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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFSP&ID_NUMPUBLIE=RFSP_592&ID_ARTICLE=RFSP_592_0353 Lectures critiques | Pre ss e s de Science s Po | Revue française de science politique 2009/2 - Volume 59 ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3143-2 | pages 353 à 366 Pour citer cet article : — Lectures critiques, Revue franç ai se de sc ienc e politique 2009/2, Volume 59, p. 353-366. Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Lectures critiques

| Presses de Sciences Po | Revue f r ança ise de science pol i t ique

2009/2 - Volume 59ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3143-2 | pages 353 à 366

Pour citer cet article : — Lectures critiques, Revue f rançaise de sc ience pol i t ique 2009/2, Volume 59, p. 353-366.

Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po.© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LECTURES CRITIQUES

Une relecture par la violence de l’histoiredu Moyen-Orient contemporain 1

Voici un livre important, qui tient de bout en bout la gageure de lire l’histoire du Moyen-Orient contemporain en prenant pour analyseur le phénomène de la violence. L’enjeu étaitdouble : restituer un récit intelligible des événements foisonnants et complexes dans une régionétendue et diverse – l’Algérie, l’Afghanistan et même la Somalie sont inclus – et dans unepériode de plus d’un siècle (des dernières décennies du 19e siècle à la première du 21e) ; etétudier les « dynamiques de continuité » (p. 7) et les acteurs qui concourent dans cet espace-temps à la « quasi-permanence de la violence » (p. 8).

Une histoire de la violence au Moyen-Orient est bien un ouvrage d’histoire, et plusprécisément de sociologie historique. En cela, il se distingue des chroniques prétendumentneutres qui déroulent les « grands » faits et dates de l’histoire du Moyen-Orient et segmententla perspective en tranches événementielles. Il se distingue aussi des essais politiques – tantceux des « experts » occidentaux que les auto-justifications des acteurs locaux. Car ce livremet à l’épreuve des outils méthodologiques employés ailleurs par d’autres sociologues dupolitique pour examiner d’autres cas et d’autres périodes. En particulier, il porte son attentionsur la longue durée et sur les lieux et moments de rupture.

Un résultat remarquable de ces choix est que Hamit Bozarslan accomplit le tour de forcede rendre intelligible en quelque trois cents pages, y compris à un non-spécialiste du Moyen-Orient, le grand mouvement (le trend) de l’histoire sans négliger l’armature nécessaire à cettecompréhension (chronologique, factuelle), tout en plaçant sous la loupe les moments de rupture(il n’utilise pas la notion de crise ; j’y reviendrai) qui ponctuent, dévient, relancent cettehistoire : la reprise en main de l’Empire par Abdul Hamid après l’expérience Jeunes Turcs ;la répression des Frères Musulmans par Nasser ; l’année charnière qu’est 1979 ; la restructu-ration d’Al-Qaida après la victoire militaire américaine en Afghanistan et en Irak. En mêmetemps, écartant l’ambition d’exhaustivité – celle d’un politologue comme Jean-Pierre Der-riennic 2 ou d’un historien comme Henry Laurens 3 –, il privilégie l’examen des lignes defaille : le Kurdistan et le Liban dont les sociétés subvertissent l’ordre étatique, l’Iran républi-cain et l’Algérie de la guerre civile, précipités de processus contradictoires, et la Palestine,emblématique du désastre régional.

La perspective de sociologie historique permet de moduler les temporalités dans lesquellesse déploie l’analyse. Prises dans « les mailles » 4 de pouvoirs qui se réclament de la modernité,les sociétés du Moyen-Orient résistent en produisant leurs propres régimes de subjectivité afinde « donner du sens au monde » et de « se projeter dans l’avenir » 5. Hamit Bozarslan montrela prégnance et la charge émotionnelle des thèmes jumeaux de l’occidentalisation indispensableet de son envers, le conflit de décolonisation, qui constituent la trame cachée d’une histoire faitede contestations, de résistances (un terme qu’il emploie peu), de luttes et de guerres.

1. Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de l’Empireottoman à Al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.

2. Jean-Pierre Derriennic, Le Moyen-Orient au 20e siècle : sociétés politiques et relationsinternationales, Paris, Armand Colin, 1983.

3. Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient : l’Orient arabe et le monde de 1945 ànos jours, Paris, Armand Colin, 2005 ; Vincent Cloarec, Henry Laurens, Le Moyen-Orient au20e siècle, Paris, Armand Colin, 2000.

4. Michel Foucault, Dits et écrits, t. 2, Les mailles du pouvoir, Paris, Gallimard, 1976,p. 1001-1026.

5. Hamit Bozarslan, « L’avenir de la violence au Moyen-Orient », entretien avec OlivierMongin, Esprit, août-septembre 2008, p. 121-139, dont p. 122.

353Revue française de science politique, vol. 59, no 2, avril 2009, p. 353-375.© 2009 Presses de Sciences Po.

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Une première partie de 80 pages, « États, nationalismes et contestations révolution-naires », englobe la période 1906-1979, dessinant à grands traits le flux et le reflux de larencontre avec la modernité occidentale. Auteur d’une thèse sur le débat politique dans ladernière décennie du régime ottoman 1, Hamit Bozarslan propose d’entrée une analyse fine etconvaincante de l’autoritarisme ottoman mais aussi du Kémalisme, lequel « laissera un héritageconflictuel qui, à partir de 1960, conduira [la Turquie] à un cycle de contestations radicaleset à une série d’interventions militaires » (p. 47). Suivent des chapitres consacrés à la périodede l’entre-deux guerres, qui est, au moins pour les pays arabes, une période coloniale (cha-pitre 2) ; à la floraison de régimes nationalistes, développementalistes et militarisés qui s’auto-proclament « révolutionnaires » alors que, de façon concomitante, se militarisent les mouve-ments sociaux – Frères musulmans en Égypte, Futuwwa irakienne ou Phalangistes du Liban(chapitre 3) ; et à la division du Moyen-Orient entre pro-américains et radicaux de gauche(chapitre 4).

La question de la Palestine apparaît en filigrane au long de cette partie et Hamit Bozarslannote à juste titre que la nakba (la catastrophe) de 1948 marque un tournant dans le rapportdes pouvoirs politiques locaux à l’Occident et aussi à leurs sociétés, justifiant pour de longuesannées l’instauration d’un état d’urgence formalisé ou implicite, avec son cortège de violences.Car, à la différence de ce qu’il suggère dans un entretien avec Olivier Mongin 2, c’est dèscette période et non dans les années 2000 que le conflit avec le mouvement sioniste, puis avecIsraël constitue un « interprétant, un méta-conflit », pour l’ensemble du monde arabe. Pourtant,la question palestinienne et sa réverbération dans l’espace moyen-oriental restent sous-traitéesdans l’ensemble de l’ouvrage. Sans doute les contraintes éditoriales expliquent-elles certainsraccourcis, mais il n’est tout de même pas indifférent, pour comprendre les enchaînements decausalité et donner sens aux phénomènes de violence, de considérer que les violences com-mencent en Palestine « par l’assassinat de deux juifs à Naplouse » en 1937 (p. 41), ou bienavec la grande grève palestinienne et le soulèvement de 1936 (auquel Cloarec et Laurensconsacrent, eux, six pages de leur manuel 3), ou même dès la décision en 1917 par l’Empirebritannique de faire de la Palestine mandataire une terre de colonisation juive. En d’autrestermes, se pose la question de l’échelle et de la juste distance pour atteindre une compréhensiondes processus de la violence : ni l’attention à l’élément déclencheur (comme l’assassinat dujournaliste Nassib Matni à Beyrouth pour la crise libanaise de 1958, p. 116) ni la mise enexergue du crime individuel (l’évocation du tueur psychopathe Joseph Saadé pour illustrer laviolence de la guerre civile libanaise, p. 117) ne remplacent l’étude des variables lourdes.

Dans les deuxième et troisième parties du livre, le régime de subjectivité de la décolo-nisation émancipatrice prend dans les sociétés locales la forme spécifique d’un retour sur soiet d’un ré-enracinement dans la culture locale à travers les mobilisations islamistes – on trouveici un thème fréquemment développé par François Burgat 4.

La deuxième partie, « Guerres régionales, islamisme révolutionnaire et répression »,consacre 160 pages à la longue décennie des années 1980 (1979-1991). La longue durée estabandonnée au profit de denses analyses de phénomènes de bruit et de fureur dont l’hétérogé-néité est signalée par le titre même de la partie. Le chapitre 6 relatif au « grand ébranlement »de 1979 traite ainsi de la révolution iranienne, du soulèvement de La Mecque, de la signaturede l’accord israélo-égyptien de Washington et de l’occupation de l’Afghanistan par les Sovié-tiques. Ghassan Salamé 5 ou Philippe Droz-Vincent 6, deux internationalistes, n’ont pas manquéd’y lire la particulière vulnérabilité du Moyen-Orient aux ambitions hégémoniques et aux intru-sions déstabilisantes de puissances extérieures. Hamit Bozarslan, lui, s’attache aux interactions

1. Hamit Bozarslan, « Les courants de pensée dans l’Empire ottoman : 1908-1918 », thèsed’histoire, Paris, EHESS, 1992.

2. H. Bozarslan, « L’avenir de la violence au Moyen-Orient », art. cité, p. 138.3. V. Cloarec, H. Laurens, op. cit., p. 67-72.4. François Burgat, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 2007.5. Ghassan Salamé, « L’Orient moyen dans un monde en mutation »,Maghreb-Machrek, 136,

1992, p. 3-14.6. Philippe Droz-Vincent, Vertiges de la puissance : le « moment américain » au Moyen-

Orient, Paris, La Découverte, 2007.

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locales entre États et sociétés. Il met en résonance les scènes politiques, les acteurs légitimeset contestataires, les frustrations sociales et la ré-invention du discours révolutionnaire, hieradossé au nationalisme, désormais enraciné dans l’identitaire – religieux ou ethnique. Ici, lanotion de crise, proposée par Michel Dobry comme analyseur des conjonctures politiquesfluides 1 ou entendue par Georges Balandier comme « crise des différences [dans laquelle] lesindividus se trouvent en relation d’incertitude » car l’ordre socioculturel passé se défait 2, luiaurait peut-être permis d’articuler le traitement de phénomènes de nature, d’échelle, d’inten-tionnalité et de signification différentes, qui concourent ensemble à placer l’histoire du Moyen-Orient sous le signe de la violence. Le chapitre 5 retrace le passage des Frères Musulmans àla violence domestique à travers la figure de Sayyid Qutb, dont la conversion politique estmagistralement restituée (p. 95-97). Le chapitre 7 traite des guerres, certaines « classiques »,comme la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988), d’autres « civiles », comme la guerre duLiban (1975-1990), et d’autres encore « nouvelles » et asymétriques comme la résistance af-ghane. La mise en intrigue de la guerre Iran-Irak sur arrière-plan de conflit bipolaire et l’analysedes mutations de la Révolution islamique en Iran sont servies par l’esprit de synthèse, la vasteculture et la distance critique de l’auteur. Avec l’Iran républicain, il s’éloigne d’ailleurs duparadigme de la violence pour analyser des processus qui n’ont rien de spécifiquement moyen-oriental ou d’islamique : les tensions entre le peuple et l’État nation en formation mettent enexergue la modernité et l’universalité des processus politiques qui traversent la région, y com-pris ceux qui s’enracinent dans une culture religieuse (p. 113). D’autant que le chapitre 8,consacré au « moment révolutionnaire » de l’islamisme, montre l’impossibilité de s’appuyersur une sociologie convaincante des militants pour lui donner sens (ce que confirme FrançoisBurgat 3). Hamit Bozarslan y propose une synthèse rigoureuse et claire, documentée par l’étudede la production discursive de quelques intellectuels et de militants islamistes. Particulièrementéclairantes sont les pages 132-136 sur la diversité de cette contestation et la spécificité de sonrapport au temps qui explique en partie la rapidité de son expansion. Enfin, le chapitre 9 prendle risque de juxtaposer et de compresser des questions identitaires, confessionnelles et ethniques.C’est un des passages du livre où l’élargissement comparatif – ici par une réflexion sur le retouruniversel de la politique identitaire – aurait été nécessaire.

Encore une fois, les contraintes d’espace font que l’ordonnancement de tant d’élémentspertinents est un tour de force. Il est sans doute réussi parce qu’il est adossé à une intensepratique de la littérature philosophique et sociologique touchant à la question de la violence,et porté par une réflexion mûrie. Il serait passionnant, et nécessaire, de lire un ouvrage danslequel Hamit Bozarslan dialoguerait avec les grands auteurs concernés, à commencer parHannah Arendt à laquelle il se réfère fréquemment 4. À défaut, le lecteur dispose d’une feuillede route d’une dizaine de pages, où la construction de l’objet, la justification de sa définitionet le choix de ses limites ont été présentés succinctement. Notamment, la thèse de HamitBozarslan apparaît être que les régimes de subjectivité évoqués plus haut (l’occidentalisationindispensable, le conflit de décolonisation et le retour sur soi islamiste) sont, dans le cas duMoyen-Orient, indissociablement liés à la violence qui fait même figure de régime de sub-jectivité principal. Pour se constituer historiquement et affronter les régimes de pouvoir, lesujet moyen-oriental inscrit la violence « quasi permanen[t]e » (p. 8) dans sa représentationdu monde.

Le lecteur désireux de comprendre cet Orient « compliqué » est ainsi invité à se repré-senter les sociétés et le politique de la région à travers l’analyseur de la violence. Cela

1. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisec-torielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (1re éd. : 1986).

2. Georges Balandier, « La violence et la guerre : une anthropologie », Revue internationaledes sciences sociales, 110, 1986, p. 499-511, dont p. 501.

3. François Burgat, « Les mobilisations politiques à référent islamique », dans ElizabethPicard (dir.), La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 79-100, dont p. 94-97.

4. En particulier, Hannah Arendt, « On violence » (dans Crisis of the Republic, New York,Harcourt Brace Jovanovich, 1972, p. 103-184), auquel il se réfère dans l’introduction de son essaiViolence in the Middle East. From Political Struggle to Self-Sacrifice (Princeton, Markus WienerPublishers, 2004).

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commence dès le titre : l’histoire du Moyen-Orient est ici une histoire de la violence auMoyen-Orient ; et avec la photo de couverture : l’explosion de la Mercedes de Rafic Haririest répétée trois fois, comme si le Moyen-Orient tout entier s’immobilise et bégaye dans laviolence terroriste.

À l’heure où j’écris ces lignes, Islamabad compte les morts de l’hôtel Marriott, un attentatà Diyala (Irak) a fait plus de cinquante victimes et on annonce l’explosion d’une voiture piégéesur la route de Sayyida Zayneb à Damas. On ne saurait donc accuser Hamit Bozarslan desurestimer l’escalade et la banalisation des violences contestataires dans une aire qui va s’élar-gissant. Pourtant, le risque de surinterprétation et de réduction que présente le recours à laviolence comme grille dominante de lecture est aggravé par la sélection des catégories, desqualificatifs et des acteurs de la violence retenus pour l’analyse.

Tout d’abord, il se pourrait que la non prise en compte de certaines catégories de vio-lences – celles que Hamit Bozarslan appelle « structurelles » (familiales, de genre) mais aussiles violences économiques et la violence des inégalités sociales – limite la portée heuristiquedes catégories qu’il privilégie : celles des représentations culturelles et idéelles – de soi, del’autre, du monde. Ou, à l’inverse, que la qualification de violence entache arbitrairementcertaines pratiques politiques et sociales (la nationalisation des banques par Nasser, p. 59 ; le« voilement » des femmes à partir des années 1980, p. 128) faute de recourir à d’autres outilsd’analyse 1.

Ce parti pris d’une herméneutique de la violence mène à une plongée éclairante au cœurde logiques d’acteurs dont le lecteur occidental « ordinaire » n’est pas familier. Les figuresdu martyr et du milicien, intentionnellement rapprochées (p. 121-123), y sont explicitées etsurtout historicisées. Mais, est-il suffisant de mettre en exergue le caractère interactif de laviolence en laissant dans l’ombre les causalités structurelles et les enjeux de son déploiement(p. 77) ? Dans son attention aux marges extrêmes de la violence, l’ouvrage manque une analyseplus générale de la combinaison des acteurs et de la concaténation de facteurs dont la portéeexplicative est indispensable. S’il est par exemple un ouvrage qui permet de comprendre lephénomène de la violence au Moyen-Orient en le contextualisant, c’est Dynamiques de lapauvreté en Afrique du Nord et au Moyen-Orient 2, dirigé par Blandine Destremau et al., ouencore, dans une perspective macro, les travaux de Roger Owen 3. Hamit Bozarslan signale àplusieurs reprises, brièvement, que les structures de socialisation (p. 84), l’urbanisation(p. 130-132), la pression démographique et la fermeture des marchés de l’emploi, les inégalitésde statut (p. 42) et plus généralement les revendications sociales (p. 44) concourent à péren-niser et aggraver les processus violents dans la région. Bien qu’il cite Jean Leca avertissantque la violence est un « élément de systèmes d’action multiples » 4, les limites qu’il imposeici à son usage du concept de violence l’empêchent de produire une « économie politique dusens » 5, pour reprendre l’expression de Dale Eickelman, en articulant identités et intérêts.

Ensuite, la qualification sélective des processus pourrait être lue comme du normati-visme. Par exemple, l’adjectif « radical » (et son dérivé, radicalisme) est abondamment usité,dans des acceptions qui varient en fonction du contexte, parfois imprécises (« une révolteradicale », p. 77), mais qui, le plus souvent, correspondent aux catégories construites par lepouvoir pour discréditer ses opposants. Ainsi du « radicalisme palestinien » associé à la crainte

1. Comme le fait Fariba Adelkhah, selon laquelle le voilement dans la République islamiqueest tout sauf une violence. Cf. Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile : femmes islamiquesd’Iran, Paris, Karthala, 1991.

2. Blandine Destremau, Agnès Deboulet, François Ireton (dir.), Dynamiques de la pauvretéen Afrique du Nord et au Moyen-Orient, Paris, Karthala, 2004.

3. Roger Owen, State, Power and Politics in the Making of the Modern Middle East, Londres,Routledge, 2002.

4. Jean Leca, « La “rationalité” de la violence politique », dans Baudouin Dupret (dir.), Lephénomène de la violence politique : perspectives comparatistes et paradigme égyptien, Le Caire,CEDEJ, 1994, p. 17-42, dont p. 27.

5. Dale Eickelman, « Changing Interpretations of Islamic Movements », dans William R. Roff(ed.), Islam and the Political Economy of Meaning, Londres, Croom Helm, 1987, p. 13-30, dontp. 26.

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de l’instauration d’un État islamique à Gaza, dangereuse « pour la sécurité d’Israël et del’Égypte » (p. 232). On en oublie alors que l’Union européenne a pourtant salué les victoiresélectorales du Hamas en 2005 et 2006 comme légitimes et démocratiquement obtenues.

S’ajoute enfin que la perspective de Hamit Bozarslan est parfois surplombante et quelquepeu déconnectée des processus globaux et transfrontaliers qu’il a si bien analysés lorsqu’il atraité de la question kurde 1. Lorsqu’il suggère que le tort de l’Occident serait d’avoir « malréagi » à la violence de la première guerre de Palestine (p. 98), ou qu’il mentionne la surpriseindignée du monde face à la violence d’Al-Qaida, le parallèle vient à l’esprit avec le film deDavid Kronenberg, A History of Violence (2005), dans lequel la violence surgit de nulle partpour frapper un paisible et courageux père de famille, jusqu’à ce que la généalogie de cetteviolence et l’implication de la victime principale soient finalement dévoilées (pour être,notons-le, rapidement enfouies dans les consciences). Sans polémiquer, la belle photographiede couverture illustre-t-elle mieux la question de la violence au Moyen-Orient que ne l’auraitfait celle du bombardement de Bagdad ? Et ne faudrait-il pas, pour comprendre les processusdans leur complexité, associer aux figures du martyr et du milicien celles des prisonniersd’Abou Ghreib ? À travers ses entreprises coloniales et sa culpabilité insolvable dans le géno-cide des juifs d’Europe, l’Occident est partie prenante dans la violence israélo-palestinienne.Et il n’est que tragiquement banal, étant donnée la vanité du droit international, que les acteurslocaux « [fassent] violence au nom de violences déjà subies » 2. En somme, si on choisitd’écrire une histoire de la violence au Moyen-Orient en ne traitant qu’implicitement les impli-cations étroites de l’hegemon américain et du voisin européen dans les jeux et les enjeuxlocaux, on risque de surinvestir l’analyse par la culture.

C’est un risque que la troisième partie du livre n’évite pas toujours, même si elle estremarquable par son approche de la complexité des phénomènes islamistes. Les 80 pagesintitulées « Des djihads en terre d’islam aux guerres des années 2000 » sont organisées enchapitres synthétiques : dans « La guerre du Golfe et les guérillas islamistes en Algérie et enÉgypte » (chapitre 10), on lit une analyse lucide des modalités et des effets de la répressioncontre les islamistes en Algérie, analyse qui amène Hamit Bozarslan à évoquer la « perte desens » dont sont frappées les sociétés du Moyen-Orient et à formuler des hypothèses en termesde « fatigue sociale » et « d’épuisement des formules politiques » (p. 161-175). C’est unethématique sur laquelle il serait nécessaire de revenir à partir d’enquêtes de terrain. Parexemple, si de multiples indices croisés confirment l’écrasement de la société égyptienne etle perfectionnement du régime de contrôle sécuritaire de Hosni Mubarak, il est difficile d’éva-luer le potentiel de mobilisation des Frères Musulmans en cas de rupture d’un consensusdemeuré cosmétique. Après un bref chapitre 11 sur les « Nouvelles ingénieries du pouvoir »,le chapitre 12 reprend le thème de « La violence auto-sacrificielle » déjà esquissé au chapitre 7,à partir des cas kurde et palestinien. Une hypothèse particulièrement intéressante est proposéeau chapitre 13, « Déclin de l’islam politique ou émergence des marges de la dissidence ? »,selon laquelle toute avancée dans la participation politique des islamistes « au centre » suscitela radicalisation de franges sécessionnistes – Hamit Bozarslan précise justement qu’être à lafrange ne signifie nullement être marginalisé. L’excellent chapitre 14, « Al-Qaida ou l’agré-gation de nouveaux radicalismes », constitue une courte monographie, en rupture avec le récitet les analyses historiques précédentes. Déjouant les tentatives de généralisation et récusantl’emploi réifiant et peu heuristique de la notion de terrorisme, il porte une attention rare à lasubjectivité des acteurs, à leur capacité « à se repositionner et à recharger leur action desens » 3. Après un chapitre 15 consacré aux « Guerres des années 2000 », la conclusion pro-visoire introduit une note volontariste et assez peu convaincante d’optimisme.

Ici, l’islamisme (les chercheurs s’accordent sur l’impossibilité d’en fixer une définitionprécise et sur l’intérêt d’emprunter le terme aux acteurs) est omniprésent. L’analyse des pro-cessus violents est principalement celle de la violence islamiste, même si la violence répressive

1. Hamit Bozarslan, La question kurde : États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Pressesde Sciences Po, 1997.

2. Johanna Siméant, « “Faire violence” au nom de violences déjà subies », Cultures et conflits,9-10, printemps-été 1993, <http://www.conflits.org/index218.html>, consulté le 28 septembre 2008.

3. H. Bozarslan, « L’avenir de la violence au Moyen-Orient », art. cité, p. 136.

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des régimes autoritaires n’est pas négligée. À partir du chapitre 8 (p. 124) et jusqu’à la fin(p. 239), c’est-à-dire dans près de la moitié de l’ouvrage, à l’exception de treize pages sur lesquestions minoritaires (chapitre 9), huit pages sur la technicisation de la répression (cha-pitre 11) et trois pages inattendues sur la relation entre urbanisation et violence (p. 130-132),la variable « violence » est combinée avec la variable « islamisme » pour construire la grilled’analyse. Selon une formule très juste de l’auteur, « l’islamisme constitue dans les années1980 la syntaxe politique dans le monde arabe, voire, au-delà, dans le monde musulman »(p. 133). La place que prend désormais la religion dans la construction identitaire et, partant,dans la désignation de l’altérité, principalement occidentale (p. 128), la constitue en vecteurdes processus multiformes de contournement de l’État « laïque » et autoritaire. On ne peutqu’acquiescer. Mais cela signifie-t-il pour autant que l’islamisme est le vecteur symbolique(et pratique) de la violence ? Ne faut-il pas distinguer l’islamisme comme univers de référencedonnant sens à la violence, de l’islamisme comme mouvement social et principe d’action pasnécessairement violents – et encore plus de l’islam comme religion et des musulmans commecommunauté de croyants ? Nous sommes submergés de livres, d’articles et de documentsaudiovisuels qui effacent cette distinction pour alimenter une « guerre des cultures » masquantmal les luttes de pouvoir planétaires. L’ajout du qualificatif « radical » – ce serait le radica-lisme islamiste, plutôt que l’islamisme, qui alimenterait la violence (p. 137) – pourrait ne passuffire à lever l’impression qui s’installe dans l’esprit du lecteur d’une affinité élective entreislam et violence (p. 126).

Chaque tentative montre pourtant que c’est faire fausse piste que rechercher la « matriceculturelle » (p. 66) propre à un mode de domination ou de résistance. Michel Camau etVincent Geisser 1 ont replacé dans son contexte marocain historicisé le modèle de repro-duction de l’autoritarisme proposé par Abdellah Hammoudi 2, et montré qu’il n’est pastransposable, même dans les autres sociétés du Maghreb. Lors du colloque sur les « violencesextrêmes » organisé par l’AFSP en novembre 2001 sous la direction de Jaques Sémelin 3,le débat avait mis en parallèle la sanglante martyrologie chrétienne et les images de la« martyropathie » (le terme est emprunté par Hamit Bozarslan à Farhad Khosrokhavar) dela révolution islamique d’Iran 4. Quant à la fièvre identitaire qui incite aujourd’hui chacunà classer et à se classer, elle peut conduire à projeter sur des événements une couleuranachronique et sans pertinence : le fait que le premier des dictateurs syriens de l’année1949, Husni Zaïm, fût d’origine kurde (p. 60) a été sans conséquence sur sa conduite poli-tique et sur son renversement 5 ; le fait que la garde rapprochée des monarques hachémitessoit composée de bédouins et de Circassiens (p. 81) est porteur de deux significations dif-férentes, quasi antinomiques 6.

Plutôt, en travaillant sur un thème aussi universel que la violence, ce n’est que dans unedimension comparatiste que les processus moyen-orientaux peuvent être évalués 7. J’entendsbien que ces processus doivent être étudiés en contexte et à la lumière de l’univers de sensdes acteurs. Mais les sciences sociales doivent ensuite les travailler au moyen d’outils

1. Michel Camau, Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire : politique en Tunisie de Bour-guiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

2. Abdellah Hammoudi, Maîtres et disciples : genèse et fondements des pouvoirs autoritairesdans les pays arabes, Paris, Maisonneuve et Larose, 1981.

3. Cf. <http://www.afsp.msh-paris.fr/> ; BerndWeisbrod, « La violence fondamentaliste : vio-lence politique et religion politique dans le conflit moderne », Revue internationale des sciencessociales, 174, 2002, p. 551-560.

4. Farhad Khosrokhavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002.5. Élizabeth Picard, « Za’îm », Encyclopédie de l’Islam II, Leyden, Brill, 2006, vol. 9, p. 403.6. Le premier a trait aux origines sociales de la dynastie hachémite : cf. Riccardo Bocco,

Tareq Tell, « Frontières, tribus et État(s) en Jordanie orientale à l’époque du Mandat », Maghreb-Machrek, 147, 1995, p. 26-47 ; le second renvoit à une politique de protection des minorités : cf.Géraldine Châtelard, Briser la mosaïque. Les tribus chrétiennes de Madaba, Jordanie, 19e-20e siècle,Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 173-181.

7. Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier, Autoritarismes démocratiques, Démo-craties autoritaires. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008.

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conceptuels universels. Hamit Bozarslan propose ainsi plusieurs réflexions succinctes maissuggestives sur la dérive du nationalisme dans sa relation avec la construction nationale (p. 34,p. 93), sur les révolutions (à propos de « l’énigme iranienne », p. 100), sur l’intrusion desmilitaires en politique (p. 65) et surtout sur la trajectoire de l’État nation, par exemple lorsqu’ils’interroge, à propos de l’Algérie, sur la « rupture structurelle entre [l]’État et [la] société »(p. 157). Il serait en effet souhaitable de revenir sur le « bilan désastreux » des régimes natio-nalistes populistes qu’il décrit « incapables de dépasser la logique prédatrice » (p. 68) en com-parant leurs effets sociaux, diachroniquement, à ceux des États « redéployés » de l’ère néoli-bérale et, spatialement, au bilan des expériences autoritaristes latino-américaines 1. Sanscompter que la large et audacieuse synthèse de Hamit Bozarslan met en lumière des transfor-mations qui questionnent plus largement notre intelligence des processus de la violence : larecomposition du système d’États grâce à sa concurrence par des réseaux d’acteurs non-étatiques ; la mise en cause de la définition, des limites et de l’éthique de la violence à traversles concepts d’ordre, d’autorité et de justice ; et même, car c’est une question qui le passionne,l’essence du politique.

Élizabeth PICARDInstitut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), CNRS

Le féminisme d’État : une notion polysémiqueau service de la représentation politique 2

Le féminisme d’État renvoie aux travaux empiriques et théoriques qui traitent desinstitutions publiques en charge des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes, del’interaction des mouvements féministes avec l’État et du rôle de ces différents acteursdans la diffusion des demandes « des femmes » et de l’intégration transversale du genreau sein de l’action publique. Objet d’étude, concept, paradigme, théorie et/ou stratégiepolitique, selon les visées descriptives ou prescriptives dont on charge la notion, le fémi-nisme d’État permet de rendre compte d’une réalité nouvelle, en lien avec les discourspolitiques et scientifiques sur la gouvernance et l’implication d’acteurs non institutionnelsdans la gestion de la Cité. Les recommandations faites par les Nations unies aux États,invitant ces derniers à créer des structures institutionnelles dédiées à l’égalité de genreet à dialoguer avec les organisations de femmes, viennent renforcer l’intérêt pour cettenotion.

Depuis une douzaine d’années, un cadre conceptuel du féminisme d’État s’est imposéau sein des études anglo-saxonnes sur le genre et la politique, celui du réseau ResearchNetwork on Gender Politics and the State (RNGS) 3. Le succès de cette approche tient àla fois de son caractère opérationnel et de son envergure en termes d’objectifs et de res-sources humaines. Créé en 1995 autour de l’ouvrage Comparative State Feminism (dirigépar Dorothy McBride Stetson et Amy Mazur 4), le RNGS s’attache à évaluer l’impact desmouvements féministes sur l’action de l’État, en se focalisant plus particulièrement surle rôle joué par les institutions publiques d’égalité (« women’s policy agencies »). Par uneméthodologie qualitative et quantitative, ce réseau de quatorze équipes nationales, d’unequarantaine de chercheuses et d’un peu moins de deux cents associé(e)s compare unequinzaine de démocraties postindustrielles occidentales à l’aune de débats liés aux femmes

1. Ce que rappelle avec raison Steven Heydemann, « La question de la démocratie dans lestravaux sur le monde arabe », Critique internationale, 17, 2002, p. 54-62.

2. Joni Lovenduski (ed.), Claudie Baudino, Marila Guadagnini, Petra Meier, Diane Sainsbury,State Feminism and Political Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

3. Site du réseau RNGS : <http://libarts.wsu.edu/polisci/rngs/>.4. Dorothy McBride Stetson, Amy G. Mazur (eds), Comparative State Feminism, Londres,

Sage, 1995.

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et à l’égalité de genre (portant, par exemple, sur la formation professionnelle, l’avortementou la prostitution) 1.

Dans State Feminism and Political Representation, Joni Lovenduski et son équipe explo-rent la représentation politique des femmes dans onze pays 2, des années 1960 à nos jours.Comme pour les autres ouvrages du réseau RNGS, chaque pays est examiné à travers plusieursdébats portant sur l’enjeu étudié, et l’accent est mis sur la façon dont les mouvements fémi-nistes et les institutions d’égalité y prennent part et influencent la décision politique. La défi-nition du féminisme que donne le RNGS est aussi reprise. C’est l’engagement, public etpolitique, en faveur d’au moins trois des cinq éléments suivants : l’amélioration des droits,du statut et de la situation des femmes au sein d’une hiérarchie de genre donnée ; la réduction,voire l’élimination de cette hiérarchie de genre ; l’approche intégrée des sphères publique etprivée ; la réflexion prenant systématiquement en compte les femmes et les hommes ; et lapromotion d’idées pouvant être associées à des acteurs féministes, individuels ou collectifs 3.

Au-delà des hypothèses et des conclusions de cette étude, les définitions des conceptsutilisés – la représentation politique et le féminisme d’État – constituent un apport indéniableà la science politique. Les auteures partent de la distinction entre les volets descriptif etsubstantif de la représentation formulés par Hanna Pitkin dans The Concept of Representa-tion 4. La représentation descriptive permet d’envisager l’accès des femmes aux espaces dereprésentation, tandis que la représentation substantive aborde l’inclusion de problématiquesliées aux femmes et de la perspective de genre dans l’action publique. Le défi est de relier lesdemandes de mise à l’agenda des questions « femmes/genre » et l’objectif d’une représentationégalitaire en termes de sexe 5. L’apport spécifique de J. Lovenduski et consorts est de mobiliserla représentation politique à la fois comme enjeu de débats politiques et comme dynamiquevisant à intégrer cet enjeu au sein de l’agenda politique. En faisant de la représentation unobjet de comparaison, l’ouvrage analyse des débats portant sur le caractère égalitaire de ladémocratie représentative (via les quotas ou la parité, par exemple). À ce titre, l’étude offrede nombreux enseignements sur les mécanismes et les cadres légaux de la représentation dansles États étudiés, sur les stratégies des mouvements féministes et des institutions publiquesd’égalité afin d’améliorer la représentation politique des femmes, et sur les coalitions poten-tielles de ces acteurs avec des alliés masculins et/ou non féministes dans la promotion del’égalité. Par ailleurs, en envisageant la représentation politique sous l’angle de l’élaborationde l’action publique « au jour le jour », les auteures se penchent sur l’inclusion des femmesdans le processus de décision politique et sur leur influence sur les problèmes à traiter (leursélection, leur définition et l’élaboration de solutions politiques sensibles au genre). L’étudedes débats politiques s’effectue alors en termes de mise en débat des questions ciblées

1. Amy G. Mazur (ed.), State Feminism, Women’s Movements, and Job Training : MakingDemocracies Work in the Global Economy, New York, Routledge, 2001 ; Dorothy McBride Stetson(ed.), Abortion Politics, Women’s Movements, and the Democratic State. A Comparative Study ofState Feminism, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Joyce Outshoorn (ed.), The Politics ofProstitution, Women’s Movements, Democratic States and the Globalisation of Sex Commerce,Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

2. Autriche, Belgique, États-Unis, Finlande, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne,Suède et Royaume-Uni.

3. Notons que les auteures utilisent indifféremment « women’s movements » et « feministmovements » dès lors que la qualification « féministe » vient de la poursuite des éléments précitéset non d’une éventuelle auto-dénomination.

4. Hanna F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press,1967.

5. À ce sujet, rappelons les contributions pionnières d’Anne Phillips (The Politics of Presence,Oxford, Clarendon Press, 1995) et d’Iris Marion Young (Inclusion and Democracy, Oxford, OxfordUniversity Press, 2000). En français, citons les travaux de Caroline Andrew, Thanh-Huyen Ballmer-Cao, Alisa del Ré, Geneviève Fraisse, Jacqueline Heinen, Chantal Maillé, Bérengère Marques-Pereira, Michèle Riot-Sarcey, Mariette Sineau, Martine Spensky et Manon Tremblay. Voir égale-ment les travaux doctoraux et les publications de Laure Bereni, Sandrine Dauphin, Pascale Dufour,Isabelle Giraud, Éléonore Lépinard et Anne Révillard. Voir aussi le dossier publié dans ce numérode la Revue française de science politique.

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« femmes » ou « genre » – la problématisation ou le « cadrage » des débats (framing) – et entermes d’élaboration des référents du débat au regard des rapports sociaux de sexe – l’inté-gration de l’approche de genre (gendering).

L’objet de l’ouvrage est donc d’examiner l’influence des mouvements de femmes surl’élaboration des débats politiques via l’intervention des institutions publiques d’égalité. Cesinstitutions participent-elles aux débats ? Parviennent-elles à relayer les demandes des mou-vements de femmes au sein des sphères de décision ? Et, le cas échéant, relaient-elles égale-ment la grille de lecture des mouvements féministes, leur discours et leurs propositions poli-tiques ? Un des postulats de cette recherche est que les institutions publiques d’égalité ont étécréées en guise de reconnaissance des discriminations vécues par les femmes et en réponse àleur mobilisation collective. En toute logique, soutiennent les auteures, ces instances devraientdiffuser les analyses et les revendications des militantes féministes vers les autres secteurs del’État. Si une des raisons d’être des institutions d’égalité est d’améliorer la représentationpolitique des femmes, elles ne devraient pas se contenter d’attirer l’attention des décideurspolitiques sur des enjeux liés aux femmes. Encore faudrait-il qu’elles œuvrent à ce que cesenjeux soient définis de manière conforme aux revendications qui viennent du terrain. Là, leconcept et le paradigme du féminisme d’État se font théorie et posture politique.

Afin de comparer différents terrains nationaux, une typologie des institutions publiquesd’égalité est élaborée sur base de leur capacité à promouvoir les objectifs poursuivis par lesmouvements de femmes et de leur capacité à construire les débats politiques au regard dugenre. Ces institutions sont qualifiées d’« insiders » lorsqu’elles parviennent à problématiserles débats en termes de genre tout en défendant les objectifs des mouvements féministes. Ellessont « non féministes » lorsqu’elles intègrent le genre dans les débats mais sans promouvoirles buts des mouvements de femmes. Lorsqu’elles défendent les demandes des militantes maissans construire les débats sur la base du genre, ces instances sont considérées comme étant« marginales ». Enfin, les institutions d’égalité restent « symboliques » lorsqu’elles ne défen-dent pas les enjeux féministes et qu’elles ne définissent pas non plus les débats selon uneapproche de genre.

Parallèlement, l’analyse de la réponse de l’État, face aux demandes des mouvementsféministes en faveur d’une amélioration de la représentation descriptive et/ou substantive desfemmes, se fait au regard du rôle joué par les instances publiques d’égalité dans cette inter-action. Si les objectifs des mouvements féministes et de l’action publique coïncident, et si desfemmes sont investies dans le processus politique (à titre individuel, en tant que membres desinstitutions d’égalité ou comme représentantes des mouvements de femmes), on parle de« double réponse » de la part de l’État. En effet, dans ce cas, tant la représentation descriptiveque substantive est assurée. Épinglons le fait que, de tous les cas étudiés, la France et laBelgique sont les seuls pays à n’être pas parvenus, dans aucun des débats examinés, à assurerune « double réponse » en matière de représentation des femmes 1. Lorsque seule la représen-tation substantive est réalisée et qu’il n’y a pas de femmes impliquées dans le processuspolitique, la réponse de l’État relève de l’ordre de la « préemption ». Lorsque les objectifs desmilitantes et des décideurs politiques ne correspondent pas, bien que des femmes prennentpart au processus politique – seule la représentation descriptive est donc de mise –, on parlede « cooptation ». L’« absence de réponse » de l’État correspond au cas de figure dans lequelles objectifs féministes et politiques ne correspondent pas et qu’aucune femme n’est impliquéedans le processus de décision politique. Dès lors, la représentation politique des femmes n’estassurée ni en termes descriptifs, ni en termes substantifs. D’autres facteurs pèsent égalementdans la balance : la cohésion des mouvements féministes, la priorité donnée par ces mouve-ments à l’enjeu de la représentation politique, la présence de la gauche au pouvoir et lacorrespondance entre les arguments en faveur de la représentation des femmes et le cadregénéral des politiques publiques.

Plusieurs hypothèses ont été testées à partir de ces deux typologies. Première hypothèse,les militantes féministes des États démocratiques ont tendance à avoir du succès dans l’amé-lioration de la représentation substantive et descriptive des femmes. Deuxième hypothèse, cesmilitantes ont tendance à avoir plus de succès là où des institutions publiques d’égalité sont

1. Voir les contributions de Claudie Baudino et de Petra Meier dans ce livre.

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parvenues à élaborer le débat politique au regard du genre et à faire coïncider le débat avecles objectifs des mouvements de femmes. Troisième hypothèse, les instances publiques d’éga-lité ayant de réelles compétences institutionnelles sont plus efficaces dans l’établissement deliens entre les mouvements féministes et les décideurs politiques que celles qui sont dotéesde moins de ressources. Quatrième hypothèse, des variations des caractéristiques des mouve-ments de femmes et/ou de l’environnement politique expliquent les variations de l’efficacitédes agences publiques d’égalité et du succès des féministes à améliorer la représentationpolitique des femmes. Cinquième hypothèse, les institutions d’égalité ont tendance à établirdes liens effectifs entre le militantisme féministe et la réponse d’un État démocratique enmatière de représentation descriptive et substantive des femmes.

De ce livre ressort une définition du féminisme d’État comme étant la dynamique d’accèspotentiel des demandes féministes au sein de l’État par l’intermédiaire des institutions publi-ques d’égalité. Cet ouvrage contribue dès lors à penser militantisme et institutionnalisationdans une même dynamique, plutôt qu’à les opposer, dès lors que l’institutionnalisation del’égalité de genre au sein des structures publiques modifie le contexte dans lequel les militantesportent leurs revendications et leur offre de nouvelles perspectives d’action.

Rappelons toutefois que le féminisme d’État est une notion apparue dans les années 1980,en référence aux politiques publiques dirigées vers les femmes dans les Welfare States d’Europedu Nord, et conceptualisée pour la première fois en 1990 dans l’ouvrage Playing the State.Australian Feminist Interventions (dirigé par Sophie Watson 1). La « fémocratie » et le féminisme« d’État », « institutionnel » ou « officiel », traduisent le fait que des féministes ont intégré lesadministrations publiques et posent la question de leur influence sur l’élaboration des politiqueset des budgets publics. Au fil des travaux et en vertu de la diversité des terrains, cette notiondésigne progressivement tant l’action publique en faveur de l’égalité, les dispositions légalesrelatives à l’amélioration des droits des femmes ou la création des institutions publiques consa-crées à l’égalité que l’intégration de la lecture de genre aux politiques publiques, voire la capacitéde l’État à réaliser l’agenda féministe. Parfois encore, le féminisme d’État est utilisé pour qua-lifier le féminisme « d’en haut » (ou la doctrine féministe qui serait « validée » ou « promue »par l’État) lorsqu’il ne renvoie pas à la stratégie du secteur du mouvement féministe « tournévers l’État », quitte à évacuer la dimension socio-historique du phénomène. Insistons sur le faitque la définition du féminisme d’État proposée par le réseau RNGS et par Lovenduski et al.,que l’on pourrait qualifier d’« interactionniste », a fait l’objet d’approches « interpersonnelles »et « institutionnelles », qui dévoilent d’autres facettes de cet objet d’étude.

Les approches « interpersonnelles » du féminisme d’État mettent l’accent sur les per-sonnes et sur leurs réseaux plutôt que sur les institutions et les organisations collectives, ousur leur interaction. Ces approches se sont focalisées, dans un premier temps, sur les féministesintégrées à l’État (féministes devenues fonctionnaires et « fémocrates », ou bureaucrates del’égalité entre hommes et femmes). De ces femmes présentes dans les cercles politico-admi-nistratifs, ces approches passent ensuite à d’autres sphères professionnelles ou militantes (lesuniversités, les associations, le monde judiciaire ou de la médecine, etc.) et aux réseaux quis’établissent entre les féministes. Cette lecture du féminisme d’État permet de penser les liensétablis entre des féministes présentes au sein de secteurs divers mais alliées dans la défensed’un intérêt de genre commun. Le « triangle de l’empowerment » proposé par Virginia Vargaset Saskia Wieringa 2, le « triangle de velour » amené par Alison Woodward 3 ou les « parte-nariats stratégiques » pensés par Beatriz Haalsa 4 s’inscrivent dans l’idée que l’amélioration

1. Sophie Watson (ed.), Playing the State. Australian Feminist Interventions, New York,Verso, 1990.

2. Virginia Vargas, Saskia Wieringa, « The Triangle of Empowerment », dans Geertje Lyc-klama à Nijeholt, Virginia Vargas, Saskia Wieringa (eds), Women’s Movements and Public Policyin Europe, Latin America, and the Caribbean, New York, Garlant, 1997, p. 3-23.

3. Alison Woodward, « Building Velvet Triangles : Gender and Informal Governance », dansThomas Christiansen, Simona Piattoni (eds), Informal Governance in the European Union, Chel-tenham, Edward Elgar, 2004, p. 76-94.

4. Beatriz Haalsa, « A Strategic Partnership for Women’s Policies in Norway », dans G. Lyc-klama à Nijeholt et al., op. cit., p. 167-189.

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des rapports de genre passe par l’interaction généralement triangulaire entre (au choix) lesmilitantes féministes, les femmes politiques féministes, les fémocrates, les femmes des partispolitiques, les expertes en genre ou les femmes syndicalistes.

Ces approches « interpersonnelles » ne sont pas dénuées d’écueils, portant notammentsur le caractère discutable de la sélection des secteurs « qui comptent » dans la promotion del’égalité et sur le présupposé essentialiste pointant parmi ces secteurs les femmes, si possibleféministes. Amy Mazur balaie cette critique en soulignant le rôle joué par des hommes et pardes alliés non féministes dans la construction de coalitions (pro-)féministes favorables auxdroits des femmes 1. L’« espace de la cause des femmes » imaginé récemment par Laure Bereniélargit encore plus l’horizon en rassemblant des acteurs/actrices, des lieux et des investisse-ments hétérogènes en faveur de « la cause des femmes » (ou d’un enjeu plus précis, tel quela parité en France) et en examinant leurs liens 2. Ce faisant, L. Bereni prend à la fois enconsidération l’action militante ou publique menée « au nom des femmes » (sur base du réfé-rent « femmes ») et celle menée « en faveur de la cause des femmes » (dans une optique detransformation des rapports de genre).

Par ailleurs, comment éviter un autre type d’écueil des approches « interpersonnelles »,relatif à leur tendance à évacuer la question des rapports de pouvoir existant entre les catégoriesde féministes (les politiques, les expertes, les militantes) et au sein de celles-ci (en vertu del’entrecroisement de la classe, la « race », la génération, la sexualité, la localisation géogra-phique, du handicap, etc., des personnes) ? Cette question révèle le caractère faussement homo-gène des catégories et le caractère poreux ou flou des frontières censées séparer ces catégories.

Ces failles étant soulignées, la pertinence de ces approches est de prendre en compte lesaspects biographiques, interpersonnels et informels des configurations intersectorielles (ami-tiés, réseaux, alliances, coalitions) qui se créent autour de personnalités militantes ou politi-ques, notamment du fait de leur mobilité dans la carrière et la mobilisation sociale. En abordantle féminisme d’État uniquement sous l’angle de la médiation des institutions publiques d’éga-lité dans l’impact des mouvements de femmes sur l’État, l’ouvrage de J. Lovenduski et al.semble évacuer le fait que la promotion des droits des femmes et de l’égalité de genre estégalement portée par des acteurs autres que les mouvements de femmes et les institutionsd’égalité, acteurs issus d’autres secteurs professionnels ou militants, parfois inter- ou trans-nationaux (pensons au Lobby européen des femmes) et qui sont susceptibles d’intervenir danscette interaction entre les institutions et les mouvements féministes. Par exemple, les produc-trices et producteurs de savoirs féministes/de genre (au sein des universités, d’institutionsinternationales ou d’autres espaces sociopolitiques, comme les syndicats) ou les membres dumonde judiciaire et des médias ont pu jouer un rôle non négligeable dans la représentationpolitique des femmes, à travers leur expertise et/ou leur lobbying.

Les approches « institutionnelles » du féminisme d’État visent, quant à elles, à mettrel’accent sur les logiques propres de fonctionnement des institutions publiques d’égalité, surleurs ressources et leurs contraintes en tant que structures étatiques 3. Si la diversité des inter-locuteurs de ces structures (pas uniquement limités aux mouvements de femmes), l’agence-ment des rapports de pouvoir entre départements et les résistances au sein de l’État se trouventau cœur de ces approches, celles-ci n’évacuent pas pour autant la question de l’interactionavec les mouvements féministes. Soit l’accent est mis sur les composantes administratives etpolitiques de l’interaction avec les acteurs collectifs féminins/féministes, et sur la dimensioninstitutionnelle d’un partenariat dans la réalisation de l’action publique ; soit c’est le caractère

1. Amy G. Mazur, Theorizing Feminist Policy, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 191.2. Laure Bereni, « Du MLF au Mouvement pour la parité. La genèse d’une nouvelle cause

dans l’espace de la cause des femmes », Politix, 20 (78), 2007, p. 107-132.3. Voir Sandrine Dauphin, « L’élaboration des politiques d’égalité ou les incertitudes du

féminisme d’État : une comparaison France/Canada », Cahiers du genre, hors-série, 2005, p. 1-23 ;« Les associations de femmes et les politiques d’égalité en France : des liens ambigus avec lesinstitutions », Pyramides, 6, automne 2002, p. 149-169 ; Laure Bereni, Anne Revillard, « Des quotasà la parité : “féminisme d’État” et représentation politique (1974-2007) », Genèses, 67, 2007,p. 5-23 ; Anne Revillard, « Féminisme d’État : construction de l’objet », document de travail enligne, <http://melissa.ens-cachan.fr/IMG/pdf/feminisme_dEtat.pdf>, 15 décembre 2006, p. 1-20.

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d’interface de l’instance gouvernementale qui est décortiqué, à travers son rôle de relais ins-titutionnel vis-à-vis de la société civile et son statut d’expert sur les questions liées aux femmeset au genre – voire son image d’institution « militante » – vis-à-vis du reste des institutionspubliques. Parmi les nombreuses questions soulevées par ce type d’approches, allant des modesd’intégration des instances d’égalité dans les structures de l’État aux questions de financement,de recrutement et de participation à la prise de décision, celle de l’ambiguïté du rapport del’institution d’égalité avec les mouvements de femmes n’est pas des moindres, qu’elle soitexplorée sous l’angle de la légitimité de l’institution d’égalité vis-à-vis de ses interlocuteurspolitiques et civils, ou sous l’angle de la tension entre autonomie et dépendance (instrumen-talisation, cooptation, formatage de l’action des acteurs collectifs, mise sous tutelle, etc.).Remarquons que ce dernier angle d’approche est de plus en plus concurrencé par le discoursdu partenariat et de la coopération. Il serait pertinent de réintroduire la notion de conflit dansl’étude de l’interaction entre l’État et la société civile, entre les institutions publiques d’égalitéet les mouvements féministes, afin d’envisager une lecture critique du féminisme d’État et,de manière générale, de toutes les notions rassemblées sous le giron de la gouvernance 1.

Concernant State Feminism and Political Representation, soulignons à nouveau les pers-pectives qu’ouvre cette recherche quant à la définition de la représentation politique et de sesacteurs. Le lecteur est poussé à sortir du cadre conventionnel du jeu politique formel et àconcevoir des acteurs collectifs (institutionnels ou issus de la société civile) comme étant desreprésentants des femmes et de leurs enjeux. Karen Celis, Sarah Childs, Johanna Kantola etMona Lena Krook prolongent cette réflexion, en invitant à élargir encore plus la définition dela représentation substantive des femmes afin d’y inclure l’ensemble des acteurs, des espaces,des modalités et des objectifs jouant un rôle critique dans les avancées en matière des droitsdes femmes et de l’égalité 2. Plutôt que de se demander si les femmes représentent les femmesou si les femmes font la différence en politique, ces auteures suggèrent de ne pas faire desfemmes politiques, des mouvements féministes et des institutions d’égalité les seuls acteursou espaces pertinents quant à l’amélioration de la représentation substantive des femmes, nide faire des stratégies parlementaires et électorales l’outil exclusif pour arriver à cette fin. Lareprésentation politique des femmes ne se réduit pas à la réponse qu’aurait l’État face auxmouvements féministes et suite à l’intervention des instances publiques d’égalité. Selon Celiset al., la représentation substantive des femmes gagne à être définie comme étant l’interventiond’acteurs critiques (femmes ou hommes, féministes ou non, individuels ou collectifs, politi-ques, militants ou autres) dans toutes les étapes du processus de décision politique et dans lesdifférents espaces dans lesquels se négocient la problématisation des enjeux liés aux femmeset l’intégration transversale du genre aux débats.

Terminons par quelques suggestions. Pour qui étudie la représentation des femmes, leursacteurs collectifs et les institutions publiques défendant leurs droits en dehors du cercle res-treint des démocraties postindustrielles occidentales, le défi est de tester le cadre conceptueldu RNGS au-delà des frontières qui l’ont vu naître. Cela implique notamment de faire voyagerle concept de féminisme d’État et de réfléchir à l’impact de la qualité de la démocratie et dumodèle de redistribution socio-économique sur l’action publique en faveur des femmes et surles possibilités d’existence des secteurs féminins/féministes au sein de la société civile. Dansl’idée d’examiner d’autres terrains, en particulier ceux « du Sud », il serait également intéres-sant de s’interroger sur le rôle des agences de coopération (gouvernementales ou civiles) etdes organismes des Nations unies. En effet, ces institutions ont pu influencer la mise sur pieddes agences publiques d’égalité quant au principe même d’une telle institutionnalisation maisaussi quant à leurs structures, leurs objectifs ou leur financement. Leur influence s’est aussifait ressentir sur le contenu des politiques publiques de genre via les thématiques promues

1. Sur l’évacuation de la notion de conflit dans la science politique, voir Roser Cussó, AnneDufresne, Corinne Gobin, Geoffroy Matagne, Jean-Louis Siroux (dir.), Le conflit social éludé,Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2008.

2. Voir le numéro spécial sur la question de la représentation substantive des femmes, dirigépar Karen Celis et Sarah Childs, dans la revue britannique Representation. Journal of RepresentativeDemocracy, 44 (2), juillet 2008, et son article d’introduction : Karen Celis, Sarah Childs, JohannaKantola, Mona Lena Krook, « Rethinking Women’s Substantive Representation », p. 99-110.

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dans les recommandations internationales, les discours en matière d’action positive ou degender mainstreaming, ou l’échange de « bonnes pratiques ».

On gagnerait probablement à assouplir l’épithète « d’État » du féminisme d’État, de sorteà différencier les types de structures politico-administratives d’égalité au sein d’un État (selonles niveaux dus à la décentralisation et au fédéralisme, et selon les secteurs) et parallèle àl’État (au niveau de l’Union européenne, principalement). De nombreuses questions restentde fait en suspens. Comment la notion de féminisme d’État peut-elle rendre compte de ladiversification des lieux de décision politique (entre le local, le national, l’international et letransnational) et de la multiplication des acteurs prenant part à la gouvernance, en particuliersur les enjeux de femmes ? En quoi les projets politiques, la concurrence entre les structureset les financements publics, à différentes échelles nationales ou internationales, contribuent-ilsà façonner la réalité du féminisme d’État mais également sa construction en tant qu’outilscientifique ? La diversité des objectifs politiques, des référentiels en matière de genre et desmodalités d’action (mesures « femmes » ou intégration transversale du genre) conditionne-t-elle l’interaction entre les mouvements de femmes, les agences publiques d’égalité et l’État ?La circulation du personnel entre les instances et les processus de transfert/réception desnormes, des principes et des « bonnes pratiques » influent-ils sur l’action publique en matièred’égalité entre les sexes ? Autant de questions qui laissent à penser que le féminisme d’État,notion a priori confinée aux études sur le genre et la politique, est porteur de réflexions plusgénérales susceptibles d’intéresser l’ensemble de la communauté des politistes.

Sophie STOFFELFacultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles

L’ordre du temps constitutionnel 1

Un heureux concours de circonstances a permis que l’année 2008 soit celle de deuxpublications différentes par la forme, mais proches par la question des rapports de la Répu-blique à son droit et à son histoire, deux modalités de la continuité d’un État, capable ou nonde donner corps et vie à la régularité d’une République qui, se croyant un modèle, avait, il ya vingt ans encore, organisé un Bicentenaire de la Révolution ayant, faute de publicationsinédites, entièrement échoué dans sa volonté à faire date. C’est dire l’importance des publi-cations d’aujourd’hui, deux beaux volumes d’archives réunis par Didier Maus et un livre-bilanpublié par l’Association française de droit constitutionnel, sur la Constitution de 1958 dans letemps, en son temps et à l’épreuve du temps. Essentiellement consacrés aux débats de l’assem-blée générale du Conseil d’État, les volumes d’archives publient aussi des notes explicativespour les ordonnances, les débats sur le règlement provisoire du Sénat et surtout des remar-quables lettres de René Cassin. Autant de fenêtres ouvertes sur la genèse d’institutions dontchacun sait aujourd’hui l’écart avec un siècle où la comparaison avec l’Europe, voire le monde,est devenue quotidienne. Si la décolonisation, voire l’intégration de l’Algérie évoquée lors duchoix de la loi électorale ne sont que souvenirs, les 24 révisions constitutionnelles qui se sontsuccédé ont engendré des résultats si inattendus qu’avec une honnêteté à saluer, le livre ducinquantenaire s’ouvre par une série de témoignages où les meilleurs professeurs des annéesantérieures viennent raconter leurs méprises ! Comment pressentir en 1958 que les décisionsdu Conseil constitutionnel ou les jugements de la Cour européenne des droits de l’hommedeviendraient les nouveaux contre-pouvoirs des pouvoirs – législatif ou exécutif – alors quela Révolution de 1789 s’était faite contre la Justice ! C’est dire la valeur des débats de cesjuges de la légalité, tandis que le référendum vient, pour la première fois dans l’histoire de la

1. Commission des Archives constitutionnelles de la Cinquième République, Archives consti-tutionnelles de la Cinquième République, Paris, La Documentation française, 2008, 2 volumes(4 octobre-30 novembre 1958 et 1er décembre 1958-6 janvier 1959), présentation par Jean Massotet note méthodologique de Didier Maus ; Bertrand Mathieu (dir.), Association française de droitconstitutionnel : 1958-2008, Cinquantenaire de la Constitution française, Paris, Dalloz, 2008.

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Lectures critiques

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République, d’inscrire leur nouveau rôle dans une Constitution largement votée par le peuple :non seulement les projets de loi seront désormais soumis à l’avis du Conseil d’État, mais laconstitutionnalisation d’un pouvoir réglementaire autonome pour le gouvernement l’institu-tionnalisait dans la triple fonction de donneur d’avis pour le présent, de rédacteur des règle-ments futurs et d’interprète pour les contentieux venir ! Ambiguïté qui, récemment disparue,fait tout l’intérêt de ces débats où se lit un rapport au temps rarement formulé si clairement !

Inaugural, ce moment constitutionnel est particulier : trois mois allant d’octobre 1958 àjanvier 1959, intercalés entre le référendum de septembre et la nomination d’un nouveaugouvernement qui, à la différence du Sénat et du Conseil d’État restés en place, viendra enjanvier, après les élections législatives et présidentielle, également indispensables à la miseen place du Conseil constitutionnel, du Sénat de la Communauté et du Conseil économiquedevenu social. Trois mois « constitutionnels », légitimés par la seule continuité du gouverne-ment, investi le 3 juin par une Assemblée mise en congé, n’ayant d’autres interlocuteurs queles ministres d’État – représentant des partis ayant voté les pouvoirs spéciaux – et le Conseild’État qui, en la personne de René Cassin, vice-président et bientôt président de la Commissionconstitutionnelle provisoire, est la vivante incarnation d’une continuité revendiquée commeremontant à 1945, 1940 et même à l’an VIII ! Choix surprenant mais éclairant sur les difficultésdu régime d’historicité de la République à venir, puisque, mis en cause sur sa légalité, levice-président du Conseil d’État revendique la filiation avec un Consulat issu de Brumaire,plutôt qu’avec la loi de 1872 votée par Thiers, Broglie et Gambetta, tous élus de l’Assembléenationale.

Dès le 3 octobre 1958, à propos de la procédure criminelle, l’assemblée générale évoquela question des Visas : au nom de quoi se prononcer puisque les pouvoirs spéciaux du 3 juinsont insuffisants pour deux articles du projet, créant des sanctions ? La réponse sera celle del’article 92 de la nouvelle Constitution prévoyant les mesures nécessaires à la mise en placedes institutions : pour se prononcer, l’assemblée générale attendra donc la promulgation prévuepour le lendemain ! Ce purisme fait symbole : fort du vote populaire, le pouvoir gouverne-mental ne s’exerce plus que sous le contrôle d’un temps limité aux quatre mois nécessaires àla mise en place des institutions. La digue était mince, bâtie sur le seul engagement du gou-vernement investi le 3 juin. Nul ne le savait mieux que Michel Debré, garde des Sceaux, venule 21 novembre défendre son projet de réforme de la Justice, insistant sur le lien entre la forceà venir de l’exécutif et la nécessaire transformation de l’organisation judicaire – carte, statut,formation des magistrats. Si bien que les débats sur la Justice – Auditeurs de justice, HauteCour, Conseil de la magistrature – sont les plus actuels pour qui veut évaluer le système devaleurs de ces légistes formés à l’histoire tragique des libertés françaises : si le souvenir del’épuration de la Libération est proche pour tous, les plus anciens évoquent les Hautes Coursde 1919 ou 1889, voire des Restaurations ! Dans ces conditions, la lettre de Cassin au rédacteurde Paris-Presse, justifiant la régularité du Conseil d’État par un texte de nivôse an VIII et sapropre légitimité au regard des droits de l’homme par celui de l’accord Churchill-de Gaulledu 7 août 1940, s’éclaire : en France, l’histoire a fait que le rétablissement des droits a plusieursfois été conditionné par l’existence préalable d’un pouvoir exécutif garant de l’ordre public,mais la différence entre l’an VIII et 1958 est celle du rapport au temps : indéterminé pour ladictature de l’an VIII, déterminé et donc constitutionnel en 1940, 1945 et 1958.

Odile RUDELLESciences Po, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)

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