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CERVEAU ET PSYCHANALYSE : tentative de réconciliation BRUNO FALISSARD Préface de Daniel Widlöcher Traduit par Angela Verdier

BRUNO FALISSARD Préface de Daniel Widlöcher Traduit par ... · cette dame pourrait réagir de la sorte ; je crois d’ailleurs que son conjoint ne s’y attendait pas non plus

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CERVEAU ET PSYCHANALYSE : tentative de réconciliation

BRUNO FALISSARD

Préface de Daniel Widlöcher

Traduit par Angela Verdier

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Préface

Les progrès considérables de nos connaissances sur les

rapports entre l’esprit et le cerveau ont donné matière depuis deux décennies à un grand nombre d’ouvrages. Se fondant sur les données de l’imagerie cérébrale et les méthodes expé-rimentales issues de la psychologie cognitive, les auteurs se sont efforcés de dresser un bilan des compatibilités (et des éventuelles incompatibilités) entre ce que nous savons de la physiologie cérébrale et ce que nous pensons de la manière dont fonctionne l’esprit. Les réflexions que nous propose ici Bruno Falissard sont d’une autre nature.

Ces travaux en effet se sont penchés sur l’organisation des structures intra cérébrales et sur leurs fonctions. C’est dans une perspective localisatrice que les recherches ont pu être menées : des indices repérables dans une structure don-née sont corrélés à des particularités du traitement cognitif de l’information et du comportement. Cette orientation n’est pas seulement due aux moyens techniques dont nous dispo-sons. Elle tient également à un principe dont il est difficile de contester la légitimité, selon lequel la structure du cerveau dans sa globalité ne peut être tenue pour support matériel de la pensée que comme un agencement de substructures. On ne s’étonne pas que par cette voie nous ayons accédé plus facil-ement à la connaissance des mécanismes d’opérations percep-tivo-motrices ou mnésiques que d’opérations complexes de jugement et de conscience de soi.

Bruno Falissard emprunte donc un autre chemin. Il se penche sur l’agencement des connexions neuronales élé-mentaires. Les substructures qui l’intéressent sont des systè-

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mes neuronaux qui paraissent élémentaires au regard du point de vue localisationiste, mais déjà fort complexes par rapport à la simple synapse. L’esprit de cette démarche n’est pas nouveau. Déjà au siècle des lumières, quand les philosophes matérialistes ont cherché à rendre compte du fonctionnement du cerveau, il leur a fallu se dégager de la représentation d’un corps mou pour en imaginer une structure élémentaire sous forme de fibres. Plutôt qu’aux modèles si souvent cités de la statue de Condillac ou de l’homme machine de La Mettrie, il convient ici d’évoquer ce qui les compose : un ensemble de cordes sensibles dont le fonctionnement se développe par des associations de résonan-ce. Pensons ici à l’image de l’instrument philosophe que décrit Diderot, qui est en même temps le musicien et l’ins-trument, constitué de cordes dotées de la conscience des sons qu’elles rendent et qui grâce à la mémoire organisent leur propre mélodie. « Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes. » (Denis Diderot (1769) « Entretien entre d’Alembert et Diderot »). Deux découvertes permet-tront à la science du siècle suivant de faire un pas décisif, celle de l’associationnisme en psychologie et celle du neurone en anatomo-physiologie. Ceci permettra à Freud de se ris-quer à construire le projet d’une psychologie à l’usage des neurologues.

C’est dans cette filière que s’inscrit la démarche de Bruno Falissard. Ce qui l’intéresse ce n’est pas la nature physicochimique de la synapse inter neuronale mais une logique des connexions entre les neurones. On verra ici un lien avec l’intelligence artificielle sans pour autant qu’il

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faille confondre les deux formes de « pensée ». Falissard ne construit pas une configuration de neurones mais se propose de décrire une configuration de configurations, un assem-blage de systèmes. Ce qui le conduit à s’aventurer dans les questions de l’énergétique et de la conscience de soi.

En définitive, et l’auteur y insiste avec vigueur, nous sommes en présence non d’une théorie explicative, mais d’un modèle descriptif, presque d’une fiction, mais à la manière des chimistes ou des physiciens plutôt qu’à celle des philo-sophes. C’est ce qu’il nous fait voir au terme de son livre. Mais, ici, il convient de nous arrêter et de laisser au lecteur la surprise et le plaisir de découvrir ce vers quoi nous a mené l’auteur et dont il sait au terme de l’ouvrage nous montrer la fécondité et les limites.

Daniel Widlöcher

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Avant-propos

Les pleurs d’un enfant me réveillent. Un bref

instant de chaos sonore et lumineux ; un paysage qui défile à vive allure ; le train tangue paisible-ment ; un regard sur ma montre : encore au moins deux heures de voyage. Rien à faire… Pas de livre à lire ou de musique à écouter. Alors, sans but précis, j’observe autour de moi.

L’enfant qui tout à l’heure pleurait, joue

maintenant à empiler des cubes de bois. Ravi de sa performance, il se tourne fièrement vers sa ma-man qui n’a bien sûr d’yeux que pour lui. Brus-quement, il projette sa main et envoie les cubes voler aux quatre coins du compartiment dans un éclat de rire jubilatoire. La maman se baisse et ramasse péniblement les cubes tout en faisant semblant de se fâcher. Mon esprit flotte, la scénet-te défile à nouveau devant mes yeux. Mais, au fait, pourquoi cet enfant a-t-il fait cela ? Que s’est-il passé dans sa tête pour qu’il se lance dans ce comportement en apparence si absurde ?

Assis non loin de là, un homme d’une tren-

taine d’années, sûrement le papa, feuillette les pages d’un magazine. Régulièrement, sans perdre le fil de sa lecture, il déplace son bras droit, plonge la main dans un sachet rempli de biscuits salés et alimente ainsi un grignotage discret mais imper-turbable. Soudain, il lève le nez de sa revue, em-poigne brusquement le sachet et le tend à son

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épouse en disant : « Éloigne vite ces trucs horri-bles de moi ! Si ça continue, je vais tout manger. Je n’arrive pas à m’arrêter ! ».

Je compatis intérieurement. Moi aussi, par-fois, je fais des choses « malgré moi ». Mais, au fait, voilà une vraie curiosité que ce « malgré moi » : si ce n’est pas moi qui décide de faire quel-que chose, alors qui décide ?

Plus loin, un couple de personnes âgées dis-

cute avec gravité en pointant régulièrement du doigt une carte routière dépliée sur leurs genoux. Depuis le début du voyage, une bonne heure maintenant, ils n’ont de cesse de s’envoyer des remarques acides soulignant leur incompétence respective. C’est un peu triste de vivre comme cela. Mais ne suis-je pas parfois un peu comme eux ? Il nous arrive à tous de ne pas savoir ce que nous voulons, de nous complaire de nos insatis-factions. À l’extrême, il n’est pas rare que nous soyons même un peu masochistes : n’avez-vous pas remarqué comme un grand nombre de nos semblables s’évertuent, quand tout va bien, à ajou-ter un petit grain de poivre pour que les choses aillent, quand même, un peu mal ?

« Oh !… et puis tu m’ennuies à la fin !

Débrouille-toi tout seul ! » S’exclame bruyamment la dame en écartant la carte de la main. Les regards se tournent vers le couple. « Mais tu es folle ! Qu’est-ce qui te prend tout d’un coup ? » Répond à voix basse le monsieur, rouge et confus de se donner ainsi en spectacle. Je ne pensais pas que

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cette dame pourrait réagir de la sorte ; je crois d’ailleurs que son conjoint ne s’y attendait pas non plus. Il n’est pas rare d’être surpris par quelqu’un avec qui l’on vit pourtant depuis plusieurs dizaines d’années. Nous sommes fondamentalement im-prévisibles.

Le temps passe, tout est tranquille. Les portes

coulissantes s’ouvrent. Deux sœurs d’un certain âge avancent en s’appuyant de ci, de là, aux fauteuils longeant l’allée centrale. Elles discutent. Leur tenue, leur croix sont là pour nous rappeler qu’elles croient en Dieu. Moi je n’y crois pas. Voilà aussi une chose bien étrange que de croire en un « Dieu ».

Ma voisine, elle, n’a pas remarqué les deux

religieuses. Sa tête, légèrement inclinée, repose contre la fenêtre du train. Seuls ses yeux bougent par petites saccades régulières. Un sourire discret éclaire son visage ; elle est ailleurs. A quoi pense-t-elle ? Je l’ignore. Peut-être l’ignore-t-elle d’ailleurs elle aussi. Dans nos moments de méditation, savons-nous toujours précisément à quoi nous pensons ?

Le temps passe, encore. Sans trop y prendre

garde, je deviens mon propre objet d’investigation. Comme c’est étrange de prendre soudain con-science de sa propre existence. En général, nous avons tendance à ne pas trop y prendre garde. Parfois, au contraire, nous sommes comme fou-droyés, fascinés par cette impression subite que

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notre pensée se découvre elle-même, avec l’im-pression étrange de ne pas y parvenir totalement, et l’angoisse qui en découle, source d’un sentiment aigu de solitude…

Philosophie, psychanalyse, neurosciences sont autant

de disciplines dédiées à l’étude de l’homme et de sa pensée. Et pourtant, cette dernière continue à résister et les ques-tions qui ont interpellé notre voyageur ont encore bien du mal à trouver des réponses.

On en viendrait presque à imaginer que cette résis-tance est aussi dans la tête de ceux qui, par leur métier, étudient la pensée. Il est en effet curieux de constater com-ment certains neuroscientifiques se perdent ostensiblement dans les dédales rassurants de la biologie du cerveau, alors que nombre de psychanalystes ou de philosophes, au contrai-re, semblent dans la hantise que l’on puisse établir un jour un lien entre cet ensemble de cellules que l’on appelle neurones et l’expérience si pure et immatérielle de la vie psychique.

Le bon sens voudrait pourtant qu’une meilleure com-préhension de la pensée vienne à la fois de son observation intime et de l’étude du fonctionnement de l’organe qui la génère. C’est en tout cas dans ce sens que nous allons aller, mais en toute liberté. Nous allons en effet jouer à un jeu : construire un cerveau imaginaire, le regarder fonctionner, le modifier par petites touches pour que, peu à peu, il nous permette de proposer un scénario compatible avec ce qui s’est passé dans la tête d’une poignée de personnes voyageant dans un même wagon de chemin de fer.

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Table des matières Qu’est ce qu’un cerveau ? .................................. 1 Voir et reconnaître .............................................. 7 Conscience et perception ................................... 19 Le manque, ou l’étrange expérience du deuil .. 37 Conscience de soi et « non attracteur "Je" » ... 45 Intention et libre arbitre ..................................... 51 Parler et raisonner ............................................... 63 Da capo ................................................................... 75

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Qu’est ce qu’un cerveau ?

Il arrive encore, à l’occasion, qu’un boucher

présente à son étal une cervelle de mouton. Cette dernière attire alors immanquablement l’œil du chaland, confronté aussitôt, bien malgré lui, à une leçon de philosophie pratique sur le dualisme. Voilà une représentation assez fiable de ce qu’il a dans sa boîte crânienne. Comment imaginer que cette masse molle, visqueuse, sanguinolente, à la forme étonnante, puisse engendrer ce phénomène si surprenant qu’est la pensée ?

Bannissons une fois pour toute cette image, et considérons plutôt qu’un cerveau ressemble à un nuage de particules scintillantes, s’allumant ou s’éteignant sans logique apparente.

Les cellules du cerveau, les neurones, ont en effet la propriété de pouvoir être dans deux états physiologiques distincts, exclusifs l’un de l’autre. On peut ainsi dire, par analogie, qu’un neurone est allumé ou éteint.

Les neurones sont en outre connectés. Ils interagissent les uns avec les autres et un neurone allumé un instant peut être éteint l’instant suivant. Au fil du temps, un cerveau ressemble donc bien à un nuage de particules scintillantes.

De prime abord, il est impossible de trouver une quelconque logique aux changements d’états d’un neurone. Cet aléa n’est pourtant qu’une appa-rence, il existe bel et bien des mécanismes physio-logiques qui les sous-tendent. Ces mécanismes sont cependant d’une redoutable complexité.

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Il est heureusement possible de simplifier le fonctionnement d’un cerveau. On peut ainsi déci-der que l’état allumé ou éteint d’un neurone donné se déduit à l’aide d’une formule mathématique élémentaire de l’état des neurones qui lui sont connectés et de la force de ces connexionsa.

Le cerveau prend alors l’allure d’un réseau

d’automates binaires qui s’allument ou s’éteignent au cours du temps.

Une question se pose aussitôt : ce nuage, ce

réseau, va-t-il errer sans limites en adoptant des configurations sans cesse différentes, ou va-t-il évoluer vers une configuration stable, qui ne se modifiera plus ?

Une réponse peut être apportée à cette ques-tion à partir de concepts développés dans le cadre de la physique statistique. Une « énergie » E du a J.J. Hopfield (1982). Neural networks and physical systems with emergent collective computational abilities. Proc. Natl. Acad. Sci. USA, Biophysics, Vol. 79, pp. 2554-2558.

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réseau de neurones peut en effet être définie ; on montre par ailleurs que cette énergie diminue nécessairement quand le réseau de neurones évo-lue. Puisque l’énergie E ne peut pas être infini-ment basse, le réseau finit nécessairement par converger vers une configuration stable : à partir d’un certain moment, il ne se modifie plus.

Une représentation graphique permet de mieux comprendre le principe de cette dynamique évolu-tive.

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Chaque état possible du réseau peut être symbolisé par un des nœuds d’un relief maillé ; l’altitude de ce nœud correspond au niveau éner-gétique du réseau qu’il représente. Le changement d’état d’un neurone du réseau se traduit graphi-quement par un saut vers un nœud adjacent plus bas situé (puisque l’énergie du réseau ne peut que décroître au cours du temps). Quand le fond d’une dépression est atteint, le réseau ne peut plus chan-ger de configuration, il est stabilisé.

Un résultat remarquable, largement dévelop-pé dans le chapitre suivant, donne un intérêt supplémentaire à cette modélisation : il est possi-ble de déterminer des profils de connexions inter neuronales capables de mémoriser des configu-rations de neurones.

L’idée est la suivante. Une connexion reliant deux neurones sera d’autant plus élevée que ces deux neurones sont simultanément activés ou désactivés dans les configurations de neurones à mémoriser. À partir d’une telle règle, dénommée règle de Hebb, il est possible de montrer que si le réseau part d’une configuration proche d’une des configurations d’apprentissage, il converge bel et bien vers cette dernière. En d’autres termes, le réseau de neurones est susceptible de retrouver les configurations qu’il a rencontrées fréquemment, le réseau de neurones a donc bien mémorisé ces confi-gurations.

Sur la figure précédente, ce processus de mémorisation se traduit par le creusement de dépressions dont le fond correspond à chaque

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configuration apprise. Lorsque le réseau évolue, il est donc « attiré » par ces dernières. D’où le nom d’« attracteurs » parfois donné aux minimums du relief maillé.

L’intérêt potentiel d’un tel modèle est d’ores

et déjà perceptible. Ici, les souvenirs ne sont pas comparables à des objets stockés dans des boîtes ; ils correspondent plutôt à des états mentaux vers lesquels le sujet a spontanément tendance à dé-river. Voilà qui n’est pas sans rappeler notre expérience subjective quotidienne du phénomène de remémoration :

Imaginez-vous en face de la porte de votre appartement, vous cherchez vos clefs, vous ne les trouvez pas, où sont-elles ? C’est alors une vérita-ble cascade de souvenirs plus ou moins clairs qui défilent dans votre tête jusqu’à ce que, éventuel-lement, vous tombiez sur : « Mon cartable, que j’ai oublié au bureau ! ». Nous procédons, nous aussi, par contiguïté, par associations, et non pas par stockage brut d’informations adressables.

Bien sûr, l’analogie demande à être clarifiée et développée, les pages suivantes vont s’y employ-er.a

a Pour obtenir des explications supplémentaires sur la notion « d’énergie » d’un réseau de neurones, ou sur la propriété de convergence d’un tel réseau vers l’un de ses minimums énergé-tiques, voir l’appendice, page 89.

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Voir et reconnaître

Deux femmes discutent dans la rue piétonne

d’une grande ville de province. Il y a quelques décennies de cela, elles ont partagé le même col-lège, puis le même lycée. Elles se sont ensuite un peu perdues de vue et se retrouvent maintenant au gré des occasions. Leur rencontre d’aujourd’hui est fortuite ; elles discutent à bâtons rompus.

– Tiens j’ai vu ton mari il y a quelques mois, à la banque. Il s’est fait coupé la moustache, qu’est ce que ça le change !

L’épouse du moustachu écarquille ses yeux, puis répond, sceptique :

– Mais il a toujours sa moustache… – Ah écoute, je t’assure ! Je me suis même fait

la réflexion en le voyant. L’épouse, un peu piquée au vif : – Mais quand même, tu dois confondre ! Je

suis sa femme ! Tu ne vas pas me dire comment est mon mari !

Vous l’avez sûrement deviné, pour cette fois au moins, c’est l’épouse qui se trompe.

Cette anecdote authentique pourrait bien sûr

susciter de multiples interprétations. Contentons-nous d’aller au plus simple. Pour cette femme, le visage de son mari est d’une grande familiarité, elle est sûrement capable de le reconnaître instanta-nément au milieu d’une foule et pourtant, elle ne peut se prononcer sur une de ses caractéristiques les plus visibles.

La reconnaissance d’un visage ne procède donc sûrement pas d’un relevé précis de divers

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détails, suivi de leur confrontation statistique avec les détails de visages stockés en mémoire. Ce pro-cessus de reconnaissance est, au contraire, global immédiat et non analytique.

Comment concevoir un cerveau doté d’une

telle aptitude ? Simplifions à l’extrême et considérons un

bébé venant de naître sur une île déserte. Son système visuel est constitué de cellules sensibles à la lumière, toutes reliées les unes aux autres. Ces cellules, que l’on nommera neurones visuels, sont activées quand elles reçoivent de la lumière, elles sont inactivées dans le cas contraire. Pour un système visuel particulièrement simple qui ne pourrait percevoir que des images composées de 9 points, on aurait ainsi un réseau de 9 neurones visuels du type :

Considérons maintenant que le bébé peut percevoir des images en noir et blanc d’une réso-lution de 13 × 13 points. Considérons par ailleurs que ce bébé est régulièrement exposé à trois ima-ges :

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1/ Le visage de sa maman :

2/ Sa maman accompagnée de son papa :

3/ Le bateau qu’empruntent ses parents pour aller pécher :

Du fait de cette exposition régulière aux trois mêmes images, le réseau de 13 × 13 = 169 neuro-nes va modifier ses connexions inter neuronales conformément à la règle de Hebb, et les trois images vont chacune être associées à un attracteur, comme indiqué sur le schéma de la page suivante.

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Maintenant, imaginons que le visage de ma-man apparaisse dans le champ de vision du bébé, mais que ce visage soit à moitié caché par un arbre ou par le montant d’une porte :

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Que se passe-t-il ? Le réseau part de la confi-guration « visage de maman caché par un arbre » puis modifie progressivement l’état de certains de ses neurones pour tomber dans l’attracteur mémo-risé le plus proche, ici le visage de maman.

Il est possible de simuler à l’aide d’un ordina-teur le système visuel de ce bébé. En pratique, les 13 × 13 neurones visuels sont représentés par 169 variables binaires. Le réseau est programmé pour évoluer pas à pas selon l’algorithme évoqué dans le premier chapitre. Les connexions inter neuro-nales sont déterminées à l’aide de la règle de Hebb pour que les trois configurations de neurones vi-suels ci-dessous constituent chacune un attracteur, c’est-à-dire un minimum énergétique.

Si l’image ci-dessous est utilisée comme con-figuration initiale.

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Le programme modifie progressivement l’état du réseau et produit la succession de configura-tions suivante :

La configuration stable finalement obtenue est bien le « visage de maman ». On trouve ici, en filigrane, le phénomène de reconnaissance visuel-le : quand la moitié seulement du visage de maman est dans le champ de vision du bébé, ce dernier reconnaît tout de même sa mère. Cette aptitude est tellement naturelle qu’elle peut sembler triviale, pourtant, à bien y réfléchir, il s’agit d’une fonction très élaborée et d’une utilité pratique considérable.

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Imaginons maintenant que la silhouette de maman apparaisse en entier dans le champ de vision du bébé :

Une fois cette configuration introduite dans l’ordinateur, le réseau converge progressivement vers :

Il est tentant de dire ici que quand maman est dans le champ de vision du bébé, pour ce dernier, papa n’est sûrement pas très loin.

Bien sûr, si bébé voit au loin la voile du ba-teau :

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À partir de cet état, il y a convergence vers:

Ce processus de reconnaissance ne réussit cependant pas à tous les coups. Si l’on part d’une image trop éloignée de l’image mémorisée, la convergence ne se fait plus vers le bon attracteur. Par exemple, si le visage de maman est masqué dans une proportion trop importante, le réseau, au lieu de converger vers le « visage de maman », converge vers un attracteur parasite :

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Voyons ce que donne notre programme de simulation. L’image de gauche de l’illustration ci-après représente le visage de maman masqué au deux tiers. À partir de cette configuration de neu-rones visuels, le réseau évolue vers la solution stable de droite, qui ne correspond à aucune des images auxquelles le bébé a été régulièrement ex-posé.

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L’attracteur que le bébé « invente » n’est ce-pendant pas totalement sans rapport avec ses souvenirs. On devine en effet, dans l’image de droite, d’une part deux personnages côte à côte et, d’autre part, les yeux et la bouche d’un visage.

Enfin, si bébé part d’une image totalement

aléatoire, le réseau devrait en général converger lui aussi vers une configuration sans signification (fi-gure ci-contre). Ce n’est pourtant pas tout a fait ce que l’on observe à partir du programme de simu-lation.

Il est aisé de créer une image aléatoire, c’est une image de ce type que l’on trouve dans la partie gauche du schéma ci-dessous. À partir de cette configuration initiale, le réseau évolue et converge finalement vers l’image de droite.

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Cette image n’est, elle, pas totalement aléatoi-re. On retrouve en effet certains éléments des trois images mémorisées. Ces dernières étaient par ail-leurs symétriques, il en est de même pour l’image finalement obtenue lors de la convergence du réseau.

Avec un peu d’imagination, on pourrait trouver ici une explication à notre intérêt pour les formes symétriques. Dans notre environnement, parmi les objets susceptibles de capter notre atten-tion, une majorité présente une forme global-ement symétrique (pensons à la silhouette des

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humains, des animaux, mais aussi aux arbres et aux feuilles) ; nous construisons donc, au cours de notre existence, des attracteurs visuels souvent symétriques. Si maintenant nous faisons face à un objet totalement nouveau de forme très asymé-trique, nous allons, au même titre que le program-me de simulation, avoir tendance à converger tout de même vers un attracteur symétrique. La dis-sonance entre la forme objective, asymétrique, de l’objet vu et la forme symétrique de l’image attein-te lors de la convergence du réseau, peut corres-pondre au désagrément, à la gêne perçue en pré-sence d’un objet fortement asymétrique.

Mais nous allons là un peu vite en besogne. Avant de nous autoriser de telles interprétations, il nous faut étoffer ce modèle de cerveau visuel ; ce sera l’objet du chapitre suivant.

Résumons tout d’abord le fonctionnement du

cerveau visuel que nous venons de construire : – Il peut être considéré comme un automate dif-fus fonctionnant selon une logique associative. – Certaines images, particulièrement prégnantes ou fréquemment rencontrées, s’impriment dans la structure même du cerveau en modifiant le réseau de connexions reliant les neurones entre eux. – Quand le cerveau est confronté à une image nouvelle, ressemblant à une image mémorisée, il évolue spontanément et se stabilise dans la confi-guration correspondant à l’image mémorisée. On dit souvent pour cette raison que les images mé-morisées sont des attracteurs. – C’est parce que le cerveau associe l’image vue à une image connue, que l’on peut dire que le sujet reconnaît l’image.

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Conscience et perception

Le serveur, bienveillant, s’assure que tout va

bien. Oui, tout va bien. Enfin, façon de parler. Du plat de la main je lisse la nappe, le tissu est épais, impeccable ; j’écarte quelques miettes témoignant du mauvais traitement infligé à mon morceau de pain. La porte d’entrée, à tourniquet, laisse appa-raître un monsieur convenu, puis son épouse ; le maître d’hôtel s’incline et se répand en monda-nités. Les fenêtres, opaques, ne laissent voir que le sommet des quelques bus ayant survécu à la tom-bée du jour. La porte tourne encore, une femme tente de s’extraire de cette machine infernale, ses longs cheveux sont en désordre… Et me voilà brusquement happé par son visage, son sourire, tout disparaît autour. L’insoutenable attente est enfin terminée !

Le jour, en permanence ou presque, des sti-

mulations lumineuses arrivent à nos yeux et nous « voyons » ce qui se passe autour de nous.

Contrairement à ce que l’on pourrait envisa-ger de prime abord, ce que nous « voyons » ne correspond pas simplement à ce spectacle visuel capté par nos yeux. Le petit récit présenté plus haut en est une illustration. Un homme est attablé, alors que la direction de son regard et sa distance d’accommodation sont inchangées, il voit tout d’abord une femme dans l’entrée du restaurant et, l’instant suivant, un visage, puis un sourire.

Comment interpréter ce changement brutal ? En y regardant de plus près, si ce n’est pas l’infor-mation lumineuse qui est modifiée, ce sont plutôt

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les éléments visuels dont l’homme attablé a con-science qui ne sont plus les mêmes.

Mais que signifie « avoir conscience d’élé-

ments présents dans notre champ visuel » ? L’éty-mologie et le dictionnairea donnent au mot conscience le sens de « connaissance intérieure ». Connaître, reconnaître, voilà un lien tout trouvé avec le chapitre précédent. En effet, quand un bébé voit le visage de sa maman à moitié caché, il voit le demi visage d’une part, et il « sait » d’autre part que c’est le visage de maman, il « reconnaît » sa maman. Comment cela est-il possible ?

Les pistes que nous allons donner pour répondre à cette interrogation vont passer par un développement du modèle de système visuel de ce bébé. Cela va se traduire par quelques extensions apportées au réseau de neurones visuels construit dans le chapitre précédent :b

a Dictionnaire de l’Académie Française (neuvième édition). b Le réseau présenté dans le chapitre précédent a été réellement simulé par ordinateur, le résultat obtenu (le phénomène de remémoration) est donc bien étayé par le système formel utilisé (le réseau de neurones). Cela ne sera désormais plus que partiel-lement le cas. Nous allons piocher divers réseaux neuronaux dans une boîte à outil pour construire un cerveau virtuel de plus en plus complexe ; le fonctionnement de ce cerveau ne bénéficiera cependant plus d’un étayage expérimental, les représentations gra-phiques utilisées relèveront ainsi plus de la métaphore que d’une authentique systématisation formelle. Les interprétations propo-sées sont donc bien entendu discutables.

Le modèle (a) → (b) ↔ (c) ci-après s’inspire de résultats présentés dans l’article : Dehaene S., Naccache L. (2001). Towar-ds a cognitive neuroscience of consciousness: basic evidence and a workspace framework. Cognition, 79: 1-37.

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Les yeux sont en (a), la structure où se forme l’image perçue est en (b), ces cellules ne sont pas interconnectées. En (c) nous trouvons une couche de neurones interconnectés sur lesquels se projet-tent de façon bijective (ou presque) les neurones de (b). Bijectif signifie ici que le neurone situé en (b) à l’intersection de la 2ème ligne et de la 3ème colonne (par exemple) est uniquement connecté en (c) au neurone de la 2ème ligne et de la 3ème colonne (c).

C’est en (b) que se constituent les perceptions visuelles du bébé. En d’autres termes, cela signifie que c’est la cartographie des cellules activées en (b) qui constitue son spectacle visuel. Puisque ces cellules ne sont pas interconnectées, il n’y a pas, à ce stade, de convergence vers un attracteur : ce que « voit » bébé est donc bien en relation directe avec l’information lumineuse qui pénètre dans ses yeux, ici un visage à moitié caché. C’est en (c) qu’il y aura une telle convergence ; dans le cas présent, elle se fera vers l’attracteur « visage de maman ».

On remarque quelques flèches de (c) vers (b). Elles traduisent le fait qu’il y a un retour a minima

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de l’attracteur « visage de maman » vers le spec-tacle visuel (b).

Une telle modélisation est compatible avec un phénomène bien connu : le spectacle visuel que nous vivons en permanence n’est pas homogène. Certains éléments ont une prégnance plus impor-tante que d’autres ; il y a des objets dont nous avons « conscience » et d’autres non. Nous pou-vons faire l’hypothèse, au moins provisoirement, que nous avons « conscience » de l’attracteur qui émerge en (c). Plus précisément, c’est la projection de cet attracteur sur notre champ perceptuel (b) qui se traduit par la prise de conscience de l’objet sous-jacent, c’est alors que l’objet est « vu ».

En guise d’illustration, revenons à l’homme attablé, décrit au tout début du présent chapitre. Il a, face à lui, une femme qui émerge dans l’entrée d’un restaurant. Le réseau de neurones (b) stocke cette information lumineuse et détermine le spec-tacle visuel qu’il va percevoir : une femme debout dans l’entrée du restaurant. Le réseau de neurones (c) reçoit ensuite cette information, mais puisque ces neurones sont interconnectés, ils vont évoluer spontanément et se stabiliser dans la configuration correspondant à l’image mémorisée la plus pro-che : non pas une femme debout mais la femme attendue, ou plutôt son visage, puisque c’est sou-vent le visage de nos semblables que nous gardons en mémoire plus que toute autre partie de leur corps. Finalement, la voie rétrograde allant de (c) vers (b) va faire émerger en écho, en (b), l’attrac-teur « visage de la femme attendue » au sein du spectacle visuel. C’est le surgissement de cet at-tracteur qui produit l’impression particulière de

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voir, de reconnaître, de prendre conscience du visage.a

Ainsi, alors que l’homme attablé reçoit une information lumineuse identique, il ne voit plus la même scène et se trouve happé par la prise de conscience aiguë du « visage de la femme atten-due ».

La situation se complique encore un peu si l’on considère que le phénomène de reconnais-sance visuelle peut conduire à un léger dépla-cement du regard. Cela entraîne une perturbation de la configuration d’équilibre du réseau (c) qui est alors susceptible de changer d’attracteur. C’est ain-si que l’homme aura successivement la vision d’un visage, d’un sourire, d’un regard échangé, etc.

Prenons maintenant l’exemple de la Joconde

(sur la figure ci-après). En regardant le tableau, nous ressentons la présence d’une femme expri-mant douceur et sérénité, nous avons « con-science » d’elle. À l’opposé, nous n’avons aucune « conscience » du décor en arrière plan, de la route sinueuse, des reliefs un peu mystérieux ou du pont enjambant la rivière. Nous n’avons pas « con-science » de cet arrière plan alors qu’il est tout autant dans notre champ de vision et qu’il parti-

a Le phénomène décrit ici est étonnamment proche de ce qu’écrit Henri Bergson dans « Matière et mémoire, essai sur la relation du corps à l’esprit » (1939) : « En fait, il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée. Le plus souvent, ces souvenirs déplacent nos perceptions réelles, dont nous ne retenons alors que quelques indications, simples “signes” destinés à nous rappeler d’anciennes images. »

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cipe sûrement à l’ambiance d’ensemble dégagée par le tableau.

Un tel phénomène peut s’expliquer à partir du modèle (a) → (b) ↔ (c). L’image de la Joconde s’imprime sur le réseau (b), puis est répercutée en

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(c). Le réseau (c) converge alors vers un attracteur, c’est le retour en écho de cet attracteur vers (b) qui provoque cette impression d’avoir « conscience » de la Joconde. Il est d’ailleurs possible que tout le génie de l’artiste réside dans son aptitude à créer une image qui fait émerger en (c) un attracteur particulier, possédant par exemple une charge émo-tionnelle forte.

Si, maintenant, vous détaillez le nez de la Joconde, alors que le spectacle visuel est presque inchangé, vous n’avez plus la même qualité de conscience de la personne représentée. En effet, en focalisant votre regard sur le nez, vous avez légèrement changé la configuration initiale du réseau (c) qui converge maintenant vers un attracteur différent (un attracteur « nez » vraisem-blablement).

La conscience que nous avons de voir quel-

qu’un ou quelque chose n’est pas le seul phéno-mène explicable par le modèle (a) → (b) ↔ (c). Nous allons voir que des notions aussi différentes que celles d’image mentale, d’oscillation visuelle, de catégorisation, de concaténation ou de conden-sation de souvenirs peuvent aussi être abordées sous cet angle.

À propos des images mentales, à quoi corres-pondent-elles ? En général, elles se forment lorsque l’on ferme les yeux et que l’on pense à quelque chose. Il n’y a alors plus rien qui arrive des yeux (a) vers le spectacle visuel (b) ; seules les connexions (c) → (b) sont alors susceptibles de générer une représentation visuelle, que l’on quali-fiera donc « d’image mentale ». Prenons un exem-ple : fermez les yeux et essayez de vous représen-

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ter le Panthéon, ce fameux monument parisien où reposent les grands hommes français.

Une forme semble apparaître, difficile à décrire. Voit-on même réellement quelque chose ? Comme le remarque le philosophe Alain :a « À celui qui prétend faire paraître le Panthéon sur la scène de sa mémoire, demandez de compter les colonnes ou de décrire un chapiteau ; opérations bien aisées à faire quand le Panthéon est présent ; opérations impossibles dès que l’objet est seul-ement imaginé. ».

Comment interpréter ce phénomène ? Les yeux sont fermés, les neurones du réseau (b) ne reçoivent donc pas d’autre information que le bruit de fond obscur généré par les cônes et les bâtonnets. Le mot « Panthéon » surgit soudain dans notre esprit. Par une voie que nous décrirons plus loin, ce mot fait converger le réseau de neu- a Alain (Émile Chartier), Propos de littérature. Paris : Paul Hart-mann, Éditeur, 1934, 324 pages. (Chapitre 69).

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rones (c) vers l’attracteur correspondant à l’im-posant édifice parisien. Ce dernier se projette enfin, en écho, vers le réseau (b) et le spectacle visuel est alors constitué de la superposition d’un bruit de fond obscur et de l’empreinte de l’at-tracteur « Panthéon » générée par le réseau (c).

Venons en maintenant au phénomène d’oscil-

lation visuelle. Au chapitre « Qu’est-ce qu’un cer-veau ? », une règle décidant de l’activation du neu-rone 1 sous l’influence des neurones 2, 3, 4, 5, et 6 a été proposée. On peut imaginer une modifica-tion de cette règle. Il est par exemple possible de proposer que le neurone 1 est activé seulement avec une certaine probabilité : plus le niveau de stimulation du neurone est important par rapport à son seuil d’excitabilité, plus il a une probabilité élevée d’être activé. Par analogie avec un gaz, quand la dynamique évolutive d’un réseau obéit a une loi probabiliste de ce type, on dit qu’il a une température non nulle : plus le comportement du réseau est aléatoire, plus sa température est élevée.

Un réseau possédant une température non nulle peut évoluer en contradiction avec les lois trouvées précédemment. Ainsi, l’énergie du réseau ne diminue plus nécessairement au cours du temps. Le réseau est susceptible de passer d’une configuration donnée à une configuration plus énergétique avec une probabilité d’autant plus faible que la température est basse. Par ailleurs, le réseau peut ne pas converger vers un attracteur stable : il peut ne pas converger du tout ou osciller entre deux ou plusieurs attracteurs comme dans le schéma ci-après :

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L’impression subjective d’être dans un état mental oscillant peut se rencontrer lors de la visualisation de certaines images. C’est le cas du fameux vase de Rubin :

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L’impression visuelle d’oscillation que l’on ressent en regardant l’image est compatible avec le modèle (a) → (b) ↔ (c). Du fait d’une tempéra-ture non nulle et de la forme adéquate de l’objet visualisé en (b), il y a une oscillation en (c) entre deux attracteurs : l’attracteur « vase » et l’attracteur « visages ». Via les connexions (c) → (b), il y a en (b), en écho, une impression d’oscillation entre deux objets perçus.

Une température non nulle peut avoir des avantages, par exemple pour sortir d’un attracteur local non pertinent : le mouvement aléatoire généré par la température non nulle permet de s’échapper d’une légère dépression pour tomber au fond d’un attracteur stable.

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Changeons de domaine et considérons la capacité que nous avons à construire des caté-gories, à instaurer des hiérarchies, des relations d’inclusion entre ces catégories : les chaises et les fauteuils sont des sièges, les sièges et les tables sont des meubles, etc. Un réseau de neurones formels peut, dans une certaine mesure, conduire à un tel processus de catégorisation.

Prenons un exemple. « Je sors de ma voiture, je vois au loin une forme qui bouge. Ça ressemble à un chat. Tiens, c’est le chat des voisins… ». Que

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s’est-il passé au niveau du réseau (c) de neurones visuels ?

Dans mon existence, j’ai vu et côtoyé un grand nombre de chats ; autant d’attracteurs se sont ainsi construits au fil du temps dans mon réseau visuel (c). Ces chats se ressemblant tous peu ou prou, les attracteurs qui leurs sont associés correspondent à des configurations de neurones visuels elles aussi semblables : seuls les états de quelques neurones changeront d’un attracteur chat à l’autre.

Lorsque « je vois au loin une forme qui bou-ge », mon réseau visuel (c) part de cette configu-ration initiale, puis éteint ou allume successiv-ement certains de ses neurones. Dès que le réseau atteint une configuration proche des configura-tions de chats qui ont été mémorisées, je pense « ça ressemble à un chat ». Puis, quand le réseau converge finalement vers son attracteur, je pense « c’est le chat des voisins ».

Ces attracteurs peuvent être représentés gra-phiquement de la façon suivante :

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Un attracteur s’est construit en réponse à la grande variété de chats que nous avons rencontrés dans notre existence, il constitue en quelques sortes la catégorie générique « chat ». Puisque cet attracteur est né de la perception de formes qui ne sont pas toutes identiques (tous les chats n’ont pas le même aspect), l’attracteur est large. Si, par ailleurs, un chat vit dans mon appartement, la vision quotidienne de ce chat va creuser elle aussi un attracteur, qui sera profond (car ce chat est vu souvent) et étroit (car c’est toujours le même chat). Si ce sont mes voisins qui ont un chat, son attracteur sera étroit, car c’est toujours le même chat, et peu profond, car le chat est vu peu souvent.

Les attracteurs « Mon chat » et « Le chat des voisins » sont creusés à l’intérieur de l’attracteur « Chat ». C’est ce positionnement relatif qui traduit

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l’existence d’une hiérarchie, d’une relation d’inclu-sion : mon chat et le chat des voisins appartien-nent en effet tous deux à la catégorie « Chat ».

Un tel modèle traduit en outre assez bien le

caractère dynamique d’un processus de reconnais-sance. Sur le schéma précédent, en (a), je vois quelque chose : lorsque j’accède à l’attracteur « Chat » je reconnais une forme de chat puis, rapi-dement, et avec un sentiment d’évidence, « c’est mon chat ! ». En (b), le cheminement est proche, à la nuance près qu’« il me semble que c’est le chat du voisin ». Enfin, en (c), j’aperçois bien aussi une forme, mais je reconnais ici simplement « un chat ».

Il est tentant, à ce stade, de faire l’hypothèse que nous percevons la profondeur et l’étroitesse du minimum atteint lors de la convergence du réseau de neurones. Cette information participe à l’établissement du niveau de doute ou de certitude que nous ressentons lorsque nous reconnaissons quelqu’un ou quelque chose. Au point de conver-gence, si la configuration atteinte se trouve au fond d’une dépression étroite et profonde, son niveau énergétique sera sensiblement inférieur au niveau énergétique des configurations voisines. C’est ce décrochage énergétique qui est associé au sentiment de certitude que nous éprouvons à propos de ce qui vient d’être reconnu.

Les associations d’idées sont un élément

incontournable de la vie psychique. Dans les chapitres précédents nous avons déjà mis en évi-dence, a minima, un tel phénomène : si nous avons l’habitude de voir plusieurs objets ensemble, l’évo-

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cation d’un seul d’entre eux va aussitôt faire émerger celui ou ceux qui sont absents. C’était notamment le cas pour le bébé du chapitre « Voir et reconnaître », il suffisait que la silhouette de maman apparaisse pour que celle de papa soit évoquée à son tour. Nous pouvons aussi faire l’expérience : si je vois une illustration repré-sentant Sancho Pansa assis sur son âne, j’associe immédiatement sur Don Quichotte juché sur son cheval, la pique à la main, tellement l’image de Don Quichotte aux côtés de Sancho Pansa m’est familière. Un autre exemple typique de ce proces-sus de reconstruction se rencontre lorsque, au cours d’une promenade solitaire au bord d’une plage, nous tombons sur des traces de pas dans le sable. Immédiatement nous ne nous sentons plus seul ; parfois, cela devient même insupportable : quelqu’un vient de polluer, de violer notre inti-mité. En effet, à partir de la simple vision de traces de pas, un attracteur « être humain » est atteint par le réseau (c), c’est la perception en écho de la présence de cet être virtuel qui rompt notre solitude.

Si le travail par association d’idées est cher

aux psychanalystes, la notion de condensation de souvenirs ne l’est pas moins. Nous avons vu à ce sujet qu’un réseau ne converge pas nécessairement vers un attracteur correspondant à un souvenir mémorisé, il peut y avoir convergence vers un souvenir composite : partant du visage de maman caché aux deux tiers, le système visuel du bébé convergeait vers un attracteur où l’on trouvait un mélange de visage et de deux silhouettes humaines côte à côte. Il arrive en effet de la même façon que

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nous mélangions, que nous condensions nos sou-venirs. Les attracteurs constitués peuvent alors être composés d’agrégations d’images, avec substi-tution de formes ou de couleurs, voire un peu à la façon des peintres surréalistes.

En résumé, notre nouveau cerveau visuel est

maintenant constitué : – De trois réseaux de neurones. Le premier (a) est la rétine, le second (b) est constitué de neurones non interconnectés stockant simplement l’infor-mation lumineuse en provenance des yeux, le troi-sième réseau (c) a une constitution similaire à celle du réseau (b) à une exception près : les neurones sont ici interconnectés et peuvent donc mémoriser des images sous forme d’attracteurs. – La rétine envoie des informations vers le réseau (b), qui lui-même les transmet au réseau (c) qui converge alors vers un attracteur. – Le réseau (b) détermine le spectacle visuel que nous construisons à l’intérieur de notre tête. – Il existe une voie rétrograde allant de (c) vers (b). Cette voie fait émerger en (b) l’attracteur atteint en (c). C’est le surgissement de cet attrac-teur qui produit l’impression particulière de perce-voir une forme se détachant d’un fond. – Les images mentales que nous avons l’impres-sion de voir quand nous fermons les yeux et cer-tains phénomènes associatifs peuvent être expli-qués à partir d’un tel modèle.

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Le manque, ou l’étrange expérience du deuil

Quand deux personnes vivent ensemble pen-

dant plusieurs décennies, dans une intimité totale ou presque, un attracteur « conjoint » se constitue au cours du temps. Si, brusquement, ce conjoint meurt, la vie devient très difficile. Au-delà d’un envahissement émotionnel intensément doulou-reux, le survivant éprouve une impression perma-nente de manque. Le soir, au coucher, le lit est vide, mais l’attracteur « conjoint » est inévitable-ment atteint tellement ce lit est associé à la person-ne disparue. Alors que le silence est total, on entend pourtant l’autre respirer, on « sent » sa pré-sence. Avec le temps et le travail de deuil, l’attrac-teur « conjoint » va s’aplanir et cette impression de manque disparaîtra.

Si, par un hasard extraordinaire, le conjoint réapparaît plusieurs années après sa disparition annoncée (par exemple un soldat au décours d’un conflit), la situation n’est pas plus simple. « Il » est là, mais l’attracteur « conjoint » n’est plus là, ou si peu. Paradoxalement, l’épouse doit alors appren-dre à vivre avec un étranger…

Nous avons jusqu’à présent développé un

modèle de cerveau visuel, il est temps de le généraliser aux autres sens. Les deux paragraphes précédents montrent en effet que quand nous pensons à une personne intime, l’ensemble des impressions qui en résulte dépasse largement le seul cadre de la vision.

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Abordons, pour commencer, le domaine de l’audition. Nous avons, ici aussi, une aptitude à la reconnaissance des formes : quand des enfants fredonnent Au clair de la lune et qu’ils chantent faux, nous reconnaissons tout de même l’air de la mélodie bien connue. La mémoire auditive, au même titre que la mémoire visuelle, peut en outre fonctionner par associations : si vous écoutez l’un de vos disques favoris, dès la fin d’une piste, vous vous surprendrez souvent à fredonner l’air de la piste suivante.

Plus généralement, les penseurs phénoméno-logistes ont remarqué depuis longtemps que le fait de « voir » n’impliquait pas uniquement le système visuel. Ainsi, pour Maurice Merleau-Ponty, la vis-ion d’un citron jaune vif ne se traduit pas simple-ment par la perception d’une forme et d’une cou-leur associée à une longueur d’onde bien définie ; il y a aussi la perception gustative d’une certaine acidité.a De la même façon, le pot de miel ambré évoque immédiatement une impression de doigts qui collent.

Pour rendre compte de cela, il nous faut compléter les réseaux de neurones (b) et (c) intro-duits précédemment.b

a Archives radiophoniques (France Culture, 9 Novembre 2001, « Les Vendredis de la philosophie »). b Le modèle ci-dessus s’inspire du concept de global workspace dé-veloppé dans l’article : Dehaene S., Naccache L. (2001). Towards a cognitive neuroscience of consciousness: basic evidence and a workspace framework. Cognition, 79: 1-37.

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Le modèle (a) → (b) ↔ (c) est simplifié gra-phiquement, il est par ailleurs étendu aux systèmes auditifs, gustatifs, de l’odorat, du toucher et pro-prioceptifs (la proprioception relève des percep-tions internes à notre organisme, comme la mise en tension de nos muscles ou de nos ligaments). De chacun de ces réseaux sensoriels partent des connexions vers un réseau associatif (d). Des connexions (d) → (c) assurent une rétroaction de ce réseau (d) vers les réseaux sensoriels.

Illustrons ce nouveau modèle à l’aide d’un exemple. Un citron tranché en deux entre dans notre champ de vision. Le réseau (b) de neurones visuels fait émerger le spectacle visuel de ce citron. Au niveau du réseau (c) il y a convergence vers l’attracteur visuel « citron ». Au niveau du nouveau

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réseau associatif c’est l’attracteur « citron » lui-même qui est atteint, cet attracteur résume l’en-semble des sensations et des expériences vécues à partir d’un citron. De cet attracteur et des connex-ions retournant vers les différents systèmes senso-riels, nous ressentons à minima, ou tout au moins nous avons l’impression de ressentir, une saveur acide, une odeur piquante d’agrume, le contact gru-meleux de la surface, l’humidité de la section tranchée voire la sensation de brûlure qu’elle nous procurerait au niveau des inévitables petites écor-chures qui parsèment notre main.

Le modèle (a) → (b) ↔ (c) ↔ (d) nous invite

ainsi à nuancer les développements du chapitre précédent sur la notion de conscience. Lorsqu’un attracteur est atteint au niveau du réseau visuel (c), le sujet perçoit l’émergence d’une forme se déta-chant d’un fond. Cette perception est le premier stade du phénomène que nous appelons « con-science ». La perception visuelle d’un objet ne résume cependant pas à elle seule le phénomène de prise de conscience ; c’est en tous cas ce qu’il-lustre l’exemple du citron tranché. Nous consi-dérerons désormais que c’est lorsque l’attracteur est atteint en (d) que le sujet a pleinement « con-science » de l’objet perçu.

Insistons quelques instants sur ce que repré-sentent les attracteurs des réseaux (d) et (c).

Un attracteur est un minimum énergétique du réseau, une configuration vers laquelle il est sus-ceptible de converger. Ces minimums peuvent correspondre à des états mémorisés, c’est-à-dire fréquemment rencontrés ; ils peuvent aussi corres-

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pondre à des états parasites, à des superpositions d’états mémorisés, etc.

Les attracteurs du réseau (c) relatif à la vision sont le plus souvent en rapport avec des éléments picturaux saillants auxquels nous avons été con-frontés. La liste est presque sans fin, pensons à des visages, des mots, des silhouettes d’animaux, de végétaux, d’objets, d’immeubles ou de monuments, etc.

Le réseau (d) est un réseau qui intègre, qui associe des éléments relevant de modalités senso-rielles différentes. L’attracteur « maman », par ex-emple, intégrera sous une forme plus ou moins précise le visage de notre mère, ses mimiques, son odeur, le son de sa voix, la texture de sa peau, les chansons qu’elle aimait chanter pour nous endor-mir, la façon qu’elle avait de caresser le bout de notre nez, etc. Quand nous nous souvenons de « maman » c’est cet attracteur que nous atteignons avec, en écho, l’évocation subliminale de diffé-rentes sensations provenant des connexions (d) → (c) → (b).

Souvenons-nous maintenant que le réseau constitué par les neurones d’un cerveau humain est d’une complexité à la limite de l’imaginable. Le nombre de nœuds du graphe représentant les attracteurs et les configurations que peuvent prendre un tel réseau au cours du temps est en effet très largement supérieur au nombre d’atomes présents dans l’univers. On ne peut donc pas représenter raisonnablement l’attracteur « maman » sous la forme d’une simple cupule. Le relief de cet attracteur est plutôt comparable à celui d’une vallée coincée entre plusieurs blocs montagneux ; chaque anfractuosité, chaque dépression tradui-

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sant l’existence d’autant de sous attracteurs plus ou moins emboîtés les uns dans les autres ; sous attracteurs représentant tel ou tel aspect particulier de notre mère, à la façon de l’exemple pris dans le chapitre précédent à propos de l’attracteur « Chat » et des sous attracteurs « Mon chat » et « Le chat des voisins ».

Le phénomène d’association d’idées que nous avons évoqué au chapitre précédent trouve une dimension supplémentaire dans le cadre du modè-le (a) → (b) ↔ (c) ↔ (d).

Prenons un nouvel exemple, essayez de vous souvenir de votre lycée. Pour ce faire, en général, soit vous fermez les yeux, soit votre regard se perd

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vers l’infini afin de réduire au maximum les infor-mations en provenance de vos différents sens.

À partir du mot « lycée », un attracteur est atteint en (d). Parmi les échos (d) → (c) → (b), il se peut que ce soit la voie visuelle qui prédomine avec, au final, l’image mentale de la porte de votre lycée qui apparaît. Cette image repart vers (d), le réseau converge alors vers un nouvel attracteur, par exemple la cour de récréation. Les échos (d) → (c) → (b) peuvent générer l’image mentale de la cour de récréation mais surtout les bruits caractéristiques associés à cette dernière. Et ainsi de suite…

Résumons de nouveau la constitution de

notre cerveau imaginaire : – Cinq organes sensoriels sont reliés à autant de couples de réseaux de neurones de type (b)/(c). – Un réseau associatif (d) est relié aux cinq réseaux (c). – Lorsqu’un attracteur est atteint en (c) le sujet perçoit l’émergence d’une forme se dégageant d’un fond. Il s’agit de la première étape du phé-nomène que nous dénommons « conscience ». La prise de conscience est totale lorsqu’un attracteur est atteint en (d). – Les attracteurs de (d) intègrent les différentes modalités sensorielles mémorisées à propos d’un objet ou d’un sujet donné. – La complexité du système d’attracteur d’un véri-table cerveau est difficilement concevable.

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Conscience de soi et « non attracteur "Je" »

Un point essentiel n’a pas été abordé dans les

chapitres précédents, il est relatif à ce « moi » qui hante en permanence les couloirs de notre vie psy-chique. Ainsi, quand je me demande où sont passées mes clés, je ressens de façon subliminale l’existence d’un « moi » qui tente désespérément de se souvenir de quelque chose. On imagine mal comment un simple automate pourrait rendre compte de cette propriété, fut-il constitué d’un réseau de cellules interconnectées engagé dans un processus de convergence vers un attracteur.

Pour être tout à fait honnête, la situation n’est pas si simple. Le plus souvent, en effet, nous vivons dans le feu de l’action et la place laissée à ce « moi » est limitée voire inexistante. Parfois, c’est exactement le contraire ; dans des moments de méditation, lors d’une promenade au calme, en solitaire, il nous arrive d’être comme sidéré de découvrir que « nous » existons.

À quoi correspond ce phénomène ? Il est tentant de le rattacher à ce que nous

pourrions nommer l’attracteur "Je". Mes parents, mon conjoint, mes enfants ont

creusé et creusent dans mon espace psychique (d) des attracteurs. Qu’en est-il de l’attracteur qui correspond à "Je" ? "Je" non en tant qu’individu physique avec un corps que l’on peut représenter, mais en tant que sujet pensant.

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L’existence même de cet attracteur "Je" pose problème. Au même titre que l’attracteur « ma-man » décrit dans les pages précédentes, la struc-ture de l’attracteur "Je" doit refléter la complexité de "Je", mais "Je" est le réseau lui-même, réseau caractérisé par l’ensemble de ses attracteurs, dont l’attracteur "Je" fait partie ! Comment l’attracteur "Je" pourrait-il contenir toute la complexité d’un paysage dont il fait lui-même partie ?

Ce type de paradoxe, ou tout au moins de paradoxe apparent, a été abondamment étudié par les mathématiciens. Par exemple en théorie des ensembles, où l’on montre qu’un ensemble ne peut pas appartenir à lui-même.

Il est ainsi possible que l’attracteur "Je" ne puisse pas exister du fait d’une impossibilité logique ; il est aussi envisageable que l’attracteur "Je" soit singulier, c’est-à-dire qu’il ne corresponde pas à un minimum bien sagement situé au fond d’une cupule ou d’une dépression. En effet, les attracteurs peuvent avoir des formes géométriques plus ou moins complexes. Sur le schéma ci-après (vue de haut), l’attracteur "Je" prend la forme d’un plateau recouvert d’un nombre considérable de reliefs de dimensions variées ; le réseau erre ainsi indéfiniment, d’anfractuosité en anfractuosité, sans jamais s’arrêter (pour rappeler cette absence de convergence, est désormais proposé le terme « non attracteur "Je" »).

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C’est une errance de cette nature qui provo-querait, lors d’une tentative de prise de conscience de soi, ce sentiment anxieux de ne jamais pouvoir se capturer soit même.a

Une question se pose alors tout naturel-

lement : s’il n’y a pas d’attracteur régulier "Je" dans

a Comment ne pas rappeler ici les mots de Jean-Paul Sartre : « […] la conscience n'a pas de “dedans” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience. […] Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. » (1947, Situa-tions, I; Paris: Gallimard).

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(d), en d’autres termes si nous ne pouvons pas avoir pleinement conscience de nous, comment est-il possible qu’un processus de convergence puisse être amorcé vers ce non attracteur ? Peut-être précisément à cause de l’existence du pronom personnel « je ». Si nous avons une vague intuition de notre existence à travers des perceptions internes, ou par auto observation, c’est avant tout le langage qui formalise cette existence, à partir de symboles spécifiques comme je, ma, mon, mien, etc. Dans un contexte général de faible stimulation environnementale, ces éléments de langage asso-ciés à des perceptions internes de soi pourraient servir d’amorce au réseau et le lancer dans une tentative désespérée de convergence vers un attracteur qui correspondrait à lui-même. Or une non convergence se traduit par de la frustration, voire de l’angoisse (c’est en tout cas ce type d’émotion que l’on éprouve quand on ne parvient pas à retrouver un souvenir).

Revenons maintenant à la question du « je me

souviens » : quand je fais appel à ma mémoire, j’ai conscience que c’est moi qui essaie de retrouver mes souvenirs.

En fait, nous l’avons remarqué plus haut, c’est en partie faux. Le plus souvent, les rappels de mémoire se font dans le feu de l’action, sans la moindre prise de conscience que c’est moi qui me souvient. C’est lors d’efforts de mémoire impor-tants que le moi apparaît. Dans une telle situation, le processus de convergence requiert du temps ; cela impose de limiter, voire de supprimer les sti-mulations extérieures, par exemple en enfouissant sa tête entre ses mains ou, plus discrètement, en

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adoptant une pose proche de celle du « penseur » de Rodin. En limitant ces stimulations externes, ce sont les stimulations internes qui deviennent pré-pondérantes, les stimulations qui viennent de moi, d’où des amorces de tentatives de convergence vers le « non attracteur "Je" ». Au total, lors d’un effort psychique important, il y a des moments où s’immisce l’esquisse d’une conscience de soi et l’on dit alors, tout naturellement, « je me sou-viens ».

En guise de corollaire, le concept de « non attracteur "Je" » permet de proposer une explica-tion possible au fait que la vie psychique est souvent décrite comme une « vie intérieure ».

En effet, revenons au modèle (a) → (b) ↔ (c) ↔ (d). Bien que nous sachions que « Je » existe, il n’y a pas de possibilité de convergence dans le réseau (d) vers un attracteur correspondant à ce « Je ». Du fait de cette absence d’attracteur, il n’y a, de facto, pas de possibilité de représentation de nous-même via les connexions (d) → (c) → (b). Or le processus de représentation des attracteurs internes via les connexions (d) → (c) → (b) con-duit à projeter ces derniers vers le monde extérieur, puisqu’ils sont superposés en (b) à des informations provenant de ce monde extérieur. Le « Je » ne pouvant pas être projeté vers l’exté-rieur, il est perçu, par opposition, comme étant « intérieur ». On parle donc fort logiquement d’une « vie intérieure ».

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Intention et libre arbitre

Une voix lointaine, d’outre monde, résonne

et s’infiltre comme quelque instrument de torture. Je tente désespérément de la repousser, mais rien n’y fait, le combat est visiblement perdu d’avance. Dans la débâcle, les bribes d’un rêve se dispersent en désordre. La conscience émerge, avec peine, je suis dans un lit… mon lit. Le pire devient une évidence : il s’agit d’une journée de travail qui commence… Défile alors, dans un flou presque total, la rengaine des activités à venir. Impossible, l’énergie manque. À la radio, le commentateur continue d’égrener les nouvelles du jour avec un enthousiasme pénible. « Bon, aller, je me lève… », mais rien ne bouge. « Bon, cette fois, il faut y aller… ». Quelques minutes encore puis, soudain, des bras et des jambes s’activent avec déter-mination, cette fois, c’est parti…

Cette tranche de vie quotidienne illustre deux

points non encore abordés. Le premier concerne la notion d’intention : nous dirigeons notre pensée et nos actes vers un but. Le second concerne la notion de liberté : face à une situation probléma-tique, nous avons l’intime conviction de pouvoir choisir parmi les solutions qui s’offrent à nous.

À propos de nos intentions, le bon sens voudrait que nous souhaitions, tout simplement, ce qui est bon pour nous. En d’autres termes, nos intentions devraient être le reflet d’une volonté implicite de maximiser notre bien-être, avec un compromis subtil mais délicat : doit-on privilégier le court, le moyen ou le long terme ? Nous retrou-

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vons là le fameux calcul des plaisirs d’Épicure, qui ajoute d’ailleurs fort à propos qu’il faut non seu-lement maximiser le bien-être mais aussi et surtout minimiser le mal-être.

En fait la complexité du problème réside vrai-semblablement dans ce dernier point : la dualité bien-être/mal-être. Il existe en effet des situations qui provoquent simultanément plaisir et déplaisir et, en pratique, l’arbitrage va être délicat et parfois aboutir à des décisions surprenantes. Ces situa-tions ne sont pas rares, pensons par exemple aux frissons excitants de certains manèges de fêtes foraines, ou au mélange bien connu de joie et de culpabilité lors d’achats frivoles. Ces situations peuvent être moins anodines, la pratique clinique est là pour nous le rappeler au quotidien. Cela va du masochiste, qui ne parvient à jouir que dans la douleur, à la névrose d’échec qui, de façon incom-préhensible, trouve son compte dans les accu-mulations de déboires. Nous reviendrons plus en détails sur ces exemples dans la suite, tant le sujet est d’importance.

Voyons maintenant comment développer notre cerveau imaginaire pour pouvoir lui faire rendre compte d’une notion d’intention intégrant toute cette complexité.

Nous allons postuler l’existence de deux

petits groupes de neurones notés (+) et (–) dont le rôle est de transmettre des messages de récom-pense (plaisir) et d’aversion (déplaisir).a De façon

a Il existe des structures cérébrales en rapport avec des émotions comme le plaisir et l’aversion. Elles ont été largement étudiées en neurobiologie, voir par exemple : Vincent, J.D. (2004) Cerveau,

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un peu surprenante et artificielle, nous allons considérer que parmi les neurones (+) certains sont en permanence allumés ; au contraire, parmi les neurones (–) certains sont en permanence éteints.

Ces deux petits groupes de neurones sont reliés au réseau associatif conscient (d) par l’inter-médiaire d’un nouveau réseau que l’on dénom-mera réseau d’intention (i). Ce dernier réseau et le réseau associatif ont des tissus de connections internes similaires. Le réseau d’intentions peut en fait être considéré comme une copie simplifiée du réseau d’association, les attracteurs des deux ré-seaux sont donc comparables.

humeurs et émotions. La lettre de l’académie des sciences, n°12 (été 2004), pages 8-10.

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Parfois, un stimulus arrive en amont de (+) et (–) et modifie l’état des neurones non fixes de (+) et (–). Dans ces moments, le sujet ressent une émotion intense. Cette émotion a une valence positive (joie, plaisir) si les neurones (+) sont activés, une valence négative (peur notamment) si des neurones (–) sont activés, une émotion plus complexe si des neurones (+) et (–) sont activés en même temps. Lors de ces émotions intenses, les connexions entre les neurones (+/–) et le réseau d’intentions sont modifiées. De la sorte, le réseau d’intentions associé aux neurones (+/–), mémorise les éléments de l’existence, mais contrai-rement au réseau associatif, ces éléments sont colorés de leur valence émotionnelle habituelle.

Puisque certains neurones (+) sont en perma-nence activés et certains neurones (–) en perma-nence désactivés, le réseau d’intention associé aux neurones (+/–) a spontanément tendance à attein-dre des attracteurs associés à des valences émo-tionnelles positives. Plus précisément, ces attrac-teurs du réseau d’intention sont habituellement associés à des évènements (+) et non (–), c’est à dire générateurs de bien-être et non générateurs de mal-être. Nous retrouvons bien là des attracteurs susceptibles de jouer le rôle de ce qui correspond selon le sens commun à nos « intentions ».

Tout cela apparaît peut être un peu abstrait, prenons donc un exemple. Un bébé entend la voix de sa mère. Le réseau d’associations converge alors vers l’attracteur « maman », synthèse du visage, des mimiques, de la voix, de l’odeur, de cette der-nière. Le réseau d’intentions associé aux neurones (+/–), va converger, lui, vers ce qui est associé en même temps à « maman » et à l’association d’une

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valence (+) et d’une absence de valence (–). Ce réseau convergera donc vers « ce qui est bien/bon et qui est associé à maman », c’est-à-dire, si l’en-fant à faim, vers une sensation d’un sein dans la bouche, du lait chaud que l’on déglutit et qui rem-plit l’estomac, etc. L’intention du bébé est donc, au bout du compte, d’avoir une tétée. Ce qu’il faut mettre en œuvre pour l’obtenir est une autre histoire…

En ce qui concerne l’action, elle est planifiée,

élaborée à partir d’un réseau supplémentaire noté (e), qui récolte de l’information provenant du ré-seau associatif conscient (d) et du réseau d’inten-tions (i). Le réseau d’action (e) intègre et code cette information pour que nos muscles effectuent bien les gestes permettant de mettre en œuvre l’attrac-teur issu du réseau d’intention (i). Voyons cela sur un autre exemple.

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Un bébé est assis sur un tapis de jeu. Il y a un cube rouge en face de lui. Il le regarde, le cube génère alors un attracteur du type « chose rouge aux contours rectilignes, de petite/moyenne taille » au niveau du réseau associatif. Le réseau d’inten-tions associé aux neurones (+/–) génère, lui, un attracteur correspondant à ce qui, en général, peut faire du bien à partir d’une « chose rouge aux contours géométriques, de petite/moyenne taille ». Par exemple l’attracteur « mâchonner cette chose rouge », car mâchonner peut faire du bien si la chose rouge se mange, ce qui est compatible avec le (+), et mâchonner peut faire du bien aux gencives quand elles sont douloureuses, ce qui est compatible avec une absence de (–). L’attracteur « mâchonner la chose rouge » du réseau d’inten-tion est ensuite envoyé vers le réseau d’asso-ciation. Ainsi, le bébé prend conscience de la nécessité de mettre le cube rouge dans sa bouche. Cette nécessité est ensuite transformée en une succession d’ordres moteurs visant à ce qu’effecti-vement le cube soit introduit dans la bouche.

Toujours à propos de l’action, quand le réseau d’associations est la structure qui l’élabore, on peut fort logiquement parler d’action « con-sciente », c’est-à-dire d’action générée à partir du contenu de la conscience. Le réseau d’intentions est cependant lui aussi en amont du système codant l’action. Quand c’est ce réseau qui est le principal effecteur, on observe alors une action non pas issue de l’attracteur conscient, mais de l’attracteur (inconscient) du réseau d’intentions. Les actes manqués sont un exemple de situation de ce type.

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Ce nouveau modèle permet, au passage, de proposer une explication au phénomène du refou-lement. En effet, les neurones (+) qui sont en permanence activés, attirent à eux, favorisent l’émergence des attracteurs agréables du réseau d’intention. A contrario, les neurones (–) qui sont en permanence inactivés, repoussent, freinent l’émergence d’attracteurs désagréables. Puisqu’il y a une relation entre le réseau d’intentions et le réseau d’association, cela a pour conséquence que certains attracteurs du réseau d’association (donc des attracteurs conscients) vont voir leur émer-gence favorisée ou, au contraire, freinée. On trouve ici une explication possible à la tendance naturelle que nous avons à ne pas pouvoir nous souvenir de situations désagréables, à les refouler. Les attracteurs sont là, mais le réseau a du mal à converger vers eux du fait de l’action lointaine, mais constante, des neurones (+) et (–).

Nous avons évoqué plus haut qu’il n’est pas

rare que des situations présentent simultanément des aspects agréables et d’autres désagréables. Cela peut être à l’origine de comportements curieux, voire irrationnels, tout au moins en apparence. Prenons un nouvel exemple, celui d’un adolescent et de ses relations avec ses parents. L’adolescence se caractérise par l’accès à la sexualité avec, en corollaire, une association très forte entre les neurones (+) et les configurations du réseau d’intentions associées à des attracteurs relevant de conduites sexuelles. Quand un adolescent est pro-che de sa mère, l’attracteur « maman » est ébauché, avec tout ce qu’il comporte comme nous l’avons vu à plusieurs reprises : le visage, l’odeur, le

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contact de la peau, du sein dans la bouche, les câlins… Compte tenu de l’association puissante des neurones (+) avec les conduites sexuelles et de la nature de l’attracteur « maman » qui comporte, lui aussi, des éléments à caractères sexuels, l’attrac-teur du réseau d’intention devrait logiquement être l’attracteur « rapport sexuel avec ma mère ». Mais ce n’est pas possible car, pour de multiples rai-sons, une telle situation est violemment aversive, elle est donc repoussée par le groupe de neurones (–) avec, au passage, l’émergence d’une certaine angoisse. Compte tenu du caractère erratique et oscillant du réseau d’intention entre la tentative de convergence vers un attracteur « rapport sexuel avec ma mère » et la mise à l’écart violente de ce même attracteur, rien n’arrive jusqu’au niveau du réseau d’association : l’adolescent ne perçoit donc absolument pas consciemment le conflit qui est en lui. On entend ainsi, en pratique, les mères d’ado-lescents dire : « je ne comprends rien, d’un côté il est collé à moi comme s’il était encore un enfant, d’un autre côté je l’énerve et il ne me supporte plus ».

Au-delà du caractère conscient de nos déci-

sions, nous avons la conviction profonde que c’est notre conscience qui « décide » de ce que nous faisons, que c’est elle qui fait les « choix ».

On remarquera tout d’abord que, le plus sou-vent, il n’y a ni choix ni décision. Nos actions les plus banales sont en effet réalisées automatique-ment, sans véritable accès à la conscience, en pratique grâce à des connexions qui court-circui-tent le réseau d’association.

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Si l’on y prête un peu attention, au-delà de cette motricité dite involontaire, la quasi-totalité de nos actions ne sont, elles non plus, pas totalement volontaires. Ainsi, quand le réveil son-ne le matin, nous « décidons » de nous lever (ou de ne pas nous lever éventuellement !). Mais, en fait, nous ne nous levons pas au moment où cette décision est prise : « bon, aller, je me lève… Oh et puis non, pas de suite. Bon, cette fois, il faut y aller… ». Et puis, soudain, sans que cela ne soit la conséquence évidente d’une mentalisation parti-culière, nous nous levons. Certes, on constatera, ici, une corrélation très forte entre le contenu de la conscience et l’action : quand je décide de me lever, en général (mais pas toujours, et cela a son importance), je me lève effectivement dans les secondes ou les minutes qui suivent. Il est cependant difficile de parler de l’exercice d’une véritable volonté, car à partir du moment où la décision est prise de se lever, on ne sait pas exactement quand le sujet va se lever, on n’est d’ailleurs pas non plus tout à fait sûr qu’il va réellement se lever.

Ainsi, plutôt que d’affirmer que c’est « moi » sujet conscient, qui décide de mes actes, en toute souveraineté, il serait peut être plus raisonnable de dire simplement que le réseau conscient (asso-ciatif) conduit à des choix d’action très efficaces, qui sont donc très souvent transformés en actes. Cette antériorité d’une représentation consciente de l’action qui est ensuite réalisée, nous donne l’impression que c’est cette conscience qui décide. Mais, en réalité, c’est le sujet dans son ensemble qui décide. La conscience est d’ailleurs parfois marginalisée dans son rôle de décideur : dans les

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actes manqués, c’est bien connu, mais aussi dans les situations où l’on dit « je n’ai pas pu m’empê-cher de faire ça, c’était plus fort que moi… ».

Venons en maintenant au concept fameux de

liberté : « "Je" peux faire des choix ». Nous avons déjà abordé la question du "Je",

il correspond à l’immixtion fugitive du « non attracteur "Je" » lors d’efforts psychiques significa-tifs.

La notion de choix pourrait être, elle, ratta-chée à une oscillation du réseau associatif entre deux ou plusieurs attracteurs avant que la conver-gence ne soit atteinte. Le sujet aurait ainsi l’im-pression d’hésiter entre deux ou plusieurs pos-sibilités, puis de choisir.

Le sentiment de liberté vient au bout du compte de l’autonomie du sujet pensant : person-ne ne peut prédire avec certitude le choix qu’il va faire, il est imprévisible. Nous avons en effet insisté à plusieurs reprises sur la complexité presque impensable du système d’attracteurs d’un cerveau. Il résulte de cette complexité qu’à partir de deux configurations initiales presque identi-ques, un même cerveau peut converger vers des attracteurs différents, conduisant à des décisions opposées. La figure suivante illustre une telle si-tuation :

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Pour un observateur extérieur le sujet est donc imprévisible puisque, partant de situations indiscernables, il peut émettre des choix distincts.

Cette imprévisibilité n’est pas rien. En effet,

le sujet conscient est ainsi libre de croire en sa liberté d’action et de décision, car rien ni personne ne pourra jamais lui démontrer qu’il est privé de cette liberté.

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Parler et raisonner

– Oh, qui c’est ça ? – Titoubun – Ah oui, c’est petit ours brun. Et qu’est ce

qu’il fait petit ours brun ? – Obai – Il est dans son bain. Et qui est avec lui ? – Mama – Oui, sa maman est en train de le savonner.

Qu’est ce qu’il tient dans sa main, petit ours brun ? – bébé – Ah oui, tu crois ?… – Na – Alors qu’est ce que c’est ? – Mh… – C’est un canard. Et le poisson, où est-il ? – léla – Oui ! Il est là !

Les mots sont des signes sonores que les

enfants apprennent à repérer et à reproduire en écoutant parler ceux qui les entourent, en par-ticulier leurs parents. Si c’est l’audition répétée des mots dans des contextes variés qui détermine leur apprentissage, il est tentant de rapprocher ce mé-canisme des modalités de mémorisation des visa-ges ou des formes que nous avons détaillées dans les chapitres précédents. Selon cette approche, au fur et à mesure qu’un même mot est entendu de la bouche d’un homme, d’une femme ou d’un en-fant, prononcé sur un ton ou sur un autre, ce mot s’imprime en filigrane dans le tissu de connections d’un réseau de neurones. Si le mot est ensuite

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entendu légèrement déformé ou dans un contexte différent, le réseau part de la configuration corres-pondant au son entendu et converge vers l’attrac-teur qui lui est le plus proche : le sujet « recon-naît » alors le mot appris.

Revenons au modèle de cerveau développé

dans les pages précédentes et, conformément à ce qui vient d’être dit, introduisons un nouveau réseau de neurones (l) destiné au langage, réseau situé entre le réseau (c) du système auditif et le réseau associatif conscient (d). Les attracteurs du réseau de langage sont des mots ou des associa-tions de mots que le sujet a souvent entendus ou qui ont pour lui une importance toute particulière.

En pratique, si un sujet entend le mot « chat », l’image acoustique de ce mot est capturée dans un premier temps au niveau du réseau auditif (c), puis le mot lui-même est reconnu en tant que tel lorsque l’attracteur correspondant est atteint dans le réseau de langage (l). C’est à partir des connex-ions existant entre le réseau de langage et le réseau associatif que l’attracteur conscient « chat » va émerger en (d), avec éventuellement, en écho, une image mentale de chat via les connexions reliant le réseau associatif et le réseau (c) du système visuel.

Si maintenant le sujet entend la phrase « le chat bondit sur l’oiseau qui picore des graines ». Cette succession de mots va suivre le même trajet avec l’impression confuse d’un petit spectacle cinématographique qui se déroule dans sa tête.

Cette succession d’images fait en outre un tout. Le sujet ne voit peut être pas simultanément tous les éléments de la scène, du chat aux graines,

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mais l’ensemble est bel et bien présent de façon latente.

Un tel effet d’ensemble peut s’expliquer de la façon suivante. Quand le sujet entend le mot « chat », le réseau associatif (d) converge vers l’attracteur générique « chat ». S’il entend ensuite « bondit sur », le réseau associatif change légè-rement de conformation pour atteindre le sous attracteur « chat bondissant sur ». Lorsque il entend ensuite « l’oiseau », le réseau va atteindre non pas l’attracteur générique « oiseau », mais directement l’attracteur plus spécifique « oiseau, dans un contexte de chat bondissant sur lui ». Il faut noter à ce propos que cet attracteur existe

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même si le sujet n’a jamais vu réellement de chat bondir sur un oiseau, cette scène est en effet un grand classique de l’imaginaire collectif, elle a donc nécessairement posé son empreinte en lui. Le même scénario se poursuit ensuite pour les graines et l’assiette. Au total, le réseau associatif conscient converge bien vers une succession d’attracteurs qui intègrent progressivement les différents éléments de la phrase entendue en se focalisant à chaque instant sur le mot lu ou entendu par le sujet.

Il est cependant des situations où une phrase

entendue ne conduit pas à la convergence du réseau associatif vers un attracteur intégrant les différents éléments de cette phrase. Deux types de situations peuvent être individualisés.

Le premier correspond à des phrases dont la syntaxe est totalement inaccessible, comme par exemple : « oiseau l’ sur bondit chat le assiette l’ dans picore qui ».

Le deuxième type de situation correspond à des phrases qui ne peuvent entrer en résonance avec l’expérience du sujet qui les entend, comme par exemple : « l’oiseau bondit sur l’assiette qui picore dans le chat ».

Dans les deux cas, le sujet destinataire de la phrase est envahi par un sentiment de perplexité, de dissonance, d’absurdité ; il n’y trouve aucun sens. Au total, il y a des phrases qui sonnent « juste » et d’autres qui sonnent « faux ». « Vrai », « faux » nous nous rapprochons là de toute évi-dence d’un autre domaine, celui du raisonnement.

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Il existe en pratique de nombreuses formes de raisonnements, pouvant différer tant par leur forme que par les objets sur lesquels ils portent.

Concernant leur forme, le vocabulaire reflète bien leur richesse avec des termes aussi variés que syllogisme, déduction, induction, abduction, ana-logie, etc.

Concernant les contextes pouvant servir de support aux raisonnements, ils peuvent être, eux aussi, d’une nature fort différente. Prenons quel-ques exemples :

– Comment dois-je m’y prendre pour faire entrer cette grande armoire dans la chambre au fond du couloir ?

– J’ai en face de moi une collection d’objets. Je peux les ranger par paquets de six, puis-je aussi les ranger par paquets de deux ?

– La proposition suivante est-elle vraie ? ∀n∈ù (∃q∈ù, n = 6⋅q Y ∃p∈ù, n = 2⋅p) Les raisonnements à mettre en œuvre pour

répondre à ces questions peuvent apparaître de nature entièrement différente. Les mécanismes sous-jacents sont cependant comparables, c’est en tous cas ce que nous allons tenter de montrer.

Dans chacun de ces trois exemples, une ques-tion est posée. Dans notre modèle, cette question se traduit par la mise hors équilibre du réseau de neurones, réseau qui tente aussitôt de converger vers un nouvel attracteur. En termes plus quoti-diens le sujet cherche alors à répondre à la ques-tion.

Si le processus de convergence est rapide, la réponse présente un caractère intuitif. S’il est plus lent, s’il évolue progressivement en passant par

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une série d’attracteurs s’emboîtant les uns dans les autres, comme lors de la lecture d’une phrase, le raisonnement prend une allure discursive plus savante, plus logique ou démonstrative. Il existe bien entendu un continuum entre ce qui relève de l’intuition la plus immédiate et ce qui relève du raisonnement formel le plus académique.

Lorsque la convergence conduit à une confi-guration limite très stable, à un attracteur au relief bien marqué, le raisonnement est convainquant, il fait sens. Au contraire, lorsque la convergence est hésitante, lorsqu’elle conduit à une configuration limite peu stable, le raisonnement et la réponse apparaissent douteux. Enfin, lorsque la conver-gence est impossible, la question ne fait aucun sens, que ce soit du fait d’une syntaxe déviante ou d’une interrogation qui ne peut en aucune façon entrer en résonance avec l’expérience du sujet.

Un raisonnement est donc la traduction d’un

processus de convergence, qui peut être soit im-médiat et intuitif, soit progressif et discursif. C’est avant tout la place du réseau de langage (l) dans ce processus qui va donner une tonalité plus ou moins formelle à un raisonnement donné.

Dans le premier des exemples précédents, le

sujet a en face de lui l’armoire, le couloir et la porte de la chambre. À ces objets, à ce contexte, correspondent des attracteurs du réseau associatif conscient (d). Le contenu de la question est donc directement en rapport avec des éléments de la réalité, ou du moins des représentations de celle-ci.

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Le raisonnement va correspondre alors à la construction progressive d’une scène imaginaire : une armoire se déplaçant dans un couloir et s’incli-nant pour passer par une porte.

Le résultat obtenu est ainsi assez proche du processus induit par la lecture de la phrase : « le chat bondit sur l’oiseau qui picore dans l’assiette », l’attracteur est cependant atteint directement dans (d), sans l’intervention préalable du réseau de lan-gage (l).

Dans le second exemple, les termes « six » et

« deux » apparaissent. Ces termes ne correspon-dent plus à des éléments rencontrés en tant que tels dans le monde réel ; « Six » est avant tout un mot, donc un attracteur de (l), auquel correspond en (d) un attracteur générique issu de la synthèse de notre expérience relative à des situations où nous avons été confrontés à un regroupement, un partage, une manipulation de six objets.

Lorsqu’un sujet amorce un raisonnement dans le but de répondre à la question posée, ce raison-nement va concerner à la fois le réseau (d) et, en écho, le réseau (l). En pratique, cela pourrait par exemple se traduire par la construction de l’attrac-teur discursif : « je dispose de nombreux paquets de six », « chaque paquet de six peut être découpé en trois paquets de deux », « je dispose donc main-tenant de nombreux paquets de deux ».

Pour un sujet habitué aux raisonnements arithmétiques, le réseau (d) est riche en attracteurs relatifs aux nombres ; le réseau (l) ne sera donc pas nécessairement impliqué lors du processus de convergence (le caractère discursif du raisonne-ment sera donc moins apparent, d’où l’impression

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d’un raisonnement « intuitif »). Au contraire, si le sujet est réfractaire aux calculs, le réseau (l) sera requis et c’est la construction explicite de propo-sitions telles que « six est divisible par deux » qui permettra de conduire à une convergence en (l), puis secondairement en (d) avec, à ce stade, l’im-pression que le raisonnement « fait sens ».

Dans le troisième exemple, apparaissent les

signes « ∀ », « ∈ », « ù », « ∃ », « ⋅ », « Y », « 6 », « 2 », etc. Au premier abord, le signe « ∈ » pourrait être considéré comme une simple coquetterie de mathématicien visant à substituer un signe ésotéri-que aux mots « appartient à ». De même, « 6 » serait plus commode à utiliser que « six », car plus court et susceptible de simplifier l’écriture et le calcul de grands nombres. Ces explications ne sont que très partielles. En fait, contrairement à ce que pourrait laisser penser la prononciation de « ∈ », il n’est pas correct de considérer que « appartient à » est totalement substituable à « ∈ » ou, plus choquant, que « 6 » est exactement identifiable à « six ». En réalité, contrairement aux mots des langues usuelles, les signes mathéma-tiques n’ont pas une signification qui les épuise. Pour certains auteurs, ces signes n’auraient même aucune signification, puisque la validité d’un énoncé mathématique est avant tout de nature formelle et non sémantique. Un tel point de vue est sûrement excessif. Les signes et les phrases mathématiques sont certes avant tout les attracteurs d’un réseau de langage (l), mais ces signes, lorsqu’ils sont manipulés, laissent nécessairement une empreinte dans le réseau (d). Cette empreinte est cependant ténue et variable d’un mathématicien à l’autre ; il

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est d’ailleurs amusant de comparer les représenta-tions mentales que les mathématiciens se font de certains objets.

Revenons maintenant au raisonnement utilisé pour répondre à la dernière question. Ce raisonne-ment correspond à la construction progressive d’un attracteur discursif au sein d’un réseau de langage, attracteur qui produit bien sûr en parallèle un écho dans le réseau (d) de conscience. Ce raisonnement pourrait en pratique prendre la for-me suivante :

∀n∈ù (∃q∈ù, n = 6⋅q Y ∃q∈ù, n = (2⋅3)⋅q Y ∃q∈ù, n = 2⋅(3⋅q) Y ∃p∈ù, n = 2⋅p)

Ici aussi, pour un sujet rompu aux raison-

nements mathématiques, le réseau (d) pourra être suffisamment élaboré pour que le réseau (l) ne soit que marginalement impliqué lors du processus de convergence, le raisonnement donnera alors l’im-pression d’être « intuitif » alors que reposant sur un langage formalisé.

En résumé, les trois questionnements ci-

dessus (l’armoire à déplacer, la collection d’objets à répartir ou le ∀n∈ù…) conduisent au même processus de réponse, mais concernent des caté-gories d’attracteurs différentes. Dans le premier cas, ces attracteurs sont directement issus de l’expérience sensible, ils appartiennent au réseau (d). Dans le second cas, ce sont des attracteurs génériques, relevant du langage ; ils possèdent chacun une facette signifiante dans (l) et une facette signifiée en (d). Dans le troisième cas, ces attracteurs correspondent à des mots/signes de (l)

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qui n’existent que pour eux-mêmes ou presque ; leurs relations avec le réseau (d) sont plus ténues et moins consensuelles.

Le recours à des attracteurs de plus en plus

abstraits, c’est-à-dire plus prégnants dans le réseau (l) que dans le réseau (d), peut présenter des avantages. D’une part ces attracteurs peuvent avoir un pouvoir représentationnel d’une grande généralité. D’autre part, puisqu’ils n’interagissent quasiment pas avec les neurones (+/–), leur char-ge émotionnelle est faible, ils ne sont donc pas susceptibles de déclencher en (i) un phénomène de refoulement susceptible de modifier en écho en (d) le déroulement du raisonnement. Et l’on re-trouve ici, en filigrane, l’opposition traditionnelle entre raison et émotion.

Mais que penser alors des règles syntaxiques des langues ou de la logique formelle ? Le rôle que nous leur avons réservé jusqu’à présent est assez marginal. Il est vrai qu’en pratique, elles ne sem-blent pas véritablement incontournables : l’expé-rience quotidienne montre en effet que l’on peut communiquer efficacement tout en usant d’une langue assez approximative ; par ailleurs, con-trairement à ce que l’on croit souvent, les mathé-maticiens se satisfont le plus souvent de simples ébauches de démonstrations bien peu formalisées.

Cela ne signifie pas pour autant que les structures syntaxiques n’ont que peu d’impact sur l’organisation de la vie psychique. En effet, les mots et les phrases tiennent une telle place dans la vie quotidienne que les attracteurs du réseau asso-ciatif conscient (d), voire du réseau d’intention (i), sont soumis en permanence ou presque à un

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afflux d’informations issues de (l) possédant une structure bien précise. Du fait de la plasticité des attracteurs de (d) et de (i), la structuration de ces derniers va finalement se calquer sur la structura-tion du langage ; il serait alors bien licite d’affirmer que la pensée est, au moins en partie, structurée comme un langage.

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Da capo

Le temps est venu maintenant de retourner

aux personnages décrits dans notre avant-pro-pos…

Un enfant joue à empiler des cubes de bois. Ravi de

sa performance, il se tourne fièrement vers sa maman qui n’a bien sûr d’yeux que pour lui. Brusquement, il projette sa main et envoie les cubes voler aux quatre coins du compartiment dans un éclat de rire jubilatoire. La maman se baisse et ramasse péniblement les cubes tout en faisant semblant de se fâcher… Que s’est-il passé dans la tête de cet enfant pour qu’il se lance dans un comportement en apparence si absurde ?

En fait, il est impossible de répondre véritable-ment à cette question. Ce n’est pas à l’issue d’un processus logique et explicitable que l’enfant se met à empiler des cubes puis à les faire tomber. C’est au contraire via un processus global, obéis-sant à une logique associative.

Plus précisément, le contenu de la conscien-ce, c’est à dire l’attracteur atteint au niveau du réseau (d), se duplique en écho au niveau du réseau d’intention (i), puis est poussé à hue et à dia par les groupes de neurones (+) et (–) jusqu’à ce qu’un équilibre soit trouvé.

Cet équilibre est fonction du poids des connections reliant (+/–) et (i), or ces connections intègrent à des degrés divers l’expérience du sujet relativement aux plaisirs et aux peines qu’il a vécus ainsi que, vraisemblablement, certaines tendances innées. De la sorte, l’attracteur « intention » atteint en (i) est un compromis qui, partant de ce que le

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sujet perçoit consciemment en (d), conduit à ce que le sujet conçoit globalement comme étant ce qui va lui être le plus favorable, sur la base de l’expérience qu’il a accumulé au cours du temps.

Il est donc difficile, voire impossible, d’expli-quer selon un principe mécanistique « pourquoi » le bébé a empilé ou fait tomber les cubes. Au mieux, on peut essayer de révéler par touches successives l’écheveau des influences attractrices et répulsives à l’origine de l’attracteur intentionnel atteint en (i). On pensera, par exemple : aux regards des voyageurs qui rendent la mère particu-lièrement désireuse que sont enfant soit sage ; à un

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enfant qui, bien sûr, cherche à séduire, mais qui perçoit aussi, compte tenu de ce contexte si parti-culier, qu’il est en situation de force et qu’il peut, plus qu’à l’habitude, donner libre cours à ses fantasmes de toute puissance ; enfin, il faut aussi penser à deux solides propensions archaïques : l’une visant à unir, à construire, l’autre à désunir et à détruire. Autant de facteurs qui font qu’à un mo-ment donné la décision sera prise d’empiler sage-ment les cubes, alors que, l’instant suivant, ils seront projetés d’un revers de la main.

Un homme d’une trentaine d’années feuillette les

pages d’un magazine. Régulièrement, sans perdre le fil de sa lecture, il déplace son bras droit, plonge la main dans un sachet rempli de biscuits salés et alimente ainsi un grignotage discret mais imperturbable. Soudain, il lève le nez de sa revue, empoigne brusquement le sachet et le tend à son épouse en disant : « Éloigne vite ces trucs horribles de moi ! Si ça continue, je vais tout manger. Je n’arrive pas à m’arrêter ! ».

Ce monsieur à l’impression de faire quelque chose « malgré lui ». Voilà une vraie curiosité que ce « malgré lui » : si ce n’est pas lui qui décide de manger des biscuits salés, alors qui décide ?

Derrière cette question, se cachent en fait deux postulats implicites assez consensuels : le premier considère qu’il y a un « je » conscient à l’intérieur de notre tête, le second que, contrai-rement à des automates, « nous » avons la possibi-lité de décider de nos actions.

Ces postulats peuvent cependant être remis en cause. On remarquera en premier lieu qu’au quotidien, la plupart des actes moteurs sont auto-matiques et ne mettent en jeu aucun processus

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conscient. Pour les actions moins triviales, il est vrai que cela semble cependant différent : la conscience se fixe subitement sur l’objet de son interrogation, le temps est comme suspendu, le sujet erre dans ses pensées. Puis, ces dernières se rassemblent progressivement et finissent par se cristalliser en un choix juste avant que l’action proprement dite ne soit mise en œuvre.

Comment le modèle précédent peut-il parve-nir à rendre compte de ce phénomène ? Considé-rons un sujet faisant face à une situation devant conduire à un choix. Les stimulations sensorielles qu’il reçoit sont traitées puis synthétisées au sein d’un réseau de neurones (d). Quand ce réseau converge vers un attracteur, le sujet expérimente alors ce que l’on dénomme la prise de conscience de ce qui l’entoure. Ce réseau (d) met par ailleurs en branle un réseau {(i) ↔ (+/–)} qui va, lui, conver-ger vers un attracteur correspondant à l’intention du sujet. Du fait des relations existant entre (i) et (d), cette intention peut devenir secondairement con-sciente. Elle est au bout du compte mise en acte via un réseau spécifique (e) et les connexions (d) → (e) et (i) → (e).

La représentation consciente de l’action en (d) précède donc d’un bref délai sa réalisation via (d) → (e) et (i) → (e). Comme cet enchaînement (prise de conscience → action) est vécu par le sujet plusieurs centaines de fois par jour, ce dernier a l’impression que c’est sa conscience qui est à l’origine de l’action, en d’autres termes que c’est elle qui décide. En réalité, il s’agit d’un rac-courci abusif : c’est le sujet dans son ensemble qui décide : l’activité psychique consciente n’est ni plus ni moins que la traduction d’un processus qui

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s’avère être particulièrement efficace pour aider à prendre une décision dans une situation délicate.

Il peut arriver que la décision motrice résulte uniquement de l’attracteur atteint en (i), et non de celui atteint en (d), par exemple si la convergence s’y est avérée impossible. La décision, l’action mise en œuvre, est alors vécue par le sujet comme non consciente et donc non volontaire. On retrouve là les fameux « actes manqués » : actions ni conscien-tes, ni automatiques.

Conscient, non conscient… Il est tentant de s’attarder ici quelques instants sur la première to-pique freudienne : conscient, préconscient, incon-scient. Nous l’avons vu plus haut, le phénomène de conscience correspond à ce que le sujet expéri-mente quand le réseau (d) converge vers un attrac-teur. Le préconscient freudien est défini quant à lui par ce qui est « capable de devenir cons-cient »a ; le préconscient correspond donc, dans notre modèle, à la quasi-totalité des attracteurs de (d). Quasi-totalité seulement car nous avons vu que, du fait de l’influence des groupes de neurones (+/–), certains attracteurs de (i), et donc en écho de (d), sont mis à l’écart. En effet, quand un sujet expérimente une situation particulièrement aversi-ve, les neurones (–) sont activés et les connections reliant (–) à (i) sont modifiées selon la règle de Hebb. Ces modifications des connections (i) ↔ (+/–) vont être à l’origine d’un refoulement : du fait du faible tonus de base des neurones (–) l’attracteur correspondant à la situation aversive devient très difficile à atteindre. L’inconscient peut a Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, 8ème édition. Presses Uni-versitaires de France, Paris, 1975, p. 22.

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ainsi être défini comme l’ensemble de ces attrac-teurs mis à l’écart, c’est en tout cas ce que suggère le passage suivant de l’Abrégé de psychanalyse « D’au-tres processus ou contenus psychiques n’accèdent pas si facilement à la conscience, ils doivent être déduits, découverts, et traduits sous forme consci-ente. »a

Il nous arrive de ne pas savoir ce que nous voulons, de

nous complaire de nos insatisfactions. A l’extrême, il n’est pas rare que nous soyons même un peu masochistes : n’avez-vous pas remarqué comme un grand nombre de nos sembla-bles s’évertuent, quand tout va bien, à ajouter un petit grain de poivre pour que les choses aillent, quand même, un peu mal ?

La question posée ici porte sur la motivation d’un comportement irrationnel, apparemment con-traire aux intérêts du sujet.

Cette situation est en fait assez proche de la scénette mettant en jeu l’enfant qui empile des cubes puis les fait tomber : un tel enchaînement pouvait paraître, lui aussi, irrationnel. L’explication que nous en avons donnée était la suivante : les neurones du groupe (+/–) facilitent l’émergence en (i) des attracteurs associés à des situations ayant provoqué une activation des neurones (+) et une non activation des neurones (–). En d’autres ter-mes, à des situations pour lesquelles le sujet a déjà éprouvé du plaisir et pour lesquelles il n’a pas ou peu éprouvé de déplaisir. De la sorte, le sujet tend bien, en principe, à prendre des décisions qui optimisent son bien être.

a Ibid.

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Un problème se pose cependant quand le sujet est confronté à une situation qui procure simultanément du déplaisir, voire de l’aversion ainsi qu’un intense plaisir. De telles situations ne sont pas si rares, d’une part de simples méca-nismes biologiques peuvent avoir tendance à les susciter,a d’autre part, les relations entre les hu-mains sont souvent empreintes d’ambivalence : on peut jouir de l’emprise que l’on a sur quelqu’un et souffrir en retour, par empathie, de cette même emprise que l’on fait subir.

Dans de telles circonstances, si les stimula-tions (+) l’emportent sur les stimulations (–), le sujet aura tendance à rechercher des situations qui sont pourtant, par certains aspects, manifestement défavorables.

Deux religieuses d’un certain âge discutent. Leur tenue,

leur croix sont là pour nous rappeler qu’elles croient en Dieu. Voilà une chose bien étrange que de croire en un « Dieu ».

Le mot « Dieu » peut être défini par : « Puis-sance suprême, être transcendant et personnel, créateur de l’univers ».b

Pour un jeune enfant, une telle entité n’a en fait rien d’extraordinaire : une mère ou un père ont bien ces qualités. Voilà qui peut inciter à y regarder de plus prés.

Un enfant est confronté en permanence au pouvoir considérable de ses parents : pouvoir de a On peut penser, par exemple, aux sécrétions d’endorphines en réaction à des douleurs intenses et prolongées. Les endorphines se fixent sur les récepteurs aux opiacés et procurent ainsi du plai-sir. b Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition.

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donner à manger, pouvoir de dire « non », pouvoir d’apporter le réconfort, sans compter, bien enten-du, cette puissance musculaire incroyable qui leurs permet de le porter et de le tenir contre eux.

L’enfant perçoit cependant que ces mêmes parents sont fondamentalement semblables à lui : il peut communiquer avec eux et ils ont une allure physique comparable.

Être semblable tout en étant formidablement inférieur, un tel paradoxe peut avoir des consé-quences au niveau de l’organisation du système d’attracteurs « père/mère ». Ces derniers peuvent en effet se cliver en plusieurs composantes, d’une part un ensemble d’attracteurs « père/ mère com-me moi » et, d’autre part, un ensemble d’attracteurs « père/mère immensément puissants ». On se rap-proche alors, pour ces derniers, d’attracteurs re-présentant aux yeux de l’enfant une « puissance suprême, transcendante, créatrice de tout… ».

Chez certains sujets ce clivage n’est que tem-poraire, de sorte qu’au fil du temps, les deux composantes d’attracteurs vont progressivement fusionner. Chez d’autres, au contraire, la compo-sante « père/mère immensément puissants » va s’autonomiser, quitter l’ensemble d’attracteurs « père/mère » et étendre ses ramifications jusque dans les moindres recoins de la vie psychique du sujet. Pour de telles personnes, la plupart des processus d’interrogations conduisent, lors de la convergence, à la perception a minima de l’exis-tence sous jacente d’une entité supérieure toute puissante.

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Ma voisine n’a pas remarqué les deux religieuses. Sa tête, légèrement inclinée, repose contre la fenêtre du train. Seuls ses yeux bougent par petites saccades régulières. Un sourire discret éclaire son visage ; elle est ailleurs. A quoi pense-t-elle ? Je l’ignore. Peut-être l’ignore-t-elle d’ailleurs elle aussi. Dans nos moments de méditation, savons-nous toujours précisément à quoi nous pensons ?

Quand un sujet est dans un état de relative ataraxie, sans tension ni besoin patent, le réseau d’intention (i) a bien souvent du mal à converger vers un attracteur susceptible d’améliorer l’état de la balance des plaisirs/déplaisirs. Le réseau (d) étant ainsi libéré de l’influence de (i), le sujet se trouve dans un état de conscience flottante.

En effet, en l’absence d’une intention de (i) qui le stabilise, (d) est fondamentalement instable : de très légères perturbations données à une situa-tion d’équilibre vont la faire évoluer. Au calme et au repos, le sujet glisse ainsi en permanence d’attracteurs en attracteurs, en suivant les lignes de plus grande pente de son réseau de conscience. Le caractère dynamique de ce processus fait par ailleurs que les connexions (d) ↔ (c) ↔ (b) n’ont pas le temps de produire des représentations en (c) et (b) du contenu de la conscience, ce dernier est donc perçu comme confus.

Quand le réseau (i) est ainsi dans une situa-tion d’équilibre peu stable, il n’en est pas moins connecté d’une part au réseau (d) et d’autre part aux groupes de neurones (+/–). Cela explique que les rêveries sont généralement agréables : nous avons tendance à éviter les attracteurs refoulés par (–) et à converger volontiers vers les attracteurs associés à (+).

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Cette propriété peut être utilisée pour mettre en évidence les situations refoulées par le sujet. Si ce dernier verbalise le contenu de sa pensée alors qu’il est dans un état de conscience flottante, un observateur attentif est susceptible de percevoir les contournements réalisés pour éviter les attrac-teurs refoulés. C’est bien entendu sur ce principe que repose le travail psychanalytique.

Comme c’est étrange de prendre conscience de sa pro-

pre existence. En général, nous avons tendance à ne pas trop y prendre garde. Parfois, au contraire, nous sommes comme foudroyés, fascinés par cette impression subite que notre pensée se découvre elle-même, avec l’impression étrange de ne pas y parvenir totalement, et l’angoisse qui en découle, source d’un sentiment aigu de solitude…

Avoir conscience de soi, c’est atteindre en (d) un attracteur correspondant à nous même, c’est-à-dire à "Je". "Je" non en tant qu’individu physique avec un corps que l’on peut représenter à l’aide d’un dessin, mais en tant que sujet pensant, c’est-à-dire en tant que réseau de neurones.

Une question essentielle se pose aussitôt : un tel attracteur peut-il exister ? Si l’attracteur « mère » comprend, dans la structure de son relief, autant de sous attracteurs que notre mère a laissé de traces dans notre mémoire ; l’attracteur "Je" doit contenir, lui, autant de sous attracteurs que le "Je" compte de facettes. Mais si "Je" correspond au réseau de neurones, "Je" est identifiable à la tota-lité du système d’attracteurs de ce réseau. Com-ment, dans ce cas, l’attracteur d’un réseau pour-rait-il posséder une structure du même niveau de complexité que la totalité des attracteurs du réseau dont il fait partie ?

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À "Je" ne correspondrait donc pas un ensem-ble d’attracteurs regroupés au sein d’un même bassin, mais plutôt une structure arborescente et chaotique irradiant dans toutes les directions. Lors d’une tentative de prise de conscience de soi, le réseau errerait ainsi indéfiniment, d’anfractuosité en anfractuosité, sans jamais s’arrêter. Nous se-rions donc dans l’impossibilité d’avoir une repré-sentation globale et consistante de nous même ; ceci serait à l’origine des sentiments d’incomplé-tude et de perplexité qui accompagnent toute con-science de soi.

Voyons maintenant quelle valeur attribuer à

ces explications ? Simples bavardages, ou davanta-ge ? Partant de là, comment formuler les inévita-bles limites d’un tel exercice, et quels en sont les principaux intérêts ?

L’objectif de ce livre, clairement affiché dans

l’avant-propos, est d’une ambition toute relative puisque il s’agit : « de jouer à un jeu : construire un cerveau imaginaire, le regarder fonctionner, le mo-difier par petites touches pour que, peu à peu, il nous permette de proposer un scénario compa-tible avec ce qui s’est passé dans la tête d’une poignée de personnes voyageant dans un même wagon de chemin de fer ».

Imaginons que le scénario présenté ici aide véritablement à mieux comprendre les diverses réactions de ces sujets. Une question subsidiaire apparaît aussitôt : le cerveau humain ne fonction-ne assurément pas, dans la réalité, comme ce qui a été décrit dans les pages précédentes, comment imaginer alors qu’à partir d’une représentation

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erronée du cerveau, nous puissions tout de même décrire la pensée avec justesse ?

La physique a montré depuis fort longtemps qu’un tel paradoxe n’est qu’apparent. Une illustra-tion aidera à le comprendre.

Par une après-midi d’été, laissez un ballon légèrement dégonflé en plein soleil. Au bout de quelques heures, il pourra rebondir comme s’il avait été regonflé. Pourquoi ? L’air emprisonné dans le ballon est constitué de molécules aux mou-vements désordonnés, ricochant les unes contre les autres ou contre la paroi du ballon. Le soleil apporte de l’énergie à ces molécules, cette énergie se traduit par une augmentation de leur vitesse et donc par des coups plus forts contre la paroi, d’où une augmentation de la pression. Cette description est cependant très qualitative. Si l’on souhaite établir la relation mathématique qui existe entre l’énergie apportée par le soleil et la pression exercée contre la paroi du ballon, les calculs sont complexes : les molécules d’air ne sont pas sphé-riques, elles tournent sur elles-mêmes tout en se déplaçant en ligne droite ; on sait par ailleurs que cette description corpusculaire d’une molécule d’oxygène ou d’azote est simpliste, erronée, la mécanique quantique nous invite à une modélisa-tion plus sophistiquée, plus fine, mais totalement abstraite et combien plus lourde à manipuler en termes mathématiques… Les physiciens ont ce-pendant montré qu’il n’était pas nécessaire de trop se tracasser avec des descriptions fines et précises. En réduisant les molécules d’oxygène ou d’azote à de simples billes en mouvement, ils ont en effet trouvé une relation entre pression, volume et température qui se vérifie expérimentalement avec

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une bonne précision. Une modélisation manifes-tement erronée à un niveau microscopique, peut ainsi s’avérer parfaitement opérante à un niveau macroscopique.

Notre démarche est un peu comparable. Pour décrire et comprendre la nature de la pensée il est possible de s’aider de la structure intime du cerveau, mais sans nécessairement décrire avec justesse les éléments anatomiques ou cellulaires qui le constituent. Au contraire, une simplification assez drastique, possiblement choquante pour le spécialiste du système nerveux central, peut s’avé-rer particulièrement féconde.

Bien sûr, toute modélisation a ses limites et le

travail présenté ici en compte plusieurs, dont cer-taines sont évidentes.

En premier lieu, si modèle il y a, il n’est qu’in-complètement formalisé et possède avant tout une valeur métaphorique.

Ensuite, de nombreux résultats issus du champ de la psychologie cognitive ou du dévelop-pement ne sont pas pris en compte et, plus grave, ne sont sûrement pas compatibles avec la modé-lisation proposée. Mais un modèle n’a pas à tout expliquer. Le choix a été fait ici de se concentrer sur certains aspects de la vie psychique, considérés à tort ou à raison comme plus intéressants. Bien sûr, rien n’empêche d’imaginer des dévelop-pements ultérieurs. Certains sont d’ailleurs simples à envisager : l’être humain n’est pas une tabula rasa, des systèmes d’attracteurs sont vraisemblablement pré configurés, notamment par nos gènes. C’est vraisemblablement le cas en ce qui concerne la

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reconnaissance des visages ou l’apprentissage du langage.

Ces limites sont réelles et, qui plus est, ne

sont pas les seules… Terminons cependant par quelques points positifs.

Le modèle présenté ici est un cadre concep-tuel qui nous aide à penser le psychisme dans des domaines aussi variés que la conscience perceptu-elle, la conscience de soi, l’intentionnalité, le libre arbitre, le langage ou le raisonnement. Et ce n’est pas tout ! En effet, en chemin, nous avons ren-contré de nombreux concepts issus de la psycha-nalyse : pulsion de vie, pulsion de mort, conscient, préconscient, inconscient, actes manqués, compul-sion de répétition, refoulement, (grand) Autre, mé-thode de libre association, "Je", etc.

Rappelons naturellement qu’il n’a jamais été question de partir de la biologie du neurone pour arriver à la pensée dans ses aspects les plus nobles. Si l’on s’intéresse ici à l’architecture du cerveau, c’est uniquement dans le but de construire un cadre conceptuel susceptible de nous aider à inté-grer avec un maximum de simplicité des concepts issus de champs aussi variés que la phénomé-nologie ou la psychanalyse. Rien de plus, mais rien de moins !

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Appendice

Au chapitre 1, nous avons admis qu’un réseau de neurones convergeait vers l’un de ses minimums énergé-tiques. Voyons maintenant cela dans le détail.

Considérons le réseau ci-dessous.

Les neurones sont reliés par des connexions dont l’intensité cij est fixée (au moins provisoirement). Quand cij est nulle, il n’y a pas de flèche reliant les neurones i et j.

À partir d’une configuration initiale donnée, c’est-à-dire à partir d’un ensemble de valeurs –1 ou 1 pour les neurones Nk, le réseau évolue progressivement en obéissant à la règle suivante : 1. un neurone est tiré au sort, par exemple le numéro 3 ; 2. la règle dite règle d’activation est ensuite appliquée. En notant S3 le seuil d’activation du neurone 3, si :

N1 × c13+ N2 × c23+ N5 × c13 > S3 alors le neurone 3 est activé (N3 = 1), sinon il est inactivé (N3 = –1) ; 3. un nouveau neurone est tiré au sort, par exemple le numéro 6 ; 4. la règle d’activation est appliquée au neurone 6, ce dernier est alors activé (N6 = 1), ou inactivé (N6 = –1) ; 5. un nouveau neurone est tiré au sort, etc., etc.

Une énergie E du réseau de neurones peut être définie à partir de la relation suivante :

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E = − ½ ∑ij [cij × Ni × Nj]

(∑ij signifiant « somme pour tous les i et j »). Pourquoi l’expression E peut-elle être qualifiée

d’ « énergie » ? E est élevée par exemple quand les cij sont élevés alors que les produits Ni × Nj sont négatifs. Cela correspond, en pratique, à une situation où beaucoup de neurones fortement connectés sont dans des états contrai-res les uns des autres. Or une telle situation est très ins-table ; en effet, conformément à la règle d’activation, deux neurones fortement liés tendent à avoir des états identiques. Un réseau où E est élevé est donc susceptible de modifier l’état d’activation d’un grand nombre de ses neurones. On dit par extension qu’il possède un niveau énergétique élevé.

C’est à partir de cette fonction E qu’il est possible de montrer que quand le réseau évolue, alors soit il reste dans le même état, soit il change d’état, et E diminue.a Puisque l’énergie E ne peut pas être infiniment basse (le nombre de neurones et les intensités des connexions sont fixes et finis), le réseau finit nécessairement par atteindre un état dont il ne sortira pas : il a atteint une configuration stable.

Voyons maintenant comment représenter graphi-quement l’évolution du réseau de neurones. Prenons pour commencer une situation très simple, celle d’un réseau constitué de trois neurones :

a En effet, si au temps t l’on se concentre sur le neurone k, soit l’état de ce dernier n’est pas modifié et l’énergie est stable, soit il change d’état, c’est-à-dire Nk(t+1) = − Nk(t), et la variation d’énergie ∆E entre t+1 et t est égale à : ∆E = 2 × Nk(t) × ∑j≠k [cjk × Nj(t)]. Or d’après la règle d’acti-vation, en prenant sans perte de généralité des seuils Si nuls, le signe de ∑j≠k [cjk × Nj(t)] est le même que celui de Nk(t+1), qui est l’opposé de celui de Nk(t). ∆E est donc négative (on négligera par ailleurs le cas où ∑j≠k [cjk × Nj(t)] est nul). Cette démonstration est tirée de : Gérard Weisbuch : Dynamique des systèmes complexes. http://www.lps.ens.fr/~ weisbuch/livre/livcsd.html

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En fonction de l’état d’activation +1 ou –1 de chacun des trois neurones, ce réseau peut être dans 2 × 2 × 2 = 8 configurations possibles. On peut représenter ces 8 confi-gurations de la façon suivante :

Chaque sommet du cube correspond à un état possi-ble du réseau de trois neurones. Lors d’un déplacement le long d’une arête, l’état d’un seul de ces neurones est changé.

Ce cube peut être aplati, il prend alors l’allure d’un maillage :

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Par ailleurs, chaque configuration du réseau a un ni-veau d’énergie qui lui est propre. Il est maintenant possible de modeler le grillage dans l’espace pour que chaque confi-guration du réseau (chaque nœud du maillage) soit à une hauteur correspondant à son niveau énergétique :

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Nous avons vu précédemment que, partant d’une configuration donnée, soit le réseau reste dans le même état, soit il change de configuration en modifiant l’état d’activation d’un de ses neurones avec une diminution de son niveau énergétique. Cela se traduit très simplement sur le graphique précédent : partant d’un point, soit le réseau reste au même endroit, soit il évolue en descendant (c’est-à-dire en diminuant son niveau énergétique) le long d’une arête (c’est-à-dire en modifiant l’état d’activation d’un neu-rone et d’un seul). Le réseau ne peut plus évoluer quand il a atteint un minimum, quand il est au fond d’une dépression ; il a alors convergé vers une configuration stable, que l’on dénomme souvent « attracteur ».

Pour un réseau constitué de quatre neurones :

En fonction de l’état d’activation +1 ou –1 de chacun des quatre neurones, ce réseau peut être dans 2 × 2 × 2 × 2 = 16 configurations possibles. On peut représenter ces seize configurations au moyen du maillage suivant :

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Il est possible, ici aussi, de modeler le grillage dans l’espace pour que chaque configuration du réseau soit à une hauteur correspondant à son niveau énergétique.

Pour plus de quatre neurones, le nombre de confi-gurations possibles devient vite immense ; en fait, pour un réseau comptant autant de neurones que notre cerveau, le nombre de nœuds du maillage est très largement supérieur au nombre d’atomes présents dans l’univers !

Ce niveau de complexité vertigineux ne change cepen-dant rien au fait que les modalités d’évolution temporelle du réseau peuvent toujours être représentées à l’aide d’un maillage modelé dans l’espace, ce maillage est simplement impossible à représenter fidèlement ; nous devrons donc nous contenter de représentations géométriques semblables au schéma ci-après.

Les dépressions du graphe sont des attracteurs, le réseau s’y trouve dans un état énergétique minimal qui lui interdit toute possibilité d’évolution. Certains de ces attrac-teurs ont été creusés à l’issue d’une modification des connexions inter neuronales selon la règle de Hebb, ils correspondent à des configurations du réseau pour lesquel-les un apprentissage a été entrepris. Ces attracteurs sont

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bien des états « mémorisés » : quand le réseau part d’un tat proche de l’un d’entre eux, il évolue en général progres-sivement vers ce dernier (en général, car il peut être coincé malencontreusement en chemin dans un petit attracteur parasite). Enfin, plus l’apprentissage est intensif, plus ces attracteurs seront profonds, la convergence sera donc d’au-tant plus aisée.

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Remerciements

Il est malheureusement impossible de citer ici toutes

les sources d’inspiration potentielles de ce livre : lectures, conférences, émissions radiophoniques, débats, récits de patients… S’il fallait ne citer qu’un seul nom, ce serait celui de Michel Onfray, pour ses cours de l’Université Populaire de Caen.

Merci à Angela Verdier pour la qualité de sa traduc-tion, à Christophe André pour ses conseils judicieux, à Daniel Widlöcher, Alain Braconnier et Bernard Golse pour leur soutien indéfectible, à Frédéric Rouillon, Michael Lukasiewicz, Laurent Eckert et Jérôme Wittwer pour leur enthousiasme, à Luc Mallet pour nos discussions du Di-manche midi et à Louis pour la quête des ultimes coquilles.

Enfin, le plus grand merci est bien entendu pour Magali, première lectrice depuis toujours.