BOURDIEU Pierre - Le Mythe de La Mondialisation Et l'Etat Social Européen

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    ourdieu - Le mythe de la mondialisation et l'Etat social europen

    B I B L I O T H E Q U E ~ V I R T U E L L E

    Pierre Bourdieu

    Le mythe de la mondialisation et l'tat socialeuropen.

    Intervention la Confdration gnrale des travailleurs grecs, (GSEE) Athnes, en octobre 1996. In Contre-Feux , 1998.

    On entend dire partout, longueur de journe, et c'est ce qui fait la force de cediscours dominant , qu'il n'y a rien opposer la vision no-librale, qu'elle parvient se prsenter comme vidente, comme dpourvue de toute alternative. Si elle a cette sortede banalit, c'est qu'il y a tout un travail d'inculcation symbolique auquel participent,passivement, les journalistes ou les simples citoyens, et surtout, activement, un certainnombre d'intellectuels. Contre cette imposition permanente, insidieuse, qui produit, par

    imprgnation, une vritable croyance, il me semble que les chercheurs ont un rle jouer.D'abord ils peuvent analyser la production et la circulation de ce discours. Il y a de plus enplus de travaux, en Angleterre, aux tats-Unis, en France, qui dcrivent de manire trsprcise les procdures selon lesquelles cette vision du monde est produite, diffuse etinculque. Par toute une srie d'analyses la fois des textes, des revues dans lesquelles ilstaient publis et qui se sont peu peu imposes comme lgitimes, des caractristiques deleurs auteurs, des colloques dans lesquels ceux-ci se runissaient pour les produire, etc., ilsont montr comment, et en Angleterre et en France, un travail constant a t fait, associantdes intellectuels, des journalistes, des hommes d'affaires, pour imposer comme allant de

    soi une vision no-librale qui, pour l'essentiel, habille de rationalisations conomiques lesprsupposs les plus classiques de la pense conservatrice de tous les temps et de tous lespays. Je pense une tude sur le rle de la revue Preuves qui, finance par la CIA, a tpatronne par de grands intellectuels franais, et qui, pendant 20 25 ans pour quequelque chose de faux devienne vident, cela prend du temps a produit inlassablement, contre-courant au dbut, des ides qui sont peu peu devenues videntes. (1) La mmechose s'est passe en Angleterre, et le thatchrisme n'est pas n de Mme Thatcher. Il taitprpar depuis trs longtemps par des groupes d'intellectuels qui avaient pour la plupartdes tribunes dans les grands journaux (2). Une premire contribution possible des

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    http://sami.is.free.fr/oeuvres.html#B%20%20I%20%20B%20%20L%20%20I%20%20O%20%20T%20%20H%20%20E%20%20Q%20%20U%20%20Ehttp://sami.is.free.fr/oeuvres.html#B%20%20I%20%20B%20%20L%20%20I%20%20O%20%20T%20%20H%20%20E%20%20Q%20%20U%20%20Ehttp://sami.is.free.fr/index.html
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    chercheurs pourrait tre de travailler la diffusion de ces analyses, sous des formesaccessibles tous.

    Ce travail d'imposition, commenc depuis trs longtemps, continue aujourd'hui. Et on peutobserver rgulirement l'apparition, comme par miracle, quelques jours d'intervalle, dans

    tous les journaux franais, avec des variantes lies la position de chaque journal dansl'univers des journaux, de constats sur la situation conomique miraculeuse des tats-Unisou de l'Angleterre. Cette sorte de goutte--goutte symbolique auquel les journaux crits ettlviss contribuent trs fortement en grande partie inconsciemment, parce que laplupart des gens qui rptent ces propos le font de bonne foi , produit des effets trsprofonds. C'est ainsi qu'au bout du compte, le no-libralisme se prsente sous les dehorsde l'invitabilit.

    C'est tout un ensemble de prsupposs qui sont imposs comme allant de soi : on admetque la croissance maximum, donc la productivit et la comptitivit, est la fin ultime etunique des actions humaines ; ou qu'on ne peut rsister aux forces conomiques. Ouencore, prsuppos qui fonde tous les prsupposs de l'conomie, on fait une coupureradicale entre l'conomique et le social, laiss l'cart, et abandonn aux sociologues,comme une sorte de rebut. Autre prsuppos important, c'est le lexique commun qui nousenvahit, que nous absorbons ds que nous ouvrons un journal, ds que nous coutons uneradio, et qui est fait, pour l'essentiel, d'euphmismes. Malheureusement, je n'ai pas

    d'exemples grecs, mais je pense que vous n'aurez pas de peine en trouver. Par exemple enFrance, on ne dit plus le patronat, on dit les forces vives de la nation ; on ne parle pas dedbauchage, mais de dgraissage , en utilisant une analogie sportive (un corpsvigoureux doit tre mince). Pour annoncer qu'ne entreprise va dbaucher 2 000 personnes,on parlera du plan social courageux de Alcatel . Il y a aussi tout un jeu avec lesconnotations et les associations de mots comme flexibilit, souplesse, drgulation, quitend faire croire que le message no-libral est un message universaliste de libration.

    Contre cette doxa, il faut, me semble-t-il, se dfendre en la soumettant l'analyse et enessayant de comprendre les mcanismes selon lesquels elle est produite et impose. Maiscela ne suffit pas, mme si c'est trs important, et on peut lui opposer un certain nombre deconstats empiriques. Dans le cas de la France, l'tat a commenc abandonner un certainnombre de terrains de l'action sociale. La consquence, c'est une somme extraordinaire desouffrances de toutes sortes, qui n'affectent pas seulement les gens frapps par la grandemisre. On peut ainsi montrer qu' l'origine des problmes qui s'observent dans lesbanlieues des grandes villes, il y a une politique no-librale du logement qui, mise en

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    pratique dans les annes 1970 (l'aide la personne ), a entran une sgrgation sociale,avec d'un ct le sous-proltariat compos pour une bonne part d'immigrs, qui est restdans les grands ensembles collectifs et, de l'autre, les travailleurs permanents dots d'unsalaire stable et la petite-bourgeoisie qui sont partis dans des petites maisons individuellesqu'ils ont achetes avec des crdits entranant pour eux des contraintes normes. Cettecoupure sociale a t dtermine par une mesure politique.

    Aux tats-Unis, on assiste un ddoublement de l'tat, avec d'un ct un tat qui assuredes garanties sociales, mais pour les privilgis, suffisamment assurs pour donner desassurances, des garanties, et un tat rpressif, policier, pour le peuple. Dans l'tat deCalifornie, un des plus riches des tats-Unis, il a t un moment constitu par certainssociologues franais en paradis de toutes les librations , et des plus conservateurs aussi,qui est dot de l'universit sans doute la plus prestigieuse du monde, le budget des prisonsest suprieur, depuis 1994, au budget de toutes les universits runies. Les Noirs du ghetto

    de Chicago ne connaissent de l'tat que le policier, le juge, le gardien de prison et le paroleofficer, c'est--dire l'officier d'application des peines devant qui ils doivent se prsenterrgulirement sous peine de repartir en prison. On a affaire l une sorte de ralisation durve des dominants, un tat qui, comme l'a montr Loc Wacquant, se rduit de plus enplus sa fonction policire.

    Ce que nous voyons aux tats-Unis et qui s'esquisse en Europe, c'est un processus

    d'involution. Quand on tudie la naissance de l'tat dans les socits o l'tat s'estconstitu le plus tt, comme la France et l'Angleterre, on observe d'abord uneconcentration de force physique et une concentration de force conomique les deuxallant de pair, il faut de l'argent pour pouvoir faire des guerres, pour pouvoir faire la police,etc. et il faut des forces de police pour pouvoir prlever de l'argent. Ensuite on a uneconcentration de capital culturel, puis une concentration d'autorit. Cet tat, mesure qu'ilavance, acquiert de l'autonomie, devient partiellement indpendant des forces sociales etconomiques dominantes. La bureaucratie d'tat commence tre en mesure de distordreles volonts des dominants, de les interprter et parfois d'inspirer des politiques.

    Le processus de rgression de l'tat fait voir que la rsistance la croyance et lapolitique no-librales est d'autant plus forte dans les diffrents pays que les traditionstatiques y taient plus fortes. Et ceci s'explique parce que l'tat existe sous deux formes :dans la ralit objective, sous la forme d'un ensemble d'institutions comme des rglements,des bureaux, des ministres, etc. et aussi dans les ttes. Par exemple, l'intrieur de labureaucratie franaise, lors de la rforme du financement du logement, les ministres

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    sociaux ont lutt contre les ministres financiers, pour dfendre la politique sociale dulogement. Ces fonctionnaires avaient intrt dfendre leur ministres, leurs positions ;mais, c'est aussi qu'ils y croyaient, qu'ils dfendaient leurs convictions. L'tat, dans tousles pays, est, pour une part, la trace dans la ralit de conqutes sociales. Par exemple, leministre du Travail est une conqute sociale devenue une ralit, mme si, dans certainescirconstances, il peut tre aussi un instrument de rpression. Et l'tat existe aussi dans latte des travailleurs sous la forme de droit subjectif ( a c'est mon droit , on ne peut pas

    me faire a ), d'attachement aux acquis sociaux , etc. Par exemple, une des grossesdiffrences entre la France et l'Angleterre, c'est que les Anglais thatchriss dcouvrentqu'ils n'ont pas rsist autant qu'ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat detravail tait un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantiepar l'tat. Et aujourd'hui, paradoxalement, au moment o, en Europe continentale, onexalte le modle de l'Angleterre, au mme moment les travailleurs anglais regardent duct du Continent et dcouvrent qu'il offre des choses que leur tradition ouvrire ne leuroffrait pas, c'est--dire l'ide de droit du travail.

    L'tat est une ralit ambigu. On ne peut pas se contenter de dire que c'est un instrumentau service des dominants. Sans doute l'tat n'est-il pas compltement neutre, compltementindpendant des dominants, mais il a une autonomie d'autant plus grande qu'il est plusancien, qu'il est plus fort, qu'il a enregistr dans ses structures des conqutes sociales plusimportantes, etc. Il est le lieu de conflits (par exemple entre les ministres financiers et lesministres dpensiers, chargs des problmes sociaux). Pour rsister contre l'involution del'tat, c'est--dire contre la rgression vers un tat pnal, charg de la rpression, et

    sacrifiant peu peu les fonctions sociales, ducation, sant, assistance, etc., le mouvementsocial peut trouver des appuis du ct des responsables des dossiers sociaux, chargs de lamise en uvre de l'aide aux chmeurs de longue dure, qui s'inquitent des ruptures de lacohsion sociale, du chmage, etc., et qui s'opposent aux financiers qui ne veulentconnatre que les contraintes de la globalisation et la place de la France dans le monde.

    J'ai voqu la globalisation : c'est un mythe au sens fort du terme, un discours

    puissant, une ide force , une ide qui a de la force sociale, qui obtient la croyance.C'est l'arme principale des luttes contre les acquis du welfare state : les travailleurseuropens, dit-on, doivent rivaliser avec les travailleurs moins favoriss du reste dumonde. On donne ainsi en modle aux travailleurs europens des pays o le salaireminimum n'existe pas, o les ouvriers travaillent 12 heures par jour pour un salaire quivarie entre 1/4 et 1/5e du salaire europen, o il n'y a pas de syndicats, o l'on faittravailler les enfants, etc. Et c'est au nom d'un tel modle qu'on impose la flexibilit, autremot-cl du libralisme, c'est--dire le travail de nuit, le travail des week-ends, les heures detravail irrgulires, autant de choses inscrites de toute ternit dans les rves patronaux. De

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    faon gnrale, le no-libralisme fait revenir sous les dehors d'un message trs chic et trsmoderne les plus vieilles ides du plus vieux patronat. (Des revues, aux tats-Unis,dressent le palmars de ces patrons de choc, qui sont classs, comme leur salaire endollars, d'aprs le nombre de gens qu'ils ont eu le courage de licencier). C'est le propre desrvolutions conservatrices, celle des annes trente en Allemagne, celle des Thatcher,Reagan et autres, de prsenter des restaurations comme des rvolutions. La rvolutionconservatrice aujourd'hui prend une forme indite : il ne s'agit pas, comme en d'autres

    temps, d'invoquer un pass idalis, travers l'exaltation de la terre et du sang, thmesarchaques des vieilles mythologies agraires. Cette rvolution conservatrice d'un typenouveau se rclame du progrs, de la raison, de la science (l'conomie en l'occurrence)pour justifier la restauration et tente ainsi de renvoyer dans l'archasme la pense et l'actionprogressistes. Elle constitue en normes de toutes les pratiques, donc en rgles idales, lesrgularits relles du monde conomique abandonn sa logique, la loi dite du march,c'est--dire la loi du plus fort. Elle ratifie et glorifie le rgne de ce que l'on appelle lesmarchs financiers, c'est--dire le retour une sorte de capitalisme radical, sans autre loique celle du profit maximum, capitalisme sans frein et sans fard, mais rationalis, pouss

    la limite de son efficacit conomique par l'introduction de formes modernes dedomination, comme le management, et de techniques de manipulation, comme l'enqute demarch, le marketing, la publicit commerciale.

    Si cette rvolution conservatrice peut tromper, c'est qu'elle n'a plus rien, en apparence, dela vieille pastorale Fort-Noire des rvolutionnaires conservateurs des annes trente ; ellese pare de tous les signes de la modernit. Ne vient-elle pas de Chicago ? Galile disait que

    le monde naturel est crit en langage mathmatique. Aujourd'hui, on veut nous faire croireque c'est le monde conomique et social qui se met en quations. C'est en s'armant demathmatique (et de pouvoir mdiatique) que le no-libralisme est devenu la formesuprme de la sociodice conservatrice qui s'annonait, depuis 30 ans, sous le nom de findes idologies , ou, plus rcemment, de fin de l'histoire .

    Pour combattre le mythe de la mondialisation , qui a pour fonction de faire accepter

    une restauration, un retour un capitalisme sauvage, mais rationalis, et cynique, il fautrevenir aux faits. Si l'on regarde les statistiques, on observe que la concurrence quesubissent les travailleurs europens est pour l'essentiel intra-europenne. Selon les sourcesque j'utilise, 70% des changes conomiques des nations europennes s'tablissent avecd'autres pays europens. En mettant l'accent sur la menace extra-europenne, on cache quele principal danger est constitu par la concurrence interne des pays europens et ce qu'onappelle parfois le social dumping : les pays europens faible protection sociale, salairesbas, peuvent tirer parti de leurs avantages dans la comptition, mais en tirant vers le bas lesautres pays, ainsi contraints d'abandonner les acquis sociaux pour rsister. Ce qui implique

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    que, pour chapper cette spirale, les travailleurs des pays avancs ont intrt s'associeraux travailleurs des pays les moins avancs pour garder leurs acquis et pour en favoriser lagnralisation tous les travailleurs europens. (Ce qui n'est pas facile, du fait desdiffrences dans les traditions nationales, notamment dans le poids des syndicats parrapport l'tat et dans les modes de financement de la protection sociale.)

    Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi tous les effets, que chacun peut constater, de la politiqueno-librale. Ainsi un certain nombre d'enqutes anglaises montrent que la politiquethatchrienne a suscit une formidable inscurit, un sentiment de dtresse, d'abord chezles travailleurs manuels, mais aussi dans la petite-bourgeoisie. On observe exactement lamme chose aux tats-Unis o l'on assiste la multiplication des emplois prcaires et sous-pays (qui font baisser artificiellement les taux de chmage). Les classes moyennesamricaines, soumises la menace du licenciement brutal, connaissent une terribleinscurit (faisant ainsi dcouvrir que ce qui est important dans un emploi, ce n'est pas

    seulement le travail et le salaire qu'il procure, mais la scurit qu'il assure). Dans tous lespays, la proportion des travailleurs statut temporaire croit par rapport la population destravailleurs statut permanent. La prcarisation et la flexibilisation entranent la perte desfaibles avantages (souvent dcrits comme des privilges de nantis ) qui pouvaientcompenser les faibles salaires, comme l'emploi durable, les garanties de sant et de retraite.La privatisation, de son ct, entrane la perte des acquis collectifs. Par exemple, dans lecas de la France, les 3/4 des travailleurs nouvellement embauchs le sont titre temporaire,et seulement 1/4 de ces 3/4 deviendront des travailleurs permanents. videmment lesnouveaux embauchs sont plutt des jeunes. Ce qui fait que cette inscurit frappe

    essentiellement les jeunes, en France nous l'avions aussi constat dans notre livre LaMisre du monde et aussi en Angleterre o la dtresse des jeunes atteint des sommets,avec des consquences comme la dlinquance et autres phnomnes extrmement coteux.

    quoi s'ajoute, aujourd'hui, la destruction des bases conomiques et sociales des acquisculturels les plus rares de l'humanit. L'autonomie des univers de production culturelle l'gard du march. oui n'avait pas cess de s'accrotre, travers les luttes et les sacrifices

    des crivains, des artistes et des savants, est de plus en plus menace. Le rgne du commerce et du commercial s'impose chaque jour davantage la littrature, traversnotamment la concentration de l''dition, de plus en plus directement soumise auxcontraintes du profit immdiat, la critique littraire et artistique, livre aux plusopportunistes serviteurs des diteurs ou de leurs compres, avec les renvois d'ascenseur, et surtout au cinma (on peut se demander ce qui restera, dans dix ans, d'un cinma derecherche europen, si rien n'est fait pour offrir aux producteurs d'avant-garde des moyensde production et surtout peut-tre de diffusion) ; sans parler des sciences sociales,condamnes s'asservir aux commandes directement intresses des bureaucraties

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    d'entreprises ou d'tat ou mourir de la censure des pouvoirs (relays par lesopportunistes) ou de l'argent.

    Si la globalisation est avant tout un mythe justificateur, il y a un cas o elle est bien relle,c'est celui des marchs financiers. la faveur de l'abaissement d'un certain nombre de

    contrles juridiques et de l'amlioration des moyens de communication modernes quientrane l'abaissement des cots de communication, on s'oriente vers un march financierunifi, ce qui ne veut pas dire homogne. Ce march financier est domin par certainesconomies, c'est--dire par les pays les plus riches, et en particulier par le pays dont lamonnaie est utilise comme monnaie internationale de rserve et qui du coup dispose l'intrieur de ces marchs financiers d'une grande marge de libert. Le march financier estun champ dans lequel les dominants, les tats-Unis dans ce cas particulier, occupent uneposition telle qu'ils peuvent en dfinir en grande partie les rgles du jeu. Cette unificationdes marchs financiers autour d'un certain nombre de nations dtentrices de la position

    dominante entrane une rduction de l'autonomie des marchs financiers nationaux. Lesfinanciers franais, les inspecteurs des Finances, qui nous disent qu'il faut se plier lancessit, oublient de dire qu'ils se font les complices de cette ncessit et que, traverseux, c'est l'tat national franais qui abdique.

    Bref, la globalisation n'est pas une homognisation, mais au contraire elle est l'extensionde l'emprise d'un petit nombre de nations dominantes sur l'ensemble des places financires

    nationales. Il en rsulte une redfinition partielle de la division du travail international dontles travailleurs europens subissent les consquences, avec par exemple le transfert decapitaux et d'industries vers les pays main-d'uvre bon march. Ce march du capitalinternational tend rduire l'autonomie des marchs du capital national, et en particulier interdire la manipulation par les tats nationaux des taux de change, des taux d'intrt, quisont de plus en plus dtermins par un pouvoir concentr aux mains d'un petit nombre depays. Les pouvoirs nationaux sont soumis au risque d'attaques spculatives de la partd'agents dots de fonds massifs qui peuvent provoquer une dvaluation, les gouvernementsde gauche tant videmment particulirement menacs parce qu'ils suscitent la suspicion

    des marchs financiers (un gouvernement de droite qui fait une politique peu conforme auxidaux du FMI est moins en danger qu'un gouvernement de gauche, mme s'il fait unepolitique conforme aux idaux du FMI). C'est la structure du champ mondial qui exerceune contrainte structurale, ce qui donne aux mcanismes une apparence de fatalit. Lapolitique d'un tat particulier est largement dtermine par sa position dans la structure dela distribution du capital financier (qui dfinit la structure du champ conomique mondial).

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    En prsence de ces mcanismes, que peut-on faire ? Il faudrait rflchir d'abord sur leslimites implicites qu'accepte la thorie conomique. La thorie conomique ne prend pasen compte dans l'valuation des cots d'une politique, ce que l'on appelle les cots sociaux.Par exemple, une politique de logement, celle qu'a dcide Giscard d'Estaing en 1970,impliquait des cots sociaux long terme qui n'apparaissent mme pas comme tels car, endehors des sociologues, qui se souvient, vingt ans plus tard, de cette mesure ? Quirattacherait une meute de 1990 dans une banlieue de Lyon une dcision politique de

    1970 ? Les crimes sont impunis parce qu'ils sont frapps d'oubli. Il faudrait que toutes lesforces sociales critiques insistent sur l'incorporation dans les calculs conomiques descots sociaux des dcisions conomiques. Qu'est-ce que cela cotera long terme endbauchages, en souffrances, en maladies, en suicides, en alcoolisme, en consommation dedrogue, en violence dans la famille, etc. autant de choses qui cotent trs cher, en argent,mais aussi en souffrance ? Je crois que, mme si cela peut paratre trs cynique, il fautretourner contre l'conomie dominante ses propres armes, et rappeler que, dans la logiquede l'intrt bien compris, la politique strictement conomique n'est pas ncessairementconomique en inscurit des personnes et des biens, donc en police, etc.

    Plus prcisment, il faut mettre en question radicalement la vision conomique quiindividualise tout, la production comme la justice ou la sant, les cots comme les profitset qui oublie que l'efficacit, dont elle se donne une dfinition troite et abstraite, enl'identifiant tacitement la rentabilit financire, dpend videmment des fins auxquelleson la mesure, rentabilit financire pour les actionnaires et les investisseurs, commeaujourd'hui, ou satisfaction des clients et des usagers, ou, plus largement, satisfaction et

    agrment des producteurs, des consommateurs et, ainsi, de proche en proche, du plus grandnombre. cette conomie troite et courte vue, il faut opposer une conomie dubonheur, qui prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs, matriels etsymboliques, associs l'activit (comme la scurit), et aussi de tous les cots matriels etsymboliques associs l'inactivit ou la prcarit (par exemple, la consommation demdicaments : la France a le record de la consommation de tranquillisants). On ne peut pastricher avec la loi de la conservation de la violence : toute violence se paie et par exemplela violence structurale qu'exercent les marchs financiers, sous forme de dbauchages, deprcarisation, etc., a sa contrepartie plus ou moins long terme sous forme de suicides, de

    dlinquance, de crimes, de drogue, d'alcoolisme, de petites ou de grandes violencesquotidiennes.

    Dans l'tat actuel, les luttes critiques des intellectuels, des syndicats, des associations,doivent se porter en priorit contre le dprissement de l'tat. Les tats nationaux sontmins du dehors par les forces financires, ils sont mins du dedans par ceux qui se font lescomplices de ces forces financires, c'est--dire les financiers, les hauts fonctionnaires des

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    finances, etc. Je pense que les domins ont intrt dfendre l'tat, en particulier dans sonaspect social.

    Cette dfense de l'tat ne s'inspire pas d'un nationalisme. Si l'on peut lutter contre l'tatnational, il faut dfendre les fonctions universelles qu'il remplit et qui peuvent tre

    remplies aussi bien, sinon mieux, par un tat supranational. Si l'on ne veut pas que ce soitla Bundesbank qui, travers les taux d'intrt, gouverne les politiques financires desdiffrents tats, est-ce qu'il ne faut pas lutter pour la construction d'un tat supranational,relativement autonome par rapport aux forces conomiques internationales et aux forcespolitiques nationales et capable de dvelopper la dimension sociale des institutionseuropennes ? Par exemple, les mesures visant assurer la rduction du temps de travail neprendraient tout leur sens que si elles taient prises par une instance europenne etapplicables l'ensemble des nations europennes.

    Historiquement, l'tat a t une force de rationalisation, mais qui a t mise au service desforces dominantes. Pour viter qu'il en soit ainsi, il ne suffit pas de s'insurger contre lestechnocrates de Bruxelles. Il faudrait inventer un nouvel internationalisme, au moins l'chelle rgionale de l'Europe, qui pourrait offrir une alternative la rgressionnationaliste qui, la faveur de la crise, menace peu ou prou tous les pays Europens. Ils'agirait de construire des institutions qui soient capables de contrler ces forces du marchfinancier, d'introduire les Allemands ont un mot magnifique un Regrezionsverbot,

    une interdiction de rgression en matire d'acquis sociaux l'chelle europenne. Pourcela, il est absolument indispensable que les instances syndicales agissent ce niveausupranational, parce que c'est l que s'exercent les forces contre lesquelles elles se battent.Il faut donc essayer de crer les bases organisationnelles d'un vritable internationalismecritique capable de s'opposer vraiment au nolibralisme.

    Dernier point. Pourquoi les intellectuels sont-ils ambigus dans tout cela ? Je

    n'entreprendrai pas d'numrer, ce serait trop long et trop cruel toutes les formes dela dmission ou, pire, de la collaboration. J'voquerai seulement les dbats des philosophesdits modernes ou postmodernes qui, lorsqu'ils ne se contentent pas de laisser faire, occupsqu'ils sont par leurs jeux scolastiques, s'enferment dans une dfense verbale de la raison etdu dialogue rationnel ou, pire, proposent une variante dite post-moderne, en fait radicalchic , de l'idologie de la fin des idologies, avec la condamnation des grands rcits ou ladnonciation nihiliste de la science.

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    En fait, la force de l'idologie no-librale, c'est quelle repose sur une sorte de no-darwinisme social : ce sont les meilleurs et les plus brillants , comme on dit Harvard,qui triomphent (Becker, prix Nobel d'conomie, a dvelopp l'ide que le darwinisme est lefondement de l'aptitude au calcul rationnel qu'il prte aux agents conomiques). Derrire lavision mondialiste de l'internationale des dominants, il y a une philosophie de lacomptence selon laquelle ce sont les plus comptents qui gouvernent, et qui ont du travail,

    ce qui implique que ceux qui dont pas de travail ne sont pas comptents. Il y a les winnerset les losers, il y a la noblesse, ce que j'appelle la noblesse d'tat, c'est--dire ces gens quiont toutes les proprits d'une noblesse au sens mdival du terme et qui doivent leurautorit l'ducation, c'est--dire, selon eux, l'intelligence, conue comme un don duCiel, dont nous savons qu'en ralit elle est distribue par la socit, les ingalitsd'intelligence tant des ingalits sociales. L'idologie de la comptence convient trs bienpour justifier une opposition qui ressemble un peu celle des matres et des esclaves : avecd'un ct des citoyens part entire qui ont des capacits et des activits trs rares etsurpayes, qui sont en mesure de choisir leur employeur (alors que les autres sont choisis

    par leur employeur, dans le meilleur des cas), qui sont en mesure d'obtenir de trs hautsrevenus sur le march du travail international, qui sont sur-occups, hommes et femmes(j'ai lu une trs belle tude anglaise sur ces couples de cadres fous qui courent le monde,qui sautent d'un avion un autre, qui ont des revenus hallucinants qu'ils ne peuvent mmepas rver de dpenser en quatre vies, etc.), et puis, de l'autre ct, une masse de gens vousaux emplois prcaires ou au chmage.

    Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d'une thodice de leursprivilges , ou, mieux, d'une sociodice, c'est--dire d'une justification thorique du faitqu'ils sont privilgis. La comptence est aujourd'hui au cur de cette sociodice, qui estaccepte, videmment, par les dominants c'est leur intrt mais aussi par les autres(3). Dans la misre des exclus du travail, dans la misre des chmeurs de longue dure, il ya quelque chose de plus que dans le pass. L'idologie anglo-saxonne, toujours un peuprdicatrice, distinguait les pauvres immoraux et les deserving poor les pauvresmritants dignes de la charit. cette justification thique est venue s'ajouter ou sesubstituer une justification intellectuelle. Les pauvres ne sont pas seulement immoraux,

    alcooliques, corrompus, ils sont stupides, inintelligents. Dans la souffrance sociale, entrepour une grande part la misre du rapport l'cole qui ne fait pas seulement les destinssociaux mais aussi l'image que les gens se font de ce destin (ce qui contribue sans doute expliquer ce que l'on appelle la passivit des domins, la difficult les mobiliser, etc.).Platon avait une vision du monde social qui ressemble celle de nos technocrates, avec lesphilosophes, les gardiens, puis le peuple. Cette philosophie est inscrite, l'tat implicite,dans le systme scolaire. Trs puissante, elle est trs profondment intriorise. Pourquoiest-on pass de l'intellectuel engag l'intellectuel dgag ? En partie parce que lesintellectuels sont dtenteurs de capital culturel et que, mme s'ils sont domins parmi les

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    dominants, ils font partie des dominants. C'est un des fondements de leur ambivalence, deleur engagement mitig dans les luttes. Ils participent confusment de cette idologie de lacomptence. Quand ils se rvoltent, c'est encore, comme en 33 en Allemagne, parce qu'ilsestiment ne pas recevoir tout ce qui leur est d, tant donn leur comptence, garantie parleurs diplmes.

    Athnes, octobre 1996

    1 - P Grmion, Preuves, une revue europenne Paris, Paris, Julliard, 1989 et Intelligencede l'anticommunisme, le congrs pour la libert de la culture Paris, Paris, Fayard, 1995.

    2 - K. Dixon, Les Evanglistes du March , Liber, 32, septembre 1997, pp.5-6; C.

    Pasche et S. Peters, Les premiers pas de la Socit du Mont-Plerin ou les dessous chicsdu nolibralisme , Les Annuelles (L'avnement des sciences sociales comme disciplinesacadmiques), 8, 1997, pp.191-216.

    3 - Cf. P. Bourdieu, Le racisme de l'intelligence , in Questions de sociologie, Paris, d.de Minuit, 1980, pp.264-268.

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