la doctrine, l'histoire et la géographie de sectes « gnostiques » comme les Yézidis, peut-être les Bogomiles2, etc.

démiurge auxiliaire, tandis qu'un autre démiurge est malfaisant : pendant le temps où le bon démiurge s'était rendu chez l'être suprême, évidemment pour se procurer l'âme à infuser parfois il avait envoyé pour cela le Corbeau), se vérifie l'incursion du (mauvais- démiurge qui infuse sa propre âme ^cf. Il dualisme, p. 162 sq., 1г<Г) s. ; il s'agit parfois de l'infusion de Г âme maligne dans la femme).

1) Cf. Schmidt, op. cit., IX, p. 11U sq. ; Bianchi, II dualismo, p. 185. Même connexion secondaire du thème démiurgique avec le thème de l'immortalité perdue au bénéfice de quelqu'un d'autre qui montre des caractères adéquats : serpent &фас, plantes toujours vertes ; pour le serpent cf. le récit californien maidu cité II dualismo, p. 78 et supra, p. 3, ri. 1 ; pour les plantes toujours vertes, le récit ta tare, cité ibid., p. 18Г» ; plus complexe (serpent et arbre de mulalo, plus le grand- lézard, qui entendent «le façon correcte le message d'immortalité, et qui dès lors changent leur peau) le récit caxinauâ (Brésil) dans T. Kocu-(1runberg, Indianer- mdrciien nus Siidamerika, Jena, l'Jl 7, pp. 22U-232, cité Pettazzoni, Mili e leggende, vol. IV, Torino, Г.)Г)9, p. 318 sq. Une espèce de pluie de lumière divine qui, libérée des êtres archontiques qui l'avaient dévorée, tombe sur la terre et donne origine aux végétaux est représentée dans les textes manichéens. (Cf. II. -Ch. Puech, Le Manichéisme, Paris, l'J4'.), p. KO.) Il s'agit évidemment d'autre chose; mais quelques-uns des présupposés sont comparables. Je me demande d'ailleurs si une comparaison iconographique ne serait pas à établir entre ce récit manichéen, où le « péché » des archontes tombe sur la terre et dorme origine aux végétaux, et les éclaboussures sanglantes qui selon la Théogonie (I'IIésiode, v. 183 sq. tombent sur la terre après la mutilation d'Ouranos, et dont dérivent les Nûfxçai MeXiai, les « Nymphes des frênes » (Mazon;-. Le contexte à la fois cosmogonique et brutalement sexuel et vitaliste a pu être utilisé par Mani en fonction archontique dans le cadre de sa propre conception démiurgique-diabolique et anti-sexuelle. Des emprunts semblables aux mythologies anciennes sont à remarquer ailleurs, chez Mani : cf. le thème du ciel formé avec les peaux des êtres diaboliques, et, dans YEnuma elish, le ciel soutenu ou couvert par la carcasse de Tiamat. Le contexte cosmogonique a dans le récit babylonien aussi une vague teinte dualiste : cf. infra.

2) Cf. infra, partie II, pour les sectes à type « abstentionniste » de la Balkanie antique.

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* * * Revenant à nos idéologies et à nos récits dualistes, il

nous faudra envisager la possibilité d'une comparaison histo- rico-culturelle, pour ce qui concerne la diffusion et les origines de ces contextes. Qu'il nous soit permis de renvoyer pour cela à notre étude citée sur le dualisme, et à l'article annoncé ci-dessus1 (où nous discutons surtout la question ethnologique des rapports entre l'être créateur et le « deuxième créateur » ou démiurge, parfois en tant que « démiurge- Irickster »). Il nous suffira, ici, de rappeler la diffusion des récits à allure dualiste dans une aire qui se prolonge de l'Europe orientale jusqu'au Canada et à la Californie, à travers des milieux historico-culturels chamanistes et parfois agricoles-matriarcaux (le mythe iroquois de Tawiscaron2.) En étudiant cette immense (et parfois compacte) aire sub-arctique, l'alternative habituelle se pose entre diffusion et convergence. Ce sera la tâche future des historiens de chercher à mettre de l'ordre dans les innombrables problèmes impliqués, qu'une phénoménologie ou une comparaison simplistes pourraient troubler. La possibilité pourtant doit être exclue, soutenue par Dâhnhardt3, d'une diffusion, à partir de l'Iran, de tout élément dualiste qui se retrouverait dans ces territoires, bien qu'il soit évident que l'Iran et ses religions (tout comme l'Inde) ont plus ou moins touché ou influencé de nombreux milieux eurasiatiques septentrionaux et centraux. Il faut donc écarter en principe l'équation dualiste = iranien.

Une deuxième considération s'impose d'ailleurs : le dualisme iranien historique, même considéré dans ses versions différentes, réalise un type d'expérience religieuse et idéologique qui ne s'identifie pas toujours aux types dualistes de l'ethnologie et du folklore euro-asio-américain. Par exemple, la version dualiste du Tauchmoliv (et le Tauchmoliv aussi)

1) P. 8, n. 2. *2) D. G. Brinton, American Hern-Mylhs, Philadelphia, IHX'i, p. W.\ sq. ; m.,

The Mylhs o/ the New World, .'5e éd., ibid., Г.Ю5, p. 203 sîj. 3) Op. cil. p. 9, ii. 1.

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sont étrangers aux documents iraniens, tandis qu'ils sont caractéristiques des légendes européennes orientales et sibériennes (en Amérique le Tauchmoliv n'a pas de signification dualiste).

De plus, un argument nous déconseille de trop concéder à l'Iran pour une explication historique du dualisme. La mythologie iranienne a conservé (parmi les débris des récits relatifs au « zurvanisme », qui sont assez aberrants par rapport aux doctrines classiques de l'Iran zoroastrien) des éléments qui se rattachent à des thèmes typiques de l'ethnologie et du folklore asio-américain1. Il s'agit du mythe bien connu des jumeaux fils de Zurvan, le Dieu-Temps (ou le Dieu-Destin). Le cadre général de ce mythe a des affinités que nous avons déjà signalées (et nous n'étions pas le premier) avec le mythe iroquois cité ci-dessus. Mais dans la comparaison de ces deux mythes tout ne se borne pas aux généralités : quelques aspects de la lutte entre les deux jumeaux (la fonction de la grenouille gonflée d'eau par le boycottage du jumeau malin)2 se correspondent étrangement. D'ailleurs, un élément est présent dans le mythe des jumeaux fils de Zurvan, que nul iraniste ne saurait expliquer : on raconte que Ormazd ne savait pas comment créer les astres (le soleil, la lune, les étoiles), et qu'il dut avoir recours pour cela au savoir d'Ahri- raanl On est surpris de ce trait qui contredit à la nature la plus clairement établie du dieu mazdéen. Mais l'on trouve dans le folklore de l'Asie ethnologique des exemples plus ou moins senblables, où le créateur, qui veut réaliser quelque utilité cosmique, doit s'informer (parfois par l'intermédiaire de quelqu'un, un peu comme dans une version du mythe zurvanite) chez son partenaire ; et il y a, d'autre part, des récits où l'être suprême doit recouvrer sur son adversaire

1) Pour une discussion de ces questions, cf., de ГА., Zamân i Ohrmazd, cit., part. II et III. Les textes « zurvanistes » sont traduits et discutés dans Zaehner, Zurvan. A Zornastrian Dilemma, Oxford, 1955. Cf. la partie II du présent article.

2) Zamân, cit., pp. 143 et 233. La trad, de Nôldeke est reproduite dans Zaehner, op. cit., p. 436 (bibl.).

3) Zamân, cit., p. 231.

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le soleil et la lune1. Il ne faut pas oublier — d'autre part — que ces récits démiurgiques se rattachent à toute une série innombrable de mythes ethnologiques relatifs à la conquête ou à la reconquête des astres, du feu, de l'eau, etc., qui ne sont pas nécessairement dualistes2.

* * *

Le scénario typique des mythes dualistes en question comprend donc la figure d'un être créateur et la figure d'un deuxième créateur, d'un rival qui a des capacités démiurgiques : c'est justement la présence, très soulignée bien que partielle, de ces capacités qui établit le caractère dualiste des récits considérés et aussi, souvent, des idéologies où ils sont intégrés. Il faut remarquer que ces deux types, le « créateur de base », d'aspect paternel, et le deuxième créateur, qui incarne parfois le type ethnologique du démiurge- tricksler, ont une préhistoire, et que la formation du dualisme est donc un problème qui concerne aussi l'ethnologie (cela ne signifie naturellement qu'il s'y réduise). Renvoyant à l'article cité3 nous nous contenterons ici de remarquer que les « systèmes » dualistes ethnologiques semblent s'être réalisés dans des aires culturelles qui connaissent le « créateur de base », mais dans lesquelles une insuffisance de la portée fondatrice et gouvernementale de cet être a pu être conçue. Si l'on combine cette insuffisance avec la présence typiquement américaine, mais aussi paléoasiatique d'un trickster qui justement est un démiurge s'occupant volontiers de façonner le monde à sa manière et selon un style tout à fait personnel, on pourra admettre que le dualisme en question (le dualisme « être suprême créateur de baso » et « deuxième créateur » (ou démiurge-rival-« trickster ») a pu se former quand les deux figures sont entrées en collision. Car il faut dire qu'il ne saurait être question de la dérivation

1) II dualismu, cit., p. 27 sij., cf. p. 193. 2! Ibid., p. 27, n. 7. 3) P. 8, n. 2.

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historique ou typologique d'une de ces figures à partir de l'autre, bien que des exemples de contamination (partielle et avec prédominance d'un élément ou de l'autre) ne manquent point. De façon analogue, on doit exclure une origine indifférenciée et commune des deux personnages.

C'est pourquoi, dirons-nous en concluant sur ce point, les récits cosmogoniques dualistes dont il vient d'être question se distinguent, au point de vue historique et typologique, et des récits purement « créationnistes » et des récits purement « démiurgiques » fondés seulement sur le personnage polyvalent du trickster.

II

Nous voici à notre deuxième thèse, qui concerne certaines connexions historiques et typologiques du dualisme avec le monisme, dans le sens déjà précisé.

Pour aborder cet argument il nous faudra élargir notre phénoménologie du dualisme ; car nous nous sommes borné jusqu'ici au scénario dualiste constitué par l'opposition « créateur de base » — « deuxième créateur ». Autrement dit, nous nous sommes borné à une espèce seulement de dualisme, théiste et « créationniste », où le créationnisme — il est vrai — est relativisé par l'admission d'un adversaire indépendant et souverain.

('e dualisme théiste et, en quelque mesure, créationniste est une formation idéologique particulière qui a certaines présuppositions dans l'histoire religieuse de l'humanité. Mais cette histoire connaît aussi d'autres situations qui réalisent un autre type de dualisme, assez différent, et qu'il faudra étudier pour se rendre compte s'il est en quelque façon homo- loguable au précédent, du point de vue historique et phénoménologique. Il s'agit des idéologies à type théogonique-généa- logique, d'orientation plus ou moins consciemment moniste.

Il est bien connu que dans certaines cosmogonies appartenant à de « hautes civilisations » (Grèce, Mésopotamie) ou à des civilisations qui vont sortir de la primitivité (Polynésie), le commencement est constitué par un être, ou par deux êtres,

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de type chaotique ot pré-cosmique, qui donnent naissance aux dieux (et au futur démiurge) et qui sont destinés à être éliminés par celui-ci. L'Enuma elish babylonien et la Théogonie hésiodique appartiennent à ce type. On peut parler dans ce contexte de pensée dualiste, quand la lutte entre le primordial et le démiurgique est conçue en des termes qui ne soulignent pas seulement le moment cosmogonique (comme, par exemple, en Polynésie, dans le mythe théogonique-cosmogonique de Rangi et Papa, le Ciel-père et la Terre ou le Sol-mère séparés par leurs fils), mais qui ont aussi une signification et une emphase éthique1. Il va sans dire que les deux moments ne sont pas toujours nettement séparables, mais qu'ils ont des racines existentielles et psychologiques communes. Ce qui précède la vie, ou mieux qui commence la vie, peut être conçu ou comme la favorisant jusqu'au bout ou comme la menaçant à un certain point. Il est clair que si le cadre est créationniste, avec un dieu qui se distingue de sa création, il n'y aura pas de lutte pour la vie, de la part des êtres nouveau-nés. Au contraire, dans une cosmogonie de type chaotique-théogo- nique, les principes seront tentés d'arrêter à un certain moment une histoire qui va impliquer leur propre déchéance, ou qui en tout cas les dérange et les menace : c'est le motif commun, bien que différemment formulé, de YEnuma elish et de la Théogonie, où Apsu, l'Abîme primordial, et Ouranos, le Ciel primordial, sont présentéscommeéthiquementblâmables,égoïsteset homicides2.

Dans ce cadre, l'action du dieu-démiurge est justifiée et providentielle : elle met en état de vivre les nouveaux êtres et le monde qui commence avec eux.

Mais les choses ne se passent pas avec cette simplicité. Dans la Théogonie d'Hésiode, il est question des Érynies du

1) (X sur ces thèmes U. Biaxcui, Aiôç yXay.. Destinn, uomini e divinità iiellYpus, nelle, teoironie. e nel rulto «lei (Jreci, dans Sludi pnbhlic.nli dali Islilulo iluliann per hi nlnria unlim, vol. XI, Rorna, 1053, p. 17 1 s< j.

'2) C.î. aussi, dans ce sens, certains aspects du mythe de Vrtra en tant que primordial-chaotique'. Vd., de ГЛ., Zumân i Ohrmnzd, cit., p. .'5(1 щ., et Temjonie e cosmogonie, dans la collect. « Universal^ Studium », Horná, IIHÍO, p. 7>~> sq.

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Ciel auxquelles il faut payer la dette1, et la prédiction du Ciel étoile et de la Terre subsiste, qui annonce la défaite future de Kronos lui-même devant Zeus son fils2. Le troisième être et deuxième successeur complique et conclut l'histoire cosmique : Zeus va éliminer à son tour Kronos et réaliser la prophétie du Ciel et de la Terre, ses grands-parents. Lui- même, Zeus, aura à se garder pour maintenir et établir définitivement son royaume contre les Titans, les frères de Kronos, et d'autres êtres de type chaotique, comme Typhon, le fils de la Terre. Même là où la défaite des êtres primordiaux, tout en n'étant pas le fait d'un simple exploit, n'est pas accompagnée par des vengeances qui se réalisent, il reste que la sacra- lité intacte des êtres primordiaux n'est pas moins soulignée ou implicitement admise : dans YEnuma elish, l'Apsu primordial est le siège du nouveau dieu de l'abîme et de la connaissance magique, Ea (Enki), et le symbole de sa profondeur surnaturelle et primordiale ; tout comme, d'une façon moins solennelle mais significative, Ouranos vaincu reste le siège des nouveaux dieux, les Ouraniones. Même en Polynésie, la réaction violente des dieux contre Rangi, le Ciel-père, s'accompagne de la piété pour la mère et suscite la désapprobation et l'abstention d'un des enfants, le dieu de la mer ; dans le mythe grec Okéanos s'abstient à son tour de participer à la conjuration contre Ouranos3.

1} Hésiode, Tltť.ny., v. 472. 2) Ibid., v. 463, 174 sq., où la prédiction est accompagnée aussi d'une action

positive. Sur le thème de la prédiction dans ce contexte de succession théogonique, qui est présent aussi dans le mythe hurrite assez comparable de Kumarhi, cf. p. 150 sq. du livre cité p. 19, n. 1 chapitre : « Precedenti orientali del mito di Urano »} et surtout p. 'l'.W> sq. de Zamân i Ohrmazd, cit. chapitre : « Storia cosmica e regimi divini », à propos de quelque contexte semblable dans le mythe de Zurvan. Zurvan établit un arrêt qui est aussi une prédiction, en sa qualité de « premier roi », c'est-à-dire arche théogonique, et «lieu du Temps-Destin. ITne explication de ce thème d'exauthoration « paternelle » et de la prédiction annexe; qui se ferait en fonction foncièrement psychoanalytique, viderait le contexte de sa signification cosmugonique ■ qui est primaire — et de ses implications ontologiques et historico-culturelles. Cf. à ce propos Aiôç alax, cit., p. 174 sq., n. 2, et Zamân i Ohrmazd. lue. cil.

'.)) Il est difficile pourtant d'ailirmer (pie ces derniers traits aient une origine identique. L'abstention d'Okéanos est déterminée peut-être par sa majesté détachée d'être primordial, qui dans d'autres versions théogoniques ip. ex., chez Homère « tient plus paisiblement la place occupée chez Hésiode par Ouranos.

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Ces mythes, où le thème d'un combat primordial s'intègre au thème théogonique, réalisent quand même, à leur façon, un cadre dualiste : car ils impliquent une dichotomie entre les êtres primordiaux, qui plonge ses racines dans. le divin lui-même, ou (et cela est bien significatif) dans les sources mêmes du divin (l'Abîme mésopotamien, le Ciel hésiodique, époux de la Terre primordiale).

* * *

II faut préciser que le thème du combat, ou, plutôt, de l'acte de force primordial, qui est parfois un acte de force contre le « chaotique » et (en quelque façon) contre le mal, n'est pas nécessairement dualiste. L'acte de force de Iahvé contre le monstre aquatique, par exemple, ne réalise pas le propre du dualisme, en tant qu'il n'implique pas cette dichotomie, ou division du pouvoir, qui limitent positivement et intentionnellement le champ de Dieu, ni cette préexistence théo-cosmogonique du chaotique qui sont caractéristiques des récits dualistes jusqu'ici envisagés. Dans les textes bibliques, au contraire, l'acte de force n'est qu'une expression de la puissance de Dieu, une puissance qui se présente tout naturellement comme une « victoire ». De ce point de vue, la victoire de Iahvé contre h; monstre aquatique, ou l'exploit de Iahvé qui repousse les eaux, et leur donne une limite, ne sont que des expressions « guerrières » du thème général de la souveraineté et de la créativité divines qui spécifient du point de vue de la « force » de Dieu l'expression plus simplement cosmologique, de (теп. 1 (qui implique, elle aussi, le thème de la « séparation » des eaux à ses deux niveaux cosmologiques : les eaux supérieures et inférieures, les eaux de la mer et la terre aride). Il s'agit de deux « styles » cosino- goniques différents, mais qui expriment quand même une pensée, et un esprit qui ne sont nullement dualistes ni mythologiques. L'adversaire monstrueux, ou les eaux repoussées, ne sont grandis, dans les textes bibliques respectifs, que pour être vaincus, ou maintenus dans certaines limites, pour

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faire ressortir plus nettement la puissance de lahvé : on pourrait dire qu'ils sont le scabellum pedum luoram, la peau de léopard aux pieds d'un grand monarque : « (Ce) Léviathan que Tu façonnas pour T'en jouer1. »

Dans les récits mésopotamiens et grecs les choses se passent d'une façon tout à fait différente. Nous chercherons donc à établir, en eux, le point typique qui intéresse notre thèse de la connexion entre les thèmes dualistes et le thème à tendance moniste de l'unité primordiale chaotique du divin (ou du pré-divin), telle qu'elle s'exprime par exemple dans l'Apsu babylonien.

Dans le cadre des théogonies-cosmogonies à orientation moniste il peut arriver que le primordial soit conçu non pas comme le pré-divin qui est en fonction de la naissance future du monde et des dieux, mais comme l'Un, expression de la Totalité et de l'Intégrité. Le sentiment vague de diminution qui se réalise dans le déroulement des séries théogoniques du type Enuma elish (où, comme nous venons de le dire, Apsii est heureusement éliminé, mais il garde sa « sainteté » ou « pureté » et son incommunicable plénitude, qui n'est pas le fait des dieux nouveau-nés) devient dans ces systèmes la conception nette et tragique d'une débâcle et d'une rupture (voire d'une fragmentation) de l'Un primordial, qui tombe dans la multiplicité, avec tout ce qui s'attache à elle : la mortalité, l'erreur, l'illusion. Les théogonies monistes ont évidemment un penchant pour le panthéisme et la théo- sophie : elles l'ont encore pour le dualisme. En effet, quand la rupture de l'Un primordial est une déchéance et une tra-

I) Selon la trad, proposée par .1. Bottéro pour Ps., ПУЛ ( 104), 2B, que nous donnons sous toute réserve. (Béhémot en tant que créature de Dieu : Job, XL, 10 et 14). Il est évident que l'acte peut parfois revêtir un caractère éthique : ces êtres maîtrisés par Dieu sont aussi orgueilleux. Mais même sur le plan cosmo- gonique la conclusion de J. Bottéro [La naissance du monde, Sources orientales, I, Paris, 1959, p. 226) ne saurait être acceptée que « ces textes placent évidemment aux origines de l'univers une lutte formidable entre le créateur et la gigantesque puissance de la masse des eaux... » : que cette « lutte » comporta pour lahvé un effort, ou qu'elle eut des vicissitudes, c'est justement le contraire de ce que les textes veulent dire.

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gédie dans le sens de la mort, de l'illusion, de la multiplicité, la multiplicité elle-même (c'est-à-dire les êtres multiples) s'identifie alors plus ou moins avec le mal1.

* * C'est le cas de la cosmogonie « orphique », en général

(qu'on se rappelle son principe : « tout naît de l'Un et tout se résoudra en lui »)2 et en particulier des systèmes attestés chez Empédocle3 et Apollonios de Rhodes4, où la division et la rupture de l'Un primordial, qui coïncident avec la naissance de ce monde fondé sur la distinction des éléments, sont la conséquence de la « fâcheuse Discorde »5, donc un mal. On le voit : le thème de la distinction, qui est souvent présenté avec sympathie (bien que différemment conçu) dans les cosmogonies les plus disparates (le monde commence à exister quand on pratique la distinction des éléments)6, se

1) Cf. Widengren, Z.R.G.G., IV ( 1У52), p. Г)7 sq. 2) Attribué à Musée IX 4 Diels) par Diogène Laërke, prooem., I, .'5.

Cf. Guthrie, Orpheus and Greek Religion, 2e éd., London, 1952, p. 74 sq. (cf. aussi le frg. 26 d'Empédocle). Guthrie ne distingue pas assez à l'intérieur de la phénoménologie de la distinction cosmogonique des éléments. Il ne suffit pas de remarquer que la « création » se réalise avec la séparation des éléments. Il faut prêter attention au contexte idéologique où cette séparation s'opère ; car elle peut avoir les causes et surtout les significations religieuses les plus disparates : par exemple, une signification créationniste (le monde va se réaliser sous l'action divine dans ses éléments physiques, et il est conçu de façon optimiste, dans le cadre de la transcendance du créateur), ou bien une signification théogonique « ascendante » à type « génétique » lie Ciel et la Terre en tant que personnes et parents des dieux : Mésopotamie, Hésiode, Polynésie ; la séparation permet l'émergence des dieux et la vie;, ou bien une signification moniste-pessimiste comme dans les textes que nous étudions maintenant.

Pour une explication de ce que nous entendons par « orphisme » 'un terme maintenant démodé, dans le contexte d'une réaction exagérée contre ceux qui parlaient, avec trop d'assurance, de TOrphisme et de ses « dogmes »,, cf. l'article cité p. 26, n. 1.

'Л) Frg. 17, Diels : Ncîxoç... oùXo|xcvov. 4) Argon., I, 496 s. : veixeoç s^oXooïo. 11 s'agit évidemment «l'une allusion

au texte d'Empédocle. 5) Cf. les notes précédentes. Même la pensée d'Anaximandre, quelle que soit

l'interprétation correcte du fragm. 1, ne semble pas exclure une interprétation « mystique » du problème. On va voir que chez Heraclite les possibilités « mystiques » ne semblent pas épuisées non plus, quel que soit le niveau axiologique de son principe dialectique. Avec Parménide le problème se fait surtout métaphysique et gnoséologique, tout en n'oubliant pas ses origines partiellement « mystiques ». Les trois aspects de la question 'gnoséologique, métaphysique, mystique) survivent et s'exaltent d'ailleurs chez les Pythagoriciens et chez Platon.

6) Cf. ci-dessus, ri. 2.

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présente ici avec une fonction plus ou moins négative. Le sens téléologique de l'histoire cosmique n'est pas dans l'abolition du chaotique, comme chez Hésiode (où les créatures du ciel, celles au moins qui ne devront pas régner, sont monstrueuses et démesurées) ou comme dans VEnuma elish (où la primordiale Tiamat met en place des créatures monstrueuses ou en tout cas tyranniques, qui seront supprimées, telles Kingu), mais dans le rétablissement, même périodique, de l'Un primordial et indistinct.

Il est vrai que les choses ne sont pas si simples à l'intérieur de ces cosmogonies à base théogonique. Avant tout, il faut dire que la distinction primordiale du ciel et de la terre (qui est un thème presque universel des cosmogonies)1 n'est pas toujours conçue de façon négative par une pensée cosmogo- nique orientée dans le sens « orphique », une fois que la distinction est suivie par l'accouplement générateur du Ciel et de la Terre qui, comme par exemple dans la Mélanippc, philosophe d'Euripide2, constituaient à l'origine une « forme unique » et qui, une fois séparés, donnent la vie à tous les êtres et « les portent à la lumière » : une expression significative qui se retrouve ailleurs dans les textes en relation avec l'or- phisme3 et qui révèle une attitude psychologique favorable à la cosmogonie (qu'on se rappelle, e contrario, l'Ouranos hésiodique qui cachait coupablement dans le sein de la Terre les êtres qu'il procréait). La Philia, en tout cas (Empédocle, frg. 17), rétablit l'harmonie, donc en quelque sorte l'unité4.

1) Ce thème est naturellement pneadré et justifié dans des contextes religieux et idéologiques tout à fait, différents, ("f. supra, p. 23, n. 2 et Awç aïaa. cit., p. 174 si[. favec les notesí et 18.'} sq.

2) Frg. 4*4 N2. '.)) Dans la cosmogonie « orphique » des Oiseaux (I'Aristophane, v. (V.)O sq. :

<XV7]Y*YSV £Ç ?"Ç- H est intéressant de remarquer que dans ce texte la théogonie dérive du fait que Ëros a mêlé tous les éléments : mais il s'agit d'une mixtion qui présuppose évidemment une distinction. De la mixtion naissent, selon Aristophane, Ouranos, Océan, la Terre et la famille des dieux. Éros à son tour était né de IVuf produit par la Nuit. Le poète a introduit vraisemblablement du désordre dans un contexte déjà assez compliqué et syncrétique. Pour l'aspect comparatif, cf. infra, p. 26, n. 3.

4) II faut distinguer, selon Empédocle, frg. 22, deux principes : a) Le principe de l'attraction des semblables (chacun des quatre éléments avec ses propres parties'», qui évidemment répugne à l'existence humaine (« [parties] d'eux qui

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II est vrai pourtant qu'Hippolyte attribue à Empédocle une attitude contraire au mariage fondée sur des présupposés assez manichéens : le mariage serait une collaboration à l'œuvre de la Discorde, qui fragmente l'Un et cause le passage des âmes dans de nouveaux corps1. En deuxième lieu, il faut dire que la périodicité de ce cycle (comme chez Empédocle) lui ôte un peu de son tragique.

Mais, en tout cas, il faut reconnaître que la cosmogonie « orphique » (et aussi, de quelque façon « tendancielle », les théogonies du type Enuma elish et Hésiode, qui lui frayent le chemin et lui donnent les structures mythologiques essentielles) sont un exemple de première importance pour notre deuxième thèse : les connexions monistes du dualisme. Nous allons nous y arrêter, ne mentionnant qu'en passant d'autres systèmes où la même typologie serait à établir : le Védan- tisme (avec ses présupposés védiques, qui n'ignorent pas, eux non plus, certaines prémisses à type chaotique-dualiste.) et le Taoisme2.

* *

Notre problème final est par là posé : il s'agit de voir comment on peut rattacher et interpréter dans une perspective cosmogonique et eschatologique commune le dualisme que nous avons défini comme théiste et le dualisme à implication moniste. Notre thèse sera la suivante : ces deux dualismes ont en commun quelque chose qui n'est pas de la pure terminologie. Ils ont en commun, tout en ne

(bins les êtres mortels errent séparées » : 1Г011 la conception pessimiste empédo- eléenne contre cette vie; ; et h) Le principe des combinaisons des différents éléments, combinaisons qui peuvent être harmoniques, en tant qu'opérées par l'amitié, ou disharmoniques, en tant que la discorde apit sut- elles cf. E. Bkinonk, Empv.dniie, Torino, lUltt, p. 11Г) sq., ad 22;. Cette doctrine peut donc concilier, ad Irmpus, le pessimisme anticosmique et l'optimisme (relatif'} de la génération. (If. aussi les frtf. 2.4, 20, .°.5, cf. Г)Х-61. Le texte de. Platon, Sophisle, 212 r-d, fait une allusion critique à ces doctrines. Il faut considérer duns ce contexte l'intérêt « physiologique » de ce type de. spéculation (Empéd., fr<?. RKii, ,^п\ se retrouve par exemple dans la spéculation gnostique simonienne 'cf. infra).

1) Cf. tout le contexte d'IIipp., Refut. VII, 29 et ПО fp. '212 et 21 1 Wendland, ad Empéd. R. 110 et 115 Diels. Cf. aussi Dodos op. infra ril., p. 17Г>, п. 123.

2: ( '.t., sur ce problème comparatif, Prnhlemi di sluria ď'llr reUij'vmi, cit., p. Kt si j. et Temjnnie с rnsnvxjnnie, cit., chap. V et IX.

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fusionnant pas, une vocation' monisteet pessimiste,- qui est implicite dans le premier cas, explicite dans le deuxième.

Le lesl sur lequel nous allons établir cette thèse est donné par l'histoire de l'orphisme, et surtout par* l'histoire des mouvements gnostiques, qui? maintinrent, dans le milieu occidental* certaines idées de l'orphisme. .

L'orphisme, ce mouvement qui: ne constitua! pas une « église » et qui n'eut pas de « dogmes », mais qui n'en eut pas moins son* idéologie1, est un î problème historico-religieuxde toute première importance, parce qu'il syncrétise, à ce qu'il* semble, deux milieux assez. différents. Si l'on considère les idées anthropologiques et cosmogoniques qui ont le plus de chance- d'avoir appartenu em propre à ce grand : courant spirituel, om aboutira — nous- semble-t-il à constater : a j l'influence d'un milieu septentrional) et barbare (la Thrace du Treicius Orpheus), plus ou moins ; teinté d'une religiosité enthousiaste, extatique, parfois d'aspect chamaniste2 ; et b) l'iniluence d'un milieu méditerranéen, parfois spécifiquement phénicien, qui se fait sentir, en ce qui concerne notre propos, surtout sur le plan cosmogonique. Des conceptions ilozoïstes, qui n'ignorent pas, à ce qu'il semble, le thème du démiurge lumineux et de l'évolution à partir d'une phase. spermatique (et même, peut-être, le thème de l'œuf cosmogonique), sont attribuées par certaines sources à la mythologie, phénicienne, qui s'avère par là -. étroitement comparable aux cosmogonies dites orphiques3. Les implications monistes de cette thématique sont assez claires ; on pourrait citer les mots bien appropriés par lesquels Eusèbe commente, dans sa Praepa- ralio • Evangelica, la citation du texte fondamental de Philon

1) Cf. l'art. Orfeo fi l'oriismo nell'epoca classica, S.M.S.B., XXVIII, 2 (1957). 2) II dualisme, cit., p. 45. Mais cf. aussi infra, p. 29, n. 2. . И; Pour une comparaison des cosmogonies phéniciennes et orphiques, cf. notre

article Protogonos. Aspetti dell'idea di Dio nelle religioni esoteriche dell'antichità, S.M.SM., XXVIII (1957), fasc. 2, p. 119 sq. Il est vrai que l'interprétation du texte de Philon relatif à Mot et à l'œuf (ou aux œufs) est loin d'être établie. Mais le contexte général et d'autres particuliers (xai е^гХаифе МсЬт...) nous orientent vers un cadre spermatico-démiurgique typique de ces cosmogonies, que nous pourrions appeler le « complexe typologique de Phanes ».

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LE DUALISME EN HISTOIRE DES RELIGIONS 2/

de Byblos : il s'agit, dit-il, d'une cosmogonie qui exclut la Divinité1.

L'anthropologie orphique, à son tour, a des connexions dualistes évidentes : la conception de l'àme comme malheureusement enfermée dans le corps est explicitement attribuée à la pensée orphique par Platon, dans un texte fameux2. D'ailleurs, une anthropologie spiritualiste encadrée dans un contexte ď « immortalisation » mystique est attribuée par le même auteur aux Thraces « disciples de Zalmoxis », ol XéyovTai xal à7:aOocvaTÎÇs!.v3. Un passage assez connu d'Aris- tote4 nous présente à son tour un trait intéressant dans ce contexte : la doctrine du vouç d'Anaxagore de Clazomène ne serait pas sans rapport avec les idées d'Hermotimos, une étrange personnalité « chamanique » de Clazomène5, la ville

1) F.H.G., III. p. 56 : Mignk, P.C., XXI, col. 76 : Toiocútyj jxèv xùtmv 7) xooLtoyovia, àvTixpùç x6sÓty)tx síaáyouoa.

2) Cral. 1(10 С. On connaît les critiques dirigées p. ex., Dodds, The Creeks and Ihe Irrational, p. 148, avec bihliogr. ; Mowi.inif.r, Orphée et VOrphisme à V époque, classique, Paris, 11)ûû) contre l'appartenance orphique de la iloctrine corps tombeau. (Test fort bien : mais qui pourra abolir le témoignage de la doctrine de « ceux qui sont avec Orphée » sur le atóux - prison '! D'ailleurs, la question serait mal posée m l'on voulait minimiser Г « orphisme » <qui est plutôt à entendre comme une « tendance idéologique, » : cf. notre réc. à Moulinier, citée p. 26, ri. 1) en insistant avec une critique excessives sur les théories désormais surpassées qui recherchaient une « église » orphique et un code théologique, de son « orthodoxie » : une orthodoxie qui ne se, concevrait pas dans le milieu historico-religieux en jeu. ("est pourquoi nous .serions enclin, en principe, à chercher de Г « orphisme » (au sens précisé du mot) même là où il n'est pas question ď « Orphée » : et même là fan risque de scandaliser certains critiques) où Platon - dans le texte sur le sôma-sêma — semble opposer cette doctrine à la doctrine de « ("eux qui sont avec Orphée ». Il me semble que tout le texte est une discussion assez peu claire, ;de Platon et des autres, qui tourne sur un fait : le nom attribué par les orphiques au corps, dans un contexte de doctrine anthropologique. Libre à tous de coordonner au mieux ce fait avec, la mentalité orphique, telle qu'elle résulte des documents disponibles.

.'ii Charm., 156 D. (le texte a été étudié d'une façon philologique, et comparative. dans une dissertation de, R.Tamaiínim, qui recherche les présupposés ethnologiques île Г (ir:)a.Qwxz'víziV « immortaliser » des Thraco-iiètes et les attestations visant une possible préhistoire, ethnique du dualisme anthropologique iim sens « orphique » du terme;.

V. Melaph., I, .#i. 5 La notice d'Aristote concernant llermotimos 'Diels, ad Апахад. A 58,

cf. Dodds, up. cit., p. 143) est évoquée dans ce contexte par Détienne, dans une conférence dont un petit abrégé est publié dans la chronique de la Revue belge de philol. et ďhist., vol. .'58, 2 (I960), p. 549. La spécialité d'Hermotimos (parfois les auteurs anciens — Plut., Progl., infra cités — écrivent Ilermodore; était que son Ame (psyché) pouvait s'éloigner du corps et par là apprendre des choses que seul un présent aurait pu connaître, et les annoncer. Pline, У.П., VII, Гл2 ; Рп'т,, De gen. Sncr., 22, p. 592 С ; Tertullien, De Anirn. 2, 44. Il est vrai qu'il ne s'agis-

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grecque, qui avait fondé en Thrace Abdère, la patrie d'autres philosophes plus ou moins liés à Anaxaprore1. On sait d'ailleurs que la doctrine du Nous établit pour la première fois le principe dualiste contredisant le monisme tendanciel et hylo- zoïste des physioloyoi ioniens2, plus ou moins apparentés au milieu phénicien3.

sait pas de voyages en esprit, mimés, comme dans l'expérience rhamanique habituelle, mais plutôt d'un éloignement qui laissait le corps sans âme, : Put. : %-o'hzi- rroucra TiavTaTtxai то оыазс..., V'J'/7(? zpsixov. Pun. : animnm reliclo corpore, errarc snlitam... cur pure, interim .semianimi... Terti'll. : ... anima ilium in snrnno caruisse... uli sumnus, non idium unimae, sed secessiu crederelar. (>, fut là qu'il trouva la mort ; avec la complicité de sa femme ''Plut.' son corps inanimé fut brûlé par ses ennemis, qui détruisirent par là le support de Гите et lui ôtèrent la possibilité de revenir : le Concept est exprimé par Pline tle façon typique, qui exprime bien ce concept anthropologique dualiste du corps en tant qu'habitat de, l'âme : remeunli unirnae Délai vayinam adernerinl. delà n'empêcha pas l'àme d'Hermolime de survivre : on racontait qu'elle s'était réincarnée, en Pyrrhe et en Pythagore (Dim,. Laërce, VIII, 4-, tout comme elle avait vécu auparavant dans d'autres personnages, à partir du troyen Euphorbe (Porpiiyr., Vila Pijlhag., 4Г>). Cf. aussi Procl., in гетр., II, 11. '{ Kroll : ústí OávocTov èv toïç ZCjvi-j... L'affirmation d'Aristote, répétée par ses commentateurs 'Alexandre, in Arislnl. Melaphijs. mmmenlaria, Hayduch, Rerolini, IS'.U, p. .'52. 1. l.'J sq. ; Simplicius, Diels, Berolini, 1*0Г>, p. 1Г5П1, 1. :54 ss. ; Asclépius, Hayduch, Rerolini, 1W7, p. 28, 1. 1.'5 et p. t."5, 1. '.)) aurait selon Zeller Die Philos, der Griechen, Leipzig, 18U2, I. p. lO-'il, n. 1) sa sourcil dans Démocrite, qui, selon Diogène Laërce, IX, .'54, aurait accusé Anaxagore de s'être approprié de doctrines très anciennes sur le soleil et la lune, les présentant comme siennes. Zeller ne s'est pas aperçu que cette dernière hypothèse peut renforcer l'historicité de, l'emprunt fait par Anaxagore à Hermotime ou à quelqu'un qui partageait des idées semblables. Des doctrines de type chamanique, ou en tout cas des doctrines impliquant l'idée que l'Ame peut s'éloigner du corps et le laisser vide et inanimé, auraient pu paraître, aussi « anciennes » et « ethnologiques » que les doctrines sur le soleil et la lune qui auraient été empruntées par Anaxagore. Il est évident qu'il ne saurait être question d'un vol idéologique de la part du philosophe de Clazomène, ni d'une identité des doctrines respectives; mais le fait demeure significatif que les anciens aient vu une ailinité idéologique entre un spiritualiste semi-barbare caractérisé par le dualisme anthropologique, (d'aspect chamanique. ou seulement extatique! et le philosophe qui le premier institua une arche spirituelle ou plutôt mentale) « active » et eilicientc, la distinguant des archai matérielles ; et

l'on peut ajouter que le commentateur Asclépius a quelque raison d'évoquer dans ce contexte une autre personnalité d'extraction « dualiste », Empédocle, avec, sa doctrine de Neikos et de Philia comme causes eflicientes par rapport aux archai matérielles.

1) Irait-on trop loin en envisageant la possibilité que les rapports entre Clazo- mèiie et la Thrace 'et non seulement les rapports plus généraux des Ioniens avec le Pont Euxiii' aient, pu favoriser la « vocation » chamanique, ou en tout cas « extatique », d'Herniotimos ?

2) Le « dualisme » d'Anaxagore, si d'une part il a le sens philosophique du terme (qui admet la transcendance du principe spirituel — quelle que soit en réalité la « spiritualité » du nous dans la doctrine de ce philosophe), réalise d'ailleurs aussi le dualisme dans le sens que nous empruntons dans cet article, en tant qu'il ne nie pas la primordialité des archai matérielles.

3) Outre les textes cosmogoniques phéniciens sus-mentionnés, la notice n'est pas à négliger (Diod. Laërce, I, 22) selon laquelle Thaïes aurait eu des liens avec

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II semble que tout nous invite à admettre un «rrand événement historique dans la genèse de ce monde idéologique assez intégré qu'est Г « orphisme » : la rencontre d'une mentalité évolutionniste-hylozoïste méditerranéenne1 et d'une mentalité « extatique л, « mystique » de quelque, façon, de tendance, dualiste dans le sens anthropologique, mieux : anthroposophique du mot2.

la Phériicie et avec les Phénicien*. On racontait aussi de lui qu'il avait пиши les sages égyptiens ; une. façon assez conventionnelle, pour expliquer ses théories, car le» Grecs avaient besoin île chercher une genese aux génies. Mais les modernes auraient tort d'admettre que les génies sont des monades sans fenêtres ; ce serait bien faux, surtout pour des ioniens, qui savaient que ex Oriente lux.

1. Il est évident, que nous ne limitons pas l'apport phénicien et en général méditerranéen oriental, surtout égyptien: aux données cosmogoniques de l'or- phisme : qu'on se rappelle, sur le plan rituel, le texte fameux et. discuté d'IiÉRo- DiiTK, II, Ы, relatif aux connexions égyptiennes des idées orphiques et dionysiaques.

21 * If. .supra, p. 28, n. 2. Pour une discussion de l'hypothèse de ГшПиепее « chamaniste » sur Г « orphisme » et la Grèce, avancée après les études de Hohde- par Meuli et reprise par Donns, cf. Il dualismn, cit., p. i~> ss. Nous ajoutons ici les considérations suivantes. Toutes considérables que puissent être les comparaisons chamarrist.es et nous ne, les nions pas-, il faut constater qu'elles rre sullisent pas soit de la part des » chamanes » nordiques, soit de la part de la Grèce : et Dodds le reconnaît quand il cherche une raison « grecque. » pour expliquer l'universalisation du concept de la métempsyehose qui n'aurait concerné à Tontine que les chamans et quelques individus privilégiés' et pour expliquer les connexions éthiques non chamaniques' de la doctrine grecque de la métempsychose.

Or il nous semble, que : a) De la part des civilisations nordiques en question il ire faut pas parler seulement de chamanisme -qui est une technique religieuse psychologique assez déterminée, bien ({n'ayant des implications idéologiques assez vastes ■, irrais qu'il fairt parler aussi, et peut-être surtout, de dualisme anthropologique (spirilualisle au sens dualiste du terme : l'âme en tant que separable d'un corps qui n'est que son réceptacle passager). Il s'agit d'un dualisme anthropologique, qui, tout en étant parfois l'une des implications idéologiques du chamanisme, ne se confond pas avec celui-ci, mais qui a, chez les nordiques err question les Thraees;, des implications « mystiques » qui rie, s'expliquent pas en fonction ehama- nique. {Une critique à l'interprétation chamaniste de Zalmoxis darrs Éliade, Le chamanisme, p. .'>Г>0 sq., Ces implications « mystiques » thraees cf. infra' concernent certains thèmes ; meilleure vie dans l'au-delà - iéalisée de façons diverses - ; pessimisme anti-cosmique ; un abstentionnisme qui rre, s'identifie pas avec une ascèse purement technique comme, celle chamanique, etc. qui ne dépendent donc pas île l'interprétation grecque des vues chamaniques envisagée par Dodds.

l>) De la part de la Grèce aussi il faut dire que les explications de Dodds sont, insullisantes. La « civilisation de culpabilité » qu'il voit succéder en Grèce à une ' civilisation de honte » est une pure hypothèse qui est contraire aux faits : nous nous permettons de renvoyer aux interprétations que nous avons données des textes homériques et surtout de l'Iliade;, qui montrent l'existence de notions éthiques de culpabilité bien nettes justement là où Dodds ire voit que le sentiment de honte et l'irrationnel d'une aie qui ne serait nullement conditionnée par la responsabilité humaine, cela ne signifie pas que noirs voyons en Homère un classique de la philosophie morale ou que nous nions la valeur de l'idée de honte et de son contraire, la Tiu.7-, chez Homère; : cf., de ГЛ., Aioç xîaa, cité, p. IU-17 et pasxirn.

D'autre part, il est évident que, la position idéologique de Dodds, selon laquelle

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II y a quelque intérêt à remarquer, en passant, certaines contradictions de cette deuxième mentalité, que nous appellerions « thrace ». Elle semble avoir uni de façon étrange une sorte de pessimisme anti-cosmique (I'« appetilus maximus mortis » des Thraces)1 et abstention-

loute problématique sur l'au-delà et sur lu transcendance relève il'un « irrationnel » vet, plus encore, d'un irrationnel identifié avec tout ce qui n'est рал assimilable à la mentalité illuministe-pusitiviste teintée de freudisme qui semble propre à cet auteur, d'ailleurs brillant et pourvu de finesse;, n'était pas la base Ja plus adéquate pour analyser le propre du dualisme anthropologique en question. La référence de Dodds au « puritanisme » aurait eu une valeur tout autre s'il avait distingué ce qui spécifie ce type de dualisme anthropologique ^et ses implications éthiques, religieuses, etc.) par rapport à d'autres positions spiritualistes et éthiques qui n'étaient pas inconnues aux Grecs, depuis Homère jusqu'aux lyriques, à la tragédie, etc. (les lopui comme hybris, etc.; cf. le livre cité et l'étude citée p. 45, n. 3'., et qui donnaient une solution [nu moins partielle : mais l'homme ne connaît pas tout !, à l'exigence de la justice, sans attendre cette émancipation de la solidarité éthique familiale qui a certainement eu une importance, mais non pas aussi déterminante et exclusive que Dodds le voudrait cf. le chap. II de son livrej. Or, déjà Homère savait que l'homme -- l'individu — - paie ses dettes à la Justice, tout en impliquant parfois ses semblables dans les conséquences [Achille et l'atrocle, Agamemnon et les Grecsj. L'idée du chœur de Y Agamemnon d'EscHYLE (Ayant. 757 s. : |zovÓ9ptov eIuL.) n'était pas si nouvelle : et si l'on considère bien, on voit que le poète ne la donne pas comme telle, mais qu'il la fait exprimer par un chu-ur par ailleurs assez conformiste et dont la polémique éthique anti-solidariste s'inscrit dans la dialectique du drame qui va révéler le coupable, posant de façon graduelle - - et, justement, dialectique — les présupposées idéologiques de la solution, qui coïncide avec la dénonciation du coupable, qui se révèle comme une «monnaie «fausse.

Le grand problème historique est posé plutôt, selon nous, par le fait de l'interprétation métaphysique que l'on a donnée en Grèce à ces questions concernant l'unie dans un corps réceptacle, la métempsychose (ou mieux métensumatostv, le pessimisme anticosmique, l'eudaïmonisme, etc. Cette interprétation métaphysique, c'est-à-dire philosophique, s'est réalisée dans le sens du monisme-dualisme tel que nous l'entendons dans cet article;, en collusion avec îles spéculations

ioniennes et orientales i cf. infra). Il est arrivé donc ци'ипе certaine espèce de métaphysique s'est combinée avec une certaine espèce de mystique, conditionnant par là plus ou moins tout le développement ultérieur de la philosophie grecque, jusqu'à ces spéculations tardives que l'illuniinisme de Dodds mortifie à tort dans l'enfer tie Г « irrationnel». Cf. du travail cité p. 45, n. 3. Chose étrange : bien des passages «pie les idées « irrationnelles » sur l'au-delà auraient, selon Dodds, traversé pour s'établir dans la civilisation grecque (universalisation du sort futur de l'âme qui concerne tous et non quelques individus, responsabilité de l'individu. « rationalisation » de la culpabilité, etc.; soient justement parfaitement rationnels.

1) Martianus Capella, VI, 656 : Sequilur Thrar.ia, cuius inc.nlae hardi alii : barbaři) habent appelilum maximum mortis ; Cf. Pompon. Mela, II, 18 : (Juidum feri sunt Jes Thraces en général) el paratissimi ad mortem, Gelae ulique. Cette croyance est liée par cet auteur aux croyances eschatologiques de ces peuples, car il continue : Id varia npinio perficil ; alii rediluras pulant animas ubeuntium, alii elsi non redeant non exlingui tamen, sed ad bealiom transire, alii emori quidem, sed id rnelius esse quarn vil ere.

Le то á^oGv^rr/.siv... xaXóv de « certains barbares » 'Galen., XIX, X, 704) pourrait aussi se référer aux Thraces (v. Rohde, Psyche, II (éd. 1У25., p. 35, n. 3 ; cf. en général, ibid., p. 27-37'. La coutume bien connue de certains Thraces de pleurer sur les nouveau-nés et de se réjouir pour les morts pourrait être

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niste1 avec un vitalisme très poussé et souvent proverbial (eudaï- monisme2, érotisme3, intempérance4, cruauté)5. Ce complexe (qui rappelle en quelque mesure certaines « contradictions » de l'âme slave)6 n'avait pas totalement échappé aux anciens7 et nous y

comprise dans ce même sentiment ; nous n'insistons pas sur ce trait qui se prête à tant de discussions erudites. Mais nous ajoutons à titre de curiosité que les anciens l'ont interprété souvent de façon ethnique et « sapientiale » : Y л lek. Maxim., II, G, 12 : Thraciae vern illa nalio merilo sapienliue laudem sibi vindicaneril... sine duclorum praeceptis condicianis noslrae habilum pervidil. Les deux croyances thraces que la mort est désirable, et qu'il faut pleurer sur les nouveau-nés, sont mises en connexion explicite par Solin., (lolled, rerum memurabil., 10, 1. Ailleurs, et déjà dans le texte fameux (I'IIérodote (V, 4j, l'interprétation «le l'étrange coutume est utilitariste et eudaïmonique : ils pleurent sur les maux qu'il doit souffrir... ; même ici la mentalité grecque y est certainement pour quelque chose ; mais rien ne nous dit qu'elle explique tout. Cf. la note suivante.

1) (If. les sectes célibataires thraco-gètes et daces mentionnées res p. par Posidonios-Strabun, VII, .'5, 3 et par Flavius Josèphe (Ant., XVIII, 1, Г>>, et les attitudes végétariennes de certains milieux de ces peuples (Strab., l. с, Г> : то Twv èix'^ir/cov à::r/£o6at LTuGayopsiov топ Zauó/^ioc shelve TixpacSoOÉv. Cf. aussi la réaction contre l'exploitation de la vigne au temps de Dekaineos, un « successeur » de Zalmoxis et conseiller du roi dace Berebistas au temps de la guerre romaine contre ce peuple (Strab., VII, 3, 11). S'agit-il d'une reaction « prophétique », dans un moment critique pour le peuple, du type des mouvements salvifiques indigènes ? Cf., pour la typologie de ces mouvements, (1. Guarigua, Prophetismus und Heilserwartungs-Bewegungen als vôlkerkundliches und reli- gionsgeschichtliches Problem, Wiener Beilràge zur Kullurgesch. u. Linguislik, Bd. XIII, Horn-Wien, l'J5(J.) La question de ces manifestations végétariennes et abstentionnistes thraces est compliquée par les questions ethnologiques concernant certains peuples barbares nordiques, dont la rectitude et la « justice » étaient proverbiales depuis Homère (//., XIII, f>}. L'interprétation de cette « justice » était un lieu commun très disputé dans l'ethnographie ancienne (Posidonios, Ephoros, Strabon, le ps. Hippocrate du -£pi àépcovi, qui la compliquait volontiers par des questions philologiques (la signification du nom Abioi), philosophiques (interprétations pythagorisantes, ou stoïcisantes' et médicales. (Cf., pour la bibl. ancienne, J. Hai ssLEiTER, Der Vegelarismus in der Antike, Berlin, 1У35 (« Rel. gesch. Ver- suche u. Vorarb. », XXIV), p. 2'.t s. ; J. Harmatta, Quellenstudien zu den Skijlhika des Herndul, Budapest, 11341.) Les modernes se préoccuperont aussi des interprétations historico-culturelles (nomadisme, vie pastorale). Il n'en reste pas moins un problème historien-religieux bien précis au moins pour ce qui concerne les Thrae.o- (îètes, qui sont en question ici i .

2) Cf. les textes cités à la fin de la ri. 1 dep. 30 et surtout Plin.,.V.//.. VII, 131 : Vana mortalitas... conpulat more Thraciae genlis. quae calculas colore dislinclns pro expérimenta ruiusque diei in urnarn rnndit ne supremo die separatos dinumeral nique Un de quoque pronunliat : cette coutume thrace -- assez « bourgeoise » en apparence -- est interprétée ici négativement, en désaccord Complet avec la sagesse de ce peuple louée par d'autres sources (cf. supra, n. 1 et infra, p. 32, n. 2 in fine;.

3) Cf. la citation de Ménandre par Strabon, l. c, dans le contexte d'une discussion sur le célibatat thrace.

1; Elle aussi était proverbiale chez les Grecs. Г>; Proverbiale aussi, et appuyée par des sacrifices et des danses sur les armes. fi; Cf.. pour les généralités, le petit livre très pénétrant et informé de G. Gua-

riglia. II messianismo russu, Roma, collect. Universale Studium, l'Jftfi. Pour les questions sur le dualisme chez les Slaves, cf. // dualismu, cit. p. 36 sq.

7) Cf. supra, n. 3, pour la discussion chez Strahov, VII, 3.

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reviendrons dans un autre travail. Mais nous ne voulons pas passer sous silence le fait que des « contradictions » se retrouvent aussi dans le complexe idéologique « orphique » : que l'on considère l'eudaïmonisme effronté, magique et utilitaire des « orphéo- télestes » méprisés par Platon1 et la spiritualité orphico-pytha- goricienne à type dualiste qui l'a charmé2. Laissant de côté ce qui pourrait nous intéresser à ce même propos dans l'histoire du mouvement dionysiaque, et dans certains aspects de l'éthique gnostique (dont certaines combinaisons pessi- mistes-vitalistes-anomistes ont été signalées depuis le monde ancien jusque dans le monde médiéval occidental et dans les sectes judaïques et du Raskol de l'Europe balkanique et slave)3, nous revenons à notre thèse des vocations monistes du dualisme4.

1. Rèpubl. II .'Sfj4 h-365 a. Le termu « orphéutelestes » est chez Tuéopiirastf., Char., 16, 11 .'Kern., orph. frg., lest., 207;'.

2; Pour une discussion comparative sur la possibilité d'intégrer dans un cadre unique des manifestations spirituelles apparemment si disparates, cf., de ГА., Problemi di sloria délie religiuni, cit., p. *J2 sq. Cf. aussi, pour ce qui concerne spécifiquement la discussion sur la mentalité orphique, l'article cité p. 26, n. 1. Il n'est pas sans intérêt de remarquer dans le Socrate du Charmide, l. c, une tendance à la combinaison d'exigences eudaïmonistique et spiritualistes, sur la base de références thraces. Socrate, au commencement «lu dialogue, parle avec admiration des « médecins thraces, disciples de Zalmoxis », qui immortalisaient et qui donnaient l'exemple, surtout aux médecins matérialistes de la Grèce, de ne pas soigner le corps en négligeant l'âme, d'où les biens et les maux proviennent pour l'être humain total, ("es médecins, ajoutait Socrate, disaient que l'âme ne saurait être soignée que par des epodai, des formules, et ces formules, commentait le philosophe, étaient les colloques beaux et profonds, par lesquels l'âme voit s'établir en elle une harmonie tempérée. Justement cette harmonie, ajoutons-nous, que le Nous d'Anaxa- gore - qui est la cause efliciente et finale - - était censé produire dans les choses matérielles : tov 'AvaÇayopav xal тгро aurou TÔv 'EpraÓTiuov, wç (ЛГ) ixóvov ûXixàç aiTÎaç той ttocvtôç àroSsScoxOTaç, àXXà xal tov voûv tbç -oitqtixov xal teaixov aÏTiov Os:aaa[jL£vouç îSimplicius, in Arisl. metaph. comm., cit. Cf. Alexandr., ibid. : ócixa ту) т:о!.г(т1ху) tyjv ts tou xaXwç xal TETay^žvcoc ysvéaOai та yivóacva ap/řjV xal aiTÍav twv ovtcov...).

.'{} Cf. Il diialismo, p. .'ÎB sq. •1) l'ourla formule célèbre, selon laquelle Zeus est le commencement, le moyen,

l'origine des choses (et aussi le premier et le dernier-né : Kern, Orph. (rg. 21 a), cf. Aiôç aïca, cit., p. 145 : elle n'est pas nécessairement moniste, une fois qu'elle veut surmonter le dualisme des nrchai et du dieu-souverain actuel : mais, à défaut d'une conception créationniste, elle incline au monisme : cf. le texte élargi ap. De M undo, 4, toi a 25. Cf. aussi les implications dualistes-monistes de l'interprétation anthropologique du mythe de Zagreus.

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* * *

II faut finalement évoquer, dans ce contexte, le grand mouvement qu'est la gnose, dans ses nombreux aualars : un mouvement qui continue de quelque façon l'orphisme-pytha- gorisme, l'intégrant à la philosophie platonicienne (qui, elle, n'est pas sans rapports fondamentaux avec la sagesse orphico- pythagoricienne), aux religions orientales, au judaïsme et finalement au christianisme et à l'islamisme.

Comme nous avons eu l'occasion de le remarquer, la gnose est un phénomène idéologique et spirituel assez répandu dans le monde religieux ; son caractère essentiellement anthro- posophique (et, médiatement, théosophique) et son rapport parasitaire par rapport aux grandes religions historiques permettent de parler d'une Weltgeschichte de la gnose en tant que tendance et mentalité, mais non d'une gnose comme Weltreligion, qui ait une consistance et une individualité positives1. C'est pourquoi on peut parler d'une gnose judaïque, chrétienne, islamique, mais aussi — au moins dans un certain sens — d'une gnose iranienne, indienne, taoiste, etc. Nous mentionnons ces choses uniquement pour préciser que notre discours va porter spécifiquement sur quelques manifestations de la gnose occidentale, « chrétienne », dans laquelle nous chercherons à surprendre le moment idéologique qui nous intéresse : le fusionnement entre une pensée établie

1; (X le chap. I du vol. cité p. 1, n. 1. Notre position se différencie donc nettement de celle de Ouispel [(inosis nls Weltreliyiun, Zurich, 1951 ':, et aussi des interprétations « pan-gnostiques » et iraniennes fie Heitzenstein. Pour une discussion du problème plus spécifique du Ilinlergrund iranien de la t,r:iose, soutenu par \Videni,rren, Z.RJlr.Cr., IV í 1952', p. 97 ss. et The greal Vnhu Manuh, Uppsala, 1945, cf. Zamàn i Ôhrmazd, cit., p. 218 s., n. ~f>, bien qu'il nous semble maintenant que la mentalité «abstraite » iranienne y suit pour quelque chose ■cf., infra, p. 38, n. 21. Pour une interprétation plus spécifique «le la gnose cf. H.-<;h. IVech, Le Manichéisme, Paris, 1918; La Gnose et le temps, dans Егапон Jahrbuch, XX ,'1'Jfil), Zurich, 1'.)Г)2, р. 57 sq. cf. aussi, du même, auteur, résumés de cours, dans Annuaire du Collège de France. 195.4 (pp. 16.'Ы72), 1954 (pp. 191-199', 1955 .pp. lo'.t-lSH., 195Г, 'pp. 186-20'.)', 1957 pp. 2U1-2 16> Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur les synthèses et les théories génétiques présentées par II. .Jonas et, d'un tout autre pnint de vue, par E. Peterson. Notre interprétation correspond, d'ailleurs, à une problématique comparative plus vaste.

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sur le dualisme qui dépasse ses origines anthropologiques (l'esprit en tant que prisonnier d'un corps) pour aboutir à une signification métaphysique et théologique (l'élément pneumatique déchu dans la création sensible opérée par un démiurge inférieur) et une pensée à tendance moniste (l'Unité primordiale et trans-phénoménale du divin pneumatique).

En particulier, la gnose judaïque et chrétienne fournit un produit idéologique typique, qui n'appartient pas, en tant que tel, aux formations gnostiques de type védantique ou extrême-oriental, ni aux systèmes de type orphico-pythago- ricien, platonicien, hermétique. La gnose chrétienne nous apparaît comme un exemple assez rare de gnose « théiste », dont le Dieu est historiquement conditionné par le Dieu dras- tiqucment personnel d'une religion explicitement théiste et monothéiste, d'un théisme décidément transcendantal : le judaïsme et le christianisme.

En effet, de ce point de vue, la religion grecque classique n'avait pas beaucoup à offrir à la pensée gnostique ; son idée sur Dieu, et sur les dieux, était assez confuse, troublée par le polythéisme et par un panthéisme commençant ou implicite. Le théisme de l'orphisme et du pythagorisme est bien affaibli dans ce sens. Même les idées platoniciennes sur Dieu n'étaient pas en état de donner beaucoup davantage, bien que la distinction du Timée entre le (Grand) Démiurge et les dieux- démiurges établisse déjà une catégorie gnostique typique (dont les quelques affinités avec les systèmes dualistes ethnologiques fondés sur l'opposition être suprême-démiurge inférieur1 sont à souligner).

C'est pourquoi la gnose « païenne » est assez différente (bien que fondamentalement apparentée) de la gnose judaïque et chrétienne. C'est une idée de Dieu, une idée d'origine théiste, biblique, que la pensée gnostique occidentale a parfois assimilé de ces religions. Il va sans dire qu'elle a modifié cette idée, l'assimilant à ses présupposés anthropologiques et théolo-

1) Cf. supra.

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piques, à la fois (comme nous le disions) dualistes et teridan- ciellement monistes.

La façon dont se fait cette assimilation justifie notre thèse sur les connexions de la pensée dualiste et de la pensée moniste.

* * *

L'examen de la conception de l'être suprême dans la e occidentale et chrétienne (la pnose où l'idée de Dieu

a le plus ressenti l'influence d'une théologie théiste et monothéiste) est, à ce propos, le tesl le plus significatif. Ce Dieu gnostique est loin de s'identifier au Dieu de la Bible ; au contraire il est parfois en opposition ouverte avec; lui. Il n'a pas d'ailleurs sa personnalité ; il a quelque chose d'élémentaire, d'impersonnel, de dynamique, d'émanationniste, qui se compose avec l'élément personnel et souverain.

Notre intention n'est pas de nous arrêter ici sur de telles qualifications, qui pourtant sont essentielles, mais plutôt de nous référer à une doctrine comme celle de la <*nose simonienne (selon le témoipnape ď Hippolyte) où le Dieu p:nostique, se présentant comme l'Un, le Feu, le màle-femelle1, compose

1) Irénék, Adv. haereses, I, 1, à propos de la doctrine de Simon le magicien : me aulem .se sublirnissimam virlulem ; Hippolyt., liefnl., VI, '.), .'5 s. ; Vôlker, (Juellen zur Ge.srh. der chrisllichen Gnosis, Tubingen, 1У.Ч2, p. 2 sq.i : тгЗр sïvai TÔJv oacov Asysi Tr(v ápy/]v... à:rÉpxvTOv Se sivai àûvxinv 6 Siatov rpoaayopsûsi twv oXcov TTjV àp7_ï)v, /iycov o'jtcoç' « touto то ypáimx iizocpiazcùc, '.pcovyjç xal ôvouaToç ïc, гтл^слу.с, тг(с ;лгуалт(с Suva^ecoç тг(; à~£pavTou. Hio е'сттось Èoçpxyiaaévov, X£xpu;j.;j.Évov, x£xaXuiJ.;j.Évov, x£Í;j.evov èv тй oí/CTjTTjpíco, ou r\ pi^a TÔiv oAcov TsOcasAÍcoTai. ». Aussi le rapport entre les stjzyyiai et Varrhè s'encadre dans la pensée simoriienne dans la formule moniste-diialiste en question : ibid., 12, 2. Elle rappelle d'une part le processus typique par couples plus ou moins abstraits dans les cosmo^onies-théo^onies mésopotamiermes [Enurna elish ; i,'énéalo«ne mystique d'Ami ; théogonies sumériennes : cf., de l'A., Tenijonie. i/rerhe e le.ngonie arienlali, SMSR, XXIV-XXV ' ЮГ»3-Г»4'- ; .Iacobsf.n, JNES, V, p. 1ÍH) ss' et aussi, p. ex., la doctrine moniste-dualiste du Tao et du Yin-Yanir. Et il est pareillement typique que ces sijzygiai aient un aspect abstrait, mental, mais aussi un aspect visible, qui s'identifie dans le ciel et la terre, le couple cosmojionique, classique, qui s'exprime aussi bien dans la théogonie mésopotamienne cf., de ГЛ., Teugimie greche, cit.! que dans la cosmogonie taoïste le Yantr et le Yin parifiés au ciel et à la terre) : Hippol., ihid., V.i : tô>v fit it, ^'jváaEcov toutcov xal t?;Ç é|jSout]ç ту]с ;х£та twv zí, xa/.sï T'/jv ~pwTy;v «7'jvjyiav voûv xal È~ivo!.av, oùpavôv xal yîjv... (le couple a, comme dans les mytholotries mentionnées, un caractère sexuel et « rosmotroriique » dans hi sens étymolotriime du terme : xal tôv jasv àpcôva àvcùOsv еггфлгттгг; xal rrpovoîïv tt(ç rj'jvjyou, tv;v Ùz yîjv 'jizoHéy^taěv.i хаты Toùç атто топ oùpxvoû vospoùç x.aTxçspoasvouç т/j yîj rr-jyysvîi; xapzoû;. 'Sur la tyt)olotrie cosmoironi([iie ciel-

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volontiers avec l'idée théogonique déjà mésopotamienne de la syzygia, qui à son tour tend parfois à s'exprimer en tant que couple cosmogonique généalogique (Ciel-Terre, etc., selon le modèle classique)1. Et il est typique que cette composition se réalise aussi dans le sens que l'Un est parfois attiré dans la première syzygia elle-même2, selon les exigences de Г arche unique, en même temps « transcendante » et « cosmo-gonique » (au sens physiologique du terme). Le caractère cyclique se présente aussi, dans d'autres manifestations gnostiques, et le symbole ophite du serpent ourobnros manifeste ce caractère3.

L'histoire de l'humanité et du monde n'est, dans les systèmes gnostiques, que l'histoire de la descente, ou mieux, de la déchéance et de la fragmentation du dieu-arché, ou des êtres qui lui sont connaturels, emprisonnés dans la matière, selon le dogme du dualisme anthropologique que la gnose a en commun avec l'orphisme. Ici, la gnose manifeste encore une fois sa vocation moniste, bien qu'à l'intérieur d'un cadre dualiste plus ou moins radical. Le salut sera un retour à l'unité primordiale, le rétablissement d'un slalu quo ante ; Dieu se sauvera lui-même. L'idée de la consubstantialité des élus avec Dieu — que les Orthodoxes reprochaient aux Cathares — est un monisme implicite, un monisme dualiste, où il n'y a pas de transcendance de Dieu en tant que créateur,

terre, cf. supra.) Les autres couples aussi ont une implication cosmique, comme le feu (qui a, lui, une nature visible et une cachée : У, 5) : ýj 8è (ptovri xal то ovo[za f;Xioç xal osXtjvt), ó Se Xoyia(i.ôç xal r) èv0ujx7;aiç dajp xai oStop. Èv Se toûtoiç

è[X[jL£[jLixTaL xal xéxpaTai, wç Içyjv, tj [лгуалт] Suvauiç 7) àTrÉpavToç, ó

Le caractère de la dynamis en tant que l'Un primordial, la source de toutes les choses, mère et père, est d'ailleurs confirmé explicitement : аитт]... èoTi Suva[i.iç [jtía, SiTjprjjivT] aveo хатсо, aÚTÍjv ysvvataa, aúrř^v aC^ouaa [cf. le frg. 115 d'Heraclite : « il y a un loyos de l'âme, qui accroît soi-même »], aÚTr/v £г/тоОаа,

eúpíaxouaa, аитг^с \щт:г£ оиста, yuirfc т:ату;р, aÛTïjç áSsXcý), аотг(с aUTÎjç 6иуатг(р, aUT/jç uíóc, {Jt/i?)T7)p ттат7)р, обса pí^a twv oXwv

[ibid., 17, li], tout comme l'unité primordiale du feu est ouverte à la dualité, et à la dualité génératrice : êv Se ôv то гпр тротгас атр£ф£та1 Sóo... xal yívETai Ý) toíj àppsvoç трот:-}] yéveatç, Ý] Se zrtç, 0/]A£Îaç тро-т] трофт) t<Tj yevvotjievw '17, Г>) ; cf. aussi le chap. XVIII qui se termine par la formule ev ovtsç Sûo EÛpia

1) Cf. la note précédente. 2) (If. la n. 1 de la p. 35, circa finem. :V; Cf. l'article cité p. 26, n. 3.

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mais en tant que principe lumineux et pneumatique. De plus, la transcendance gnostique n'est pas spécifiquement la transcendance de Dieu, mais surtout la transcendance du monde du pneuma, une transcendance qui parfois s'exprime dans le dualisme radical des archaï, comme dans le manichéisme, parfois dans l'unicité de la « source », comme dans le dynamisme de Simon1, qui continue en quelque sorte le monisme vitalistc orphique, tout en se présentant comme anti-cosmique. L'amphibologie entre dualisme pour ainsi dire « monarchien » et dualisme radical, qui n'abolit pourtant pas le caractère commun de tout dualisme2, se présente ici. Ce monisme tendanciel, qui selon toute vraisemblance n'était pas parfaitement conscient chez la plupart des sectaires les plus engagés dans les milieux théistes, serait d'ailleurs explicite quand on afïirmerait, comme dans certaines spéculations iraniennes (et islamiques hérétiques) que le malin serait l'occasion du réveil de l'intellect divin à la conscience de soi3, ou la meilleure « indication » du divin, réalisée e contrario1.

Y) Cf. la n. 1 de la p. 35. 2) Cf. supra. 3) Cf. le texte du Dënkarl étudié par Zakhner ft présenté ci-dessous (p. 38, n. 2

circa finem) et les textes cités par 13ausa.ni, SMSR, XXIX, 1 (1958) p. 104 sq. (Hallâj et alii ; cf. aussi, pour un « titanisme » d'origine romantique, qui s'inscrit pourtant dans des implications idéologiques semblables, Muhammad Iqbâl, et l'étude de Bausa.ni dans Rivisla rfegli sludi orientait, XXX, p. 55 sq.1. II nous semble pourtant que la référence de Bausani, SMSR cit., p. 105, n. 21, à un « démonique » dans Iahvé et dans Allah (qui aurait aboli, pour Bausani, la nécessité d'un démon du type dialectique distinct de Dieu, réservant aux diables la stupidité de simples famuli) ne soit pas à admettre. Car il faudrait plutôt parler du caractère souverain et nullement indifférent par rapport au comportement et à l'histoire humains, de la part de Iahvé et d'Allah (pour ce dernier peut-être, avec une certaine utilisation d'habitudes fatalistes).

4) Cf. l'intéressante doctrine de l'hérétique musulman Ibn abî-'l-'Azâqir (X s.1, V. V. Bartol'd, К islorii religinzntjh tli rizenij X veka, dans Izv. Rossijsknj Ak. Nauk, 11)18, pp. 785-798 cité par Bausani, SMSR, XXIX, 1 (1958), p. 101, n. 21, selon laquelle la Divinité 'qui peut se dissoudre en formes plurales i s'incarne, un la créant, eu toute chose et en même temps dans la chose contraire, étant donné que « les choses se connaissent par leurs contraires ». Une forme de « transcendance à rebours », donc, dont il nous semble qu'on pourrait trouver quelque analogie partielle et inconsciente chez certains romanciers qui semblent parfois s'attarder avec une insistance excessive sur le scabreux pour faire entrevoir la fîràce.

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* * *

Nous allons conclure notre exposé avec une contre-épreuve. Il est bien connu que le dualisme iranien s'éloigna du dualisme gnostique et manichéen en tant qu'il ne condamna pas ce monde terrestre, mais qu'au contraire il y vit, par une sorte de platonisme renversé, l'accomplissement de la création (le gêlïk)1.

Mais à côté de cette interprétation optimiste, qui voit dans le mal ce qui mortifie la vie, telle que celle-ci est conçue par un vitalisme de type primitif, il faut remarquer dans le dualisme iranien des tendances assez différentes.

Nous faisons allusion au problème de l'attitude iranienne envers les spéculations sur l'Un primordial et sur le sens de l'histoire. Ce problème ne concerne pas seulement le « zurva- nisme ». Il me semble que celui-ci n'est qu'une des réponses que l'Iran a donné à cette question sur l'Un2 : tout comme

1; Cf. p. 122 ss. ilu livre cité p. 2, n. 1. 2; df. la conference de Zaelmer au Xe < loutres int. d'histoire des religions,

Marhourg, 19fiO : Origins in the Pahlavi Books, où sont traitées des formes de monisme matérialiste dans le Dënkart, qui dérivent le monde d'un mënôk qui n'est pas ici l'esprit, mais quelque chose qui s'approche, selon Zaehner, de la matière primordiale aristotélicienne, a single uncompounded substance, without parts, invisible and intangible — « matter » devoid of « form ». Un autre passage intéressant afïirme que les deux principes sont dérivés de l'Un, bien que seul Ormazd, qui est chaud et humide, puisse faire évoluer les choses matérielles et vivantes. On peut citer aussi à ce propos la doctrine d'une Rivâijal selon laquelle Ormazd est né du Temps, comme le beurre se produit à partir du lait (pour ce texte et pour toute la discussion sur le zurvanisme cf. le livre de Zaehner sur Zurvan et le volume cité p. 2, ri. 1).

Nous croyons que ces spéculations sur le primordial insistent sur l'indifférencié et le fluide non pas dans un sens explicitement matérialiste, mais plutôt dans le sens de V élémentaire. Nous aurions donc une petite difliculté pour admettre, avec Zaehner un rapprochement si drastique de ces textes du Dënkarl avec le matérialisme des Zaudîks et des Dahrïs, bien qu'il faille admettre : 1} qu'une « métaphysique » de l'élémentaire et de l'indifférencié aboutit facilement dans le matérialisme ila déchéance, éventuelle du zurvanisme dans un matérialisme théorique et pratique, pourrait s'expliquer ainsi; ; 2) que le cadre idéologique du dualisme zoroas- trien classique et du manichéisme j est bien, dans un sens, élémentaire via » lumière » et les « ténèbres » en tant que séparées et séparables, dans un cadre esehatologique qui a des implications cosmologiques outre que proprement éthiques).

Il est aussi à remarquer, dans ce contexte, que les spéculations cosmogoniques de la théologie zoroastrienne tendent souvent à développer le concept création- niste flans le sens évolutiormiste fia création primordiale qui était une goutte d'eau ; etc. : cf. dans ce sens les remarques de J. Duches.ne-Guillemin dans sa

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le zurvanisme n'est pas l'unique issue des spéculations millénaristes iraniennes. Visant le problème général de l'attitude iranienne sur l'Un primordial et sur le drame de l'histoire, je crois pouvoir établir ces quatre points, qui montrent que le dualisme iranien n'a point échappé à la loi commune de tout dualisme : a) Un pessimisme sous-jacent à tout dualisme, même dans la théologie du zoroastrisme traditionnel : le mal finalise le bien ; la création est en fonction de l'éviction du mal, selon l'expression heureuse du P. de Menasce1 ; b) L'idée de Dieu tend à être compromise par l'idée de l'Un primordial de type « élémentaire », théo-cosmo^onique, comme c'est, par exemple, le cas du zurvanisme, dont certaines manifestations prennent une allure théosophique, voire évolutionniste et matéria-

contribution au même Congrès^ ; or, cela ne fait pas de difficulté seulement dans la mesure où la transcendance d'Ormazd ne serait pas en jeu ; mais il faut dire, que, tout en n'acceptant pas l'hypothèse d'un Ormazd panthéiste proposée par Widen- gren icf. supra, p. 33, ri. Г, cette condition transcendantale ne semhle pas se réaliser toujours de façon pleinement nette, dans les spéculations zoroastriennes médiévales, et dans certains témoignages grecs (à la vérité suspects d'interprétations « occidentales ., sur la doctrine des Mages. (Cf. par exemple, le texte de Plut., De Iside, 17, discuté Zamân, cit. p. 212.) Nous avons cherché une explication des origines de l'insuffisance transcendantale d'Ormazd dans les tentations monistes impliquées dans le cadre dualiste radical ; solidarité très poussée, au sens métaphysique, entre Ormazd et sa « création », en tant qu'opposés, sur tous les niveaux, à Ahriman et à sa contre-créationj : cf., de l'A., Zamân i Ohrmazd, cit., p. 216 ss. D'autres explications pourraient aussi être envisagées, en rapport avec la conception d'une création graduelle et descendante {Zamàn, cit., p. 218, ri. 7">) et avec les allusions génétiques-— soulignées par Widenoren, Xumen I, 1 (19">4;, p. 19 sq. — auxquelles la pensée créationniste mazdéerme fait parfois appel, sans pourtant pour cela accepter le noyau même de l'hypothèse panthéiste et « gnostique » du savant suédois {supra, p. 33, n. 1).

Un dernier élément qui nous intéresse à propos du monisme-dualisme iranien est donné par la doctrine mentionnée dans le Dënknrl :'et discutée par Zaehner, Congrès citéj selon laquelle, il y aurait un passage de l'intellect divin de l'inconscient à la conscience ; dans le passage, cette conscience recherche un objet d'intel- lection, et cet objet se matérialise en tant que Ahriman : quelque chose d'analogue, •-ur le plan d'une gnoséologie métaphysique, au Satan de certains hérétiques musulmans dont il était question ci-dessus (cf. p. 37, n. 4}. (Pour une critique de l'interprétation de Zaehner du mythe de Zurvan dans le sens de YtJnuwareness originelle de Zurvan, qui serait héritée par Ahriman, cf. Zamàn i Ohrmazd, cité, p. 17fi.) Or, l'inconscience est un aspect de l'Unité dans un contexte rmmiste ; elle n'est pas absente, peut-être, dans le témoignage relatif à la doctrine des Mages donné par le texte de Plutarque cité p. 40, n. 2. Par ailleurs, une comparaison de cet Ahriman avec le partenaire qui en quelque façon explicite et modifie les intentions du créateur dans les mythologies américaines cf. Il dualisme, chap. IV; ne serait pas tout à fait déplacée.

1) Shikand-ijùmànik vijàr. Tesle pazand-pehlevi transcrit, traduit el commenté, Fribourg (Suisse;, П)1Г>, p. M sq.

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liste, comme Zaohner Га mis en lumière1 ; c) L'histoire tend, en quelque façon, vers le retour au sialus primordial, qui n'a de nouveau que le fait — d'ailleurs très sensible — que la menace du mal extérieur a été éliminée de façon définitive ; cette conception n'appartient pas, peut-être, au patrimoine iranien archaïque (qui est trop vitaliste pour l'avoir conçue), mais plus probablement aux interprétations « maguséennes », hellénisées, qui se font jour, par exemple, dans un texte assez obscur de Plutarque où une idée parabolique de l'histoire semble aussi s'annoncer2 ; d) Le primordial est vu dans certaines doctrines extrêmes comme abritant en soi le mal, dès l'origine. Ce n'est pas le cas de tout le zurvanisme, mais plutôt de la déformation théosophique du zurvanisme de certaines sectes mentionnées par Shahristânï3. Dans ce cas, ce n'est pas un mal conçu comme « extérieur » (à la manière dualiste classique) qui finalise le bien, mais il s'agit d'un mal intérieur à Dieu : c'est justement la consommation moniste du dualisme. Mais, il me semble que la tendance à « interpréter » le dualisme est déjà dans le mythe de Zurvan en tant que père des deux jumeaux (la fraternité entre Dieu et Satan, ou entre le Christ et Satan — affirmée par certaines sectes hétérodoxes et par certains récits dualistes — est dans cette même ligne idéologique). On pourrait aussi remonter hypothétiquement plus

1) Cf. p. 38, n. 2. '2\ tÔv àè тапта fscil. la vicissitude dualiste) fr/j^avyjoájxsvov Qsôv rjpEiji

àvaraûsaOai ypóvov aXXwç [xèv où ttoXÙv g>ç бей, соатар < S' > áv0pcÓ7íw x jxÉTpiov ' Df- Iside, 17',. Comme mous 1p disions ailleurs [Zumân i Ohrmazd, cit., [). 187 sq.) ce Iheos qui se retire et se repose pour un temps convenable à un homme qui dort nous rappelle, plus qu'Ormazd ou Zurvan, une espèce syncrétique de Dieu- Aiou, caractérisé de quelque façon par l'indétermination et l'inconscience : une espèce du dieu primordial qui rappelle de ce côté l'Apsù sommeillant, Y arche primordiale de la cosmogonie babylonienne. Ce n'est bien entendu qu'un rapprochement assez vague, qui ne concerne qu'un aspect exceptionnel de. la doctrine iranienne (mais cf. le texte du Dënkarl cité par Zaehnf.r, sus-mentionné [p. 38, n. 2], relatif à l'inconscience primordiale) ; mais il n'est pas sans valeur dans notre contexte, cf. supra, p. 38, n. 2, in fine, ; (cf. aussi, à ce propos, le réveil de conscience des êtres primordiaux dans l'évolutionnisme à type ilozoïste — ou plutôt spermatique — île la doctrine phénicienne mentionnée par Philon de Byblos [supra, p. 27, ri. 1]).

3) Zaehner, op. cit., p. 43.'5 'cf. aussi Mas'ûdi et Murtazâ Râzl, ibid., p. 143 et p. 450). Pour une critique de l'attribution de cette théorie à tout le zurvanisme, cf. Bianciii, Zamân i Ohrmazd, cit. p. 15У sq. et p. 166.

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haut et se demander combien la célèbre expression gathique concernant les deux jumeaux a pu so ressentir inconsciemment de cette mentalité1.

* * *

En conclusion, il nous semble que toute position dualiste, en donnant au mal une substantialité irréductible ou en acceptant une dialectique primordiale et créatrice bien-mal, pose dans le Primordial, en Dieu, une ambiguïté foncière. Le mal conditionne la Divinité, comme dans le manichéisme et dans le zoroastrisme classique, ou bien il tend à s'inscrire en elle2.

Dans le premier cas, la transcendance du bien par rapport à un mal substantiel tend à éliminer la distinction transcen- dantale entre Dieu et les êtres du bien ; dans h; deuxième cas, l'admission du principe d'indifférenciation ou du principe dialectique bien-mal sanctionne de façon encore plus claire la vocation monistc du dualisme ; jusqu'au point de l'intégrer dans un monisme évolutionniste où le dualisme s'efface en dualité complémentaire et dialectique au sens cosmogonique banal : comme dans les spéculations iraniennes ou « magu- séennes » sur Ormazd chaud et humide et Ahriman froid et sec3 et dans les spéculations pythagoriciennes.

Un texte d'Hippolyte nous offre à ce propos un mélange étrange mais typique : « Diodore d'Eréthrie et Aristoxène le musicien disent que Pythagore vint trouver Zaratas le Chal- déen ; et qu'il lui expliqua que dès le principe deux causes sont pour les êtres, le père et la mère ; que le père est la lumière et la mère est la ténèbre, et que les parties de la lumière sont le chaud, le sec, le léger, le rapide ; (que les parties) de la ténèbre sont le froid, l'humide, le lourd, le lent, et que de ces choses

1) Cf. Il dualismo, cit. p. 30. 2} Pour quelques critiques à la coincidenlia opposilorurn eu tant qu'expression

do transcendance 'npnd Èliade, Eranos Jnhrhuch, XXVII (195',);, p. 19B sq.), cf. le chapitre dernier de nos Tengnnie e cosmogonie, cit. p. 10, n. 1.

.4) Cf. Zaeiiner, Congrès cité.

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le monde est composé, du féminin et du masculin1. Et il dit <{ue le monde est selon une harmonie musicale... Pour ce qui est de la terre et du monde, il affirme que Zaratas dit ces choses : qu'il y a deux daimones, l'un céleste l'autre terrestre ; et que celui-ci apparaît quant à la naissance de par la terre : et qu'il est eau, tandis que le daimon céleste est feu participant de l'air, chaud et froid ; et que pour cela rien de ces choses ne détruit ni ne contamine l'âme : une fois qu'elles sont l'essence de toutes les choses2. »

II est à remarquer que dans ce texte, où tant de couples et d'oppositions dialectiques sont mentionnés, il n'est pas question de l'opposition qui serait essentielle dans un véritable système de pensée dualiste, l'opposition bien-mal. Au contraire on dit que « rien de ces choses ne détruit ni ne contamine l'âme » et on explique cela justement par le caractère (Vnrchaï qui revient aux entités en question. Cela signifie que nous sommes déjà hors de la pensée dualiste, et qu'il s'agit maintenant d'une pensée binaire, dialectique ; une spéculation « grecque », qui s'est combinée — dans le cas considéré — avec la pensée « zoroastrienne »3.

1) II est intéressant que le féminin soit mentionné ici avant le masculin. (X aussi le texte de Simon sus-cité.

2) Refill. I, 1, 12 s., p. 7, Wendland. La phrase relative à l'harmonie musicale interrompt la « citation » et est appliquée à Pythairore (Bidez-Cumont, Les mages hellénisés, II, p. 65, n. -l; ; mais tout le contexte se ressent de cet esprit {Zamân, cit., p. 171, n. .33). Cf. la n. suivante.

.'{) Pour les traces de cette pensée binaire dans la théologie des « mages hellénisés » (témoignage de Plutarque, d'Eudème-Damascius, etc.) cf. Zamân i Ohrmazd, cité, p. 170 sq., cf. 113 sq. Il faut ajouter que les textes iraniens eux-mêmes n'ignorent pas ces spéculations : cf., outre la doctrine du Dënkarl mentionnée d'après Zaehner, supra, p. 38, n.2 in principio, la doctrine exprimée dans le deuxième l'iemâ i Islám, selon laquelle Zurvan ;le Temps, ici : Y arche) crée et unit entre eux le feu et l'eau, ce qui produit Ormazd (et, vraisemblablement, Ahriman). Nous n'arrivons pas, avec Zaehner, à admettre dans ce texte une malignité intrinsèque de l'eau, bien que nous n'ignorions pas qu'une connexion de ce genre se produit souvent dans les systèmes gnostiques. M'.f. pour cette question Zamân, cit., p. 171 sq.) Un autre texte iranien à citer dans ce contexte est le Dënkarl icit. par Zaehner, up. cit., p. 79 D;, où le feu et l'eau sont frère et sœur, père et mère du monde matériel. La juxtaposition d'une dualité cosmique et d'un dualisme bien-mal se réalise d'une façon assez étrange et peu claire dans un Anonyme syriaque .Sur Verrenr des Mages (ap. Zaehner, Zurvan, p. 440'. On établit ici, après la mention de la naissance d'Ormazd et d'Ahriman, une dichotomie symétrique entre les êtres de ce monde, qui au commencement est typiquement mazdéenne : la lumière, la vie, la santé, la richesse sont attribuées à Ormazd, les contraires à Ahriman ; et la

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Le problème est diiïioile de savoir quand ces combinaisons ont commencé à se réaliser. Des faits semblables auraient pu se produire à l'époque des Sassanides, où des emprunts sont mentionnés par la littérature iranienne1, bien qu'on doive penser aussi à des contacts bien plus anciens, sur la base du témoignage d'Eudème de Rhodes (âge achéménide tardif) et sur la base, moins explicite, mais sérieusement conjecturable, des connexions iraniennes de la pensée des présocratiques (surtout d'Heraclite) ; mais ceci en tout cas nous intéresse, que la pensée dualiste a montré à différentes occasions et de façons différentes sa vocation à sympathiser avec le monisme sous-jacent à la pensée binaire dialectique.

(le n'est évidemment pas ici le lieu de discuter ce dernier courant de pensée, qui ne concerne pas directement notre étude sur le dualisme (nous entendons le dualisme dans le sens spécifique précisé au commencement). Il nous intéresse seulement de remarquer que ce n'est pas seulement le dualisme quia abouti parfois à une dialectique binaire : c'est aussi cette dialectique qui a abouti au dualisme, de façon que des systèmes se sont produits qui ont syncrétisé, sous l'insigne du monisme, ces deux aspects, pensée binaire-dialectique et pensée dualiste.

même chose pour les vivants : l'homme et les grands animaux à Onnazd, les serpents, les scorpions, les poux, les mouches, etc., et fous les reptiles à Ahriman. Mais l'anonyme conclut de façon surprenante : « De tout cela on peut inférer clairement qu'il suppose des séries de divinités mâles et femelles. » II nous paraît maintenant trop simpliste d'expliquer ce texte par une appartenance de la femme au mal (comme nous le faisions, Zamân, cit., p. 169 sq. et 176 sq.) : la question est de savoir en quelle mesure et avec quel critère la dualité sexuelle se compose ici avec le, dualisme bien-mal dans le sens zoroastrien île ces termes.

I* 1-е Dënknrt (M. p. 112, .'5-41.r>, .*{, Zaf.iinkr, up. cil., pp. 7-'.l et .'il sq.> attribue à l'époque, de Shahpur Ier la collection de textes dispersés dans l'Inde et dans l'Empire- byzantin et. concernant la médecine, l'astronomie, le mouvement, le. temps, l'espace, la substance, la création, le devenir, et d'autres thèmes semblables. Le Dënknrl traite, ces textes comme ayant des origines mazdéennes, mais Zaehner suppose avec raison qu'un peut y voir une trace de ces compositions auxquelles on appliquait en Occident le nom de Zoroastre [dont la littérature revenant aux « ma^es hellénisés » nous donne des exemples. One l'on compare, de ce point de vue, l'aspect « métaphysique » et peut-être assez i^rec des térnoismages d'EuDÈME et de Plutaroitf. ! supra, p. 42, n. 3, Zamân cit., p. 11.1 sq... Ouant à l'Inde, il suilit de mentionner les études comparatives concernant la notion du Temps (Kâla, etc.1. On tend pourtant à séparer les deux spéculations sur le Temps, indienne et iranienne, : bibl. Zamân, cité, p. 1115, n. B.~>.

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II s'agit du i cas classique de la > spéculation grecque sur la monade et la dyade(ou sur l'impair et le pair) : à une dualité au sein de la dyade se juxtapose le dualisme entre la' monade et la dyade (un dualisme qui tout en gardant un aspect « cos- mogonique - » - généalogique ; : xal Zaparaç о Пибауорои i St,8ác- xaXoç ixáXzi: то (xev sv тостера, . та 8s 8úo [л^тгра1 concerne aussi le niveau í des valeurs ; mystiques et éthiques). Cette spéculation,, qui a ses précédents: mythologiques2, et qui concerne la, problématique; orphico-phythagorico-platoni- cienneet surtout' gnostique3, se réalise déjà dans Heraclite et Parménide.

On sait qu'Héraclite,.le philosophe de la dialectique créatrice,- a connu l'unité de Г arche qui est engagée à son tour dans le procès ■- dialectique ; de sorte que la ; dialectique ■ Un-multiplicité se juxtapose, ou peut-être s'identifie, chez le philosophe d'Éphèse, à- lar dialectique harmonisant les contraires, d'une façon assez « orphique », pythagoricienne4 et empédocléenne : « ... L'Un naît de toutes les choses et toutes les choses naissent de l'Un » (frg. 10 ; cf. l'expression analogue d'Empéd., frg. 26, 8 s.). Il y ai aussi la possibilité qu'Heraclite; ait considéré

П IIippol., Rejul., VI, 23, 2, p. 140, Wendland. La même théorie est attribuée ici à Pythagore, et aussi l'idée rjue la dyade est engendrée par la monade, qui est арх?} àyévv^Toç. Pour d'autres textes cf. Zamdn i Ohrmazd, cit., p. 170, n. 32/ Cf. aussi le texte simonien cité p. 35, n. 1, in fine.

2) Le couple Ciel-Terre en tant que parents cosmiques, surtout là où le Ciel est Y arche fondamentale (ou vice versa, comme dans la Théogonie hésiodique}.

3) Cf. supra, le texte simonien (p.. 35, n. 1). 1} Cf. les doctrines pythagoriciennes (Philolaosi de l'impair comme parfait

et infini et du pair imparfait et limité, et le concept que l'Unité transcende de quelque façon la distinction de la double série des nombres. (Le Tao du Tao-ic-king précède à son tour l'unité, de laquelle la dualité et la pluralité dérivent.) Cf. aussi la doctrine pythagoricienne des dix couples d'opposés ^mité-multiplicité, mâle- femelle, lumière-ténèbre, etc.) et du feu central de l'Univers, qui opère une action d'attraction avec une espèce de respiration cosmique qui produit, par l'introduction du vide, la distinction des natures. (Cf. supra, pour ce qui concerne le principe de l'individuation et la doctrine taoïste du Tao qui, précédant l'Un, produit, en coïncidence avec une autre espèce de respiration cosmogonique, le Yin et le Yang, les deux principes cosmogoniques de ce monde, qui se manifestent comme mâle-femelle, , ciel-terre, etc.) Les comparaisons du i côté indien seraient . aussi fructueuses iPraça), même en dehors de l'hypothèse qui range almân avec allem. almen, respirer. (Pour des remarques sur l'éclosion de spéculations semblables autour de la moitié du premier millénaire av. J.-C, cf. nos Problemi di sloria délie religioni, cit., p. 90.)

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avec pessimisme le cycle de la vie : « une fois nés ils veulent vivre et avoir la mort, ou plutôt le repos, et ils laissent des enfants pour qu'il y ait d'autres morts » (frg. 20). C'est le thème classique1 de la cyclicité anti-cosmique propre de la mentalité « gnostique » orientale et occidentale : un thème qui contredit les implications « réalistes » et mondaines de la pensée dialectique, surtout si l'on considère les implications éthiques : « Des choses auxquelles ils ne s'attendent pas et qu'ils ne s'imaginent pas attendent les hommes, quand ils sont morts » (frg. 27)2.

Des remarques analogues concernent la philosophie de Parménide, qui a, elle aussi, des implications binaires, et parfois dualistes ; mais nous renvoyons pour cela à ce que nous exposons ailleurs3.

* * *

Car il nous faut désormais en venir à une conclusion, après un chemin souvent assez tortueux (l'histoire est un tissu compliqué...) mais, nous osons le croire, suffisamment éclairé par un objectif concret.

Г; (X supra. On peut se demander s'il ne doit pas être reconnu aussi dans Anaximandre, frg. 1.

2) Chez IIÉHAOLiTK le feu est le logos, mais il est aussi V arche : « cet ordre... était toujours, il est, il sera le feu toujours vivant, qui à mesure s'enflamme et à mesure s'éteint » (frg. ÎW, cf. 64, trad, selon (!at.u;della, / frainmenli dei Presorra- liri, Padova, 1958, comme pour les autres frg.:. Le feu donne naissance à l'eau de. la mer ; de laquelle dérivent la terre et le tourbillon enflammé ; après quoi le chemin rétrograde, est repris, jusqu'à la consommation, quand le feu tombant jugera et condamnera. La psychologie et la théologie aussi ont chez Heraclite des implications « sophiques » : « l'Ame sèche est la plus sage et la meilleure » (frg. 118) ; « pour les âmes devenir eau est la mort, pour l'eau la mort signifie devenir terre, mais de la terre l'eau naît, et de l'eau l'âme » ifrg. 'M, ci. ~C> et 77, où il est question que pour les âmes c'est jouissance ou mort de devenir humides' ; on parle aussi d'un retour de l'étincelle ignée de l'àme au îeu-urché ; on parle de deux chemins, vers le haut et vers le bas ; on admet un dualisme assez radical psyché-lhymo.s ; on souligne le, rôle ;on dirait « sauveur »} de la connaissance, qui reflète sur le soi, sur l'âme, dont le logos est tout à fait profond, de sorte qu'on ne peut atteindre ses confins (mais « il accroît s >i-rm;me » : frg. 1 1Г» : cf. supra, p. 35, n. 1) ce qui n'empêche pas de reconnaître « qu'une intelligence gouverne toutes les choses à travers toutes les choses ». Autant de thèmes qui rangent Heraclite dans la ligne d'une sophie qui a parfois des accents gnostiques sur la ligne moniste-dualiste en question.

.'{) (If., de ГА., La religione síreca, dans Тлг;г;ш-\г1:\тгк1, Manuále di alorin drile relig'umi, (ie edit., Torino, L'.T.E.T., VMM.

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Le fusionnement entre le dualisme et la pensée binaire (dialectique) s'est produit sous l'insigne d'un monisme plus ou moins consciemment affirmé. Autrement dit, le dualisme, bien que parfois théiste et d'apparence monothéiste, n'est pas parfaitement compatible, au sens typologique, mais aussi historique, avec l'idée d'une transcendance de Dieu par rapport au monde « créatural ». Du côté de Dieu, le dualisme compromet l'idée créationniste et celle de la souveraineté divine. Du côté de l'homme, il tend à abolir le sentiment de la « condition créaturale », qui n'implique pas seulement un concept, mais la façon de vivre et de sentir : ce concept et ce « sentiment » qui s'expriment dans l'humilité du « néant » qui « reçoit », de Dieu, l'expérience gratuite de la vie, la grâce du salut, voire de l'adoption mystique. Le theos orphique et gnostique qui se réveille après une série de métensomatoses et qui se constate dans le divin s'oppose ici à la poussière, vivifiée par le flatus de Dieu et constituée en personne non susceptible de se répéter, « unitype » et immortelle, gratifiée de l'adoption divine et destinée à une résurrection corporelle : les os desséchés qui ressuscitent, selon la vision du prophète, par la force et la voix du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Mais nous conclurions de façon partielle si nous ne faisions pas mention du fait que la pensée monothéiste, fondée sur le concept d'un Dieu créateur parfaitement personnel et sur la révélation prophétique, a eu des possibilités de rencontre pour ce qui concerne les conceptions sur l'être suprême, sur le supra-cosmique et sur l'âme, avec la pensée grecque. Ce n'est pas le sujet de cet article. Ce qui nous intéressait ici, c'était d'étudier la pensée dualiste, et d'en souligner des aspects qui sont fondamentaux, irréductibles et déterminants, et que l'on aurait grand tort de minimiser.

[Jso Bianchi.