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L’URBANISME DU SACRIFICE ET DES BOUTS DE FICELLE GWENAËL BREËS L’histoire de Bruxelles est jalonnée de grands projets immobiliers qui, cyclique- ment, ont dévasté le tissu urbain et se sont terminés par un « Plus jamais ça ! » L’avènement de la Région de Bruxelles-Capitale, en 1989, portait l’espoir que cesse cet urbanisme imposé d’en haut et que la ville ne subisse plus de saccages comme celui du quartier Nord. Avec l’annonce de l’arrivée du Train à grande vitesse (TGV) en gare du Midi, il a vite fallu déchanter. Une nouvelle fois, le « progrès » et le « développement international » ont suscité les convoitises immobilières et déclenché le « nettoyage social » d’un quartier populaire… Sur fond de crise du logement et de surproduction de bureaux, cette enquête dévoile comment le sort du quartier Midi s’est joué telle une partie de Monopoly, dans un combat opposant des investisseurs privés, une société ferroviaire métamorphosée en promoteur immobilier et des autorités publiques avides de recettes fiscales. Comment la Commune de Saint-Gilles et la Région bruxelloise, menées par un même homme (le socialiste Charles Picqué), ont transformé ce champ de bataille en véritable guerre d’usure… contre les habitants. Ce livre, qui propose de multiples entrées thématiques, mène une inves- tigation approfondie sur l’un des plus grands fiascos urbanistiques de ces 20 dernières années en Belgique. « Plus jamais ça ? » Gwenaël Breës est journaliste et réalisateur. Il est membre du Comité du quartier du Midi, où il a habité durant plusieurs années. BRUXELLES-MIDI GWENAËL BREËS L’URBANISME DU SACRIFICE ET DES BOUTS DE FICELLE EAN/ISBN : 97828059000037 18 euros

Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

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Le récit de 20 années de menaces d'expropriation subies par les habitants du quartier de la gare internationale du Midi, à Bruxelles.

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l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

Gwenaël Breës

l’histoire de bruxelles est jalonnée de grands projets immobiliers qui, cyclique-ment, ont dévasté le tissu urbain et se sont terminés par un « Plus jamais ça ! » l’avènement de la région de bruxelles-capitale, en 1989, portait l’espoir que cesse cet urbanisme imposé d’en haut et que la ville ne subisse plus de saccages comme celui du quartier nord. avec l’annonce de l’arrivée du train à grande vitesse (tGV) en gare du midi, il a vite fallu déchanter. une nouvelle fois, le « progrès » et le « développement international » ont suscité les convoitises immobilières et déclenché le « nettoyage social » d’un quartier populaire…

sur fond de crise du logement et de surproduction de bureaux, cette enquête dévoile comment le sort du quartier midi s’est joué telle une partie de monopoly, dans un combat opposant des investisseurs privés, une société ferroviaire métamorphosée en promoteur immobilier et des autorités publiques avides de recettes fiscales. comment la commune de saint-Gilles et la région bruxelloise, menées par un même homme (le socialiste charles Picqué), ont transformé ce champ de bataille en véritable guerre d’usure… contre les habitants.

ce livre, qui propose de multiples entrées thématiques, mène une inves-tigation approfondie sur l’un des plus grands fiascos urbanistiques de ces 20 dernières années en belgique. « Plus jamais ça ? »

Gwenaël Breës est journaliste et réalisateur. Il est membre du Comité du quartier du Midi, où il a habité durant plusieurs années.

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Bruxelles-midil’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

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44 rue antoine bréart | 1060 bruxelles | belgiquetél. 00 32 2 534.46.61 | fax 00 32 2 [email protected] | www.aden.be

Édition : Gilles martin et Julie matagneGraphisme : Gwenaël breës et Élise debounyean/isbn : 97828059000037dépôt légal : mai 2009

remerciementsÀ tou-te-s les membres du comité du quartier midi et tout particulièrement arnould chapel, alexis dabin, benoit eugène, annabelle merlet, céline serrad, rachel simoni, m. & mme straus, et alfonse…

À maia chauvier, olivier crabbé, Élise debouny, fanny dumont, maarten roels, claire scohier, mathieu Van criekingen, david Vercauteren et tou-te-s celles/ceux qui ont apporté leur soutien, leur aide et leurs conseils.

au brusselse raad voor het leefmilieu (bral), au comité de défense de saint-Gilles (codes), à inter-environnement bruxelles (ieb), à sint-lukasarchief, et à tous ceux qui ont permis la consultation et l’utilisation de leurs archives.

À tou-te-s celles et ceux qui ont accepté d’être interviewés, parfois anonymement.

ce livre est dédié à la mémoire d’Henri bernard, infatigable défenseur d’une ville où l’intérêt collectif serait avant tout celui de ses habitants.

les images publiées dans ces pages sont de : annabelle merlet, Gwenaël breës, anne collet, cooparch-ru, andré de saeger, benoit eugène, marion Joly, Philippe meerssemans, Plus tôt te laat, bruno Portier, céline serrad, rachel simoni, sint-lukas archief, emmanuel tête, mathieu Van criekingen…

Photo de couverture : céline serrad.

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l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

Gwenaël Breës

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Introduction 9

Glossaire 22

1. Pas de vacances pour les expropriés 25 Parcours d’habitants « extrême urgence » et « utilité publique » 44 la loi d’exception de 1962

2. Du grand au petit Manhattan 51 de la station des bogards au terminal tGV

3. « Papa » a un problème 77 charles Picqué et le « renouveau » de saint-Gilles

4. la fin du « Far west » ? 111 Vie politique de la région de bruxelles-capitale la crise du bureau, déjà… 142 Cahier images 144

5. Une zone « prioritaire » 161 Études, schémas, plans, zones, périmètres, etc.

6. le « dragon à sept têtes » 189 la sncb : compagnie ferroviaire ou immobilière ? « Une grande fête populaire » 208 la nouvelle gare et les aménagements beliris

7. les « vautours » 217 « spéculateurs » ou partenaires privilégiés ?

sOmmAire

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8. le « plan secret » 241 une lenteur volontaire ?

9. les douze travaux de Bruxelles-Midi 257 le mythe du partenariat public-privé le « notaire de l’État » 280 le comité d’acquisition d’immeubles fédéral

10. le plan délogement 285 du « relogement » à « l’accompagnement social »… l’opacité des chiffres 310 l’accompagnement des locataires ?

11. les « agitateurs » 313 Vingt années de revendications méprisées Confusion et « concertation » à la saint-gilloise 332 récit d’une commission de concertation

12. Une justice « hostile » ? 341 devant les tribunaux

Conclusion 361

Index 370

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Lorsque L’europe sera posée comme entité poLitico-économique

(avec ou sans La turquie et L’ukraine), eLLe pourra aLors,

comme à Washington, décider de gestes forts. on démoLira

aLors (sans regret) nos bâtiments actueLs devenus, entre-temps,

probabLement totaLement obsoLètes. une teLLe évoLution

sera sans doute radicaLe mais eLLe répondra d’un autre besoin

de déveLoppement. Les peLLeteuses d’aujourd’hui et de demain auront

rempLacé Les incendies, Les trembLements de terre

ou Les guerres de jadis.

— michel Jaspers, architecte, Bâtiment, mai-juin 2005.

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La Région de Bruxelles-Capitale1 a 20 ans. L’heure est aux célébrations…Ce n’est pas un hasard si la parution de ce livre coïncide avec cet anniver-saire. L’opération de « revitalisation » du quartier de la gare du Midi, loin d’être achevée à l’heure d’écrire ces lignes, a démarré avec l’avènement de l’institution régionale en 1989.

La création d’une telle entité avait été longtemps souhaitée par nom-bre d’habitants, qui craignaient que sans elle, Bruxelles continuerait à être gérée comme un espace de concentration de bureaux et de croisement d’autoroutes urbaines, à être un peu plus défigurée chaque jour, cédée aux promoteurs immobiliers et aux investisseurs internationaux… En retrouvant la maîtrise de leur urbanisme, les Bruxellois espéraient en finir avec cette gestion fonctionnaliste imposée d’en haut, et se mettre à l’abri des répétitions de l’histoire. L’histoire ? Celle de la « bruxellisation », des grands traumatismes urbains… Celle de la jonction ferroviaire Nord-Midi, par exemple – qui, plus de 50 ans après son inauguration, n’en finit pas de cicatriser ses plaies. Celle du quartier Nord et de son « Plan Manhattan », initié dans les années 1960 avec l’ambition d’édifier 58 tours s’alignant jusqu’au centre-ville !… Le « Plan Manhattan » causa « l’assai-nissement » de 53 hectares en pleine ville, l’expulsion ou l’expropriation d’au moins 15 000 personnes et la démolition de centaines de maisons. Circonstance aggravante, il ne fut jamais entièrement réalisé. Le « World

1. Qui regroupe les 19 communes de l’ancienne agglomération bruxelloise.

introduction

lA réGiON Perd le NOrd

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10 introduction

Trade Center » n’accoucha « que » de 3 tours, et quelques autres vinrent les rejoindre dans le quartier plusieurs années plus tard2. Cela n’empêcha pas Charlie De Pauw, le principal promoteur du projet d’en tirer, sur le long terme, d’importantes plus-values. L’État lui avait cédé les terrains pour une bouchée de pain, après expropriation, spoliant ainsi les habitants du quartier… et le contribuable.

Les architectes et les pouvoirs publics portent leur part de responsabilité dans ce gâchis. Les premiers pour avoir conçu un programme disproportionné et mani-festement inadapté à la taille d’une petite capitale. Sans tenir compte le moins du monde de la morphologie du tissu urbain existant et de ses habitants, ils ont préféré faire table rase du passé pour construire une ville nouvelle à partir d’une vision théorique et totalitaire. […] Séduits par le prestige et les perspectives financières que lui faisait miroiter la rénovation du quartier, les pouvoirs publics n’ont pas ménagé leur soutien aux promoteurs privés. […] La comparaison avec les moyens artisanaux mis en œuvre pour assurer le reclassement de la population du quartier fait pâle figure et suscite l’indignation. Au-delà des exagérations de circonstances, des stigmatisations abusives, il faut reconnaître que l’incurie, voire l’indifférence des édiles locaux à l’égard des situations particulières est patente3.

Quarante ans plus tard, le quartier Nord a été rebaptisé « Espace Nord ». Les derniers terrains vagues y sont encore en chantier. Les sociétés inter-nationales attendues ne sont jamais arrivées et la plupart des immeubles de bureaux érigés par des privés ont été pris en location par des adminis-trations publiques ou des parastatales. Pour les promoteurs, cela ne fait pas de différence. Mais pour les communes, c’est une misère : ces immeubles font désormais l’objet de la « mainmorte », c’est-à-dire l’impossibilité de taxer les superficies de bureaux occupées par des institutions publiques.

la ville « durable »À cet égard, l’exemple du quartier Nord est loin d’être isolé. Selon Vincent Querton, directeur du courtier international Jones Lang LaSalle, 21 % des surfaces de bureau occupées dans la capitale le sont par des administrations

2. l’ancienne tour rtt et la tour du sheraton place rogier, construites à la même époque, mais aussi les deux tours belgacom, les deux tours north Galaxy, le « Zenith » et l’« ellipse », édifiés bien plus tard.3. Bruxelles, chronique d’une capitale en chantier, tome ii: De l’Expo 58 au siège de la CEE, thierry demey, Paul legrain, 1992.

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publiques. « C’est tout à fait clair : nous sommes une ville d’administrations, où les administrations publiques, nationales et européennes, pèsent lourd »4.

« Donc c’est un mouvement qui se fait là », explique l’architecte Michel Jaspers5 en parlant des nombreux déménagements successifs des administrations publiques dans les bureaux que construisent à tout va les promoteurs. « On ne crée pas d’emplois nouveaux, ce sont les mêmes », précise-t-il. Pas de nouveaux emplois, mais des effets sociaux, urbanisti-ques et environnementaux désastreux. Pour un bénéfice économique-ment nul rapporté à la collectivité. Mais qu’importe… Qu’importe aussi la surproduction de bureaux, manifestée par le grand nombre de surfaces vides (près de 2 millions de m2)… Les immeubles de bureaux continuent pourtant à pousser aux quatre coins de la ville, les plans d’aménagement « stratégiques » du territoire régional continuent à en prévoir un peu par-tout, et les 19 entités communales se livrent une rude concurrence pour les attirer sur leur territoire.

Pour elles, l’enjeu financier est de taille. Il s’agit d’encaisser d’impor-tantes sommes d’argent via la perception des taxes sur les bureaux, des précomptes immobiliers, ainsi que des charges d’urbanisme6 – basées sur le principe de la compensation : je t’autorise à construire tes bureaux et tes parkings, en échange tu financeras l’aménagement d’un équipement collectif ou de logements. Cette compétition entre communes favorise la surabondance de l’offre de bureaux, qui en vient même à inquiéter les propriétaires et investisseurs immobiliers. Bruxelles compte aujourd’hui 12 millions de m2 de bureaux, soit 12 m2 par habitant… « C’est énorme pour une ville qui ne compte qu’un million d’habitants », s’affole un agent immobilier7. « Cela signifie qu’il y a toujours des espaces disponibles ».

Et ce n’est pas près de s’arrêter… À Bruxelles, si depuis quelques années la « durabilité » est sur toutes les lèvres et dans tous les discours, la déconstruction-reconstruction reste un véritable must local. On estime

4. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.5. michel Jaspers est l’auteur de nombreux immeubles et tours de bureaux à bruxelles, notamment aux quartiers nord et midi et souvent pour des projets dont les « end users » sont publics.6. lire La fin du Far West ?, page 111.7. Guy Van Wymersch de aXa real estate, dans « des loyers de bureaux plus élevés et des réglementations plus simples, sVP ! », Trends Tendances, 26 avril 2007.

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que la durée de vie des immeubles de bureaux construits de nos jours est seulement de 15 à 30 ans. Après, ils sont « démolis-reconstruits ». « C’est très bien pour tout le monde », pense Michel Jaspers. Surtout pour ceux qui les démolissent et les reconstruisent.

« Ce qui change, c’est la manière de travailler », poursuit l’architecte de confiance des promoteurs. « Aujourd’hui, qu’est-ce qui me garantit que les administrations auront encore besoin de surfaces de bureaux ? Avec les moyens de communication qu’on a aujourd’hui, vous pouvez travailler dans votre voiture, en vacances… On aura donc besoin de moins en moins de bureaux ». Va-t-on pour autant cesser d’en construire à tour de bras ? Ah non, car « on aura de plus en plus de choses à faire », se ras-sure Jaspers. Quant à la tendance à réduire la superficie par employé8 dans les nouvelles constructions, va-t-elle mener à des bâtiments moins volumineux ? Pas du tout, puisque « pour compenser cette diminution de l’espace personnel et fonctionnel, des espaces communs sont créés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du bâtiment : atriums, parcs, larges trottoirs, endroits de rencontre informels comme les coffee corners »9. Et à l’en croire, les investisseurs ont encore de beaux jours devant eux :

Nous avons fait le calcul pour le quartier Nord. Quelque 400 000 à 500 000 m2 de bureaux peuvent encore être construits. Ce quartier est bien desservi par les trans-ports publics. La gare du Midi offre elle aussi encore pas mal de possibilités. […] Pourquoi construire ailleurs alors que ces quartiers ont tant à offrir ? 10

un coup de poker urbanistiqueEn 1989, la naissance de l’institution régionale coïncida avec l’arrivée du Train à grande vitesse (TGV). Ces deux « vecteurs de progrès » ne furent pas annonciateurs de bonnes nouvelles pour tous les Bruxellois…

Le récit des politiques menées dans le quartier Midi met en lumière la naïveté et l’impunité avec lesquelles les autorités bruxelloises, aveu-glées par un mirage, ont orchestré ce qu’il convient d’appeler un coup de poker urbanistique. Leur projet, initié en pleine « crise du bureau », va

8. de 30 à 40 m2 par occupant, la surface individuelle de bureau est actuellement ramenée à 10 à 12 m2. 9. « des loyers de bureaux plus élevés et des réglementations plus simples, sVP ! », Trends Tendances, 26 avril 2007.10. Trends Tendances, idem.

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ressembler sous certains aspects à un pitoyable remake du quartier Nord, en plus petit…

Acte 1. Le nouveau bourgmestre de Saint-Gilles, le socialiste Charles Picqué, procède à une transformation sociologique de sa commune. Il insuffle le « renouveau urbanistique » dans les quartiers du « haut » et stig-matise ceux du « bas » (le Midi), qu’il promet à un traitement « énergique ». Son but : lutter contre « la contagion de la pauvreté », en modifiant la socio-logie et le tissu urbain de ce quartier populaire et historiquement immigré. L’arrivée du TGV est déjà dans l’air. Si le terminal venait à s’installer au Midi, cela pourrait être l’occasion de trouver d’une part les moyens de « nettoyer » le quartier et d’autre part d’y implanter, comme Saint-Josse et son quartier d’affaires, un « petit Manhattan ». Un quartier qui permettrait à la commune d’attirer, outre l’argent des bureaux, une population passible d’impôts plus conséquents et à la « sociologie » plus enviable…

Acte 2. L’État belge décide d’installer un terminal TGV à Bruxelles. Ce sera bien à la gare du Midi. Mais le gouvernement national, dans l’op-tique européenne de libéralisation des services publics, pousse la Société nationale des chemins de fer (SNCB) à autofinancer l’opération. Ce qu’elle fera par la réalisation d’un projet immobilier, se transformant en promoteur et se mettant à spéculer sur des îlots avoisinant la gare11.

Acte 3. Attirés par l’odeur des bureaux potentiellement constructibles, quelques grandes compagnies de promotion immobilière se ruent sur le quartier et y acquièrent de nombreux biens, afin de se rendre maîtres du foncier et de devenir incontournables dans la réalisation des futurs projets12.

Acte 4. À peine créée, la Région de Bruxelles-Capitale, présidée par Charles Picqué13, veut prendre la tête des opérations. Officiellement, pour éviter à tout prix qu’un quartier Nord « bis » se produise. Pourtant, la Région ne s’oppose pas aux projets de bureaux que caressent la SNCB et les promoteurs, et qui impliquent la démolition d’une partie du quartier.

11. essentiellement celui qui abrite l’ancienne usine côte d’or, à la limite des communes d’anderlecht et de saint-Gilles.12. ils se regrouperont finalement au sein d’un même consortium, la société espace midi (à ne pas confondre avec la sa bruxelles midi, créée par la région bruxelloise).13. Pendant la majeure partie de la période 1989-2009, charles Picqué va cumuler la fonction de ministre-président de la région, qui pilote et finance l’opération, et celle de bourgmestre de la commune saint-Gilles, qui est censée en retirer les bénéfices financiers.

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Elle ne se contente pas non plus de planifier le développement de la zone et de s’assurer qu’une partie des surfaces seront construites sur le territoire de Saint-Gilles, le fief du ministre-président. La Région veut, en plus, devenir propriétaire des sols. Elle l’imposera de gré ou de force, grâce à son pouvoir d’expropriation. Son idée ? S’interposer entre les petits pro-priétaires et les promoteurs. Racheter les terrains aux uns pour les reven-dre aux autres, afin d’empocher de grasses plus-values.

Pour tenter de rafler la mise, la Région n’hésitera pas à jouer à l’ap-prenti sorcier. Influencée par le modèle du « partenariat public-privé », elle enfantera une créature hybride censée cumuler deux rôles inconciliables : celui du développeur immobilier et celui du garant de l’intérêt collectif.

Basée sur un montage particulièrement opaque et complexe, cette société privée à capital public (la SA Bruxelles-Midi) sera surtout pri-vée… des moyens nécessaires à ses ambitions. Résultat : à l’aube de la cinquième législature régionale, la « revitalisation » du quartier Midi n’est toujours pas achevée. Et le fiasco n’est pas que social et urbanistique. Il est aussi économique et politique. Les protagonistes de l’opération régionale se sont pris les pieds dans leurs propres conflits d’intérêt, emmêlés dans leur propre confusion des rôles et enlisés dans leurs contradictions. Au point que certains habitants du quartier ont fini par désigner ces « stra-tèges » par une allusion moqueuse : « Les Bronzés font de l’immobilier », qui pourrait prêter à sourire si les pitreries commises par les personnages principaux de ce mauvais feuilleton urbanistique n’avaient pas des consé-quences tellement dévastatrices. Aujourd’hui, au milieu des chancres et des chantiers, les derniers habitants menacés d’expropriation attendent toujours l’accomplissement de « l’extrême urgence » et de « l’utilité publi-que » qui pèsent sur eux depuis 17 ans.

En l’espace de quelques mois, au début des années 1990, ces différents acteurs publics, privés et semi-publics vont se ruer en ordre dispersé sur le quartier. S’ils ne divergeront jamais sur le fond (tailler la part belle aux bureaux dans un quartier au départ caractérisé essentiellement par l’habitat, le petit commerce et l’artisanat), les protagonistes se mèneront une guerre sans merci où chacun cherchera à arracher la plus grosse part du gâteau. Et l’histoire le montrera : ils sont tenaces. Mais leurs forces sont inégales…

La SNCB dispose de suffisamment de moyens financiers et bénéficie, de plus, de l’appui de l’État belge qui met à sa disposition son pouvoir

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d’expropriation, mais aussi de décision quant au choix du lieu d’implan-tation du terminal TGV.

Les promoteurs ont tout l’argent et tout le temps devant eux. Ils veulent s’accaparer immédiatement le quartier et s’assurer de pouvoir y construire un jour du bureau, mais avant de s’y mettre concrètement ils ont encore bien assez à faire ailleurs (il reste par exemple à remplir le quartier Nord…). En plus, l’immobilier, c’est leur métier. Comme on dit, « ils savent y faire »…

Quant à Saint-Gilles et à la Région, elles se lancent manifestement dans un combat contre des poids plus lourds qu’elles. Aucune des deux autorités n’a les moyens de ses ambitions au Midi. Pour imposer leur pro-jet, elles vont donc user de leurs pouvoirs de planification, d’urbanisme et d’expropriation. Et sans modération…

Comment s’offrir un quartier sans en avoir le sou ?Du Schéma de développement (1991) au Plan de développement inter-national (PDI, 2007), du premier Plan régional de développement (PRD, 1995) au futur Master plan du Midi (2009 ?), le sort des habitants du Midi ne va pas s’améliorer en 20 années d’urbanisme régional. Pendant quatre législatures, ce sont eux qui vont devoir supporter le risque de l’opéra-tion aventureuse des autorités communales et régionales, appâtées par les retombées potentielles de « l’internationalisation du quartier ».

En opérant les expropriations « au fur et à mesure de la rentrée des projets d’investissement »14, c’est-à-dire au gré du marché, les autorités vont délibé-rément faire supporter aux habitants le poids de l’attente d’un projet incer-tain qui vise, de plus, à leur retirer les plus-values qu’ils auraient pu réaliser eux-mêmes s’ils avaient revendu leur maison directement aux promoteurs. Mais, victime d’un marché « déprimé », l’opération partira à la dérive et les habitants se sont retrouveront prisonniers d’un quartier en déliquescence.

Alors, faute aux « dysfonctionnements » ou à la « mauvaise conjoncture » ? Si même les procédés utilisés par les pouvoirs publics n’avaient pas été intentionnellement malhonnêtes et seraient le fruit de l’amateurisme et de l’incompétence – comme le soutient curieusement la version officielle –,

14. brochure sur le « développement » du quartier midi, commune de saint-Gilles, mars 2001.

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au fond, cela ne change pas grand-chose. Au nom d’une « lutte contre la spéculation immobilière », contre « ce qui a été la destruction sauvage de quartiers entiers de la ville »15, les pouvoirs publics ont établi une « planifi-cation néolibérale »16, ils se sont mis à « spéculer à la baisse » sur le dos des petits propriétaires et ont usé de tous les bricolages et bouts de ficelles à leur portée pour mener une opération dont l’opacité, la lenteur et la brutalité n’ont pas lésé les promoteurs privés mais avant tout les habitants. Menacés par l’application perfide, voire abusive, d’une loi « d’exception »17 qui suspend même des droits constitutionnels, ceux-ci ont été transfor-més en citoyens de seconde zone. Ils se sont retrouvé piégés, prisonniers d’un périmètre d’exception où ni le droit à la ville, ni le droit au loge-ment, ni même le droit à la propriété n’avaient cours. On leur imposait non seulement de participer à un sacrifice dont ils allaient être les premiè-res victimes ; on leur demandait en plus de ne pas être trop pressés. Et, au final, de quitter les lieux à bon compte. Mais c’était pour le bien public, puisqu’il s’agissait de faire place à des fonctions théoriquement plus ren-tables (bureaux, hôtels, commerces, logements moyens et de standing) qui allaient générer de plantureux bénéfices, lesquels seraient réinvestis dans des infrastructures publiques qui profiteraient… à d’autres habitants. Plus rentables, eux aussi.

Nous voici au cœur de l’urbanisme du sacrifice : condamner les habi-tants et les fonctions d’un quartier, pour en attirer d’autres qui produiront d’hypothétiques retombées, qui profiteront à leur tour au reste de la col-lectivité. Théoriquement du moins18…

15. charles Picqué, débat sur la culture urbaine, bruxelles, 2002.16. « l’international sera le genre humain. une expérience de planification néolibérale au quartier midi », benoît eugène dans « Villes & résistances sociales », revue Agone n°38 & 39, mai 2008.17. la loi de 1962 sur les expropriations « d’extrême urgence » pour cause « d’utilité publique ».18. ainsi en est-il de la construction des logements financés par les charges d’urbanisme du bureau : tant qu’il n’y a pas d’investisseur, il n’y a pas de charge d’urbanisme et donc, pas de logements neufs. idem pour « l’accompagnement social » (le « relogement » théorique des locataires victimes d’expropriation), dont le financement a été rendu tributaire du succès de l’opération immobilière. « l’internationalisation » de la ville ne profite pas à tout le monde…

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mépris et jusqu’au-boutismeLancé en 2005 à l’initiative de certains locataires, hallucinés de décou-vrir les pratiques quasi féodales que des pouvoirs publics se permettent d’infliger à certains de leurs administrés – et qu’ils ne se permettraient jamais d’utiliser dans des quartiers plus bourgeois –, le Comité du quar-tier Midi a réuni durant 4 années l’essentiel des locataires, propriétaires et commerçants qui subissaient des menaces d’expropriation depuis le début des années 1990. Au fil des actions et des interpellations, le Comité a pu susciter un intérêt nouveau sur le sort de ces habitants et de ce quartier.

Un tel intérêt avait existé au début de l’opération, mais il avait dis-paru au fil des années, probablement emporté par l’incroyable lenteur du dossier. Les associations d’habitants avaient été très critiques et parti-culièrement lucides au moment des premières annonces et des premiers plans. Elles avaient prédit à peu près tout ce qui allait se dérouler par la suite. Mais la mobilisation se mit à faiblir au fil des années et peu à peu le Midi ne semblait plus être un enjeu pour grand monde. « C’est un dossier pourri, un combat perdu d’avance », « il est trop tard », disaient les oppo-sants qui rendaient les gants sans avoir livré combat jusqu’au bout.

Ainsi, plus le naufrage du quartier était visible, moins l’attention des médias ou du tissu associatif était soutenue. Cela fit les affaires des respon-sables de l’opération, qui voyaient paradoxalement leur impunité grandir tandis que la situation s’aggravait…

L’opposition politique ? Quelquefois critique et clairvoyante, totale-ment absente à d’autres moments. Frappée d’amnésie ? Désintéressée ? Neutralisée ? Il faut se souvenir qu’un certain consensus existait entre par-tis au départ du projet. Une majorité d’élus ont soutenu l’idée du déman-tèlement du quartier. Et si nombre d’entre eux s’en sont désolidarisés ver-balement par la suite, cela n’a eu que peu de conséquences concrètes et, quoi qu’il en soit, n’a pas suffit à arrêter le désastre. Ceci expliquant peut-être cela, on notera que chacun des quatre partis traditionnels francopho-nes a participé à au moins une coalition gouvernementale ayant porté ce projet. S’ils n’ont pas le même degré d’implication que les socialistes, les libéraux, les chrétiens et les écologistes portent également leur part de responsabilité. Ils ont à tout le moins cautionné, laissé faire. À un moment donné, cette opération est comme « sortie de la sphère politique », disent les uns. « Ce dossier, c’est chasse gardée », justifient d’autres.

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De fait, le caractère extrêmement personnifié de l’opération n’a rien arrangé à l’indifférence quasi générale. On y voit un même homme, Charles Picqué, concentrer dans ses mains plusieurs niveaux de pouvoirs et mener une opération dont les rouages sont connus uniquement par quelques-uns de ses proches collaborateurs et alliés politiques19. Critiquer la tournure prise par celle-ci revenant à s’attirer les foudres du ministre-président, pour les élus et les dirigeants de tous bords, manifestement, le jeu n’en valait pas la chandelle. Ce qui en dit long sur l’état du débat démocratique après 20 années d’existence de la Région bruxelloise… La gestion obscure de cette opération et ses problèmes de financement ont d’ailleurs amené les observateurs à se demander, à plusieurs reprises, s’il y avait encore un pilote dans ce navire qui prenait l’eau. Où étaient passés les responsables ? Lorsqu’il s’agissait de s’exposer sur la question, il deve-nait difficile de trouver des candidats.

Et que dire des enquêtes publiques et commissions de concertation, seuls et uniques moments de « débat public » prévus dans les procédures d’urbanisme ? Leur fonctionnement ne rend pas aisé, pour tout un chacun, la compréhension du moment et de l’enjeu des débats. Les commissions sont composées de fonctionnaires évidemment peu enclins à contester l’autorité de leurs supérieurs. De toute façon, l’avis de ces commissions est purement consultatif et l’on se doute bien du peu d’empressement que les dirigeants auront à prendre en compte les doléances d’habitants qu’ils veulent voir déguerpir…

Quant aux médias, il ne fallait sans doute pas attendre d’eux qu’ils s’in-téressent d’initiative au dossier ou qu’ils mènent une véritable enquête. Les journalistes, ils vous le répéteront, n’ont pas le temps de se plonger dans des sujets si complexes. À cet égard, la consultation des archives de certains journaux depuis les années 1980 jusqu’à nos jours, est un exercice révéla-teur à plus d’un titre. Il est remarquable de constater que la presse n’a pas de mémoire : des informations publiées à une époque dans un organe de presse sont ignorées par les journalistes qui traitent aujourd’hui le même

19. notons que cette concentration des pouvoirs n’a pas toujours été bénéfique à l’avancement du projet. comme on le verra dans ces pages, lorsque le bourgmestre de saint-Gilles ne cumulait plus sa fonction avec celle de ministre-président régional (pendant la période 1999-2004), cela a paradoxalement accentué sa schizophrénie, provoquant un gel de certains financements et donc le ralentissement de son propre projet.

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sujet dans le même média. On notera également qu’il y a 10 ou 20 ans, les articles sur ce type de sujet pouvaient être de quatre à huit fois plus longs que ceux qui sont publiés aujourd’hui. La problématique du quartier Midi était très souvent abordée dans la première moitié des années 1990, elle s’estompa jusqu’à disparaître quasiment des médias de 1998 à 2005.

Cette situation a changé avec la création du Comité du quartier Midi. Entre 2005 et 2009, la critique et la contestation ont pris de l’ampleur. Plusieurs associations, mais aussi des juristes, des avocats, ainsi que la presse et même certains élus se sont (ré)intéressés à la question. Les raisons pour lesquelles ce quartier se dégradait depuis une quinzaine d’années, sous nos yeux, devenaient enfin compréhensibles. La mécanique du désastre urba-nistique se démontait au fur et à mesure que l’information était mise dans l’espace public. Le sort des derniers habitants s’en trouva un peu amélioré.

Ce livre est à la fois une compilation de cette matière et un pro-longement à ce travail. Il a été écrit à partir d’expériences vécues, de récits et témoignages d’habitants, d’interviews de différents intervenants du dossier, ainsi que d’abondantes archives écrites et audiovisuelles (livres, articles et reportages de presse, mémoires d’étudiants, courriers, comptes rendus de débats politiques, textes légaux, prescrits urbanistiques, docu-ments judiciaires, rapports d’activités, etc.).

Chacun des 12 chapitres de ce livre propose une approche thématique, s’intéressant particulièrement à un aspect ou à un acteur de cette saga. Ces textes sont composés de sauts dans le temps, d’allers-retours dans l’histoire, et n’imposent pas forcément une lecture chronologique. Des renvois d’un chapitre à l’autre son fréquemment suggérés au fil des pages.

L’intention n’est pas de dresser un mausolée ni d’ériger le combat mené dans ce quartier comme un exemple à suivre. Ce qui retiendra notre attention, c’est la logique qui a sous-tendu la stratégie de chacun des acteurs en présence. Et spécifiquement comment des pouvoirs publics, censés incarner les espoirs d’une ville faite pour et par ses habitants, ont pu porter pareil mauvais coup à une partie de leur population. Comment celle-ci n’a pas su s’opposer avec assez de force à la logique de destruction du tissu urbain. Comment les autorités furent suffisamment bornées et puissantes pour ne jamais devoir changer de direction, malgré l’évidence et l’importance du fiasco (reconnu y compris par son principal instiga-teur, qui déclare en privé que ce dossier « c’est le clou de son cercueil »).

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C’est donc aussi l’histoire d’une fuite en avant. Un cas emblémati-que de lutte urbaine, où aucun contre-pouvoir n’a fonctionné. Pas même celui qui a été actionné, trop timidement puis trop tardivement, par les associations d’habitants.

À défaut de proposer une issue plus enthousiasmante, cette histoire est riche d’enseignements. Elle démontre à quel point l’amnésie est un terreau fertile aux réminiscences des « catastrophes urbanistiques ». Oublier ce qui s’est passé au Midi, comme on a tendance à oublier les événements du Nord, sous prétexte que des immeubles de fer et de verre repoussent sur les cendres de ces anciens quartiers, ce serait se donner l’excuse de la naïveté à la prochaine campagne de « nettoyage social » que les mêmes acteurs, mus par la même idéologie de la ville, ne manqueront pas de répéter.

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Quelques-uns des noms et acronymes régulièrement utilisés tout au long de ces pages…

InsTanCes, OrGanIsMes & sOCIeTes– aaTl : administration de l’aménagement du territoire et du logement

de la région de bruxelles-capitale, dont dépendent notamment les servi-ces urbanisme, monuments et sites, Études et Planification, rénovation urbaine, logement…

– Beliris : accord de coopération organisant le financement par l’État fédéral de certains grands projets concernant « le rôle international et la fonction de capitale de bruxelles ».

– Bruxelles-Midi : société anonyme créée en 1992 par la région de bruxelles-capitale, pour encadrer le « réaménagement urbain » du quar-tier midi. bien que conçu sur le modèle du « partenariat public-privé », son actionnariat est majoritairement public. elle est dirigée par des fonction-naires de l’aatl.

– Comité d’acquisition d’immeubles : institué auprès du service public fédéral des finances, ce comité est chargé de faire les démarches pour acquérir ou exproprier des biens, soit au nom de l’etat, soit au nom d’un organisme parastatal, soit au nom d’un autre organisme public (une région, une commune…).

– Commission de concertation : organe consultatif existant dans cha-cune des 19 communes et chargé d’émettre un avis consultatif préalable-ment à la délivrance d’un permis, chaque fois que la législation urbanisti-que le prévoit. une commission de concertation regroupe les représentants des instances publiques et entend les observations des riverains.

– CPas : centre public d’aide sociale (au niveau communal).– espace Midi : société anonyme créée en 1991 qui a pour vocation d’ac-

quérir des maisons au quartier midi pour les démolir et reconstruire des immeubles neufs (essentiellement des bureaux). espace midi rassemble cinq grand groupes privés de promotion immobilière.

– eurostation : bureau d’études et filiale immobilière de la sncb.– snCB : société nationale des chemins de fer belges.– sTIB : société des transports intercommunaux de bruxelles.

GlOssAire

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assOCIaTIOns– araU : atelier de recherche et d’action urbaines.– Bral : brusselse raad voor het leefmilieu. fédération néerlandophone

des « bruxellois actifs ».– CaFa : centre d’accompagnement et de formation pour adultes, asbl du

cPas de saint-Gilles chargée de gérer l’antenne sociale du midi, c’est-à-dire « l’accompagnement social » des locataires concernés par les expro-priations au quartier midi.

– CODes : comité de défense de saint-Gilles.– Comité du quartier Midi : comité regroupant les locataires, proprié-

taires et commerçants du périmètre d’expropriation. fondé en 2005.– IeB : inter-environnement bruxelles, fédération francophone des comités

de quartier bruxellois.

Plans– PDI : Plan de développement international de bruxelles (2007).– Plan de secteur : avant la création de la région bruxelloise, c’est un

Plan de secteur établit par l’État central qui déterminait les affectations urbanistique dans les communes de l’agglomération bruxelloise.

– PPas : Plans particuliers d’affectation du sol. il sera plus particulièrement question ici des cinq PPas réalisés en 1992 pour le quartier du midi (sur les territoires d’anderlecht et de saint-Gilles), et davantage encore du PPas « fonsny 1 » qui concerne les 5 îlots du périmètre d’expropriation.

– PrD : Plan régional de développement (première version en 1995, seconde en 2002).

– schéma de développement : Plan indicatif du développement futur des quartiers autour de la gare du midi, réalisé en 1991 par le bureau cooparch pour le compte de la région.

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m. demirtas, pris en photo par andré « shopwell » devant sa maison de la rue de russie,

quelques mois avant son expropriation, en 2006.

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Prenez n’importe quel voyageur, donnez-lui un somnifère, bandez-lui les yeux et libérez-le à la sortie de la gare du Midi : il se croira à Beyrouth et fera ainsi l’ex-périence de la “bruxellisation”. Les abords de la principale gare de la capitale de l’Europe présentent en effet des allures de ville bombardée et l’étendue des dégâts ne cesse d’augmenter…1

Vous habitez ici, au milieu des décombres. Vous y êtes propriétaire d’une maison et d’un commerce aux abords de la gare internationale du Midi. Auparavant, vous résidiez déjà dans ce quartier mais en tant que locataire. Vos affaires étant florissantes et votre famille commençant à s’agrandir, vous avez acquis en 1979 une maison de trois étages avec rez-de-chaussée commercial dans une rue perpendiculaire à la gare. Une excellente localisation, où vous habitez en famille avec vos cinq enfants et où vous tenez votre commerce.

Nous sommes en 2006. C’est l’été. Après une longue année de travail, il ne vous reste plus que quelques jours vous séparant des congés annuels. Vous allez bientôt fermer le magasin pour un mois. Vous avez déjà la tête dans les bagages et les préparatifs. Sous peu, vous serez en vacances, sous le soleil de votre pays natal…

Mais c’était sans compter sur cette lettre reçue il y a deux jours, dans laquelle une instance du ministère fédéral des Finances (le Comité

1. atelier de recherche et d’action urbaines (arau), conférence de presse du 11 février 2000.

1992-2009 /// Parcours d’habitants

1. PAs de vACANCes POur les exPrOPriés

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d’acquisition d’immeubles2) vous proposait une « dernière » offre pour le rachat de votre maison. Vous n’avez même pas eu le temps d’y répondre, qu’un huissier de justice se présente à votre porte. Il vous amène une convo-cation « à vous présenter à l’audience sur place »… chez vous, dans 10 jours ! Comme vous ne maîtrisez pas bien le jargon juridique, vous ne saisissez pas directement la portée de ce courrier. Il vous faudra le temps de le faire lire à des voisins pour vous rendre compte que vous venez de perdre un temps pré-cieux : il vous reste moins de huit petites journées pour trouver un avocat et préparer votre défense – car il vous faudra bien défendre vos intérêts, devant un juge de paix qui va statuer sur la demande d’expropriation lancée à votre encontre par le ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale !

Oh, bien sûr, vous saviez depuis longtemps qu’un plan d’expropriation existe sur plusieurs îlots de votre quartier, dont celui où vous habitez. Vous le saviez même depuis tellement longtemps que vous auriez presque fini par l’oublier, si la dégradation continuelle de votre quartier et l’interdic-tion qui vous est faite de rénover votre maison n’étaient pas là pour vous le rappeler. Le quartier du Midi est en « restructuration » depuis près de 20 ans et quatre législatures communales, autant de régionales et plu-sieurs plans d’expropriation plus tard, vous êtes toujours là. En 1989, les pouvoirs communaux et régionaux parlaient déjà de « restructurer » votre quartier. Mais ils déclaraient que personne ne serait oublié, que vous seriez relogés dans les parties « rénovées » du projet, que vous seriez accompa-gnés, aidés... Vous pensiez donc avoir votre place dans cette « revitalisa-tion » future qui allait se faire « progressivement ». Mais en 1996, un plan d’expropriation condamnait votre maison, parmi des dizaines d’autres, à une probable démolition. « L’extrême urgence » et « l’intérêt public », sur lesquels reposent la loi d’expropriation datant de 1962, étaient invoqués dans ce plan valable pendant 10 ans.

Une décennie plus tard, quasiment jour pour jour, vous voilà devant le juge. Pour la Région de Bruxelles-Capitale, l’extrême urgence est tou-jours de mise. D’autant plus que la base légale qui leur permet de vous exproprier vient à échéance dans quelques jours ou semaines à peine !

En 2000, huit ans après son entrée en vigueur, cette « extrême urgence » était toujours brandie par le Collège des bourgmestre et échevins de Saint-

2. lire Le notaire de l’État, page 280.

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Gilles qui précisait dans sa déclaration de politique que « l’aboutissement » de ce projet constituait « un des grands défis de la législature » s’achevant… en 2006. Elle a aussi été « confirmée » en 2001, dans un arrêté du gouvernement bruxellois décré-tant qu’il y a lieu « de procéder à la pour-suite des expropriations dans les plus brefs délais afin d’éviter toute spé-culation ». Mais vous ne lisez pas le Moniteur belge tous les jours et de votre point de vue, celui de la « revitalisation urbaine » observée sur le terrain, il semblait plutôt s’agir d’une extrême lenteur, d’une extrême incom-pétence voire d’une extrême malhonnêteté, en tout cas d’une extrême dégradation du quartier.

Depuis 5 000 jours – soit, comme l’a calculé un autre propriétaire tar-divement exproprié : près de 17 % de la durée moyenne de vie d’un être humain –, vous viviez sous la menace, placés de fait dans une situation d’at-tente et de précarité. Sans aucun pouvoir d’initiative, vous ne pouviez qu’at-tendre que la Région bruxelloise ou son bras immobilier (la SA Bruxelles-Midi) dans le quartier se décident à entamer les négociations. Tout au long de ces longues années, les deux seules offres « à l’amiable » qui vous avaient été faites par la société régionale chargée de racheter votre maison dataient d’il y a à peine quelques mois. La somme proposée pour votre maison (90 000 euros toutes indemnités comprises) était tellement ridicule qu’elle ne per-mettait même pas de s’acheter un appartement à Bruxelles, y compris dans les quartiers les plus abordables. Le refus que vous aviez opposé – logique et prévisible, au regard de la somme proposée –, n’avait donné lieu à aucune négociation. La lettre précisait bien qu’il s’agissait d’une offre « ultime »…

Alors, vous continuiez à habiter paisiblement votre maison… Et puis, tout s’est précipité. Vous vous êtes retrouvé exproprié en plein été, quel-ques jours à peine avant l’expiration du plan d’expropriation ! Le juge a mené une première audience express dans votre salon. Il a visité votre maison, accompagné de son expert judiciaire, des représentants du Comité d’acquisition d’immeubles, de votre avocat et de celui de la partie expro-priante. Puis il a clôturé les débats immédiatement après les plaidoieries. Vous avez à peine eu le temps de vous exprimer durant l’audience, votre avocat a rencontré le même problème.

vous vous rendez bien compte

qu’iL peut toujours y avoir

L’un ou L’autre cas qui pose

probLème dans des opérations

de cette importance.

— charles Picqué dans une interview à la rtbf, en 2006.

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— Tout est dans vos conclusions, je les lirai de la première à la dernière ligne, assura le juge pour mettre fin à toute velléité de discussion.

Tout a été très vite. Le premier verdict devait être rendu dans les 48 heures et vous avez été déclaré exproprié. Pendant les deux mois qui vous séparaient de la seconde audience, à l’issue de laquelle vous seriez fixé sur le montant de votre indemnité, vous n’habitiez plus « chez vous ». Vous avez tout juste pu mendier à vos nouveaux propriétaires le droit de rester quelques mois de plus « chez eux ».

Et puis vous voilà enfin fixé sur votre sort. L’indemnité d’expropria-tion n’a malheureusement pas tenu compte des dégradations causées par les chantiers et l’état des maisons environnantes. L’indemnité reçue pour votre fonds de commerce n’a pas tenu compte de combien votre chiffre d’affaires a souffert de la désertification du quartier. Sa valeur a été établie en fonction des deux dernières années d’exercice, soit les moins bonnes puisque tous les habitants de votre rue ont déjà dû partir et que le quartier s’est fortement dégradé, rebutant les clients potentiels peu attirés par des fruits et légumes empoussiérés. La somme qui vous est allouée est large-ment supérieure à celle proposée initialement par la Région, mais elle ne vous permet pas de retrouver une situation comparable à Bruxelles, contrairement au principe juridique de la « juste indemnité ».

Votre seul recours juridique, celui de la « révision » devant le Tribunal de première instance, durerait plusieurs années et ne suspendrait de toute façon pas votre expropriation. Il nécessiterait de coûteux frais d’avocats et, dans le pire des cas, vous ferait courir le risque de perdre une partie de la somme avec laquelle vous vous serez réinstallé entre-temps, que vous devriez rembourser avec les intérêts en prime ! Vous avez beau vous pincer : nous ne sommes pas au Moyen Âge, ni dans une république bana-nière. Telle est bien la conception de « l’extrême urgence » aujourd’hui en Belgique et de « l’utilité publique » en Région bruxelloise.

l’interminable attente de « l’imminence »…Cette histoire, c’est celle de la famille Bouali, épiciers de la rue d’An-gleterre expropriés en plein été 2006, en même temps que deux autres immeubles du quartier… Pourquoi la Région, à quelques semaines de l’expiration de son plan d’expropriation, a-t-elle choisi de ne s’occuper que de ces 3 cas-là et pas de la trentaine d’autres qu’il lui reste à régler ?

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Une seule logique apparaît : ces 3 maisons sont situées sur des parcelles prévues en bureau dans le PPAS « Fonsny 1 ».

Il y a ce petit hôtel de la rue de Mérode, qui a fait l’objet de gros travaux de réno-vation par son propriétaire portugais mais qui est finalement resté vide durant plusieurs années, son exploitation ayant été empêchée par les pro-jets des autorités… Il y a, par ailleurs, ce grand immeuble formant le coin de la rue de Russie et de l’avenue Fonsny, qui reste seul encore debout au milieu d’un grand terrain vague appartenant aux promoteurs immo-biliers. La Région veut à présent exproprier cette maison, établie sur une zone reconstructible en bureaux, pour « troquer » ensuite le terrain nu avec les promoteurs en échange d’un autre terrain qu’ils possèdent dans le périmètre. Le propriétaire de cette maison, M. Demirtas, est un immigré turc arrivé en Belgique dans les années 1970. Il a acheté cet immeuble, idéalement situé face à la gare du Midi, en 1983. Les étages étaient alors affectés à une exploitation hôtelière (33 chambres). La famille Demirtas s’y installe et ouvre un commerce au rez-de-chaussée, qu’elle transforme ensuite en croissanterie, café et restaurant.

Au début des années 1990, différentes pressions administratives vont rendre cette activité de plus en plus difficile à maintenir. M. Demirtas entend parler des intentions des autorités saint-gilloises pour le quartier. Le Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) « Fonsny 1 » est adopté par la Commune en 1992 (même s’il n’entrera pas en vigueur avant son adoption par la Région fin 1995). Ce plan prévoyant un « renouveau » du quartier et privilégiant soi-disant la mixité des fonctions, des zones de logement et d’horeca y sont notamment prévus. M. Demirtas pense que son heure est venue, il décide de rénover l’endroit de fond en comble et se lance dans la réalisation d’un projet qui mélangera à la fois du logement pour sa famille, des flats de location et des activités commerciales telles un hammam et un salon de thé. Pour financer les travaux, il recourt à des crédits hypothécaires en 1993 et en 1994. Des travaux de toiture sont effectués, les châssis sont remplacés, des murs sont abattus…

En 1996, le chantier est arrêté suite à l’entrée en vigueur d’un plan d’ex-propriation adopté par la Commune et la Région. Le projet de M. Demirtas est bloqué… Dix ans plus tard, l’expropriation est finalement activée.

on ne fait pas d’omeLettes

sans casser des œufs.

— Jacques Van Grimbergen, présidentde la sa bruxelles-midi, dans un reportage de l’iHecs, mai 2008.

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Pendant tout ce temps, M. Demirtas a péniblement tenté de louer son rez-de-chaussée. Il y a eu tour à tour un snack, une friterie, un internet café, puis un night shop… Quant aux étages, certains sont restés figés dans l’état du chantier entamé une décennie plus tôt. Toutes les maisons voisines ont été rasées quelques mois plus tôt, les murs mitoyens ayant été vague-ment protégés par une bâche placée par les promoteurs suite à l’insis-tance de M. Demirtas. Prévenu de son expropriation en tout début d’été, M. Demirtas n’a pas facile à trouver un avocat pour le défendre. Il ne sera ainsi pas assisté lors de la première audience. Dans sa décision, le juge ne tiendra hélas pas compte des projets entamés par M. Demirtas et de la ruine financière dans laquelle cette situation l’a plongé. Aujourd’hui, il continue encore à rembourser les emprunts faits au début des années 1990…

Mais revenons-en aux Bouali, qui ont finalement trouvé à se réinstaller à Anderlecht, dans un quartier beaucoup moins central. L’indemnité qu’ils ont reçue ne leur a pas permis de racheter une maison avec un rez-de-chaussée commercial. Le couple vend maintenant des légumes au marché des Abattoirs (Anderlecht) et au marché du Midi (Saint-Gilles). Quelques semaines après leur départ de la rue d’Angleterre, leur ancienne maison, laissée vide et ouverte à tous vents par la Région bruxelloise, est incendiée. Deux personnes sans domicile fixe qui y logeaient trouvent la mort dans ce drame, dû à un règlement de compte selon la police. Pour toute réponse à ceux qui s’indignent de l’insécurité grandissante dans le quartier (en l’es-pace d’un an, en 2007-2008, ce sont quelque 4 incendies criminels ou accidentels qui se déclarèrent dans des maisons vides du quartier), Martine Wille, la bourgmestre faisant fonction à Saint-Gilles déclare : « On peut prendre toutes les précautions que l’on veut, si un squatteur veut rentrer dans une maison vide, il y arrivera toujours »3. Pas facile, en effet, de sécu-riser un quartier dont on vide les maisons de leurs habitants, tantôt pour les démolir, tantôt pour les laisser portes et fenêtres béantes, au milieu de terrains vagues non cloisonnés…

Il faut croire que Mme Wille parle en connaissance de cause. En 1993, déjà, un conseiller communal saint-gillois avait évoqué un « urbanisme qui tue »4 et pas seulement au sens figuré. À l’époque, « la découverte dans une

3. « brasier mortel au midi », Le Soir, 18 avril 2007.4. michel renard (Écolo), débat au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.

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fosse septique d’un corps en putré-faction avait amené les policiers à fouiller les maisons abandonnées du quartier »5. C’est dans l’une d’elles qu’ils trouvèrent le corps sans vie d’un sans-abri surnommé « Papy ». Son meurtre – commis dans l’une des maisons abandonnées de « l’îlot De Waele »6 où sévissait depuis plusieurs années une violente spéculation avec la béné-diction des autorités communales – « ajouta à la colère et à l’inquiétude des riverains scandalisés de voir cet îlot pourrir sur pied depuis tant de temps »7.

Mais depuis le début de l’opération de « revitalisation » du quartier, les décideurs n’ont pas manifesté beaucoup de compréhension pour la colère et l’inquiétude des habitants, préférant voir chez les mécontents des « cas particuliers », des « agitateurs » ou des « petits spéculateurs ». Depuis le début des années 1990, les autorités ont mené les expropriations, les démolitions et les chantiers à la petite semaine, sans plan d’ensemble ni calendrier précis. Sans la moindre concertation ni information des riverains, dont elles se sont peu souciées. Hormis quelques réunions « d’information » organisées par les autorités en 1996 et 1997 et distillant un message rassurant, les habitants du quartier ont eu comme principales sources d’informations les rumeurs et les déclarations faites par divers responsables dans la presse. Quant à la SA Bruxelles-Midi, elle ne s’est pas montrée plus apte que les responsables politiques à donner des échéances. En date du 29 juin 1998, elle écrivait aux propriétaires des immeubles situés dans les îlots A, C et D :

Pour le moment seuls les immeubles de l’îlot B font l’objet de projets immobiliers concrets. Il nous est actuellement impossible de vous préciser quand votre immeuble fera l’objet d’un projet immobilier. Il est toutefois possible que ce soit le cas en 1999 ou en 2000. Nous vous informerons dès que nous pourrons vous donner plus de précision.

Un an plus tard, les représentants des autorités écrivent à nouveau à des propriétaires du quartier pour leur donner plus de précision : « Il est en prin-cipe probable que votre immeuble devra être acquis par nous, soit par négo-ciation, soit par expropriation, et cela au plus tard avant la fin de 2004 ». Dix ans plus tard, certains propriétaires attendent encore leur expropriation…

5. « charles Picqué redéfinit le verbe spéculer” », Le Soir, 29 octobre 1993.6. lire Les vautours, page 217.7. « 35 000 m2 de bureaux à deux pas du tGV », Le Soir, 24 décembre 1993.

je voudrais vous dire aussi qu’iL existe

de grands et de petits spécuLateurs.

— charles Picqué au Parlement régionalbruxellois, 3 juin 2005.

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Dans le seul et unique numéro jamais paru de son « bulletin d’infor-mation », en 2005, la SA Bruxelles-Midi explique au chapitre « îlot D » qu’elle « procédera prochainement, comme pour les 3 autres îlots, à l’ac-quisition des derniers immeubles ». Une notion du temps toute particu-lière, puisque la plupart de ces acquisitions et expropriations ne s’effec-tueront, selon les cas, que 3 à 4 années plus tard.

Pendant ce temps, les démolitions inutiles, la création de terrains vagues, le délogement des habitants ont accru le sentiment de vivre dans un « no man’s land ». Dans le quartier, les maisons appartenant à la Région ou à la SA Bruxelles-Midi sont reconnaissables à plusieurs signes distinc-tifs. Une fois acquises ou expropriées, elles sont vidées de leurs occupants. Dans les jours et les semaines qui suivent, des petits marchands en tout genre viennent y récupérer la plomberie et le métal: rampes, chauffages, tuyauterie, rambardes, balcons, plaques de sous-sol occasionnant des trous béants sur les trottoirs… Bruxelles-Midi fait couper le gaz et l’électri-cité, ce qui nécessite des travaux dans les trottoirs, dont les trous sont souvent laissés béants. Les velux et parfois même les tuiles de la toiture disparaissent, comme s’il s’agissait de favoriser des intrusions à l’intérieur de l’îlot et les dégâts de la pluie. Les maisons restent ensuite telles quel-les, murées ou non, pendant quelques mois voire quelques années, avant d’être détruites… quand elles ne font pas l’objet de démolitions partielles, devenant alors de véritables ruines trônant au milieu des îlots.

Cette lente dégradation de leur environnement de vie a fait craquer plus d’un propriétaire. Obligés de vivre dans le stress d’une expropriation « imminente », dans la poussière et dans le bruit des chantiers, entourés de maisons vides et de terrains vagues, nombreux sont ceux qui ont cédé et accepté de revendre leur bien « à l’amiable » pour des sommes parfois dérisoires. Ils ont été d’autant plus poussés à la vente que la proximité des chantiers et des chancres ont détérioré leur maison, des fissures apparais-sant dans les murs mitoyens, la mérule s’incrustant à partir des chancres, sans parler des problèmes d’humidité… Et le tout sur fond de rénovations rendues quasiment impossibles par la menace d’expropriation.

Tandis que les rumeurs d’expropriation ont freiné toute velléité d’in-vestissement privé dans le quartier, la Commune tenta elle-même de décourager toute rénovation. « Dès 1989 il n’était plus question de tou-cher une brique dans le quartier », se rappelle Claude Bourgeois, dont les

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sociétés Bourgeois & Co et Sofifon sont devenues propriétaires, à partir des années 1950, d’une vingtaine de maisons dans le quartier et plus spé-cifiquement autour de la rue de Russie. En 1991, la Commune de Saint-Gilles écrivait déjà à un propriétaire souhaitant effectuer des travaux de rénovation, que sa maison était désormais située dans une zone « suscep-tible d’expropriation ». Qui rénoverait un immeuble susceptible d’être exproprié peu de temps après, d’autant que la Région explique qu’elle n’indemnisera pas ces travaux, effectués dès lors en pure perte ?

Fin des années 1980, un jeune couple décide de se marier et projette de s’installer à Saint-Gilles. L’union de Bernard Claeys et Lucie Malou est célébrée par le nouveau bourgmestre de Saint-Gilles, un certain Charles Picqué. Lors de la cérémonie, les jeunes époux lui font part de leur inten-tion d’acquérir une maison de maître située rue de Mérode. Le jeune bourgmestre les encourage dans ce projet. Le Midi est un quartier plein d’avenir, leur assure-t-il. « Connaissant le projet TGV, j’ai d’abord été trou-ver la Commune où l’on m’a affirmé qu’il n’y aurait aucun problème »8, explique Lucie Malou. Elle est artiste, son mari aime organiser des concerts et le couple choisit donc une belle demeure munie d’un grand atelier, dont il devient propriétaire en 1989. Les Malou demandent ensuite des primes à la rénovation, qu’ils obtiennent : 500 000 francs belges (12 500 euros) ! Mais en 1992, la Commune de Saint-Gilles établit un premier plan d’expropriation pour le périmètre, officiellement destiné à « lutter contre la spéculation ». Lorsque la Commission de concertation se réunit pour examiner ce plan, Lucie Malou exprime son désarroi. « Je ne spécule pas, moi, tout ce que je veux, c’est rester dans le quartier »9. Confrontés à la dégradation du quartier, les époux finiront par aller s’installer ailleurs et mettront en location leur maison de la rue de Mérode.

En 2005, certains des locataires participeront à la création du Comité du quartier Midi, qui installera son local dans l’ancien atelier des Malou. La maison sera finalement expropriée en décembre 2007, juste avant les fêtes de fin d’année. La Région de Bruxelles-Capitale payera le montant de la maison un mois plus tard, devenant ainsi la propriétaire. Moins de 24 heu-res plus tard, sans demander aux Claeys-Malou de lui remettre les clefs,

8. « les PPas du midi remis en question », Le Soir, 23 octobre 1992.9. Le Soir, idem.

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la SA Bruxelles-Midi envoie des ouvriers pour défoncer la porte d’entrée à la hache et la société Sibelgaz pour déconnecter l’immeuble du réseau de gaz et d’électricité. Les ouvriers saccagent les pièces du rez-de-chaus-sée. Bernard Claeys avait encore des affaires à récupérer dans sa maison et ses locataires, qui n’avaient pas fini de déménager, n’eurent d’autre choix que d’emporter leurs effets personnels à la sauvette et d’en abandonner une partie sur place. Ils devront s’y reprendre à deux fois pour que le commissariat de Saint-Gilles accepte d’enregistrer leur plainte. Seize mois plus tard, celle-ci n’a toujours eu aucune suite…

« Quand je suis arrivé ici en 1970, c’était un quartier magnifique ! », se souvient Mohamed Mouniati, propriétaire et habitant à la rue de Norvège. Cet ouvrier d’origine marocaine a écumé les boulots géné-ralement réservés à la main d’œuvre immigrée (sociétés métallurgi-ques, fabricants de pièces détachées, l’usine Citroën à Forest…) avant de pouvoir s’acheter une petite maison et s’y installer avec sa famille. Au début des années 1990, un promoteur lui offre 6 millions de francs bel-ges (150 000 euros) pour acquérir son bien. « La commune m’a découragé de vendre en me disant qu’elle allait de toute façon racheter ma maison à un meilleur prix et qu’il valait mieux ne pas vendre à des sociétés étran-gères »10, raconte M. Mouniati alors âgé de 61 ans. Il qualifie aujourd’hui les agissements des pouvoirs publics de « chipotages ». « Depuis le début des années 1990, la Commune m’explique que je ne dois pas rénover ma maison, juste rafistoler temporairement l’intérieur, car ils vont bientôt la démolir », ajoute-t-il. Mais ce n’est qu’en décembre 2005, après 15 années de chantier permanent dans sa rue, qu’il reçoit une première offre de rachat « à l’amiable ». Les pouvoirs publics lui proposent… 80 000 euros, toutes indemnités comprises ! M. Mouniati refuse : à ce prix, impossible d’acheter une maison, ni même un appartement à Bruxelles, où les prix de l’immobilier ont triplé voire quadruplé selon les quartiers en une dizaine d’années. Même s’il est aujourd’hui âgé de 80 ans et pensionné, il souhaite légitimement laisser quelque chose à sa femme et à leurs quatre jeunes enfants. La seconde tentative de négociation n’interviendra que 3 ans plus tard, pour échouer elle aussi. M. Mouniati sera finalement expro-prié au début 2009.

10. « Quartier midi, quartier maudit ? », La Tribune de Bruxelles, 31 mai 2007.

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Dans la maison d’à côté, ses voisins étaient installés depuis 1976. La famille Arahou aimait ce quartier plaisant, cette rue calme où les enfants pouvaient jouer dehors sans aucun risque et où la porte de rue n’avait pas besoin d’être fermée la nuit. Mais dès 1989, « les bruits courent, les rumeurs circulent, déformées, aggravées, gonflées à sou-hait : tout sera bientôt démoli »11. Certains enfants du ménage naquirent à cette époque. Ils ne connaîtront que le déclin de leur quartier. De 1996 à 2008, les Arahou subissent sans cesse les nuisances des chantiers de démo-lition des maisons voisines (îlot A1), puis de la construction des immeubles de bureaux sur les îlots B puis A1. Soit un total de 12 années de chantiers… Utilisée comme arrière de chantier par les entreprises de construction tra-vaillant sur l’îlot A1, la rue de Norvège fut quasiment impraticable pendant plusieurs années, les Arahou et leurs deux derniers voisins se trouvant par-fois dans l’impossibilité d’entrer ou de sortir de leur maison… Treize années durant lesquelles la vie quotidienne fut chamboulée. Le bruit, la poussière qui s’insinue partout, des fissures dans la maison, l’usage de la rue pour le passage et l’entrepôt de véhicules de chantier, la rue de Norvège n’a plus rien de l’aspect villageois qu’elle avait auparavant. Plus qu’un problème de bien-être, il y va de la santé et de la sécurité des habitants. La maison n’est pas équipée de doubles vitrages, et en raison de la menace d’expropriation, le remplacement des châssis n’est pas possible. De même pour le toit qui serait à refaire. Par ailleurs, les nouveaux plans d’aménagement prévoient la disparition de leur rue. Bien avant cela pourtant, elle disparaît préventive-ment et est retirée des plans de la ville en 200412. Les taxis ne la trouvent plus sur leur GPS. Pendant de longs mois, l’éclairage public n’y fonctionne pas. Le ramassage des poubelles ne s’y effectue plus, obligeant les habitants à déposer leurs sacs dans les rues voisines. En 2007, M. Arahou est victime d’un arrêt cardiaque, lié pour sa famille au stress permanent qu’il subis-sait depuis des années. Lorsque l’ambulance trouve la rue de Norvège, qui n’était pas reprise sur son GPS, elle n’arrive pas à y manœuvrer à cause des

11. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.12. « la rue de norvège n’existe plus », Le Soir, 25 juin 2005.

Le fait d’être pauvre ne condamne

pas à L’indignité et un horizon assombri

n’excLut pas L’espoir.

— charles Picqué dans le livre de Pascal sac,D’altermondialisme à zwanze, éditions luc Pire, 2004.

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engins de chantier qui y stationnent. Quelques minutes précieuses sont ainsi perdues. M. Arahou décède. Il n’avait pas encore fini de rembourser l’achat de la maison. Pour sa famille, un échange avec une maison comparable, si possible dans le même quartier, aurait été satisfaisant. Mais cette solution est inconcevable pour les autorités. La Région a finalement lancé la procédure d’expropriation, fin 2008. Elle aura laissé les 3 dernières familles de la rue de Norvège vivre un enfer quotidien jusqu’au bout.

des transactions « à l’amiable »Qu’elle soit ou non le fruit d’une « stratégie du pourrissement » (comme la qualifia un jugement daté de 200713), la lente dégradation du quartier fut en tout cas bénéfique pour les autorités : elle déprécia les biens à expro-prier, justifia de surcroît la nécessité de raser les 5 îlots14 et constitua un moyen de pression énorme pour faire accepter les offres « amiables ». Les propriétaires du quartier se sont ainsi retrouvés coincés. Il leur était devenu quasi impossible de trouver quiconque à qui revendre leur maison frappée d’une menace d’expropriation – excepté bien sûr l’autorité expropriante. Et puisque la procédure en justice n’était jamais lancée, que la loi ne per-met pas aux propriétaires menacés d’expropriation de l’activer eux-mêmes, et qu’aucune offre satisfaisante n’était proposée, ils se voyaient contraints de continuer leur calvaire pendant une période indéterminée, ou de vendre leur bien au prix proposé par leur unique interlocuteur, la société « de droit public » Bruxelles-Midi. Ainsi, entre 1992 et 2009, la Région n’a eu à pro-céder qu’à 13 expropriations judiciaires sur la zone du PPAS « Fonsny 1 »15. Les autres immeubles, se félicite-t-elle, ont été acquis « à l’amiable ». Cette volonté d’éviter l’expropriation judiciaire, pourtant censée garantir une procédure juste et contradictoire (où toutes les parties expriment leurs arguments et où le juge a le dernier mot), a plus que probablement été

13. lire Une justice hostile ?, page 341.14. un arrêté d’expropriation daté de 2001 est par exemple motivé par le fait qu’il « est urgent de permettre la démolition d’immeubles dont certains constituent de véritables chancres urbains, de manière à sauvegarder la sécurité et la salubrité publique ».15. le PPas « fonsny 1 » et son périmètre d’expropriation comprennent 176 parcelles, soit 165 maisons, dont à peu près 70 ont été rachetées entre 1989 et 1992 par des promoteurs privés (regroupés au sein de la sa espace midi, à ne pas confondre avec la sa bruxelles-midi créée par la région) qui ne seront, eux, jamais expropriés.

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dictée par des raisons économiques : mieux vaut « négocier à l’amia-ble » que de laisser la justice fixer le montant des indemnités, qui seront probablement sensiblement supérieures. Mais les motivations étaient aussi politiques. « Les auto-rités, et particulièrement Saint-Gilles, voulaient éviter les expropriations judiciaires car cela n’est pas populaire », explique Christian Lelubre, ancien administrateur délégué de Bruxelles-Midi. Selon lui, c’est la même logique qui a présidé à la décision de créer une telle société, « pour que ce ne soit pas à la Région d’exproprier, ce qui était mauvais en termes d’image ». De fait. S’il n’est pas plaisant d’exproprier, il est encore moins agréable d’être exproprié. Mais une solution « amiable » vaut-elle forcément mieux ?

Pour André De Saeger dit « Shopwell » (du nom de son célèbre maga-sin de la rue de Mérode), si la situation s’est certes terminée « à l’amiable », elle a tout de même duré 17 ans. « Je suis né ici il y a 50 ans », raconte André. « C’était tranquille à l’époque. Il n’y avait pas autant de voitures, pas autant de crasses. Il y avait des commerces partout. Les maisons étaient jolies »16. André a repris dans les années 1970 le petit supermarché de son père. Commerce de proximité, point de rencontre des habitants, livraisons à domicile… André vendait de tout et employait plusieurs personnes. Il habitait avec sa famille au-dessus de son commerce. Au fur et à mesure que les habitants du quartier déménageaient, ses affaires ont commencé à décliner. En 2002, Bruxelles-Midi lui propose de transférer sa supérette (200 m2 plus réserves) dans sept containers (plus ou moins 100 m2) posés sur la future « place de Hollande » alias « place Marcel Broodthaers », encore virtuelle. On lui explique qu’il aura droit, peut-être, plus tard, à une place dans les futurs nouveaux immeubles. Non seulement la surface proposée n’est pas suffisante, mais en outre cette installation «provisoire» ne lui rendra pas sa clientèle et ne l’indemnisera pas pour les pertes déjà subies. André refuse. En 2002, l’îlot où se trouve son commerce est éventré, ce qui entraîne plusieurs tentatives de cambriolages. Enfin, pour l’encourager à accepter les propositions de rachat « à l’amiable », les maisons mitoyennes à son immeuble sont démolies en 2007. Il ne reste

16. « entre tours, vieux bistrots et hôtels de luxe », Le Soir, 28 février 2004.

c’est un travaiL de Longue haLeine,

mais peu à peu, nous arrivons

à faire comprendre aux gens L’intérêt

d’une expropriation.

— cathy marcus, échevine des affaires socialeset du logement à saint-Gilles, dans La Libre Belgique, 27 octobre 2007.

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que 3 maisons habitées autour de la sienne, mais André continue à travailler quotidiennement. « On a connu des années de souffrance et on est toujours là parce qu’on a continué à se battre», dit-il. « Mais ça devient de plus en plus difficile, parce qu’ils inventent n’importe quoi pour nous faire souffrir. Mon sentiment c’est qu’ils s’attaquent à nous en dernier pour que nos affaires aillent de moins en moins bien et qu’ils puissent nous exproprier à meilleur prix ». Paradoxalement, les affaires d’André finissent par connaître une embel-lie. Normal, il est devenu l’un des derniers épiciers du coin… C’est alors que la Région, finalement pressée par les promoteurs qui ont déjà commencé les chantiers de construction de bureaux sur l’îlot, finit par proposer une somme acceptable pour la reprise du commerce d’André. Shopwell fermera définitivement ses portes au début 2008. À plus de 50 ans, André ne voulait plus se lancer dans un nouvelle entreprise. Il a quitté Bruxelles avec sa famille, pour s’installer dans une région plus calme et Shopwell a baissé pavillon…

De tous les commerces situés dans le périmètre d’expropriation, deux seulement ont réussi à se réinstaller dans le quartier. Il y a d’abord le phar-macien de l’avenue Fonsny qui, en revendant sa maison, a obtenu la pro-messe de Bruxelles-Midi de pouvoir intégrer les futurs bâtiments de la « place Marcel Broodthaers ». En attendant, son magasin a été déplacé dans un container d’où, 3 ans après la démolition de sa maison, il attend tou-jours d’être fixé sur son avenir : il n’a en effet aucune garantie formelle de pouvoir rouvrir sa pharmacie dans les nouveaux immeubles, actuellement en construction. Il y a ensuite la boulangerie de Sylvana et Yener, située sur le coin des rues de Mérode et d’Angleterre. Lancée en 1975 par le père de Yener, le commerce ferma ses portes en 2003. Peu à peu encerclée par les terrains vagues, sa famille avait finit par revendre la maison à la Région car vivre là était devenu psychologiquement intenable. Ainsi, en 2002, les bulldozers qui démolissaient l’immeuble voisin pour le compte de la SA Bruxelles-Midi avaient arraché un mur mitoyen, mettant en plein jour les WC de la maison de Yener. Cette scène, immortalisée par une riveraine, devint quelques années plus tard une vidéo célèbre sur internet17. Sylvana et Yener souhaitaient acheter une nouvelle maison dans le quartier, « mais c’est impossible actuellement : le propriétaire d’une grosse maison de maître

17. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit. la séquence est visible sur le site internet http://film.quartier-midi.be.

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à l’abandon, ici plus loin, demande 600 000 euros ! Vous imaginez... »18. Ils ont fini par trouver un arrangement avec la propriétaire de l’immeuble situé juste en face, hors du périmètre d’expropriation, qu’ils ont pu louer pour rouvrir la boulangerie. Il s’agit d’un cas unique dans le quartier, qui est dû à la chance et à la persévérance des boulangers plutôt qu’à une volonté politique de relocaliser les commerces expropriés. Mais si leur magasin s’est réintégré dans le quartier, Yener et Sylvana habitent désormais en dehors de Bruxelles. En changeant de trottoir, leur boulangerie a aussi changé de visage : de la modernité de l’architecture aux produits proposés, en passant par les tarifs, rien n’est comme avant. La nouvelle « sandwicherie - vien-noiserie » ferme en milieu d’après-midi, n’ouvre pas le weekend et fait l’essentiel de ses ventes à l’heure du midi, où une longue file de travailleurs souvent encravatés se forme chaque jour de la semaine. Voilà le visage du « nouveau quartier Midi », dédié au tertiaire plutôt qu’aux habitants.

L’histoire des Bouali, des Mouniati, des Arahou et d’une dizaine d’autres propriétaires expropriés depuis 1996, celle des 80 ménages qui ont fini par revendre leur maison « à l’amiable » et qui n’ont pas toujours pu se réinstaller dans une maison et dans un quartier comparables, celle des centaines de locataires qui ont dû quitter leur habitat le plus souvent sans relogement19, celle de Shopwell et de quelques dizaines de com-merçants, artisans et petits entrepreneurs qui ont du stopper leur activité, cette histoire d’une opération de «revitalisation» censée être « socialement douce » et représenter un modèle de gestion publique n’est pas seulement à envisager sous l’angle d’un gâchis politique, économique et urbanisti-que. C’est aussi l’histoire de trajectoires de vie brisées.

Des récits qui mettent notamment en lumière la question du temps. On y voit une autorité publique mener une politique administrative sans se soucier de ses effets sur le réel. On y apprend que lorsque ce genre d’institution ne dispose pas des moyens nécessaires à réaliser ses ambi-tions, elle peut malgré tout jouer l’atout du temps : traîner, temporiser, sans jamais renoncer, au mépris des êtres humains qui en subissent les conséquences et qui, eux, ont une toute autre appréhension des années qui passent. Au Midi, le temps fut leur pire ennemi.

18. « entre tours, vieux bistrots et hôtels de luxe », Le Soir, 28 février 2004.19. lire Le plan délogement, page 285.

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en 1991 déjà, la commune de saint-Gilles fait savoir aux propriétaires souhaitant rénover leurs maisons qu’elles sont susceptibles d’être prochainement expropriées (ci-dessous). nous sommes pourtant un an avant l’approbation du premier plan d’expropriation, qui n’entrera réellement en vigueur qu’en 1996.

dès 1996, la commune n’hésite plus à s’opposer à la rénovation des maisons dans le périmètre

d’expropriation, comme le démontre ce courrier (page de droite) reçu par une propriétaire

de la rue de mérode.

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À deux ans d’intervalle, les 2 uniques courriers que ce propriétaire ait jamais reçus de la sa bruxelles-midi. ayant refusé ces offres (72 500 euros en 2002, 100 000 en 2005), il sera finalement exproprié judiciairement au début de l’année 2009 pour une indemnité totale d’à peu près 300 000 euros.

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1962-2009 /// la loi d’exception de 1962« extrême urGeNCe » et « utilité PuBlique »

en belgique, il existe plusieurs lois permettant d’exproprier pour cause d’uti-lité publique. seule la loi de 1962, adoptée pour les cas d’expropriation en « extrême urgence », est encore utilisée, tant elle est pratique pour les pou-voirs publics. Pour l’appliquer, il suffit à l’autorité (fédérale, régionale ou com-munale) de justifier « l’utilité publique » de son projet et les raisons qui moti-vent l’application d’une procédure en « extrême urgence ». Pour ce faire, elle adopte un plan d’expropriation qui sera valable pendant maximum 10 ans, mais possiblement renouvelable à deux reprises… soit pendant 30 ans dans le pire des cas ! Pendant ce temps, l’autorité peut mettre (ou non) ses menaces à exécution quand bon lui semble et dans des délais excessivement courts.

Votée initialement pour faciliter la construction d’autoroutes, c’est-à-dire de projets devant être réalisés dans l’urgence et nécessitant un tracé continu à travers champs, cette loi est aujourd’hui utilisée à d’autres fins, y compris pour bâtir des bureaux en pleine ville. « l’utilité publique » dans le quartier du midi ? elle est simplement motivée par la réalisation d’un plan d’urbanisme (le PPas «fonsny 1»), même si celui-ci prône la construction de bureaux en lieu et place d’une zone habitée. « l’extrême urgence » ? les arguments la justifiant sont du même accabit. dans la délibération par laquelle le conseil communal de saint-Gilles entérinera son cinquième plan d’expropriation, en 2007, on peut lire cette motivation pour le moins alambiquée :

Considérant qu’il est urgent de pouvoir procéder à l’expropriation des immeubles de ces îlots, et ce dans les plus brefs délais. Considérant que les causes ayant justifié l’urgence par le passé perdurent à l’heure actuelle, et qu’il est dès lors particulièrement urgent d’y mettre fin. […] Considérant que la lenteur des procédures est extrêmement regrettable mais que celle-ci est due, entre autres, à l’ampleur du projet à mettre en œuvre.1

l’urgence justifie la lenteur qui justifie l’urgence… après 17 années et d’in-nombrables effets d’annonce, il y a de quoi douter de cette « urgence » !

1. Projet de délibération n°290 de la commune de saint-Gilles, 29 mars 2007 (plan d’expropriation du 13 décembre 2007).

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la procédure d’expropriation « d’extrême urgence »la procédure d’expropriation se déroule en plusieurs phases. dans un pre-mier temps, l’autorité expropriante (ou le comité d’acquisition d’immeubles du ministère des finances2) fait au moins une proposition d’achat à l’amiable de l’immeuble, dont la dernière doit être écrite et qui est censée correspondre à une « juste indemnité ». si le propriétaire refuse la proposition écrite, la procédure judiciaire proprement dite peut être entamée. cette procédure est assez surprenante. outre sa célérité, elle se caractérise par le fait que c’est le juge de paix, compétent habituellement pour de petits litiges, qui décide seul de la légalité de l’expropriation et du montant des indemnités.

les expropriés sont cités devant le tribunal 10 jours à peine avant la « comparution sur les lieux », c’est-à-dire une première audience où le juge descend sur place. il ne dispose ensuite que de 48 heures pour rendre son verdict. la procédure est impérative et « d’ordre public », le juge ne peut aucunement y déroger. dans la plupart des cas, il entérine l’expropriation (il a néanmoins le pouvoir de la déclarer illégale) et octroie au propriétaire une indemnité provisionnelle correspondant en général à la dernière offre « amiable » de l’expropriante.

dès que celle-ci s’acquitte de la somme, la maison lui appartient et le pro-priétaire peut en être délogé. s’ensuivent deux mois d’échanges de conclu-sions entre avocats et expert judiciaire, pour déboucher sur une seconde audience, au tribunal de justice de paix cette fois, au terme de laquelle l’indemnité définitive est fixée.

selon la loi, l’indemnité d’expropriation inclut non seulement la valeur vénale de l’immeuble mais également des indemnités accessoires : indem-nités de remploi (frais de notaire et d’enregistrement, soit 17 % à 21 % du prix d’achat selon les régions), frais de défense, de déménagement, valeur sentimentale, etc. théoriquement, le principe à suivre pour déterminer ces indemnités dues est de permettre à la personne expropriée de se reloger de manière identique et d’être dédommagée avant d’acquérir une nouvelle maison. en pratique, ce principe de la « juste et préalable indemnité » est tout relatif en raison de l’absence de définition claire de cette notion dans la loi. la technique utilisée pour fixer la valeur vénale, dite technique des « points de comparaison », peut elle-même produire des résultats aléatoires.

2. lire Le notaire de l’État, page 280.

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46 « extrême urgence » et « utilité publique »

elle repose sur la comparaison d’un immeuble avec d’autres biens aux carac-téritiques semblables (situation, taille, surface utile, état…) et qui ont été ven-dus récemment dans les alentours proches. comme les bâtiments qui offrent des similitudes ont également des différences, des méthodes de pondération sont utilisées par les experts. ceux-ci se basent donc sur des informations fournies par des tiers (prix de vente devant notaires, ventes publiques…) et qui peuvent elles-mêmes être biaisées. Pour bien se défendre, un propriétaire exproprié doit donc à la fois arriver à se procurer des points de comparaison qui lui sont avantageux, mais aussi vérifier chaque point qui sera fournit par la partie expropriante, par le comité d’acquisition d’immeubles ou par l’ex-pert judiciaire. ceux-ci pourraient en effet fournir volontairement des points désavantageux à l’exproprié, mais ils pourraient tout aussi bien se tromper de bonne foi. ainsi, un exproprié du quartier midi relate qu’un point de com-paraison utilisé par l’autorité expropriante dans son affaire, indiquait le prix le vente d’une maison à 150 000 euros. trouvant la somme formidablement basse, l’exproprié est allé vérifier sur place. il s’est avéré que le montant cor-respondait en fait à la vente en appartement d’un seul étage de la maison !

autre étrangeté de la loi de 1962 : le jugement prononcé est définitif, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun appel ni opposition en cas de défaut possibles en cas d’expropriation. une « révision » du montant des indemnités accor-dées est cependant possible devant le tribunal de première instance à la demande de l’exproprié ou de l’expropriante, qui ont deux mois pour lancer la procédure. Vu l’arriéré judiciaire, celle-ci pourra durer plusieurs années avant la fixation de l’audience. mais la « révision » constitue un risque pour les deux parties, et spécialement pour l’exproprié car le juge pourrait revoir le montant des indemnités à la hausse comme à la baisse. si l’exproprié doit rembourser une partie de la somme avec laquelle il s’est entre-temps réins-tallé, ce sera en plus avec les intérêts !

dans le quartier midi…dans le quartier du midi, tout le monde n’a pas la même idée de ce que doit être la « juste indemnité »… dès le début de leurs projets, les autorités publiques ne disposaient pas des finances nécessaires au rachat de l’en-semble des immeubles visés par leurs plans. imaginez que quelqu’un veuille vous racheter votre maison, mais omette de dire qu’il n’en a pas les moyens.

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dans toute autre situation, il serait sanctionné en justice. dans le quartier midi, les choses se déroulent pourtant ainsi depuis 1992. ce qui, dans la bou-che d’un ancien administrateur de bruxelles-midi, se résume ainsi : « si j’ai de l’argent pour m’acheter une ferrari mais pas pour y mettre de l’essence, j’ai un problème ».

cette illustration n’est peut-être pas la plus appropriée. car la région a juste assez d’argent pour payer du carburant. ce qu’il lui manque surtout, c’est les moyens d’acheter la ferrari ! mais elle va faire comme si cet achat était à sa portée et elle va bloquer le véhicule, qui va rester à quai pendant des années…

c’est probablement en raison de ce manque de ressources que le pouvoir expropriant n’a jamais été capable de communiquer le moindre planning aux propriétaires et habitants du quartier, si ce n’est d’innombrables effets d’an-nonce. dès le début des années 1990, les autorités ont lancé le bruit de futures expropriations, se répandant en déclarations publiques et arrêtés annonçant perpétuellement l’urgence et l’imminence de la chose, jusqu’à l’absurde…

1992-2008 /// Cinq plans d’expropriationaprès un premier plan d’expropriation en 1992, qui s’est avéré être vicié (les propriétaires n’ayant pas été avertis officiellement, ce dont la région mettra 3 ans à se rendre compte)3, les autorités ont adopté un second plan en 1996. cinq ans plus tard, elles en ont « confirmé l’extrême urgence », aux motifs qu’il « est indispensable, pour cause d’utilité publique, de prendre immédiatement possession des parcelles indiquées au plan d’expropriation et d’appliquer la procédure d’extrême urgence », qu’il « convient de maîtriser l’évolution foncière du quartier » et qu’il « y a lieu à cet effet de procéder à la poursuite des expropriations dans les plus brefs délais afin d’éviter toute spéculation » - même si ce motif a déjà plusieurs fois été considéré comme non pertinent, dans d’autres affaires, par le conseil d’État (« la procédure d’extrême urgence ne peut être utilisée dans le but de geler les terrains concernés », dit une juris-prudence4 du conseil d’État).

Pendant ce temps, la plupart des propriétaires encore présents n’avaient toujours reçu aucune offre écrite... en 2005, soit 13 ans après le début des

3. lire Le plan secret, page 241.4. conseil d’État, n°68.850, 14 octobre 1997.

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48 « extrême urgence » et « utilité publique »

menaces, la sa bruxelles-midi s’était enfin engagée à leur envoyer avant le 31 décembre une offre écrite. elle demanda aux propriétaires de répondre avant le 28 février 2006. tous refusèrent, en raison des montants extrêmement bas qui leur étaient proposés et qui ne leur permettaient pas de se retrouver dans une « situation identique ». le ministre-président charles Picqué avait lui-même fini par reconnaître publiquement qu’il y avait eu « sous-évaluation »5. non seulement bruxelles-midi sous-estimait nettement la valeur vénale des maisons, mais elle n’accordait aucune des indemnités accessoires pourtant systématiquement accordées en justice. ainsi, certains propriétaires firent pro-céder à des expertises indépendantes qui concluaient à des prix 2 à 3 fois plus élevés pour la valeur vénale de leurs maisons. À quoi il faut encore ajouter les indemnités de remploi et de déménagement et toutes les indemnités accessoi-res, relativement importantes dans le cas du quartier midi puisqu’elles doivent à priori compenser la diminution de la valeur locative de l’immeuble pour les années que dure le plan d’expropriation (du fait de la décision d’expropria-tion, l’entretien, la rénovation et la location sont rendus plus difficiles voire impossibles), rembourser les frais de défense, mais aussi dédommager les propriétaires, les commerçants et les locataires pour les nuisances et le stress résultant de la mise en œuvre chaotique de cette expropriation.

en août 2006, commune de saint-Gilles et région reprenaient leur troi-sième plan d’expropriation, visant... 1 maison (dans l’îlot a2), pour laquelle le conseil d’État avait cassé la validité de l’expropriation.

en novembre 2006, au lieu de chercher à terminer le plan d’expropria-tion initial, la région le laissa expirer... sans avoir réglé le sort d’une tren-taine de maisons et de leurs habitants. Plutôt que d’abandonner ses visées ou de reprendre immédiatement un nouvel arrêté d’expropriation pour toute la zone, saint-Gilles préféra à nouveau temporiser. c’est une année supplé-mentaire qu’elle laissa s’écouler avant de lancer la procédure d’élaboration d’un nouveau plan d’expropriation, le quatrième dans la zone, qui entra en vigueur en février 2008. Pendant cette année d’incertitude juridique et en l’absence de toute base légale, les autorités continuèrent néanmoins à brandir publiquement la menace d’une expropriation. ce qui en dit long sur la manière dont elles se jouent des principes, déjà fort contestables, de la loi de 1962.

5. notamment devant le Parlement bruxellois en mars 2006.

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en 2007, la commune adopta son cinquième plan d’expropriation… pour 4 maisons dans le seul îlot c. malgré un souci affiché d’agir « dans les plus brefs délais », la commune préféra morceler le périmètre en plusieurs plans d’expropriation6.

ainsi, fin 2007, c’est un cinquième plan qui est à l’étude pour 22 mai-sons (17 dans l’îlot a2, 5 dans l’îlot d)... et ce, alors que la région n’a même pas fini d’exproprier les 4 maisons du précédent plan. dans le cadre de l’enquête publique et de la commission de concertation du 27 novem-bre 2007, des locataires et propriétaires du quartier, soutenus par plusieurs associations de défense des habitants et des droits de l’Homme, ont émis une série de remarques et de revendications. il s’agissait notamment pour eux d’établir un planning court et concret auquel devrait être soumise toute nouvelle procédure d’expropriation. le mois suivant, ces demandes étaient réfutées l’une après l’autre par le conseil communal de saint-Gilles. mais le malaise politique devenait de plus en plus palpable, la totalité des fonction-naires (régionaux et communaux) appelés à se prononcer sur ce nouveau plan ayant choisis de s’abstenir. ce qui est exceptionnel dans ce genre de procédure, mais qui dit bien les limites de leur pouvoir d’avis.

6. lire Confusion et concertation à la saint-gilloise, page 332.

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démolition de l’ancienne gare du midi en 1949. au fond, la fameuse tour-horloge qui restera debout encore

quelques années avant de connaître le même sort.

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1837-1992 /// de la station des bogards au terminal tGV…

2. du GrANd Au Petit mANhAttAN

Le sort réservé au quartier Midi depuis le début des années 1990 a eu des précédents. L’histoire se répète, certes jamais à l’identique mais avec des redondances marquantes lorsqu’elles sont vécues du côté de populations sans grand pouvoir (d’achat), vivant dans les quartiers promis à la « moder-nité ». Retour sur l’urbanisation du quartier Midi et sur le contexte de « progrès » dans lequel elle s’est développée…

1296-1800 /// les origines de saint-GillesPour la petite histoire, Saint-Gilles trouve ses origines dans l’annexion par la ville de Bruxelles en 1296 du hameau d’Obbrussel (« Haut-Bruxelles »), alors composé d’une trentaine de maisons implantées sur la vallée de la Senne. En édifiant la seconde enceinte de Bruxelles jusqu’à la Porte de Hal, une partie du territoire d’Obbrussel fut physiquement intégrée dans la ville. C’est à cet endroit, devenu aujourd’hui la « Petite ceinture », qu’est toujours fixée la limite entre Bruxelles-Ville et Saint-Gilles à hauteur de l’ancienne prison de la Porte de Hal. Situé à la jonction de plusieurs gran-des voies de communication, dont la chaussée d’Alsemberg et la chaussée de Waterloo, le village est un lieu de passage important pour le commerce entre la capitale et le Sud du pays. Obbrussel devient la Commune de Saint-Gilles-lez-Bruxelles en 1800.

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1837-1863 /// la station des BogardsL’histoire des chemins de fer en Belgique remonte aux années 1830. Le tout nouvel Etat belge est un pays prospère qui compte parmi les premiers en Europe à se doter d’un chemin de fer. Les premiers trains font leur apparition à Bruxelles en 1837. Des lignes ferroviaires sont établies à plu-sieurs endroits de la ville, notamment le long du cours de la Senne, entre les brasseries Wielemans-Ceuppens et la station des Bogards, une petite gare inaugurée en 1839 pour assurer la liaison entre la capitale et la ville de Mons. Appelée à l’époque gare des Bogards, la future gare du Midi se situait sur la place Rouppe, à proximité du centre-ville1, à la limite entre la ville et les faubourgs en pleine croissance. Le quartier du Midi n’existe pas encore.

Arrivée rapidement à saturation, la station des Bogards est déplacée plus loin du centre-ville, sur les prairies de Cureghem à proximité du canal, sur un terrain de 200 mètres de large à la frontière entre trois com-munes : Bruxelles-Ville, Anderlecht et Saint-Gilles. Et plus précisément entre les axes de la rue de France et de l’avenue Fonsny, à Saint-Gilles.

En 1840, Saint-Gilles est encore un modeste faubourg qui compte moins de 3 000 âmes. La révolution industrielle et le déplacement des

1. l’actuelle avenue de stalingrad a pris place sur les anciennes voies de chemin de fer.

À gauche, l’implantation intra-muros de la station des bogards (première gare du midi). À droite, la seconde gare du midi, implantée extra-muros.

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classes bourgeoises vers des quartiers plus verts, dans le haut de la com-mune, changeront vite cette donne en provoquant une forte urbanisation et une rapide expansion.

1863-1920 /// l’urbanisation des faubourgs et la seconde gare du midiLe déplacement de la station du Midi, décrété en 1863, ne vise pas qu’à améliorer le trafic ferroviaire. Il s’agit aussi de soutenir le développement des faubourgs. À l’époque, « il n’y avait plus de villages mais bien des villes naissantes qu’il fallait raccorder entre elles et à la ville-mère et fondre en une grande capitale, qu’il fallait développer avec ce cachet de grandeur et de régularité qui convient à cette forte agglomération qui représente en quelque sorte le pays »2.

En 1864, une large place est conçue pour marquer la future entrée de la gare. C’est la place de la Constitution, composée d’allées et de pelouses, bordée par des cafés, cabarets, brasseries, restaurants et autres commerces habituels des abords de gares. La deuxième station du Midi est inaugurée en 1869. Implantée face à la ville d’alors, elle jouera un rôle décisif dans l’urbanisation d’une partie des communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles. La ville s’étend désormais de part et d’autre du chemin de fer, la gare appa-raissant dès lors comme un lien monumental entre l’ancienne ville et ses nouveaux faubourgs. « La ligne du chemin de fer sépare nettement deux parties de la ville : sur la rive droite, le quartier du bas de Saint-Gilles et sur la rive gauche, le quartier de Cureghem. La ligne du chemin de fer définit donc l’orientation et l’ensemble du tracé des quartiers qui la bordent »3.

Sa nouvelle implantation, au milieu d’un réseau tout neuf de voiries principales (rue de France, avenue Fonsny) et secondaires, suscite le déve-loppement de nombreuses activités industrielles, commerciales et artisa-nales à ses abords. On citera par exemple une distillerie, une brasserie, une fabrique de boutons, une verrerie, des ateliers de construction métallique, ou encore l’atelier de décors du Théâtre royal de la Monnaie, une école de danse, etc. Du côté de l’avenue Fonsny, le tracé des rues en forme

2. Victor besme, Lettre au commissariat de l’Arrondissement de Bruxelles, 4 juillet 1860.3. L’Aménagement du territoire à Bruxelles. Analyse d’un quartier urbain en mutation: les abords de la gare du Midi, line Jussiant, dsPos-ucl, louvain la neuve, 1993-1994.

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la station des bogards, place rouppe.

l’entrée de la première gare du midi, place de la constitution vers 1870.

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de damier compose toute une série d’îlots carrés à l’urbanisme dense, les intérieurs d’îlots accueillant notamment des activités industrielles.

Le quartier qui borde la gare formait un ensemble cohérent par son architec-ture et devint un lieu de commerce intense où les petites et moyennes entreprises s’installèrent, comme en témoignent encore les nombreux intérieur d’îlots. […] Attirées par le foyer de vie [que constituent les gares du Midi et du Nord], les maisons de commerce (restaurants, hôtels pour voyageurs, etc.) vinrent se fixer dans le voisinage. Des quartiers nouveaux apparurent, ainsi croissant avec rapidité au milieu d’espaces que, de tous temps, les plans de la ville représentaient livrés aux blanchisseries, aux labours et pâturages4.

La Senne, qui délimitait la frontière entre Saint-Gilles et Anderlecht (à l’Ouest de l’actuelle gare), est voûtée et détournée vers 1870. Elle sera complètement recouverte au siècle suivant. D’importants travaux de nivel-lement et d’alignement sont alors entrepris dans toute la Commune de Saint-Gilles, provoquant l’enfouissement et la canalisation des nombreuses sources et ruisseaux qui façonnaient son relief et son paysage. De nouvelles grandes et petites artères sont percées, de nombreux îlots sont bâtis.

En 1906, la société Alimenta5 installe son usine de chocolat dans les bâtiments de l’ancienne meunerie Moulart à la rue Bara, sur le territoire d’Anderlecht. Juste à côté de la gare… L’usine Côte d’Or est née, elle restera l’exemple le plus connu du développement industriel du quar-tier Midi. « Dans la vallée de la Senne, les vents dominants soufflent de sud-ouest à nord-est ; jadis, ils s’engouffraient dans la ville, véhiculant les scories des charbonnages et des industries wallonnes. Ils s’attaquaient à la pierre des monuments, creusant la cathédrale, l’hôtel de ville et les églises qui étaient restées debout. Le vent véhiculait une odeur de chocolat, per-ceptible jusqu’à la rue du Midi ou l’avenue de Stalingrad »6.

4. Les transformations de Bruxelles et l’urbanisation de sa banlieue depuis 1795, l. Verniers, annales de la société royales d’archéologie de bruxelles, p.113.5. fusion de la société Joseph bieswal & co, la chocolaterie michiels et la chocolaterie-confiserie créée par neuhaus, en 1870, dans l’euphorie de cette époque où la belgique connaît son apogée industrielle (notamment grâce au développement des hauts fourneaux et de sa réputation internationale dans le domaine de la construction de ponts et de chemins de fer).6. « un soupçon de chocolat noir », Les Impromptus Littéraires, www.impromptus.fr, 12 avril 2007.

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Vers 1920, on recense près de 65 000 habitants à Saint-Gilles, soit vingt fois plus qu’en 1840 mais une fois et demi plus qu’aujourd’hui7. La pro-gression démographique a été fulgurante. La commune est en plein essor. La morphologie de Saint-Gilles, implantée sur une vallée alluviale, avec de grandes variations d’altitude (20 mètres au quartier Midi contre 85 mètres à la prison de Saint-Gilles), induit un clivage entre « haut » et « bas », notion que ni l’urbanisme ni les réalités sociales n’ont jamais démentie. Au 21e siècle encore, on peut lire dans un document officiel de la Commune de Saint-Gilles que :

La géographie et l’histoire ont forgé la géographie sociale de la commune dont le clivage haut – bas est une des principales caractéristiques. […] Le plus souvent économiquement faibles, les immigrés s’installent dans le bas de la commune, à proximité de la gare, rejoignant ainsi la population la plus défavorisée et y trouvant à des prix plus accessibles qu’ailleurs, des logements vétustes. À mesure de leur ascension sociale, les premiers groupes se dispersent dans la commune créant ainsi une sorte de migration interne. […] Comme les autres communes de première couronne8 touchées par ces phénomènes migratoires, Saint-Gilles concentre une population pauvre qui cumule les différents facteurs d’exclusion sociale : faibles revenus, minimex ou équivalent, et chômage de longue durée.9

une faune bigarréeLes quartiers jouxtant les gares internationales sont habituellement des quartiers d’immigration. Par vagues successives, c’est là que viennent s’installer les travailleurs immigrés. Le Midi ne fait pas exception. Avant la Seconde Guerre, le quartier compte beaucoup de juifs venant notamment des pays d’Europe centrale et de l’Est et le textile est l’une de leurs acti-vités principales. Cette activité existe encore aujourd’hui dans le quartier, mais elle s’est déplacée du côté anderlechtois de la gare.

Pierre Ladeuze a vécu son enfance dans la rue de Norvège (que l’on écrivait alors « Norwège »), à l’intérieur du futur périmètre d’expropriation.

7. au 1er janvier 2008, saint-Gilles compte 45 235 habitants.8. le terme de « première couronne » désigne les communes principalement urbanisées au 19e siècle et situées en bordure du « pentagone », c’est-à-dire juste au-delà de la « petite ceinture » de bruxelles, dont le tracé a repris celui de la seconde enceinte de la ville médiévale.9. Plan communal de développement, commune de saint-Gilles, 2004.

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Il a particulièrement bien connu le quartier des années 1930 aux années 1950. Dans un livre10 publié en 2005, il raconte comment de nouveaux migrants, juifs et antinazis, fuyant l’Autriche et l’Allemagne, vinrent rejoin-dre à la fin des années 1930 la population déjà métissée de la gare du Midi. Il se souvient des effets de l’Occupation ; comment la Grande Rafle de la gare du Midi, les 3 et 4 septembre 1942, vida les maisons de leurs occupants juifs. Puis la Libération, synonyme pour certains de retour dans le quartier. Il décrit un quartier populaire, où règnent la débrouille et l’entraide. Et qui a de tous temps eu un caractère provincial. « La rue de Norvège en parti-culier, avec l’herbe qui poussait entre les pavés, et qui ne comptait qu’une cinquantaine de maisons, constituait un petit village où tout le monde se connaissait et où, au n°19, l’imprimerie des Anciens Établissements Auguste Puvrez donnait, par comparaison, une impression de grosse fabrique ». À l’époque où il ne circule encore que peu de voitures, la rue est très calme et l’animation principale est fournie par les jeux d’enfants et le passage des marchands ambulants. La faune locale compte quelques personnages savoureux. Des Marolliens pure souche, venus du quartier de la place du Jeu de Balle toute proche et chez qui le patois « brusseleer » est encore courant,

10. Témoignage mineur, Pierre ladeuze, Publibook, 2005.

démolition de la première gare du midi, en 1949.

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mais aussi un épicier dont l’activité principale est la musique, un ébéniste, un violoniste, un plombier, un horloger, un relieur, un militant commu-niste… Et aussi quelques ménages plus aisés : un ancien combattant français de 1914-1918, un militant écologiste, un marin de commerce…

Dans le quartier, « habitaient essentiellement des ouvriers et des ouvriè-res, des petits rentiers et les pensionnaires des maisons de tolérance »11, ces petites maisons qui abritent chacune quelques prostituées – « pas plus de trois ou quatre généralement, et leurs proxénètes pantouflards, chargés de sortir le chien ». Ces commerces aux noms équivoques (« À la Détente », « Au Presbyte », « Au chat noir », etc.) essayent de cacher leur raison d’être « sous le fallacieux prétexte de vendre des cigarettes ». Les habitants ne les appellent pas les « bordels » mais les « tavernes », et ne disent pas les « putes » mais les « belles femmes »… Et comme « faire le trottoir » est légalement interdit, ces filles « se tenaient donc sur la plus haute marche de leur pas de porte, en fumant. “Quelle horreur”, disait leurs honnêtes voisines, “des femmes qui fument !” […] La méthode la plus classique de racolage était d’enlever prestement la casquette du passant pour le faire entrer et venir la récupérer. Opération qui prenait bien un bon quart d’heure. Elles raco-laient leurs clients, fidèles à leur façon, parmi la foule des employés et des ouvriers qui, chaque soir, prenaient les trains de banlieue à la gare du Midi. Les mots “navette”et “navetteur” n’existaient pas encore ou à peine ». Les prostituées, que les Nazis qualifieront d’associales, joueront un rôle lors de la Grande Rafle de la gare du Midi de septembre 1942 en aidant des juifs à se cacher. « Ce seront les mêmes qui accueilleront les Réfugiés en 1938, que celles de 1944 qui recevront les Libérateurs », précise Pierre Ladeuze.

1903-1954 /// la jonction Nord-midi et la troisième gare du midiLa seconde gare du Midi est rasée à la fin de la guerre, en 1949, à l’occasion du chantier de la jonction Nord-Midi, un projet ferroviaire titanesque qui relie la gare du Nord à celle du Midi. En plaçant les voies de chemin de fer non plus au niveau du sol, mais au-dessus de la circulation automo-bile. Entamée en 1903 après de multiples études et projets, la jonction est terminée par un Office national de la jonction (ONJ), créé en 1935,

11. Témoignage mineur, Pierre ladeuze, Publibook, 2005.

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qui « porte une lourde responsabi-lité dans la physionomie actuelle de la capitale ».

D’abord parce qu’il décide de tra-vailler à ciel ouvert, ce qui augmente les destructions (au total plus d’un millier d’immeubles disparaissent du paysage bruxellois). Ensuite parce que, peu sensible aux préoccupations urbanistiques, il s’intéresse surtout à l’aménagement en surface de larges voies pour la circulation automobile. La jonc-tion sera donc surmontée d’un grand boulevard bordé d’immeubles érigés sans aucun plan d’ensemble, sans lien avec les quartiers voisins et voués presque exclu-sivement au tertiaire. […] La jonction a oublié la ville et surtout ses habitants. Ce désintérêt pour les Bruxellois n’a d’équivalent que l’extrême attention portée au regard des étrangers. La capitale doit être vouée au monde extérieur car elle est d’abord et avant tout la vitrine de la Belgique. […] On pourrait presque dire que l’on a pensé à ceux qui passaient à Bruxelles (navetteurs, touristes, professionnels étrangers y faisant escale...) oubliant en partie ceux qui y vivaient. La jonction va donc fortement faciliter la mobilité et, de ce point de vue, elle ne sera pas le meilleur argument pour enrayer le départ de nombreux citadins vers la banlieue.12

Plus de 12 000 personnes sont chassées de leur logement et plusieurs quartiers populaires sont rasés à l’occasion d’un chantier sans fin, qui lais-sera derrière lui d’immenses terrains qui resteront longtemps vagues et des quartiers à tout jamais défigurés. Retardés par les deux guerres, les travaux sont finalement terminés en 1952. Les importantes surfaces de bureaux qui se construiront tout au long de la jonction (essentiellement du côté de la gare Centrale, du Botanique et, plus tard, de la gare du Nord) seront prin-cipalement occupées par des administrations publiques et des parastataux.

Les travaux de la jonction touchèrent le bas de Saint-Gilles entre 1938 et 1954. L’ancienne station du Midi fit place à une nouvelle gare qui, à son contraire, n’est plus marquée par un bâtiment monumental, ni acces-sible par une place publique. La nouvelle gare, purement fonctionnelle, a été mal intégrée dans un environnement qu’elle a violemment saccagé.

12. L’ULB se penche sur la jonction Nord-Midi, s. Jaumain, bruxelles, 2000.

La foi dans un progrès rédempteur,

La voLonté d’améLiorer Le sort

des popuLations défavorisées grâce

à L’hygiène, Le confort et La moraLe

font partie de L’esprit des cLasses

dirigeantes. […] tous tentent de créer

La viLLe idéaLe, jamais de composer

avec La viLLe qui existe.

— chloé deligne, La ville vue du train (1900-

1960), Bruxelles et la Jonction Nord-Midi, 2004.

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À l’exception de sa tour-horloge, la gare est complètement introvertie. Un important nœud de communication (notamment de transports en commun) se développe à ses abords…

L’ancienne gare terminale disparaissant, l’ensemble des services de la gare se répartit sous le large éventail des voies surélevées de 6 mètres. La place de la gare (place de la Constitution) disparaît, elle aussi, traversée par le viaduc de la jonction. Le recul des installations de la gare (le grand hall perpendiculaire aux voies est porté à la hauteur de l’îlot limité par les rues d’Angleterre et de Hollande) permet l’établissement sous le viaduc d’une rue couverte où prend place la station de tramways.13

1957-1967 /// les « bienfaits de la modernité »Mais pour les quartiers riverains, la fin des travaux de la jonction Nord-Midi ne marqua pas la fin des mutations brutales. C’est l’époque où Bruxelles se prépare à accueillir l’Exposition Universelle de 1958. Le « progrès » est sur toutes les lèvres. La ville est en plein chantier…

Capitale du Royaume de Belgique, Bruxelles accueille également le siège de nombreuses organisations internationales, dont le Benelux et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)… En 1957, la Communauté économique européenne (CEE) est créée et la localisation des institutions européennes alimente les querelles politiques et juridiques. Les États-membres ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un siège définitif, d’autant plus que l’idée d’un district européen, lancée par Jean Monnet, n’a trouvé que peu de supporters. Dès 1958, les Commissions de la CEE et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom) siègent à Bruxelles. Depuis, la perspective d’accueillir des institutions européennes d’importance ne cessera plus de faire le bon-heur des promoteurs et des pouvoirs publics. Hormis la Commission et le Parlement, ce sont aussi le Conseil de l’Union européenne, le Comité des régions, le Conseil européen, le Conseil des communes et régions d’Europe et le Comité économique et social qui établiront leur siège à Bruxelles. Cette masse de surfaces administratives sera accueillie par les autorités locales avec beaucoup d’enthousiasme mais sans aucune vision urbanistique. Menées sans coordination entre les différents niveaux

13. La jonction, fernand brunfaut, Gœmare, bruxelles, 1959.

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de pouvoir et sans considération pour les habitants, à qui l’on imposera des millions de mètres carrés de bureaux en plein cœur de la ville, les nombreuses opérations immobilières menées pour l’Europe donneront lieu à un nouveau processus de mutation urbanistique. Celui-ci s’avèrera lent, long et particulièrement chaotique, mais ô combien lucratif pour les promoteurs et important pour « l’image de marque » de Bruxelles.

Dans le quartier du Midi, le train du progrès ne s’arrête pas, avec l’inau-guration du premier tunnel de « pré-métro »14 réalisé à Bruxelles et percé sous l’avenue Fonsny. À cette occasion, en 1957, on peut lire dans la presse que « le quartier Midi commence à revêtir une physionomie plus urbaniste ». « Il était grand temps », déclare le bourgmestre saint-gillois Jacques Franck. « Les autres travaux d’aménagement de la gare sont en cours. Le jour n’est pas éloigné où les habitants du quartier jouiront de tous les bienfaits de la modernité de la gare et des artères qui y mènent », poursuit le journal15.

En septembre 1959, un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS)16 est adopté par la Commune de Saint-Gilles pour le quartier Midi. Il impose notamment pour toutes les constructions situées le long de l’avenue Fonsny

14. le « pré-métro » signifie en fait la circulation de trams en sous-sol.15. La Libre Belgique, 19 juin 1957.16. lire Une zone prioritaire, page 161.

l’îlot côte d’or (à gauche). la seconde gare du midi dans les années 1950 (au centre). la tour du midi, construite dans les années 1960 (à droite).

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de se conformer à un gabarit de minimum 10 mètres de largeur en façade, alors que la largeur des façades existantes est le plus souvent limitée à 5 ou 6 mètres. Les propriétaires souhaitant rénover se voient donc obligés d’acquérir les immeubles voisins pour se conformer au gabarit imposé, ce qui aura pour effet de bloquer la rénovation des maisons. Ce serait là, selon certains responsables politiques, la raison initiale du déclin du quartier. Néanmoins, ce PPAS restera en vigueur pendant plusieurs législatures sans que personne ne prenne jamais la décision de l’abroger.

L’un des autres problèmes du quartier, celui de la circulation automobile sur l’avenue Fonsny et la rue de Mérode, mettra aussi des décennies a être résolu. Ces deux artères ont pendant longtemps été à sens unique (Fonsny pour sortir de la ville, Mérode pour y entrer), ce qui provoquait régulière-ment des perturbations et de fortes nuisances.

Enfin, entre 1962 et 1967, c’est le chantier de la « tour du Midi » (dite « tour des Pensions » en raison de son occupation par l’Office national des pensions) qui est mené sur une parcelle de l’ancienne gare, juste à côté de l’usine Côte d’Or. Depuis, même si elle ne fait pas partie de la gare, c’est cette tour qui la symbolise comme un totem, elle en est son repère le plus visible dans la ville.

1960-1979 /// les années « manhattan »Les années 1960 et 1970 n’ont pas amélioré la situation du Midi. C’est à cette époque que le ministère national des Travaux publics a envisagé des projets d’autoroutes urbaines traversant Bruxelles par ses quartiers centraux. La volonté de faire de Bruxelles le « Carrefour de l’Europe »17 projetait une autoroute reliant Londres à Istanbul, qui devait nécessiter la démolition d’une partie du vieux Molenbeek ! Tandis que plus modeste-ment, l’autoroute d’Anvers pénétrerait le quartier Nord et celle de Paris passerait par le quartier du Midi. De tels projets impliquant un élargisse-ment important des voiries existantes, les premières rumeurs d’expropria-tion produisirent leurs effets néfastes à la rénovation du bâti.

C’est aussi l’époque du boom immobilier et du « Plan Manhattan »18, qui dévaste le quartier Nord et provoque l’exode de ses habitants.

17. « bruxelles carrefour de l’occident », ministère des travaux publics, 1956.18. lire introduction, page 9.

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Là, maladroits et inefficaces lorsqu’il s’agit de rencontrer les revendications des habitants, les pouvoirs publics ne ménageront pas leurs efforts pour assurer le succès de la promotion immobilière. Après avoir assumé le financement du rachat des immeubles et des viabilités, avoir loué le terrain destiné au World Trade Center à des conditions défiant toute concurrence, ils s’empresseront de louer des surfaces de bureaux excédentaires au moment où les premiers signes d’essoufflement se font sentir. […] Confronté à des difficultés de trésorerie, le promoteur est contraint de faire appel à des capitaux étrangers pour poursuivre la construction de la deuxième tour et assurer le financement de la troisième. Le ralentissement de l’activité écono-mique a cependant tôt fait de réduire à néant les espoirs de relance que ces alliances avaient suscités. La liste des projets immobiliers abandonnés, signe tangible de la désaffection des promoteurs pour le quartier, ne fait que s’allonger. Au prix de nouvelles expulsions, les autorités communales tentent en vain de remédier à l’effet repoussoir provoqué par les immeubles vétustes ou abandonnés en rasant la quasi-totalité du site et en aménageant la voirie avec le concours de l’État.19

Dans la foulée des délires du « Plan Manhattan » et des projets d’auto-routes urbaines, le ministère national des Travaux publics réalise en 1971 un projet de Plan de secteur pour l’agglomération bruxelloise. Ce projet reprend l’idée, formulée dès 1962, de convertir le quartier Midi en un pôle tertiaire international, sorte de copie réduite du « grand Manhattan » imaginé pour le quartier Nord. Le projet de Plan de secteur énonce :

Ce quartier est situé à côté de la grande gare internationale de la capitale (qui est aussi un nœud des transports urbains) et en bordure d’autoroutes urbaines essentielles du réseau routier […]. Cette situation voue ce quartier à se développer comme un pôle d’activités d’affaires et de commerce d’importance majeure, couvrant une large superficie [...]. Il s’agit de l’aménager en ce qui sera en quelque sorte une réplique du quartier Nord, la réalisation du réseau autoroutier devant déclencher cette transformation.20

Créée en 1971 pour gérer des problèmes communs aux 19 commu-nes, l’Agglomération bruxelloise, sous la tutelle de l’État central, est char-gée d’établir un Plan général d’aménagement. Cependant, dans le même temps, l’État central établit son projet de Plan de secteur, déterminant

19. Bruxelles, chronique d’une capitale en chantier, tome ii, op. cit.20. Le tournant de l’urbanisme bruxellois, Jacques aron, 1978.

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les affectations dans les quartiers de Bruxelles21. Les propositions faites en 1971 pour le quartier Midi visent à « modifier efficacement et pro-fondément la physionomie du centre de la capitale. L’économie urbaine contraint de choisir des investissements efficaces, qu’il s’agisse d’opérations réparties ou concentrées. Le plan les localise essentiellement dans les zones qui sont actuellement dégradées, présentent des agencements défectueux, et sont un obstacle pour le développement urbain, ce qui les désigne pour ces opérations »22. Grâce à une conjoncture défavorable, le projet resta dans les tiroirs et les autoroutes ne pénétrèrent pas dans les quartiers centraux de Bruxelles par l’avenue Fonsny… Ce « petit Manhattan » sera définitivement abandonné avec l’adoption du nouveau projet de Plan de secteur en 1976.

Mais les nouvelles rumeurs d’expropriation ont causé leurs effets et pour les habitants du Midi, le répit ne sera pas de longue durée. Au début des années 1970, on évoque avec insistance la future révolution des chemins de fer avec l’arrivée du Train à grande vitesse (TGV). Fin des années 1970, la SNCB s’intéresse aux premiers prototypes de TGV. La première ligne du genre, reliant Paris à Lyon, est inaugurée en 1981. De nombreuses autres lignes sont créées tout au long des années 1980, en France dans un premier temps. À Bruxelles, la gare du Midi se trouve déjà dans la ligne de mire…

En 1979, le Plan de secteur est adopté pour l’Agglomération bruxel-loise23. Il affecte au bureau de grands espaces et d’énormes zones « de réserve ». Bruxelles est l’objet des convoitises nationales, « parce qu’elle est le lieu de la centralisation politique et administrative de l’État, et le lieu de la concentration du pouvoir économique privé »24.

Dès 1979, en attendant la création d’une véritable entité régionale (déjà à l’état de projet), l’Agglomération bruxelloise est dirigée de manière pro-visoire « par un comité ministériel de trois membres, un ministre et deux secrétaires d’État qui n’étaient responsables que devant le Parlement natio-nal. Cette situation a eu des conséquences néfastes pour Bruxelles, tant sur

21. le Plan de secteur réalisé par l’agglomération bruxelloise est hiérarchiquement supérieur aux PPas réalisés par les communes et qui doivent théoriquement s’y conformer.22. Le tournant de l’urbanisme bruxellois, Jacques aron, 1978.23. c’est le bourgmestre de saint-Josse, Guy cudell, qui est alors secrétaire d’État aux affaires bruxelloises du gouvernement national.24. Les pouvoirs politiques à Bruxelles, dossier du centre de recherche et d’information socio-politiques (crisP), www.rbc.irisnet.be/crisp..

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les plans institutionnel et financier que celui des politiques à mener dans des matières comme l’urbanisme et l’aménagement du territoire »25.

Mais parallèlement, la mobilisation des habitants contre la destruction de la ville s’est fait plus forte, notamment suite aux épisodes de « l’Espace Nord » et de la « bataille des Marolles »26. La critique de l’urbanisme utili-tariste et fonctionnaliste se fait entendre, plus vigoureuse. Elle donne nais-sance à de nombreux comités de quartiers, ainsi qu’à de grandes associa-tions et fédérations, telles Inter-environnement Bruxelles (IEB) ou l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU)27. Une génération d’urbanistes émerge, notamment dans le giron de l’école d’architecture de La Cambre, développant une vision de la ville basée sur le retour des habitants et l’op-position aux tours de bureaux. Parmi les membres de ces associations et parmi ces urbanistes, nombreux sont ceux qui deviendront par la suite des décideurs politiques ou des architectes de renom qui séviront pour certains au quartier du Midi… Comme par exemple Sefik Birkiye et ses compar-ses issu de La Cambre, des Ateliers pour la reconstruction de la ville et de l’ARAU, qui fonderont l’Atelier d’art urbain28. Ce cabinet d’architectes est spécialisé dans les grands projets, notamment de bureaux, et finira même par développer des opérations de promotion immobilière. Sa particularité est d’enrober les projets les plus lucratifs par un discours inspiré de celui de l’ARAU. L’Atelier d’art urbain dit œuvrer « dans une optique de la recons-truction de la ville », prétend créer des bâtiments « durables stylistiquement et physiquement » et qui s’intègrent parfaitement dans le tissu bâti existant, mais en même temps il se dit inspiré par l’École de Chicago, ce mouve-ment urbanistique et architectural du début du 20e siècle marqué par la construction rationnelle et utilitaire de bureaux, de centres commerciaux, d’usines et de gares.

25. crisP, idem.26. en 1969, le quartier populaire de la marolle est menacé de démolition, pour la énième fois, par un projet d’extension du Palais de Justice. la mobilisation des habitants sera très forte et aboutira à l’abandon du projet.27. lire à ce sujet : Vouloir et dire la ville, Quarante années de participation citoyenne à Bruxelles, rené schoonbrodt, archives d’architecture moderne, 2007.28. on doit à l’atelier d’art urbain le dessin du schéma d’aménagement du quartier midi en 1991, ainsi qu’un avant-projet pour tous les bureaux du PPas « fonsny 1 », qui sera à moitié réalisé. dans ce périmètre, deux bâtiments de bureaux, dont le « south center titanium », seront réalisés par l’atelier d’art urbain.

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1987-1992 /// Après l’espace Nord, l’espace léopold…Tour à tour, la plupart des grandes gares bruxelloises seront touchées par des projets immobiliers d’envergure. Fin des années 1980, c’est la gare Léopold (appelée aujourd’hui « gare Bruxelles-Luxembourg ») qui est la cible d’une promotion d’un genre particulier, car initiée par les pouvoirs publics.

En arrivant place du Luxembourg, on pénètre dans une zone « à haute valeur symbolique » comme disent les architectes. Celle des grands édifi-ces représentant la démocratie européenne, au cœur de millions de mètres cubes de béton29. Et le Parlement européen, qui se dévoile magistralement derrière la façade à présent risible de la petite gare, en est une des mar-ques les plus imposantes. Avec son « Caprice des dieux », ses immeubles romantiquement appelés D1, D2, D3 et maintenant D4 et D5, il occupe des surfaces qui font encore aujourd’hui l’objet d’un litige30.

La construction du Parlement européen est le fruit d’un accord secret passé en 1987 entre l’État belge et deux grandes banques31. L’implantation du Parlement devait être décidée au niveau européen. L’État belge, en rivalité notamment avec la France, ne pouvait prendre les devants. Officiellement, « l’initiative privée » tenta de « répondre diplo-matiquement à la demande du Parlement européen »32. En fait d’initiative privée, il s’agissait d’un plan fomenté au plus haut niveau de l’État : sans

29. le quartier léopold présente la plus forte concentration de bureaux de toute la région bruxelloise. Plus du quart du « stock » des surfaces s’y trouvent, soit plusieurs centaines d’immeubles de tailles diverses, totalisant plus de 3 millions de m2 de bureaux. À elle seule, la commission, avec ses 45 immeubles dans le quartier, y occupe 800 000 m2.30. À combien de mètres carrés s’élèvent exactement les surfaces construites ? les habitants soupçonnent l’entourloupe et demandent, depuis des années, qu’un recomptage permette de mesurer si les promoteurs se sont bien limités aux surfaces permises.31. l’une « chrétienne » (bacob, aujourd’hui absorbée par dexia) et l’autre « laïque » (société générale de belgique, désormais intégrée dans le groupe fortis)… ce fameux « équilibre » qui fonctionne si bien en belgique. 32. ainsi que le rappelle joliment un panneau de l’exposition « buildings for europe », mise sur pied en 2007 à l’initiative du fonds quartier européen. ce fonds d’entreprise attaché au centre de philanthropie de la fondation roi baudouin est présenté par son président (alain deneef) comme un « regroupement de citoyens et d’entreprises propriétaires d’actifs immobiliers dans le quartier européen […] ayant le souci d’une appréciation sur le long terme de leurs actifs immobiliers » (alain deneef, « le fonds quartier européen : une tentative originale d’influer sur le destin de la ville », Cahiers de La Cambre Architecture, n°5, p. 244-252).

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respecter la réglementation relative aux marchés publics, celui-ci dési-gna des entrepreneurs privés parfaitement conscients de l’enjeu, pour y construire des bureaux. Ces promoteurs, regroupés dans la société Espace Léopold (SEL)33, se mirent à construire des bureaux sur des terrains qui n’y étaient pas destinés suivant les plans officiels d’urbanisme. Exit, l’ancienne Brasserie Léopold. Exit, les voies ferrées en plein air34. Une opération juteuse démarra : la construction, en plein cœur de la ville, dans un quar-tier connu notamment pour ses ateliers d’artistes, de ce qui sera appelé pudiquement le « Centre international de congrès » puisque le Parlement européen n’avait officiellement rien demandé et que la Belgique ne pou-vait avouer ses ambitions. Cet énorme mensonge politico-immobilier, initié par l’État belge et l’Agglomération bruxelloise – en particulier par le secrétaire d’État à l’Agglomération bruxelloise, Jean-Louis Thys –, sera perpétué par la nouvelle Région bruxelloise, dont le premier gouverne-ment est dirigé par le socialiste Charles Picqué. Une vingtaine d’années plus tard, lors du discours d’inauguration d’une exposition sur le quartier européen, celui-ci se remémorera l’épisode en souriant : « À l’époque, je disais à tout le monde que c’était un Centre international de congrès qui se construisait là ». Évidemment, il ne pouvait pas dire qu’on bâtissait là du sur-mesure pour le Parlement européen.

Il y a de quoi sourire, en effet, car ce petit jeu de dupes fonctionna à merveille. Au début des années 1990, le Parlement découvrit un bâtiment qui lui convenait parfaitement. Il le loua aux promoteurs qui lui en avaient « diplomatiquement » fait la surprise. Mais comme tout n’est pas si simple dans l’Union européenne, la France, mécontente du tour de cochon que la Belgique lui joua, pesa de tout son poids pour que Strasbourg ne soit pas écartée si facilement. C’est ainsi que les Européens ont aujourd’hui la chance unique de disposer de deux parlements : l’un à Bruxelles pour le travail quotidien et les réunions de commissions, l’autre à Strasbourg pour les réunions plénières et donc… vide trois semaines sur quatre. Ce choix – ou plutôt ce non-choix – de l’Europe nécessite beaucoup de voyages,

33. les actionnaires de la sa espace léopold sont des groupes comme immobel-cib, soficom et besix. les mêmes font partie des promoteurs les plus actifs au quartier midi et, en partie, au quartier nord.34. d’ailleurs, même l’air situé au-dessus des voies ferrés fut revendu à la sel par la sncb, au prix de surfaces constructibles !

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de déplacements d’archives et de nuits d’hôtels entre les deux parlements. Voilà sans doute une contribution de l’Europe au développement dura-ble… Et à Bruxelles, ce ne sera pas la seule.

« Notre soleil, c’est l’Europe ! », s’extasie lors d’une séance de « météo immobilière » Vincent Querton, le directeur de Jones Lang LaSalle, un courtier international actif sur le marché immobilier. « C’est elle qui a permis à Bruxelles de passer d’un petit marché à un grand marché de bureau. […] C’est une aubaine, c’est extraordinaire ! »35

1987-1989 /// Fermeture de l’usine Côte d’OrDans les années 1980, l’optimisme de la révolution industrielle n’est plus qu’un lointain souvenir. Les industries ferment progressivement leurs portes. Rue Bara, située à cheval entre Anderlecht et Saint-Gilles, « l’usine vomissait ses ouvriers nuit et jour, et l’on pensait que Côte d’Or était immuable. Mais Côte d’Or, comme Callebaut, l’autre chocolat belge, a été victime de son siècle. Trop cher. Pas rentable »36. En 1987, la marque Côte d’Or est vendue à la firme suisse Jacobs-Suchard. La fusion des activités a lieu en 1989, un an avant la revente au groupe Philip Morris/Kraft Foods. Côte d’Or n’est plus belge, la chocolaterie ferme ses portes. Les ouvriers et les grossistes, tout comme l’odeur de chocolat, disparais-sent du quartier.

1987-1992 /// métro et tGvTandis que le rêve industriel s’échappe et ouvre la voie à la reconver-sion immobilière des anciennes usines, le progrès continue son travail sou-terrain… À partir des années 1970, le quartier Midi est encore secoué par d’autres événements. Les premières constructions de lignes de métro ont démarré, occasionnant des démolitions dans plusieurs communes de Bruxelles. Les menaces planent sur Saint-Gilles, les habitants se mobilisent. En 1987, le ministère national des Communications décide de créer de nouvelles liaisons de métro « lourd » à Bruxelles, notamment à Saint-Gilles et vers la gare du Midi. Les travaux dureront jusque 1992 et occasionneront

35. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.36. « un soupçon de chocolat noir », Les Impromptus Littéraires, www.impromptus.fr, 12 avril 2007.

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la démolition d’un versant entier de la rue d’Angleterre (42 maisons)37. Dans cette opération, Saint-Gilles semble ne pas miser sur la reconstruction en bureaux, « voulant à tout prix éviter la formation d’un second quartier Nord »38. Sur les parcelles situées rue d’Angleterre entre l’avenue Fonsny et la rue de Mérode (17 bâtiments), c’est la construction d’un hôtel qui est prévue. Pour éviter de se retrouver avec un terrain vague pendant de longues années, la Commune force l’entrepreneur du métro à verser une forte caution bancaire, le menaçant d’astreinte si l’hôtel n’est pas édifié dans un délais rapide. Pour éviter cette situation, l’entrepreneur construit l’hôtel de la rue d’Angleterre… qui restera vide et inachevé pendant une dizaine d’années (l’hôtel Ibis l’occupera en 2001).

C’est aussi en 1987 que le ministère belge des Communications annonce l’implantation d’un terminal TGV à Bruxelles. Le projet, qui relie Paris, Bruxelles, Cologne (via Liège) et Amsterdam, comprend aussi une nouvelle liaison vers l’Angleterre via le futur tunnel sous la Manche. Il place Bruxelles

37. avec les charges d’urbanisme perçues lors de cette opération, c’est l’aménagement d’une salle de sports et de logements qui est négocié, permettant de rénover l’ancienne distillerie de la rue de russie. 38. « saint-Gilles met plusieurs projets sur les rails en attendant le passage du tGV au midi », Le Soir, 18 janvier 1988.

ci-dessus, les quartiers de saint-Gilles menacés par la construction des lignes de métro, dans les années 1970-1980. À côté, une vue aérienne de la fin des années 1980 où l’on distingue clairement le versant droit de la rue d’angleterre rasé pour la percée du métro.

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au cœur d’un vaste réseau ferroviaire nord-européen. Plusieurs sites sont envisagés pour accueillir le terminal : Schaerbeek-Formation, Zaventem, la gare du Nord et la gare du Midi. Dans tous les cas, les conséquences seront lourdes pour la ville. Le ministre des Communications d’alors, Herman De Croo (libéral flamand), promet d’importantes retombées économiques pour le pays, évaluées à 2 milliards de francs belges (50 millions d’euros)…

L’idée d’un tel terminal agite le landerneau politique depuis des années. Certains voient une véritable révolution s’annoncer. Il est d’ailleurs signi-ficatif que c’est le mot « terminal » qui est utilisé, on ne parle plus de « gare ». Le TGV, c’est comme le Concorde ! Comme les avions, il néces-site un « terminal ». Mais à l’inverse des aéroports, c’est en pleine ville qu’on va le construire…

1987-1988 /// « une opportunité et un risque »Fin 1987, les bourgmestres de Saint-Gilles, Anderlecht, Forest et Uccle demandent à être reçus par le ministre De Croo « pour lui faire confirmer son choix de la gare du Midi. […] L’option gare du Nord semble dic-tée, selon eux, par un souci de rentabiliser les terrains privés du quartier Manhattan et coûterait plus cher aux finances publiques »39.

La même année, le jeune bourgmestre de Saint-Gilles, Charles Picqué40, proclame son souhait de « sauver l’habitat et les structures sociales du quartier »41 et déclare que son projet, « d’une relative modestie, est de res-tructurer le tissu urbain actuel plutôt que de faire du nouveau ». Il prétend mettre au point un scénario pour « bloquer l’inévitable spéculation qui risquerait de mettre par terre le désir de maintien d’une ville à dimensions humaines ». L’homme se veut donc lucide et responsable : il faut tirer les leçons du quartier Nord…

Nous voulons avant toute chose un plan directeur d’aménagement qui évitera de déséquilibrer les fonctions mixtes du quartier. […] Après, il faudra s’attaquer, par plans particuliers d’aménagement (PPAS) aux zones qui seront les premières concernées […] pour ne pas tomber dans une situation au coup par coup où l’on

39. « Quatre bourgmestres demandent l’arrêt du tGV en gare du midi », Le Soir , 12 avril 1987.40. lire Papa a un problème, page 77.41. « saint-Gilles met plusieurs projets sur les rails en attendant le passage du tGV au midi », Le Soir, 18 janvier 1988.

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organiserait la fuite des fonctions actuelles dans l’attente de nouvelles fonctions ; cela, c’est le syndrome du terrain vague qui attend, et c’est hors de question. […] Pas question d’aller de l’avant sans avoir en même temps la volonté et les moyens de mener une véritable rénovation urbaine. […] Puisque nous avons les leçons du passé, je veux des garanties. […] Nous ne pourrons pas nous arrêter au milieu du gué, comme au quartier Nord. Le secteur privé doit se trouver devant des plans qui exigent des idées d’esthétique et d’équilibre des fonctions. Pour cela, comme nous ne pourrons mener cette action seuls, j’attends un interlocuteur, le nouvel exécutif bruxellois et la société de développement régional. Ce sera une tâche prioritaire.42

Dès 1988, la Commune de Saint-Gilles imagine d’élaborer de nou-veaux PPAS pour le Midi. Quinze ans plus tard, elle reste consciente que le TGV était à la fois une opportunité et un risque. « Une opportunité, car il signifiait le redémarrage économique d’une zone en déclin. Un risque, car un développement sans contrôle pouvait engendrer les pires excès »43.

1989-1990 /// le charme « discret » de la gare du midiEn avril 1989, quelques semaines avant les premières élections régionales à Bruxelles, le bureau d’études Stratec publie son « étude d’impact du projet TGV à Bruxelles ». Financée par la SNCB, celle-ci doit proposer un tracé pour la ligne TGV, évaluer les avantages et les inconvénients des diffé-rents sites envisagés et ainsi marquer la fin du conflit lié au choix du lieu d’accueil du futur terminal. L’étude établi un tracé qui passe par Forest, Anderlecht, Saint-Gilles, Bruxelles-ville, Saint-Josse, Evere et Schaerbeek. Elle conclut que seules les gares du Midi et du Nord possèdent les condi-tions techniques requises.

Localiser le terminal TGV au centre de la ville et sur la jonction Nord-Midi appa-raît comme la solution optimale en raison de la contribution qu’une telle localisation apporte à l’attractivité générale de la ville ; la nécessité de situer le terminal à un des nœuds les plus importants des réseaux de transports en commun du pays (SNCB et transports en commun).44

L’étude préfère la gare du Midi en raison d’une meilleure accessibilité, d’une plus courte durée des trajets, de moindres coûts d’implantation…

42. Le Soir, idem.43. « le midi en pleine mutation », Le Soir, 28 février 2004.44. Étude d’impact du projet tGV à bruxelles, stratec, 1989.

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Et aussi parce que « la localisation à la gare du Midi n’a pratiquement pas d’impact négatif sur les quartiers avoisinants alors qu’à la gare du Nord elle entraînerait l’expropriation de 300 ares de terrains et le déplace-ment de 183 ménages (543 personnes) et de 16 entreprises (85 emplois) ». À l’époque, la presse parle d’un TGV « discret »45 qui n’amènera aucun « Grand Chambardement » et dont les nuisances « seront limitées ». L’étude Stratec ne dit rien des conséquences que le quartier pourrait encaisser en termes de spéculation immobilière.

Par ailleurs, elle n’a aucun fondement réglementaire car l’État national et la SNCB n’ont pas réalisé d’étude d’incidences46. Inter-environnement Bruxelles (IEB) et le parti Écolo tâcheront, chacun de leur côté, de contrain-dre la Région à imposer une telle étude47. Même si la Région n’a pas le dernier mot concernant le tracé du TGV, c’est tout de même elle qui aura à gérer son impact. Le gouvernement bruxellois finit par mettre l’étude Stratec en enquête publique et les concertations ne sont « pas très tendres avec certaines conclusions de Stratec. […] C’est surtout la circulation et l’emplacement de parkings autour de la gare du Midi qui font problème »48. Mais, alors que l’enquête publique est encore en cours à Bruxelles, le tracé de la ligne TGV est fixé une première fois par le gouvernement belge en janvier 1990. En mai, le gouvernement bruxellois dirigé par le ministre-président Charles Picqué se prononce pour l’implantation du terminal au Midi, mais il rejette l’itinéraire proposé (qui aurait notamment nécessité la suppression de la réserve naturelle du Mœraske à Evere) et ne propose pas de tracé alternatif. Une longue succession de tensions portant sur le choix définitif du terminal va ainsi se produire entre la Région, l’État et la SNCB. En 1992 encore, Charles Picqué va devoir s’opposer « définitive-ment à l’alternative du terminal Nord avancée par certains responsables de

45. « le tGV entre en gare bruxelloise : d’abord, la parole aux habitants… », Le Soir, 5 janvier 1990.46. une étude d’incidences est réalisée théoriquement pour chaque projet «d’importance», qu’il soit urbanistique ou lié à l’environnement, avant qu’un permis d’environnement ou d’urbanisme puisse être délivré. l’étude doit analyser les incidences et les nuisances potentielles d’un projet en tenant compte de différents facteurs. il existe des astuces pour éviter qu’un projet « important » soit soumis à cette procédure, par exemple en morcelant les demandes en plusieurs « petits » projets.47. « tGV : plainte d’Écolo contre l’étude stratec », Le Soir, 20 février 1990.48. « l’exécutif bruxellois s’exprime officiellement sur le tGV », Le Soir, 22 mai 1990.

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la SNCB »49, qui leur permettrait – comme le déclarera en 2005 le député Denis Grimberghs (Parti social-chrétien, PSC), allié politique du premier gouvernement Picqué50 – « de travailler avec moins de contraintes urbanis-tiques, moins de ville autour du projet de terminal »51. Picqué dit « sa préfé-rence pour l’arrêt en gare du Midi »52, pour « un terminal qui soit situé au cœur de la ville », qui constitue « un choix politique d’envergure »53.

L’expérience des premières gares TGV ouvertes à l’étranger séduit les autorités. La Région décide ainsi de « s’ouvrir les idées à la gare Montparnasse » à Paris, où « le développement de la gare parisienne a com-plètement bouleversé la vie et la structure du quartier. Les ateliers d’artistes ont disparu pour céder la place aux boutiques de luxe, aux bureaux de contacts, aux locaux de représentation, aux hôtels de congrès ». L’architecte Michel Benoit a étudié ces transformations à la demande de la Région bruxelloise. Il insiste sur la spécificité des activités liées au TGV :

Le TGV attire une clientèle huppée, intéressée par les produits de luxe. Toutes les grandes marques parisiennes ont pris des pas de porte dans le quartier Montparnasse. Des petites entreprises de pointe et des professions libérales ont aussi implanté des bureaux de contact autour de la gare. Aucun employé n’y tra-vaille. Il s’agit de lieux de rencontre d’affaires, car il est plus simple de se donner rendez-vous à l’arrivée du TGV que dans une ville de province plus difficile d’ac-cès… Les Japonais ont ouvert un hôtel de congrès, à deux pas du train, entièrement équipé en télécommunications. Un centre commercial s’est implanté entre le métro et la gare, dans la zone de transit.54

De leur côté, plusieurs architectes et bureaux d’études se mettent à concevoir spontanément des projets grandiloquents pour le futur termi-nal bruxellois, des maquettes futuristes, comme par exemple l’idée de faire passer le TGV sur un gigantesque viaduc…

49. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.50. denis Grimberghs sera chef de cabinet de Jean-louis thys, qui fut le dernier secrétaire d’État à l’agglomération bruxelloise (1985-1989) avant la création de la région de bruxelles-capitale. thys fera d’ailleurs partie du gouvernement régional Picqué i, dont il sera le secrétaire d’État chargé des travaux publics et des communications.51. denis Grimberghs au Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.52. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.53. charles Picqué au Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.54. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.

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À Saint-Gilles, on ne se tient plus. La politique de « renouveau urba-nistique »55 met le Midi dans sa ligne de mire. Placée dans une situation économique difficile, la Commune dira espérer « piocher l’avenir dans le quartier du Midi »56. Grâce à l’afflux de taxes sur les bureaux et à la per-ception de charges d’urbanisme, ce quartier « stratégique »57 sera son « arme secrète »58 pour renflouer les finances communales… « Grâce aux projets de bureaux et d’hôtel du Midi, la Commune […] aura la possibilité de prendre part au statut de capitale européenne de Bruxelles »59, précisera encore un document officiel en 2004.

Ce projet de requalification de toute une zone allie “internationalisation” de la ville et “convivialité urbaine”. En effet, le quartier Midi doit être tant une vitrine pour la capitale de l’Europe, en étant un centre administratif important, qu’une zone dans laquelle le logement est présent, soit en le créant […] soit en requalifiant le bâti existant.60

La presse s’enthousiasme. « Avec l’arrivée du TGV en gare du Midi, c’est tout un train de changements qui va s’opérer dans le quartier »61, annonce-t-on en 1990. « Le Midi sera le quartier du futur, grâce à l’arri-vée du TGV »62, celui-ci « donnera de fameux coups de pouce au dévelop-pement » du quartier63… La messe est dite : « Il est clair que le TGV peut être un facteur essentiel de revitalisation », déclare le bourgmestre Picqué. Le même confirmera, 10 ans plus tard64 :

Cela parce que je crois qu’il faut réfléchir Bruxelles en termes de résorption de toutes ses zones sinistrées. Le quartier Nord peut de toute façon être sauvé par le déve-loppement qui lui est actuellement promis, sans nécessairement passer par le TGV.

55. lire Papa a un problème, page 77.56. « saint-Gilles sous perfusion régionale », Le Soir, 5 avril 2007.57. dossier de base du Plan communal de développement, saint-Gilles, 2004.58. « Piocher l’avenir dans le quartier du tGV à la gare du midi », Le Soir, 21 septembre 1994.59. dossier de base du Plan communal de développement, saint-Gilles, 2004.60. les principaux projets politiques du collège des bourgmestre et échevins, commune de saint-Gilles, 2000.61. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.62. « le bureau a assez grignoté ! », Le Soir, 20 juillet 1991.63. « le tGV entre en gare bruxelloise : d’abord, la parole aux habitants… », Le Soir, 5 janvier 1990.64. « le devenir du quartier du midi », Vlan, 19 juillet 2000.

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Par contre, au Midi, ce TGV est l’élément extérieur qui stimulera. Sinon, il n’y aura rien. Et seul l’investissement privé peut le sauver.

Mais du côté de l’État central aussi, on fait ses calculs. Le ministre des Communications Herman De Croo juge que la SNCB doit financer elle-même une grande partie des coûts de construction du terminal. L’opération s’accompagnera donc d’un volet de promotion immobilière. Il sera mené par la SNCB et sa filiale Eurostation. Pour assouvir leur appétit immobilier, celles-ci vont rapidement lorgner vers l’îlot de l’an-cienne usine Côte d’Or… Dès 1989, la SNCB évoquera l’édification d’un « mini Manhattan » au quartier Midi. Et l’on pourrait penser ici que la boucle est bouclée. Mais l’histoire ne fait que commencer…

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Nous sommes en 2005. Aucune autoroute n’a finalement traversé le quar-tier Midi, mais la chocolaterie a fait place à un immeuble de bureau et le personnel de la poste a déménagé, laissant derrière lui un gigantesque centre de tri vide. La façade jaunâtre de la gare s’est couverte de la crasse grise de la pollution automobile. Le piéton ne trouve toujours pas son chemin au milieu de ces places sans âme et de ces avenues dominées par l’automobile.

Des relents d’urine soufflent le long des murs… Face aux façades de briques neuves, des maisons attendent le coup de boulet final. […] Dix ans après le lan-cement de la SA Bruxelles-Midi, le contraste est flagrant : les galeries polies du terminal TGV toisent les rues puantes qui le longent. Côté anderlechtois, l’en-vironnement immédiat a repris des airs de civilité. À Saint-Gilles, par contre, ce mélange d’incertitude et de résignation n’en finit plus de planer.1

En sortant de la gare, ce qui frappe surtout c’est cette zone de 5 îlots du côté de l’avenue Fonsny, d’où disparaissent lentement les habitants, les ateliers, les entreprises et les commerces. Quand les vitrines des magasins ne sont pas recouvertes par d’épaisses couches d’affiches, elles sont le plus souvent murées. Même les habitants encore présents préfèrent laisser leurs volets baissés. Certains immeubles ont été démolis, d’autres sont à l’état de ruine ou tout simplement vidés de toute activité. Les terrains vagues sont jonchés de dépôts d’immondices. Les trottoirs sont ouverts à de multiples endroits. On se croirait dans une ville-fantôme où un drame

1. « le midi entre chaos et espoirs », Le Soir, 12 mars 2003.

1982-2005 /// charles Picqué et le « renouveau » de saint-Gilles

3. « PAPA » A uN PrOBlème

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a provoqué l’exil des habitants. Pourtant, soudain par endroits se dressent des pelleteuses dont l’appétit vorace laisse derrière lui de grandes parcel-les « assainies ». Quelquefois, d’autres engins de chantier leur succèdent et leur ballet mécanique laisse derrière lui, au bout de nombreux mois, d’imposants immeubles de bureaux modernes et froids. Le quartier Midi semble terrassé, résigné, victime d’une désertification inéluctable.

Sur certains plans de la ville, la rue de Norvège n’existe plus. Nous nous y trouvons pourtant bel et bien et des familles y habitent encore, entre maisons vides et immense terrain vague. Un coin de rue plus loin, en face de l’ancien tri postal aux volets éventrés, la carte nous indique la place de Hollande – que les autorités finiront par rebaptiser par le nom de l’artiste surréaliste belge Marcel Broodthaers2 – mais nous n’en trouvons pas trace. Il faut de l’imagination pour comprendre que la moitié de ce futur « espace public » est déjà esquissé par les contours du « South Center Titanium », un immeuble revêtant une architecture que ne désavoueraient par les concep-teurs du « Gotham City » de Batman. Dessiné par l’Atelier d’art urbain, il préfigure l’ensemble « cohérent et harmonieux » d’immeubles de bureaux qui doivent être construits le long de l’avenue Fonsny.

Sur la « place Marcel Broodthaers », on ne trouve pas l’ombre d’un arbre, ni d’un banc – lesquels, s’ils arriveront un jour, seront entourés d’une grille métallique comme le prévoient les plans. Les rez-de-chaussée commer-ciaux prévus par les plans d’aménagement pour « finaliser la convivialité dans le quartier »3 ont été remplacés par une cafétaria réservée au personnel de la compagnie d’assurance Swiss Life, ouverte chaque midi du lundi au vendredi, et qu’on distingue à peine à travers des vitres fumées4. Au milieu de la « place », trône un panneau indiquant les surfaces restant à louer. Le « South Center Titanium », seul immeuble de bureaux construit (par les pro-moteurs) dans le cadre de l’opération régionale, n’est encore occupé qu’à 40 %. Pas encore rempli, mais déjà marqué par des signes de dégradation : entre les plaques de marbre importées d’Asie et plaquées sur une struc-ture de béton, des fentes parsèment le rez-de-chaussée de l’édifice hyper-

2. la « place de france », de l’autre côté de la gare, subira un sort semblable en étant renommée place Victor Horta.3. Présentation de beliris, 2004, www.beliris.be.4. un an plus tard, un autre « espace commercial » encore vide trouvera comme locataire une « antenne de police », tout aussi discrète.

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moderne et les mauvaises herbes commencent à pousser à ses pieds… À ses côtés, le siège de Test Achats et ses extensions, un immeuble de logements du Foyer saint-gillois et un terrain béant forment avec le « South Center Titanium » ce que les autorités appellent « l’îlot B ».

De l’autre côté de la rue de Hollande, la sensation de désolation s’am-plifie. La vue des maisons qui se vident, se murent, se rouvrent et se squat-tent avant de disparaître définitivement, donne l’impression d’un violent bombardement. Il ne reste là que les derniers cafés de l’avenue Fonsny5.

« D’année en année, les maisons de maître s’effacent autour de la gare du Midi. Rue d’Angleterre, l’atelier Sokotan, squatté par des artistes pen-dant plusieurs mois, n’est plus qu’un amas de gravats »6. Trois ans plus tôt, en effet, la Commune de Saint-Gilles avait fait déguerpir ce squat artistique ouvert dans une ancienne tannerie abandonnée, en raison de « l’imminence » de sa démolition. Aujourd’hui, certaines parties du bâti-ment sont encore partiellement debout, laissant voir au passant les signes d’une vie ancienne : quelques restes de pièces flanqués de morceaux de moquette et de bouts de papier peint flottants au grand air, le tout for-mant un contraste saisissant avec la silhouette ultramoderne et la texture minérale du « South Center Titanium » qui apparaît en arrière-fond.

Contraste… C’est le mot qui vient spontanément à l’esprit lorsqu’on se balade dans le périmètre d’expropriation fantasmé sur papier en 1992 par les planificateurs communaux et régionaux. Au moment de notre promenade, cela fait 13 années que cette menace d’expropriation a été adoptée pour la première fois, en même temps que plusieurs Plans parti-culiers d’affectation du sol (PPAS) qui dessinaient un « nouveau quartier » du Midi7. Nous nous trouvons plus précisément à l’intérieur du PPAS « Fonsny 1 », dont le tracé correspond à la zone d’expropriation et qui voue cinq îlots d’habitations à la démolition, pour faire place nette à de nouvelles affectations : bureau, hôtellerie et, dans une moindre mesure, commerce et logement.

5. le dernier d’entre eux, « le Zottegem », fermera définitivement le 21 juillet 2007 après avoir fièrement trôné plusieurs mois durant, seul dans l’ombre de la tour du midi et au milieu d’un grand terrain vague entouré d’une clôture… composée d’une dizaine de panneaux publicitaires.6. « entre tours, vieux bistrots et hôtels de luxe », Le Soir, 28 février 2004.7. Voir les plans du quartier dans le cahier images.

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Aux limites entre ce PPAS et celui qui l’entoure (le PPAS « Fonsny 2 ») – c’est-à-dire d’un côté et de l’autre de la rue de Mérode, de la rue de Russie et de la rue Joseph Claes –, le contraste est éloquent. Pas besoin d’un guide pour comprendre les effets de la planification sur le pourrisse-ment du quartier. À l’intérieur du PPAS « Fonsny 1 », les façades des mai-sons sont décrépies. Juste en face, de l’autre côté de la rue, les immeubles repris dans le PPAS « Fonsny 2 » affichent une bonne santé et bon nom-bre d’immeubles ont été récemment rénovés. Dans un périmètre comme dans l’autre, les bâtisses datent pourtant de la même époque…

les « agitateurs » arriventEntre les dents creuses, au milieu des maisons vides ou à moitié démolies, il subsiste de la vie. Une trentaine de maisons sont encore occupées, parmi les-quelles 17 commerces (trois épiceries, deux snacks, un tailleur, quelques cafés, magasins de nuit et autres phone shops…) et une crèche néerlandophone – qui, à défaut de pouvoir accueillir les enfants dans un bâtiment salubre, a déplacé ses classes dans des containers superposés au milieu d’une cour. En juin 2005, il reste au moins dans ces îlots 170 habitants parmi lesquels 19 familles, 78 ménages, dont 14 sont des propriétaires occupant leur maison.

Depuis peu, ils se sont regroupés au sein d’un Comité de quartier8. En février, des locataires de la rue de Russie (îlot D) avaient reçu un préavis de leur propriétaire, le consortium de promotion immobilière Espace Midi9. La Commune de Saint-Gilles avait pressé celui-ci, disait-on, de démolir tou-tes les maisons dont il est propriétaire dans le quartier et où bureaux, hôtels et logements flambants neufs sont annoncés depuis une petite quinzaine d’années. Dans le quartier, on connaît bien les annonces de démolition ou de reconstruction « imminente » : ils présagent en général une longue période de pourrissement. Cette fois, aucun projet de reconstruction10 n’avait même

8. lire Les agitateurs, page 313.9. lire Les vautours, page 217.10. d’ailleurs, même si un permis de construction est délivré, sa validité court pendant au moins 2 années et ne signifie pas que des travaux vont démarrer rapidement. au midi, plusieurs permis d’urbanisme ont ainsi déjà expiré, certains ayant été prorogés par le simple fait que des chantiers faisaient mine de démarrer juste avant la date d’expiration, les promoteurs remuant le sol, jouant sur la démolition d’un vieux chancre ou sur la pose de quelque engin de chantier pour obtenir prolongation.

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été soumis aux procédures d’urbanisme, aucun arrêté d’insalubrité n’avait été pris sur ces maisons. De plus, les renons adressés aux locataires n’étaient pas légaux et aucun relogement n’était proposé à ceux-ci… Cette situa-tion d’urgence fut l’événement déclencheur de la mobilisation des habi-tants – dont certains subissaient les affres du pourrissement du quartier Midi depuis longtemps, d’autres s’y étant installés plus récemment en tant que locataires.

Se rassemblant régulièrement, les voisins de l’îlot D furent peu à peu rejoints par les locataires, les propriétaires et les commerçants des 3 îlots du périmètre (sur 5) dans lesquels il y avait encore de la vie. Mal informés, voire désinformés, sur les projets qui étaient censés décider de leur sort, autant que sur leurs délais de « réalisation », les habitants du quartier ont voulu rappeler au monde politique : un, qu’ils existaient ; deux, qu’ils avaient des droits. Mais personne n’a voulu les entendre. Ne répondant pas aux cour-riers, ni aux demandes de rendez-vous et encore moins aux pétitions, « le monde politique », celui qui préside aux destinées de Saint-Gilles et de la Région bruxelloise, se cabra d’autant plus quand les habitants exprimèrent leur mécontentement via les médias ou lorsqu’ils demandèrent des répon-ses à leurs revendications par le biais d’interpellations parlementaires… Les autorités n’y virent – ou ne voulurent y voir – que mauvaise foi et manipulation. Si les habitants du Midi avaient pu subir leur sort depuis si longtemps, pour quelles raisons venaient-ils subitement s’en plaindre ? Il y avait quelque chose de « louche » là-dessous. Des « agitateurs », sûrement.

Je faisais partie de ceux-là. Locataire récemment arrivé rue de Russie, pour y partager une maison communautaire, j’avais précédemment habité la rue de Mérode, la rue de Hollande, et souvent fréquenté la rue d’Angle-terre. Comme d’autres, je connaissais ce quartier et j’étais témoin depuis des années de sa déliquescence. Mais je n’avais jamais vraiment bien compris les ressorts de l’opération immobilière qui y était en cours. Les cénacles politiques, les médias et même les associations d’habitants n’accordaient d’ailleurs plus beaucoup d’intérêt à ce « monstre du Loch Ness » de l’urba-nisme bruxellois. À force d’observer quotidiennement ce saccage au ralenti, les milliers de navetteurs transitant par là ne se demandaient probablement plus ce qui pouvait causer pareil séisme. Le sort du quartier Midi était devenu une sorte de fatalisme local, un de ces « grands travaux inutiles » dont on rigole au cours d’une conversation, mais sans plus. Il faut dire qu’une

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certaine culture du secret avait été développée autour de cette opération, par ailleurs particulièrement complexe et ténébreuse. Il n’était pas facile d’en démêler les liens, et ce n’était pas là notre objectif… Lorsque nos voisins nous ont alerté sur leur situation, lorsqu’ils ont commencé à nous montrer les lettres les invitant à quitter leur logement, nous n’avons eu que de sim-ples réflexes. De ceux qui peuvent animer des gens comme nous – quel-ques jeunes locataires européens de classe moyenne qui nous connaissions un peu entre nous et qui avions certaines facilités à organiser une réunion, faire appel à des juristes et à des associations de défense de l’habitat, écrire une lettre, rédiger un communiqué de presse, ou encore demander à un élu d’interpeller le ministre responsable… Bref, nous jouions le « jeu démo-cratique » comme de « bons citoyens » baignés dans des idéaux de solidarité et d’égalité des droits. Nous appliquions en quelque sorte les préceptes de l’éducation permanente11, chère aux socialistes.

En retour, nous n’avons eu qu’indifférence et mépris. Le terme de « petits spéculateurs » fut utilisé en réponse aux critiques de petits proprié-taires excédés par 15 ans de menaces d’expropriation, tandis que les loca-taires furent soupçonnés de vouloir « profiter » de la situation. De toute façon, nous étions tous « manipulés » par des « agitateurs » – les auteurs de ces propos allant parfois jusqu’à préciser, hors micro, que ces « agita-teurs » étaient tantôt de tendance « crypto-communiste », tantôt « anarcho-maoïste ». En tout cas, le message était clair. Le pouvoir s’était assis depuis 15 ans sur les droits d’une population pauvre, il n’allait tout de même pas lui reconnaître à présent la légitimité de s’organiser et de porter des revendications. Les habitants du Midi étaient-ils trop pauvres, trop peu diplômés, trop immigrés, dépourvus de capital économique, culturel et symbolique… ? Les politiques n’allèrent pas jusqu’à exprimer le fond de leur pensée, évitant de s’aventurer sur ce terrain glissant. Mais une chose était sûre : à leurs yeux, ces voix-là ne pesaient rien et ne méritaient pas considération. Les habitants du Midi avaient tout juste le droit d’attendre leur heure et de subir le sort qu’on leur réservait.

11. en belgique francophone, l’éducation permanente, dérivée du concept d’éducation populaire, est un secteur associatif soutenu par les pouvoirs publics pour développer chez les adultes « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation »…

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Et que ceux qui ne sont pas d’accord montrent leur carte de parti ou disent pour quelle organisation, quelle obédience, quelle idéologie ils agis-sent ! Ainsi fonctionne le système politique « saint-gillo-bruxellois », animé par la paranoïa et l’incapacité à reconnaître ses erreurs – ce qui ne joue d’ailleurs pas toujours en sa faveur.

Quoi qu’il en soit, de notre point de vue l’important était moins d’avoir raison que de résoudre concrètement des situations humaines pré-caires et parfois épouvantables. Encore fallait-il pouvoir en discuter avec des responsables… Or, dans ce projet, la responsabilité politique n’étant assumée par personne – les uns et les autres se la rejettant ou l’imputant à des facteurs conjoncturels, abstraits –, la mission semblait impossible. Et puisque les voies officielles de la démocratie n’avaient rien donné, la seconde option du Comité de quartier consista à prendre contact avec des subalternes, des personnages de l’ombre qui peuvent relayer les préoccu-pations des citoyens à l’oreille des décideurs.

Le premier d’entre eux fut Jean Spinette, à qui des membres du Comité proposèrent de faire une visite du quartier pour lui permettre de constater par lui-même les problèmes vécus par les habitants. À l’époque conseiller culturel à la Commune de Saint-Gilles et secrétaire politique-adjoint de la section locale du PS12, Jean Spinette est un nouveau venu dans cette majo-rité qui a décidé, au début des années 1990, de raser le quartier. Ce n’est pas encore un élu13, mais il fait partie de ceux qui contribuent à donner à Saint-Gilles sa réputation de « petit Montmartre bruxellois » – réputation que la coalition en place a tant cherché à gagner depuis la moitié des années 1980. Il est la cheville ouvrière du « Parcours d’artistes », de la « Fête de la musique » et de tant d’autres événements… C’est un fonceur, qui aime donner l’image d’un homme d’action et de dialogue. Né à Waterloo, dans

12. la section du Ps de saint-Gilles est présidée par serge rangoni. autrefois attaché au cabinet du ministre de la culture charles Picqué, en même temps que Jean spinette, rangoni poursuit sa carrière dans la direction de grandes institutions culturelles de la communauté française : il est devenu secrétaire général du musée des arts contemporains du Grand-Hornu et directeur du théâtre de la Place à liège…13. après les élections de 2006, où il s’est présenté pour la première fois et a été élu conseiller communal sur la « liste du bourgmestre », Jean spinette sera nommé président du centre public d’aide sociale (cPas) de saint-Gilles. il sera aussi candidat sur la liste Ps aux élections régionales de juin 2009.

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la banlieue chic de Bruxelles, il lutte contre son image de « néo-bobo », prototypique des « nouveaux socialistes bruxellois ». Candidat en droit et licencié en sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il fut président du Cercle du libre-examen, son parcours politique l’a déjà mené, à 34 ans, dans des cabinets ministériels socialistes de la Communauté française et désormais à Saint-Gilles. Au moment où nous le rencontrons, il y occupe le rôle de « Monsieur Culture », que le PS local lui a donné entre autre pour ses capacités à faire le grand écart entre, d’une part, des artistes fauchés ou « branchés », des réfugiés latino-américains et autres « gauchos » locaux qu’il se targue de fréquenter et qui sont précieux à l’image de « Commune solidaire » de Saint-Gilles et, d’autre part, ses patrons, bourg-mestre et échevins de Saint-Gilles plutôt enclins au conformisme et au conservatisme… Ce que Spinette ne manque pas de souligner en privé, sans doute pour mieux façonner sa réputation : si Saint-Gilles « bouge », c’est en partie grâce à lui. S’il ne peut pas tout ce qu’il veut, ou dit vouloir, Spinette aime jouer au « go-between », au faiseur d’arrangements entre sa majorité – envers laquelle il est loyal et dévoué – et le petit monde artisti-que, culturel et associatif local.

Cette fois, le problème qui lui est exposé sort clairement de ses com-pétences. Mais Jean Spinette n’hésite jamais à « mouiller sa chemise ». Il accepte l’invitation à « descendre » au Midi, et nous voilà déambulant ensemble dans le quartier. À la vue désolante de ces rues sales et de ces îlots à moitié éventrés, Spinette cherche encore à sauver la face, énumérant toutes les circonstances atténuantes susceptibles de laver un peu la respon-sabilité de ses supérieurs. Ceux-ci ne veulent voir, dans la problématique sociale du Midi, qu’un ensemble de « cas particuliers » et Spinette reproduit cette vision des choses : les habitants du quartier défendent leurs intérêts particuliers, contrairement au projet de l’autorité qui défend, lui, l’intérêt public… Mais au fur et à mesure de la balade, la baudruche se dégon-fle. Lorsqu’on l’interroge, il n’y a plus qu’un « petit spéculateur » dans le quartier et la définition des « agitateurs » devient de plus en plus évasive. Se retrouvant face aux maisons dont la Commune empêche la rénovation depuis le début des années 1990, confronté à des gens fatigués par ces années de menaces d’expropriation, bloqués dans leur maison alors que tout s’effondre autour d’eux… Spinette est de plus en plus mal pris.

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— Merde. Papa a un problème, lâche-t-il.— Papa ?, interrogeons-nous, perplexes.— Oui : Charles.Cela tombe bien. Non seulement Spinette a fini par admettre l’ampleur

des dégâts, mais il a reconnu qu’il y a bien un responsable à cette situation et, comme nous le pressentions, qu’il s’agit de son « père » en politique…

« Papa » entre en scène« Charles »… L’ex-plus jeune bourgmestre du tout Bruxelles. Le recordman du titre de « Bruxellois de l’année », décerné par les lecteurs de l’hebdoma-daire toutes-boîtes Vlan. Celui en qui beaucoup voient un protecteur de Bruxelles et des Bruxellois, surtout en période de réformes de l’État belge et face aux intentions de la Flandre. L’homme aux 59 216 voix, qui firent de lui le premier puis le second, puis le quatrième ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale.

À la question « Qu’aimeriez-vous qu’on retienne de vous ? », Charles Picqué répond sans ambages : « D’avoir toujours eu un comportement qui me rendait à l’aise aussi bien dans des cercles d’intellectuels que dans la buvette d’un club de football »14. Car cet admirateur des fourmis « et de leur fabuleuse organisation sociale »15, fan de cinéma fantastique, n’est pas seulement un stratège politique. Il maîtrise habilement le langage et la gestuelle, s’adresse avec brio tant aux grands patrons qu’aux couches les plus populaires de son électorat. Fumant le cigare avec autant d’aisance qu’il peut vous donner une tape dans le dos, il fréquente aussi assidûment les loges de l’Union saint-gilloise (le club de foot local) que la loge franc- maçonnique dont il est membre. Il manie en alternance les discours écono-miques et sociaux, pratique l’accent bruxellois avec humour et gouaille… Certains voient en lui un grand séducteur, personnifiant Bruxelles et ses habitants. Pour d’autres c’est un véritable caméléon, un démagogue.

Originaire d’Etterbeek, Charles Picqué a fait ses études au collège jésuite Saint-Michel puis à la faculté de Sciences économiques de l’Université catholique de Louvain (UCL)16. À 24 ans, il se fait membre du PS, par

14. Pan, 26 septembre 2006.15. « Qui suis-je ? », www.charlespicque.be.16. où il a notamment suivi les cours du leader libéral françois-Xavier de donnea.

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tradition familiale. Se définissant comme un gestionnaire, il se positionne à la droite du parti. Au moment de son entrée en politique, on est en pleine désillusion du mitterrandisme et à la veille de la chute du Mur de Berlin. L’ère du socialisme pragmatique bat son plein.

S’il faut choisir un texte fondateur de mon engagement, dit-il17, c’est le pro-gramme de 1959 du Parti socialiste allemand, le SPD, axé sur cette vision socia-le-démocrate. Il postule que la redistribution sociale passe par la croissance écono-mique. Un parti social-démocrate a vocation de gouverner et considère que le rôle régulateur de l’État est essentiel.18

En marge d’une carrière à la Fondation roi Baudouin19, Picqué écrit quelques ouvrages pour le Crédit communal de Belgique20 et décide de se lancer en politique. Il choisi Saint-Gilles, l’une des quatre plus petites Communes de la région bruxelloise21, pour se présenter au scrutin com-munal de 1982. Avec 138 voix récoltées, il en devient septième échevin avec l’urbanisme comme compétence. Handicapé par un profil plutôt technocratique, éloigné du militant de base et des archétypes socialistes, on aurait pu penser que sa carrière en resterait là. Mais en mai 1985, il accède au mayorat de la Commune, presque par accident : il est amené à rem-placer le « vieux » Corneille Barca qui renonce à son mandat en cours de législature. L’intérim durera théoriquement le temps que les factions loca-

17. Charles Picqué, d’altermondialisme à zwanze, Pascal sac, éditions luc Pire, 2004.18. « en 1959, congrès de bad Godesberg dans lequel la social-démocratie allemande, premièrement, renonce au principe du passage à la socialisation des moyens de production, deuxièmement et corrélativement reconnaît que la propriété privée des moyens de production, non seulement est parfaitement légitime, mais a droit à la protection et à l’encouragement de l’État. c’est-à-dire que l’une des tâches essentielles et fondamentales de l’État, c’est donc de protéger non seulement la propriété privée en général, mais la propriété privée des moyens de production, sous réserve, ajoute la motion du congrès, de compatibilité avec un ordre social équitable”. enfin, troisièmement, le congrès de bad Godesberg approuve le principe d’une économie de marché partout – là encore, sans restriction –, partout du moins où règnent les conditions d’une véritable concurrence” » (michel foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard, seuil, 2004).19. il fut secrétaire général de l’organisation des fêtes du 25e anniversaire du règne du roi baudouin.20. il signera notamment un livre sur mai 1968 ou encore une étude sur les « techniques du marketing électoral ».21. avec un territoire de 2,5 km2, saint-Gilles représente moins de 2 % du territoire régional.

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les du PS tombent d’accord pour désigner le successeur définitif de Barca. Charles Picqué a alors 37 ans. Vingt-quatre ans et quatre élections plus tard, il est toujours le bourgmestre de Saint-Gilles…

« un village dans la ville »En 1988, Picqué est élu une première fois bourgmestre22. Parallèlement, il prend le leadership de la section saint-gilloise du Parti socialiste, qu’il va cumuler pendant de nombreuses années avec le mayorat, « en contradic-tion avec les statuts du Parti » insiste un militant. Picqué hérite ainsi d’une des sections les plus importantes de la fédération de Bruxelles23. Alain Hutchinson, qu’il a rencontré en 198124, en devient le secrétaire politique. Ensemble, ils vont « faire de Saint-Gilles un village dans la ville »25, leitmo-tiv qui ne quittera plus la majorité communale26.

À Bruxelles, Saint-Gilles est l’une des deux communes les plus densé-ment peuplées27 et l’une des trois communes les plus pauvres (en considé-rant son revenu moyen par habitant). Elle est aussi l’une des plus multicul-turelles, avec 120 nationalités qui s’y côtoient28. À l’époque, sa population est vieillissante… à l’image de la section locale du PS, par ailleurs peu cosmopolite. Le Parti n’a pas encore arrêté sa position sur la question du droit de vote des immigrés et une vive tension existe chez les socialistes à ce propos. À la section de Saint-Gilles, on y est opposé.

22. avec 7 095 voix de préférence.23. selon le Ps, elle compte en 2006 plus de 600 membres affiliés.24. « cette rencontre, faite de collaboration et d’amitié, aura une influence déterminante sur la politique menée par les socialistes à saint-Gilles et à la région bruxelloise », dit cet ancien communiste et syndicaliste de la fGtb, qui se présente comme un ancien contestataire des mouvements étudiants de mai 1968 (site d’alain Hutchinson, www.alainhutchinson.be).25. « faire de saint-Gilles un village dans la ville », La Libre Belgique, 8 juillet 1994.26. alain Hutchinson s’installe à saint-Gilles et fera un parcours de 13 années aux côtés de Picqué. en mai 1988, lorsque celui-ci devient ministre de la santé et des affaires sociales de la communauté française, « Hutch » est son directeur de cabinet. et quand, six mois plus tard, Picqué est élu triomphalement à saint-Gilles, « Hutch » est nommé échevin de l’enseignement et de la culture. c’est lui qui mettra en place notamment le Parcours d’artistes et la maison du livre.27. avec 45 000 habitants recensés, soit une moyenne de 17 000 habitants au km2.28. en 1994, quelques années avant l’instauration du droit de vote des étrangers, saint-Gilles compte un peu plus de 42 000 habitants pour moins de 18 000 électeurs.

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C’est la période des grands mouvements antiracistes29, mais aussi des premières percées électorales de l’extrême droite en Belgique franco-phone. Les positions xénophobes sont électoralement porteuses, comme le démontre le long règne de Roger Nols à Schaerbeek30 grâce à des slogans comme « Sécurité d’abord - Stop à l’invasion ». Les positions hos-tiles à l’immigration se répandent parmi les candidats de différents partis « traditionnels »… C’est particulièrement frappant au sein de la famille libérale (Parti réformateur libéral, PRL), qui se distingue par une suren-chère sur ce thème à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Pour n’en citer que quelques-unes, on retiendra les déclarations de Pierre Loy (ancien échevin d’Anderlecht) sur les « immigrés qui vivent au cro-chet des contribuables belges ! »31 ; les diatribes de Claude Michel (chef du groupe à Bruxelles-ville) appelant à « expulser les délinquants […] ; favoriser le départ des chômeurs de longue durée […] ; réserver le droit de vote aux seuls Belges »32 ; la sortie d’Hervé Hasquin sur le « seuil de tolérance » atteint, « tout particulièrement en Région bruxelloise », par « la densité d’étrangers extra-européens, très éloignés de nos traditions culturelles et philosophico-religieuses »33 ; le tract électoral du sénateur Jacques Vandenhaute et du député Willem Draps sur le thème : « Notre nationalité belge : abandonnée à l’immigration ! […] On ne brade pas notre nationalité ! »34 ; sans oublier Henri Simonet, ancien ministre et bourgmestre socialiste d’Anderlecht35, souhaitant renvoyer les clandestins par charters et ajoutant : « Je ne vois pas ce que la notion de charter a d’odieux. Quand j’étais bourgmestre d’Anderlecht, j’ai connu nombre de petits pensionnés anderlechtois de pure souche qui n’auraient jamais pu se payer un vol en charter ! »36…

29. dont sos racisme, créé en france en 1984, sera le plus médiatique.30. roger nols fut bourgmestre de schaerbeek de 1970 à 1989, devant alors renoncer à son poste pour des questions de santé.31. citation extraite du site www.resistances.be.32. citation extraite du site www.resistances.be.33. tribune libre d’Hervé Hasquin, Le Soir, 12 janvier 1990.34. citation extraite du site www.resistances.be.35. Henri simonet finira sa carrière en rejoignant son fils Jacques dans les rangs du Prl.36. « Je suis pour la belgique unie, contre l’immigration abusive et une intégration-bidon, pour l’exclusion des clandestins, pour la sécurité des citoyens », interview d’Henri simonet, Paris-Match, 21 novembre 1991.

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La campagne et le scrutin communal de 1988 ont confirmé cette « droitisation » du discours politique, qui touche tous les grands partis. À Saint-Gilles, Picqué surfe sur ces questions non sans ambiguïté. Pour sa seconde campagne électorale il tient un discours musclé sur l’islam lors d’une assemblée générale de la section du PS, fait de la « lutte contre l’in-tégrisme musulman » un cheval de bataille, se prononce contre le droit de vote des immigrés, y compris pour les scrutins communaux… Un an plus tôt, il impulsait avec d’autres « municipalistes » socialistes la rédaction d’une motion virulemment opposée au droit de vote des étrangers37. « Cette atti-tude suscita à l’époque de vives réactions, y compris au sein même du PS et du syndicat socialiste (qui comptait déjà une importante proportion d’af-filiés allochtones en région bruxelloise, au contraire du PS) », d’autant que certaines « parties du texte initial flirtaient ouvertement avec la xénopho-bie »38. Néanmoins, le texte sera adopté par la fédération bruxelloise en juin 1987 et le PS prendra position en conséquence, limitant la défense du droit de vote aux seuls ressortissants de la CEE. « Sous l’impulsion du bourgmes-tre de choc Charles Picqué », le PS espère ainsi « mordre sur la partie de l’électorat populaire qui se sent agressée par la présence de groupes ethni-ques culturellement très différents de la population “autochtone” »39.

Dès sa première accession au mayorat, Picqué avait refusé d’orga-niser le cours de religion islamique dans les écoles de sa Commune, comme Nols le fera à Schaerbeek. « Dès les années 1980, l’administration schaerbeekoise adopte un règlement d’ordre intérieur pour ses écoles où l’on interdit le port de tout couvre-chef en signe d’appartenance reli-gieuse ou philosophique. Il est possible de considérer le maire Nols comme un précurseur en matière d’interdiction du port du foulard. En imitation d’une mesure d’un autre maire islamophobe de la région bruxelloise, Charles Picqué (PS) à Saint-Gilles, le cours de religion islamique, pourtant imposé par la loi, n’a pas été organisé entre 1986 et 1991 »40…

37. le texte de la motion propose de limiter au maximum ce droit, tout au plus aux cas de réciprocité avec des États-membres de la communauté européenne. 38. La participation politique des allochtones en Belgique - Historique et situation bruxelloise, louvain-la-neuve, academia-bruylant, juin 1999.39. Les immigrés et le PS bruxellois, Pierre-Yves lambert, 1988.40. Accueil et institutionnalisation de l’islam au niveau municipal : le cas de la communauté turque de Schaerbeek, ural manço, ces/fusl, bruxelles, 2005.

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Jusqu’à ce que la condamnation d’un tribunal l’oblige à le réinstaurer.En 1988, le petit journal schaerbeekois L’antiraciste commente les

résultats des élections communales. Il note l’adoucissement du discours de Roger Nols, lequel est réélu mais en enregistrant une nette perte de voix, tandis que de nombreux autres candidats xénophobes se sont aussi pré-sentés, avec plus ou moins de succès, dans d’autres communes. L’antiraciste s’intéresse particulièrement au « phénomène Picqué, qui fait un raz-de-marée à Saint-Gilles avec 60,45 %. Certains y ont vu le résultat d’un dis-cours musclé contre l’intégrisme et des actions ponctuelles notamment contre des candidats réfugiés. Pourtant nous savons que beaucoup d’an-tiracistes ont aussi voté pour la liste de Picqué, et le résultat faible des écologistes et de l’extrême gauche le confirme. Picqué est une figure ambiguë : il n’a pas peur d’une certaine démagogie, tout en disant que la population immigrée restera en Belgique et doit être intégrée dans notre vie sociale. D’un côté, il fait des actions spectaculaires et scandaleuses, de l’autre, il prend des mesures positives en collaboration avec des services sociaux et même avec des organisations d’immigrés »41.

À l’instar d’autres bourgmestres socialistes, Picqué est l’un des premiers à faire appliquer la loi du ministre de la Justice Jean Gol (PRL) autorisant les communes – sous condition d’un vote aux deux tiers des conseillers – à refuser l’inscription de nouveaux étrangers sur leur territoire. Il s’abstient de soutenir l’initiative des Jeunes socialistes « visant à promouvoir l’intégra-tion des progressistes d’origine étrangère au sein des sections bruxelloises du Parti socialiste »42. En tant que président de la section socialiste de Saint-Gilles, il refuse même en 1990 et 1991 de donner suite aux demandes d’adhésion de plusieurs jeunes d’origine maghrébine, « rejetées sans appel et sans avoir été entendus préalablement »43. « L’entrisme, je connais ! », répondra Picqué pour justifier sa décision. Des militants socialistes d’alors témoignent « de la présence d’une xénophobie ouvertement affichée » au

41. « l’usure de la démagogie », luk Walleyn dans L’antiraciste, automne 1988.42. Lettre au camarade Gaillez, secrétaire général du PS belge, Pierre-Yves lambert, 11 janvier 1991.43. notons qu’il faut être parrainé pour demander son adhésion au Ps saint-gillois, qu’il faut en être membre depuis plus d’un an avant d’y bénéficier du droit de vote et que le président de section tient ses troupes à l’œil.

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sein de la section de Saint-Gilles44 : propos et parfois insultes à carac-tère raciste émanent de certains militants à l’égard de ressortissants turcs et marocains… « J’ai vécu ça de l’intérieur », témoigne un mili-tant dégoûté, « et là Picqué n’avait pas peur de montrer son vrai visage, il était chez lui comme un coq sur un tas de fumier »45.

le « renouveau »Dès son accession à l’échevinat de l’Urbanisme en 1982, Charles Picqué se distingue aussi par d’ambitieux projets visant à stopper l’exode des Saint-Gillois. Vingt mille d’entre eux ont quitté la commune en une vingtaine d’années. Picqué veut attirer de nouveaux résidents et parti-culièrement des classes moyennes, dans l’espoir à la fois d’augmenter les recettes fiscales de la Commune via l’impôt des personnes physiques et de diminuer les dépenses sociales. Le « bourgmestre de choc » déclare : « Si l’on veut, à terme, garantir un meilleur équilibre budgétaire local, il est évident qu’une mutation sociologique de certains quartiers doit être encouragée sans tarder »46. Sa politique tient en deux mots : « Rénover et rajeunir »47. Elle est intensifiée dès son accession au mayorat, par le biais d’un changement d’image (notamment via la culture), d’opérations de « requalification » de l’espace public (en commençant par les trottoirs) et de « revitalisation des quartiers », mais aussi de nombreuses acquisitions immobilières via la Régie foncière communale48. Celle-ci acquiert en

44. Lettre au camarade Gaillez, secrétaire général du PS belge, Pierre-Yves lambert, 11 janvier 1991.45. une référence à une phrase que Picqué aurait un jour adressée à Yvan mayeur, le fils de l’un de ses conseillers communaux, Guillaume mayeur : « il ne peut pas y avoir deux coqs sur un même tas de fumier », http ://users.skynet.be/suffrage-universel46. charles Picqué dans le journal La Construction, 1992.47. « les urnes saint-gilloises brunes de honte », Le Soir, 21 septembre 1994.48. l’objectif principal de cette régie est « de s’impliquer dans la revitalisation des quartiers en achetant des immeubles délabrés, en les rénovant et en les mettant en location. le but secondaire et de tenter d’induire dans le voisinage, un effet d’entraînement. elle présente son action comme étant préventive à la constitution de getthoïsation » (Mutation du quartier du Midi à Bruxelles : fruit d’une alliance entre pouvoirs publics et promoteurs immobiliers,

si L’on veut, à terme, garantir

un meiLLeur équiLibre budgétaire

LocaL, iL est évident qu’une mutation

socioLogique de certains quartiers

doit être encouragée sans tarder.

— charles Picqué dans La Construction, 1992.

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une dizaine d’années « près de 1000 maisons »49, devenant l’une des régies communales les plus importantes de la Région. Elle loue ses appartements sans critères, mais elle s’adresse aux ménages avec revenus du travail et aux classes moyennes en général. Son objectif est, au premier degré, d’attirer les classes moyennes dans la commune, dans les quartiers qu’elle cible.

« Picqué et son équipe dévouée vont occuper le terrain. Ils rénovent le patrimoine immobilier pour tenter de rajeunir une des communes les plus vétustes et des plus pauvres de Bruxelles »50… Dès les années 1980, pour pallier au manque de moyens nécessaires à l’impulsion du « renouveau », la Commune n’aura cesse de recourir à toutes sortes de subventions régio-nales, nationales et européennes. Activement soutenues par les pouvoirs publics, « de nettes dynamiques de rénovation résidentielle se déploient dans cette commune »51 « idéalement située en bordure du quadrant riche de la capitale et du centre commerçant du haut de Bruxelles »52.

Saint-Gilles, bénéficiant d’un héritage architectural de qualité, témoin d’une commune bourgeoise de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle, intégrée à l’univers urbain d’une partie des classes moyennes par l’intermédiaire des loge-ments d’étudiants, […] réunit tous les atouts pour capter une population de jeunes adultes aux revenus moyens que l’instabilité et la flexibilité des emplois, le niveau élevé des taux d’intérêt […] et la longueur et le coût des trajets découragent de migrer vers la périphérie.53

De fait, ce sont essentiellement des « petits ménages de jeunes adultes, le plus souvent qualifiés, issus des classes moyennes et occupant une position transitoire dans le cycle de vie (entre décohabitation parentale et fixation familiale) comme sur le marché du travail (entre fin des études post-secon-daires et stabilisation professionnelle) »54, qui viennent s’y installer. Saint-

contre les populations ?, Véronique Gailly & alain maron, faculté ouverte de politique économique et sociale, université catholique de louvain, 2007).49. d’après l’ancien échevin alain Hutchinson.50. « les urnes saint-gilloises brunes de honte », Le Soir, 21 septembre 1994.51. « les impacts sociaux de la rénovation urbaine à bruxelles : analyse des migrations intra-urbaines », mathieu Van criekingen, Belgeo, 2003.52. « rénovation urbaine et mutations sociales dans les quartiers défavorisés de bruxelles », Pierre marissal, 1994, Revue Belge de Géographie, 55, 1-2, p.83-92.53. Revue Belge de Géographie, idem.54. « les impacts sociaux de la rénovation urbaine à bruxelles : analyse des migrations intra-urbaines », mathieu Van criekingen, Belgeo, 2003.

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Gilles change, se rajeunit. L’équipe Picqué récolte en partie les résultats qu’il escomptait. Mais d’autres font les frais de cette mutation sociologique…

Incapable de faire face aux nouvelles conditions d’accès aux logements, une partie de la population à bas revenus se voit contrainte de quitter les zones en rénovation. L’attractivité de ces dernières auprès des classes moyennes s’en trou-vent renforcée, tant par l’augmentation du parc de logements disponibles que par l’évolution du tissu social. L’insertion dans la zone de ces populations à plus haut revenus, en contribuant à son tour au relèvement des rentes foncières (souvent bien au-delà des seuls logements rénovés) et donc au départ de nouvelles populations pauvres, vient boucler ce cycle de l’exclusion sociale dont témoigne à Saint-Gilles l’évolution régressive des immigrés pauvres.55

Quoi qu’il en soit, c’est la gestion urbanistique de Saint-Gilles qui semble avoir marqué les électeurs de Picqué dès 1988. C’est alors son fait d’armes le plus visible, qui tranche, par exemple, avec la situation désastreuse du nolsisme à Schaerbeek56. En votant Picqué, s’interroge L’antiraciste, « peut-être que les électeurs bruxellois ne se sont plus posé d’abord la question “qu’est-ce qu’il pense des immigrés ?”, mais simple-ment “est-ce un bon bourgmestre ?” »57. Ils ont manifestement pensé que oui… « Ce garçon a fait beaucoup pour Saint-Gilles », pense rétrospective-ment Claude Bourgeois, ancien propriétaire de nombreuses maisons dans le quartier Midi. « C’est notamment lui qui a installé les pots de fleurs en rue ». Avant Picqué, Saint-Gilles « était une commune sinistrée. Elle a été revitalisée », soutient Alain Hutchinson. Même le Comité de défense de Saint-Gilles (CODES) se félicite, en 1989, de la politique de rénovation et d’aménagement d’espaces publics menée par le jeune bourgmestre, mais il regrette que le « renouveau » n’ait favorisé que le « haut » de la commune, composé de quartiers plus bourgeois, aux dépens de ceux du « bas » pour lesquels d’autres méthodes sont prônées. « Certains quartiers nécessitent un traitement énergique »58, prévenait déjà Picqué en 1983. Dans le « bas »,

55. « rénovation urbaine et mutations sociales dans les quartiers défavorisés de bruxelles », Pierre marissal, 1994, Revue Belge de Géographie, 55, 1-2, p.83-92.56. roger nols sera notamment l’un des acteurs de la démolition du quartier nord.57. « l’usure de la démagogie », luk Walleyn dans L’antiraciste, automne 1988.58. charles Picqué dans Le Soir, 1983.

certains quartiers nécessitent

un traitement énergique.

— charles Picqué dans Le Soir, 1983.

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il ne s’agit pas de rénover les maisons, de refaire les trottoirs et d’y placer des pots de fleurs.

Un urbaniste évoque le souvenir d’une réunion, dans la deuxième moi-tié des années 1980, où le bourgmestre précisa ses idées urbanistiques à l’aide de petits dessins griffonnés sur une feuille de papier. Il y divisait Saint-Gilles en trois zones : « haut », « centre » et « bas ». Son idée était de créer un mouvement urbanistique et sociologique propageant le « renouveau » du « haut » vers le « bas », c’est-à-dire vers le quartier du Midi. Sur le des-sin, sa frontière (la rue Émile Féron) était symbolisée par des fils barbelés. Plusieurs témoins de l’époque confirment cette obsession à vouloir stopper « la contagion de la pauvreté », risquant selon Picqué de se propager du « bas » vers le « haut ».

la stigmatisation du quartier midiBloqué par des plans d’urbanisme inadéquats, malmené par la construction des tunnels et du métro, secoué par les projets d’autoroute et les rumeurs d’expropriation, menacé par différents types de spéculations, désinvesti par l’action communale, le quartier Midi a subi une longue succession de trau-matismes59 qui ont en partie dégradé l’habitat et mené à la prolifération d’immeubles inoccupés. « Tout cela à l’époque où s’est produit le grand exode urbain de Bruxelles en faveur des lotissements de la périphérie et où s’est installée la population immigrée arrivante », précise Picqué60.

Cependant, le quartier est resté tout-à-fait habitable et rénovable, attrac-tif pour des ménages à revenus modestes par ses prix et sa vitalité com-merciale, notamment due aux différentes vagues d’immigration qui sont venues s’y installer. Dans les années 1960 et 1970, ce sont notamment des familles espagnoles puis marocaines qui y deviennent propriétaires, tandis que certaines maisons appartenant à des familles, belges ou juives notam-ment, continuent à se transmettre de génération en génération.

À l’époque, les îlots longeant l’avenue Fonsny comptent beaucoup de locataires à bas revenus, même si un certain nombre de maisons sont occu-pées par leurs propriétaires qui y résident en famille et y tiennent parfois leur commerce. Ils sont assez densément peuplés. De nombreuses maisons

59. lire Du grand au petit Manhattan, page 51.60. « le devenir du quartier du midi », Vlan, 19 juillet 2000.

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unifamiliales typiques du début du siè-cle, parfois divisées en appartements et souvent dotées de rez-de-chaussée commerciaux, côtoient des maisons de maître, des ateliers, des cours intérieures, de remarquables immeubles indus-triels anciens… On y trouve des petites et moyennes entreprises comme une imprimerie, une tannerie, de nombreux artisans et petits commerces : plombier, tailleur, chapelier, modiste, garagistes, libraire, boulanger, boucher, poissonnier, fleuriste, coiffeur, épiciers principalement arabes et espagnols, et bien sûr auberges, petits hôtels, etc. La présence du centre de tri postal, le passage quotidien de milliers de navetteurs, mais aussi la proximité du grand marché hebdomadaire du Midi et de la Foire annuelle (kermesse de Bruxelles) contribuent à la vie de ce quartier particulièrement animé et mélangé. La vie nocturne y est importante, grâce à la présence de nom-breux cafés espagnols, portugais ou africains mais aussi de restaurants grecs, de snacks marocains, etc. Face à l’entrée de la gare, le long de l’avenue Fonsny, plusieurs rez-de-chaussée sont occupés par des cafés et des taver-nes61 fréquentés du matin au soir par tous types de clientèles : navetteurs de la Belgique entière, habitants du quartier, postiers, cheminots, fonctionnai-res et même touristes égarés. La prostitution continue à être présente dans le quartier. Pas « en vitrine » comme à la gare du Nord, mais dans certains cafés de l’avenue Fonsny, des rues de Suède et d’Angleterre, ou sur le trot-toir de la rue de Russie. Certaines femmes font pratiquement toute une carrière dans le même quartier, sinon dans la même maison…

Mais dès la fin des années 1980, le discours politique va nier la vitalité du quartier et chercher à en accentuer l’image négative. On insiste sur les « bordels » qui y tiennent leur activité. On le dit « pourri », plein de maisons « insalubres » aux « façades lépreuses »… « Un quartier en pleine dégrada-tion. Côté Saint-Gilles, le bâti est léprosé et accueille une population socialement défavorisée et des activités économiques modestes », peut-on lire dans la presse62. « De tous les quartiers préoccupants de la première

61. « le terminus », « brasserie fonsny », « le saint-raphaël », « la jonction », « la brasserie de ninove », « le relais », « le Zottegem », « le zinc », « le charlemagne », « la ville de dinant », « le régent »…62. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.

saint-giLLes va jusqu’à La rue féron.

après, c’est La brousse.

— charles Picqué, cité dans Een trein van Troje, brukselbinnenstebuiten, 1996.

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couronne de Bruxelles, la zone de la gare du Midi est la plus importante », se plaint Picqué en convoquant les statistiques : le parc immobilier au Midi est « parmi les plus vieux et son taux d’occupation (45 % environ des surfaces utilisables, dans certains îlots) est assez faible », argumente-t-il, « tandis que 8 % seulement des propriétaires habitent leur propre immeu-ble, soit le taux le plus bas de Bruxelles »63. Pour la Commune de Saint-Gilles, la « revitalisation » passe par la démolition du bâti existant. C’est le fil rouge de sa stratégie urbanistique, traduit en plans à valeur réglementaire dès 1992 : « Il faut restructurer une partie du quartier. Des quartiers comme Saint-Gilles seraient condamnés faute d’investissements et de projets de restructuration. Ils ont besoin de transformations et d’un programme social d’accompagnement. On ne peut pas laisser ces quartiers dans une indignité que je n’accepte pas »64. Elle a bon dos, la dignité… Selon le bourgmestre, le quartier Midi est à l’époque « dans un état de misère et de dégradation lamentable. Et c’est à partir de ce quartier qu’il y a eu un effet de conta-gion et de dégradation des autres quartiers »65. Il est convaincu que les quartiers du « bas » de Saint-Gilles risquent de produire un effet de conta-gion, de distiller la pauvreté autour d’eux, de se répandre vers le « centre ». Il faut stopper l’hémorragie. « La situation était catastrophique », martèlera Picqué jusqu’au bout, « d’abord, par l’inévitable situation existant dans les abords de gares dans beaucoup de pays. N’entrons pas dans de longues considérations sur ce que les gares génèrent comme types de tissus bâtis ou de sociologies »66. La sociologie du quartier est au cœur de son problème. Il pense pouvoir la modifier par le biais d’une intervention urbanistique.

Comme à l’époque du voûtement de la Senne, de la construction des grands boulevards ou de la jonction Nord-Midi, l’argument de la « détau-dification » arrive comme un corollaire au progrès technologique. Il est brandi pour justifier le nécessaire « assainissement » et remplacer les vieilles maisons par des immeubles au goût du jour. Selon certains, la rénova-tion de ce quartier coûterait trop cher, l’habitat y étant trop « vétuste »,

63. « et si le tGV sifflait l’heure de la rénovation au midi », La Cité, 16 février 1988.64. charles Picqué au conseil de la région de bruxelles-capitale, bulletin des interpellations et des questions orales et d’actualité, commission de l’aménagement du territoire, de la Politique foncière et du logement, 8 décembre 1993.65. charles Picqué dans un débat électoral sur télé bruxelles, septembre 2006.66. Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.

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l’insécurité omniprésente, l’hy-giène absente… « Nous ne devons pas sous-estimer le montant néces-saire à la rénovation », dit Picqué67. La « démolition-reconstruction », comme on dit pudiquement, lui est dès lors préférée : elle serait plus rentable, en somme, puisque faire table rase peut permettre à la fois un changement de fonctions et de populations.

En réalité, les îlots visés ne sont pas plus insalubres que ceux qui les entourent, construits à la même époque et qui feront eux l’objet de poli-tiques de rénovation menées par les autorités. Picqué contredira d’ailleurs lui-même sa propre théorie lorsqu’il évoquera, entre 1992 et 1995, l’éven-tualité de rénover tout le quartier. De même lorsqu’il décidera, en 2008, de rénover l’îlot A1 : si la rénovation est encore possible après 17 années de pourrissement, elle l’était forcément au début des années 1990…

À l’époque, les îlots « léprosés » étaient dans un état semblable à un tiers des maisons bruxelloises, souligne le Comité de défense de Saint-Gilles (CODES). Ce que confirme André De Saeger, né rue de Mérode, qui a le souvenir d’un quartier vivant et assez calme, où il y avait un cer-tain nombre d’habitations bourgeoises et de maisons de maître. Dans les années 1950, raconte son père Cornelius, certaines de ces maisons étaient encore munies de tapis plain jusque dans les caves. Même si, comme le note Pierre Ladeuze, à côté de ces ateliers et bâtisses bourgeoises, « un cer-tain nombre de maisons s’éclairaient encore au gaz dans les années 1950 et généralement, s’il n’y avait pas de salles de bain, par contre les toilettes, très campagnardes, étaient situées dans les cours pavées »68. Même son de cloche chez de nombreux autres habitants. Parmi eux, Claude Bourgeois, autrefois propriétaire de plusieurs maisons au Midi et qui a aussi travaillé, habité et élevé un de ses enfants dans le quartier. Il témoigne de ce que l’habitat est en relativement bon état jusque dans les années 1980. Certes, des maisons vides parsèment déjà les îlots, mais les projets grandiloquents de l’État dans les années 1970 n’ont pas eu d’effets irréversibles sur la qualité du bâti. « C’était un quartier viable. Je n’aurais ni habité, ni loué des taudis. Toutes les maisons que nous rachetions, nous les rénovions, de

67. Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.68. Témoignage mineur, Pierre ladeuze, Publibook, 2005.

charLes picqué veut vraiment

“son” tgv dans “sa” gare du midi pour

nettoyer Le bas de “sa” commune…

— Le Soir, 22 mai 1990.

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la façade aux toits en passant par l’installation de salles de bains et parfois de parquets ».

Mais le bourgmestre Picqué n’en démord pas. Il affirme que le Midi constitue une composante importante des problèmes saint-gillois. […] La popu-lation immigrée est une réalité évidente. Et les encombrements d’intérieur d’îlots sont très peu propices à une qualité de vie réelle. Enfin, les deux voies importantes de pénétration (avenue Fonsny et rue de France) qui le traversent ne sont pas très favorables à l’habitat.69

Pourquoi insister, comme le font les autorités à la fin des années 1980, sur la présence de la population immigrée dans le quartier70 ? Inter-environnement Bruxelles (IEB) s’étonnera « qu’on mentionne toujours que les populations touchées par l’aménagement du Midi sont à 60 ou 70 % composées d’immigrés. […] À qui cela sert-il de répéter cela sans cesse ? Et puis, il faut signaler que dans ses 60 %, il y a 50 % d’Européens. Le reste sont, en fait, des immigrés théoriques. Des Belges de fait qui n’ont plus aucun contact avec leur pays »71.

Et pourquoi, par ailleurs, insister si lourdement sur le délabrement du bâti, si ce n’est pour mieux justifier la nécessité d’un « lifting » en profon-deur ? Rénover et embellir les quartiers bourgeois, cantonner ou démolir les quartiers pauvres… Pour Saint-Gilles, l’enjeu est avant tout d’ordre économique. L’une des raisons de la précarité financière de la Commune est la relative pauvreté de ses habitants et donc surtout ceux des quar-tiers densément peuplés du « bas ». Au classement des revenus par tête d’habitants, Saint-Gilles occupe la seizième position sur 19 communes. « Derrière nous il y a Saint-Josse et Molenbeek », explique Picqué. « Oui, mais Saint-Josse est une fausse commune pauvre, parce qu’ils ont énor-mément de bureaux, des grands bureaux comme ça… Nous on n’a pas cette chance parce qu’on a des bureaux, comme la tour du Midi, mais qui ne nous rapportent rien parce qu’ils sont occupés par des adminis-trations et sont frappés par ce qu’on appelle la mainmorte »72, c’est-à-dire qu’ils sont exonérés du précompte immobilier – cette exemption de taxe

69. « et si le tGV sifflait l’heure de la rénovation au midi », La Cité, 16 février 1988.70. en 1991, un communiqué de presse d’alain Hutchinson, chef de cabinet du ministre-président régional, notera encore qu’« il y a 71 % d’étrangers » dans le quartier.71. « les spéculateurs sont servis. merci pour eux ! », Le Soir, 31 mai 1991.72. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.

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est aussi valable pour des bâtiments comme la gare du Midi et les deux prisons situées à Saint-Gilles. Voilà une autre explication au manque de ressources financières de la Commune…

Il ne faudra pas longtemps au nouveau bourgmestre pour avoir l’idée d’implanter une zone de bureaux dans sa commune. Ah, si seulement Saint-Gilles pouvait avoir la même « chance » que Saint-Josse… Au Midi ? Le CODES comprendra vite les intentions de Picqué, s’inquiétant pour l’avenir de « la périphérie saint-gilloise », qu’il voit promise à une invasion de bureaux. « Avec le passage probable du TGV au Midi et la plus-value certaine de la petite ceinture dans la perspective de l’installation du métro et de l’aménagement de la Porte de Hal, le Comité craint de voir la péri-phérie de la Commune se transformer en un cordon de bureaux, installé au détriment du logement »73. Le Comité aura vu juste. Dès 1989, le vent du « renouveau » va souffler sur le « bas » de Saint-Gilles. Les obstacles seront nombreux, mais ils ne freineront pas le volontarisme du bourgmes-tre. Porté par sa popularité, il ne reculera pas.

un homme « empêché » et sa garde rapprochéeDepuis son arrivée à Saint-Gilles, Charles Picqué y a « boosté » les scores du PS à des niveaux historiques, parvenant à détenir la majorité absolue plu-sieurs années durant74. Les scores baisseront au fil des scrutins, mais Picqué reste incontournable. À tel point qu’avant les élections de 2006, se deman-dant « si l’on peut imaginer Saint-Gilles sans le Grand Charles », le journal Le Soir ose ce titre sans équivoque : « Saint-Gilles votera Picqué »75.

Malgré cette position ultra-dominante, le bourgmestre a toujours eu l’intelligence de « partager » le pouvoir et son choix se porte depuis lors sur le Mouvement réformateur (MR – anciennement Parti réformateur libé-ral, PRL), éternel allié des socialistes saint-gillois depuis 1977. En 1988, forts de leurs scores, les élus de la « Liste du bourgmestre »76 «auraient pu gouverner la Commune sans partage. Ils ont néanmoins repris l’un des

73. « abondance de bureaux nuira-t-elle à saint-Gilles? », Le Soir, 20 mars 1989.74. en 1988, sa liste obtient 60,5 % des voix contre 31,6 % à la liste Ps en 1982 : 26 sièges sur 35 !75. « saint-Gilles votera Picqué », Le Soir, 30 septembre 2006.76. À saint-Gilles, le Ps ne présente pas de liste aux élections. elle est remplacée par la « liste du bourgmestre » charles Picqué.

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deux échevins libéraux de la législature précédente : Patrick Debouverie. Cinq sièges supplémentaires sont ainsi venus asseoir leur confort »77. En 1994, en 2000 et 2006, l’alliance est reconduite. « Plus par tradition et par souci d’équilibre que par nécessité. […] PS et PRL se rejoignent sur les grandes options de la gestion : rénovation, immigration, lutte contre l’ex-clusion »78. Envisager d’autres alliances ? « L’instabilité des bobos d’Écolo n’inspire pas le grand Charles pour mener à bien une politique urbaine à long terme pour sa Commune. Quant aux nouveaux élus CDH [Centre démocrate humaniste], il doute de leur fiabilité et de leur compétence »79. De plus, Picqué « entretient une solide amitié » avec le fidèle Patrick Debouverie, « homme fort du MR local » et unique échevin libéral. Que le MR n’occupe que la troisième place aux élections de 2000 et 2006 n’y modifiera rien. « À Saint-Gilles, on ne changera pas une équipe qui gagne »80. Un journal bruxellois poursuit :

Charles Picqué est à Saint-Gilles ce que Milou est à Tintin. Étroitement liés et inséparables. Ils pourront toujours compter l’un sur l’autre. Lui, pour relayer aux différents niveaux de pouvoir les légitimes aspirations de sa Commune à connaître un essor et une rénovation trop longtemps laissés aux oubliettes. Elle, via ses habi-tants, pour lui dire combien elle l’apprécie et a besoin de son bon sens pour relever la tête et sortir de l’anonymat.81

Si l’on suit ce raisonnement, les Saint-Gillois élisent un bourgmestre pour qu’il aille occuper d’autres postes de pouvoir afin de mieux servir sa Commune… Et ça tombe bien : cet indétrônable faiseur de voix a de l’ap-pétit. Il affirme que le cumul a du bon, et pas que pour Saint-Gilles : « C’est dans la Commune, les pieds “dans l’humus”, que l’on peut réellement com-prendre les gens et opter pour les bonnes décisions au niveau régional »82. Il ajoute : « La pire des choses pour un homme politique, c’est de se couper des réalités du terrain »83. Tout en dirigeant son fief saint-gillois, « le Grand

77. « les urnes saint-gilloises brunes de honte », Le Soir, 21 septembre 1994.78. Le Soir, idem.79. « le train Picqué est passé », La Tribune de Bruxelles, 12 octobre 2006.80. « charles Picqué joue à domicile », La Libre Belgique, 28 juin 2006.81. « le train Picqué est passé », La Tribune de Bruxelles, 12 octobre 2006.82. « même combat pour les 19 communes », La Libre Belgique, 27 mars 2006.83. « À saint-Gilles, encore et toujours charles Picqué », blog du Soir pour les élections communales, 9 septembre 2006.

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Charles » sera tour à tour conseiller provincial, député fédéral, ministre des Affaires sociales et de la Santé de la Communauté française, ministre de la Culture de la Communauté française, commissaire du gouvernement fédé-ral chargé de la Politique des grandes villes, ministre fédéral de l’Économie et de la Recherche scientifique, ministre d’État, ministre de la Commission communautaire française (COCOF)…

Sans compter ses fonctions dans l’appareil socialiste : membre du Bureau national et du Comité fédéral du parti, responsable de la commu-nication de la section de Saint-Gilles, dont il est membre du Comité exé-cutif et président d’honneur… Picqué trouve encore l’énergie de mener un combat contre les régionalistes wallons du PS et une guerre ouverte avec Philippe Moureaux, l’homme fort de la Fédération bruxelloise du PS. Considéré par de nombreux militants comme « le vieux sage » du parti, Moureaux est le tenant d’une ligne politique plus « progressiste » à laquelle Picqué – lui-même décrit par une frange du PS comme libéral et « trop consensuel »84 – s’oppose, tant pour des raisons idéologiques que de concurrence personnelle…

On l’a compris, « Milou » ne passe que peu de temps avec « Tintin ». Officiellement du moins. La loi interdisant certains cumuls, Picqué est sou-vent le « bourgmestre empêché » de Saint-Gilles. Pour le « remplacer » pen-dant ses fréquentes « absences », le « bourgmestre en titre » nomme comme le prévoit la loi un « bourgmestre faisant fonction », qu’il choisit parmi ses affi-dés au Collège. Parmi eux, Willy Isabeaux, « le fidèle camarade »85, est le plus ancien. Avec son accent et sa grosse moustache blanche, ce fonceur un peu bourru est à l’image qu’on peut se faire du « Bruxellois de souche ». Présent à Saint-Gilles bien avant l’arrivée de Picqué, il y est resté un gros faiseur de voix86. Il a assumé pendant près de 15 ans le poste de bourgmestre faisant

84. interview de fadila laanan, ministre socialiste, dans Le Pan, 5 mars 2007.85. « saint-Gilles : mots croisés », La Tribune de Bruxelles, 7 juillet 2006.86. Willy isabeaux a occupé le poste d’échevin des affaires sociales de 1975 à 2006. Pensionné, il s’est présenté aux élections communales de 2006 tout en annonçant qu’il ne rempilerait pas comme échevin et se contenterait d’un poste de conseiller communal. ce qu’il fit, passant le flambeau des affaires sociales à cathy marcus. Précédemment présidente du cPas de saint-Gilles, administratrice du foyer saint-gillois, avocate de formation, cathy marcus a travaillé au ministère de la région de bruxelles-capitale et, de 1999 à 2001, au cabinet du secrétaire d’État au logement alain Hutchinson.

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fonction, « lorsque Charles Picqué nous représentait dans divers gouver-nements ou à la tête de Bruxelles »87. D’autres fidèles lieutenants, apparus à partir de 1988 sur la scène saint-gilloise, formeront avec lui la garde rappro-chée du bourgmestre. « Papa » saura en effet s’entourer de jeunes et de vieux loups qui, malgré leurs ambitions, possèdent la qualité d’être fidèles et de ne pas porter ombrage à leur chef. Il en ira ainsi, par exemple, de l’échevin multi-casquettes Alain Leduc88, d’Henri Dineur, de Cathy Marcus, de Carlo Luyckx89 ou encore de Martine Wille, que Picqué rencontra à la Fondation roi Baudouin et qui deviendra à son tour bourgmestre faisant fonction… Un poste que d’aucuns ont rebaptisé « bourgmestre faisant tapisserie ». Car si Picqué n’est officiellement qu’un simple conseiller communal, il est tou-jours resté le maître incontesté des lieux90. « Accaparé par ses obligations

87. site du Ps de saint-Gilles, www.ps-stgilles.be.88. Échevin de la cohésion sociale, alain leduc est par ailleurs « à la tête d’une “galaxie associative” qui multiplie les conflits d’intérêts dans l’exercice de ses mandats publics. un exemple : le député régional (alain leduc) vote la répartition des budgets « cohésion sociale » au niveau régional, l’échevin de la cohésion sociale à saint-Gilles (alain leduc) réceptionne ces budgets et les répartit au niveau communal en désignant la mission locale (présidée par alain leduc) comme coordinateur des fonds puis attribue à l’association « collectif formation société » (présidée par alain leduc) l’organisation exclusive des formations destinées à la sensibilisation des intervenants sociaux de la commune. “il n’y a aucun conflit d’intérêt et je revendique même cette concentration de pouvoir”, réplique l’intéressé. […] les subsides captés par la “galaxie leduc” ne profitent pas qu’aux associations, mais également parfois au patron socialiste. […] Par ailleurs, certains subsides servent à financer des immeubles, mis en location aux associations du réseau leduc, des immeubles appartenant à des sociétés privées gérées par le même député ». alain leduc est aussi député au Parlement bruxellois mais il n’a pas eu le temps d’y déposer une seule proposition ou interpellation en 5 ans de mandats. de fait, il siège aussi dans une vingtaine de conseils d’administration, mène des activités économiques complémentaires et coordonne le programme du Ps en matière d’emploi et de formation… («la galaxie leduc paralyse l’alphabétisation», Le Pan, 10 avril 2009).89. ce bouddhiste, administrateur délégué du centre d’études tibétaines, ne s’est pas encore totalement détaché des valeurs matérielles. roulant en voiture décapotable et arborant une présentation vestimentaire toujours chic, carlo luyckx est de loin le plus « classe » de la bande. mais s’il a du succès, c’est surtout pour son amabilité et sa capacité d’écoute, qualités somme toute peu répandues dans les rangs socialistes à saint-Gilles. en 2006, il fera le plus gros score dans la commune après celui de Picqué, ce qui le placera en bonne position pour la succession de « papa ».90. au point de stocker ses collections personnelles de maquettes de châteaux-forts et de vieux robots dans un grenier de l’Hôtel de ville.

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ministérielles, il ne reste pas moins fort présent à Saint-Gilles au point d’être affublé par le chef de l’opposition régionale, Jacques Simonet, du sobriquet d’ermite de la place Van Meenen »91. Malgré « l’empêchement » du cumul, Picqué n’a cesse de se comporter et de s’afficher comme s’il occupait la fonction, entretenant la confusion sur des documents officiels, des cartons d’invitation, n’hésitant pas à signer des lettres à en-tête du cabinet du bourgmestre… D’ailleurs, les séances organisées pour souhai-ter la bienvenue aux nouveaux Saint-Gillois, ou l’annuel « Bal du bourg-mestre » ne trompent pas l’observateur : c’est bien « le Grand Charles » qui reçoit la population, tandis que le ou la « bourgmestre faisant fonction » fait plutôt figuration.

Du haut de ses responsabilités ministérielles, Picqué trouve encore le temps de faire des permanences à Saint-Gilles pour écouter les réclamations de ses administrés, portant sur des problèmes de voisinage, de logement, d’emploi, d’administration, etc. Il ne siège certes pas au Collège des éche-vins et n’est pas au courant de tout ce qui se trame dans sa Commune, mais il y a ses relais, ses « belles-mères » et ses « Picqué boys ». Il est régulièrement présent à l’Hôtel de ville de Saint-Gilles en marge des séances du Conseil communal. Il y assiste rarement en tant que conseiller, préférant rester dans son bureau où les élus de la majorité peuvent aller chercher des ins-tructions en cas de besoin.

Derrière lui, il y a une équipe soudée. Aucun soubresaut en son sein, aucun franc-tireur parmi les conseillers communaux socialistes. Tous derrière le Grand Charles. Unanimité. Qui touche même la branche libérale de la majorité (cinq élus) : pas de critiques frontales de la politique socialiste de sa part. Cette unité facilite le travail du collège […].92

Le mot d’ordre du pouvoir saint-gillois, c’est : pas d’esclandre, pas de vague… Quitte à vouloir tout contrôler, à étouffer les débats, à dévelop-per une culture de la discrétion et du secret autour de chaque question qui pourrait créer polémique. Quitte à recourir, en section du PS, au vote à main levée pour des sujets sensibles là où le scrutin à bulletins secrets risquerait de nuire à ses projets. Quitte à passer en force, à encadrer drastiquement toute « participation citoyenne », à organiser verticalement

91. « saint-Gilles : mots croisés », La Tribune de Bruxelles, 7 juillet 2006.92. « saint-Gilles votera Picqué », Le Soir, 30 septembre 2006.

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l’associatif local, à avancer dans l’opacité sur les sujets qui fâchent… « C’est devenu le règne de l’autoritarisme éclairé. La majorité décide seule, sans prendre le pouls des habitants », assène un membre de l’opposition93.

Il est révélateur que le règlement communal de Saint-Gilles ne confère pas de droit « d’interpellation », comme cela existe au Parlement régional et dans de nombreuses communes, offrant uniquement la possibilité de poser des « questions ». Autre particularité locale : lors de toute échéance élec-torale, Saint-Gilles a pris l’habitude d’annuler la réunion de son Conseil communal – dont la fréquence n’est pourtant que mensuelle et les ordres du jour, déjà surchargés94 –, et ce même lors des scrutins régionaux ou nationaux95… Histoire, sans doute, d’éviter toute incursion incontrô-lée des problèmes locaux dans la campagne que certains élus mènent à d’autres niveaux de pouvoir – ce qui pourrait compromettre leur mission de « relayer les légitimes aspirations » de leur commune. Ou bien encore parce qu’il serait fâcheux de devoir débattre d’aspects de la campagne élec-torale aussi futiles que la guerre du collage d’affiches, la répartition des panneaux électoraux, etc. En démocratie, la sérénité est parfois à ce prix.

Ainsi va le système saint-gillois. Petite baronnie comme on en connaît tant en Belgique. Basée sur le charisme d’un chef, sorte de patriarche à qui chacun est redevable (que ce soit en termes de positionnement sur les listes électorales, d’attribution de mandat échevinal, dans une inter-communale, une société parapublique, ou une association, ou encore en termes d’attribution de logement, d’emploi dans un cabinet ministériel, etc.) et sans qui le Parti ne récolterait pas autant de suffrages. D’où le désarçonnant sobriquet dont est affublé le mentor des socialistes saint-gillois par ses plus jeunes obligés : « papa »…

hors service ?Si les mœurs démocratiques du PS peuvent toujours sembler archaïques de nos jours, en matière d’immigration, par contre, elles ont évolué. L’entrée

93. alain maron (Écolo) cité dans « charles Picqué joue à domicile », La Libre Belgique, 28 juin 2006.94. Par exemple, un ordre du jour peut comporter 50 points à traiter en 3 heures, ce qui laisse moins de 4 minutes par sujet, « débat » compris.95. c’est encore le cas en mai 2009, à l’occasion de la campagne pour les élections régionales.

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en vigueur du droit de vote aux résidents européens en 2000 et aux citoyens non-européens en 2006 a changé la donne. « L’ouverture » à des candidats issus de l’immigration est devenue une pratique courante. Elle est même parfois poussée jusqu’à sa logique la plus opportuniste96. À Saint-Gilles, la « Liste du bourgmestre » s’est timidement ouverte à des candidats d’origine étrangère. Charles Picqué a adouci son discours sur l’immigration. Mais certains épisodes récents de la politique saint-gilloise portent les relents des années 1980-1990. On pense aux rafles d’immigrés latino-américains illé-gaux en 2002 ; à la descente de police au centre culturel De Pianofabriek, parce qu’il accueillait des réunions de sans-papiers ; à l’expulsion des sans-papiers occupant l’église du Parvis en 2006, suivie d’un arrêté communal délirant visant à « interdire tout rassemblement, manifestation ou cortège de plus de cinq personnes, ayant trait à la problématique des sans-papiers, sur le territoire de la Commune de Saint-Gilles jusqu’au 31 mai 2006 à minuit »97. Saint-Gilles est aussi « une des rares communes du pays à interdire aux propriétaires de louer à des sans-papiers »98.

La gestion de l’espace public n’est pas en reste : parcs fermés le soir ; espaces verts grillagés ; installation de caméras de surveillance ; utilisation de peinture à bulles sur les réverbères pour empêcher les autocollants d’y être apposés ; panoplie d’agent de quartier, de sécurité, de proximité ou de propreté, vêtus d’uniformes de toutes les couleurs (jaune, violet, vert…) ; volonté d’enlever des arbres sous prétexte qu’ils permettent à des voleurs de se cacher, de retirer des bancs publics pour éviter que des sans-abris y dorment… Une philosophie que l’on retrouve dans certains règlements communaux, Saint-Gilles s’illustrant par exemple par des mesures restrictives prises à l’encontre des night shops ou des phone shops. Bref, dans le « petit Montmartre bruxel-lois », le pouvoir est exercé un peu comme dans un « village » certes… mais celui du Prisonnier, cette série télévisée britannique des années 1960, tournée dans un charmant hameau d’apparence animée et joyeuse, mais où un pou-voir paranoïaque contrôle et tente d’aseptiser toute vie sociale.

96. ainsi, la liste schaerbeekoise menée par laurette onkelinx aux élections communales de 2006 comportait plusieurs candidats nationalistes turcs, dont un élu d’extrême droite.97. arrêté communal du 6 avril 2006, saint-Gilles.98. « saint-Gilles, un chantier de plus pour di rupo », Des Bulles, 14 juin 2007, http ://bulles.agora.eu.org.

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Pendant que les années passent, « l’équipe qui gagne » s’essouffle. Sur les bancs de l’opposition, on fustige l’immobilisme de la majorité. Charles Picqué « a donné à la commune une image “sexy” », déclare-t-on au CDH, « mais il vit maintenant sur ses acquis. C’est l’inertie »99. Même son de cloche chez Écolo : « Il n’y a plus de fraîcheur »100. Depuis son score historique de 1988, la « Liste du bourgmestre » perd des plumes à chaque élection101. Son partenaire libéral, allié ou non avec le Front démocratique des francophones (FDF), n’a jamais plus dépassé le cap des 5 ou 6 sièges. Quant au problème de la succession, il reste ouvert… Lequel des « fils » ou laquelle des « filles » prendra la relève ? Et quand « papa » décidera-t-il de remettre son tablier ? Seul lui le sait. En 1994 déjà, à la question de savoir s’il espérait battre le record de longévité maïoral de Guy Cudell (bourgmestre socialiste de Saint-Josse-ten-Noode de 1954 à 1999 et que seule la mort sépara de sa fonction), Picqué répondait : « Certainement pas ! Je n’ai pas une concep-tion de la vie publique qui fasse que je ne sais rien faire d’autre. Il y a des tas de choses que je n’ai pas le temps de faire maintenant et que j’espère pouvoir faire plus tard »102. Pourtant, à chaque scrutin, « le Grand Charles » rempile. Et ne se montre guère pressé de désigner un dauphin, préférant probablement éviter de créer des divisions au sein de son clan.

Quant aux finances communales, leur situation n’est pas brillante. Au fil du temps, Saint-Gilles a creusé un déficit important et récurrent. En 2001, elle est ainsi passée sous la tutelle de la Région103 et plus précisément du ministre-président Charles Picqué, en charge des communes bruxelloises. Le même confesse que, malgré le « renouveau », Saint-Gilles reste « pauvre, même si son apparence est peut-être trompeuse, dans la mesure où la commune s’est fort rénovée en une vingtaine d’années »104. Si la tendance est bien à l’embourgeoisement de la population, le bénéfice fiscal espéré

99. Vincent Henderick (cdH) cité dans « charles Picqué joue à domicile », La Libre Belgique, 28 juin 2006.100. alain maron (Écolo) cité dans « charles Picqué joue à domicile », La Libre Belgique, 28 juin 2006.101. des 26 sièges (sur 35) en 1988, elle est passée à 23 en 1995, 19 en 2000 et 18 en 2006.102. « faire de saint-Gilles un village dans la ville », La Libre Belgique, 8 juillet 1994.103. dans ce cadre, saint-Gilles dispose d’aides financières, mais doit aussi subir un plan d’assainissement rigoureux.104. interview de charles Picqué, www.opladis.be, mars 2004.

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n’est pas au rendez-vous105. Selon Picqué, « le revenu des habitants reste parmi les plus bas de Belgique »106. Une grande partie de la population saint-gilloise est instable, volatile.

Et même si les nouveaux habitants sont en moyenne plus aisés que la population en place, ils se distinguent encore davantage par leur capital culturel. Dans le même temps, le volume de population a baissé à Saint-Gilles tandis que le nombre de ménages augmentait. Cette diminution du nombre d’habitants pendant les années 1980 a été fortement tirée par la réduction des effectifs des nationa-lités représentatives des travailleurs immigrés à bas revenus, alors que le nombre d’étrangers augmentait dans toutes les autres communes bruxelloises. Ces obser-vations laissent à penser que les dynamiques de rénovation qui se sont déployées à Saint-Gilles pendant les années 1980 ont eu des impacts importants en termes d’éviction de populations socialement fragilisées.107

Et puis, il reste au tableau cette ombre grosse comme un quartier qui pourrit sur pieds… Vingt ans après son coup d’envoi, le PPAS « Fonsny 1 » censé être le moteur de la « revitalisation » du bas de Saint-Gilles, est encore loin d’être réalisé. Non seulement la vision offerte par le quartier Midi ne fait pas bon genre, mais l’opération n’a pas (encore) rapporté les bénéfices financiers escomptés. À chaque début de mandature, à chaque nouvelle déclaration de politique générale, le Collège échevinal refait de ce projet l’une de ses « priorités », affirmant même que « l’aboutissement de ces chan-tiers » sera l’un « des grands défis pour la prochaine législature »108… Jusqu’au ridicule, que n’a pas démenti la création, en 2006, d’un échevinat spécifique au « Développement du quartier Midi », dont la tutelle a été judicieusement refilée au seul élu libéral du Collège saint-gillois, Patrick Debouverie.

Alors, quand en ce jour d’été 2005, au terme de notre balade dans le quartier, Jean Spinette peste sur l’incompétence patente de ceux qui ont mené le Midi à un tel désastre, mais qu’il persiste à charger les sous-fifres

105. le « renouveau » urbanistique a aussi produit des effets moins attendus. lors des scrutins de 2000 et de 2006, les écologistes deviendront la deuxième force politique de la commune. Picqué affirmera souvent que c’est au fur et à mesure de sa politique d’embourgeoisement, et donc grâce à lui, que l’électorat vert grandit à saint-Gilles.106. interview de charles Picqué, www.opladis.be, mars 2004.107. « les impacts sociaux de la rénovation urbaine à bruxelles : analyse des migrations intra-urbaines », mathieu Van criekingen, Belgeo, 2003.108. « les principaux projets politiques du collège des bourgmestre et échevins », 2000.

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pour épargner le chef, préférant railler les « HS » (traduisez : « hors service ») qui ont « foiré l’opération »… on se permet de lui rappeler que c’est « papa » qui porte la responsabilité du « foirage ». Comment croire qu’un homme qui tient si bien ses troupes, assiste, depuis si longtemps, impuissant, au naufrage d’un projet qui lui est si cher ?

Ce projet qu’il a voulu, pensé, planifié, financé, sous-financé et refi-nancé, Charles Picqué a pu le lancer grâce à son cumul de casquettes communale et régionale : agissant tantôt du côté du demandeur, tantôt de celui qui octroie, jusqu’à se mordre lui-même la queue. Pourtant c’est bien lui, aussi, qui a placé aux commandes de ce navire les quelques « HS » qui l’entourent… et qu’il n’a jamais jugé utile de mettre hors d’état de nuire.

Oui, « papa » a bien un problème. Et de taille.

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une affiche du comité de défense de saint-Gilles (codes) dans les années 1980, déjà…

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En 1988, au terme de près de 20 années d’un épineux feuilleton poli-tico-communautaire dont la Belgique a le secret, le statut de Bruxelles et l’organisation de son administration ont enfin fait l’objet d’un accord politique. L’année suivante, une loi spéciale était adoptée, rendant possible la création de la Région Bruxelles-Capitale.

Depuis le 18 juin 1989, les Bruxellois élisent tous les 5 ans des dépu-tés régionaux1 qui nomment à leur tour un gouvernement composé d’un ministre-président, de 4 ministres et de 3 secrétaires d’État. La Région exerce la tutelle sur les 19 communes de Bruxelles. Ses compétences sont principalement : l’aménagement du territoire, l’urbanisme, la rénovation urbaine, le logement, les travaux publics, les transports en commun, la poli-tique de l’emploi, les aspects régionaux de la politique économique, éner-gétique, scientifique et le commerce extérieur, les relations internationa-les, la protection de l’environnement et la conservation de la nature… Au départ, sa politique urbaine se fonde principalement sur la lutte contre le départ des classes moyennes vers les périphéries (flamande ou wallonne) de la ville. Son leitmotiv : « Rendre Bruxelles habitable et habitée »2.

Depuis 1970, le parc de bureaux de la capitale est passé de 3,8 millions à 7 millions m2. Dans le même temps, 110 000 habitants fuyaient la ville. Certaines

1. répartis en deux groupes calculés sur base d’un subtil dosage linguistique au sein du conseil régional, aujourd’hui dénommé Parlement de la région de bruxelles-capitale.2. Bruxelles, ville habitable et habitée, région de bruxelles-capitale, 1991.

1989-2009 /// Vie politique de la région de bruxelles-capitale

4. lA FiN du « FAr West » ?

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112 La fin du « far West »

zones comme le quartier Nord ou le quartier Léopold ont été vidées de leurs occupants. Entre la rue Belliard et la rue de la Loi, il n’y a plus âme qui vive. L’ambiance urbaine est morose et le renchérissement du prix du terrain, lié à la spéculation immobilière, n’autorisera sans doute jamais les habitants à revenir... 3

1989-1995 /// Première législature régionale (Picqué i)Le premier gouvernement bruxellois est formé en 1989. Charles Picqué (PS), à son apogée politique, prend la tête d’une coalition de « centre-gauche » – avec le Parti social-chrétien (PSC) et le Front démo-cratique des francophones (FDF) –, au sein de laquelle il a toute lati-tude d’action. « Bruxellois jusqu’au bout des ongles »4, Picqué se présente comme « un défenseur acharné de la ville qui l’a vu naître ». En matière d’urbanisme, son profil tranche avec celui des Paul Vanden Bœynants, Michel Demaret, et autres décideurs politiques locaux qui ont marqué l’histoire récente de l’urbanisme bruxellois du sceau de la destruction et de l’affairisme immobilier. Il est plus rassurant, en apparence plus social et plus soucieux de l’intérêt des Bruxellois. Il prend l’urbanisme parmi ses multiples compétences et nomme Alain Hutchinson5 comme directeur de cabinet6. Ils sont entourés de plusieurs directeurs de cabinet-adjoints : il y a Jean-Paul Philippot7, un ingénieur commercial de la Solvay Business School ; Paul Vermeylen8, un urbaniste et architecte qui fut le Secrétaire-général d’Inter-environnement Bruxelles (IEB) ; ou encore Jacques Van Grimbergen, un socialiste flamand qui a derrière lui une longue carrière

3. « le bureau a assez grignoté ! », Le Soir, 20 juillet 1991.4. site internet du Ps, www.ps.be.5. lire Papa a un problème, page 77.6. Vice-président de la fédération bruxelloise du Ps et membre du bureau du parti, Hutchinson sera longtemps échevin à saint-Gilles, qu’il quittera en 2001, « afin d’insuffler un vent nouveau au Ps de schaerbeek » dont il est originaire. trois ans plus tard, il lâche le gant : élu député au Parlement européen, il renonce à la politique communale et régionale…7. Jean-Paul Philippot (Ps) fera ensuite carrière comme dirigeant et consultant dans le secteur hospitalier et deviendra en 2002 l’administrateur général de la rtbf, qu’il restructurera d’une main de fer.8. Paul Vermeylen deviendra par la suite maître en management public et consultant auprès de la commission européenne.

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de fonctionnaire9 dans les matières urbanistiques, ayant notamment été en fonction à l’Agglomération bruxelloise pendant l’une des pires pério-des de l’urbanisme bruxellois, symbolisée par le « Plan Manhattan » et les projets d’autoroutes urbaines. D’autres fidèles socialistes saint-gillois le rejoignent au cabinet régional, tels Thierry Van Campenhout10, qui sera en charge des dossiers d’urbanisme et d’environnement dont les Plans parti-culiers d’affectation du sol (PPAS), et Carlo Luyckx11, chargé de mission pour les Affaires européennes et qui mettra sur pieds le Bureau de liaison Bruxelles-Europe12 dont il prendra la direction.

Enfin sur les rails, l’institution régionale reprend à son compte bon nombre de propositions d’associations comme l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU) ou IEB et promet désormais une gestion harmonieuse de la ville, destinée à défendre avant tout l’intérêt de ses habitants. Son rôle est d’autant plus important qu’à l’époque, le spectre des années 1960 refait surface…

9. engagé en 1970 à l’administration de l’aménagement du territoire du ministère fédéral des travaux publics, Jacques Van Grimbergen en devient le responsable pour les 19 communes de bruxelles. À ce titre, 1976 à 1979, il participe à la conception du Plan de secteur de l’agglomération bruxelloise. il est conseiller au cabinet du secrétaire d’État à l’urbanisme en 1979, puis au cabinet du secrétaire d’État au logement dès 1980. il est ensuite promu ingénieur en chef, en charge des 19 communes. À ses heures, il lui arrive aussi d’exercer les fonctions d’échevin de l’urbanisme dans sa commune de bierbeek, en région flamande. 10. membre du comité exécutif de la section du Ps de saint-Gilles, conseiller communal depuis 1994, placé à la tête du centre culturel Jacques franck à saint-Gilles, en 1997, Van campenhout fut attaché au cabinet régional de charles Picqué de 1992 à 1994.11. lire Papa a un problème, page 77.12. « ce bureau est destiné à consolider la position de bruxelles comme capitale politique de l’union européenne. c’est dans cette optique qu’il a comme missions de promouvoir l’image de bruxelles auprès des institutions européennes et de sensibiliser les habitants de bruxelles à la vocation européenne de leur ville-région » (site de carlo luyckx, www.carlo-luyckx.be). luyckx a toujours été un fervent européen. futur échevin saint-gillois de l’État civil, de la Population et des affaires européennes, il a commencé sa carrière en organisant les conférences « les matins de l’europe » pour la chambre de commerce et d’industrie de bruxelles, il est devenu secrétaire général du mouvement européen-belgique, secrétaire général adjoint du mouvement européen-international, administrateur délégué de la maison de l’europe de bruxelles, président de l’asbl europe en progrès, membre du comité d’organisation interinstitutionnel de la Journée annuelle des portes ouvertes des institutions européennes…

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Même pas besoin d’un fantôme : Bruxelles est là, dans son béton, dans ses espaces déjetés, dans sa déstructuration et son incohérence pour nous rappeler les blessures profondes que ces années infligèrent à la ville. Et pour nous dire : faites gaffe ! Au début des années 1960, la pression était forte sur Bruxelles. Pression du changement, qui se traduisait en particulier dans l’immobilier. On voit ce que ça a donné : Parking 58, quartier Nord, Cité administrative, gratte-ciel, autoroutes urbaines, places transformées en carrefours... Les mêmes dangers nous guettent actuellement : la pression immobilière est devenue énorme depuis deux ans.13

Heureusement, « aujourd’hui, nous avons une Région bruxelloise qui pourra, mieux qu’hier, répondre à ce défi (un mot que Charles Picqué adore) »14.

La Région bruxelloise, c’est l’espoir que l’urbanisme ne se fera plus aux dépens des Bruxellois, que jamais des désastres comme celui du quartier Nord ne se reproduiront. Dès son arrivée au pouvoir, Picqué laisse enten-dre qu’il redonnera tout son poids au politique, notamment en ce qui concerne l’urbanisme. Selon lui, il faut savoir parler clairement aux spé-culateurs. Il annonce une rupture avec la politique de « bruxellisation » qui a tant rongé la ville. « Je ne veux pas du syndrome de Washington, d’une ville à l’économie monofonctionnelle », clame le ministre-président. « Il est temps de limiter la demande, dans l’intérêt même du secteur immobilier. Les promoteurs sont incapables d’autoréguler le marché. C’est donc aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités »15. Et la Région de s’at-teler à la création d’une série d’outils de planification, tel le Plan régional de développement (PRD) dont la réalisation est inscrite dans la première déclaration politique de la Région comme « la grande œuvre législative du premier gouvernement bruxellois ».

En même temps, Picqué se montre rassurant envers les milieux éco-nomiques et immobiliers. Se définissant lui-même comme « un pragmati-que qui a des valeurs »16 – il est « intransigeant sur les valeurs, mais ouvert quant aux méthodes pour les faire triompher » –, il s’affiche comme un

13. « bruxelles a eu mal aux années 60, elle risque d’avoir mal aux années 90 », Le Soir, 26 février 1990.14. « le bureau a assez grignoté ! », Le Soir, 20 juillet 1991.15. « limiter l’expansion des bureaux à bruxelles pour éviter l’étouffement de la cité », Le Soir, 18 juillet 1992.16. Charles Picqué, d’altermondialisme à zwanze, Pascal sac, éditions luc Pire, 2004.

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chaud partisan du « partenariat public-privé ». « Ma conception de la ville repose sur une dyna-mique entre les secteurs privé et public. Le partenariat s’impose »17, dit-il sans ambages. Cette dualité entre volonté planificatrice et croyance dans l’économie de marché donne à mieux comprendre l’embrouillamini urbanistique dans lequel la Région va immédiatement s’embourber au quartier Midi. Car, dès sa création et malgré la promesse de s’opposer à toutes les formes de destruction de la ville, la Région va s’empresser d’y rééditer l’expérience du quartier Nord. En plus petit, certes. Mais avec proportionnellement beaucoup moins de moyens…

« Faire le maximum avec le minimum »La Région de Bruxelles-Capitale est d’emblée confrontée à un problème structurel de financement. Celui-ci est dû notamment aux coûts impor-tants liés à son rôle de capitale, aux 360 000 navetteurs venant quotidienne-ment de Flandre ou de Wallonie y travailler sans y payer leurs impôts, aux fonctionnaires internationaux qui y résident sans être assujettis à l’impôt des personnes physiques, ou encore à l’impossibilité de taxer les nombreu-ses surfaces de bureaux occupées par des administrations publiques natio-nales ou internationales. Dans l’attente d’une hypothétique réouverture de négociations au niveau fédéral sur son financement, la Région doit s’organiser avec un budget relativement étriqué, même si des Accords de coopération (désormais appelés Beliris) existent avec l’État fédéral pour le financement de certains grands dossiers urbanistiques comme l’aména-gement des gares.

Le manque de moyens n’empêche pas le gouvernement Picqué I d’af-ficher des ambitions. Bourgmestre d’une commune pauvre et ministre-président d’une région sous-financée, Charles Picqué a une devise : « Faire le maximum avec le minimum ». Un credo qui « exprime beaucoup de choses », selon lui et notamment « une obligation de résultat, quelle que soit la modestie des moyens disponibles. La devise m’a été inspirée par mes premiers pas en politique, dans un endroit, Saint-Gilles, où tout

17. charles Picqué au Parlement bruxellois, 19 novembre 1992.

iL y a des communes où iL ne faut

surtout pas Lâcher La bride sur Le cou.

parce que Le far West reviendrait !

— charles Picqué dans Le Soir, 17 février 1995.

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indiquait que faute de nous ressaisir, à la fin des années 1980, nous aurions pu courir à l’échec collectif »18.

En plongeant dans l’histoire de l’opération régionale menée au Midi, on perçoit à quel point cette profession de foi va guider les politiques communales et régionales menées dans ce quartier depuis 1989…

maîtriser le foncier et organiser la captation des plus-valuesInvesti de ses nouvelles fonctions régionales, Charles Picqué affiche très vite une attitude volontariste dans le dossier du Midi. Il ne veut pas se contenter d’attirer de nouvelles infrastructures ferroviaires à Bruxelles et de nouveaux navetteurs sur le sol de sa commune. Il a d’autres ambitions. Mais il est devancé par la SNCB…

Celle-ci n’a pas attendu l’avis de la Région pour rendre public son projet rêvé de terminal19, qui comprend 350 000 m2 de bureaux, hôtels et commerces, reliés par une passerelle géante passant au-dessus des voies ferrées et dont les deux pieds tombent sur des îlots des deux côtés de la gare (dont l’ancien îlot Côte d’Or, d’un côté et, de l’autre, les îlots B et C du futur PPAS « Fonsny 1 » – à l’époque encore habités). Ces îlots deviennent aussitôt les terrains de prédilection des promoteurs privés, atti-rés par la perspective de pouvoir y construire des bureaux. En l’espace de 5 ans (1987-1992), ceux-ci vont s’approprier partiellement le quartier et y feront monter les valeurs immobilières20. À Saint-Gilles et Anderlecht, les habitants sentent monter la pression immobilière… « Les investisseurs immobiliers se sont rués sur le quartier du Midi avant que les pouvoirs publics n’aient tracé le premier plan »21.

Parallèlement aux velléités de la SNCB, l’autre urgence de Charles Picqué est donc de « maîtriser les promoteurs »22. Officiellement, la Région veut faire en sorte que leur intérêt pour le Midi ne débouche pas sur une répétition de l’expérience du quartier Nord. Picqué dit vouloir éviter le « syndrome du terrain vague ». Son adjoint Jacques Van Grimbergen et

18. Charles Picqué, d’altermondialisme à zwanze, Pascal sac, éditions luc Pire, 2004.19. lire Le dragon à sept têtes, page 189.20. lire Les vautours, page 217.21. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.22. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.

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lui le répéteront sur tous les tons : c’est le contexte spéculatif lancé par l’annonce de la construction d’un terminal pour le Train à grande vitesse (TGV) et la volonté « d’encadrer la spéculation » au Midi qui vont déterminer les choix d’alors : suivre la tendance du marché plutôt que d’imposer le maintien des fonctions existantes.

Picqué veut stopper les promoteurs mais sans démentir leurs préten-tions de construire du bureau dans le quartier. Dans son esprit, il est clair que « c’est vers ce genre de pôle de développement que l’on s’ache-mine »23. La SNCB ne dit pas autre chose. Considérant l’accroissement de surfaces de bureaux comme le vecteur potentiel de la « revitalisation » et de la relance commerciale du quartier, la Région et la Commune ne s’opposeront pas à la destruction d’îlots habités ni à l’implantation d’une zone de bureaux, comportant à leurs yeux le double avantage de « net-toyer le quartier » tout en apportant à Saint-Gilles d’importants montants d’argent frais.

Il y a d’abord la perspective des charges d’urbanisme. Cet « impôt à la construction », tant décrié par les promoteurs, permet aux Communes de prélever24 d’importantes « compensations » dans les caisses des privés lorsqu’ils construisent des bureaux ou des parkings. Les charges d’urbanisme sont versées une seule fois (en général au moment de la délivrance du per-mis d’urbanisme), leur montant tout comme leur affectation (construction de logements, équipements collectifs, œuvres d’art dans l’espace public, etc.) faisant l’objet de négociations et restant donc assez aléatoires25. Pour Saint-Gilles, c’est en tout cas des centaines de millions de francs belges (quelques dizaines de millions d’euros) qui peuvent potentiellement venir renflouer les finances communales.

Et ce n’est rien à côté des revenus provenant des taxes sur les bureaux et des précomptes immobiliers (et de toutes les retombées indirectes) qui

23. Charles Picqué, d’altermondialisme à zwanze, Pascal sac, éditions luc Pire, 2004.24. À bruxelles, dans certains cas l’autorité délivrante est obligée d’imposer des charges au promoteur. dans d’autres, celles-ci sont facultatives.25. Pour les zones administratives du Plan régional d’affectation du sol (zone nord, zone midi et quartier léopold) le montant des charges est estimé à 125 euros par mètre carré.

on ne vouLait pas Laisser tous

Les bons morceaux aux promoteurs

et Les mauvais morceaux aux pouvoirs

pubLics : L’espace pubLic, Le Logement…

— Jacques Van Grimbergen, réunion avec des habitants du quartier midi, juillet 2005.

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ont l’avantage, eux, d’être perçus annuellement. À Saint-Gilles, le mon-tant de la taxe annuelle sur les bureaux est de 10 euros par mètre carré. Or au début des années 1990, on parle de construire 400 000 m2 de bureaux au Midi. Le calcul est vite fait… Pour le ministre-président, qui œuvre manifestement dans l’intérêt de Saint-Gilles, le tout est de faire en sorte que ces bureaux soient rapidement construits et occupés par des sociétés privées. Lorsque ses collaborateurs et lui répètent, au début des années 1990, vouloir « éviter le syndrome de la gare du Nord », leur cau-chemar est certainement moins la démolition d’un quartier populaire que la création de surfaces de bureaux qui seraient en définitive occupées par des organismes publics… exemptés des taxes sur le bureau.

Donc, les autorités veulent bien laisser faire la SNCB et les promoteurs, mais uniquement dans la mesure où elles trouvent le moyen de ne « pas être en reste »26. Comment ? D’une part, il s’agira de forcer la SNCB à réduire la taille de son projet (en tentant au passage de l’intégrer dans le « périmè-tre d’action » de la future SA Bruxelles-Midi) afin ne pas saturer l’offre de bureaux – ce qui condamnerait les autres projets immobiliers dans le quar-tier et principalement ceux que la Région verrait bien pousser sur le ter-ritoire de Saint-Gilles. D’autre part, il faut arriver à stopper les promoteurs et mettre ce temps à profit pour les rattraper dans la course au foncier, avec d’autres moyens que les leurs (notamment le pouvoir d’expropriation)…

Pour la Région, le tout est de manœuvrer habilement. Le scénario qu’elle retient finalement27 consiste à garder les promoteurs à l’affût, en ne s’opposant pas à leurs prétentions immobilières, mais tout en impo-sant un intermédiaire qui aura notamment pour mission d’exproprier les biens à leur valeur « normale » afin de les revendre ensuite aux promoteurs en touchant au passage d’importantes plus-values – qui correspondent à

26. « un club de très bonne compagnie », Les nouvelles immobilières, 26 septembre 1991.27. d’après Les nouvelles immobilières (« un club de très bonne compagnie », 26 septembre 1991), qui tient ses informations « à très bonne source » : à un moment, l’idée du cabinet Picqué était « de laisser faire les promoteurs sur le foncier, mais d’instaurer une taxe à la construction. on devine déjà le tollé. autrement dit, si la région veut préserver certains aspects du dossier, elle sera contrainte de se lancer dans une opération volontariste, sans risque calculé »… Qui plus est pour une clientèle qui n’est pas acquise d’avance, la concurrence pour attirer les occupants de bureaux étant déjà très forte entre les différents pôles tertiaires bruxellois.

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la différence entre la prix d’achat « normal » et le prix de revente à la valeur de terrains constructi-bles en bureaux.

La « bataille » avec les déve-loppeurs immobiliers n’a donc pas lieu sur le terrain des affectations autorisées ou non. En réalité, la Région se verrait bien maître du foncier dans le quartier. Son idée est simple : si les promoteurs sont prêts à payer des prix forts pour acheter des maisons au Midi, pourquoi ne les payeraient-ils pas à la Région plutôt qu’aux petits propriétaires ? Ce qui semble surtout préoccuper la Région, c’est donc la hausse des valeurs immobilières. Sinon, comment expliquer que les prix payés par les promoteurs à des propriétaires particuliers posent problème aux autorités ? Le souci affiché de « juguler la spéculation » est donc très intéressé… Car capter les plus-values, c’est avant tout s’emparer d’une somme qui pourrait aller dans la poche des petits propriétaires. En l’occurence, en les empêchant de vendre leur maison aux promoteurs, en les expropriant au prix minimum pour ensuite revendre ces biens aux promoteurs, au prix de la surface constructible en bureaux. C’est là que se joue la plus-value immobilière. Et moins le prix d’achat sera élevé, plus la plus-value sera grasse.

En 2005, une élue socialiste expliquera que l’opération de la Région au Midi devait lui permettre de profiter du développement économique et d’en capter la plus-value pour la réinjecter dans les parties non rentables du projet global – c’est-à-dire principalement le logement, l’équipement collectif et l’espace public. Le principe est de susciter une dynamique économique dont les pouvoirs publics captent la plus-value au profit du quartier et de ses habitants28.

On se permettra de douter du profit que retireront les habitants de pareille entreprise, d’autant que les autorités n’envisageront même jamais d’utiliser les plus-values immobilières pour indemniser le coût social de leur projet. En tout cas, une chose est sûre : une telle opération est hasar-deuse et demande d’importants fonds pour réussir.

28. Julie fiszman au Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.

Le succès et La rapidité de L’opération

passent par une commerciaLisation

de haut niveau : iL faut « vendre »

L’image du quartier au même titre qu’iL

faut vendre un terrain, un immeubLe.

— Procès-verbal d’une rencontre entre la région et les communes à propos du quartier midi, 1990.

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Or, lorsque le cabinet Picqué affine ce plan en 1990, il n’ignore pas qu’au Midi, « les mécanismes du marché et l’opportunisme de certains consortiums de la construction belgo-belge éveillés» par la probable arrivée du TGV «avait déjà réduit à néant les marges de manœuvre des pouvoirs publics. Le jeu spéculatif [...] avait d’ores et déjà rendu inabordable toute intervention du public cherchant à contrôler le foncier »29. Les transactions atteignent une valeur moyenne qui se situerait autour de 10 millions de francs belges par immeuble (250 000 euros). « Une maison délabrée rue de Mérode se vend dorénavant au même prix qu’une maison avenue Molière. […] À ce train-là, la Région n’aura jamais les moyens nécessaires de s’offrir le péri-mètre de Bruxelles-Midi »30. Un journaliste pense même qu’en dehors d’un « avertissement verbal, la Région bruxelloise est incapable de mettre fin aux marchandages en cours »31 entre les promoteurs et les propriétaires.

En 1991, la Région rend public le Schéma de développement et sa « zone d’intervention prioritaire », confirmant aux promoteurs sur quels îlots la construction de bureaux serait permise. Ce qui a pour effet d’ac-croître leur campagne d’acquisitions dans les cinq îlots condamnés à deve-nir une zone administrative. Et comme les autorités n’ont ni les moyens ni les outils pour se rendre maîtres des terrains, les agents immobiliers ne se gênent pas… « À vrai dire, si les promoteurs sont parvenus à faire grimper les prix si haut, c’est la faute des pouvoirs publics », diagnostique Christian Lelubre (administrateur délégué de Bruxelles-Midi de 1996 à 2001) : « On a annoncé un vaste projet sans être maître du foncier, ce qui a créé la spéculation »32. Tout comme l’a fait la SNCB en publiant ses pro-jets, « la Région bruxelloise a elle-même donné une valeur symbolique à ce territoire. Elle a ainsi privilégié la spéculation ». C’est l’arroseur arrosé. Une analyse partagée par Philippe Debry (Écolo) : « Pour que l’opération ait une chance de marcher, il fallait se rendre maître des terrains le plus vite possible, sans laisser l’opportunité aux promoteurs de faire monter les prix. Or la parution du Schéma de développement dans la presse n’a fait qu’accélérer la spéculation et l’envolée des valeurs immobilières ».

29. Le quartier du Midi : Désir de cité, d. delmarcelle, isacf la cambre, bruxelles, 2003.30. d. delmarcelle, idem.31. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.32. « ballet de grues dans le ciel du midi », Le Soir, 28 août 1998.

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Christian Lelubre ajoute qu’ainsi, « chacun a essayé d’acheter l’une ou l’autre parcelle à prix fort, sans parvenir à obtenir un ensemble. Et on a abouti à la paralysie», puisque le quartier s’est retrouvé de fait dans les mains de différents acteurs qui ne pouvaient pas s’entendre.

Malgré tout, Charles Picqué décide de lancer les autorités dans l’aven-ture, en invoquant toujours une nécessaire lutte contre la spéculation. Le « bourgmestre de Saint-Gilles et président de la Région bruxelloise ne s’en cache pas : la partie sera serrée »33. « Il faudra beaucoup de patience, de ruse, mais aussi de fermeté à Charles Picqué et à son équipe » pour réussir dans leur entreprise34. « L’aménagement de la gare du Midi est un défi pour la Région. Car en réalité, dans cette opération, elle joue son crédit »35, écrit un journal. L’opération est présentée telle un combat de Bruxelles contre les stigmates de son passé :

C’est face aux promoteurs que l’exécutif doit se battre. Les armes économiques seront-elles plus fortes que les politiques ? Tel est le vrai débat de l’aménagement du quartier du Midi. […] Au fou !, serait-on tenté de crier quand on observe la tentative de l’exécutif bruxellois dans le dossier de l’aménagement des abords de la gare du Midi. C’est que nos éminences, Charles Picqué en tête, semblent vouloir tourner le dos au passé. À l’anarchie immobilière, pour être précis. Bruxelles ne veut plus du syn-drome gare du Nord. Ou d’une jonction Nord-Midi destructrice. […] Un pari gagné grandira nos élus et notre ville. S’il est perdu, il en ira de même de leur crédibilité.36

Actuellement tout le monde se mêle de faire quelque chose au Midi, dénonce Picqué. Si nous laissons chacun occuper le terrain, le quartier ne profitera pas d’une rénovation. Vous savez, l’espace public, ça n’intéresse personne parce que ça ne rapporte pas d’argent. Faute de planification, les investisseurs font tout ce qui est rentable et pas le reste. […] Alors nous désirons globaliser le risque, solidariser l’ensemble des acteurs. Il nous faut de la clarté.37

La clarté, ce sera la création d’une « structure opérationnelle », basée sur le modèle du partenariat public-privé, qui tentera de capter les plus-values et qui aura officiellement pour tâche de coordonner le développement du quartier. Les mauvaises langues se demanderont en quoi la création d’une

33. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.34. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.35. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.36. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.37. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.

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société mixte amènera de la clarté dans un dossier qui compte déjà autant d’intervenants, d’autant que les principaux concernés ne seront pas de la partie (la SNCB rechigne à y prendre part et les promoteurs n’y sont pas conviés). Mais Charles Picqué n’en a cure. « Je connais dans l’histoire de cette Région d’éternels discours disant, en substance, qu’il ne faut pas laisser au privé le soin de se déployer comme il l’entend et que nous devons avoir un opérateur de partenariat public »38.

1989-1994 /// Projénor et la création de la sA Bruxelles-midiIl suffit de jeter un coup d’œil à la capitale pour se rendre compte des dégâts que les chemins de fer y ont déjà causés. La jonction Nord-Midi apparaît toujours comme une large cicatrice au milieu d’un visage. Et lors de la reconstruction de la gare du Nord, c’est tout un quartier qui a été rasé. Aujourd’hui, il n’est toujours pas recons-truit. Allait-on revoir le même type de scénario à l’occasion de l’arrivée du TGV en gare du Midi ? D’aucuns le craignent ou le craignaient. Pour éviter cela, une solution : s’entourer de gens compétents et rompus à ce type d’aménagement urbanistique.39

Dès 1989, la Région a déjà l’idée de « mettre en place une société qui organise et gère la réalisation de la gare du Midi et de ses abords ». Pour ce faire, elle tente d’abord d’impliquer les communes concernées (Anderlecht, Bruxelles-Ville, Forest et Saint-Gilles), la SNCB et la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB). Mais rien n’est simple. Le bourg-mestre de Saint-Gilles ne s’entend pas avec celui d’Anderlecht (l’autre com-mune la plus impliquée), Christian D’Hoogh – qui est membre du même parti (PS) et du même gouvernement que Picqué40. Par ailleurs, le courant passe mal entre le ministre-président et les responsables de la SNCB…

Le procès-verbal d’une rencontre entre la Région et les communes concernées précise que « le succès et la rapidité de l’opération passent par une commercialisation de haut niveau : il faut “vendre” l’image du quartier au même titre qu’il faut vendre un terrain, un immeuble ». Pour y parvenir, le partenariat avec le privé s’impose selon cette philosophie :

38. Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.39. « tGV : les français à la rescousse », Le Soir, 31 mai 1991.40. christian d’Hoogh est l’un de ses secrétaires d’État de charles Picqué à la région en 1989. il claquera la porte du gouvernement moins de 6 mois plus tard et sera remplacé par robert Hotyat (Ps).

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Le public fixe les règles du jeu sur le plan urbanistique, détermine les performan-ces qualitatives, donne des garanties de bonne fin et joue un rôle d’incitant, tandis que le privé apporte un dynamisme opérationnel, une rapidité qui lui est propre et une gestion performante. Seule une rencontre équilibrée entre la volonté politique des pouvoirs publics, les désidérata des personnes concernées et les intérêts du secteur privé permettra de mettre en route la revitalisation de cette porte d’entrée et de centre de communication qu’est la gare du Midi et son quartier, stipule le document.

La Région a pour unique partenaire privé le Crédit communal de Belgique (CCB, la « banque des communes », qui sera rachetée plus tard par le groupe Dexia). Celui-ci impose le recours à une société expéri-mentée dans ce genre d’opération : ce sera Projénor (dont le CCB est lui-même actionnaire41). En mars 1990, la Région s’adjoint le « know how » de cette société française spécialisée dans le montage de sociétés d’économie mixte et qui détient la « science de l’urbanisme opération-nel », c’est-à-dire « prévoir le plan et le mettre en œuvre »42.

Cette société est un bureau d’études d’un type inconnu en Belgique. Sa tâche ne sera pas d’exécuter mais de créer une structure opérationnelle43, explique Jacques Van Grimbergen qui précise que l’exemple de ce genre de sociétés vient de France. Le recrutement du personnel se fait sur base contractuelle et pas sta-tutaire comme dans le secteur public. […] Le coût de ces opérations était en effet insupportable pour les communes. Et la dimension à long terme des projets les ren-daient inaccessibles aux promoteurs immobiliers. En plus de la seule construction des bâtiments, il fallait en effet tracer des routes, amener l’électricité, l’eau, le gaz… L’association privé-public était inévitable.44

Projénor est réputée pour son rôle dans le projet Euralille45, initié autour de l’arrivée d’un terminal TGV à Lille. Charles Masse, son direc-teur-général, précise sa philosophie du partenariat public-privé : « Aux

41. dans l’actionnariat de Projénor, « on retrouve l’inévitable caisse de dépôts et consignations mais aussi les actionnaires de référence d’eurotunnel, le tunnel sous la manche. des sociétés de transports y sont aussi représentées. et même des groupes étrangers comme la midland bank pour la Grande-bretagne ou le crédit communal pour la belgique » (« tGV: les français à la rescousse », Le Soir, 31 mai 1991).42. « tGV: les français à la rescousse », Le Soir, 31 mai 1991.43. Le Soir, idem.44. Le Soir, idem.45. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.

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élus d’arbitrer. À un moment, les techniciens doivent se retirer. Et les promoteurs ne doivent intervenir qu’en fin de parcours pour accomplir leur boulot et définir d’éventuels détails »46. Plus pragmatiquement, selon un ancien administrateur de Bruxelles-Midi, Projénor a « été appelée par la Région, notamment parce que le gouvernement ne voulait pas avoir l’image d’un promoteur »…

Dans un premier temps, la société française reçoit « une mission d’appui logistique et d’assistance » à la Région. Il s’agit de préparer la réalisation du Schéma de développement commandé au bureau Cooparch47, d’aider les communes à élaborer les PPAS qu’elles vont établir pour le quartier du Midi, mais aussi d’assister la Région dans ses relations tumultueuses avec la SNCB. Les autorités espèrent ainsi « solidariser » l’ensemble des intervenants au sein d’une seule société qui concevrait le réaménage-ment immobilier dans les abords de la gare au sens large, en ce compris l’îlot Côte d’Or, la rénovation de la tour du Midi, les problèmes de circulation, la recherche de financements pour le centre d’accueil TGV (estimé à 1 milliard de francs belges, soit 25 millions d’euros), etc. Cela donne une idée de la taille des ambitions régionales à l’époque. Tous les espoirs sont mis dans la future société Bruxelles-Midi qui est censée tout faire elle-même. Tout, sauf le relogement des habitants, qui n’est aucunement évoqué.

Après plusieurs mois de négociations avec les partenaires potentiels de l’opération, la Région conclut un premier protocole d’accord en juillet 1990 pour la création de cette société. Il y est convenu qu’un « Syndicat d’études d’aménagement urbain du quartier de la gare du Midi », en abrégé « Bruxelles-Midi », sera créé et agira « dans un premier temps sous forme de syndicat d’études pour approfondir les conditions urbaines, commer-ciales, techniques, juridiques, foncières et fiscales de l’opération. À cette issue, soit la société poursuivrait la réalisation, soit une société opération-nelle mixte serait constituée à cette fin qui reprendrait les études et les moyens mis en place ».

Il est aussi prévu la constitution d’une « Société intercommunale pour le développement et l’aménagement du quartier Midi » en abrégé «Inter-

46. « tGV: les français à la rescousse », Le Soir, 31 mai 1991.47. lire Une zone prioritaire, page 161.

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Midi», pour s’occuper de « l’aménagement et la mise en valeur foncière du quartier »48. Mais l’Intercommunale ne verra jamais le jour et ses attri-butions seront reprises par Bruxelles-Midi. Les communes se retireront du projet. Aucune d’entre elles ne deviendra actionnaire de la SA Bruxelles-Midi et n’y sera représentée (à l’exception de Saint-Gilles, qui y disposera d’un administrateur nommé sur le quota de la Région).

En avril 1991, Projénor se voit confier la « mise en place de l’outil opé-rationnel » et « s’engage à la discrétion sur les travaux réalisés dans le cadre de [cette] mission »49. Six mois plus tard, une promesse de société50 – qu’il « est interdit de rendre publique de quelque manière que ce soit » – vise à créer cet « opérateur public ». « La forme de la société anonyme apparaît la plus adaptée compte tenu des aspects commerciaux de l’opération », dit le document. Un parlementaire estime que « la prise de participation de la Région dans la société d’aménagement du quartier du Midi constitue un choix politique important de la part de l’Exécutif » et « regrette que ce dernier n’ait pas déposé la moindre note justificative à ce propos »51. La convention précise le périmètre d’action de la future SA Bruxelles-Midi, dont l’îlot Côte d’Or est explicitement exclu. La SNCB continuera à faire cavalier seul, même si elle prendra une part symbolique dans l’ac-tionnariat de Bruxelles-Midi.

Le cabinet Picqué projette d’exproprier 176 parcelles (165 maisons) dans 5 îlots longeant l’avenue Fonsny, mais ses ambitions sont de rendre Bruxelles-Midi active sur une zone encore plus grande, incluant aussi les abords de la tour du Midi et les espaces publics bordant la petite ceinture… Pourtant, le capital de la société, représenté par 600 actions nominatives, n’est porté qu’à 75 millions de francs belges (moins de 2 millions d’euros), dont 25 millions seront libérés dès sa constitution. Un montant amplement

48. l’idée est qu’inter-midi – dont le capital de 8 millions de francs belges doit servir à couvrir sa participation au capital de la sa bruxelles-midi – reprenne les droits de réglementation et de gestion des communes, et que bruxelles-midi y soit représentée dans son conseil d’administration. 49. convention entre la région de bruxelles-capitale et la société Projénor, avril 1991.50. Promesse de société entre la région bruxelloise, le crédit communal, Projénor, la sncb, la société des transports intercommunaux bruxellois (stib) et la société régionale d’investissement de bruxelles (srib), décembre 1991.51. compte-rendu du conseil régional bruxellois, 19 novembre 1991.

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insuffisant pour lancer une telle opération, même si cet argent est réservé aux frais de fonctionnement et que la société est censée générer des plus-values et des charges d’urbanisme pour financer notamment les expropria-tions. On ne peut toutefois s’empêcher de comparer le capital de Bruxelles-Midi aux prix du marché immobilier à l’époque : l’équivalent d’une petite dizaine de maisons. « Faire le maximum avec le minimum »…

La SA comptera 13 administrateurs, dont 7 postes sont dévolus à la Région52. Dans un premier temps, Charles Picqué prévoit d’assumer lui-même la présidence du Conseil d’administration. Finalement, il placera Jacques Van Grimbergen à ce poste, aux côtés d’administrateurs issus pour la plupart des membres des cabinets ministériels de la majorité régio-nale. Ainsi, Jean-Paul Philippot sera l’un des premiers administrateurs de Bruxelles-Midi. La Commune de Saint-Gilles y sera représentée via son directeur de l’administration de l’urbanisme, José Delsaute. Quant à Charles Masse, il endossera le rôle de directeur général et deviendra la véritable cheville ouvrière de la société.

Le 23 janvier 1992, après 2 années de gestation, la société Bruxelles-Midi est officiellement née. « On l’a enfantée au cabinet de Charles Picqué »53, annonce Le Soir. Tout est désormais en place pour que le réaménagement du quartier Midi échappe aux prérogatives de l’Administration régionale de l’Aménagement du territoire et du Logement (AATL) et au contrôle parlementaire. Tout ? Pas vraiment… Pour être totalement opérationnelle, cette société doit encore obtenir une ordonnance régionale de concession de service public54 et passer un contrat de gestion avec le gouvernement, lesquels ne sont étrangement pas à l’ordre du jour du cabinet Picqué55…

Démarré sur les chapeaux de roue avec la réalisation du Schéma de développement, des cinq PPAS du Midi, du premier plan d’expropria-tion et la création de la « structure opérationnelle », le projet régional va

52. deux sièges reviennent au crédit communal, deux à la société régionale d’investissement de bruxelles (srib), un à la sncb et un à Projénor. la société des transports intercommunaux bruxellois (stib) n’a droit qu’à un poste d’observateur. les communes n’y sont pas représentées, même si l’option d’une intercommunale pouvant obtenir 18 % des parts de la société, est envisagée à l’époque. 53. « la société mixte est sur rails », Le Soir, 24 janvier 1992.54. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.55. lire Le plan secret, page 241.

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connaître un vif ralentissement en milieu de législature. Sous-financée, la SA Bruxelles-Midi est tombée à cours de liquidités au bout de quel-ques mois de fonctionnement seulement. La Région, empêtrée dans les contradictions et les atermoiements, n’a subitement plus en bouche que les mots « patience », « sagesse » et « attente ». Cette valse-hésitation produit un premier dégât collatéral dans les plans régionaux : la rumeur fait état du retrait de certains actionnaires de la SA Bruxelles-Midi et plus par-ticulièrement de Projénor, « vraisemblablement en raison des délais d’at-tente qui leur sont imposés »56. Picqué dément : « Projénor n’ignore pas qu’il existe deux alternatives : soit nous nous engageons dans l’opération conformément aux projets initiaux, soit nous modifions éventuellement un certain nombre de poids relatifs de certaines fonctions à l’intérieur de la zone à l’issue de l’enquête sur le PRD – je parle notamment de la zone de bureaux –, mais Projénor reste partenaire dans les deux alternatives ».

L’incertitude prendra fin quelques semaines seulement avant la fin du gouvernement Picqué I : avant le 22 avril 1995 (date à laquelle sont connus les candidats à l’élection régionale et suspendus par conséquent les tra-vaux du parlement), le gouvernement fera voter 25 projets, parmi lesquels le PRD et l’ordonnance octroyant « la concession du service public du réaménagement du quartier du Midi »… Les deux projets seront adoptés. La SA Bruxelles-Midi pourra alors sortir « du frigo ». Mais elle aura du mal à se redresser. Charles Masse plie déjà bagage et s’apprête à rentrer à Lille. Quelques mois plus tard, Projénor quittera l’actionnariat de Bruxelles-Midi, la Région perdant son meilleur atout dans ce montage public-privé.

1995-1999 /// Picqué iiÀ peine voté, l’avenir du PRD est devenu le gros enjeu de la négociation en vue de la formation du second gouvernement bruxellois. L’alliance du PS avec le Parti réformateur libéral (PRL) est dans l’air. « Sans entamer une polémique avec mes amis libéraux, je dis que je suis content que ce PRD ait été adopté avant la fin de la législature régionale et les changements politi-ques qui auraient pu le détricoter », clame Charles Picqué57. Il n’est pas sans

56. Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.57. « Picqué et de donnea, même combat (de ville) », Le Soir, 17 février 1995.

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savoir que, malgré une durée de vie théorique de dix ans, le PRD est fragile comme une majorité politique. Et le PRL, qui se voit pourtant gouverner avec Picqué, vient de passer toute une législature à batailler contre ce plan. « Il y a énormément de convergence de vue dans nos conversations sur la façon de gérer la ville et la Région »58, affirme le libéral François-Xavier de Donnea. « Tout ce qui nous sépare, c’est le PRD ». Sur les principes, le PRL se dit en accord avec la vision du PS : « Bruxelles doit juguler l’envahisse-ment des bureaux, enrayer l’hémorragie des habitants et redynamiser son tissu économique. C’est sur les moyens que les deux partis divergent »59.

Pas de chance, Picqué se représente au scrutin, « parce que la Région bruxelloise est encore au milieu du gué. Avec mon gouvernement, nous avons fourni un important travail. En partant maintenant, j’aurais le sen-timent de déserter »60. Et le PRD est le principal point qu’il met en avant dans son bilan personnel à la tête de la Région61. Il n’est pas question de le remettre en cause, prévient le principal concerné : « Les socialistes bruxel-lois veulent gouverner dans la continuité du PRD, qui est leur production majeure de cette première législature »62.

Pourtant, c’est bien un gouvernement PS-PRL-FDF qui sort des négociations, le PS renvoyant les chrétiens dans l’opposition. Charles Picqué part pour son second mandat de ministre-président, toujours avec Alain Hutchinson comme directeur de cabinet. Mais cette fois, le PS a moins de poids. Hervé Hasquin (PRL) devient secrétaire d’État chargé de l’Urbanisme et hérite de la patate chaude du dossier Midi. C’est d’ailleurs l’un de ses directeurs de cabinet-adjoints, Christian Lelubre (PRL), archi-tecte et urbaniste de formation, qui est nommé administrateur délégué de Bruxelles-Midi. Il reprend en quelque sorte le rôle du directeur général, supprimé suite au départ de Charles Masse. « Même si le projet avançait très lentement, Charles Masse serait bien resté dans le projet, du moment

58. « Picqué et de donnea, même combat (de ville) », Le Soir, 17 février 1995.59. « l’avenir du Prd est le gros enjeu de la négociation en vue du prochain gouvernement », Le Soir, 26 mai 1995.60. « Picqué restera à bruxelles avec le Prl… et le Psc », Le Soir, 23 janvier 1995.61. « rétrospectives de l’action de charles Picqué entre 1989 et 1999 à la région de bruxelles-capitale », document disponible sur le site de charles Picqué : www.charlespicque.be.62. « Ps : dans la continuité du Prd », Le Soir, 19 mai 1995.

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que son salaire était assuré. Mais on ne savait plus le payer », explique Lelubre. D’autres intervenants du dossier expliquent qu’en réalité, Charles Masse « en avait marre de travailler avec des gens qui ont peur et n’agis-sent pas. Cela faisait 4 ans qu’il travaillait sur le projet et rien n’avançait, Picqué préférait toujours attendre ».

Lelubre se souvient qu’à l’époque, « Picqué donnait l’impression de s’être débarrassé du bébé auprès d’Hasquin ». Il a d’autres chats à fouetter : il cumule désormais ses responsabilités régionales avec celles de ministre de la Culture de la Communauté française63 ! Pendant ce temps, Jacques Van Grimbergen veille au grain. Désormais directeur de l’Administration de l’AATL, il reste président de la SA Bruxelles-Midi.

Les PPAS et le plan d’expropriation du Midi sont finalement adoptés, tandis que le dossier du Midi est comme « sorti de la sphère politique », selon Philippe Debry (député régional Écolo de 1989 à 2001). La balle est désormais dans le camp de la SA Bruxelles-Midi. Pour renflouer ses caisses vides et relancer l’opération, celle-ci a besoin que le secteur immo-bilier privé lui achète les terrains qu’elle a expropriés. Or la conjoncture immobilière s’est encore détériorée et les investisseurs semblent attendre des jours meilleurs. De plus, les promoteurs qui se sont rendus maîtres d’un tiers des terrains du PPAS « Fonsny 1 » (entre 1989 et 1992) font le gros dos. Ils ont mal pris les menaces d’expropriation lancées par Saint-Gilles et la Région. Et la politique de temporisation des autorités les a fait se détourner du quartier, préférant investir dans des marchés de bureaux plus sûrs et plus porteurs, en périphérie bruxelloise, au quartier Nord ou au quartier « européen ». En 1996, la Région en est donc à se demander si les promoteurs maintiennent leurs ambitions au Midi.

Cela n’empêche pas les effets d’annonce du gouvernement Picqué II de se multiplier… Bien qu’Hervé Hasquin admette en 1997 que « si vous débarquez de Londres ou de Paris à la gare du Midi, c’est un quartier à l’aspect un peu lunaire »64, il se veut pourtant optimiste : « Il y a deux ans,

63. Plusieurs de ses proches, saint-Gillois ou non, le suivent dans son nouveau cabinet communautaire : Jean-Paul Philippot dirige les troupes, au sein desquelles on retrouve notamment serge rangoni et Jean spinette. le secteur culturel ne gardera pas un souvenir impérissable de cette législature, tant Picqué donnera l’impression d’être ailleurs… à saint-Gilles ou à la région, par exemple.64. au journal télévisé de la rtbf en 1997.

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le quartier Nord était encore un coupe-gorge. Aujourd’hui, les investis-seurs s’y précipitent et il fait bon s’y promener. Je prédis le même ave-nir au Midi65 ». Son cabinet travaille à la relance des projets qui s’étaient empêtrés dans le jeu de la spéculation au point de s’y étouffer. « L’avenue Fonsny et les 5 îlots qu’elle enserre avec la rue de Mérode sont à présent au centre de ses préoccupations. La rive gauche du terminal TGV peut donc enfin espérer sortir du marasme »66.

Hervé Hasquin promet : « Pour l’an 2000, Bruxelles capitale euro-péenne de la culture, la Région va redonner à ce quartier tout son lustre, d’autant que c’est une importante porte d’entrée dans la capitale » 67. Son vœu restera pieu. Le quartier de la gare n’est prêt ni pour la fin des travaux du terminal, ni pour l’ouverture des lignes du Thalys et de l’Eurostar, ni pour la fin des travaux d’aménagement de l’espace public, ni pour l’an 2000 où Bruxelles est capitale européenne de la culture…

Plusieurs années plus tard, Charles Picqué prétendra que c’est à cette époque qu’il a perdu la maîtrise du « réaménagement » du quartier Midi, rejettant la responsabilité de son échec sur Hervé Hasquin.

1999-2004 /// une législature sans PicquéEn 1999, la donne politique change à Bruxelles. Les « affaires », et prin-cipalement les dossiers INUSOP et Agusta-Dassault mettant en lumière des financements frauduleux du PS, ont plongé les socialistes en pleine tourmente68. Picqué commente, lors d’une assemblée générale du PS de Saint-Gilles : « Il y a maintenant suffisamment de camarades à la prison de Saint-Gilles pour y ouvrir une section du parti ! »69. Malgré l’autodérision de façade, le PS sait bien que ses scores électoraux seront affectés par l’image de parti affairiste et corrompu qu’il s’est lui-même collé à la peau. À Bruxelles, les libéraux arrivent en tête du troisième scrutin régional en juin 1999. Ce résultat mène à la constitution d’un gouvernement qui inclut le PS mais l’écarte de la présidence. Picqué n’est plus de la partie.

65. « ballet de grues dans le ciel du midi », Le Soir, 28 août 1998.66. Le Soir, idem.67. au journal télévisé de la rtbf en 1997.68. de nombreux mandataires socialistes ont été inculpés : « les trois Guy » (Guy coëme, Guy spitaels et Guy lalot), merry Hermanus, nicole delruelle, camille Javeau, etc. 69. « Humour rouge en sourdine », http ://ruedelaloi.blogspot.com.

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En guise de « testament » de son long passage à la Région, il publie un livre70 qui célèbre les politiques menées par la Région depuis 1989, dans lequel il ne fait aucune allusion au quartier Midi, ni au TGV comme levier de « revitali-sation » urbaine. Dans son « bilan per-sonnel » comme ministre-président entre 1989 et 199971, il ne mentionne pas davantage cette opération.

Après 4 ans de cumul avec la présidence régionale, Picqué quitte éga-lement son poste de ministre de la Culture de la Communauté française et s’envole pour une destinée fédérale72 où il va inaugurer la Politique des grandes villes. Par l’entremise de ce département, il continuera à impulser et soutenir certains projets régionaux et communaux.

Pendant ce temps, la coalition libérale-socialiste bruxelloise aura connu pas moins de quatre ministres-présidents successifs : Jacques Simonet, François-Xavier de Donnea, Daniel Ducarme, puis à nouveau Jacques Simonet73 ! En matière d’urbanisme, c’est Willem Draps qui restera le

70. Pour Bruxelles. Entre périls et espoirs, charles Picqué avec frédéric raynaud et Paul Vermeylen, éditions racine, mars 1993.71. « rétrospectives de l’action de charles Picqué entre 1989 et 1999 à la région de bruxelles-capitale », document disponible sur le site de charles Picqué : www.charlespicque.be.72. charles Picqué devient ministre de l’Économie (1999-2000), puis sera ministre fédéral de l’Économie et de la recherche scientifique, chargé de la Politique des grandes villes (2000-2003).73. en 1999, le nouveau ministre-président régional est Jacques simonet. suite à une décision du président du Prl, louis michel, prise au lendemain des élections communales d’octobre 2000 (lorsque simonet devient bourgmestre d’anderlecht, tandis que françois-Xavier de donnea se fait éjecter du mayorat de bruxelles-Ville par une alliance entre le Ps et Écolo), simonet est vite remplacé par de donnea. un second coup de théâtre survient en juin 2003, quand daniel ducarme, le nouveau président du mouvement réformateur (mr), s’auto-proclame ministre-président. forçant françois-Xavier de donnea à s’incliner et à « démissionner » à son tour. À peine 8 mois plus tard, en février 2004, ducarme déclare forfait « pour des raisons personnelles » : un journal dévoile qu’il ne paye pas ses impôts. Jacques simonet récupère alors la casquette de ministre-président et termine les derniers mois de la législature.

cette opération a capoté.

c’est L’un des pLus grands ratages

du premier gouvernement

de La région bruxeLLoise […]

du fait de cette voLonté […]

de mettre en œuvre un projet

extrêmement ambitieux,

sans en avoir Les moyens.

— Yaron Pesztat (Écolo) au Parlement régional bruxellois, 15 mars 2002.

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132 La fin du « far West »

secrétaire d’État en titre tout au long de la législature 1999-200474. Quant à Jacques Van Grimbergen, il a quitté la direction de l’AATL et est revenu à la vie de cabinettard75, tout en gardant son fauteuil de président du conseil d’administration de Bruxelles-Midi. En 2000, Christian Lelubre quitte le poste d’administrateur délégué de la société. Il est remplacé par Vincent Rongvaux, lui aussi issu de la famille libérale et par ailleurs fonc-tionnaire en charge de la Régie foncière de la Région. Les réunions spo-radiques du Conseil d’administration de Bruxelles-Midi se déroulent dans les locaux du cabinet ministériel pour lequel travaille Van Grimbergen. Certains petits propriétaires sont victimes de cette confusion des rôles plutôt étrange. Ils racontent que lorsqu’ils ont voulu tenter une négocia-tion avec la SA Bruxelles-Midi, ils ont été reçus par Van Grimbergen dans son bureau de directeur de cabinet régional. Ces réunions n’ont donné lieu à aucune trace écrite et les propriétaires en sont sortis avec l’idée d’avoir parlé au représentant d’un ministre, alors que c’est le président d’une société anonyme qui les recevait…

En 2000, le cabinet de Willem Draps prédit que « dans les années à venir, des bureaux et des logements tout neufs auront remplacé les chancres et les immeubles à l’abandon. […] Les riverains et navetteurs devraient voir la fin du tunnel en 2002 »76. En réalité, la gestion du quartier Midi s’enlise de plus belle. La SA Bruxelles-Midi est au bord de la faillite. La Commune de Saint-Gilles et la Région bruxelloise se renvoient la responsabilité du refinancement : le bourgmestre Picqué jette la pierre au secrétaire d’État Draps, qui rejette à son tour la faute sur Picqué77. Manifestement, plus personne ne pilote le navire Bruxelles-Midi, considéré comme un projet personnel de Charles Picqué. Et comme celui-ci n’est plus à la barre de la Région, aucun groupe politique – hormis le PS, et encore – ne porte plus les options prises au Midi par les deux précédents gouvernements.

74. Pour sa part, Hervé Hasquin a rejoint le gouvernement de la communauté française, emportant avec lui une partie de son équipe, dont christian lelubre qui reste dans un premier temps l’administrateur délégué de bruxelles-midi.75. Jacques Van Grimbergen devient alors directeur de cabinet du secrétaire d’État bruxellois robert delathouwer puis de Pascal smet.76. « saint Gilles : une trentaine de personnes ont déjà été relogées », Le Soir, 15 avril 2000.77. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.

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Pas même le Mouvement réfor-mateur78 (MR) ni le Centre démocrate humaniste79 (CDH), pourtant coalisés avec le PS dans les précédentes majorités régiona-les. Dans les rangs de l’opposition comme de la majorité, on s’inter-roge ouvertement sur la méthode choisie dans ce dossier. Écolo et CDH critiquent l’opacité, le manque de lisibilité et de perspectives de l’opération. Ainsi, en 2002, le député Benoît Cerexhe80 (CDH) déclarera à propos de la SA Bruxelles-Midi : « Je ne suis pas convaincu de la transparence de fonctionnement de la société ni du contrôle démocratique sur celle-ci depuis son exis-tence. […] Le contrôle politique démocratique sur la manière dont se développe cette urbanisation n’existe pas »81. Quant au MR, il continue à jouer le jeu. Mais sans conviction, comme le résume l’opinion de son député Marc Cools :

On peut s’interroger pour savoir si la méthode choisie par le gouvernement de l’époque était la bonne. […] Maintenant, la pire des choses serait de ne pas aller jusqu’au bout du processus. Il faut effectivement terminer les opérations de remem-brement qui doivent être faites et permettre ainsi d’éradiquer les chancres urbains qui persistent dans ce quartier.82

Après avoir été pilotée avec excès de zèle et sans moyens, puis « mise en veilleuse », l’opération Bruxelles-Midi est désormais maintenue en vie sans que personne n’y croit véritablement…

78. nouvelle appellation du Parti réformateur libéral (Prl) suite à une fusion avec le front démocratique des francophones (fdf) le Partei für freiheit und fortschritt (Pff, Parti pour la liberté et le progrès) et le mouvement des citoyens pour le changement (mcc).79. nouvelle appellation du Parti social-chrétien (Psc).80. dommage que, lorsqu’il deviendra ministre dans le gouvernement Picqué iii (chargé de l’emploi, de l’Économie, de la recherche scientifique et de la lutte contre l’incendie et l’aide médicale urgente), en 2004, benoît cerexhe n’ait pas amélioré le contrôle démocratique sur les agissements de bruxelles-midi…81. Parlement régional bruxellois, 13 novembre 2002.82. Parlement régional bruxellois, 15 mars 2002.

je suis parfaitement d’accord […]

sur Le fait que ce dossier a été très maL

géré par Le premier gouvernement

de La région de bruxeLLes-capitaLe. […]

vous faisiez partie de ce gouvernement.

m. pesztat a parfaitement démontré

que vous avez foiré à L’époque

dans ce dossier.

— françois-Xavier de donnea à un élu du Psc,Parlement régional bruxellois, 15 mars 2002.

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134 La fin du « far West »

Quant au « clan Picqué », malgré la présence de l’un des siens dans le nouveau gouvernement83 et la mainmise conservée sur la SA Bruxelles-Midi, il a bel et bien perdu la maîtrise des outils régionaux en tant que leviers du « développement » du Midi. Un épisode illustre bien ce changement… En 2001, La Poste annonce qu’elle va déménager son centre de tri de l’avenue Fonsny vers le site de la Petite-Île à Forest84. C’est un énorme chancre qui va s’ajouter à la sinistrose du quartier Midi. Ne sachant plus à quel saint se vouer, la Commune de Saint-Gilles pose sa candidature pour accueillir à cet endroit le futur casino de Bruxelles. Afin de multiplier ses chances, Saint-Gilles propose également l’îlot C du PPAS « Fonsny 1 », qui n’intéresse toujours aucun investisseur, et fait candidature conjointe avec Anderlecht pour le site du « bloc 2 » près de la place Bara. D’autres commu-nes sont en lice : Bruxelles-Ville avec les galeries Anspach, Uccle et l’hip-podrome de Boistfort. L’AATL, qui n’est plus dirigée par Van Grimbergen, flinguera d’abord la proposition de l’îlot C, estimant « que le quartier du Midi a une vocation administrative et ferroviaire. Et qu’un casino n’y a pas sa place »85. Au final, le gouvernement régional piloté par les libéraux tranchera en faveur des galeries Anspach86. Au grand dam de Picqué…

La SA Bruxelles-Midi est en léthargie. En 2003, pourtant, « Jacques Van Grimbergen promet le bout du tunnel pour 2008 »87. Mais qui peut encore le croire ? « Ça fait des années qu’on nous dit qu’on va démolir », lâche le tenancier désabusé d’un café de la rue d’Angleterre, « on ne sait pas quand ça viendra »88. Le quartier Midi continue à se désagréger. L’affaire devient gênante pour le bourgmestre. En 2003 toujours, Picqué quitte ses fonc-tions fédérales pour se consacrer un temps à Saint-Gilles. Mais surtout, il est bien décidé à reconquérir la présidence de la Région…

83. alain Hutchinson est secrétaire d’État chargé du logement et de l’Énergie, de 1999 à 2004. il suit de près la réalisation du second Prd et du second Pras, et élabore le futur « Plan logement ».84. le site de la Petite-Île est développé par eurostation, la filiale immobilière de la sncb.85. « le casino à l’hippodrome et aux galeries anspach ? », Le Soir, 25 février 2002.86. Quant à Jean thomas (lire Les vautours, page 217) de la sa louis de Waele et d’immobel-compagnie immobilière de belgique (cib), il n’aura pas non plus le marché. il avait postulé à la gestion du casino via la société eurocasino, dont il est le conseiller immobilier, et avait remis un projet architectural dessiné par l’atelier d’art urbain. 87. « le midi entre chaos et espoirs », Le Soir, 12 mars 2003.88. Le Soir, idem.

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2004-2009 /// Picqué iii, le retour2004. Charles Picqué « est de retour à Bruxelles pour défendre Bruxelles et les Bruxellois. Un homme de grande envergure, avec tout l’amour et toute la vision politique qu’il faut pour que demain, on vive heureux à Bruxelles ! »89 Après le jeu de chaises musicales des ministres-présidents libéraux, Picqué revient en sauveur. Au terme d’une campagne électo-rale remportée les doigts dans le nez face au libéral Jacques Simonet, il redevient ministre-président de la Région, à la tête cette fois d’une coa-lition « olivier » (PS-CDH-Écolo). Il délègue l’Urbanisme et le Logement à la secrétaire d’État Françoise Dupuis (PS), mais il prend soin de garder l’Aménagement du territoire dans ses compétences90. Quant à Jacques Van Grimbergen, toujours président de la SA Bruxelles-Midi, il redevient directeur-général de l’AATL. On ne change pas une équipe qui gagne !

Pour composer son cabinet, Picqué s’entoure notamment de quelques proches Saint-Gillois et nomme « le meilleur d’entre eux » à ses côtés : Henri Dineur devient son directeur de cabinet. Ce juriste de formation cultive lui aussi le don d’ubiquité. De 2000 à 2006, il sera le principal échevin de Saint-Gilles en charge de nombreuses compétences commu-nales91 qu’il trouvera le temps de cumuler avec ses fonctions au sein du PS92, ses nouvelles responsabilités régionales, ainsi qu’avec différents postes d’administrateur dans des sociétés publiques ou parapubliques93 ! Dineur est défini par certains de ses proches comme « un tueur », un négocia-teur sans complexes, sans scrupules et sans états d’âmes, qui fait passer au forceps les projets de son patron.

Aidé par son équipe de choc, Picqué promet que la nouvelle législature sera placée sous le signe du social. « Notre conception de l’institutionnel, c’est qu’il doit servir les gens, par l’économie et le social ! »94, déclare-t-il.

89. site internet du Ps, www.ps.be.90. de 2004 à 2009, charles Picqué est en charge de l’aménagement du territoire, des Pouvoirs locaux, de l’emploi, des monuments et sites, de la rénovation urbaine, de la Propreté publique et de la coopération au développement.91. Henri dineur fut échevin chargé des finances, des contrats de quartier, du contrat de sécurité et de prévention, des cultes, de la mobilité, du Plan communal de développement, de l’urbanisme et de la rénovation urbaine, de la tutelle…92. il est membre du comité exécutif de la section du Ps de saint-Gilles.93. dineur sera administrateur à la stib, chez iris et iris sud, à la sdrb… 94. charles Picqué, discours du 1er mai 2007.

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Cela n’empêche pas les syndicats d’affirmer qu’en un an à peine, le qua-trième gouvernement bruxellois aura plus contribué à privatiser l’admi-nistration et les services publics que ne l’a fait le précédent gouverne-ment (présidé par la droite libérale) en 5 ans… Le gouvernement Picqué III va par exemple créer plusieurs nouvelles sociétés « de droit public » sur le modèle de la SA Bruxelles-Midi. Ainsi en ira-t-il de Citeo95, de la Société bruxelloise de gestion de l’eau (SBGE), ou encore de la Société d’acquisition foncière (SAF, société dont le capital est ouvert au privé et qui est censée permettre à la Région d’acquérir de nouveaux terrains à Bruxelles, dont ceux qui seront mis en vente par la SNCB et particuliè-rement le site de Schaerbeek-Formation)96, qui n’ont plus de compte à rendre devant le Parlement. La manière dont le gouvernement a créé la SAF – d’abord par le biais d’un article budgétaire, puis en cherchant à contourner la voie normale de l’ordonnance et, enfin, en faisant procéder à un vote de dernière minute à la veille des vacances d’été – montre que la Région compte poursuivre sa politique de « partenariats public-privé » au mépris du contrôle public et de la transparence.

Spécialiste des effets d’annonce, le gouvernement Picqué III est cri-tiqué pour son déficit démocratique et son immobilisme. Vu sous l’angle du logement, son bilan n’est pas plus brillant. Dans les accords gouver-nementaux conclus en 2004, la majorité prévoyait de s’attaquer enfin à la grave crise du logement qui touche Bruxelles. La mission, confiée à Françoise Dupuis, consistait à mettre en œuvre le « Plan logement » préparé entre 1999 et 2004 par Alain Hutchinson. Le gouvernement promettait la création de 5 000 nouveaux logements publics avant la fin de la législature : 3 500 logements sociaux et 1 500 « moyens ». Cinquante-sept mois plus tard, un membre d’un parti de la majorité97 recensera

95. citeo était un projet régional de société privée autonome ayant pour objet de remplacer la société des transports intercommunaux de bruxelles (stib) dans la création et la gestion des infrastructures de transports publics (voies, dépôts, commerces des stations de métro…). sa création a été recalée par les instances européennes en 2008.96. À ne pas confondre avec la région foncière régionale, créée en 1994 et qui a pour mission d’assurer « la promotion et la mise en œuvre des décisions du gouvernement et du Parlement en matière de politique foncière, ce qui correspond notamment à l’acquisition, la vente, la location, la construction, la viabilisation et l’entretien de biens immeubles » (www.bruxelles.irisnet.be).97. didier cœurnelle, www.didiercoeurnelle.org, 26 mars 2009.

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146 logements réellement construits (3 % de l’objectif de départ) et 980 logements en construction (18 % de l’objectif de départ). Un échec qui masque mal le manque d’empressement politique à régler le problème de l’accès au logement… d’autant plus, si on compare ces chiffres aux superficies de bureaux que la majorité a planifié ou autorisé à Bruxelles pendant la même période.

La volonté affichée de construire du logement public et la difficulté à trouver des terrains pour ce faire n’ont en rien ébranlé le gouvernement Picqué III dans sa poursuite d’une politique d’expropriation, d’expulsion d’habitants et de démolition de logements au quartier Midi. Depuis une quinzaine d’années, cette opération menée avec un minimum de moyens a pourtant occasionné un maximum de dégâts. Les terrains vagues y sont désormais légion, faisant parfois place à des bureaux qui ne correspondent pas à une demande réelle. Mais Picqué n’en démord pas : « Le programme de rénovation et de reconstruction du quartier du Midi est le tout gros projet qui complétera la revitalisation de Saint-Gilles. Mais c’est difficile et l’une de mes sources d’inquiétude reste objectivement de bien terminer ce quartier du Midi, depuis trop longtemps secoué par toutes sortes de trau-matismes »98, soupire-t-il en 2004. « À ce jour, la promotion immobilière n’a pas rencontré le succès espéré. Les projets existent, mais ils mettent du temps à se concrétiser. En soi, cela n’a rien d’alarmant. Il a fallu 30 ans pour remplir le quartier Nord »99.

« les choses bougent et les choses avancent »En 2005, la polémique va enfler. L’éviction de locataires de la rue de Russie, la création d’un Comité de quartier, puis les offres « sous-évaluées » faites par Bruxelles-Midi aux propriétaires toujours menacés d’expropriation, vont réalimenter le débat. N’empêche. Ni le terme du contrat de gestion de la SA Bruxelles-Midi100 en 2004 (il sera renouvelé pour huit années sup-plémentaires, dans l’indifférence générale), ni le dixième anniversaire du premier PRD en 2005, ni même l’expiration du second plan d’expropria-tion du PPAS « Fonsny 1 » en 2006 (d’autres plans d’expropriation seront

98. interview de charles Picqué en 2004, sur le site www.opladis.be.99. « le midi en pleine mutation », Le Soir, 28 février 2004.100. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.

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adoptés), ne donneront lieu à une quelconque évaluation des politiques publiques menées autour de la gare du Midi… Au contraire, le nouveau cabinet Picqué va s’activer pour débloquer des fonds101 afin « de donner un certain rythme à cette opération»102.

Mais les effets du « nouvel élan » insufflé à l’opération tardent à se concré-tiser. Sur le terrain, c’est la désolation. Et la colère des habitants gronde. Le ministre-président est plusieurs fois interpellé par des parlementaires, y compris de la majorité, des questions sont posées par l’opposition au Conseil communal de Saint-Gilles, les journalistes se réintéressent au sujet. La pression et l’attention deviennent plus fortes. Picqué enrage.

En 2006, son directeur de cabinet Henri Dineur – qui a réussi à se ren-dre impopulaire jusque dans son propre camp, à force de prendre les gens d’un peu trop haut et d’agir avec la délicatesse d’un bulldozer – se brû-lera les ailes en plein vol. La gifle ultime lui sera donnée par les électeurs saint-gillois : aux élections communales, à peine une centaine d’entre eux lui apporteront leur suffrage. Ne pouvant plus prétendre à un siège de conseiller communal, Dineur dégringolera de son tout-puissant échevi-nat et « démissionnera » de son poste de directeur de cabinet régional103, quelques mois plus tard, en pleine législature.

En 2006, un autre sale coup affaiblit Picqué. Le quotidien économi-que flamand De Tijd ressort l’affaire de la réhabilitation de l’ancien hôpital militaire d’Ixelles et met en cause Picqué pour le rôle qu’il aurait joué dans ce dossier de contrats publics douteux, survenu sous la première législature régionale – et qui a lui aussi pris la forme d’un « partenariat public-privé », bien que d’un autre genre. Le cabinet Picqué et la Société de dévelop-pement pour la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB) sont soupçonnés d’avoir favorisé, en 1992, l’association momentanée De Waele-Bâtipont « en sous-informant ses concurrents lors de l’attribution des travaux, en permettant le saucissonnage de certains marchés, en faussant la loi d’attri-bution des subsides et enfin en lui octroyant sans raison licite une somme

101. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.102. charles Picqué au Parlement bruxellois, 3 juin 2005.103. dineur recevra la direction de la foire internationale de bruxelles pour couler une retraite dorée, à 36 ans à peine. il pilote également, au sein d’eXcs (une société anonyme financée par les pouvoirs publics mais qui échappe à tout contrôle démocratique), le réaménagement de la « zone prioritaire » du Heysel.

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de 10 millions à 12 millions d’euros par la surévaluation du coût d’achat et de construction »104. C’est en tout cas ce que flaire la Cour des Comptes, qui a porté plainte au Parquet de Bruxelles à la fin des années 1990. En 2007, la Cour d’Appel de Bruxelles annonce sept inculpations pour « faux, usage de faux et détournement de deniers publics ». Charles Picqué ne fait finalement pas partie de la liste, mais il aura « senti passer le vent du boulet »105… Plusieurs membres de son entourage figurent parmi les incul-pés, dont deux de ses proches collaborateurs de l’époque, Paul Vermeylen et Jacques Van Grimbergen. À leurs côtés : Merry Hermanus, une célé-brité du PS bruxellois106 et son épouse Mireille Francq-Hermanus107 ; Isi Halberthal, échevin (PS) d’Etterbeek et consultant auprès de promoteurs immobiliers108 ; Jean Thomas, tout-puissant promoteur, proche du PS et très actif notamment au quartier Midi109 ; et enfin Philippe Blaton, fils du célèbre promoteur Ado Blaton et lui-même « gros poisson » de l’immo-bilier bruxellois, qui était à l’époque patron du groupe Bâtipont110. Bref, une belle brochette de « socialistes gestionnaires », qui ont par ailleurs tous un lien avec un projet immobilier au quartier Midi… mais à côté des-quels Charles Picqué aurait volontiers éviter de poser sur la photo de famille. Pour quelqu’un qui s’est toujours affiché du côté « de Bruxelles et des Bruxellois » et qui a toujours rechigné à paraître comme « l’homme des promoteurs », on aurait pu rêver meilleur compagnonnage. Il lui faut désormais prendre de la hauteur et garder la tête hors de l’eau.

104. « immobilier à bruxelles: sept inculpations », La Libre Belgique, 13 avril 2007.105. La Libre Belgique, idem.106. Échevin Ps à Jette, connu pour avoir été l’une des vedettes du feuilleton agusta, merry Hermanus fut directeur de la sdrb de 1989 à 1996.107. Présidente du centre public d’aide sociale (cPas) de Jette et administrateur général de la sdrb. 108. lire Les vautours, page 217.109. Jean thomas est alors à la tête de la compagnie immobilière de belgique (immobel-cib) et anciennement de l’immobilière louis de Waele, qui a réalisé l’opération de spéculation sur « l’îlot russie ». il est l’un des actionnaires de la sa espace midi (lire Les vautours, page 217).110. bâtipont immobilier, alias bPi, est la filiale de développement immobilier du groupe bPc, appartenant lui-même à cfe (Vinci), qui est l’un des actionnaires d’espace midi. bPi est depuis 2005 copropriétaire avec le groupe atenor de « l’îlot c » du PPas « fonsny 1 », qui leur a été revendu par la région. ils vont y construire le projet « south city » : 39 595 m2 de bureaux et un hôtel de 142 chambres.

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C’est dans ce contexte que Picqué va chercher des lampistes pour évi-ter de devoir répondre lui-même du dossier du Midi, qui se fait de plus en plus sensible médiatiquement. Dans un premier temps, c’est le dévoué Jacques Van Grimbergen, en fin de carrière111, qui sera exposé en première ligne. Ses oreilles siffleront à plusieurs reprises et, à force de se ramasser même les tomates qui sont adressées à Picqué, il finira par se montrer de moins en moins convaincant et par en être réellement éprouvé. Vincent Rongvaux prendra quelques fois sa place mais, du fait de son apparte-nance au MR, sa loyauté envers le ministre-président sera mise en doute. Il arrivera même que Picqué lui interdise de répondre aux questions de certains journalistes.

C’est au moment de reconduire la traditionnelle majorité PS-MR saint-gilloise que Picqué trouve la parade. Il crée un « échevinat du Développement du quartier Midi », rien que ça, et l’attribue à l’unique échevin libéral de sa majorité, le fidèle Patrick Debouverie (MR). Aucun socialiste saint-gillois n’aurait probablement accepté de porter pareil bou-let ; la manœuvre est d’ailleurs destinée à leur éviter cette tâche ingrate. Le plus étonnant, peut-être, est que Patrick Debouverie accepte la mission et semble même l’apprécier. Il est désormais le seul interlocuteur à s’exprimer publiquement sur l’opération Bruxelles-Midi. Avec un certain aplomb, il se borne toujours à ne parler que de « développement économique du quartier Midi » et répète qu’il n’est pas responsable des expropriations ni des choix de planification faits par la Région. Élu communal, il est pourtant envoyé au front pour pallier à l’absence de communication du… ministre-président régional sur le sujet. Dans les médias, au Conseil communal ou face aux questions des habitants, il aligne inlassablement les mêmes chiffres, se réjouissant des 600 chambres d’hôtels programmées dans la zone et qui créeront de l’animation – « les hôtels ça reste ouvert après 20 heures » – car « tout ce qui est en train de se faire ici c’est pour la mixité » ; répète que « le quartier n’est pas limité aux 5 îlots d’expropriation, il y a tout le reste, c’est un ensemble, il y a un guichet d’économie locale, une maison de l’emploi, etc. » ; martèle qu’après « des années difficiles, on ne va pas le nier, main-tenant les projets foisonnent, les choses bougent et les choses avancent, ça bouge au Midi »… Debouverie ira jusqu’à soutenir Picqué contre l’un de

111. Jacques Van Grimbergen quittera l’aatl pour partir à la pension juste après les élections régionales de juin 2009.

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ses camarades de parti, Alain Destexhe (MR), lorsque celui-ci se pren-dra de critiquer la gestion du quartier Midi. Bref, l’astuce de Picqué, qui avait pour but de faire écran en impliquant la responsabilité des libéraux, fonctionnera à merveille. Pire, elle aura pour effet d’anesthésier tout débat. Pour Charles Picqué, qui se lance pour la quatrième fois dans la course à la « ministre-présidence », il valait mieux…

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lorsque la région se lance dans la planification d’un nouveau quartier admi-nistratif au midi, elle ne peut ignorer les risques de sa démarche. le marché immobilier est instable et la marge de manœuvre des autorités est faible quant à implanter une zone de bureaux dans le bas de saint-Gilles. en 1990, le gouvernement régional est déjà prévenu par le résultat de « l’étude bureaux » qu’il a commandé à la société brat et qui recommande « aux responsables politiques bruxellois de limiter la croissance des surfaces administratives pour éviter une catastrophe immobilière »1 :

Il n’y a peut-être pas trop de bureaux à Bruxelles aujourd’hui, mais il risque d’y en avoir trop demain si tous les projets se concrétisent […] Il y a actuellement 7 millions de m2 de bureaux répertoriés dans les immeubles classiques. Ajoutons-y les surfaces de bureau disséminées dans des immeu-bles de logement et celles attenantes aux immeubles industriels : ça fait envi-ron 1,5 million de m2 de plus. Les projets de bureaux en construction font 600 000 m2. Les projets à l’étude font 2,8 millions de m2. […] D’abord les statistiques montrent qu’à l’accroissement de 50 % des surfaces de bureaux entre 1974 et 1984, par exemple, ne répond pas une hausse équivalente de l’emploi, qui a en fait stagné pendant la même décennie. Bruxelles risque donc de connaître dès 1993 une surproduction de bureaux, et un krach de grande ampleur. […] Aujourd’hui, ce cataclysme social risque de se répé-ter dans toutes les communes touchées par la bureaucratisation. Le marché immobilier est rendu fiévreux par les perspectives d’implantation européenne à Bruxelles. Mais à force de chauffer, il pourrait subir un retour de flamme et exploser. Le crash des années 1970 est dans les mémoires de tous les res-ponsables politiques. Et les exemples récents de catastrophes ne manquent pas à l’étranger. La ville de Houston, aux États-Unis, fait figure d’épouvantail avec 30 % d’immeubles de bureaux inoccupés… Bruxelles n’en est pas là. Pourtant, près de 2 millions de m2 de bureaux existent à l’état de plans, qui devraient s’ajouter aux 600 000 m2 déjà en construction.2

1. « des bureaux vides dans une ville déserte, en 2005 », Le Soir, 28 mars 1991.2. Le Soir, idem.

1990-1992lA Crise du BureAu, déjà…

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en 1991, la région met sur pied l’observatoire des bureaux, au sein de son administration de l’aménagement du territoire et du logement (aatl), avec pour mission de contrôler la croissance des surfaces administratives dans les 19 communes. en 1992, au moment même où saint-Gilles adopte ses trois Plans particuliers d’affectation du sol (PPas) qui vont faire du midi un « quartier d’affaires », l’observatoire remet son premier rapport et annonce que 1,5 million de m2 de bureaux sont en projet sur l’ensemble du territoire régional et que « la pression n’épargne plus aucune commune. […] au rythme moyen des chantiers actuels, ces surfaces disponibles suffisent largement à couvrir les besoins des 8 à 10 prochaines années »3.

le rapport tire à son tour la sonnette d’alarme : Le territoire de Bruxelles est déjà peuplé du plus grand nombre de bureaux en Europe par tête d’habi-tant : 992 immeubles et 6,7 millions de m2. […] Il y a donc lieu de redouter bientôt une surabondance de l’offre, une présomption que renforcent des indicateurs socio-économiques défavorables. Autre point noir : la construc-tion d’immeubles neufs pousse le taux d’abandon à la hausse. […] La Région jauge le phénomène d’un œil inquiet : ces bureaux vides pourraient devenir les chancres urbains de demain.4

au cabinet Picqué, Paul Vermeylen est affirmatif : Il faut encadrer le déve-loppement du bureau, de telle façon que le volume de production corres-ponde à des prévisions de croissance raisonnable, notamment en termes d’emploi, de devenir de Bruxelles. Si on va au-delà, nous récolterons les effets pervers de cette surproduction sur la vie économique et sur la ville : terrains immobilisés, immeubles délaissés, rénovation en rade, projets de construction abandonnés.5

et c’est exactement ce qui va se passer au midi…

3. « limiter l’expansion des bureaux à bruxelles pour éviter l’étouffement de la cité », Le Soir, 18 juillet 1992.4. « les bureaux ont retrouvé la santé en 1992, mais pour combien de temps ? », Le Soir, 24 mars 1992.5. « des bureaux vides dans une ville déserte, en 2005 », Le Soir, 28 mars 1991.

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léGeNde des imAGes eN COuleurs

pages 1. scènes de la vie quotidienne dans le quartier (photos prises entre 2000 et 2009)…

page 2. les différentes zones de planification établies pour le quartier midi de 1989 à 2009.

page 3. les 5 PPas du midi entérinés en 1992 et 1996 sur les territoires d’anderlecht et de saint-Gilles (en jaune, les frontières communales).

page 4. En haut : les affectations du PPas « fonsny 1 ». En bas : les parcelles reprises dans les plans d’expropriation (1992-1996).

page 5. situation des propriétés foncières des promoteurs immobiliers au moment de l’adoption du PPas « fonsny 1 » et du plan d’expropriation.

pages 6-7. Quelques-uns des derniers habitants du quartier (et plus particulièrement des rues de mérode et de norvège) photographiés chez eux (2007-2009).

page 8. travaux de démolition rue de Hollande (2000) et rue de mérode (2007), à côté de maisons encore habitées.

page 9. En haut : incendie rue de suède (2007). En bas : peintures murales rues d’angleterre (2002) et de norvège (2006)

pages 10-11. campagne d’affichage du comité du quartier midi (2008). ici, sur les « palissades de protection » d’un terrain vague appartenant aux promoteurs d’espace midi dans l’îlot d (avenue fonsny, rue de russie).

page 12. rue d’angleterre (2002), la démolition d’une maison vide appartenant à la région entraîne la mise à nu des toilettes de la maison voisine, encore habitée. images extraites du film Dans 10 jours ou dans 10 ans…

page 13. démolitions dans l’îlot b (2001) et dans l’îlot c (2005)…

page 14. En haut : la dernière maison du versant droit de la rue de Hollande (2002), à l’emplacement de l’actuelle « place marcel broodthaers ». son propriétaire a eu le malheur de ne pas accepter l’offre « amiable » faite au nom de la région. les autorités le laisseront méditer pendant tout le temps de la démolition de la rue et de la construction du « south center titanium ». En bas : la porte d’entrée du n°53 rue de mérode (ancien local du comité de quartier), expropriée et défoncée à la hache pour le compte de la région.

page 15. Premières réalisations immobilières du « nouveau quartier midi », dans le périmètre du PPas « fonsny 1 »… le long de l’avenue fonsny : les îlots b et a1 (© atelier d’art urbain), aujourd’hui construits, et les îlots c et d (© a2rc, Jaspers&eyers), en construction. l’extension de test achats, rues de Hollande et de mérode (Wastchenko & Jongen architecture). l’hôtel ibis, rue d’angleterre, construit lors de la percée du métro (1987-1991).

page 16. campagne d’affichage du comité du quartier midi recensant les maisons vides appartenant à la région de bruxelles-capitale (2008).

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en jaune : la zone du plan particulier d’affectation du sol (PPas) « fonsny 1 ». en hachuré : le périmètre du premier plan d’expropriation de 1992 et du second de 1996. il vise 176 parcelles (165 maisons). la rue de norvège est destinée à devenir un intérieur d’îlot. les seuls à éviter la menace d’expropriation sont les bureaux de test-achats, rue de Hollande, et un hôtel construit au début des années 1990 suite à la percée du métro, rue d’angleterre (occupé par l’Hôtel ibis depuis 2001). adopté en 1992, recalé en 1995 pour vice de procédure, ce plan d’expropriation deviendra réellement effectif en 1996, avant d’expirer en 2006 sans être entièrement réalisé. les dernières maisons menacées font l’objet de nouveaux arrêtés d’expropriation depuis 2007 et 2008.

Ci-dessus : le plan du PPas « fonsny 1 » (1992). en lieu et place de 5 îlots composés essentiellement d’habitations, de petites entreprises, de commerces et d’ateliers d’artisanat, le PPas prévoit l’implantation d’à peu près 90 000 m2 de bureaux, ainsi que d’hôtels et, en moindre mesure, de commerces et de logements.

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un terrain vague est peut-être

moins dommageabLe sociaLement,

en termes de sécurité et de santé

des habitants, qu’un vieux parc

[de Logements] pourrissant.

— charles Picqué au Parlementrégional bruxellois, 3 juin 2005.

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1989-2009 /// Études, schémas, plans, zones, périmètres, etc.

5. uNe zONe « PriOritAire »

La planification est la discipline par laquelle les pouvoirs publics antici-pent et organisent le développement urbain et définissent les affectations possibles à différentes échelles : une ville, un quartier, un îlot… La culture du plan et du « développement » est solidement ancrée dans les mœurs politiques bruxelloises. Quasi érigés au rang de science, ces concepts ne sont à peu près jamais questionnés, ni leurs résultats évalués. Dans certains cas pourtant, les effets sur le terrain racontent d’eux-mêmes l’inopérance de cette pensée comme moyen privilégié d’appréhender la ville. Vingt ans après la création de la Région bruxelloise et la décision d’implanter le terminal TGV au Midi, il faut se rendre à l’évidence : l’interminable répétition de plans véhiculant les mêmes dogmes et mar-telant les mêmes choix a provoqué une situation extrêmement dévasta-trice et n’a pas permis d’exaucer les vœux des autorités. L’urbanisme « de chambre » n’a pas (encore) réussi à transformer ce quartier populaire en quartier d’affaires…

Si les plans se succèdent et se ressemblent en apparence, ils remplissent tour à tour différents rôles. Il s’agira tantôt d’entériner des situations de faits (par exemple la spéculation menée par certains promoteurs), tantôt de faire pression, d’encourager ou décourager la rénovation ou l’investis-sement, ou encore de chercher à attirer certains types d’activités et d’oc-cupants. La planification est enfin un moyen pour les pouvoirs publics de générer de l’argent, certaines fonctions particulièrement rentables pouvant produire à la fois taxes et charges d’urbanisme (bureau, hôtel), tandis que

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d’autres offrent la possibilité d’obtenir des subventions régionales, fédérales ou européennes (logement, espace public…).

Mais il ne suffit pas de coucher une envie sur un plan pour qu’elle se concrétise. Si les effets recherchés ne sont pas toujours ceux qui sont avoués, les effets réels ne sont pas forcément ceux qui étaient envisagés. Le survol de 20 ans de planification au Midi montre que les outils urbanistiques mis en place par les autorités ne leur ont pas permis de maîtriser la situation. La planification s’est au contraire montrée socialement, économiquement et urbanistiquement néfaste, sans jamais se remettre en question. À un point où il est difficile de ne pas parler d’aveuglement. Voire d’acharnement. On parle bien d’acharnement thérapeutique, moral ou judiciaire. Il existe aussi l’achar-nement urbanistique, dont le quartier Midi est un exemple marquant…

quelques repères…Outre le Plan de secteur de l’Agglomération bruxelloise datant de 19791, qui préexistait à la Région bruxelloise, les outils de planification les plus habituels étaient les Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS). Établis par les communes, les PPAS imposent, parcelle par parcelle, les prescrits urbanistiques à respecter pour l’aménagement ou le réaménagement d’un quartier : nature des affectations, gabarits, prescrits architecturaux… Un PPAS a une valeur réglementaire, quoi qu’une commune puisse décider d’y déroger, mais c’est avant tout un instrument d’encadrement qui a une fonction indicative. Il n’agit pas directement sur un territoire, il détaille ce qu’il y a moyen d’y réaliser, selon la volonté des pouvoirs publics2.

Depuis sa création en 1989, la Région de Bruxelles-Capitale n’a eu cesse d’élaborer une panoplie d’instruments de planification supplémentaires, per-mettant notamment de travailler sur des échelles plus grandes qu’un PPAS.

Elle adopta en 1995 le Plan régional de développement (PRD). Celui-ci « domine la hiérarchie de la planification et traite tous les aspects du déve-loppement régional »3. Au niveau local, des plans établis par chaque com-mune, d’initiative avec la Région, doivent venir prolonger les objectifs du

1. lire Du grand au petit Manhattan, page 51.2. même si, comme on l’a vu, le précédent PPas de 1959 a eu pour effet de bloquer la rénovation des îlots longeant l’avenue fonsny (lire Du grand au petit Manhattan, page 51).3. Pour Bruxelles. Entre périls et espoirs, charles Picqué avec frédéric raynaud et Paul Vermeylen, éditions racine, mars 1993.

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PRD « en y intégrant les spécificités locales ». Ce sont les Plans communaux de développement (PCD)4, sortes de feuilles de route des politiques locales en matières sociales, économiques, environnementales et de mobilité.

En 1998, la Région entérina son projet de Plan régional d’affectation du sol (PRAS, hiérarchiquement supérieur aux PPAS), qui enterra défini-tivement le Plan de secteur. En 2001, le projet devint plan à part entière.

En 2002, la Région adopta un second PRD, nouvelle mouture de son « projet de ville », sans même avoir pris la peine au préalable d’évaluer les effets que la première version avait produits en 7 ans d’application…

Tout au long de ses 20 années d’existence, l’institution régionale s’est dotée d’une série d’autres règlements urbanistiques et de dispositifs de pla-nification : le Code bruxellois de l’aménagement du territoire (COBAT) ; le Règlement régional d’urbanisme (RRU) ; les schémas « directeurs », établis en amont des PPAS par des bureaux d’urbanisme pour définir les grandes orientations d’aménagement de certaines zones – mais dépour-vus de toute valeur légale ; les « zones-levier »5, définies par le second PRD comme constituant une opportunité majeure de développement régio-nal ou présentant un « retard de développement », comme le quartier du Midi6 ; les « zones d’intérêt régional » (ZIR) et la « zone d’intérêt régional à aménagement différé » (ZIRAD)7, définies par le second PRAS de façon fort similaire aux « zones-levier » mais ayant une valeur réglementaire ; les « contrats de quartiers »8, programmes de « revitalisation urbaine » initiés

4. À saint-Gilles, le Pcd fera l’objet d’un premier dossier de base approuvé en 1999 par le conseil communal. mais aucune adoption définitive ne suivra. un second dossier de base sera adopté en 2004.5. les 14 « zones-levier » sont : erasme, forest, quartier midi, canal, tour & taxis, botanique, quartier « européen », toison d’or, Heysel, Hôpital militaire, schaerbeek-formation, rtbf-Vrt, delta, gare de l’ouest.6. www.prd.irisnet.be/fr/priorites/priorite05.htm7. les 14 Zir sont : Héliport, Gaucheret, gare de l’ouest, Pont Van Praet, Prince albert, tour et taxis, Van Volxem, champ de mars, charle-albert, École vétérinaire, cité administrative, avenue louise, gare Josaphat, Porte de la ville. le site de schaerbeek-formation – la plus grande réserve foncière bruxelloise – a le statut de Zirad.8. les contrats de quartiers prévoient différentes opérations au sein d’un même quartier (acquisitions de bâtiments, aménagements d’espace public, etc.) sur un périmètre clairement délimité et à réaliser sur une période de 4 ans – avec un complément de 2 ans pour terminer les derniers chantiers.

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par la Région et menés depuis 1993 dans différents quartiers « fragilisés », en partenariat avec les communes ; sans oublier les « contrats de sécurité » ou autres « contrats de noyaux commerciaux »…

1989-1991 /// le schéma de développement urbain des abords de la gare du midiDès qu’il accède à la fonction de ministre-président régional, en 1989, Picqué subventionne Anderlecht et Saint-Gilles pour élaborer plusieurs PPAS « portant à la fois sur l’îlot Côte d’Or, l’avenue Fonsny, la rue de Mérode et la rue Émile Féron, histoire d’éviter les spéculations intempes-tives »9. La procédure d’élaboration d’un PPAS dure en moyenne 3 ans. Mais Picqué veut aller plus vite, car la SNCB joue cavalier seul et compte déjà entamer ses travaux à l’été 1991.

En 1990, Charles Picqué lance, via la Région (et parallèlement aux PPAS en cours d’élaboration à Anderlecht et Saint-Gilles), la conception d’un « Schéma de développement urbain de l’ensemble de la zone de la gare du Midi ». C’est une première en Région bruxelloise, d’autant que ce Schéma est censé être doté d’une structure opérationnelle qui réalisera ses objectifs. Depuis quelques années, le bourgmestre Picqué caressait déjà cette idée de « schéma directeur ». Sa fonction à la Région lui permet à présent de la réaliser. Selon lui, la zone concernée est trop vaste pour être planifiée uniquement par des PPAS, notamment en raison de son implan-tation à cheval sur plusieurs communes. Il s’agit donc d’élaborer un outil de planification qui donne une vision d’ensemble et préfigure les grandes tendances du futur réaménagement du quartier. Un schéma qui devra « assurer la protection et la rénovation des habitations, l’équilibre entre le commerce, le logement et les nouvelles fonctions administratives, la res-tructuration des espaces publics, la modération du trafic automobile et la protection du patrimoine ancien. Vaste programme… »10.

La Région confie à deux architectes-urbanistes, Jean de Salle et Christian Frisque du bureau Cooparch, l’élaboration d’une étude « en vue de revitaliser les abords de la gare ». Quelles sont les grandes options retenues par cette étude ? Tout d’abord, « augmenter le symbolisme de ce

9. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.10. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.

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le périmètre de l’étude du schéma de développement des abords de la gare du midi (1991), à cheval sur les communes de saint-Gilles, anderlecht, forest et bruxelles-Ville.

un plan du quartier midi représentant les deux côtés de la gare.l’ancien parcours de la senne, qui sépare anderlecht et saint-Gilles, y est repris en pointillé.on y voit également le tracé de la ligne de métro qui a causé la démolition du versant droitde la rue d’angleterre.

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nouveau pôle »11, en y intégrant une porte ou une arche monumentale (la « Porte du Midi », qui fera l’objet pour l’occasion d’un dessin de François Schuiten, dans le style des « Cités obscures ») et ainsi « créer une porte à la ville, marquer ce nœud de communication qu’est la gare par un signal visible qui en souligne le caractère international »12.

L’étude est remise au gouvernement régional, qui en reprend les gran-des lignes dans son projet de Schéma de développement en mai 1991. S’étendant sur une trentaine d’îlots de Bruxelles-Ville, Anderlecht, Saint-Gilles et Forest, le projet inclut même la rénovation de la tour du Midi. Dans l’ensemble, il se veut plutôt rassurant : les transports en commun y trouvent une place prioritaire à la circulation automobile, l’avenue Fonsny est présentée bordée d’arbres, de grands espaces publics sont créées des deux côtés de la gare et les gabarits des nouvelles constructions restent globalement semblables au bâti existant. Selon la Région, il s’agit de créer un nouveau pôle urbain et multifonctionnel autour de la gare du Midi : « Ce pôle devra être un morceau de ville, et non un lieu d’activités à l’usage exclusif des navetteurs […]. On confirmera la rénovation du bas de Saint-Gilles ainsi que le maintien et la création de logements destinés à toutes les catégories sociales »13. Ainsi, confient à l’époque les deux architectes-urba-nistes en charge du Schéma de développement, « pour rassurer la popula-tion et freiner l’entrain des spéculateurs, on ne parle pas de reconstruire le quartier. On rénovera, c’est promis, mais sans tout mettre par terre »14.

En réalité, le « maintien et la création de logements destinés à toutes les catégories sociales » n’aura jamais de suites. Et de toute façon, même défi-nitivement approuvé, le Schéma restera un document dépourvu de toute force contraignante. « Il s’agit en fait d’un livre de bonnes intentions. Une espèce de cahier des charges pour la structure opérationnelle qui sera mise en place dans les mois à venir »15, la future SA Bruxelles-Midi, déjà en ges-tation et dans laquelle la Région tente sans grand succès d’impliquer la SNCB. On peut donc penser qu’en affichant des options urbanistiques

11. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.12. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.13. synthèse de l’étude du schéma de développement des abords de la gare du midi, région de bruxelles-capitale, mai 1991.14. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.15. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.

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dessin et maquette du schéma de développement (1991), qui imaginait la création d’une « Porte du midi » articulant l’entrée de la gare avec le Pentagone (vers bruxelles-Ville), ainsi que deux grandes places de chaque côté des voies ferrées : la place de france du côté des futurs bâtiments d’eurostation-sncb, et la place de Hollande au milieu du futur périmètre d’expropriation du PPas « fonsny 1 ». l’îlot triangulaire situé le long de la petite ceinture est le fameux îlot « russie », qui sera retiré de la zone d’intervention régionale et laissé dans les mains du promoteur Jean thomas (sa louis de Waele). – images : cooparch-ru.

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relativement « douces », en évoquant même la possibilité de rénover, puis en réalisant un « livre de bonnes intentions » suffisamment flou, la Région a cherché avant tout à envoyer un message à la SNCB et un signal aux promoteurs. Une manière de contrecarrer les projets immobiliers des uns et des autres… avec les moyens du bord. Mais, contrairement à la volonté des urbanistes, la population n’est pas rassurée par cette multiplication d’annonces contradictoires et les promoteurs n’y trouvent aucune raison de réfréner leur appétit : comprenant que les plans à venir leur céderont quoi qu’il advienne une zone de bureaux, ils poursuivent de plus belle leur campagne d’acquisition de maisons. Ils n’ont pas tort… Telle que prévue dans ce projet de Schéma, la fonction bureau a gagné beaucoup de terrain par rapport au précédent Plan de secteur de l’État national16.

En juin 1991, le projet de Schéma de développement est soumis à une enquête publique17. Lors de la concertation qui la suit, la SNCB, « qui est pourtant au centre du débat […] est restée étonnamment muette »18 et aucun des promoteurs actifs dans le quartier n’a jugé utile d’être pré-sent. Le Schéma inquiète les habitants. « Les deux quartiers, Saint-Gilles et Cureghem, se plaignent des mêmes maux. Tout d’abord de l’indifférence des décideurs politiques à leur égard. Pendant 3 ans, on a parlé du termi-nal Midi. Les habitants devaient lire la presse pour connaître les décisions. Aujourd’hui, on nous présente des plans. Mais on a l’impression que tout est déjà joué »19. Les associations d’habitants ne sont pas dupes et « ne croient

16. lire Du grand au petit Manhattan, page 51.17. avant de prendre sa décision sur une demande de permis d’environnement ou d’urbanisme, mais aussi sur un projet de PPas ou de contrat de quartier par exemple, l’autorité communale est tenue d’organiser une enquête publique : une période de plusieurs semaines durant lesquelles la population peut consulter le dossier introduit par le demandeur et exprimer son avis. Par écrit, durant la phase de l’enquête publique, ou oralement lors de la commission de concertation qui la suit. une commission de concertation est composée de représentants de différents services régionaux et communaux. elle se réunit pour un moment public, au cours duquel les habitants peuvent faire part de leurs doléances, avant de prendre ses décisions à huis-clos. c’est ainsi qu’elle émet des avis, qui n’ont cependant aucune valeur contraignante. le collège échevinal de la commune concernée et le gouvernement régional ne sont pas tenus de les suivre.18. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.19. « les spéculateurs sont servis. merci pour eux ! », Le Soir, 31 mai 1991.

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telles qu’imaginées dans le schéma de développement des abords de la gare du midi (1991) : la place de Hollande, future place marcel broodthaers, du côté de l’avenue fonsny, et la place de france, future place Victor Horta, du côté de la rue de france.

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pas aux capacités régionales de maîtriser le dossier et de tenir tête aux promoteurs »20. Ainsi, l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU) met en cause le « communalisme » de la Région, l’accusant de favoriser les ambitions de Saint-Gilles. « Le projet TGV au Midi n’était pourtant pas une fatalité ». Les Archives d’architecture moderne (AAM) plaident pour un inventaire complet des bâtiments, ce que soutient le Brusselse raad voor het leefmilieu (BRAL) qui plaide aussi « pour une meilleure information des habitants et l’urgence de prévoir un volet social au projet ». Le Comité de défense de Saint-Gilles (CODES) quant à lui « s’étonne que les intérêts des habitants soient négligés dans le Schéma ». Pour Inter-environnement Bruxelles (IEB), « le TGV n’est qu’un prétexte pour “nettoyer” un quartier. Bientôt, il n’y aura plus aucun habitant à reloger. Vous faites des cadeaux aux spéculateurs en transformant l’affectation des sols »21.

La fédération des comités de quartier regrette également que le Schéma n’offre aucune garantie quant à la réalisation des bonnes intentions qu’il contient. En matière d’urbanisme, il a souvent été constaté que la réalité sur le terrain était juste le contraire des objectifs bien intentionnés. […] Jusqu’à présent, les pouvoirs publics régionaux ou communaux et le secteur privé ont toujours prouvé leur inca-pacité à gérer ce type de mégaprojet. Le danger existe de laisser tomber les parties les moins rentables.22

Mais malgré les critiques et les incertitudes, la Commission de concer-tation remet un avis unanimement favorable sur le Schéma, se contentant de reprendre quelques réserves – émises notamment par les communes de Saint-Gilles, Anderlecht, Forest et Bruxelles-Ville – en termes d’amé-nagement des voies de circulation. La Commission demande également la concrétisation des différents aspects du Schéma dans des PPAS et sou-haite « des garanties de relogement des habitants et de relocalisation des entreprises touchées. Des mesures d’accompagnement social sont égale-ment suggérées »23. La menace d’expropriation plane déjà dans le projet de Schéma de développement, mais ce ne sera que lors de l’élaboration des PPAS « que les expropriations éventuelles seront connues » avec plus

20. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.21. « les spéculateurs sont servis. merci pour eux ! », Le Soir, 31 mai 1991.22. Le Soir, idem.23. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.

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de précision. En attendant, le Schéma de développement est définitive-ment approuvé par le gouvernement bruxellois en juillet 1991.

la « zone d’intervention prioritaire »Un périmètre d’expropriation est prévu, pour la première fois officiellement, dans le projet de Schéma de développement. C’est la future zone de bureaux envisagée le long de l’avenue Fonsny. La Région envisage d’abord d’étaler ce périmètre sur 14 îlots ! « Dans un premier projet, il était question d’aller jusqu’à la pointe de l’avenue Fonsny et de l’avenue de la Porte de Hal »24, confirmera Charles Picqué. Le périmètre d’expropriation est réduit à 12, 11, puis 10 îlots, avant de finalement se limiter aux 5 blocs bordant l’avenue Fonsny. Ceux-ci sont décrétés « zone d’intervention prioritaire », c’est-à-dire que leur développement sera confié aux bons soins de la future « structure opérationnelle » de la Région, la SA Bruxelles-Midi. Voilà pourquoi la « zone d’intervention prioritaire » sera aussi appelée « périmètre Bruxelles-Midi »25… Plan, périmètre, zone, schéma, on a parfois du mal à s’y retrouver !

Grande de 313 900 m2 (plus de 31 hectares), la « zone d’intervention prioritaire » est située à l’intérieur d’un périmètre général « de protec-tion du tissu existant et du patrimoine ancien », annoncé par le projet de Schéma de développement. Elle constitue en quelque sorte une zone d’exception à l’intérieur du « périmètre de protection », puisqu’il s’agira ici de tout démolir pour tout reconstruire, suivant des gabarits nettement supérieurs aux gabarits préexistants.

L’objectif est d’y implanter une « mixité des fonctions », en l’occurence le mélange, dans un même périmètre ou par îlots, de fonctions tertiai-res (bureau, hôtellerie), de commerce et de logement.

Le Schéma précise de manière très détaillée quelles doivent être les affectations des îlots du « périmètre Bruxelles-Midi ». Néanmoins, il permet fréquemment le choix souple entre 2 ou même 3 affectations différentes sans prévoir de quota maxi-mal ou minimal pour l’une ou l’autre fonction forte ou faible.26

24. débat au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.25. Pendant un temps, un îlot situé de l’autre côté de la gare, à côté de la tour du midi, est adjoint à ce périmètre. il en disparaîtra rapidement.26. Mutation du quartier du Midi à Bruxelles : Fruit d’une alliance entre pouvoirs publics et promoteurs immobiliers, contre les populations ?, Véronique Gailly & alain maron, mémoire foPes, ucl, septembre 2007.

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Pour le reste, le « périmètre Bruxelles-Midi » inclut la création de nou-velles places publiques : les places de Hollande et de Russie, du côté Ouest de la gare, et la place du Midi entre la gare et le Pentagone. La rue de Norvège, qui se trouve à l’intérieur de ce périmètre, devra disparaître, le Schéma prévoyant la fusion des deux îlots (A1 et A2) qui l’entourent. À quelques notables différences (l’îlot « Russie », les abords de la tour du Midi), ce périmètre correspond donc à celui du futur PPAS « Fonsny 1 ».

1989-1992 /// les PPAs du midiSi le Schéma de développement ne détenait aucune valeur réglementaire, son objectif officiel était bien d’être un cadre de référence censé déter-miner la politique urbanistique menée dans ce quartier. Celle-ci prend ensuite la forme de plans particuliers d’affectation du sol (PPAS).

Les PPAS du Midi27 (« Bara 1 » et « Bara 2 » sur Anderlecht, « Fonsny 1 », « Fonsny 2 » et « France » sur Saint-Gilles) ont donc logiquement été présen-tés comme devant être subordonnés au Schéma de développement, lequel a été initié au même moment. Mais comme il n’avait aucune valeur légale, que le cabinet du ministre-président et la SA Bruxelles-Midi avaient entre-temps revus leurs calculs de rentabilité, et que les promoteurs faisaient leur lobbying, les PPAS ont peu à peu oublié les grandes options urbanistiques du Schéma. En cours d’élaboration, les bureaux d’études devront plusieurs fois modifier les prescriptions du PPAS « Fonsny 1 » (notamment les pour-centages réservés aux différentes affectations), à l’initiative de Bruxelles-Midi. Et c’est bien sûr à la hausse que seront revus les surfaces de bureaux et les gabarits initialement prévus dans le Schéma. Censée « opérationna-liser » le Schéma de développement, la SA Bruxelles-Midi l’a au contraire rendu à son état de simple catalogue de bonnes intentions.

Les cinq PPAS concernant la zone sont finalisés en 1992. Les asso-ciations de défense des habitants les découvrent « avec horreur et stupé-faction ». Selon IEB, « la Région a tout cédé aux promoteurs. Les PPAS sont dessinés sur mesure pour les bâtisseurs de bureaux et les couleurs de bitume »28. Ils totalisent pas moins de 400 000 m2 de bureaux et contredisent les options principales du Schéma de développement, pourtant déjà

27. Voir la carte des PPas du midi dans le cahier photos.28. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.

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favorable au bureau : les espaces publics sont réduits à peau de chagrin, les gabarits autorisés ont nettement augmenté, il n’est plus question de « Porte du Midi » ni de liaison Est-Ouest…

Le PPAS « France », qui concerne pour l’essentiel l’îlot Côte d’Or, consa-cre le consensus qui a découlé du long rapport de force entre la Région et la SNCB29. Au lieu des 350 000 m2 qu’elle escomptait au départ, cel-le-ci se contente finalement d’un PPAS prévoyant plus « modestement » 160 000 m2 de bureaux et 10 000 m2 de logements. Les volumétries qui y sont prévues laissent entendre que les futurs bureaux pourraient accueillir de grandes administrations (publiques, donc). La victoire au forceps de la Région sur la SNCB et Eurostation permet de limiter le risque de satu-ration de l’offre de bureaux dans le quartier. La Région et Saint-Gilles se mettent à reprendre espoir dans l’attractivité et la viabilité de leur « petit Manhattan » du côté de l’avenue Fonsny…

C’est le PPAS « Fonsny 1 »30, justement, qui entérine ces visées. Il est constitué d’ensembles de bureaux plus fragmentés que dans le PPAS « France », sans doute conçus pour éviter le scénario d’une arrivée d’ad-ministrations publiques et espérer attirer des sociétés privées. Il ne leur réserve pourtant pas de zone spécifique, les bureaux étant inclus dans des zones dites « de mixité » à l’intérieur desquelles peuvent être mélangées différentes fonctions. Toutefois, le PPAS y impose des quotas minimaux et maximaux pour chaque fonction et les zones « mixtes » sont large-ment majoritaires par rapport aux zones réservées au logement. Ainsi, sans pouvoir donner de chiffre précis pour chaque fonction (l’ensemble de la zone n’est toujours pas fini au moment d’écrire ces lignes), on peut dire que ce PPAS affecte plus de trois quarts des surfaces plancher aux fonctions tertiaires (bureaux, hôtels, commerces) et qu’il prévoit l’implan-tation de 80 000 à 100 000 m2 de bureaux, 8000 m2 d’hôtels et 6500 m2 de commerces, pour à peu près 25 000 m2 de logements31.

Les gabarits prévus à front de l’avenue Fonsny, pour les immeubles de bureaux, sont beaucoup plus importants (10 niveaux) que ceux qui exis-tent ou sont autorisés le long de la rue de Mérode (4 niveaux)… et que

29. lire Le dragon à sept têtes, page 189.30. Voir la carte du PPas « fonsny 1 » dans le cahier photos.31. rapport d’activités de la sa bruxelles-midi, exercice 2005.

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ceux dont il était question dans le Schéma de développement. Par ailleurs, les prescrits du PPAS imposent un style architectural devant imiter les bâtiments anciens du quartier. Le résultat sera une sorte de pastiche néo-classique qui sera incarné par les réalisations « indémodables » de l’Atelier d’art urbain – et auquel la Commune de Saint-Gilles finira par déroger en 2006, afin de permettre à Michel Jaspers et au bureau A2RC de réaliser des bâtiments de style « contemporain ».

Nouvelles fonctions, nouveaux gabarits et nouvelle architecture…Par ses prescrits, le PPAS « Fonsny 1 » prévoit donc la démolition des 5 îlots existants. À cette fin, il est doublé d’un plan d’expropriation en extrême urgence et pour cause d’utilité publique, adopté par Saint-Gilles en 1992. Ce plan conforte le statut exceptionnel du périmètre, puisqu’il s’agira d’y capter les plus-values immobilières via la SA Bruxelles-Midi qui peut demander au pouvoir expropriant (la Région en l’occurence) de prendre possession des maisons afin de revendre ensuite aux promoteurs les parcel-les « remembrées » (c’est-à-dire vendues en lots correspondant à l’emprise au sol des futurs projets). Le plan d’expropriation concerne 176 parcelles, soit 165 bâtiments, c’est-à-dire l’ensemble des 5 îlots à l’exception de l’hô-tel vide de la rue d’Angleterre et des bureaux de la société Test Achats.

Quant à la future place de Hollande, devant être percée au milieu des îlots B et C, son assiette est réduite de moitié par rapport au Schéma de développement, et ce afin d’augmenter les surfaces de bureaux constructi-bles et d’éviter l’expropriation de Test Achats, le « journal des consomma-teurs » – pour lui permettre, au contraire, de s’agrandir. Le Schéma promet-tait de grands espaces publics animés et conviviaux ? Le PPAS a accouché de petites places désertiques… Au cabinet Picqué, « Jacques Van Grimbergen n’y croit pas. Les plans seront affinés pour l’éviter »32, soutient-il, convaincu de la fidélité des nouveaux PPAS au Schéma de développement.

Nous n’avons pas envie de répéter les erreurs du quartier Nord. […] Nous avons volontairement laissé la question des espaces publics dans le vague. C’est en fonction des accès de la gare qu’il faudra étudier les places et leurs environs. Et la volonté de la Région est d’en faire des lieux animés. Les grands flux de circulation en seront d’ailleurs détournés pour assurer la convivialité.33

32. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.33. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.

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Pour vérifier ses dires, il suffit d’aller constater de visu ce que sont devenus aujourd’hui ces « espaces publics ». À cet égard, on notera que la Commune n’hésitera pas, par la suite, à déroger au PPAS « Fonsny 1 » (tant qu’il n’est pas question de revoir à la baisse les surfaces de bureaux, en tout cas). Par exem-ple, en acceptant que la compagnie Swiss Life installe sa cafétaria privée dans les rez-de-chaussée du « South Center Titanium », là où des commerces devaient assurer la convivialité de la « place Marcel Broodthaers »…

Quoi qu’en disent les maîtres ès planification de la Région, et l’écart entre le Schéma de développement et les PPAS le démontre incontesta-blement : au Midi, la planification s’est pliée aux « impératifs du marché ».

1989-1995 /// le Plan régional de développement (Prd)Les PPAS du Midi et le plan d’expropriation du PPAS « Fonsny 1 » sont approuvés en 1992 à Saint-Gilles et Anderlecht. Charles Picqué, qui enté-rine trois d’entre eux en tant que bourgmestre de Saint-Gilles, refuse aussitôt de les adopter en tant que ministre-président régional. Il n’aban-donne pas ses ambitions au Midi mais donne l’impression de prendre un peu de hauteur et de tirer les leçons de la crise du bureau qui fait rage à Bruxelles au début des années 199034. La Région n’hésite pas à mettre en question la pertinence de ces PPAS35 et décide qu’il est « sage » d’attendre l’adoption du Plan régional de développement (PRD), la « grande affaire » de la première législature régionale, avant de les examiner.

Il m’a paru opportun de différer l’engagement de l’opération à la fin de la phase d’enquête publique du PRD, explique Picqué. Je pense que, très vite, on nous aurait soupçonnés de vouloir, avant le PRD, prendre des initiatives sans que la réflexion sur le développement de Bruxelles n’ait intégré la place que le quartier va prendre dans l’avenir de notre Région. Il serait donc sage de ne pas aller plus vite ni plus loin pour le moment.36

La Région laisse ainsi planer le doute sur l’ampleur des affectations-bureaux qui seront réellement permises au Midi et sur le moment où le coup d’envoi sera donné. Les promoteurs, qui viennent d’y acheter des

34. lire La crise du bureau, déjà…, page 142.35. lire Le plan secret, page 241.36. Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.

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dizaines de maisons entre 1989 et 1992, sont désormais dans l’incerti-tude et se retrouvent, de plus, placés sous la menace d’une expropriation. Ils fulminent et se détournent du quartier… Provisoirement, du moins.

Prévu dès le premier accord gouvernemental de 1989, le PRD pren-dra beaucoup plus de temps qu’annoncé à se concrétiser. Il est finalement adopté par le gouvernement régional à la toute fin de la première légis-lature, en 1995. Après 4 années de prémices, voici « Bruxelles en techno-polis habitable » ou « comment redonner le goût d’habiter Bruxelles »37. « Véritable projet de ville », le PRD est censé produire ses effets sur une période de 10 ans afin de redessiner l’urbanisme, la sociologie et l’éco-nomie de Bruxelles à l’horizon 2005. Constitué d’un ensemble de car-tes et d’un long texte, le PRD détaille les priorités du gouvernement régional en matière d’aménagement du territoire (comme par exemple la « revitalisation » des quartiers populaires centraux à travers les contrats de quartier). Les pouvoirs publics (une commune, par exemple) ne peuvent aller à l’encontre des orientations fixées dans le PRD, mais le plan n’a pas de force réglementaire eu égard à l’affectation des sols – c’est la tâche du PRAS (Plan régional d’affectation du sol). Le pari du PRD : « Enrayer la perte continue d’habitants et donc de recettes pour la Région »38.

Il s’agit, selon Charles Picqué, son inspirateur, d’un instrument pour notre ville-région assiégée par l’éclatement du pouvoir, le morcellement des interventions en matière d’aménagement du territoire. Le PRD est un instrument pour éviter le coup par coup en urbanisme. Il doit planifier le moyen et le long terme, donner des orientations aux communes dans l’usage de leur argent.39

Le PRD mélange la planification économique et sociale, généralement quinquennale, et la planification urbanistique qui est habituellement étu-diée à plus long terme. Son élaboration a occasionné ainsi d’interminables négociations et conflits d’intérêts avec les 19 baronnies communales40, et la réalisation de pas moins de 16 études préalables : logement, hôtels, bureaux, déplacements, équipements collectifs, noyaux commerciaux, « sociogramme bruxellois », entreprises industrielles, zone du canal, observatoire des loyers,

37. «bruxelles en technopolis habitable», Le Soir, 14 février 1995.38. « un maître plan pour le bruxelles de 2005 », Le Soir, 14 décembre 1993.39. Le Soir, idem.40. « il manque Vdb pour boucler le Prd », Le Soir, 24 novembre 1993.

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177

conservation du patrimoine, Europe, etc. Selon Alain Hutchinson, le PRD « fixe des objectifs de nature à développer la ville économiquement et socialement, mais aussi à redistribuer équitablement les ressources, redres-sant ainsi les inégalités que creuse naturellement le marché »41.

Le PRD s’est donc fixé pour objectifs de permettre le maintien en ville de toutes les catégories de population, de manière à assurer une mixité sociale et éviter la création de ghettos ; de favoriser un emploi assurant le progrès social des plus démunis ; de permettre à Bruxelles d’être la capitale de l’Europe sans porter atteinte à la qualité de vie des habitants ; de protéger le patrimoine et le cadre de vie du can-nibalisme immobilier ; de renforcer les systèmes de formation ; d’assurer la sécurité des habitants ; d’assurer aux Bruxellois un logement décent, etc. […] À défaut d’un tel plan, Bruxelles serait aux seules mains du marché, lequel se soucie peu, je le répète, de maintenir un relatif équilibre entre les acteurs. Il suffit de traverser certaines grandes villes américaines pour s’en rendre compte. Un fossé sépare socialement et territorialement riches et pauvres, générant affrontements et insécurité croissants.

L’opération régionale au quartier Midi démontre un comportement dia-métralement opposé à ce catalogue de belles intentions : en livrant un quartier au marché immobilier, en y saccageant le patrimoine, en portant atteinte à l’habitat et à la qualité de vie de ses habitants, tout en organisant leur éviction du quartier, la planification régionale y a creusé les inégalités et écrasé les clas-ses les plus pauvres pour redistribuer leurs richesses aux classes moyennes.

La version finale du PRD n’a pas contredit ce qu’annonçait déjà Picqué en 1993, à savoir que cet instrument de planification est censé permettre d’arrêter à Bruxelles « la diffusion du bureau dans l’ensemble de la ville, en désignant un certain nombre de périmètres à l’intérieur du centre métro-politain comme sites préférentiels d’accueil des bureaux »42.

Sont visés ici : le quartier de la gare du Nord, le quartier Léopold, le quartier de la gare Centrale et le quartier de la gare du Midi. Les charges d’urbanisme accompagnant les nouvelles constructions de bureaux doivent permettre de casser la monofonctionnalité de ces quartiers et d’y réintroduire de l’habitat dans de bonnes conditions. Ces périmètres administratifs métropolitains sont entourés par un cordon

41. Le logement à Bruxelles, pour une nouvelle solidarité avec les Bruxellois, alain Hutchinson, éditions luc Pire, 2004.42. Parlement de la région de bruxelles-capitale, Bulletin des questions écrites, 9 septembre 1993.

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178 une zone « prioritaire »

de protection accrue du logement qui empêche la dissémination des bureaux dans les quartier résidentiels voisins.43

Non seulement le PRD conforte les options prises par les PPAS du Midi, mais il va les entériner comme stratégie à l’échelle régionale. À savoir : dresser des « périmètres de protection » des fonctions existantes, à l’intérieur desquels transformer des zones précédemment mixtes en zones monofonctionnelles, ce qui permettra d’engranger des charges d’urba-nisme grâce auxquelles de la mixité sera réintroduite dans les « cordons de protection accrue ». Tout le monde suit ?

L’adoption de cette stratégie créerait un atout décisif pour le réaménagement confié à Bruxelles-Midi ; en effet dans cette conjoncture particulièrement difficile, la prolifération d’offre de bureaux en dehors des pôles privilégiés limite la capacité de l’aménageur à réclamer dans ces pôles les charges d’urbanisme susceptible d’assurer correctement la mixité fonctionnelle des quartiers et la réalisation d’espaces publics de qualité.44

En somme, Picqué espère que l’adoption de cette stratégie dans le PRD permette de diminuer la rude concurrence qui sévit à Bruxelles et qui détourne honteusement les investisseurs de ce quartier Midi pourtant décrété « prioritaire ». Réattirer les promoteurs dans le droit chemin devrait permettre la concrétisation de projets qui généreront des charges d’urba-nisme, pour réalimenter enfin les caisses de la SA Bruxelles-Midi, qui en a bien besoin…

2007 /// le Plan de développement international (Pdi)À chaque législature ses nouveaux plans, le plus souvent doublés d’une régression en termes de transparence des procédures et de concertation. Les maigres acquis des luttes urbaines des années 1970 (enquêtes publi-ques, commissions de concertation…) sont peu à peu détricotés au nom de la rapidité et de l’efficacité. En la matière, la médaille de l’opacité et de la bêtise pourrait être décernée sans trop d’effort au Plan de dévelop-pement international (PDI), le dernier lapin sorti du chapeau régional. Présenté comme un nouvel « outil de gouvernance », c’est, à mieux y

43. Parlement de la région de bruxelles-capitale, Bulletin des questions écrites, 9 septembre 1993.44. Bulletin des questions écrites, idem.

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regarder, un plan réalisé dans l’opacité, dépourvu de toute valeur légale mais qui prétend dicter les politiques urbaines, dominer les outils de plani-fication antérieurs, créer des zones « prioritaires » pour lesquelles les rares dispositifs démocratiques prévus dans les procédures habituelles pour-raient ne plus s’appliquer, etc.

Le « schéma de base » du futur PDI, commandé par la Région bruxel-loise à Pricewaterhouse Coopers, un cabinet international de services financiers, de conseil et d’expertise technique, a été dévoilé fin 2007 par Charles Picqué lors d’un séminaire immobilier. Les promoteurs en ont donc eu la primeur, avant les habitants, les médias et même les autres mem-bres du gouvernement et du parlement régionaux. Tout un symbole… C’est une fuite qui a finalement permis de rendre ce document public, via le site internet du Comité du quartier Midi. Il n’y a qu’à lire la liste des per-sonnes rencontrées par Pricewaterhouse Coopers dans l’élaboration de ce document, pour comprendre qu’il s’agit d’un instrument de la promotion immobilière et commerciale de Bruxelles. Aucune association d’habitants n’a été consultée, par exemple. D’une médiocrité affligeante, rédigé dans un langage d’entreprise, ce texte porte une idéologie de la ville qui nous ramène sous certains aspects aux années 1960 et 1970. Le quartier Midi, par exemple, y est présenté comme le « pôle business du futur »45. Ici aussi, le discours est en tous points identique à celui qui fut développé à la fin des années 1980 et qui mena au gâchis que l’on sait. En deux mots : grâce au Thalys et à l’Eurostar, le Midi va devenir un « nouveau pôle de développe-ment économique à destination du business international » et plus particu-lièrement de « la sphère d’influence parisienne et londonienne ».

2008 /// le futur « master plan »Le PDI, qui a du mal à dépasser le statut de fourre-tout rassemblant dif-férents plans préexistants ou en cours d’élaboration, s’appuie sur deux dispositifs pour arriver à ses fins au quartier Midi. Il y a d’une part le contrat de quartier « Fontainas », qui est notamment censé relier le quar-tier Midi au Parvis de Saint-Gilles. Et d’autre part, le futur « Master plan » que finance la SNCB. En 2008, un « protocole de coopération » est en

45. Plan de développement international de bruxelles, schéma de base, Pricewaterhouse coopers, août 2007.

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180 une zone « prioritaire »

U

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N

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2,5 km

UUUUUUU

U

UUUUUUUU

AnversAmsterdam

Schaerbeek Formation activités logistiques, entreprises, logements, stade de football normes FIFA (?) (SD)

LiègeCologneFrancfort

Josaphat éco-quartier avec bureaux, logements, équipements collectifs

Cité administrative bureaux (53%), logements (35%), commerces (6%), équipements collectifs (5%) (SD)

Quartier européen bureaux, logements, commerces, Maison de l'Europe, – « quartier mixte et convivial » (SD)

Delta nouveaux logements, bureaux, industries urbaines (SD)

Forêt de Soignes

UUUUUUU

Monts des Arts Brussels Information Point (BIP), Square Meeting Centre, Musée Magritte, commerces

Saint-Gilles

Quartier de la gare du Midi nouveaux logements, bureaux pour entreprises internationales, hôtels – « environnement convivial et sécurisé »

Gare de l'Ouest station RER – métro-bus-tram,nouveaux logements, bureaux et équipements collectifs (SD)

Tour & Taxislogements (40%), bureaux (40%), équipements (20%), parc 20 ha, piscine à ciel ouvert (SD)

Heysel grand centre commercial, centre de congrès (50 000 m ), salle de spectacle (15 000 places), stade de football normes FIFA (?)

LilleParis

Londres

Sources : adapté du Plan de Développement International – Feuille de route, Région de Bruxelles-Capitale, janvier 2008 et du site web www.demainbruxelles.be, Région de Bruxelles-Capitale, 2008 (dernier accès : janvier 2009)

version : janvier 2009

2

Région de Bruxelles-Capitale

Communes

Lignes TGV

Terminal TGVGares principales

Autoroutes

Centre historique(« Pentagone »)

Canal

SD : Schéma directeur(adopté ou en cours d‘élaboration)

Campus universitaires

déveLopper une stratégie d’image pour Les quartiers (city marketing)

afin de Les caractériser, et notamment pour Les quartiers Les pLus

fragiLisés afin de Les revaLoriser et d’éviter que Leur image négative

ne dépasse Les frontières et ne nuise au rayonnement internationaL

de La viLLe (effet « bronx »). […] un pLan de déveLoppement sur 10 ans

pour chaque quartier doit permettre de vendre ces quartiers

à des investisseurs et à des nouveaux habitants […]

— Plan de développement international de bruxelles, schéma de base, août 2007.

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181

effet signé entre les Communes de Saint-Gilles et Anderlecht, la SNCB Holding et ses filiales foncières (Eurostation et Euro-Immostar), la Région de Bruxelles-Capitale et Beliris, en vue de l’élaboration de ce nouveau « Master plan »46 pour le réaménagement de la gare du Midi et ses envi-rons. Élaboré dans le plus grand secret, il est piloté par un comité présidé par Charles Picqué et qui n’a de compte à rendre à personne, ce qui est d’autant plus aisé que toute communication autour de ses projets est totalement cadenassée. Ses projets ? Obscurs, eux aussi, même si l’on peut deviner qu’il s’agit notamment de « remembrer » l’immeuble de la gare sur l’avenue Fonsny, d’y construire de nouveaux bureaux où plusieurs services de la SNCB pourraient être regroupés (ce qui aurait pour effet de libérer d’autres surfaces de bureaux dans le quartier), et au passage de refaire les aménagements de voiries et d’espaces publics financés et inaugurés il y a 5 ans à peine par Beliris47.

Le « Master plan » ne concerne donc pas le PPAS « Fonsny 1 », mais une zone beaucoup plus vaste et particulièrement floue. Dans le seul docu-ment qui ait été communiqué à ce propos aux conseillers communaux saint-gillois, on trouve pour seul périmètre un plan mal photocopié du quartier qui est entouré d’une forme particulièrement imprécise, dessinée au marqueur. Ce énième projet démontre l’obsession des planifications réalisées sur le quartier Midi, l’incapacité des autorités à se remettre en question et à tirer les leçons de leurs erreurs.

Pourtant, il suffit de sortir du PPAS « Fonsny 1 » pour que les autorités semblent retrouver un peu de lucidité. En 2004, suite à une proposi-tion de la Commune de Saint-Gilles, le gouvernement régional abroge le PPAS « Fonsny 2 » qui entoure les 5 îlots du « Fonsny 1 ». Les autori-tés constatent que les prescrits de ce PPAS ont été contre-productifs et notamment « qu’une série de bâtiments ne pouvant être réaffectés ont été abandonnés par leurs propriétaires (créant de véritables zones de chan-cres), que des bâtiments à valeur patrimoniale intéressante se dégradent pour les mêmes raisons, que des projets prévoyant des rénovations et des réaffectations en logement ont été refusés »… Dans les considérants de l’arrêté ministériel entérinant cette abrogation, la Commune et la Région

46. lire Le dragon à sept têtes, page 189.47. lire Une grande fête populaire, page 208.

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182 une zone « prioritaire »

considèrent que les gabarits autorisés étaient « trop importants et abou-tissent à des constructions peu intégrées sur le plan urbanistique ». Une prise de conscience tardive, mais qui n’est accompagnée d’aucune remise en question du PPAS « Fonsny 1 », pourtant connexe.

Qu’il s’agisse des différents « contrats de quartier » (Verhaeghen, Métal-Monnaie, Fontainas…) ou des projets financés par les fonds européens « Urban II » mis en œuvre tout autour de la zone d’expropriation, il est frappant de remarquer qu’ils privilégient tous la rénovation à la démo-lition, la consolidation du logement à la présence du bureau, la préemp-tion48 à l’expropriation… Confirmant à quel point le PPAS « Fonsny 1 » relève de l’exception urbanistique organisée et érigée en exemple. En d’autres lieux, sous d’autres formes, ce principe de zone « sacrifiée pour le bien commun » se répand et se banalise. Appliqué au nom de prétendus « intérêts supérieurs », il permet surtout à des pouvoirs publics de prendre le parti d’intérêts privés tout en individualisant les citadins en une multi-plicité d’intérêts particuliers n’ayant, à ce titre, plus voix au chapitre.

48. le droit de préemption est un droit de préférence qui peut être accordé légalement à des personnes privées ou à des collectivités publiques et qui leur permet d’acquérir un bien par priorité à toute autre personne, lorsque son propriétaire manifeste la volonté de le vendre.

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Projet de la sncb et de sa filiale eurostation pour la nouvelle gare du midi (1990).

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nous ne vouLons pas de cochonnerie au midi !

si c’est à prendre ou à Laisser, c’est à Laisser. on

ne fait pas n’importe quoi dans La viLLe. Le tissu

urbain a été suffisamment traumatisé à bruxeLLes.

— charles Picqué, Le Soir, 27 octobre 1990.

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représentation du schéma de développement (1991), commandé par la région bruxelloise au bureau cooparch et dessiné par l’atelier d’art urbain. sous la pression des promoteurs, les grands espaces verts et places publiques qui y sont prévus auront déjà fondus un an plus tard dans le PPas « fonsny 1 », tandis qu’augmenteront les gabarits autorisés.

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La gare sera à L’image du petit esprit

de La cLasse poLitique.

— Herwig Persoons (sncb/eurostation) dans Le Soir, 16 mars 1994.

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1989-2009 /// la sncb : compagnie ferroviaire ou immobilière ?

6. le « drAGON à sePt têtes »

Ce qui est amusant lorsqu’on se plonge dans l’histoire des chemins de fer belges, entamée en 1835, c’est de se rendre compte que leur prise en charge par la collectivité, en tant que service public, trouve son origine dans la lassitude éprouvée par l’État belge, dès 1870, de devoir constam-ment combler les pertes financières des compagnies privées. Le processus de nationalisation, qui aboutit avec la création de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) en 1926, fut donc motivé par un souci de rentabilité et rationalisation. Les mêmes objectifs seront invo-qués, un siècle et quart plus tard, pour amorcer un mouvement inverse. L’Union européenne et ses « critères de convergence » étaient passés par là. Aujourd’hui, la SNCB fonctionne sur le modèle d’une entreprise privée et elle ne se consacre plus « pleinement au développement du chemin de fer », contrairement à la publicité. La SNCB a aussi d’autres métiers, qui n’ont rien à voir avec le transport des passagers…

1989. À Bruxelles, tout le monde s’entend pour privilégier l’implan-tation du terminal TGV à la gare du Midi. Les bureaux d’études, l’État fédéral, la SNCB, la Commune de Saint-Gilles et la nouvelle Région bruxelloise n’y voient que des avantages techniques, financiers et urbanis-tiques. Mais l’apparente unité entre ces différents acteurs sera de courte durée. En octobre 1990, la dispute éclate…

Alors que les travaux du TGV battent leur plein dans plusieurs pays d’Europe, la Grande-Bretagne exige des mesures de sécurité renforcées sur les quais du TGV, occasionnant des dépenses imprévues à la SNCB.

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190 Le « dragon à sept têtes »

Handicapée par une dette colossale vis-à-vis de l’État belge, au moment où celui-ci cherche à alléger sa dette publique pour se conformer aux normes européennes du Traité de Maastricht, la SNCB se voit explici-tement poussée à entrer dans une optique de libéralisation et dans des stratégies agressives d’entreprise privée. Elle n’attendra pas son « autono-mie de gestion » en 1991 pour commencer à rentabiliser son patrimoine foncier (vendre ses terrains au plus offrant ou y développer elle-même des projets immobiliers) et ferroviaire (vendre son matériel roulant) partout où elle le pourra. Et il y a de quoi faire, puisqu’elle est le plus important propriétaire de réserves foncières en zones urbaines de Belgique. Poussée par Jean-Luc Dehaene (CVP1), alors ministre des Communications, et par Étienne Schouppe2 (CVP lui aussi), un administrateur délégué acquis à la cause de la rationalisation et de la politique de concurrence, la SNCB va commencer à changer de métier…

la bataille du tGvPour faire face à ses nouvelles contraintes budgétaires dans la construction du terminal au Midi, elle veut recourir à une opération immobilière d’en-vergure. « C’est que les enjeux financiers sont énormes. Ils se comptent en milliards de francs. Et c’est sans aucun doute le plus gros problème de la SNCB. L’arrivée du TGV à Bruxelles, l’itinéraire vers Liège et Cologne, il faut les financer. Pour le tronçon Liège-frontière allemande, d’ailleurs, la SNCB demande à l’Allemagne de participer à ce financement. Pour Bruxelles, elle compte sur les plus-values immobilières qu’elle pourra dégager »3. En octobre 1990, elle fait part de sa décision de financer les structures d’exploitation ferroviaires du terminal par la réalisation d’un mastodonte de bureaux, hôtels et commerces, qui s’étendrait des deux côtés de la gare du Midi.

1. le christelijke volkspartij (cVP, Parti populaire chrétien), devenu au début des années 2000 les christen-democratisch en vlaams (cd&V, chrétiens-démocrates flamands), a été pendant longtemps le parti le plus influent de belgique.2. Étienne schouppe fut administrateur délégué de la sncb de 1987 à 2002. sous son mandat, le personnel de la sncb fut réduit de 68 000 à 42 000 travailleurs. depuis mars 2008, Étienne schouppe est secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé de la mobilité.3. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.

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À la Région, ce projet est dénoncé comme « un “mammouth” appa-remment capable d’écraser tout un quartier »4, « un gros pavé architectural complètement hors normes dans l’environnement urbain du quartier du Midi »5. À l’intérieur du « monstre », on compte 160 000 m2 de bureaux, 120 000 m2 de restaurants et magasins, 70 000 m2 d’hôtel, le tout à la limite de Saint-Gilles mais principalement sur Anderlecht. Au total : 350 000 m2, auxquels s’ajoutent encore les 110 000 m2 de la gare proprement dite.

La Région soumet à la SNCB un « contre-projet » plus modeste de 285 000 m2 « seulement » du côté anderlechtois de la gare (146 000 m2 de bureaux, 25 000 m2 de commerces et restaurants, 40 000 m2 d’hôtels, 70 000 m2 de logements et 3 000 m2 d’équipements divers). Sa volonté est de ne pas submerger le marché et de ménager des surfaces constructibles du côté saint-gillois. La Région caresse en effet l’idée d’une intervention sur un périmètre plus large encore que celui de la SNCB. En témoi-gnent Jean de Salle et Christian Frisque, les deux architectes-urbanistes qui planchent sur le Schéma de développement pour le cabinet Picqué et évoquent, en 1990, un total d’un peu moins de 700 000 m2 de nouvelles construction dans tout le quartier6.

C’est que nos urbanistes ont de grands projets pour le quartier. À l’image de ce qui existe déjà à d’autres niveaux de la petite ceinture (porte de Namur, porte Louise), ils veulent en faire un pôle urbain. Pas question de réfléchir seulement à un projet de gare, mais bien d’imaginer tout un quartier de ville où la gare a sa place.7

Mais l’État national et sa société ferroviaire n’ont que faire des pro-jets de cette toute nouvelle Région bruxelloise, qui plus est présidée par un jeune bourgmestre francophone qui ne les impressionne pas du tout8 et qui n’a aucune légitimité à leurs yeux. La SNCB persiste dans son projet. Charles Picqué bombe alors le torse et refuse de soumettre

4. « Picqué envoie la sncb à la gare », Le Soir, 27 octobre 1990.5. « le terminal tGV au midi imaginé par la sncb », Le Soir, 27 octobre 1990.6. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.7. Le Soir, idem.8. certains se souviennent qu’à l’époque, pour négocier au nom de la région, charles Picqué se rendait seul aux rendez-vous avec la sncb. ainsi, il était incapable de maîtriser tous les aspects du dossier (techniques, juridiques, financiers…), et se retrouvait face à une délégation pléthorique représentant les différents services concernés de la sncb. Qui, eux, maîtrisaient toutes les données.

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192 Le « dragon à sept têtes »

la demande de permis à la procédure d’enquête publique (préalable obligé pour réaliser son projet), officiellement « pour éviter une gifle populaire à la SNCB ». Il bloque la procédure et, dans un premier temps, choisit de ne pas rendre publique la demande de la SNCB. Mais quand celle-ci l’accuse de retarder ses projets et qu’elle propose – en cela soutenue par le ministre fédéral Jean-Luc Dehaene – de déménager le terminal TGV du Midi à Schaerbeek, Picqué est outré. La SNCB a tout de même opté clairement pour la gare du Midi, son intérêt à acheter l’îlot Côte d’Or et son implication dans l’étude Stratec9 (qu’elle a financée) l’attestent de manière irréfutable10.

Le libéral Didier Reynders11 (PRL), ennemi politique de Picqué et alors président du conseil d’administration de la SNCB, explique que la Région doit savoir faire des choix : « Elle veut le Réseau express régio-nal (RER), le TGV et la promotion. Il y a des limites à respecter cepen-dant. Nous allons proposer deux solutions avec leurs avantages et leurs inconvénients »12. En cas de conflit, l’intérêt supérieur pourrait prévaloir, menace Reynders, en ayant recours au « dépassement des intérêts régio-naux » comme la loi spéciale créant la Région bruxelloise le prévoit. En somme, l’État fédéral (duquel dépend la SNCB) menace de trancher lui-même. Picqué est estomaqué. Il en fait un casus belli : si l’on en arrive à requérir l’application de cet article de loi qui prévoit l’imposition d’une décision à la Région, il « n’exclut pas de se démettre de ses fonctions »13.

Aussitôt, le gouvernement Picqué se prononce à nouveau, à l’unani-mité, en faveur de l’option de la gare du Midi. « Et il ne compte pas changer

9. lire Une zone prioritaire, page 161.10. « autre sujet d’étonnement, l’attitude pour le moins paradoxale du directeur général de la sncb », Étienne schouppe. celui-ci défend « la thèse schaerbeekoise lors d’une conversation téléphonique » avec des journalistes, tandis qu’il se déclare« en faveur de la gare du midi quelques minutes plus tard. son interlocuteur étant alors un membre du cabinet de charles Picqué... » (« Picqué envoie la sncb à la gare », Le Soir, 27 octobre 1990).11. notons que le frère de didier reynders, Jean-Pierre reynders, associé depuis 1991 au Group t, une « société d’études pluridisciplinaires » (également active au quartier léopold), est l’architecte des immeubles « blok 1 » et « blok 2 » d’eurostation au midi.12. « Gare du midi ou de schaerbeek : un débat à grande vitesse », Le Soir, 26 octobre 1990.13. « Picqué envoie la sncb à la gare », Le Soir, 27 octobre 1990.

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193

d’option. L’arme des permis de bâtir est déjà brandie en coulis-ses »14. Autrement dit : la Région n’octroiera pas de permis pour un terminal ailleurs qu’au Midi. Picqué réplique encore au « coup de force » de l’État en divulguant le projet de la SNCB, qui n’était jusqu’alors connu que de la Région.

Désormais, plus rien ne sera secret dans les dossiers que la SNCB déposera à la Région. Le débat sur l’implantation de la gare du TGV sera entièrement public et médiatisé. Le terminal à Schaerbeek ? Pourquoi pas ? Mais pas question d’as-sumer la responsabilité d’un éventuel retard au calendrier des travaux du TGV en Belgique. Si changement de gare il y a, il faudra réaliser une nouvelle étude d’impact dans les communes traversées par le train. Et les nouvelles procédures urbanistiques ne pourront démarrer de sitôt, menace-t-il à son tour. Si le projet TGV prend du retard, la responsabilité en incombera donc, en grande partie, à la SNCB.15

Ce n’est pas moi qui ai déterré la hache de guerre. […] Si l’on veut aller vite, ce n’est pas en essayant de contourner la Région qu’on y arrivera.16 Ambiance…

L’attitude de l’État fédéral et des Chemins de fer s’explique par leur volonté de couvrir les investissements du terminal (et un peu plus sans doute) via des opérations immobilières. C’est d’ailleurs pour cela que la SNCB pense à développer le site de Schaerbeek, « où elle possède davan-tage de terrains à valoriser »17.

Pour justifier le déplacement du terminal TGV, « la SNCB invoque l’ar-gument de la spéculation immobilière»18, rendant trop chers les terrains qu’elle vise pour réaliser son projet immobilier. «C’est indécent »19, s’étrangle Picqué, qui considère que la SNCB a elle-même participé à la spéculation, « en présentant un projet mégalomane qui fait la part belle à la promotion immobilière et en passant des conventions avec des sociétés immobilières ».

14. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.15. Le Soir, idem.16. « À bout portant », Le Soir, 27 octobre 1990.17. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.18. Le Soir, idem.19. Le Soir, idem.

La sncb est comme un dragon

à sept têtes d’un cynisme effrayant.

je suis affLigé des méthodes

qu’eLLe utiLise pour tenter d’imposer

ses ukases à La région.

— charles Picqué, « À bout portant », Le Soir,27 octobre 1990.

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194 Le « dragon à sept têtes »

Charlie et le quartier de l’ancienne chocolaterieDu côté de la rue de France (Saint-Gilles) et des rues Bara et de l’Instruc-tion (Anderlecht), Charles Picqué « n’arrive pas à maîtriser la situation ». Sur l’îlot de l’ancienne usine Côte d’Or, sur lequel la SNCB a jeté son dévolu, les enjeux sont énormes et les propriétaires sont de grandes poin-tures. Cet ensemble d’immeubles appartient à la SA Colima, une filiale de Jacobs-Suchard (qui a racheté l’entreprise Côte d’Or). Dans un premier temps, la SNCB tente une approche de Colima pour envisager une pro-motion immobilière commune sur l’îlot. Elle attire même dans la danse une société flamande, Pieters-De Gelder, qui vient concurrencer les pro-moteurs bruxellois sur leur propre terrain. En 1991, la SNCB, Colima et Pieters-De Gelder unissent leurs forces au sein de la SA Europroject. Mais les intérêts des trois partenaires divergent trop et leur alliance ne dure pas.

C’est ainsi que Colima s’associe avec la SA Espace Midi20, le consor-tium réunissant les principaux promoteurs actifs dans le quartier. Espace Midi prend le contrôle de 50 % de Colima, qui devient la Foncière Midi. « Le prix de cette prise de participation n’a pas été révélé mais il serait, dit-on, supérieur à 400 millions de francs »21.

À l’époque, la SNCB s’est lancée à pleine vapeur dans une politique de filialisation et de prise de participations dans des sociétés privées. Dans les années 1990, on recense à peu près 80 filiales de la SNCB partout dans le monde. C’est donc tout naturellement qu’elle constitue une filiale à 100 %, chargée d’étudier la conception et la réalisation de terminaux TGV et de gares. C’est la société anonyme Eurostation. Destinée non seulement à réaliser des études architecturales et urbanistiques, Eurostation est aussi habilitée à agir comme un développeur immobilier dans les quartiers joux-tant les gares. Celle-ci obtiendra, grâce à l’État national, un plan d’expro-priation concernant plusieurs maisons de la rue de France ainsi que l’îlot Côte d’Or. Dans les arrêtés royaux d’expropriation votés en 1991, « l’uti-lité publique » sera motivée par la construction d’un gigantesque parking, au-dessus duquel viendront pousser d’importantes surfaces administratives.

20. lire Les vautours, page 217.21. L’Aménagement du territoire à Bruxelles. Analyse d’un quartier urbain en mutation : les abords de la gare du Midi, line Jussiant, dsPos-ucl, louvain la neuve, 1993-1994.

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En réponse, les promoteurs propriétaires du site introduisent un recours au Conseil d’État contre leur expropriation.

Parallèlement aux procédures judiciaires, les deux parties se lancent dans la recherche d’un arrangement à l’amiable. Au départ, Eurostation évalue le terrain à 600 millions de francs belges (15 millions d’euros), mais la Foncière Midi en veut le double. Les promoteurs proposent alors de réaliser l’opération immobilière eux-mêmes, en garantissant à Eurostation un pourcentage sur le bénéfice. Celle-ci décline à son tour et propose que la Foncière Midi lui cède ses terrains, moyennant quoi elle lui reversera 15 % de la valeur de promotion. Nouveau refus, c’est le blocage.

En l’absence d’accord, les promoteurs, toujours propriétaires du site, intro-duisent en 1993 une demande de permis d’urbanisme pour ériger sur l’îlot un complexe de bureaux, d’hôtels, de commerces et de logements (dont le coût est estimé à 7,5 milliards de francs belges, soit 187 millions d’euros).

Eurostation riposte en activant l’expropriation judiciaire, qui va don-ner lieu à un long imbroglio juridique. En effet, l’îlot Côte d’Or est situé à cheval sur deux territoires communaux, des procédures ont donc lieu à la fois en Justice de paix de Saint-Gilles et en Justice de paix d’Ander-lecht… tandis que le recours des promoteurs est toujours pendant au Conseil d’État. Bonjour le micmac.

En décembre 1993, l’arrêt du Conseil d’État permettra finalement à Eurostation d’exproprier l’îlot Côte d’Or et de se débarrasser de la Foncière Midi. Dur revers pour les promoteurs… Qui ne s’en sortiront toutefois pas si mal. Il faudra attendre mai 1996 pour qu’un accord inter-vienne sur le prix définitif qu’Eurostation devra payer à la Foncière Midi : 1,1 milliard de francs belges (27 500 000 euros). Un « juste prix » disent les promoteurs qui auraient, de loin, préféré garder la main sur ce site. Une « belle opération » s’émeut Eurostation, parlant d’un prix « hors norme »

esquisses du projet de la sncb (1990) intégrant le terminal tGV et les projets de bureaux.

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de 40 000 francs belges (1 000 euros) le m2 au sol22. L’îlot sera rasé en 1996. « Tout le monde en a ri », se rappellera Charles Picqué à propos de

cet épisode. « Il a fallu justifier l’expropriation de l’îlot Côte d’Or pour défendre les intérêts de la SNCB. Or, la SNCB fait-elle de l’immobilier ou du chemin de fer ? Ce fut un grand moment de l’histoire des procédures urbanistiques »23. En attendant, ces « démêlés de la SNCB avec la Région bruxelloise et un consortium de promoteurs ont manqué faire dérailler le projet »24 du terminal, raille la presse. Les travaux d’Eurostation ont pris deux ans de retard « et la confiance du privé dans l’avenir du quartier TGV s’est émoussée. L’architecture du terminal TGV en sortira bâclée »25.

Mais cet épisode aura aussi des conséquences sociales et donnera lieu à une querelle déplorable entre la SNCB et les autorités. Trente-cinq familles habitaient l’îlot Côté d’Or. La question de leur relogement se posa donc par les plans d’expropriation d’Eurostation. Du côté du cabinet Picqué, on estima que cette responsabilité incombait aux Chemins de fer: «La SNCB est seul maître des opérations immobilières dans cette zone, exclue à sa demande du champ d’action de la société Bruxelles-Midi»26, insiste Picqué. Mais la SNCB n’entendit pas les choses de la même oreille, ne se considé-rant pas comme «une œuvre charitable»27 et prétextant ne pas disposer des structures sociales pour reloger les expropriés. La SNCB conseilla donc aux habitants de la rue de France (Saint-Gilles) de s’adresser au CPAS de leur Commune. Celui-ci refusa de s’occuper de ces cas, estimant que c’était du ressort de la SNCB! On le voit, depuis l’annonce de l’arrivée du terminal TGV au Midi, ce sont les habitants qui font les frais de la guerre entre la SNCB et les pouvoirs publics…

limiter l’appétit de la sNCBEtienne Schouppe, directeur-général de la SNCB, dit appeler à la trêve avec la Région de tous ses vœux : « Nous sommes condamnés à nous entendre.

22. « le quartier du midi est en passe de devenir un nouvel espace nord », Les nouvelles immobilières, 26 septembre 1991.23. Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.24. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.25. Le Soir, idem.26. «Premiers expropriés en gare du tGV», Le Soir, 30 janvier 1992.27. «l’habitat déraille au midi», Le Soir, 2 octobre 1992.

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Parce que nous sommes des ges-tionnaires de chemin de fer, pas des promoteurs immobiliers. Ce qui importe, c’est de recevoir le TGV »28. Pourtant, Région et SNCB continueront à s’empoigner pendant des années… « Nous avons exigé une réflexion urbanistique d’ensemble, intégrant le quartier situé de part et d’autre de la gare », relate Jacques Van Grimbergen. « Nous avons suggéré (comme cela s’est fait à Lille) la création d’une société rassem-blant toutes les communes concernées par le passage du TGV, la Région, la SNCB, la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB) et les promoteurs privés. La SNCB s’y est opposée »29. En janvier 1992, la SNCB finira toutefois par accepter d’intégrer la SA Bruxelles-Midi30. Mais ce sera du bout des lèvres, se limitant à prendre une participation à son capital d’à peine 7,5 %. L’intégration de la SNCB dans Bruxelles-Midi relève sans doute d’une stratégie destinée à contrôler de l’intérieur la « structure opérationnelle » de la Région. Pour mieux empêcher celle-ci de mettre son nez dans l’aménagement de la zone de bureaux « réservée » à Eurostation… En tout cas, la SNCB exigera et obtiendra que son périmè-tre d’action soit exclu de la zone d’opération de la SA Bruxelles-Midi.

Pour sa part, la Région réussira finalement, à l’aide de ses armes urba-nistiques, à « limiter l’appétit immobilier de la SNCB »31. Selon la presse, l’exécutif régional, qui « a pris le dossier à bras le corps, bien décidé à ne pas s’en laisser compter, a lancé son premier coup de fleuret […] en direction du projet mammouth de la SNCB. Il a fait mouche et le projet a été réduit de moitié », passant de 350 000 m2 à 192 000 m2 de surfaces à construire, dont 149 000 de bureaux. Cette nouvelle configuration sera coulée dans les PPAS du Midi, et plus particulièrement le PPAS « France »32, avalisés en 1992 au niveau communal mais dont la Région bloquera l’adoption définitive pendant plusieurs années33.

28. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.29. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.30. lire La fin du Far West ?, page 111 et Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.31. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.32. lire Une zone prioritaire, page 161.33. lire Le plan secret, page 241.

si eurostation est un « terminaLeke »,

La sncb doit s’en prendre à eLLe-même

et pas à La région bruxeLLoise.

— Jacques Van Grimbergen dans Le Soir, 16 mars 1994.

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Réfrénée dans ses ambitions, la SNCB n’hésite pas, en 1992, à remet-tre une nouvelle fois en question l’implantation du TGV au Midi ! Agiter la menace d’un autre site d’accueil pour le terminal est décidément son arme préférée…

L’installation des lignes TGV et la démolition de certaines parties de l’ancienne gare, dont sa fameuse tour-horloge, débutent en 1992. Mais deux ans plus tard, la Région n’a toujours pas délivré le permis d’urba-nisme définitif des superstructures du terminal Eurostation. Le TGV sera bien sur les rails à la date et à l’heure prévue, mais les travaux d’aména-gement de la nouvelle gare du Midi prendront deux ans de retard et « se poursuivront au moins jusqu’en 1996. […] Bref, la seule certitude que les voyageurs de Bruxelles-Midi peuvent avoir aujourd’hui, c’est de débar-quer dans les travaux demain. Une image de capitale en chantier qui ne fera pas mentir la réputation de Bruxelles ! »34

L’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU) est écœuré : Si le voyageur trouve la sortie de la gare, tant la signalétique est indigente,

commence alors le parcours du combattant : l’espace public est sale, la voirie défon-cée, les connexions avec les bus, le métro ou les trams énigmatiques, le mobilier urbain vandalisé, les palissades masquant des chantiers abandonnés omniprésentes. Alors que la revitalisation du tissu urbain devrait primer, la mise en service des 3000 places de parking aménagées sous l’ancien bâtiment Côte d’Or est présentée comme prioritaire.35

Ce n’est que fin 1995 que la Région débloque la situation en adop-tant les PPAS du Midi, approuvés à Anderlecht et Saint-Gilles en 199236. Soit beaucoup trop tard aux yeux de la SNCB, qui se lamente des len-teurs régionales ayant terni son projet. Au cabinet Picqué, Jacques Van Grimbergen renvoie la SNCB à ses épures : elle « a créé Eurostation pour édifier un monument urbain auto-fonctionnel. C’est là que la misère a commencé », tonne l’adjoint du ministre-président. « Les chemins de fer voulaient bâtir une coquille incompatible avec le voisinage, farcie de bureaux, d’hôtels, de commerces… »37.

34. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.35. atelier de recherche et d’action urbaines (arau), conférence de presse du 11 février 2000.36. lire Une zone prioritaire, page 161.37. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.

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Chez Eurostation, on ne voit bien sûr pas les choses du même œil. Herwig Persoons, ingénieur-architecte du bureau d’études de la SNCB, ne calme pas son amertume. Il dit n’avoir « que des regrets dans ses car-tons ». Pour lui, les gabarits autorisés par Saint-Gilles et la Région « ne per-mettent pas d’ériger un signal ferroviaire »38 comme la SNCB en rêvait.

Cent ans après la gare d’Anvers, la SNCB voulait renouer avec l’image des stations monumentales du XIXe siècle. Ma première idée était de jeter une grande coupole au-dessus des voies, entre les rues de France et Fonsny. Elle aurait pointé à 54 mètres de haut, exactement comme à Anvers ! La Région a dit non. Elle n’a pas voulu de notre repère urbain. L’urbanisme nous a parlé d’opposition d’échelle. On nous a mis sur le nez les gabarits du quartier, en fermant les yeux sur les 150 mètres de la tour du Midi.39

Eurostation a dû remettre ses plans sur le métier et donner le jour à un second projet, plus conforme au PPAS « France » concocté par les pouvoirs publics. Selon Jacques Van Grimbergen, ce PPAS « prévoit des masses à l’intérieur desquelles les architectes de la SNCB peuvent œuvrer en toute liberté. C’est vrai pour la gare comme pour le projet de bureaux de la future place de France, sur l’îlot Côte d’Or »40.

Pour sa part, Eurostation considère que ce PPAS a cassé le projet de gare en deux parties et enlevé tout point de repère. Impossible de concevoir une architec-ture heureuse sur ce canevas. Tous les grands urbanistes nous ont dit qu’il fallait un projet permettant de relier les rues de France et Fonsny. Cela n’a pas été compris par la Région qui a traité les deux côtés de la gare séparément. […] Dans le carcan du PPAS, nous allons bricoler avec de l’acier et du granit. On fera ce qu’on pourra mais la lisibilité n’existe plus avant même d’avoir commencé. Ça fait mal d’en être réduit à une architecture de façade. Enfin, le design sera un peu spécial. Nous utiliserons des tuyaux inoxydables pour tenter de sauver le projet. Il est trop tard pour revenir en arrière.41

schaerbeek-Formation : le « terminal du futur » ?Pour la SNCB, implanter un terminal à la gare du Midi était un choix symbolique, mais il accouche d’un projet qui l’est beaucoup moins.

38. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.39. Le Soir, idem.40. Le Soir, idem.41. Le Soir, idem.

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« La gare sera à l’image du petit esprit de la classe politique », carrica-ture Herwig Persoons. Dans l’esprit des ingénieurs d’Eurostation, le Midi ne sera jamais qu’une « gare provisoire ». « Le vrai terminal du futur » se construira ailleurs, à Schaerbeek :

La SNCB possède là 150 hectares, de quoi concevoir un projet digne de Lille, avertit Herwig Persoons. Nous avons déjà consulté Schott International, qui avait mené des études pour les aéroports de Toronto, Dallas ou Atlanta. Nous avons aussi investi 2 milliards pour relier Zaventem au site de Schaerbeek. Il y a l’échangeur du ring de Diegem à proximité qui pourrait facilement être raccordé au projet. Il y a lar-gement la place pour aménager des parkings, des hôtels, des bureaux, un centre com-mercial, sans devoir exproprier qui que ce soit. Cette gare TGV en liaison directe avec l’aéroport formerait avec Zaventem un gigantesque terminal Bruxelles-National.42

Propriété de la SNCB, le site de Schaerbeek-Formation constitue la plus importante réserve foncière de tout le territoire de Bruxelles. En 1994, la SNCB imaginait y construire un nouveau terminal TGV, évidemment accompagné d’un nouveau pôle de bureaux, qu’elle ne pensait pas déve-lopper avant 2005, voire 2010. Mais c’était peut-être seulement un effet d’annonce destiné à adoucir l’attitude de la Région dans le dossier de la gare du Midi. Quelques années plus tard, la Région ambitionnera d’ailleurs de devenir propriétaire de Schaerbeek-Formation43. En 2007, le gouver-nement régional projettera d’y construire un méga-stade de football44… avec l’argent de l’État fédéral (Beliris). Mais c’était sans compter sur l’inter-vention du Fonds des infrastructures ferroviaires (FIF), créé pour sortir la SNCB du poids de sa dette historique. Présidé par une proche de Didier Reynders (MR), le FIF lança son propre appel à candidatures en vue de désigner un ou plusieurs partenaires pour le développement du site45. Ainsi, il n’est pas rare à Bruxelles que l’État donne d’une main (Beliris) l’argent qu’il reprend de l’autre (SNCB, FIF…). Mais c’est une autre histoire…

42. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.43. créant pour ce faire la société d’acquisition foncière (saf) en 2005.44. contredisant ainsi sa propre décision d’inscrire schaerbeek-formation comme « zone d’intérêt régional à aménagement différé » (Zirad), c’est-à-dire à développer une fois que les autres zones du genre seront suffisamment remplies.45. Pas opposé à l’idée d’un stade, le fif souhaite aussi y voir ériger un centre commercial, des infrastructures événementielles et touristiques, un musée d’art contemporain, des bureaux et des logements…

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l’enjeu des « end users »Interpellé au Parlement bruxellois, en 2005, sur la lenteur et l’échec de l’opération Bruxelles-Midi, Charles Picqué reviendra sur l’épisode du conflit avec le SNCB. Il expliquera que « le premier écueil » fut la muta-tion inattendue de la société ferroviaire en promoteur immobilier :

Ce qui a eu pour effet d’accélérer la situation du côté d’Anderlecht – on s’est retrouvé dans un schéma où le privé était maître du jeu – et d’avoir un impact sur le marché immobilier des bureaux. Au même endroit ont été injectés des dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux, rendant plus difficile l’accomplissement d’une série d’opérations, en raison de la saturation de l’offre en matière de bureaux à cet endroit. Cette situation a même pesé sur l’ensemble des marchés de bureaux bruxellois.46

Grâce à son statut d’entreprise publique, la SNCB a foncé en solitaire, sans jouer le jeu de la SA Bruxelles-Midi, sans attendre le Schéma de déve-loppement de Charles Picqué, ni l’élaboration des PPAS, n’hésitant pas à exproprier un îlot « pour cause d’utilité publique » afin d’y construire un gigantesque parking et des bureaux, entamant des travaux sans permis d’ur-banisme, etc. Bref, elle a adopté une attitude typique du mépris de l’État pour Bruxelles et d’autres villes47. Cela explique en partie les blocages et le temps perdu.

Perdu ? Pas pour tout le monde, si l’on considère ce conflit sous l’angle communal… Bien lancée pour mettre rapidement de grandes surfaces de

46. Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.47. « À liège, euro liège tGV, la filiale de la sncb, a exproprié à tout va, ainsi que l’y autorise l’invocation de “l’intérêt public”, autour de la nouvelle gare des Guillemins conçue par la star internationale de l’architecture santiago calatrava. motif de ces expropriations ? les “nécessités du chantier”. reste qu’une rue entière – la rue bovy – a notamment été expropriée par euro liège tGV, rue dont les maisons restent à ce jour debout alors que les travaux de la gare touchent à leur fin. les nécessités du chantier ont bon dos. dans le même temps, forte du poids dans le dossier que lui donnent ces expropriations, euro liège tGV a engagé un bras de fer avec les autorités communales en vue d’imposer un plan d’aménagement du quartier que la plupart des urbanistes considèrent comme antédiluvien : selon ce projet, dessiné lui aussi par calatrava, il s’agirait rien moins que de raser tout le quartier situé entre la gare et le fleuve pour construire un plan d’eau monumental bordé de deux barres d’immeubles. au-delà de son projet lui-même, de la négation du quartier existant qu’il représente, c’est la méthode qui interpelle : en cherchant à imposer ses vues dans le débat urbanistique, la société ferroviaire sort là encore clairement de son rôle – celui de transporter des voyageurs » (« Quand la sncb fait de la spéculation », françois schreuer & Gwenaël breës, Politique n°55, juin 2008).

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bureaux sur le marché, et en grande partie sur le territoire d’Anderlecht, la SNCB risquait de saturer l’offre de bureaux dans le quartier et ainsi compromettre les projets immobiliers de Saint-Gilles et de la Région qui, eux, n’étaient encore à l’état que de simples ambitions. Dans cette course aux bureaux, la SNCB avait une longueur d’avance que la Région devait rattraper d’une manière ou d’une autre. D’autant qu’il se sussurait qu’Eurostation comptait louer ses immeubles à des organismes publics – ce qui ne change rien de son point de vue mais qui fait disparaître pour les communes la perspective de toucher des taxes sur les bureaux.

Une première rumeur a voulu que les futurs bureaux de la rue de France soient occupés par le ministère fédéral des Communications et de l’Infrastructure… soit le ministère de tutelle de la SNCB. Une méthode qui n’est pas neuve : on se souviendra que le ministre national des Travaux publics avait, à l’époque, apporté un soutien opportun aux promoteurs du quartier Nord en installant dans l’une des tours le ministère des Travaux publics. Au Midi, une autre rumeur a ensuite donné au Comité européen des régions l’intention de s’installer dans l’ancien îlot Côte d’Or… Tout cela ne présageait rien de bon pour Saint-Gilles : même sur les parcelles du projet Eurostation qui étaient situées sur son territoire, il risquait de n’y avoir que des administrations publiques, qui ne sont donc pas sujettes au précompte immobilier. Comme la tour du Midi !

Les 149 000 m2 de bureaux d’Eurostation représentent un bénéfice potentiel d’un million et demi d’euros par an pour les communes qui les accueillent (sans compter le précompte immobilier et les taxes d’hôtels). Mais si Eurostation loue ou vend ses immeubles à des institutions publi-ques, c’est autant de manque à gagner…

Ce qui nous intéresse, avoue Picqué, c’est d’attirer des “end users” : des socié-tés qui vont occuper les bureaux ! Pas des promoteurs qui vont construire des bureaux ! Parce que sinon, on se retrouve avec des bureaux, je ne dirais pas qui sont vides, mais qui ne sont pas remplis ! 48

« C’est vrai qu’on ne se bouscule pas encore au portillon »49, confirme un responsable de la SNCB en 2000, prédisant que le « quartier d’affaires » du Midi pourrait se concrétiser « vers 2005 ». « Nous sommes confiants.

48. interview de charles Picqué à la rtbf, 2006.49. « Premier succès immobilier pour le quartier tGV », Le Soir, 24 octobre 2000.

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Le site de Bruxelles-Midi a tellement d’atouts que l’on voit mal pourquoi les investisseurs le bouderaient ». Le « Blok 1 » d’Eurostation (60 000 m2 comprenant un hôtel, des bureaux et une galerie commerçante) sera finalement terminé en 2003, et le « Blok 2 » en 2004 (120 000 m2 de bureaux). La galerie commerçante fera un flop monumental. Elle restera vide jusqu’à l’arrivée du « Midi Station », qui l’occupe depuis le prin-temps 2009. Cette « brasserie lounge »50, présentée comme la plus grande d’Europe (2 000 m2), est basée sur le concept de « l’horeca global » : archi-tecture d’intérieur, déco, design et menu de viandes avec piano-bar, piste de danse, banc d’écailler, salon VIP et même club privé pour fumeurs de cigares sont au rendez-vous de ce nouveau « flagship bruxellois »51…

Quant aux bureaux, si l’hypothèse de leur occupation par le ministère des Communications et le Comité des régions ne se confirma jamais (le premier s’installera au quartier Nord, le second au quartier « euro-péen »), ils seront finalement occupés par l’Office national de la sécurité sociale (ONSS, 40 000 m2) et par le ministère des Affaires sociales et de la Santé publique (120 000 m2)… Soit également des administrations publi-ques, exemptées des taxes sur le bureau ! Mauvaise nouvelle pour Saint-Gilles. Il se dit pourtant que Charles Picqué aurait œuvré en coulisses pour obtenir l’installation du ministère des Affaires sociales et de la Santé publique dans le « Blok 2 », parce que ce bâtiment avait du mal à trouver preneur. Tant qu’à avoir un immeuble qui ne rapporte rien, mieux vaut qu’il soit occupé, notamment pour ne pas compliquer encore davantage la venue espérée d’autres « end-users » dans des immeubles tout proches…

« montrer l’exemple »La démarche immobilière de la SNCB au quartier Midi est assez singulière. En l’an 2000, alors qu’Eurostation est en train de construire le « Blok 1 » et le « Blok 2 » qui peinent à trouver des occupants et qu’elle-même est proprié-taire de ses bureaux le long de la gare, la SNCB décide d’acheter le « Midi Atrium » : un ensemble de 56 180 m², tout neuf, construit par la SA Louis

50. www.midistation.eu/concept_fr.html51. dont l’entrée, place Horta, fait face à un buste de Paul-Henri spaak (l’un des pères fondateurs de l’europe) inauguré en 2008 par charles Picqué et Patrick debouverie pour « symboliser le renouveau du quartier ». Pas de doute, la « revitalisation » est en route…

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la gare du midi vue de l’avenue fonsny (saint-Gilles) en 2008.de l’autre côté des voies, les « blok 1 » et « blok 2 » construits par eurostation.

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De Waele au terme d’un long processus de spéculation et de « chancrifica-tion » démarré en 1986 par Jean Thomas52 sur « l’îlot Russie » à Saint-Gilles. Un quotidien présentera cette vente comme le « premier succès immobilier pour le quartier TGV ». Il est vrai que la SA Louis De Waele, à qui le « Midi Atrium » a officiellement coûté 52 millions d’euros, en obtient près du dou-ble en le revendant à la SNCB. « C’est une très belle opération pour Jean Thomas », note Claude Bourgeois, agent immobilier anciennement très actif au Midi. « Une opération de maître. Il savait à quelle porte s’adresser ». D’autres conviennent que les relations de Jean Thomas à la SNCB lui ont sans doute été « très utiles » pour mener cette transaction à bien. « Comment expliquer autrement que le Conseil de la SNCB accepte d’acheter, en septembre 2000, l’îlot “Midi Atrium” pour 100 millions d’euros en vingt minutes ? “Le dossier a été présenté au conseil et accepté de suite, alors que le budget était des plus conséquents”, s’étonne un observateur »53.

La presse pense que « la SNCB a voulu montrer l’exemple » en achetant le « Midi Atrium ». Elle va y déménager ses bureaux, « actuellement dissé-minés dans des immeubles souvent exigus et vétustes »54, qu’elle va quitter, créant ainsi de nouveaux chancres dans le quartier. De quoi sérieusement relativiser le « premier succès immobilier du quartier TGV »…

la réconciliation ?L’accalmie dans les relations entre la SNCB et la Région bruxelloise n’inter-viendra qu’en 1996, à l’heure de l’inauguration du terminal et de l’ouver-ture de la ligne Paris-Bruxelles parcourue par les Thalys. Aujourd’hui, elles semblent avoir enterré la hache de guerre. En témoigne un nouveau pro-tocole de coopération55 conclu en mars 2008 entre plusieurs parties dont la SNCB Holding56, Eurostation, Beliris (État fédéral) et la Région. Le

52. lire Les vautours, page 217.53. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.54. « Premier succès immobilier pour le quartier tGV », Le Soir, 24 octobre 2000.55. lire Une zone prioritaire, page 161.56. depuis 2005, l’organigramme de la sncb a été profondément revu afin de satisfaire aux normes européennes. c’est désormais la sncb Holding (société anonyme de droit public dont l’État est actionnaire à 100 %) qui chapeaute toutes les sociétés du groupe, comme infrabel (gestionnaire des infrastructures) et la sncb.

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protocole est présenté par cette dernière comme étant lié à son Plan de développement international de Bruxelles (PDI)57. Il annonce en tout cas un futur « Master plan » pour le quartier Midi. Le terme n’est pas anodin et dénote bien la transformation de la société ferroviaire de service public en société à caractère commercial, comme l’ont imposé les politiques de la Commission européenne en matière de libéralisation du rail. En tout cas, la SNCB et Eurostation n’offrent pas de nos jours un visage plus rassurant qu’en 1990. Le projet d’exproprier, pour élargir les voies ferroviaires au nom de la « mobilité durable »58 (et alors que des alternatives techniques sont pos-sibles), 28 immeubles et près de 200 propriétaires et locataires de la rue du Progrès, dans cette partie encore populaire du quartier Nord, laisse craindre que se produise là un « quartier du Midi bis »59. Et indique en tout cas que la SNCB et ses filiales continuent à se comporter comme un rouleau compres-seur dévastant le tissu urbain, sans égards pour les habitants. Quand on sait que la jonction Nord-Midi est aujourd’hui saturée et que la SNCB planche sur ce problème, on frémit d’avance à l’évocation de ses futurs projets…

Au Midi, le nouveau « Master plan » (réalisé par Eurostation et financé par la SNCB Holding) devra permettre à la SNCB d’imaginer comment elle va recentraliser ses bureaux sur l’assiette du chemin de fer, c’est-à-dire le long ou au-dessus des voies. C’est dit : la SNCB pense déjà quitter le « Midi Atrium », huit ans à peine après l’avoir acheté, et désire restructurer complètement la gare du Midi afin de s’y réinstaller.

De l’autre côté de la gare, le holding SNCB n’est pas en reste… Fin 2007, ses filiales Eurostation et Euro-Immostar ont acquis un terrain d’en-viron 2 300 m² rue Blérot à Anderlecht, conjointement avec le groupe Atenor (qui construit, dans le PPAS « Fonsny 1 », certains immeubles de bureaux avec la SA Espace Midi60). Atenor veut profiter de la « localisation exceptionnelle » du site pour y développer, en partenariat avec les pro-moteurs CFE61 et Breevast62, « un projet immobilier de qualité s’inscrivant

57. lire Une zone prioritaire, page 161.58. « Éviter un quartier du midi bis ! », La Libre Belgique, 12 juin 2008.59. La Libre Belgique, idem. 60. lire Les vautours, page 217.61. cfe est l’un des actionnaires du consortium espace midi.62. Promoteur hollandais notamment connu pour avoir racheté l’ancienne tour des finances et la cité administrative de l’État à bruxelles.

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harmonieusement dans le périmètre de la place Horta » et « donnant la possibilité à Bruxelles de tirer pleinement parti de son pôle TGV ».

D’une manière générale, dans plusieurs villes d’Europe, les gares TGV ont constitué un pôle de développement et un lieu privilégié d’expression de l’ambition d’une ville, poursuit Atenor63.

Au Midi, Bruxelles doit donc se montrer plus ambitieuse, en un mot : construire des tours. Avec l’aide d’Eurostation et d’autres promoteurs, Atenor veut en bâtir une nouvelle, juste à côté de la tour des Pensions. Le quartier Midi n’a décidément pas fini d’être « restructuré ».

Le protocole de coopération signé en 2008 et qui annonce le « Master plan », indique que les abords de la gare vont également être remaniés. La Région envisage la possibilité de couvrir la place Horta. La SNCB, quant à elle, veut réaménager les quadrilatères situés entre la gare et la petite ceinture (le ring intérieur de Bruxelles), plus connus des Bruxellois sous le qualificatif de « tunnels puants ».

Selon Charles Picqué, ils pourraient être démolis pour dégager une perspec-tive sur la gare. D’autres suggèrent d’employer les quadrilatères pour aménager sous les voies des surfaces commerciales ou des parkings réservés aux cars touristiques ou aux sociétés de transport en commun. […] J’ai vu deux ou trois esquisses représentant une grande esplanade visible de la petite ceinture jusqu’à la façade historique de la gare ; cela ressemble quelque peu à un “no man’s land” ou à un “nowhere land”.64

Le projet comprend également le réaménagement des espaces publics autour de la gare, le protocole donnant toute latitude d’action aux bureaux d’études de la SNCB pour ce faire. Quand on sait qu’Eurostation véhicule une vision purement ingénieurale et fonctionnaliste de la ville, l’habiliter à agir comme aménageur d’espace public a de quoi inquiéter.

Même Charles Picqué, et malgré ce nouveau climat de dialogue avec la SNCB, ne semble pas tout-à-fait rassuré : « Les discussions ne sont pas aisées, notamment parce que la SNCB est très souvent repliée sur ses seuls besoins, alors qu’elle doit s’ouvrir à une réflexion générale sur la ville. Nous avons déjà connu une telle situation dans ce même quartier »65.

Ah bon, ça vous rappelle quelque chose ?

63. communiqué de presse d’atenor Group, 15 novembre 2007.64. charles Picqué au Parlement bruxellois, 29 mai 2008.65. Parlement bruxellois, idem.

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1996-2004 /// la nouvelle gare et les aménagements beliris« uNe GrANde Fête POPulAire »

en 1994, charles Picqué décrète que « là priorité des priorités » de la nou-velle législature communale sera de « mettre l’accent sur la qualité de l’envi-ronnement, aux abords de la gare du midi notamment »1.

en septembre 1996, un premier tronçon de la nouvelle ligne Paris-bruxelles est parcouru par les thalys. un an plus tard, la totalité de la ligne est en exploitation et est utilisée en plus par les eurostar londres-bruxelles qui la rejoignent à lille. la gare du midi est transformée de fond en com-ble. seule son ancienne charpente métallique est maintenue et réintégrée dans un nouveau complexe à l’architecture pseudo-futuriste, à l’image de la plupart des gares construites en europe de nos jours. selon les vœux de la société nationale des chemins de fer (sncb), la gare s’est muée en « terminal » : une sorte de gigantesque couloir moderne, à mi-chemin entre le centre commercial et l’aéroport, replié sur lui-même, sans considération pour la vie sociale ou commerçante à ses abords. la quatrième gare du midi est née. dès qu’on en sort, on se trouve plongé dans un autre monde… entre démolitions et chantiers de construction, le quartier midi est sens dessus des-sous. du côté de la « zone prioritaire » gérée par la sa bruxelles-midi, rien n’a avancé sinon la désertification des 5 îlots. de l’autre côté de la gare, l’architecte michel Jaspers vient de rénover la tour du midi entre janvier 1995 et juillet 1996.

en 1996, d’importants travaux de réaménagement des voiries et espa-ces publics commencent tout autour de la gare. les boulevards spaak, de l’europe et Jamar sont les premiers concernés. en 1999, ce sera au tour de l’avenue fonsny. « les voies de tram seront ramenées sur une berne centrale avec une desserte de part et d’autre pour la circulation automobile. la place de Hollande sera créée et le stationnement des taxis sera réorganisé »2. ces travaux interviennent dans le cadre de l’accord de coopération (beliris) et ses avenants. ce type d’accord est renégocié annuellement entre la région de bruxelles-capitale et l’État fédéral, qui finance bruxelles en raison de son

1. La Lanterne, 8 juillet 1994.2. « ballet de grues dans le ciel du midi », Le Soir, 28 août 1998.

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rôle de « capitale fédérale et siège des institutions européennes » et plus particu-lièrement dans quatre domaines :

L’urbanisme, l’aménagement du ter-ritoire, les travaux publics et les trans-ports. Dans ces matières, un comité de coopération3 décide, par consensus, des initiatives prises en commun par l’autorité fédérale et la Région. En cas de désaccord, les mesures prises par l’autorité fédérale seront financées par elle, tandis qu’elle peut suspendre et éventuellement annuler des décisions de la Région en vue de préserver le rôle international et la fonction de capitale de Bruxelles4.

le premier accord de coopération entre l’État et la région a été signé en 1993. c’est la construction du tunnel routier de belliard-schuman-Kortenberg, en 1986, qui a constitué les prémices de cet accord. « ce tunnel offrirait un accès optimal au quartier européen, ce qui était indispensable pour l’éta-blissement des institutions européennes à bruxelles. le tunnel revêtait donc aussi bien un intérêt national qu’international »5. c’est à partir de cet épisode que l’accord de coopération (qui sera rebaptisé « beliris ») s’est développé, l’État ayant continué à assumer les coûts de la construction du tunnel malgré la création de la région. Via beliris, l’État fédéral investit chaque année un budget dans bruxelles, qui passera de 50 millions d’euros en 1993 à 125 millions d’euros en 2008.

au midi, beliris finance les travaux d’aménagement à concurrence de 18 milliards de francs belges (près de 5 millions d’euros)6. « les grands tra-vaux d’infrastructure et les projets de développement immobilier induits par

3. « tous les ans, l’accord de coopération (le programme budgétaire) fait l’objet de négociations politiques dans un comité de coopération. ce comité se compose de quatre ministres fédéraux (en 2009 : laurette onkelinx, Karel de Gucht, steven Vanackere et didier reynders) et de quatre ministres régionaux (en 2009 : charles Picqué, Pascal smet, Guy Vanhengel et evelyne Huytebrœck). l’État fédéral assure la présidence de beliris et est responsable de la réalisation des initiatives » (www.beliris.be.).4 extrait de la loi spéciale du 8 août 1980.5. Présentation de beliris, 2004, www.beliris.be.6. le suivi des projets beliris au midi est assuré par un comité d’accompagnement constitué de représentants de l’État fédéral, de la région de bruxelles-capitale, des communes de saint-Gilles, d’anderlecht et de bruxelles-Ville, et des quatre sociétés de transport public (sncb, stib, de lijn et tec).

on m’avait annoncé que

La conjoncture aLLait s’améLiorer

et que L’arrivée des tgv aLLait

transformer Le monde.

— charles Picqué au Parlement régionalbruxellois, 3 juin 2005.

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210 « une grande fête populaire »

l’accueil du tGV à la gare du midi, ont rendu nécessaire le réaménagement complet des voiries et espaces publics qui l’entourent », explique l’accord.

À côté des grandes esplanades dégagées de l’automobile, sont pré-vus des emplacements visibles pour les différents exploitants de transports publics, bénéficiant le plus souvent de sites réservés. Des centaines d’arbres, un plan lumière, des matériaux de qualité et le souci d’intégrer à tout cela le travail d’artistes, donnent à ce quartier de la gare un nouvel attrait. Dès que les opérations immobilières seront terminées, le quartier du Midi pourra rivaliser avec les plus beaux quartiers du centre de Bruxelles, annoncent les responsables de beliris.

mais ces travaux d’aménagement, qui portent sur près de 20 hectares d’espace public et sont menés en partenariat avec de nombreux acteurs (la sncb, la tour du midi, eurostation, la sa bruxelles-midi, les sociétés de trans-port en commun comme la stib, les tec et de lijn, etc.), vont eux aussi pati-ner. et contribuer à retarder les opérations immobilières que la sa bruxelles-midi peine à mettre en route. « les promoteurs ont voulu attendre la fin de ces chantiers », explique christian lelubre. « on ne pouvait pas les forcer à commencer leurs opérations tout de suite, tant que tout l’environnement était en travaux ». du côté de beliris, c’est exactement l’argument inverse qui est utilisé : « il est impossible d’achever le traitement de l’espace public tant que les immeubles qui les encadrent ne sont pas construits »7. comme on pouvait le craindre, les travaux de beliris prennent à leur tour du retard. on s’en doute, pendant ce temps ce sont les habitants qui payent les frais de l’action inconsidérée des pouvoirs publics : durant 8 longues années, le quartier pour-rit lentement sur fond d’environnement totalement bouleversé.

en février 2004, à quatre mois des élections régionales où charles Picqué se porte pour la troisième fois candidat au poste de ministre-président, la minis-tre fédérale laurette onkelinx (Ps), qui préside beliris depuis 19998, organise une « grande fête populaire » pour célébrer la fin des travaux. rendez-vous est fixé le dimanche 29 février en après-midi. un chapiteau est dressé sur la nouvelle esplanade de l’europe et propose quelques concerts de groupes locaux. une « exposition » retraçant l’histoire du quartier est inaugurée dans le couloir central de la gare, où des stands de nourriture sont annoncés. cela ne

7. « le midi en pleine mutation », Le Soir, 28 février 2004.8. laurette onkelinx préside toujours beliris en 2009, à l’heure d’écrire ces lignes.

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suffit pas à attirer la foule. onkelinx et Picqué se retrouvent quasiment seuls au milieu de l’esplanade avec les artistes, l’équipe technique, des journalistes et quelques groupes de badauds égarés… il faut dire que les lieux n’ont rien d’enthousias-mant et qu’on ne voit pas très bien ce qu’il y a à célébrer. bien qu’ils soient inaugurés en grandes pom-pes, les travaux n’ont pas vraiment l’air d’être terminés. « il reste quelques fon-taines et autres petits aménagements à apporter », concède-t-on chez laurette onkelinx. « mais on peut quand même dire que la gare et ses environs vont enfin être rendus aux habitants et cela méritait bien une grande fête »9. chez beliris aussi, on n’est pas peu fiers : « on peut dire que les abords de la gare du midi sont méconnaissables »10.

si le quartier est resté vivant malgré le chaos des chantiers, c’est du fait notamment de l’activité de la gare, du marché hebdomadaire, de la foire annuelle et bien sûr de la ténacité des habitants et des commerçants. mais sa traversée procure une vision moins optimiste que les discours des pouvoirs publics. les abords de la gare sont peut-être méconnaissables, mais l’ac-cueil qu’ils réservent au voyageur est glacial, les places annoncées sont soit inexistantes, soit froides et inadaptées aux usages habituels de ce type d’es-pace public, l’automobile continue à dominer l’environnement… la place de france (future place Victor Horta), « délimitée de part et d’autre par les deux aires de dépose-minute (on dépose un passager sans quitter son véhi-cule), encadrant les trémies d’accès au parking souterrain de la gare »11, est complétée par une galerie couverte dont les commerces sont pour la plupart vides. « les vitres anonymes de l’immense bastion » de la tour des Pensions « reflètent les façades qui le jouxtent. la brique usée frôle le verre et l’acier blinquant »12. À son pied, plombées par les rez-de-chaussée vides

9. « le midi en pleine mutation », Le Soir, 28 février 2004.10. Présentation de beliris, 2004, www.beliris.be.11. beliris, idem.12. « entre tours, vieux bistrots et hôtels de luxe », Le Soir, 28 février 2004.

charLes picqué a vouLu instaLLer

Le terminaL tgv au midi, sur Le territoire

de sa commune de saint-giLLes, pour

rénover Les quartiers déLabrés aux

frais de La sncb. quand on voit Le

résuLtat et qu’en pLus on ose baptiser

ça « pLace victor horta »… Le pauvre,

iL doit se retourner dans sa tombe !

— louis tobback (sPa, socialiste flamand) dans «l’echo», 19 novembre 2007.

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212 « une grande fête populaire »

de la sncb, la rue couverte et une partie de la rue de l’argonne (sous le tunnel, qui n’a plus de rue que le nom) sont parmi les moins sécurisantes et les plus puantes de la ville. l’esplanade de l’europe est certes pratique pour le marché hebdomadaire, mais son sol minéral reste désertique le reste du temps. la place bara, repensée pour faire face aux flux de circulation, n’a jamais été aussi illisible pour les piétons comme pour les automobilistes. et on se demande bien où sont passés les nombreux arbres, les pistes cycla-bles, les œuvres d’art et autres fontaines, plans d’eau et sculptures végétales qui étaient annoncés.

alors, achevé le quartier ? Non, surtout de l’autre côté des voies ferrées, côté avenue Fonsny. La rue

a été refaite, mais la crasse est toujours là. Au milieu des commerces, de nombreuses vitrines délaissées. Puis l’enfilade de façades se creuse de vides. Ici une maison démolie, là une autre perdue sur un îlot dévasté, un bâtiment flambant neuf plus loin, et puis cette grande friche qui doit devenir la place de Hollande… Il y a encore du boulot13, commente un journal.

un document de la commune de saint-Gilles précise : À défaut d’un développement plus rapide, c’est l’échéance de 2006, date

d’expiration du périmètre d’expropriation, qui permettra de réévaluer et de réorienter les conditions de poursuite du présent programme.14

et le bourgmestre Picqué rassure : « d’ici 3 à 5 ans, on en aura fini. c’est long… et court à la fois quand on sait qu’il y a 30 ans que la zone galère »15.

13. « travaux autour du futur tGV de bruxelles-midi », La Tribune de Bruxelles, 3 avril 2004.14. dossier de base du Plan communal de développement, commune de saint-Gilles, 2004.15. « travaux autour du futur tGV de bruxelles-midi », La Tribune de Bruxelles, 3 avril 2004.

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une promotion immobiLière, c’est comme

un feuiLLeton. Le scénariste Lui-même ne connaît

pas La fin de sa série…

— Vincent Querton, directeur de Jones lang la salle, séminaire de Hemptinne, 2004.

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Dès que les rumeurs de l’installation du terminal TGV à la gare du Midi se sont précisées, « les professionnels du marché immobilier bruxellois se sont jetés sur le quartier comme des vautours », raconte Jacques Van Grimbergen, alors directeur-adjoint du cabinet Picqué. Flairant l’affaire juteuse, ils avaient même commencé à y acquérir des maisons dès 1987. L’étude Stratec1, confirmant en 1989 la préférence de la SNCB pour construire le terminal au Midi, accélère leur mouvement. En quelques mois, la valeur moyenne du mètre carré dans le quartier s’enflamme et les promoteurs n’hésitent pas à payer des prix considérés comme « tout à fait imbéciles » par Jacques Van Grimbergen… En 1990, en publiant les esquis-ses du projet immobilier qu’elle compte implanter sur des terrains qui ne lui appartiennent pas, la SNCB ne fait que renforcer leur attrait pour le quartier. Même si quelques mois plus tard, lorsque la société ferroviaire menacera de construire le terminal plutôt à Schaerbeek2, les promoteurs auront quelques sueurs froides. Le président du conseil d’administration de la SNCB, Didier Reynders, dira alors que le sort des promoteurs ayant investi le quartier ne lui « fait ni chaud ni froid. C’est le principe de la spéculation : on peut gagner… ou perdre »3.

1. lire Une zone prioritaire, page 161.2. lire Le dragon à sept têtes, page 189.3. « Gare du midi ou de schaerbeek : un débat à grande vitesse », Le Soir, 26 octobre 1990.

1987-2002 /// « spéculateurs » ou partenaires privilégiés ?

7. les « vAutOurs »

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218 Les « vautours »

Gagner, c’est évidemment ce que les promoteurs vont s’évertuer à faire. En 1991, la publication du Schéma de développement – avec ses grands espaces publics et sa « zone d’intervention prioritaire », où la Région pré-tend maîtriser le foncier et imposer le monopole de sa future société « de droit public » Bruxelles-Midi – leur donnent des frissons dans le dos. Mais ces documents confirment que les autorités vont autoriser dans le futur la construction de bureaux, sur plusieurs îlots clairement indiqués. Les pro-moteurs vont donc continuer à y acheter un maximum de maisons.

Entre 1989 et 1992, le prix des transactions au Midi n’a rien à envier aux quartiers les plus chics de Bruxelles. Des maisons qui ne trouvaient pas d’ac-quéreur pour 2,5 millions de francs belges (62 500 euros) s’envolent à présent pour des montants 3 ou 4 fois plus chers. Certaines transactions montent même beaucoup plus haut. « En janvier 1991, un promoteur n’a pas hésité à proposer 16 millions de francs belges [400 000 euros] pour un immeuble de 200 m2 vendu 2 millions [50 000 euros] quelques mois plus tôt ! »4. C’est la ruée sur le Midi. « Les investisseurs privés veulent tous en être »5. Pour faire céder les propriétaires particuliers, ils utilisent la menace d’expropriation qui est brandie publiquement par les pouvoirs publics. « Si vous ne nous vendez pas, vous serez expropriés par la Région pour un montant beaucoup plus bas », disent-ils. Certains petits propriétaires, en général de condition modeste, finissent ainsi par revendre leur maison. S’ils négocient un peu, ils se voient offrir des sommes allant parfois jusqu’à 20 fois le prix d’achat initial. « Mes parents avaient acheté leur maison à la rue de Mérode dans les années 1970 », se souvient Loli, une jeune espagnole née dans le quartier. « Ils l’avaient payé à l’époque 500 000 francs belges [12 500 euros]. En 1990, ils l’ont revendue pour 10 millions [250 000 euros] ! » Certains petits propriétaires s’en sortent encore mieux, les promoteurs payant pour certaines parcelles stratégiques, des sommes allant jusqu’à 11, 12, voire même 16 millions de francs. D’autres, sans doute moins portés sur la négociation, revendent leur bien pour des sommes beaucoup plus basses (aux alentours de 2 millions de francs).

Un plus grand propriétaire cédera aussi aux promoteurs, en l’occu-rence Claude Bourgeois, ancien administrateur des sociétés immobilières Bourgeois & Co et Sofifon, particulièrement actives dans le quartier du

4. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.5. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.

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Midi où elles possédaient une vingtaine de maisons (la plupart dans l’îlot D du futur PPAS « Fonsny 1 »). Il date à 1989 les fortes pressions, « le siège » dit-il, qui ont été exercées sur lui pour qu’il cède ses biens et ses sociétés. N’en disant pas plus sur la nature du « siège », on suppose qu’il est en partie financier. En tout cas M. Bourgeois revendra ses sociétés, fin 1990, aux cinq « majors » belges qui investissent dans le quartier. En mai 1991, cel-les-ci prennent officiellement le contrôle de la SA Bourgeois & Co, qu’el-les transforment en SA Espace Midi…

« Sans attendre les plans définitifs de la gare TGV, les promoteurs se sont partagé le quartier du Midi »6, commente Le Soir : « Des rues entières ont changé de propriétaires. Aujourd’hui, quelques gros investisseurs immobi-liers règnent sur la quasi-totalité des îlots » entourant la gare, et plus précisé-ment ceux qui longent l’avenue Fonsny et la petite ceinture. La spéculation frappe surtout le côté saint-gillois de la gare. En effet, il y a peu de maisons individuelles à acquérir du côté anderlechtois (là, c’est essentiellement l’an-cien îlot Côte d’Or qui est visé)7 et, en plus, des opérations de rénovation publiques y sont en cours. Du côté saint-gillois, par contre, le désintérêt pour le quartier de l’avenue Fonsny est patent. Un responsable de la cellule rénovation-logement du Service social de Cureghem (Anderlecht) ajoute que selon lui, « ce n’est pas l’arrivée du TGV qui provoque la spéculation. C’est le manque de clarté des autorités publiques »8…

Après l’« espace Nord », l’« espace midi »…Parmi ceux qui achètent à tour de bras des biens dans le quartier, on trouve des sociétés prête-noms fondées pour l’occasion, telles que Fonsnim, Immo Midi, Immobilière Fonsny… Ces sociétés mettent une pression immobilière très forte sur le quartier, qui y fait grimper les prix rapidement et artificiellement : une fois rachetées, certaines maisons se revendent plusieurs fois à la hausse en l’espace de quelques semaines, devenant propriétés d’une société puis d’une autre. « Certains immeubles ont été vendus deux fois dans la même journée ! »9. La technique vise

6. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.7. lire Le dragon à sept têtes, page 189.8. « le démon du midi sévit à la gare et séduit saint-Gilles », Le Soir, 12 février 1991.9. « travaux autour du futur tGV de bruxelles-midi », La Tribune de Bruxelles, 3 avril 2004.

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220 Les « vautours »

probablement aussi à rendre les prix tellement élevés qu’ils ne pourront plus être payés par les pouvoirs publics en cas d’expropriation10.

Derrière les multiples « sociétés-écran » qui ont été créées de toutes pièces pour acquérir des biens au Midi, on retrouve en particulier « cinq “majors” belges du secteur de la construction »11 parmi les plus actives sur la scène des quartiers d’affaires bruxellois (quartier Nord, quartier euro-péen, avenue Louise, etc.).

Les premiers à entrer en lice seront : le groupe Soficom Development12 (via la SA Maurice Delens et sa filiale la SA Souverain), le groupe Louis De Waele13 (via la SA Immomills) et le groupe Besix (via la Société belge des bétons-Betonimmo et les entreprises Jacques Delens) qui semble mener la barque. Mais le trio se rendra rapidement compte « que deux autres collègues ont d’identiques ambitions sur le Midi et sont déjà pro-priétaires de plusieurs parcelles »14 : le groupe CFE (via Investissement & Promotion) et la SA Van Rymenant (via la Sabefim).

Certaines sociétés étrangères ne sont pas en reste. La société Eurobalken, appartenant au groupe suédois Nordic Construction (NCC), lance sa filiale Brustar Fonsny sur le quartier. En l’espace de trois ans (1989-1991), celle-ci constituera un patrimoine de 17 maisons représentant 2 540 m² dans ce qui sera bientôt la zone du PPAS « Fonsny 1 ». Le prix d’acquisition de ces parcelles serait supérieur à 126 millions de francs belges15 (plus de 3 mil-lions d’euros), soit près de 56 000 francs (1400 euros) le mètre carré !

10. « le cas le plus spectaculaire de montée artificielle des prix concerne les transactions successives dont fut l’objet l’immeuble situé au 150-152 de la rue de l’instruction (anderlecht). Vendu en 1984 à 3,8 millions de francs belges, il a été revendu, en 1991, à investissements & Promotions pour 35 millions et quelques mois plus tard pour 49 millions à espace midi » (Le quartier du Midi : Désir de cité, d. delmarcelle, isacf la cambre, bruxelles, 2003).11. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.12. soficom dépend du groupe français de génie civil eiffage, sixième « major européen de la construction », situé dans la constellation du groupe suez, lequel est aussi l’actionnaire principal d’immobel-cib, autre actionnaire d’espace midi. soficom est présente dans de nombreux projets immobiliers à bruxelles, via des sociétés comme la société espace léopold, olympiades brussels Hotel, etc. 13. la sa louis de Waele sera rachetée en 1990 par immobel-cib.14. « le quartier du midi est en passe de devenir un nouvel espace nord », Les nouvelles immobilières, 26 septembre 1991.15. L’Aménagement du territoire à Bruxelles. Analyse d’un quartier urbain en mutation : les abords de la gare du Midi, line Jussiant, dsPos-ucl, louvain la neuve, 1993-1994.

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Pourquoi « tout ce beau monde » s’intéresse-t-il tant au quartier Midi ? Pour deux raisons. D’abord, il serait ridicule – voire suicidaire – de laisser la

place aux autres. Autrement dit, mieux vaut y laisser des plumes – le mot est faible, les cinq entrepreneurs cités plus haut ont d’ores et déjà investi un petit milliard dans l’affaire – que prendre le risque de voir les autres décrocher le pactole. Ensuite, parce que chacun est à peu près sûr de retrouver sa mise, mais surtout a de bonnes raisons de penser que l’affaire sera juteuse.16

Dans un premier temps, les cinq « majors » belges se concurrencent durement, ce qui va concourir à la flambée des prix. Mais au moment où un accord sur l’implantation du terminal TGV intervient entre la SNCB et Charles Picqué – et alors que celui-ci commence à concrétiser ses plans « d’encadrement public de la spéculation » –, elles vont décider d’unir leurs forces au sein d’un même consortium. La SA Espace Midi est née… Un nom qui en évoque d’autres : après le quartier Nord qui a été renommé « Espace Nord », le quartier Léopold transformé en « Espace Léopold », voici le quartier Midi voué par les promoteurs à devenir « l’Espace Midi ».

Chacun des cinq actionnaires d’Espace Midi détiendra 20 % des parts17 de la société, dont le capital est fixé à 500 millions de francs bel-ges18 (12,5 millions d’euros). Pierre Moreels de Besix et Jean-Paul Buess de Soficom gèreront plus particulièrement Espace Midi. Ils signeront par ailleurs un « pacte de non-agression » avec Eurobalken, que le groupe Soficom finira par absorber quelques années plus tard.

En plus de toutes les maisons de la SA Bourgeois & Co tombées dans son giron en 1989-1990, Espace Midi acquiert plusieurs dizaines de biens à la même période dans les abords immédiats de la gare. En 1991, « envi-ron 75 % des terrains autour de la gare du Midi ont été achetés soit par la SNCB, soit par des promoteurs privés »19. Alors que la Région adopte son Schéma de développement, Espace Midi possède à lui seul « quelque 60 immeubles totalisant une surface au sol d’environ 14 000 m2 » dans

16. « un club de très bonne compagnie », Les nouvelles immobilières, 26 septembre 1991.17. suite à la fusion de la sa Van rymenant avec la sa maurice delens en 1993, soficom s’adjugera cependant 40 % de l’actionnariat d’espace midi.18. soit un capital près de 7 fois plus élevé que celui de la future sa bruxelles-midi.19. L’Aménagement du territoire à Bruxelles. Analyse d’un quartier urbain en mutation : les abords de la gare du Midi, line Jussiant, dsPos-ucl, louvain la neuve, 1993-1994.

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le quartier20. L’année suivante, quand Saint-Gilles entérine les PPAS du Midi et le plan d’expropriation sur 5 îlots longeant l’avenue Fonsny, Espace Midi détient déjà près de 70 parcelles dans ce périmètre précis21 (sur un total de 176). Avec près de 40 % des terrains du futur PPAS « Fonsny 1 » dans son escarcelle, le consortium immobilier est d’ores et déjà le grand maître du jeu.

Mais les promoteurs vont être confrontés à des adversités inattendues. Celle de la SNCB, tout d’abord, qui aiguise ses appétits immobiliers dès 1989 et qui, après avoir fait alliance avec les promoteurs propriétaires de l’îlot Côte d’Or, finira par les exproprier purement et simplement pour y réaliser sa propre opération22.

Celle de la toute nouvelle Région de Bruxelles-Capitale, ensuite, conju-guée à celle la Commune de Saint-Gilles qui, sous couvert de vouloir « encadrer la spéculation » et « fermement fixer les règles du jeu de ce dos-sier »23, vont créer la confusion sur leurs propres intentions urbanistiques24 puis entraîner les promoteurs – mais avec eux aussi les petits propriétaires et les habitants – dans l’incertitude et le brouillard… La Région va très vite menacer d’exproprier le quartier, affirmant sa volonté d’y maîtriser le foncier et, pour ce faire, de ramener les prix de l’immobilier à leurs valeurs « normales ». Jacques Van Grimbergen, alors directeur de cabinet-adjoint du ministre-président régional, « met les promoteurs en garde »:

Il semblerait qu’un groupe d’agents immobiliers fasse mousser le foncier autour du futur terminal du TGV. Si cela devait se vérifier, on risque un blocage total de la rénovation. La Région ne peut pas travailler sur base d’imputations financières de l’ordre de 10 000 ou 12 000 francs belges [250 à 300 euros] le mètre carré. À ces tarifs-là, aucun pouvoir public ne pourra développer un urbanisme cohérent dans le quartier du Midi.25

« Les spéculateurs éventuels doivent se rendre compte que l’équilibre de nos projets est très “scherp” [serré] », poursuit Van Grimbergen. Évoquant

20. lettre de la sa espace midi à la commission de concertation de saint-Gilles, 31 mai 1991.21. Voir la carte des propriétés des promoteurs, dans le cahier images.22. lire Le dragon à sept têtes, page 189.23. « charles Picqué veut mener le jeu tGV de la gare du midi », Le Soir, 2 juin 1990.24. lire Le plan secret, page 241.25. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.

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la volonté régionale d’aménager de grands espaces publics et de maintenir de l’habitat dans le quartier, l’adjoint de Charles Picqué admet que « pour financer tout cela, nous devrons réaliser des opérations plus rentables par la création d’un certain volume de bureaux et de commerces »26. La Région a besoin des promoteurs, mais elle va longtemps tergiverser sur l’ampleur des surfaces potentielles de bureaux qu’elle va leur céder dans ses plans.

les promoteurs attendent…En 1991, le Schéma de développement propose d’établir du logement, de l’horeca et des places publiques sur les parcelles dont les promoteurs sont devenus propriétaires. Ceux-ci ont donc du mal à avaler le Schéma, d’autant que certaines de leurs parcelles étaient promises au bureau dans le précé-dent PPAS alors encore en vigueur. L’équipe Picqué finira par renoncer aux grands espaces publics du Schéma et céder plus de terrain au bureau. Adopté en 1992, le PPAS « Fonsny 1 » convient mieux aux promoteurs, même s’ils doivent désormais s’en tenir à la réalisation d’un projet moindre en rentabilité et en superficie que ce qu’ils avaient estimé au début.

Ils n’apprécient guère la menace d’expropriation brandie par les pou-voirs publics et l’ambition régionale d’empiéter sur leurs plates-bandes en leur mettant dans les pattes un nouvel « opérateur public » (la SA Bruxelles-Midi, créée en 1992), censé s’interposer entre eux et les propriétaires par-ticuliers afin de capter les plus-values engendrées par l’achat et la revente des terrains…

Dès 1992, les promoteurs n’ont plus beaucoup le choix : ils attendent… Mais ce n’est sans doute pas trop grave, le marché des bureaux étant alors dans un creux. Les actionnaires d’Espace Midi ayant suffisamment d’autres projets dans leurs cartons à Bruxelles, ils se détournent momentanément du Midi, sûrs d’y revenir un jour. « Ils ont donné là priorité au quartier Nord », se désole Claude Bourgeois. De plus, ils ont tout le temps devant eux, ne comptant de toute façon rien construire tant que des sociétés ne se montrent pas intéressées à occuper des bureaux dans le quartier.

La situation va rester bloquée pendant des années. « Normalement, l’opération aurait dû se terminer en 1993 ou 1994. Je n’ai jamais compris pourquoi on laissait pourrir tous ces immeubles, pourtant achetés avec

26. « spéculation à grande vitesse en gare du midi », Le Soir, 4 mai 1992.

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des capitaux si importants », ajoute Bourgeois. Les promoteurs sont refroi-dis par l’attitude des autorités et se savent maîtres d’une grande partie des sols. Malgré la menace agitée par la Région, l’expropriation des terrains leur appartenant est inimaginable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la Région n’a pas les moyens de les exproprier au prix du marché. De plus, les promoteurs ne manqueraient pas de riposter en justice, ce qui pour-rait plomber encore plus l’opération régionale… Et surtout, la Région

un « monopoly midi » réalisé en 2001 à l’occasion d’une « street party » défilant dans les rues du quartier midi. les cases et les règles du jeu sont adaptées à la situation du quartier midi, et tentent de démêler de façon ludique l’écheveau de la promotion immobilière qui y sévit.

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a besoin d’eux pour construire des bureaux sans lesquels les charges d’urba-nisme indispensables à la SA Bruxelles-Midi restent inexistantes. Les promoteurs sont un maillon incontournable.

Le nœud du problème réside dans le fait que certains terrains apparte-nant à Espace Midi ont été affectés au logement par le PPAS. Les promo-teurs enragent d’avoir si chèrement payé ces parcelles, que la planification leur interdit finalement de rentabiliser aussi avantageusement que prévu. Ils sont d’autant plus mécontents que les autres terrains dont ils souhai-tent s’accaparer prioritairement, ceux que le PPAS destine à la fonction bureau, sont peu à peu acquis ou expropriés par la SA Bruxelles-Midi. Le consortium immobilier et la société « de droit public » vont donc devoir s’entendre. Mais les discussions vont être tendues. Christian Lelubre, ancien administrateur délégué de Bruxelles-Midi, se rappelle que, lors des négo-ciations, « c’était presque comme s’il y avait un Colt sur la table »…

Une solution pour sortir de l’impasse sera trouvée en 1998, lorsque les deux parties arrêteront de parler du prix des parcelles qu’elles souhaitent mutuellement se revendre et imagineront la solution du « troc ». D’une part, les promoteurs vendront à la Région (« à prix raisonnable ») les parcelles leur appartenant et étant destinées au logement ou aux espaces publics. En retour, la Région cèdera (« au même prix ») les terrains dont elle dispose sur des parcelles destinées au bureau ou à l’horeca.

Mais entre-temps, le processus de désertification et de pourrissement a été lancé. Pendant toutes ces années, les maisons d’Espace Midi ont pour l’essentiel été vidées de leurs occupants27. Dans le quartier Midi, les immeubles abandonnés prolifèrent dès le début des années 1990 : entre mai 1990 et mai 1991, leur nombre passe de 70 à 97 dans la seule partie saint-gilloise du périmètre du Schéma de développement. Et ce n’est que 10 ans plus tard que les promoteurs commenceront à construire leur pre-mier immeuble de bureaux…

27. seule exception : par l’entremise de claude bourgeois, la sa espace midi autorise les locataires de ses maisons de l’îlot d (rue de russie, avenue fonsny) à y rester. certains y habiteront jusqu’à 2005, continuant à payer des loyers très bas à ce consortium regroupant quelques-uns des plus gros investisseurs immobiliers et qui, en 15 ans, n’y effectuera jamais les moindres travaux d’entretien.

je vise Le gros gibier en beLgique

et Le petit en espagne.

— Jean thomas, patron del’immobilière louis de Waele, dans Trends-Tendances, 26 avril 2007.

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…et « Citizen Kane » tire son épingle du jeuMais les autorités ne vont pas se comporter de la même manière avec tous les promoteurs… Tandis qu’Espace Midi est bloqué par les autorités au début des années 1990, l’un de ses actionnaires, l’Immobilière De Waele, s’en tire beaucoup mieux avec un projet qu’il mène tout seul et dans le même quartier. Son patron, Jean Thomas, non seulement pilier d’Espace Midi, est aussi impliqué dans la Foncière Midi28 qui développe une promo-tion sur l’îlot Côte d’Or. Depuis 1986, il s’est lancé dans une autre entre-prise pour le moins surprenante : une à une, il négocie minutieusement le rachat de la quarantaine de maisons de l’îlot dit « Russie », entre les rues de Mérode, de Russie et l’avenue de la Porte de Hal à Saint-Gilles…

Pour mener cette opération, Jean Thomas utilise deux sociétés : Immomills et l’Immobilière Louis De Waele, lesquelles offrent aux pro-priétaires des sommes parfois très élevées pour acheter leur immeuble, participant ainsi à la hausse des valeurs immobilières dénoncée par les autorités. Mais celles-ci ne le dénoncent pas. Elles semblent plutôt sou-tenir son opération. Résolument, Jean Thomas étend donc son emprise sur ce bloc de maisons, sans que rien ne semble pouvoir l’en empêcher. Il agit seul, sans ses partenaires d’Espace Midi. Aucun d’entre eux n’a le mauvais goût de venir lui faire concurrence sur ce terrain qui semble lui être réservé. Ses intentions deviennent vite visibles, puisqu’elles visent un îlot spécifique dont les maisons se vident progressivement. Pour le reste, son opération est mystérieuse. On apprendra seulement qu’à un moment, elle est destinée à construire des bureaux pour le Conseil des régions de l’Europe, lequel envisage de s’implanter au quartier Midi et fait jouer la concurrence entre les promoteurs de l’îlot Côte d’Or et ceux de l’îlot « Russie ». D’un côté comme de l’autre, il y a Jean Thomas…

Manifestement, celui-ci sait ce qu’il fait en grignotant peu à peu tout l’îlot « Russie » et semble assuré de pouvoir y construire du bureau. Pourtant, il n’existe aucune demande de permis d’urbanisme et aucun plan d’aména-gement ne permet d’envisager une telle opération de promotion, d’autant moins que la zone est affectée en habitat et que la Commune de Saint-Gilles imagine l’intégrer dans un PPAS « de protection de l’habitat ». Mais il ne faut pas sous-estimer les capacités de persuasion de Jean Thomas…

28. lire Le dragon à sept têtes, page 189.

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Se considérant comme un visionnaire, l’homme est capable selon ses pro-ches « d’entrer dans des colères noires lorsqu’on s’oppose à sa volonté ».

Beaucoup d’hommes politiques ont eu avec lui des échanges des plus vifs. […] “Ordure”, “J’aurai ta peau, sale con”… autant d’expressions qu’on retrouve dans son vocabulaire quand il s’emporte. “Critiquer ouvertement certains ministres, en leur présence et devant plusieurs témoins ne le gêne pas. Il peut ainsi faire preuve d’un certain manque de délicatesse. […] Très sûr de lui, “totalitaire” estime un de ses amis, l’homme n’hésite pas à assurer que ses projets sont du “pur bon sens”.29

Tombé dans la marmite immobilière dès son plus jeune âge, Jean Thomas est le descendant du fondateur des Entreprises de construction Louis De Waele. Au milieu des années 1970, sa famille lui demanda de s’occuper du groupe et il en prit effectivement le contrôle en 1979. Il créa alors une filiale immobilière : l’Immobilière Louis De Waele, qu’il laissa « dormir » jusqu’en 1986. C’est alors qu’il oriente son groupe, en pleine crise de la construction, vers la promotion immobilière. Avec succès… Les parts de marché qu’il se taille vite dans le secteur pèseront de tout leur poids lorsque seront entamées, fin 1990, les négociations menant à la fusion du groupe De Waele avec la Compagnie immobilière de Belgique (CIB, dénommée Immobel dans les milieux boursiers)30. C’est son coup d’éclat. « Une “affaire” qui a d’ailleurs suscité de nombreuses questions », car dans cette opération c’est « le petit joueur, au chiffre d’affaires de 50 millions d’euros, qui a repris le groupe de Jean Thomas dont le chiffre d’affaires montait à 140 millions d’euros »31… En 1991, suite à une redistribution des cartes au sein de la Société générale de Belgique, l’actionnariat d’Immo-bel-CIB change et la compagnie entre dans le giron du groupe industriel Tractebel32. L’année suivante, Jean Thomas prend la direction de la CIB.

29. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.30. « Jean thomas, l’étoile montante de tractebel », Le Soir, 30 novembre 1993.31. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.32. Habile, Jean thomas avait déjà ouvert en 1980 le conseil d’administration des entreprises de Waele à Philippe bodson, alors PdG de Glaverbel et devenu entre-temps le patron de tractebel, actionnaire de référence d’immobel-cib. en 1991, pour donner une nouvelle ampleur à son groupe immobilier, il convainc Philippe bodson d’organiser par un échange d’actions la fusion de louis de Waele et de la cib. Quant à tractebel, elle finira, en 2003, par fusionner avec la société générale de belgique pour devenir suez-tractebel.

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Ses projets au Midi ont sans doute aidé à aiguiser l’intérêt de Tractebel pour la CIB. Tractebel avait manifesté dès 1990 son intérêt pour la réali-sation technique du terminal TGV et avait fait savoir qu’elle nourrissait aussi des projets immobiliers dans le quartier33…

En 1992, « les développements en cours à la CIB totalisent près d’un demi-million de mètres carrés (bureaux et logements) hors sol, tandis que les projets en cours d’étude frôlent – y compris les participations dans d’autres groupes – les 2,5 millions de mètres carrés »34. La taille d’Immo-bel-CIB en fait un partenaire, « sinon obligé du moins privilégié, dans la plupart des grands projets mis en œuvre dans la région bruxelloise. Lorsque les montants en jeu atteignent plusieurs milliards, voire plusieurs dizaines de milliards, la collaboration est devenue un mode incontour-nable »35, notamment avec les pouvoirs publics qui se montrent générale-ment incapables de mener eux-mêmes des projets immobiliers.

Jean Thomas est donc de tous « les meilleurs coups » à Bruxelles, comme par exemple la construction du Parlement européen36, différents projets au quartier Nord ou encore, plus tard, le rachat de la Cité administra-tive de l’État37. Il présidera également l’Union professionnelle du secteur immobilier (UPSI). En tout cas, ce qui caractérisera particulièrement son parcours, « c’est sa faculté à marier les intérêts de ses entreprises à ceux de l’État, des collectivités et des parastataux »38.

Jean Thomas est un promoteur « pur jus », même dans les apparences : cheveux gominés, tiré à quatre épingles, fumant le cigare, il affiche son

33. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.34. « Virage stratégique pour l’immobilière de belgique », Le Soir, 15 mai 1992.35. Le Soir, idem.36. c’est Jean thomas qui fait entrer immobel-cib parmi les actionnaires de la sa espace léopold, la société qui construit le Parlement européen sur des sols appartenant principalement à la sncb, aux côtés de soficom et besix. c’est sous son impulsion qu’immobel-cib, fin des années 1980, « investit très lourdement dans l’espace léopold, un projet d’un milliard d’euros dont immobel-cib détenait 18 %. beaucoup d’acteurs immobiliers avaient été sidérés par cette opération »... à l’issue de laquelle Jean thomas devient administrateur chez tractebel et détenteur de 10 % d’immobel-cib (« le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007).37. au début des années 2000, immobel-cib va acquérir 25 % de la cité administrative, le reste appartenant au promoteur hollandais breevast et à la banque dexia.38. « Jean thomas, l’étoile montante de tractebel », Le Soir, 30 novembre 1993.

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appartenance à la franc-maçonnerie, ses goûts de luxe, sa pratique du ski et de la chasse… « Il a des côtés de parvenu qui étale sa richesse, ses trophées de chasse et ses amitiés », critique un homme d’affaires. « Il aime vivre de manière flamboyante comme lorsqu’il glisse, dans une interview, qu’il fait du ski héliporté au Canada », lance un autre39. « Toujours au télé-phone, l’homme parle fort et rit bruyamment. Pas toujours idéal lors des parties de chasse qu’il affectionne particulièrement. Certains se rappellent ainsi une partie de chasse en Écosse où l’intéressé était constamment en ligne ». Son ami Maurice Lippens40 « l’aurait alors appelé et dit : “ Je suis à un mètre de toi et j’aimerais bien te parler”... »41.

Pugnace, Jean Thomas a l’habitude de se battre pour ses projets. « Il remue ciel et terre pour obtenir ce qu’il veut. Il peut téléphoner tous les jours à ses relations pour plaider sa cause. Cela ressemble parfois à du harcèlement… » Lorsqu’on marche sur ses plates-bandes, il n’hésite pas à menacer… « avec gentillesse », certes, « mais le message est en général compris cinq sur cinq »42. Il utilise la séduction comme la menace, « avec beaucoup de persuasion. Certains, qui ont osé s’opposer à ses projets, jugent que leur carrière fut momentanément freinée. “Il n’aime pas être contrarié”, résume un proche »43. C’est cela le côté « très florentin » de celui qu’on surnomme « Citizen Kane ». Son influence est telle qu’un res-ponsable de l’ARAU, relayé par un journaliste, fit cette boutade en 1993 : « De qui dépend la politique en matière d’urbanisme à Bruxelles ? Ils sont deux à décider : Charles Picqué et Jean Thomas ! »44.

Si Charles Picqué répugne à afficher ses amitiés avec des promoteurs immobiliers, Jean Thomas fait preuve de moins de pudeur. À l’époque où le financement des partis politiques n’était pas encore encadré légalement, il n’hésitait pas à déclarer publiquement qu’il finançait le Parti socialiste (PS).

39. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.40. À l’époque, maurice lippens est à la fois administrateur de plusieurs grandes sociétés (Gbl, total…), vice-président de la société générale de belgique et fondateur en 1990 du groupe bancaire belgo-néerlandais fortis.41. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.42. Trends-Tendances, idem.43. Trends-Tendances, idem.44. « Jean thomas, l’étoile montante de tractebel », Le Soir, 30 novembre 1993.

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Il ne cache d’ailleurs pas son appartenance politique : il a « le cœur à gau-che »45. Entré au PS en 1981, en même temps que son adoption à la Loge, il est membre de la section de Bruxelles-Ville46 et n’hésite pas à rendre publiques ses amitiés avec notamment Philippe Moureaux, Charles Picqué ou Merry Hermanus. Et ce ne sont pas les seuls parmi les membres du PS. Tout au long de son opération sur l’îlot « Russie », puis au sein d’Espace Midi, Jean Thomas compte aussi à ses côtés un certain Isi Halberthal, émi-nence socialiste de la Commune d’Etterbeek où il sera plusieurs fois éche-vin PS des Finances, de la Culture, de l’Enseignement et de la Cohésion sociale… Selon ses propres déclarations, Isi Halberthal est « consul-tant » auprès d’Immobel-Compagnie immobilière de Belgique (CIB)47, alors dirigée par Jean Thomas. Halberthal est aussi administrateur chez Immomills-Louis De Waele Development, soit les sociétés qui ont spéculé sur l’îlot « Russie » avec la bénédiction de Charles Picqué. D’aucuns pré-tendent qu’à ce titre, Isi Halberthal aurait été impliqué dans d’autres opé-rations immobilières d’envergure, notamment au quartier européen (sur le territoire d’Ixelles, pas d’Etterbeek) ainsi qu’au quartier Midi en lien avec le projet que le groupe suédois Eurobalken tentera de mener sur l’îlot A du PPAS « Fonsny 1 ». C’est aussi en tant que représentant de la SA Louis De Waele qu’Halberthal devient administrateur d’Espace Midi (il en démis-sionnera en octobre 2008). Curieux cumuls en tout cas, que ce mandataire proche de Charles Picqué se garde bien de détailler dans son curriculum vitae où il précise être « avant tout un socialiste gestionnaire, un homme de réalisations concrètes. Les prophéties sur le déclin imminent du capita-lisme, la rhétorique du grand soir, ce n’est pas vraiment son truc. Mais sa passion d’administrer occulte son côté idéaliste »48…

Certains se demanderont quel est l’intérêt pour un homme d’affaires comme Jean Thomas d’afficher ainsi sa couleur politique ? « C’est le côté matamoresque du personnage »49, juge un interlocuteur proche du monde

45. « ce promoteur a le cœur à gauche ! », Le Soir, 23 mai 2005.46. Jean thomas s’est même présenté sur la liste Ps à bruxelles-Ville aux élections communales de 2006. il a récolté 235 voix.47. « fraude à l'ex-hôpital militaire ? », Le Soir, 16 avril 2007.48. site internet d’isi Halberthal, depuis lors supprimé.49. « le citizen Kane de l’immobilier a-t-il toujours autant d’influence ? », Trends-Tendances, 26 avril 2007.

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politique. D’autant que le fait de s’afficher volontiers comme « milliardaire, franc-maçon et socialiste »50 ne l’empêche pas d’être aussi proche de per-sonnalités du parti libéral (PRL-MR) comme Louis Michel ou Jacques Simonet. Familier du pouvoir, de tous les pouvoirs, il est réputé « très malin », ayant « su tisser, au fil des années, des contacts très privilégiés avec de nombreux hommes politiques en vue ». Il organise ainsi dans sa propriété près de Rochefort, des « week-ends vert, rouge et bleu » aux couleurs des différents partis politiques invités. Très courus, ces rendez-vous aux dîners « somptueux » et à l’ambiance « très amicale », rassemblent une petite ving-taine d’éminences grises ou de personnalités très en vue des différents par-tis. À tel point qu’« on fait également appel à lui pour jouer l’intermédiaire et arrondir les angles entre certains hommes du PS et du MR lorsque de fortes inimitiés entre les deux clans brouillent les relations... »51.

Ce n’est pas pour rien que les spécialistes du secteur retiennent essentiellement de la réussite de Jean Thomas ses achats de biens de l’État, ses constructions suivies de vente ou de location à l’État ou aux parastataux, toujours en bonne entente avec les responsables politiques. Et à ce propos, des bruits circulent, jamais vérifiés jusqu’à présent. […] On chuchote (bruyamment) que cette démarche politique lui a surtout permis de renforcer son pouvoir dans les marchés immobiliers à Bruxelles.52

La justice soupçonnera, au milieu des années 2000, le cabinet régional de Charles Picqué d’avoir privilégié la société de Jean Thomas53 et quel-ques autres dans l’attribution des marchés immobiliers de l’ancien hôpital militaire d’Ixelles, au début des années 199054. L’affaire n’est toujours pas jugée à l’heure d’écrire ces lignes.

Ce « vautour »-là n’en est pas unEn tout cas, à la même époque, le « pur bon sens » de Jean Thomas semble avoir séduit le bourgmestre de Saint-Gilles. Car si le chef de l’Immobilière

50. Trends-Tendances, idem.51. Trends-Tendances, idem.52. « Jean thomas : le profil-type du promoteur immobilier », La Libre Belgique, 13 avril 2007.53. entre-temps, Jean thomas a « démissionné » d’immobel-cib, fin 2007. aux dernières nouvelles, il s’est lancé dans une nouvelle promotion pour construire un hôtel, rue maus, à côté de la bourse de bruxelles.54. lire La fin du Far West ?, page 111.

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De Waele aime le risque, il n’est pas du genre à se lancer dans une opéra-tion sans avoir quelques assurances. Le traitement d’exception dont il va bénéficier dans sa spéculation sur l’îlot « Russie » est remarquable à plus d’un titre et constitue un parfait contre-exemple à toute l’argumentation déployée par les autorités sur la nécessité de « juguler la spéculation » et de maîtriser le foncier. L’îlot « Russie » ne sera repris ni dans le périmètre d’action de Bruxelles-Midi, ni dans le PPAS « Fonsny 1 », ni dans le plan d’expropriation de la Commune. Ici, pas question de « partager les bons morceaux », le « partenariat public-privé » a ses frontières et elles s’arrêtent à la rue de Mérode. L’opération de Jean Thomas ne sera pas dénoncée par la Région au même titre que la « spéculation » d’Espace Midi. Au contraire, Charles Picqué refusera de voir, dans ce cas précis, un acte spé-culatif de la part du promoteur : « Il y a spéculation lorsqu’en l’absence d’une directive un propriétaire s’empare d’un bien et le laisse pourrir volontairement afin de forcer les pouvoirs publics à passer par ses fourches caudines. C’est cela la spéculation ! »55.

Dans cette logique toute particulière, la spéculation serait donc uni-quement le fait de privés agissant hors d’un cadre public et lorsque les pouvoirs publics soutiennent leurs opérations, il ne s’agirait plus de spé-culation. Ce tour de passe-passe sémantique donnera lieu à un article du quotidien Le Soir intitulé « Charles Picqué redéfinit le verbe spéculer ». Le conseiller communal Michel Renard et le député Philippe Debry (tous deux du parti Écolo) accuseront Charles Picqué d’avoir commis un délit d’initiés en 1986-1987 lorsque, tout jeune bourgmestre, il aurait promis à Jean Thomas que les sociétés de celui-ci pourraient un jour construire du bureau sur l’îlot « Russie », pourtant inscrit en zone de logement dans les plans de l’époque.

Cette opération est un exemple parfait de spéculation où un opérateur privé par-vient à anticiper une plus-value qui sera due à un changement d’affectation. […] Il n’y a pas que la spéculation sauvage. Il y a aussi celle qui s’accorde avec les pouvoirs publics et qui est la plus efficace et la plus dangereuse pour l’habitat 56, rétorquera Philippe Debry au ministre-président.

55. « charles Picqué redéfinit le verbe spéculer” », Le Soir, 29 octobre 1993.56. conseil de la région de bruxelles-capitale, commission de l’aménagement du territoire, de la Politique foncière et du logement, 8 décembre 1993.

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L’entente entre une autorité poli-tique et un promoteur privé sur un projet dont les retombées sont cen-sées profiter à leurs caisses respectives, n’enlève effectivement rien au carac-tère purement spéculatif de la chose.

La motivation avancée par M. Picqué pour permettre le changement d’affectation de l’îlot « Russie » est d’obtenir les revenus annuels liés à l’impôt foncier et aux taxes « bureau », mais aussi d’encaisser de grasses charges d’urbanisme, estimées à 100 millions de francs belges (2,5 mil-lions d’euros) et dont 25 % seront versés dès la démolition de l’îlot. Et aux sceptiques qui craignent qu’une administration publique vienne s’installer dans le futur bâtiment appelé « Midi Atrium », Picqué les rassure : « Il me paraît évident que la situation du promoteur est bonne. C’est bien pour cela que nous lui demandons des charges d’urbanisme, parce qu’il est très près de la gare du Midi, il a la capacité de faire un parking, il est près de la STIB »57.

Pendant les 7 années où De Waele transforme lentement l’îlot en un vaste chancre, la Commune ne lui applique pas sa taxe sur les immeubles abandonnés. Cela pose « un sérieux problème d’éthique »58 au bourgmes-tre, qui explique que cette taxe est faite pour frapper « un bien abandonné lorsque le propriétaire ne montre aucune intention de le réaffecter ». Or, justifie Picqué :

La taxe sur les immeubles abandonnés est une mesure qui doit frapper un bien dont le propriétaire ne donne aux pouvoirs publics aucune information sur ses intentions. C’est là tout l’esprit de cette taxe. Quand un projet n’existe pas, la taxe doit être levée, c’est clair. […] Dans ce cas-ci, le propriétaire avait bien l’intention de déposer un projet mais les pouvoirs publics lui ont demandé d’y surseoir dans l’attente d’une étude globale du quartier et du PPAS correspondant. Dans ce cas, le propriétaire n’est plus responsable de l’abandon des immeubles.59

Non content d’avoir son interprétation personnelle de la « spéculation », Charles Picqué a aussi sa propre conception de la taxe sur les immeubles

57. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.58. conseil communal de saint-Gilles, idem.59. « charles Picqué redéfinit le verbe spéculer” », Le Soir, 29 octobre 1993.

si ce projet-Là ne marche pas, aLors

iL y en a beaucoup à bruxeLLes qui

ne vont pas marcher.

— charles Picqué à propos de « l’îlot de Waele », débat au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.

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234 Les « vautours »

abandonnés60. Mais sa version des évènements est intéressante. Selon lui, Jean Thomas aurait eu dès 1988 l’intention de déposer une demande de permis d’urbanisme pour construire son « Midi Atrium », mais l’admi-nistration communale lui aurait « conseillé de patienter »61 dans l’attente des résultats du Schéma de développement et du PPAS « Fonsny 2 », qui englobe l’îlot « Russie ». Il reconnaît donc que la Commune était au cou-rant des intentions de l’Immobilière Louis De Waele dès le départ et qu’elle l’a laissé faire, sans défendre la fonction d’habitat qui avait pourtant valeur contraignante sur ce périmètre à l’époque.

Quoi qu’on puisse penser de ce jeu de contorsion sur les mots, les faits démontreront que Jean Thomas a bénéficié d’un réel traitement de faveur. Le PPAS « Fonsny 2 » est avalisé en 1992 par Saint-Gilles et enté-rine la transformation de l’îlot en zone « mixte », permettant d’y construire des bureaux. Un premier permis de bâtir est aussitôt introduit par Jean Thomas. Celui-ci touche au but. Quasiment toutes les parcelles de l’îlot « Russie », rebaptisé « îlot De Waele », sont désormais en sa possession. En 1993, la Commune l’autorise à démolir toutes les maisons… sauf une,

60. notons que les immeubles vides et les terrains vagues appartenant à espace midi dans le quartier, eux aussi, ne seront jamais taxés par la commune de saint-Gilles, celle-ci donnant une interprétation très libre de ses propres règlements. en réponse à une question du conseiller communal alain maron (Écolo), en juin 2007, l’échevin Patrick debouverie a expliqué que «la philosophie de la taxe est de stimuler les propriétaires à rénover et qu’on ne peut tout de même pas encourager à rénover des biens qui doivent être démolis». il considère par ailleurs que «la notion d’abandon ne vaut pas» dans le périmètre du PPas «fonsny 1»… puisqu’on sait bien que des projets vont s’y réaliser un jour ou l’autre. en agissant ainsi, la commune épargne les promoteurs et provoque une rupture du principe d’égalité des citoyens devant l’impôt.61. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.

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235

rue de Russie, que son propriétaire refuse de vendre malgré la pression que constitue la démolition de toutes les maisons qui l’entourent. En 1994, Saint-Gilles prend un arrêté d’expropriation pour cause « d’utilité publique » et évacue le récalcitrant. L’immobilière De Waele aura donc mis 8 années à réaliser sa sinistre entreprise de grignotage de l’îlot.

« une belle longueur d’avance »Adoptés en 1992 par les Communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles, les cinq PPAS du Midi sont immédiatement bloqués au niveau régional. Ces plans vont autoriser la création d’un nombre trop important de surfaces de bureaux dans le quartier. Charles Picqué craint que « le marché ne le digère pas » :

Si nous autorisons plus de bureaux encore sur Anderlecht, sur l’avenue Fonsny, chez nous, alors que nous savons bien qu’il faudra passer par les fourches caudines de la SNCB, pour des raisons de rendement imposées par le terminal, vous pouvez être certain qu’il y a un risque sérieux que, par exemple, sur l’îlot de Russie ce ne soit pas construit.62

Ainsi en 1993, alors que l’examen de tous les PPAS du Midi est officiellement bloqué63, la Région adopte « anticipativement » le PPAS « Fonsny 2 ». Ce qui va permettre à Saint-Gilles de se prononcer sur la demande de permis de construire concernant la construction de 35 000 m2 de surfaces administratives sur l’îlot « De Waele ». Et puisque « les plans de l’architecte respectent scrupuleusement les prescrits du PPAS,

62. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.63. lire Le plan secret, page 241.

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236 Les « vautours »

la délivrance du permis ne nécessite aucune enquête publique »64. Il est octroyé en octobre 1993.

Un journal explique la manœuvre : On connaît en effet la morosité actuelle du marché de l’immobilier en matière de bureaux. Si les PPAS voisins de la gare du Midi étaient acceptés par la tutelle, ce serait 400 000 m2 en plus de bureaux qu’il faudrait gérer. De quoi décourager le promoteur le plus optimiste […] Heureusement pour Jean Thomas, Charles Picqué est conscient du problème et a décidé de bloquer l’avancement des PPAS riverains (« Fonsny 1 » et « Bara 2 »). De cette manière, l’offre aurait des chances de rattraper la demande... et l’immobi-lière De Waele aurait une belle longueur d’avance sur tous les autres futurs projets de bureaux lors de l’arrivée du TGV en gare du Midi. Une manière comme une autre d’encourager ce dernier à entamer sans délai la construction de son projet.65

Sans délai ? Les travaux débuteront seulement en 1997, avant que le permis de bâtir de la SA De Waele n’expire pour la seconde fois. Jean Thomas obtient ensuite de pouvoir modifier son projet. Un nouveau per-mis lui est octroyé en 1998, augmentant le nombre de mètres carrés bruts autorisés. Au final, ce ne sont pas 30 000, 35 000, 37 000, ni 39 000 m² de bureaux qui sortent de terre, comme on a pu le lire successivement dans la presse. En réalité, le projet totalise 56 180 m² de surfaces, dont 41 180 m² de bureaux et 459 emplacements de parkings66. Au niveau de la rue, ses façades ont un gabarit identique aux maisons auxquelles il fait face, mais une tour culmine à 48 mètres au cœur de l’îlot. Une astuce permise par le PPAS « Fonsny 2 ». Conçu par le bureau d’architectes A+U de Jacques Baudon, le « Midi Atrium » se dévoile aux passants sous des façades consti-tuées principalement de « murs rideaux » ainsi que de revêtements en carrelages, offrant un mur aveugle blanc tout au long de l’îlot.

Le parachèvement du bâtiment, annoncé pour l’an 2000, n’aura lieu qu’en 2002 après l’octroi d’un dernier permis modificatif. Mis en vente sur les marchés internationaux par deux des plus grands courtiers immo-biliers (Jones Lang Wootton LaSalle et Catella Codemer), c’est finale-ment… la SNCB qui en prendra possession67.

64. « 35 000 m2 de bureaux à deux pas du tGV », Le Soir, 24 décembre 1993.65. Le Soir, idem.66. source : www.louisdewaele.com.67. lire Le dragon à sept têtes, page 189.

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237

Bilan : après 8 années de désertification, 6 années de chancre à ciel ouvert et de logement perdu dans 45 maisons, et 3 années de travaux, c’est donc à nouveau un organisme public, exempté des taxes sur les bureaux, qui s’installe à Saint-Gilles. Pour Jean Thomas, c’est un beau coup. Au final, il a récupéré le double de sa mise. Mais pour la ville et pour les habitants du quartier, quel gâchis.

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le « midi atrium », vu du côté de la rue de russie et de la rue de mérode.

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Les grands chancres n’arrivent jamais par hasard. iLs sont toujours

Le résuLtat d’une absence de signaL cLair du poLitique au spécuLateur.

c’est dans Les communes où Le pouvoir pubLic a Les idées Les moins cLaires

sur son devenir que L’on retrouve Les grands chancres.

c’est Là que s’engouffre Le spécuLateur.

— charles Picqué dans Le Soir, 17 février 1995.

nous vouLons éviter un processus qui donne

La viande aux investisseurs privés et ne Laisse

que La mauvaise graisse à La région.

— charles Picqué dans Le Soir, 2 juin 1990.

je crois que tout est programmé de manière à ce que

ça se passe dans La douceur et moi je m’en porte garant.

je trouve que Les hommes poLitiques doivent à un moment

donné s’engager, engager Leur responsabiLité. […]

je crois qu’iL faut faire confiance aux pouvoirs pubLics.

— charles Picqué sur Bruxelles-Capitale, rtbf, 1994.

Lorsqu’on écrira L’histoire de cet épisode,

je dirai où se situent Les responsabiLités.

— charles Picqué au Parlement régional

bruxellois, 29 mars 2006.

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241

On l’a compris, l’histoire du quartier Midi est celle d’une lutte où s’af-frontent des acteurs privés et publics pour maîtriser des propriétés fon-cières. Depuis 1989, la volonté de la Région de Bruxelles-Capitale est de faire main basse sur les propriétés foncières dans le quartier, au meilleur prix possible, pour engranger ensuite des plus-values1 en les revendant à des promoteurs désireux de bâtir. Mais ses projets sont compromis par les velléités immobilières de la SNCB et des promoteurs immobiliers. Comment s’y prendre pour leur barrer la route et s’imposer à eux ?

Afin de réduire les prétentions de la SNCB, la Région entamera un bras de fer dès 1990 en lui refusant tout simplement l’octroi de permis de bâtir2. Mais, mettre fin à la campagne de rachat menée par les promoteurs est une autre paire de manches… En 1992, le consortium Espace Midi3 possède déjà près de 70 parcelles sur les 176 du plan d’expropriation. Celles-là ont été payées tellement cher que la Région ne peut pas espérer se les offrir. Mais il reste alors une centaine d’autres terrains « expropria-bles », dont le rachat forcé à leurs propriétaires suivi d’une revente à un promoteur permettrait d’engranger d’importantes plus-values.

Le problème est que la Région n’a pas même les moyens d’acqué-rir ces terrains-là. Et d’autant moins que la campagne d’acquisitions des

1. lire La fin du Far West ?, page 111.2. lire Le dragon à sept têtes, page 189.3. lire Les vautours, page 217.

1992-1996 /// une lenteur volontaire ?

8. le « PlAN seCret »

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242 Le « plan secret »

promoteurs a fait flamber les valeurs immobilières. Les prix pratiqués par les promoteurs, parfois très élevés, sont considérés par Charles Picqué comme « spéculatifs » et « anormaux ». Mais ils ne sont pas dénoncés comme tels par le ministère des Finances. Légalement, ils sont donc nor-maux et serviront comme points de comparaison4 pour fixer la valeur de toute maison qui serait expropriée dans les alentours.

La Région a dès lors tout intérêt à bloquer les transactions immobiliè-res en cours entre particuliers et promoteurs, et à ramener les prix à leur valeur « normale » : celle d’avant la flambée survenue en 1989. C’est ce qu’elle appelle « juguler la spéculation ». Le procédé est douteux, mais les autorités ne voient pas de mal à organiser la chute de prix qu’elles consi-dèrent comme « spéculatifs ». Après la « spéculation à la hausse » des pro-moteurs privés, place à la « spéculation à la baisse » des pouvoirs publics !

Cette tactique de captation de plus-values sur le dos de petits proprié-taires expropriés n’est pas neuve et a déjà fait ses preuves à Bruxelles. Un exemple nous en est rapporté dans le livre Main basse sur Bruxelles. Argent, pouvoir et béton5 : celui de la tour Morgan, occupée par la société Euroclear dans le quartier Nord.

Le terrain a été exproprié par la Commune de Saint-Josse-ten-Noode pour la somme de 1 200 francs belges le m2 et ensuite vendu à Building Nord pour 12 000 francs belges le m2. Cette société l’a ensuite revendu pour une somme indé-terminée à Euroclear Clearance System Public Ltd Company. Les spécialistes esti-ment la valeur du terrain à cet endroit à environ 150 000 francs belges le m2.

l’imbroglio des PPAs du midiEn 1991, la Région tente de gagner du temps sur l’élaboration en cours des PPAS et de calmer les ardeurs des promoteurs en publiant un Schéma de développement laissant entendre qu’ils ne pourront pas faire n’im-porte quoi au Midi. En 1992, la SA Bruxelles-Midi est créée pour tenter de maîtriser le foncier dans la « zone d’intervention prioritaire ». Elle fait expertiser la valeur de la plupart des maisons du futur périmètre d’ex-propriation. La Région n’ignore donc pas ce que coûtera leur rachat :

4. lire Extrême urgence et utilité publique, page 44.5. Main basse sur Bruxelles. Argent, pouvoir et béton, George timmerman, ePo, 1991, p. 73.

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c’est impayable. Mais la volonté expropriatrice du ministre-président semble irréversible…

La même année, plusieurs Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS) sont adoptés par les Communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles qui cir-conscrivent les zones de bureaux à certains périmètres, les seuls qui sont réellement intéressants pour les promoteurs. Ces plans ménagent un grand nombre d’affectations dites « fortes » sur la zone (bureau, hôtel), car ce sont elles qui généreront les futures plus-values, les charges d’urbanisme, les taxes bureau et autres précomptes immobiliers. Cela conforte les pro-moteurs dans l’idée qu’ils ont intérêt à investir au Midi. Mais en même temps, le PPAS « Fonsny 1 » est assorti d’un plan d’expropriation dressé sur un périmètre de 5 îlots, précisément là où ils viennent d’acquérir près de 70 terrains. Se voyant désormais menacés d’en être expropriés, les pro-moteurs arrêtent d’acheter des maisons dans le quartier dès 1992.

À ce moment, tout le monde pense que la Région va adopter les PPAS communaux et le plan d’expropriation, puis lancer les expropriations ou les négociations, tant avec les propriétaires particuliers qu’avec les agents immobiliers, via la SA Bruxelles-Midi. Mais il n’en est rien. Le bourg-mestre de Saint-Gilles, dont la Commune vient de concevoir et d’adopter un plan d’expropriation et trois PPAS pour la zone (parmi lesquels le « Fonsny 1 » avec ses 88 000 à 100 000 m² de bureaux), « sollicite » aussitôt le ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale afin qu’il ne les approuve pas à son niveau de pouvoir. « Nous sommes dans une phase de prudence »6, argumente le bourgmestre en évoquant la crise du secteur tertiaire7 et le risque de saturation de l’offre de bureaux. Le bourgmestre Charles Picqué se montre sans doute persuasif et le ministre-président Charles Picqué se range vite à ses arguments, prouvant ainsi la bonne coopération qui peut exister entre une Commune et son pouvoir de tutelle. La Région met donc l’adoption des PPAS anderlechtois et saint-gillois en veilleuse, et le bourgmestre s’en explique ainsi :

Si demain, les Communes et la Région acceptaient le PPAS “Fonsny 1” avec plus ou moins 100 000 m² de bureaux, si on acceptait en plus le projet de

6. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.7. lire La crise du bureau, déjà…, page 142.

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244 Le « plan secret »

la SNCB, et encore en plus les désidératas de la Commune d’Anderlecht, savez-vous qu’on mettrait sur le marché 385 000 m² de bureaux dans cette zone ? 8

Sans compter le projet de Jean Thomas (Immobilière De Waele) sur l’îlot « Russie » (dans le PPAS « Fonsny 2 »), chiffré par le mayeur saint-gillois à « 30 000 m² environ »9, ce qui porte à plus de 400 000 m² les surfaces de bureaux prévues dans le quartier Midi. « De quoi décourager le promoteur le plus optimiste », commente un journal10. « C’est impossi-ble ! », tranche le bourgmestre. « Lâcher en même temps » tous ces mètres carrés de bureaux serait néfaste :

À mon avis, le marché ne saurait pas le digérer […] parce que même en période de bonne conjoncture, on aurait eu des problèmes. Donc en conjoncture défavora-ble, nous en aurions certainement. […] C’est pourquoi j’ai sollicité de la Région qu’elle n’approuve pas le PPAS de l’avenue Fonsny. […] Nous avons été d’une grande sagesse en n’allant pas plus loin, en attendant le PRD, pour voir si nous allions éventuellement faire des bureaux dans le “Fonsny 1”…11

Et effectivement, en 1993, le bourgmestre ne semble plus si sûr de ses plans pour les îlots du « PPAS Fonsny 1 ». La possibilité de rénover le bâti existant est évoquée. Fini, les bureaux ? C’est ce qu’il semble dire, en affirmant vouloir se diriger vers un projet plus doux :

Mon sentiment est que l’on doit modifier le projet initial et remembrer les 5 îlots du PPAS Fonsny 1 plutôt que de les démolir et de les reconstruire. […] On pourrait alors plomber les dents creuses, reconstruire quelques groupes de maisons pourries, lâcher un peu de bureaux en face de la poste…12

Reconnaissant au passage que la rénovation est possible et qu’à part « quelques groupes de maisons pourries » l’habitat n’est pas en si mauvais état que ça, le message du bourgmestre sème davantage le trouble chez les pro-moteurs qui, déjà menacés d’expropriation, en viennent à se demander s’ils pourront un jour construire du bureau sur les 5 îlots. Le PPAS « Fonsny 1 » adopté par Saint-Gilles le leur permet, mais rien ne peut se passer tant qu’il n’est pas entériné par la Région, laquelle fait planer le doute sur ses

8. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.9. au final, le « midi atrium » bâti sur « l’îlot russie » comprendra en réalité 56 000 m2 de surfaces construites.10. « 35 000 m2 de bureaux à deux pas du tGV », Le Soir, 24 décembre 1993.11. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.12. « midi : le quartier oublié ? », La Lanterne, 30 novembre 1993.

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intentions. La volonté exacte du gouvernement est extrêmement difficile à saisir. En témoigne cette contorsion verbale du ministre-président Charles Picqué, expli-quant pourquoi il ne veut pas approuver les PPAS qu’il vient pourtant de faire voter en tant que bourgmestre :

Il faut maintenant disposer du PRD, voir comment nous allons gérer le stock de bureaux à Bruxelles ; mais il faut aussi tenir compte d’une chose, c’est que la conjoncture ne peut pas être toujours mauvaise et que si elle démarre à un moment donné, il faut avoir des potentialités de développement économique dans la ville. On a une certaine tendance à dire maintenant : plus de réserves de bureaux nulle part. À la limite, je signale que ce serait grave parce que si la conjoncture redevient favorable, nous devons garder des potentialités d’hébergement d’entreprises. Car le paradoxe aujourd’hui, c’est qu’on fait vite le procès des bureaux, et on a raison dans certains quartiers de le faire, mais ce seraient peut-être ceux qui, aujourd’hui, font le procès des potentialités de bureaux importantes qui, demain, nous diraient qu’on a perdu des emplois à Bruxelles faute de développement économique. Soyons donc extrêmement prudents.13

La prudence va consister, comme le précise Jacques Van Grimbergen, directeur de cabinet-adjoint du ministre-président, à attendre et à entre-tenir l’incertitude : « Nous attendons la fin de l’enquête publique sur le PRD. En fonction des réactions de l’opinion, nous verrons s’il y a lieu d’adopter ou de modifier les PPAS. La Région veut se donner le temps de voir clair »14. Bref, personne ne comprend ce qui se passe mais la parti-cipation citoyenne et le bon sens gouvernent. Tout va bien.

« éviter le cannibalisme du bureau »En attendant l’examen des PPAS, l’ancien Plan de secteur reste en vigueur. Et au quartier Midi, rien ne se passera tant que le gouvernement n’a pas adopté le PRD. Rien ? Pas tout-à-fait… Le ministre-président de

13. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.14. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.

je crains qu’iL n’y ait parfois confusion

entre La commune de saint-giLLes dont

vous êtes Le bourgmestre et La région

bruxeLLoise et que vous utiLisez des

instruments régionaux pour atteindre

des objectifs communaux.

— Philippe debry (Écolo) au Parlement régional bruxellois, 19 novembre 1992.

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246 Le « plan secret »

la Région, qui bloque l’examen des PPAS du Midi à la demande du bourgmestre de Saint-Gilles (lui-même, en l’occurence), ne se gêne tou-tefois pas pour approuver « anticipativement » l’un d’entre eux : le PPAS « Fonsny 2 ». Motif ? Il s’agit d’une « zone-tampon » qui protège le tissu résidentiel autour du périmètre du PPAS « Fonsny 1 » (où la construction de bureaux sera permise, si le plan est adopté).

Dans cette « zone-tampon », on trouve toutefois une importante zone de bureaux… Officiellement prévue « pour éviter la contagion du bureau »15 dans le reste de ce périmètre « de protection » de l’habitat :

Il était intéressant, opportun d’imaginer la localisation d’une zone de bureaux pour éviter le cannibalisme des bureaux dans les zones de protection du logement.16

La logique vaut ce qu’elle vaut. Tout cela a peut-être l’air compli-qué mais ne l’est pas tant que ça : on sacrifie une zone d’habitat au bureau (« Fonsny 1 ») tout en n’y faisant rien d’autre qu’attendre, on l’en-toure d’une zone de protection de l’habitat (« Fonsny 2 »)… à l’intérieur de laquelle on sacrifie un îlot d’habitat au bureau (« îlot Russie ») pour empêcher la contagion du bureau dans le reste de la zone de protection de l’habitat. Il suffisait d’y penser, non ?

Officieusement, il s’agit surtout de permettre au promoteur qui a racheté tout l’îlot de le convertir rapidement en bureaux. C’est le fameux « îlot Russie »17, objet d’une spéculation menée sans relâche depuis 1986 par la SA Louis De Waele. Celle-ci voit son action récompensée par l’adoption du PPAS « Fonsny 2 » , qui modifie l’affectation de l’îlot de zone d’habitat en « zone de mixité »… alors qu’il sera en réalité dédié à 100 % au bureau !

La SA Louis De Waele se voit donc incitée par les autorités à démar-rer au plus vite son projet18 : le « Midi Atrium ». Pour celui-là, il n’est pas question d’attendre le PRD. C’est un beau cadeau que le ministre-pré-sident fait à Jean Thomas, puisque celui-ci a maintenant la possibilité de lancer son projet et d’ainsi mettre sur le marché des dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux, sans craindre la concurrence immédiate des

15. charles Picqué au conseil communal de saint-Gilles, octobre 1993.16. conseil communal de saint-Gilles, idem.17. lire Les vautours, page 217.18. lire Les vautours, page 217.

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centaines de milliers de mètres prévus dans les autres PPAS du Midi (le « Fonsny 1 », mais aussi les PPAS « France » et « Bara 1 » avec les projets de bureaux de la SNCB) qui sont mis en « standby » par le gouvernement régional. Merci qui ?

une « mise au frigo » bénéfique ?En 1992, Charles Picqué évoque en ces termes étonnants la création de la SA Bruxelles-Midi et sa stratégie foncière quartier Midi :

La société Bruxelles-Midi est une structure intéressante qui pourra développer un plan d’action jugulant les effets pervers de la spéculation... Un plan qui, pour réussir, doit rester secret.19

Un an plus tard, la SA Bruxelles-Midi est mise en veilleuse. « Faute d’avoir pu réunir les 7 à 9 milliards de francs belges nécessaires à ses ambitions »20 (soit 175 à 225 millions d’euros)… « Le marché immobilier est en crise », se lamente Jacques Van Grimbergen, « et nous n’avons pas pu convaincre les investisseurs dont nous avions besoin pour concrétiser nos projets »21. Ne disposant toujours pas de concession de service public ni de contrat de gestion l’autorisant à réaliser son objet social au nom de la Région, Bruxelles-Midi a dépensé en très peu de temps (en frais de personnel, d’études…) sa ligne de crédit de 70 millions de francs belges (1 750 000 euros) mise à sa disposition par la Région, et elle a enregistré ses premières pertes financières. Charles Picqué décide donc de la mettre « au frigo », invoquant encore et toujours l’argument du PRD :

Il m’est apparu dès lors que plutôt que de demander à la société Bruxelles-Midi d’engager la réalisation, dès approbation de l’ordonnance, ce qui était rendu possible par la qualité du travail réalisé par la société, il était préférable d’attendre l’approbation du PRD. Il pourra être ainsi tenu compte dans les projets des obser-vations et suggestions que l’enquête publique du PRD ne manquera de révéler.22

Cette temporisation n’est pas perdue pour tout le monde, comme va l’expliquer le ministre-président Charles Picqué, en mars 1994, à la députée

19. charles Picqué en mars 1992, cité au conseil de la région de bruxelles-capitale, le 19 novembre 1992.20. « les 100 jours du tGV lille-bruxelles », Le Soir, 16 mars 1994.21. Le Soir, idem.22. charles Picqué au Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.

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248 Le « plan secret »

Marie Nagy (Écolo) qui s’inquiète au Parlement des atermoiements et des tergiversations de la Région dans ce dossier.

Vu les retards cumulés dans l’élaboration du PRD, le délai d’éventuelle appro-bation de celui-ci risque fort de se prolonger au-delà de décembre 1994, dit-elle. Si, durant toute cette période, la société Bruxelles-Midi est mise en veilleuse, on peut redouter une accélération du processus de déclin du quartier du Midi particu-lièrement affecté ces dernières années. Ce déclin ne fera que renforcer les nombreux chancres urbains et le départ des habitants qui le peuvent23.

Avouant à demi-mots les objectifs de sa stratégie, Picqué lui répond que le gel des opérations n’a pas que du mauvais :

Ce report, même si l’argument du PRD semble décisif, n’est pas aussi néfaste qu’on peut le penser, dans la mesure où la crise du marché immobilier, que nous avons connue en 1993, a eu des effets qui ont significativement fait chuter le niveau des recettes escomptées par la société en cas d’engagement de l’opération. […] On peut donc espérer, en cas de signes avant-coureurs de reprise, que le report de l’opéra-tion permettrait de revenir à des conditions du marché rendant la société Bruxelles-Midi à même de remplir pleinement les missions sociales qu’elle s’est assignées24.

On appréciera le mécanisme qui rend « l’accompagnement social »25 dépendant des « conditions du marché », mais on notera surtout que toute l’opération, en ce compris la maîtrise du foncier et les fameuses captations de plus-values, repose sur ces « conditions », de fait extrêmement aléatoires.

une lenteur bien opportuneLorsqu’il utilisa l’argument du PRD pour retarder l’examen des PPAS du Midi, Charles Picqué avait-il le moindre doute sur le fait que le PRD, une fois adopté, aurait pu contredire les options urbanistiques prévues au quar-tier Midi alors même que, des deux côtés, les concepteurs des plans étaient les mêmes ? Et savait-il combien de temps il allait faire durer l’incertitude ?

Annoncé d’abord pour 1992, présenté une première fois en 1993, le PRD ne sera finalisé et adopté qu’en 1995, quelques mois avant la fin de la première législature régionale. Et ô surprise, voilà que « le bureau n’est

23. charles Picqué au Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.24. Journal des questions & réponses, idem.25. lire Le plan délogement, page 285.

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plus tabou »26, qu’est avalisé le principe général du sacrifice des quartiers de gares pour y « redéployer » des zones administratives (pour des raisons de mobilité), et en particulier le « remembrement » du quartier Midi.

Picqué attend le début de la législature suivante, où il retrouve ses fonc-tions régionales, pour enfin valider les PPAS du Midi, dont le « Fonsny 1 ». La surprise, c’est que le nouveau gouvernement n’approuve pas le plan d’expropriation qui l’accompagne. Motif du refus : il y a eu vice de pro-cédure27. Pendant l’élaboration du plan, en 1992, la Commune de Saint-Gilles a omis de prévenir par courrier personnel, comme le prévoit la loi, la totalité des propriétaires des 176 parcelles concernées !

Saint-Gilles retourne donc à ses crayons, et ficelle un nouveau plan d’expropriation, dans les règles de l’art. Cette fois, il ne faut que quelques mois de procédure avant que la Région ne l’approuve, en août 1996, et n’en publie l’arrêté au Moniteur belge, en octobre. Le plan est coulé dans le béton. L’extrême urgence peut commencer à produire ses effets, désor-mais officiellement et pour une période de 10 ans.

Entre-temps, la SA Bruxelles-Midi a été ressortie du « frigo » en même temps que l’adoption du PRD. Elle fait enfin l’objet d’une concession de service public, sa ligne de crédit est réalimentée et son premier contrat de gestion est signé en 1996. L’opération « Bruxelles-Midi » peut enfin commencer, après 3 années de mise en place (1989-1992) plus 4 années passées à « attendre l’adoption du PRD » (1992-1996) !

Tant de « prudence » et de « sagesse » font sans doute honneur aux autorités, mais ne nous laissent pas sans quelques questions. En 1996, les « conditions du marché » sont toujours moroses et pourtant la Région va « lâcher » les 400 000 m2 de bureaux qu’elle gardait sous le coude depuis 1992. Ceux-ci ne vont d’ailleurs pas sortir de terre tout de suite, faute d’enthousiasme du «marché»… À quoi bon avoir attendu 4 années que la Région confirme dans le PRD ce qu’elle voulait de toute façon lui faire dire ? Autrement dit, pourquoi avoir adopté en 1992 des PPAS et un plan d’expropriation « en extrême urgence », et constitué la SA Bruxelles-Midi… s’il s’agissait de tout mettre aussitôt « au frigo » ? Et rien n’explique

26. « bruxelles en technopolis habitable », Le Soir, 14 février 1995.27. « les formalités prévues par l’article 71 1er alinéa 3 de l’ordonnance du 29 août 1991 n’ont pas été remplies » (arrêté régional du 14 septembre 1995).

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encore la « négligence » de Saint-Gilles qui oublia de prévenir les proprié-taires des 176 parcelles à exproprier, rendant ainsi caduc son propre projet de plan d’expropriation… Ni les 3 années que la Région mit pour se ren-dre compte de cette bourde un peu grossière.

Dans les faits, cette succession « d’erreurs », d’hésitations et de lenteurs ont produit des incidences indéniables… Pendant toutes ces années, les rumeurs et les menaces d’expropriation ont commencé à produire leurs effets sur l’état du quartier comme sur le moral des habitants. Dès 1989, des locataires ont commencé à déménager, sans aides28. Dès 1992, les propriétaires particu-liers ont arrêté de rénover leurs biens. Et les promoteurs d’acheter des mai-sons. Cette période de temporisation a ainsi eu pour effet de faire chuter les valeurs foncières, puisque quasi aucune transaction n’a été effectuée dans le périmètre pendant ces 4 années. En 1996, les points de comparaison désor-mais utilisés pour fixer la valeur des maisons lors de procédures d’expropria-tion, sont désormais bien moins élevés que ceux de la période 1987-1992, que le cabinet Picqué jugeaient « spéculatifs » et que la SA Bruxelles-Midi n’avait pas les moyens de payer, mais sur base desquels les propriétaires parti-culiers auraient dû être indemnisés... si on les avait réellement expropriés au moment du premier plan d’expropriation. La lenteur a donc permis de créer une situation beaucoup plus favorable aux visées de la Région.

Si tel était son objectif, ce « plan qui, pour réussir », devait « rester secret », nécessitait que la situation immobilière soit cadenassée et qu’un assez long laps de temps s’écoule avant le lancement de toute opération, histoire que les valeurs immobilières baissent, mais aussi que la SA Bruxelles-Midi ait le temps de se mettre en ordre de marche et de rattraper son retard sur les promoteurs. Il est probable que la Région et la Commune aient eu recours à un ensemble de subterfuges et de louvoiements pour arriver à leurs fins. Cela expliquerait ces années de temporisation et de tergiversations qui ont bloqué tout projet dans la zone… à l’exception notoire de l’îlot De Waele. La « lutte contre la spéculation » avait probablement d’autres intentions moins avouables.

En 2008, le « plan secret » a été évoqué dans les conclusions des pro-priétaires particuliers du Midi qui ont intenté une procédure judiciaire contre les autorités29. Tout en mettant en cause le fait que Charles Picqué

28. lire Le plan délogement, page 285.29. lire Une justice hostile ?, page 341.

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ait bien prononcé ces mots, la défense conjointe de la Région bruxelloise et de la Commune de Saint-Gilles a justifié la nécessité d’un tel plan par la lutte contre la spéculation privée :

Quand bien même le ministre-président aurait évoqué un tel “plan secret”, ce qui n’est en rien démontré, il conviendrait de remettre cette phrase dans la pers-pective de l’époque, laquelle était d’éviter de voir le quartier concerné faire l’objet de spéculations effrénées, ce qui justifiait que les pouvoirs publics évitent de rendre publics tous les détails des plans d’expropriation à venir afin d’éviter que certains promoteurs anticipent les effets de ces derniers dans le but d’en retirer un bénéfice ; que l’on ne saurait dès lors reprocher au ministre-président d’avoir dans un tel contexte chercher à ménager une certaine confidentialité.30

À l’époque, il était certainement indispensable que les autorités agis-sent face aux convoitises dont le quartier faisait l’objet. Il aurait suffi pour cela d’établir des plans qui préservent l’habitat et les fonctions existantes, de communiquer un message clair encourageant la rénovation. Au lieu de cela, la Région et la Commune ont donné un récital de déclarations contradictoires et d’actes à priori incohérents, donnant l’impression d’agir avec un agenda caché. Tous les intervenants du dossier reconnaissent qu’il y a eu une troublante volonté de temporiser pendant des années, mais certains préfèrent mettre cette lenteur sur le compte de l’irresponsabilité du politique plutôt que sur son machiavélisme. Le premier plan d’expro-priation vicié ? «Une erreur, à l’époque on n’était pas habitué à faire ce genre de procédure». Les 3 années écoulées avant d’examiner les PPAS au niveau régional31 ? « Picqué n’osait pas se décider, il a trouvé le prétexte du PRD pour attendre la fin de la législature et laisser au gouvernement sui-vant le soin d’adopter le plan d’expropriation »32. Ceux-là disent que « la lenteur est expliquée par la peur. Picqué est un bourgmestre dans l’âme, pas un homme d’État. Il n’a pas osé faire des choix impopulaires ».

Quelles qu’aient été les réelles intentions du ministre-président, les manœuvres « confidentielles », « détails » et autres contretemps fâcheux qui ont émaillé la mise en place de l’opération, ont finalement servi ses intérêts.

30. secondes conclusions additionnelles et de synthèse, cabinet stibbe, défense de la région de bruxelles-capitale et de la commune de saint-Gilles, procédure devant le tribunal de première instance, 2008.31. lire Une zone prioritaire, page 161.32. lire La fin du Far West ?, page 111.

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La Région et la SA Bruxelles-Midi ont fini par obtenir à bon prix une série de terrains qu’elles revendront ensuite aux promoteurs à la valeur de terrains constructibles en bureaux, c’est-à-dire parfois au double de leur prix d’achat. La Région a donc réussi à capter les plus-values immobiliè-res… sur le dos des petits propriétaires.

Mais les promoteurs, ceux-là même qui étaient dénoncés par les auto-rités comme étant des « spéculateurs » au début des années 1990, sont bel et bien les mêmes qui construiront ensuite les immeubles de bureaux avec la bénédiction régionale et qui encaisseront les plus grosses plus-values générées dans toute la chaîne de cette opération. Au final, ce sont bien eux les grands gagnants de l’opération. Et les habitants, les grands sacrifiés.

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Décidément, le quartier Midi est le lieu de toutes les aventures et de tou-tes les expériences… La société JC Decaux, « n°1 mondial du mobilier urbain et n°1 européen de l’affichage grand format », l’a bien compris. Début 2006, elle choisit la « zone d’intervention prioritaire » où les auto-rités publiques appliquent depuis 15 ans un traitement urbanistique expé-rimental, pour lancer son nouveau modèle de panneau publicitaire géant. Le « Blacklight », un support éclairé de 17 m2, conviendra parfaitement à l’environnement urbain si particulier de ce quartier. Planté en bordure d’un gigantesque terrain vague de l’avenue Fonsny, le « Blacklight » et les affiches publicitaires qu’il propose seront vus par des dizaines de milliers de navetteurs qui passent quotidiennement par là. Au moins, les terrains vagues ne sont pas perdus pour tout le monde.

À Saint-Gilles, on est plutôt content du résultat. « La pose de panneaux de ce type garantit d’une part la sécurité publique et, d’autre part, la suppression visuelle des chancres »1, s’enthousiasme la bourgmestre faisant fonction, Martine Wille (PS). Le dispositif qui comprend le « Blacklight » et toute une série de panneaux publicitaires de moindre taille, « vise la sécurisation de l’îlot au fur et à mesure de la démolition des immeubles et la lutte contre les squats des immeubles restants. Il a également permis d’améliorer l’aspect visuel à la sortie de la gare du Midi ». S’il est vrai que

1. martine Wille en réponse à une question posée par le conseiller communal alain maron (Écolo), conseil communal de saint-Gilles, 23 février 2006.

1989-2009 /// le mythe du partenariat public-privé

9. les dOuze trAvAux de Bruxelles-midi

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ces pancartes publicitaires « suppriment visuellement les chancres », on laissera à Martine Wille son appréciation sur « l’amélioration de l’aspect visuel » du quartier. Quant à la « sécurisation » des îlots, l’argument laisse songeur. La Commune est-elle à ce point démunie qu’elle a besoin de JC Decaux pour « sécuriser » les îlots dont elle a elle-même provoqué la démolition ? « On fait comme on peut », soupire Martine Wille.

Dans les permis de démolir accordés à la SA Bruxelles-Midi, la Commune et la Région imposaient la pose d’une clôture « complète, fixe et ajourée » autour du terrain vague, comme le prévoit d’ailleurs le règlement communal2. Mais comme « Bruxelles-Midi démolit les maisons au fur et à mesure »3, aucune palissade digne de ce nom n’avait jamais été posée. Dommage pour les habitants qui restent présents dans les îlots, attendant une expropriation annoncée depuis plus d’une décennie, et qui subissent des conséquences plus néfastes chaque fois que les chancres gagnent du terrain. Incendies dans une maison voisine4, vols ou tentati-ves d’effraction de jour comme de nuit… Certains n’arrivent plus à en dormir. Heureusement, la Commune de Saint-Gilles et la SA Bruxelles-Midi ont entendu leur appel (souvent répété, il est vrai, notamment via des pétitions). Elles ont donc passé accord avec des sociétés d’affichage commercial (JC Decaux, Belgoposter, Art & pub), permettant à celles-ci de placer des publicités le long des îlots… en échange de l’installation de palissades. Un bel exemple de « partenariat public-privé » (PPP).

Comme les permis de démolir délivrés à Bruxelles-Midi interdisaient la pose de publicités sur les clôtures, les autorités trouvèrent une subtile solution pour contournenr leurs propres règles : les panneaux publicitaires

2. le règlement de la commune de saint-Gilles prévoit que « le propriétaire qui fait construire, reconstruire ou démolir un bâtiment ou un mur de clôture ou exécuter des changements à une façade longeant la voie publique, ne peut commencer les travaux avant d’avoir établi devant sa propriété une cloison ou barrière en planches juxtaposées avec retours, de la hauteur de 2,5 mètres au moins. […] défense est faite aux entrepreneurs de commencer les travaux ci-dessus avant l’établissement de la cloison. À défaut par le propriétaire ou l’entrepreneur de se conformer aux prescriptions ci-dessus, la cloison est établie d’office, à leurs frais, par l’autorité communale ». ce règlement n’a manifestement pas été souvent appliqué au quartier midi…3. selon les mots de l’échevin Patrick debouverie (mr), au conseil communal de saint-Gilles, le 28 juin 2006.4. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.

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allaient être fixés sur des pieds plantés dans le terrain vague, et non sur les palissades elles-mêmes… qui à certains endroits n’ont d’ailleurs jamais été placées (à l’inverse des panneaux publicitaires). La sécurité des habi-tants n’a pas de prix. Et si elle en avait un, ce n’est certainement pas la SA Bruxelles-Midi qui le payerait.

les PPPBruxelles-Midi est une société privée « de droit public » créée par la Région bruxelloise. Au Midi, c’est à elle qu’incombe la tâche, à l’inté-rieur du périmètre du PPAS « Fonsny 1 », de maîtriser le foncier, d’établir un programme des ouvrages publics et privés à y réaliser, de « mettre en valeur » les terrains (démolir les maisons et entourer les terrains vagues de palissades), de définir une organisation architecturale, d’assurer la promo-tion commerciale de l’ensemble, de choisir les investisseurs et promoteurs et de leur céder les droits à construire, de viabiliser les sols et d’aménager les espaces libres, de coordonner l’ensemble des intervenants et, last but not least, d’assurer le financement de l’opération. C’est donc elle qui est censée racheter les maisons pour le compte de la Région ou les faire exproprier par celle-ci, les démolir, « remembrer » les parcelles et les revendre à des promoteurs qu’elle choisit et qui doivent respecter son programme. C’est aussi elle qui aura en charge « l’accompagnement social » et l’aide au relo-gement des locataires5.

Bruxelles-Midi a été créée au début des années 1990 sur le modèle des PPP, qui était déjà dans l’air du temps dans certains pays comme la France. Grandes infrastructures, chemins de fer, métros, routes, bureaux et même logements, écoles, prisons ou crématoriums… La ville de demain sera au PPP ou ne sera pas, clament les investisseurs.

Dans ces différents domaines, effectivement, les autorités publiques se mêlent de moins en moins de gérer des projets par elles-mêmes. Il est une idée reçue, de plus en plus répandue, qui prétend qu’elles en soient incapables, plombées par trop de culture procédurière, de lourdeurs admi-nistratives, d’intérêts électoraux, de débats, de critères de transparence et de contrôle… Bref, le secteur public serait inefficace par essence. Et le plus troublant, sans doute, est qu’il ne fait souvent rien pour contredire

5. lire Le plan délogement, page 285.

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cette image que le privé aime à lui coller (un exemple bruxellois souvent cité pour alimenter cette thèse est celui de la saga du Berlaymont6). Le privé développe une tout autre image de lui-même : il serait par nature efficace, performant, souple, expérimenté, il dispose des moyens adéquats et a l’avantage de ne pas devoir trop s’embarrasser de procédures et autres lourdeurs administratives. Alors, le privé fait croire au public qu’il a besoin de lui, même si c’est plutôt l’inverse qui est vrai. À Bruxelles, combien de fois les institutions publiques n’ont-elles pas sauvé la mise au secteur privé lors des périodes de crise immobilière ?

Dans la capitale des administrations nationales et européennes, le sec-teur privé construit et vend pléthore de bâtiments pour des institutions publiques… Le marché bruxellois du bureau se caractérise en effet par un mouvement permanent qui permet au secteur de la promotion immobi-lière de ne jamais stopper sa production de bureaux, même quand l’offre devient très excédentaire7.

Faire et défaire, détruire et reconstruire… Les administrations publi-ques sont tour à tour déplacées d’un quartier vers un autre. « On vide l’Espace Léopold »8, autrefois réservé aux administrations nationales, pour le « donner à l’Europe », résume l’architecte Michel Jaspers. Les ministères belges déménagent vers de nouveaux bâtiments construits par le secteur privé, tandis que les administrations européennes occupent de nouvelles surfaces développées dans d’autres quartiers par les mêmes investisseurs9, décidément favorisés par ce grand mouvement des administrations.

Les investisseurs privés sont donc tout naturellement les premiers à prôner la collaboration de leur secteur avec le public, faisant miroiter à

6. ce bâtiment, siège historique de la commission européenne dans le quartier « européen », fut évacué par ses fonctionnaires en 1991 aux fins d’être désamianté et rénové. le chantier mené par l’État belge prit des années de retard (le berlaymont ne fut accessible qu’en 2004) et lui coûta un pactole : à peu près 1,382 milliard d’euros. 7. Pour rappel, le marché bruxellois des bureaux compte aujourd’hui près de 2 millions de m2 inocupés.8. le quartier léopold présente la plus forte concentration de bureaux de toute la région bruxelloise. il contient 27 % du « stock » des surfaces de bureaux. À elle seule, la commission européenne, avec ses 45 immeubles, y occupe 800 000 m2. 9. surfaces qu’elles loueront ou achèteront ensuite, amplifiant ainsi la pression immobilière et la spéculation y compris sur des îlots d’habitation…

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celui-ci une opportunité « d’encadrer » le privé et de partager avec lui les profits des grands « développements » immobiliers.

Nous sommes condamnés à coopérer, affirme le promoteur Jean Thomas10, dans la mesure où les pouvoirs publics détiennent directement ou indirectement la maîtrise du foncier, mais sans avoir les moyens financiers de leurs ambitions, alors que le secteur privé, avec ses ressources, sa créativité, sa souplesse et son souci de rentabilité, peut seul garantir la bonne exécution de projets viables.11

l’exemple d’euralilleAu moment de la création de la Région bruxelloise, le PPP est donc très à la mode en France, où il prend plusieurs formes organisées par l’État : le « marché public », la « délégation de service public » et le « contrat de parte-nariat public-privé », défini comme « une opération permettant à l’État, à une collectivité ou à un établissement public de l’État de confier à un tiers, pour une durée déterminée, une mission globale relative à la conception, la réalisation et au financement d’un ouvrage participant à la gestion d’un service public »12.

C’est par cet exemple importé de France, censé doter les autorités d’outils « de rationalisation des choix d’investissement public » et permettre « d’optimiser la répartition des tâches entre public et privé en fonction des coûts, délais, performances et risques »13, que va être influencée la Région bruxelloise dès 1989. Pour le cabinet Picqué, privatiser le « développement » du quartier, c’est s’assurer d’une gestion et d’un financement efficaces de ses projets au Midi. C’est aussi dresser un voile qui permet tout à la fois de déplacer la responsabilité de l’opération sur un acteur privé pour le moins obscur, et d’éviter les regards indiscrets sur la gestion du projet, devenue l’affaire d’une société commerciale. Pour le reste, le PPP n’offre aucune garantie supplémentaire de réussite au projet de Picqué, même si, 20 ans plus tard, son échevin Patrick Debouverie continue de clamer que « le par-tenariat public-privé sera le ferment du devenir de ce quartier »…

10. lire Les vautours, page 217.11. « Jean thomas, l’étoile montante de tractebel », Le Soir, 30 novembre 1993.12. selon le site du cabinet de consultance Pricewaterhouse coopers : http ://entreprises.pwc.fr.13. site du ministère français de l’Économie, des finances et de l’industrie : www.ppp.bercy.gouv.fr.

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C’est l’exemple d’Euralille qui a plus particulièrement inspiré la Région lors de la création de Bruxelles-Midi. Ce quartier d’affaires développé à Lille (France), par la société anonyme d’économie mixte (SAEM) du même nom, a été lancé à l’occasion de l’implantation du terminal TGV. Les premières ébauches de ce projet datent de 1986, peu de temps avant l’annonce de l’installation d’un terminal TGV à Bruxelles. Véritablement lancé en 1988, Euralille consista dans un premier temps en la construc-tion d’une gare TGV et de 3 tours la surplombant, avec deux immeubles de bureaux, un hôtel, un centre culturel et, jouxtant la nouvelle gare, un énorme centre commercial coiffé de logements. Cette partie du pro-jet (d’autres immeubles seront réalisés par la suite) sera terminée dès 1994. Les travaux ont donc été rapides. De plus, le projet a eu peu de coût social direct (il s’est réalisé sur des terrains militaires non construits longeant des anciens remparts de la ville), des concours internationaux ont été lancés et des architectes devenus célèbres sont intervenus sur le projet (dont le Hollandais Rem Koolhaas qui a conçu le plan d’ensemble)…

Bref, 6 ans après le lancement du projet et 4 ans seulement après la création de la SAEM Euralille (1990), le projet jouit d’une renommée internationale dans les milieux urbanistiques, architecturaux, et auprès des investisseurs. La toute jeune Région bruxelloise s’enthousiasme pour cet exemple qui prend forme au moment de sa création et à très peu de distance. L’idée est simple : si une telle opération a fonctionné dans une ville comme Lille, qui n’est ni une capitale internationale ni nationale, elle ne peut pas se dérouler moins bien à Bruxelles.

Le cabinet du ministre-président Picqué s’adjoint alors les services de Projénor, un opérateur franco-belge spécialisé dans le montage de sociétés d’économie mixte pour des projets de développement urbain, d’infrastru-cutres ou d’équipements. La réputation que Projénor s’est taillée via son rôle dans la création de la SAEM Euralille lui a mis le vent en poupe. Ses actionnaires14 lui donnent pour mission de voir s’il existe, « dans un rayon de 150 km autour de Lille, de grands projets de développement urbains

14. en 2009, le capital de Projénor est détenu majoritairement par le crédit agricole immobilier (filiale du crédit agricole). les autres actionnaires sont calyon, le crédit agricole nord de france, transport et logistique partenaires (groupe sncf).

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ou touristiques à mener »15. Projénor se donne pour tâche « d’étudier leur faisabilité et de les initier ». Le Midi tombe à pic ! En échange d’une rému-nération forfaitaire de 8,5 millions de francs belges (212 500 euros) par an hors TVA, Projénor met à la disposition de la Région « son expérience et son savoir-faire » pour « développer les abords du terminal TGV » au Midi. C’est Projénor qui est chargée du montage de la SA Bruxelles-Midi.

Présentée par la Région comme une garantie de réussite de l’opéra-tion, la présence de Projénor ne va pas lui être acquise très longtemps. En 1995, le personnel de la société française s’éclipse16 (elle quittera l’action-nariat de Bruxelles-Midi en 1998) après 4 années de travail, des dizaines de millions de francs belges dépensés, et alors que rien ou presque n’a encore été réalisé.

Concession de service publicCe n’est qu’après le départ de Projénor que Bruxelles-Midi fera l’objet d’une concession régionale de service public, dont l’objet est la « réalisa-tion d’un projet urbain à l’occasion de l’édification du terminal » du TGV. En réalité, c’est tout le réaménagement du quartier qui est ainsi privatisé, la concession permettant à la Région de confier cette responsabilité à une société anonyme.

On l’a vu, le cahier des charges de Bruxelles-Midi revêt une cer-taine ampleur. Il contraste en tout cas avec la petite taille qui carac-térise cette société : les bilans financiers de Bruxelles-Midi témoi-gnent d’un chiffre d’affaires très limité17 et, pour tout personnel, la SA ne comptera jamais qu’un directeur-général (poste repris en 1995 par l’administrateur délégué, qui sera toujours choisi parmi des cabinet-tards ou des fonctionnaires régionaux), une secrétaire et ponctuelle-ment des indépendants extérieurs… Bruxelles-Midi ressemble sur-tout à une société « boîte aux lettres » ou « paravent », en tout cas elle « sert d’écran bien utile aux responsables politiques, qui peuvent tou-jours lui faire endosser la responsabilité des “dysfonctionnements” »18.

15. « tGV : les français à la rescousse », Le Soir, 31 mai 1991.16. lire La fin du Far West ?, page 111.17. Par exemple : 33 082 euros pour l’exercice 2006.18. « l’international sera le genre humain. une expérience de planification néolibérale au quartier midi », benoît eugène dans « Villes & résistances sociales », op. cit.

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En cas de pépin, c’est elle qui porte le chapeau. Pourtant, c’est bien la Région qui pilote (si on peut parler de pilotage) le réaménagement du Midi : Charles Picqué a certes renoncé à prendre la présidence du Conseil d’administration de la SA, mais il y a placé l’un de ses fidèles lieutenants, Jacques Van Grimbergen19. Et dans les faits, Bruxelles-Midi semble n’avoir quasi aucune autonomie. L’épisode de sa « mise au frigo »20 (entre 1993 et 1995) sur décision régionale en est une démonstration. L’étonnant man-que d’activité dont les autres actionnaires de la SA feront preuve, même en cas de grosses tempêtes, le confirmera également.

La concession de service public ne donne pas la moindre précision des fins et des moyens assignés à la réalisation des objectifs de Bruxelles-Midi, si ce n’est que celle-ci peut se livrer « à toutes opérations commerciales, mobilières, immobilières ou financières » et qu’elle est vouée à faire des bénéfices, son assemblée étant libre de les affecter comme elle l’entend. Bruxelles-Midi supporte le risque financier de ses acquisitions, y compris des expropriations, ainsi que de l’exploitation de la concession, mais elle négocie librement les prix de revente des immeubles acquis et ne doit pas en rétrocéder les plus-values à l’autorité publique.

La Région a donc créé et concessionné une société privée – dont elle est certes l’actionnaire principal mais dont rien n’empêche la privatisation totale en cas de décision de l’autorité publique –, à qui elle garantit des emprunts bancaires à taux avantageux et qu’elle peut même subvention-ner. Le tout dans un but de lucre qui, s’il est atteint… ne doit pas forcé-ment bénéficier aux finances publiques !

Qu’on se rassure cependant, ce cas de figure ne se posera jamais… Imaginée en 1990, créée en 1992, exsangue et « mise au frigo » en 1993, concessionnée en 1995, contractualisée en 199621, tournant au ralenti dès 1998, Bruxelles-Midi est au bord de la faillite dès 2003, elle arrive au terme de son contrat de gestion en 2004 (renouvelé) et en fin de vie en 2009…

19. lire La fin du Far West ?, page 111.20. lire Le plan secret, page 241.21. Pour être complètement opérationnelle, la sa bruxelles-midi doit disposer d’un contrat de gestion, qui contractualise la concession de service public. ce contrat ne sera passé qu’en juillet 1996, pour une période de 8 ans. en 2004, il sera renouvelé pour 5 années supplémentaires. il arrive donc à échéance en 2009.

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Le tout premier PPP initié par la Région de Bruxelles-Capitale n’aura jamais connu d’heure de gloire, mais plutôt un parcours catastrophe sur à peu près toute la ligne22.

des ambitions revues à la baisseRevenons un instant à Euralille, puisque ce « mythe » est celui qui a éclairé les fondateurs de la SA Bruxelles-Midi… Dans cet exemple que les déci-deurs bruxellois disent avoir étudié et pris en exemple, les investisseurs n’ont pourtant pas accouru d’eux-mêmes. Pour les appâter, la Ville de Lille a dû y aller de sa poche. Et pour avoir le TGV dans le centre de Lille plutôt que de voir les trains traverser la Picardie voisine, les autorités lilloises et des départements du Nord et du Pas-de-Calais ont d’abord dû payer 122 mil-lions d’euros à la Société nationale des chemins de fers français (SNCF) ! À ce prix-là, au moins, la pleine collaboration de la SNCF était acquise au projet d’Euralille et la société d’économie mixte a pu agir sur tout le péri-mètre concerné par celui-ci… Contrairement au cas du quartier Midi, où la Société nationale des chemins de fers belges (SNCB) et la Région ont chacune misé sur un projet différent et se sont étripées pendant des années pour l’imposer à la partie adverse.

Le périmètre d’intervention de la SA Bruxelles-Midi – prévu au début pour s’étendre des deux côtés de la gare du Midi (allant quasiment d’An-derlecht à Saint-Gilles et de Bruxelles-Ville à Forest) – a ainsi fondu comme neige au soleil, pour se limiter à 5 îlots « seulement ». Quinze ans plus tard, les efforts conjoints de la Région, de sa société « de droit public » et de la Commune de Saint-Gilles n’auront pas même réussi à « dévelop-per » le tiers de cette zone, transformée en vaste chancre.

Certains urbanistes pensent qu’une cause de cet échec – pardon : « Du retard, pas de l’échec ! »23 – est justement la trop petite échelle du projet, qui ne lui a pas permis de trouver une économie propre. Mais l’on n’ose pas penser au résultat qu’aurait produit un périmètre d’expropriation de 14 îlots géré par Bruxelles-Midi, comme cela a été imaginé à un moment !

22. même si la région brandira bruxelles-midi comme « modèle » lorsqu’elle mettra sur pieds des « sociétés de droit public » pour d’autres projets. lire La fin du Far West ?, page 111.23. charles Picqué au Parlement bruxellois, en commission de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et de la Politique foncière, le 29 mai 2008.

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Même Charles Picqué en a des « frissons rétroactifs »24. Selon lui, les plans qui lui ont « été soumis » au tout début des années 1990 portaient sur un périmètre bien plus grand :

On m’avait annoncé que la conjoncture allait s’améliorer et que l’arrivée des TGV allait transformer le monde. Avec une certaine prudence et malgré cela – et les événements m’ont donné raison –, j’ai limité […] le PPAS opérationnel qui devait être un élément de revalorisation du quartier. Si nous avions décidé de la por-tée d’un schéma directeur sur 12, voire 14 îlots, c’était toute l’avenue Fonsny – de la petite ceinture à la rue Théodore Verhaegen – qui aurait été démolie ainsi que d’autres îlots supplémentaires, notamment des îlots de la place de la Constitution. Nous avons été bien inspirés de nous limiter.25

« On » était manifestement mal renseigné… Mais « ils » ont été bien ins-piré de ne pas écouter.

le « sous-financement »À Euralille, les pouvoirs publics (État français, Ville de Lille…) avaient investi d’importants moyens dans l’opération et détenaient 50,9 % du capital de la SAEM Euralille, celle-ci comptant par ailleurs de grands investisseurs privés parmi ses actionnaires (comme la Générale de banque ou la Bank of Tokyo).

À Bruxelles, la Région détient identiquement 51 % du capital de la SA Bruxelles-Midi26, mais les autres parts appartiennent pour l’essen-tiel à des organismes publics : la Société régionale d’investissement de Bruxelles27 (SRIB, 15 %), la SNCB (7,5 %) et la Société des transports intercommunaux bruxellois (STIB, 4 %). Les seuls acteurs privés présents dans Bruxelles-Midi sont Projénor (7,5 %, qu’elle cédera à la Région en

24. « et si c’était à refaire… quelques leçons », La Tribune de Bruxelles, 3 avril 2004.25. charles Picqué au Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.26. Projénor se retirera de l’actionnariat en 1998. ses parts seront alors reprises par la région, qui détient à présent 58,5 % de l’actionnariat de bruxelles-midi.27. créée par la région de bruxelles-capitale, la srib peut intervenir pour soutenir la création, la réorganisation, l’expansion ou la transmission d’entreprises privées. elle réalise ses interventions soit en achetant des actions lors de la création ou de l’augmentation de capital d’une entreprise, soit en souscrivant à l’émission d’un emprunt obligataire, soit en accordant un prêt éventuellement subordonné.

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1998) et le Crédit communal de Belgique28 (15 %), dont la par-ticipation dans Bruxelles-Midi semble davantage motivée par un souci de bonnes relations avec les pouvoirs publics que par une forte conviction dans le projet. En tout cas, ces acteurs privés ne représentent qu’une faible part de l’actionnariat de Bruxelles-Midi. Le PPP régional n’a pas attiré les importants fonds privés qu’il semblait espérer.

De plus, les autorités bruxelloises ont doté Bruxelles-Midi de moyens très limités. À sa création, la société n’est capitalisée qu’à hauteur de 75 millions de francs belges (moins de 2 millions d’euros)… Treize ans plus tard, Charles Picqué dira que ce « sous-financement » a été « le principal problème » de l’opération :

75 millions de francs belges de capital de départ. Même à cette époque, une telle somme ne permettait pas grand-chose. On continue d’ailleurs à ne pas pouvoir en faire grand-chose. C’est le cœur d’un enseignement à retenir : en cas de partenariat, un opérateur public, dans une opération où il est censé réguler et chercher du parte-nariat avec le privé qu’il encadre, doit disposer de moyens ; il faut lui en fournir.29

La justification résonne comme un aveu… Car cette version des faits, qui n’explique d’ailleurs pas entièrement la « lenteur » du projet dans les années 1990, omet un détail : c’est Picqué lui-même qui porte la respon-sabilité politique d’avoir doté Bruxelles-Midi d’un si maigre capital… « En faisant aujourd’hui les calculs, j’en arrive à penser qu’il aurait fallu doter la société Bruxelles-Midi de 4 à 5 fois plus d’argent »30. Quel dom-mage de ne pas avoir mieux calculé à l’époque.

Mais si Bruxelles-Midi a été si peu dotée, c’est aussi parce qu’elle dis-posait d’autres pistes de financement, et notamment d’une ligne de cré-dit à taux avantageux auprès du Crédit communal (aujourd’hui Dexia), s’élèvant à 300 millions de francs belges (7 437 000 euros) pour lesquels la Région se portait garante. Son plan de financement se basait sur une série d’autres ressources qui devaient être générées par l’action même de

28. la « banque des communes », absorbée en 1996 dans le groupe dexia.29. charles Picqué au Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.30. Parlement régional bruxellois, idem.

je ne connais pas Les prix de L’immobiLier

à bruxeLLes. ce n’est pas mon métier,

je ne suis pas un expert.

— Jacques Van Grimbergen dans un débatau Pianofabriek, 14 juin 2007.

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la société : les plus-values immobilières sur la revente des terrains, le reverse-ment des charges d’urbanisme perçues dans le périmètre par la Commune de Saint-Gilles et d’éventuelles subventions publiques. La SA Bruxelles-Midi devait ainsi rapidement « s’autofinancer ». Mais dans les faits, aucune de ces mannes ne s’avèrera facile à actionner…

les effets secondaires de la lenteurEt d’autant moins que, dès la création de la SA Bruxelles-Midi, la Région appuya sur la pédale douce, semblant faire tout ce qui était en son pou-voir pour que l’opération avance le plus lentement possible. Christian Lelubre, administrateur délégué de Bruxelles-Midi dans la seconde moitié des années 1990, a même fini par douter de la volonté de Picqué de mener ce projet à bien. « Le pouvoir public disait des choses mais ne les faisait pas. Charles Picqué était assis entre deux chaises, comme ça arrive souvent en politique. Il a toujours été très réticent à l’idée d’endosser l’image du promoteur. Et puis il défendait d’un côté l’intérêt de la Région, qui n’était pas celui des habitants de sa Commune. Ce n’est pas une position facile », dit-il pour éclaircir le sens de la singulière danse des petits pas en avant et en arrière que Picqué a menée dans ce dossier.

La cohérence politique aurait voulu qu’on mette les moyens dans ce projet, qui était présenté comme politiquement prioritaire, poursuit Lelubre. Mais dès le départ, la Région était elle-même très frileuse. Or, pour qu’une telle opération réussisse, il faut se donner le moyen de maîtriser les terrains dès le départ. Ce genre de projet dérape s’il n’est pas réalisé dans un délai raisonnable. C’est une bombe à retardement ! Plus le temps passe et plus les prix augmentent, la situation du quartier change, la cohérence du projet devient impossible à réaliser…

Le successeur de Lelubre au poste d’administrateur délégué, Vincent Rongvaux (par ailleurs fonctionnaire en charge de la Régie foncière de la Région), ajoute pour sa part que la temporisation visait aussi à faire baisser les prix « spéculatifs » du début des années 199031, afin de permettre à la Région d’acquérir les 5 îlots à moindre prix :

Je pense qu’au début de l’opération, il y a eu une volonté de ne pas aller trop vite pour éviter d’accentuer la pression immobilière et de faire en sorte que les prix flam-bent encore plus. Je pense que c’était ça la volonté de départ : c’était d’aller lentement

31. lire Le plan secret, page 241.

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pour éviter que les choses ne dérapent. Et puis se sont greffés là-dessus d’autres problèmes qui sont des problèmes un rien plus politiques…32

Le président de Bruxelles-Midi, Jacques Van Grimbergen, ne dit pas autre chose : « On n’avait pas intérêt non plus à faire de la pression sur les biens. On vou-lait aller dans une certaine voie modérée, ne pas opérer massivement sur le quartier, pour avoir quoi ? Une montée des prix qui aurait été contre-productive par rapport à l’objectif pour-suivi »33. Cette temporisation était donc à l’avantage de la Région, du moins si on la considère comme un moyen de freiner les promoteurs immobiliers et de faire chuter les valeurs immobilières dans le quartier34. Mais elle provoqua aussi le ralentissement des investissements privés et le désintérêt (temporaire) des promoteurs pour le quartier, ce qui éloigna la perspective de générer des plus-values et des charges d’urbanisme35.

vendre 3 maisons pour en racheter 3 autres…Car, si à Lille les autorités détenaient d’emblée la maîtrise des terrains sur lesquels elles voulaient ériger un quartier d’affaires, au Midi, la Région vise des parcellaires bâtis et divisés entre de nombreux propriétaires par-ticuliers et promoteurs immobiliers36. Les exproprier ne va pas être une partie de plaisir. D’autant que la Région n’en a pas les moyens…

La réussite de Bruxelles-Midi reposait sur la perception hasardeuse des plus-values suscitées par la revente des terrains expropriés à des promo-teurs immobiliers. Pour fonctionner, le PPP imaginé par le cabinet Picqué nécessitait donc qu’il y ait, au bout de la chaîne, des promoteurs voulant construire des bureaux pour des acquéreurs intéressés à s’y installer (les fameux « end users »). Or pendant plusieurs années, il n’y a eu ni l’un ni l’autre. Et sans ces deux maillons essentiels, il n’y a eu ni terrain à vendre, ni plus-values à encaisser, ni construction, ni charges d’urbanisme, ni taxes

32. « transversales », rtbf radio, la Première, 15 mars 2008.33. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.34. lire Le plan secret, page 241.35. lire La fin du Far West ?, page 111.36. lire Les vautours, page 217.

iL n’est pas normaL que

Les pouvoirs pubLics jouent

au promoteur immobiLier et

essaient d’acquérir ces biens

au prix Le pLus bas. c’est

moraLement inacceptabLe.

— Yaron Pesztat (Écolo) au Parlementrégional bruxellois, 29 mars 2006.

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270 Les douze travaux de bruxelles-midi

sur les bureaux… Ni planning, bien sûr. Mais des nuisances bien palpables pour les habitants, alors que rien n’était fait pour les informer de l’avance-ment des opérations qui se révélait être, au mieux, un chaos organisé.

C’est vrai, il y a eu un défaut d’information, reconnaît Picqué37 : si le retard a été tel, c’est que la société Bruxelles-Midi […] ne parvenait jamais à reconstituer son fonds de roulement avant d’acheter et revendre pour pouvoir ré-acheter, etc. Absurde ! 38. En effet. Ne demandez pas des miracles de régulation à un opérateur public qui n’a pas les moyens et qui doit attendre de vendre 3 maisons pour en racheter 3 nouvelles.39

« Cela a été un facteur de ralentissement du processus », poursuit Vincent Rongvaux, « car à un moment Bruxelles-Midi n’avait plus les moyens d’acquérir des immeubles : la ligne de crédit était épuisée ».

Dès lors, pourquoi la Région ne refinance-t-elle pas Bruxelles-Midi dès qu’elle comprend le problème ? « Est-ce qu’on aurait pu le faire lorsqu’on s’en est rendu compte ? À ce moment-là, je n’étais plus aux commandes »40, donnera pour toute explication Charles Picqué. Pour sa part, Christian Lelubre pense que « le ministre-président ne voulait pas donner l’impres-sion de privilégier sa Commune vis-à-vis des autres ». Pris au piège de sa propre confusion des rôles, Picqué va échafauder des dispositifs de plus en plus complexes grâce auxquels il espérera se sortir de l’impasse. Ou à tout le moins se débarrasser de ce dossier de plus en plus gênant…

il n’y a pas de petites économiesLa sous-capitalisation de Bruxelles-Midi et la politique de temporisation ne sont pas les seules explications à la morosité financière du projet de « revita-lisation » du quartier. La Région va en effet rivaliser d’imagination et trouver d’autres façons, plus originales encore, de se tirer des balles dans le pied.

Ainsi, théoriquement, la Région a laissé dès 1995 à Bruxelles-Midi le soin d’acquérir pour son compte les immeubles du périmètre, par voie de négociation ou d’expropriation. En réalité, ce sera quasiment toujours la Région, via sa Régie foncière, qui va devenir propriétaire des maisons…

37. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.38. charles Picqué au Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.39. Parlement régional bruxellois, idem.40. Parlement régional bruxellois, idem.

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Et donc engranger les plus-values, quand il y en aura… Au détriment des finances de Bruxelles-Midi.

Le pouvoir d’expropriation étant aux mains de la Région, c’est naturellement elle qui finance les procédures judiciaires et les indemnités octroyées dans le cas des expro-priations judiciaires41. Jusque-là, rien que de très normal, si ce n’est qu’on ne comprend toujours pas l’utilité d’avoir créé une société anonyme pour ce faire. Mais par ailleurs, de 1992 à 2004, c’est aussi la Régie foncière de la Région qui devient propriétaire de la plupart des biens négociés par Bruxelles-Midi lorsqu’aboutissent des transactions « à l’amiable » (alors beaucoup plus courantes que les expropriations judiciaires)…

« Dans ce cas, les biens immobiliers acquis entrent donc dans le patri-moine de la Régie foncière. Néanmoins, le paiement du prix d’achat et des éventuelles indemnités est toujours financé par la SA Bruxelles-Midi. Nous avons donc une situation où : le bien est acquis par la Régie fon-cière, le bien est payé par la SA Bruxelles-Midi »42, s’étonnera en 2004 un cabinet de réviseurs d’entreprises… consulté par la Région sur la mau-vaise santé financière de Bruxelles-Midi.

La raison de cet embrouillamini ? Il s’agissait tout simplement d’éco-nomiser les 15 % à 17 % de frais d’enregistrement payables pour chaque maison. En effet, la Région est exemptée de ces frais. Quand elle devenait propriétaire des maisons, c’est autant d’argent que Bruxelles-Midi n’avait pas à débourser. C’est ici que la phrase de Jacques Van Grimbergen, qui a lui-même un pied des deux côtés, prend tout son sens : « La Région et Bruxelles-Midi, c’est la même chose, hein »43…

C’est le même intérêt qui est poursuivi, peut-être. Mais ce n’est pas la même structure. Et le problème, c’est que nos fins stratèges avaient omis à l’époque de penser à un détail : la Région n’ayant pas affecté de ligne budgétaire ad hoc, elle ne remboursait pas à Bruxelles-Midi les frais

41. lire Extrême urgence et utilité publique, page 44.42. Étude financière et fiscale sur la restructuration de la sa bruxelles-midi, cabinet des réviseurs bollen, mathay & co, février 2004.43. Jacques Van Grimbergen lors d’une réunion avec des habitants du quartier midi, en 2005.

iL n’y a eu aucune attitude

maLveiLLante du chef de bruxeLLes-midi

et de La région. toutes deux n’ont

eu que Le souci des deniers pubLics.

— Jacques Van Grimbergen dans Le Soir, 15 juin 2007.

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272 Les douze travaux de bruxelles-midi

d’acquisition des maisons et les plus-values engendrées par les reventes des terrains aux promoteurs. Pendant des années, ces plus-values ont donc bénéficié à la Région mais pas à son « opérateur public », dont les comptes étaient inexorablement aspirés vers le bas… À cause de cette pratique confuse, qui ne prendra fin que dans les années 2000, « la situation finan-cière de la société n’a cessé d’empirer », témoignent d’anciens administra-teurs de Bruxelles-Midi.

la stratégie du trocEn 1998, Bruxelles-Midi veut mettre fin au blocage des promoteurs, qui « boudent » le Midi44 et ne se décident toujours pas à y construire le moindre immeuble de bureaux. De plus, ils détiennent des terrains qui intéressent la Région et celle-ci aimerait leur en revendre d’autres. « L’objectif de la Région est, aujourd’hui, d’apporter un peu de cohérence dans ce véritable “gruyère” urbanistique », déclare alors Christian Lelubre dans la presse.

Nous disposons d’une arme importante. Nous avons les outils juridiques pour pouvoir jouer les intermédiaires entre promoteurs et leur dire : “Vendez-nous la parcelle dont nous avons besoin à un prix raisonnable et, en échange, nous vous cédons au même prix la parcelle que nous possédons et dont vous avez besoin”.45

Bruxelles-Midi et la Région tentent d’abord cette tactique avec les pro-moteurs, mais ils ne tombent jamais d’accord sur les montants. Bruxelles-Midi arrête alors de parler en monnaie sonnante et trébuchante, terrain sur lequel elle n’a pas l’avantage, et finit par proposer aux promoteurs un système d’échange de parcelles. « Qu’est-ce qui était le plus important : le prix des terrains ou la capacité à construire ? La capacité à construire, évidemment », dit Lelubre. « Quand les promoteurs se sont rendus compte que l’objectif de Bruxelles-Midi c’est de réaliser des projets, ils se sont détendus ». Plutôt que de vendre certains de leurs terrains (ceux qui sont destinés à des fonctions « faibles » dans le PPAS « Fonsny 1 ») au prix le plus fort, les promoteurs acceptent de les troquer avec la Région contre d’autres parcelles, plus intéressantes pour eux et qui vont leur permettre d’y développer des projets de bureaux.

44. lire Les vautours, page 217.45. « ballet de grues dans le ciel du midi », Le Soir, 28 août 1998.

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un planning ? quel planning ?Six ans après la création de Bruxelles-Midi, la Région et son bras immo-bilier ont acquis 24 maisons dans le périmètre du PPAS « Fonsny 1 ». Soit une moyenne de 4 maisons par an, pour cette période de « mise au frigo »46. Le rythme des acquisitions s’accélèrera par la suite, pour atteindre une moyenne de 8 maisons acquises par année (sur 165, moins la petite septantaine qui appartient aux promoteurs). À ce rythme-là, la SNCB a le temps d’ouvrir un second terminal à Schaerbeek avant que le premier immeuble de bureaux du projet régional ne sorte de terre…

« À l’époque, quand on achetait une maison, on la murait aussitôt et puis on la démolissait le plus vite possible », explique Christian Lelubre. C’est ainsi que la première partie de l’îlot A1 ainsi que l’îlot B (une qua-rantaine de parcelles chacun) disparaîtront totalement en l’espace de 6 ans, entre 1996 et 2002. En l’an 2000, l’îlot A1 a été rasé sans qu’aucun projet de reconstruction ne soit à l’ordre du jour. Les promoteurs et Bruxelles-Midi donnent priorité à la reconstruction de l’îlot B. Ce semblant de planning, le seul dont Bruxelles-Midi se montrera jamais capable, a été rendu possible par la conjonction du projet d’extension des bureaux de Test Achats (le « journal des consommateurs », seule entreprise du quartier a avoir été épargnée par l’expropriation) et de l’apparition quasi inespérée d’un premier « end user » pour le reste de l’îlot…

des « signes de reprise »En 2000, les promoteurs coalisés au sein d’Espace Midi se réactivent enfin. Ils vont agir sous différentes formes juridiques : le groupe CFE construira pour Test Achats, tandis que la « société momentanée Fonsny Midi » s’oc-cupera de ce qui va devenir le « South Center Titanium ». Fonsny Midi, l’« entité juridique inexistante »47 à laquelle Bruxelles-Midi et la Région

46. lire La fin du Far West ?, page 111.47. le député benoît cerexhe (cdH) au Parlement bruxellois, séance plénière du 15 mars 2002.

comme je L’ai déjà dit à pLusieurs

reprises, et je Le répèterai voLontiers :

je trouve grave, pour ne pas dire

scandaLeux, que Les procédures

d’achats traînent tant. je suis

entièrement d’accord avec ceLa.

— Jacques Van Grimbergen, à tV brussel, le 23 décembre 2007.

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274 Les douze travaux de bruxelles-midi

cèdent les terrains, est un regroupement « informel » de quelques promo-teurs déjà actifs dans le quartier. Et plus exactement de filiales48 des mêmes holdings qui contrôlent la SA Espace Midi (celle-ci leur servant à se répar-tir les marchés lancés par Bruxelles-Midi et la Région dans le périmètre).

C’est Swiss Life qui a relancé le bal de la construction en annonçant son intention d’occuper des bureaux dans l’îlot B. Et quel site de bureaux cette compagnie d’assurances suisse quitte-t-elle pour venir rejoindre le nouveau quartier d’affaires international du bas de Saint-Gilles ? Arrive-t-elle de Genève, Tokyo, Paris ou Anvers ? Non, Swiss Life déménage plus modestement de la rue de la Loi, à quelques stations de métro de là. Pour Saint-Gilles, l’intérêt financier d’un tel déménagement est évident49. Pour la Région, il est plus difficile à comprendre. Et pour Bruxelles-Midi, il est annonciateur de nouvelles sources de financement. Théoriquement, du moins…

je te tiens, tu me tiens, par la barbichette…En 2001, le manque de moyens de la SA Bruxelles-Midi est au cen-tre d’une querelle qui oppose la Commune de Saint-Gilles au nouveau gouvernement bruxellois. Charles Picqué, qui n’est plus ministre-prési-dent, accuse la Région (dont Willem Draps est le secrétaire d’État à l’Ur-banisme) d’avoir porté atteinte à « l’honneur de la fonction publique » et rompu « le principe de continuité de l’action publique ». En clair : de ne pas avoir refinancé la SA Bruxelles-Midi. « Ce n’est pas parce qu’un ministre a lancé une action que ses successeurs doivent se désintéresser de cette action »50, se plaint-il. En fait, Willem Draps lui a refusé de refinancer Bruxelles-Midi avec de l’argent régional, lui rétorquant que c’est à Saint-Gilles qu’il revenait de faire le premier geste…

Le nœud du conflit réside dans la perception des premières charges d’ur-banisme (bâtiments Test Achats, Swiss Life) par Saint-Gilles… Tel que l’avait prévu le contrat de gestion signé en 1995 entre la Région et la SA Bruxelles-Midi, c’est-à-dire par Charles Picqué et Jacques Van Grimbergen, les

48. soficom developpement, compagnie d’entreprise cfe, société belge des bétons, immobel-cib, et reynders b&i (soficom, eiffage).49. lire La fin du Far West ?, page 111.50. charles Picqué au Parlement bruxellois, 29 mars 2006.

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caisses de Bruxelles-Midi étaient censées s’autoalimenter en partie grâce au reversement des charges d’urbanisme perçues par Saint-Gilles dans le périmètre du PPAS « Fonsny 1 ». C’est ce que dit le contrat de gestion établi par le ministre-président Picqué avant son départ de la Région. Le pro-blème, c’est que ce document n’a été signé que par Bruxelles-Midi et la Région. « La Commune n’a pas voulu signer le contrat de gestion, mais Picqué l’a signé en tant que ministre-président », se rappelle Christian Lelubre. « On pouvait donc imaginer qu’il allait aussi respecter cet enga-gement en tant que bourgmestre de Saint-Gilles. D’autant que Bruxelles-Midi avait mis gratuitement les terrains destinés aux logements sociaux du Foyer saint-gillois à disposition de la Commune »51.

Mais lorsque les premiers projets se réalisent enfin vers l’an 2000 et que Saint-Gilles touche près de 4 millions d’euros52 en charges d’urbanisme, le bourgmestre Picqué semble frappé d’une crise de schizophrénie. Il refuse de reverser les charges d’urbanisme, prétextant que sa Commune n’a pas signé le contrat de gestion l’engageant à reverser les charges d’urbanisme et n’est donc pas engagée par cette disposition… qu’il a lui-même ima-ginée et signée en tant que ministre-président. Car depuis son départ de la Région, le bourgmestre de Saint-Gilles ne voit plus les choses du même œil. « La Commune a utilisé l’argent a autre chose », pense Christian Lelubre. Les charges d’urbanisme ont semble-t-il servi à alimenter la Régie foncière communale pour racheter des maisons, dans les alentours du périmètre d’expropriation ou dans d’autres quartiers de Saint-Gilles. « Nous n’avions pas l’argent pour mener des opérations de logement et les charges d’urbanisme étaient les bienvenues »53, confirmera Picqué.

51. lire Le plan délogement, page 285.52. Mutation du quartier du Midi à Bruxelles : fruit d’une alliance entre pouvoirs publics et promoteurs immobiliers, contre les populations ?, op. cit.53. Parlement régional bruxellois, compte-rendu de la séance plénière du 3 juin 2005.

je pense avoir répondu, monsieur

draps : j’ai dit que bruxeLLes-midi avait été

très Lente à opérer en cette affaire, en

partie pour n’avoir pas été suffisamment

financée – Les responsabiLités sont

partagées dans ce domaine, si vous

voyez ce que je veux dire…

— charles Picqué à Willem draps, au Parlementrégional bruxellois, 13 juillet 2007.

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276 Les douze travaux de bruxelles-midi

Toujours est-il qu’entre 2001 et 2004, « il y a eu des discussions sans fin entre le cabinet Draps et la Commune qui n’ont pas débouché »54, raconte Vincent Rongvaux. « Pendant ce temps, Picqué a trouvé toutes les raisons du monde pour ne pas activer le versement des charges d’urbanisme ». Le cli-mat s’est envenimé entre le cabinet Draps et la Commune de Saint-Gilles.

Dans la mesure où un des éléments les plus importants pour la SA Bruxelles-Midi n’était pas respecté par Saint-Gilles, Draps disait : “De toute façon ce n’est pas moi qui ait inventé ce bidule, pourquoi faire un effort à la Région pour faire avancer les choses, alors que Saint-Gilles ne paie pas ce qu’il doit ?”. Cela veut dire que pendant 4 ans ça n’a pas bougé, poursuit Rongvaux.

Picqué et Draps se tiennent par la barbichette. Et « pendant ce temps-là, les propriétaires et les habitants étaient placés dans une situation inextri-cable », admet Lelubre. Bruxelles-Midi est à nouveau en léthargie et le quartier pourrit de plus belle…

Cette situation ubuesque dura 4 années. Et ne se débloqua qu’en 2005, après que le bourgmestre de Saint-Gilles fut redevenu ministre-président et accepta (en tant que bourgmestre) de reverser une partie des charges d’urbanisme litigieuses ! Saint-Gilles rétrocéda 1,36 million d’euros à la SA Bruxelles-Midi et garda le reste pour, semble-t-il, financer sa Régie foncière communale. Morale de l’histoire : selon qu’on occupe la place de bourgmestre, celle de ministre-président, ou les deux de front, on n’a pas forcément le même point de vue sur l’intérêt public.

« Accélérer le mouvement »Le retour de Picqué à la Région débloqua effectivement plusieurs sources de financement, même celles qu’il bloquait lui-même jusque-là. Pour la SA Bruxelles-Midi, il était moins une… Aucune de ses pistes théoriques de financement n’avait fonctionné. La Région et Saint-Gilles l’avaient abandonnée. En 2004, ses comptes révélaient une perte cumulée supé-rieure à 50 % de son capital. « Bruxelles-Midi accumule des pertes comp-tables et fiscales croissantes. Ces pertes résultent principalement de l’ab-sence de recettes propres […]. La restructuration financière s’impose à

54. Mutation du quartier du Midi à Bruxelles : fruit d’une alliance entre pouvoirs publics et promoteurs immobiliers, contre les populations ?, op. cit.

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brève échéance »55, soulignait l’audit commandé par la Région.

Outre le reversement des char-ges d’urbanisme par Saint-Gilles en 2005, Bruxelles-Midi voit son capital augmenter de 3 millions d’euros, en 2006, sur décision de la Région56. En outre, l’argent du Plan logement régional est mobilisé pour construire les logements en rade des îlots A2 et D57… Et ce n’est pas tout. Charles Picqué obtient encore une subvention de Beliris (l’Accord de coopération dirigé par Laurette Onkelinx, proche de Picqué, et via lequel l’État fédéral finance des projets réalisés à Bruxelles) à hauteur de 5,9 millions d’euros, pour terminer les expropriations de l’îlot A2 – où doit être reconstruit, après démolition, du logement « moyen »58. Lui-même membre du Comité de coopération Beliris, Picqué justifie cette décision :

À défaut de financer l’opérateur public, comme je l’aurais souhaité – je suis certain qu’il y aurait eu des esprits chagrins qui auraient dit qu’une fois devenu ministre-président je réinjectais de l’argent dans la société Bruxelles-Midi, qui opère sur ma commune –, j’ai trouvé que c’était moins flagrant de demander de l’argent à Beliris. […] Les pièces du puzzle se mettent en place et les différents intervenants agissent dans le cadre d’un plan global et cohérent qui devrait, en effet, avoir des conséquences intéressantes pour les rentrées fiscales immobilières communales.59

Satisfait de son travail, il déclare au Parlement, en 2007 :Pour la première fois depuis longtemps, Bruxelles-Midi se voit doté de moyens

suffisants pour accélérer le mouvement. Si des montants raisonnables sont exigés, Bruxelles-Midi sera à même de faire face.60

Certes, il était grand temps que « l’opérateur régional » ait enfin les moyens de « faire face » aux demandes « raisonnables » des propriétaires du

55. Étude financière et fiscale sur la restructuration de la sa bruxelles-midi, cabinet des réviseurs bollen, mathay & co, février 2004.56. celle-ci réglant, en réalité, le solde des sommes dues à bruxelles-midi d’années pour les maisons qu’elle a achetées depuis une dizaine.57. dont la réalisation sera sous-traitée à la srib, l’un des actionnaires de bruxelles-midi !58. lire Le plan délogement, page 285.59. charles Picqué au Parlement bruxellois, 3 juin 2005.60. charles Picqué au Parlement bruxellois, 13 juillet 2007.

iL est vraisembLabLe que cette opération

aurait sans doute été menée pLus

rapidement si eLLe avait été confiée

à des promoteurs privés.

— charles Picqué au Parlement régionalbruxellois, 28 juin 2007.

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278 Les douze travaux de bruxelles-midi

quartier ! Mais ce pas franchit dans la longue route vers la « revitalisation » du quartier Midi, 15 ans après la création de Bruxelles-Midi, masque mal l’absence du privé dans cette « recapitalisation » qui n’en est pas une. Ce sont essentiellement des subventions publiques61 qui sont injectées pour recoller les morceaux de ce « PPP »… où le privé, décidément, ne s’ex-pose pas beaucoup.

À l’heure du bilan (le contrat de gestion de Bruxelles-Midi s’achève, théoriquement définitivement, en 2009), Picqué se pose des questions : « Certains me disent que si nous avions laissé le privé se déployer sur base d’un PPAS cela aurait été déjà fini depuis longtemps. Mais comment est-ce que cela aurait fini ? […] Peut-être dans un esprit de spéculation, dans une certaine brutalité aussi par rapport aux habitants »62.

Heureusement que Bruxelles-Midi était là pour éviter un tel calvaire aux habitants du quartier Midi. Néanmoins, il y a vraisemblablement peu de risques que la SA Bruxelles-Midi s’attaque à d’autres projets, pour peu qu’elle arrive déjà à finaliser celui-ci. « De ce que j’entends dire par Van Grimbergen, je ne pense pas qu’il soit question d’une autre intervention et de faire poursuivre par Bruxelles-Midi une nouvelle opération sur un autre îlot », se risque Vincent Rongvaux. « Je ne pense pas que ce soit son souhait et non plus d’ailleurs qu’il estime que l’opération Bruxelles-Midi soit un franc succès pour une série de raisons. Dans son esprit, ce n’est pas nécessaire d’en rajouter ».

61. si ces subventions sont bien attribuées à la réalisation de certaines parties du projet régional au midi, des raisons légales et techniques rendent impossible leur octroi directement à bruxelles-midi. le rôle de la sa se voit ainsi encore amoindri, tandis que le nombre d’intervenants actifs dans le périmètre augmente : les promoteurs et leurs sous-traitants, la région, le Plan logement et ses sous-traitants, beliris, la commune, le comité d’acquisition, la sdrb, etc.62. « transversales », rtbf radio, la Première, 15 mars 2008.

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Jacques Van Grimbergen (président de la sa bruxelles-midi et directeur de l’aatl) aux côtés de Patrick debouverie (« échevin du développement du quartier midi» à saint-Gilles) lors d’un débat sur le quartier midi, en juin 2007.

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1994-2009 /// le comité d’acquisition d’immeubles fédéralle « NOtAire de l’étAt »

si la sa bruxelles-midi a peu de personnel, elle recourt régulièrement aux services d’indépendants qui vont « expertiser » sommairement les maisons des propriétaires menacés d’expropriation, et négocier pour son compte un rachat au meilleur prix. ces externes à qui bruxelles-midi sous-traite la phase de discussion « à l’amiable », viendront sporadiquement visiter certains habi-tants, tantôt seuls, tantôt accompagnés de la secrétaire de bruxelles-midi, tantôt d’un membre du comité d’acquisition d’immeubles.

de nombreux propriétaires témoignent n’avoir jamais reçu que des propo-sitions orales (s’ils en ont reçu). tous insistent sur la confusion qui régnait lors de ces visites parfois impromptues quant à l’identité et au rôle exact de ces « experts » : des indépendants travaillant pour le compte d’une société ano-nyme ayant reçu mission de la région d’exproprier le quartier sur base d’un plan d’expropriation communal qui lui permettra de revendre votre parcelle « nue » aux promoteurs… voilà qui n’est pas commun.

Par périodes, bruxelles-midi aura recours au seul comité d’acquisition d’immeubles pour négocier les biens. À partir de 2006, ce sera même théo-riquement la seule instance habilitée à négocier pour le compte de la région dans le quartier midi, charles Picqué ayant décidé de retirer cette mission à bruxelles-midi suite à la polémique sur ses offres sous-évaluées.

le comité d’acquisition d’immeubles est un service du ministère des finances fédéral, qui agit comme notaire de l’État ou pour des collectivités publiques lui en faisant la demande, négocie pour eux le rachat d’immeubles ou de terrains et active leur expropriation judiciaire si besoin.

Passer par le comité d’acquisition recèle certains avantages aux yeux de la région. lors de ses négociations, ses agents sont en mesure de produire une sélection de points de comparaison1 de leur choix, grâce aux données du ministère des finances. ces points de comparaison vont servir à fixer la valeur des biens à acquérir ou à exproprier. or il n’est pas facile à l’ex-proprié de se procurer de tels points de comparaison, ce qui déséquilibre la négociation. de ce point de vue, la procédure « à l’amiable » privilégie

1. lire Extrême urgence et utilité publique, page 44.

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encore plus le pouvoir expropriant : les fonctionnaires du comité d’acquisi-tion, légitimement soucieux de ne pas gaspiller l’argent public, ont de fait le pouvoir de produire uniquement des points de comparaison défavorables à l’exproprié, celui-ci pouvant très bien ne pas s’en rendre compte.

on peut d’ailleurs questionner le rôle du comité d’acquisition lorsque, agissant pour le compte de la région, et indirectement de la sa bruxelles-midi, il tient compte davantage des limites budgétaires du pouvoir expro-priant que de l’intérêt des expropriés (se retrouver dans une habitation identique après avoir été indemnisé pour tous les frais qu’occasionnent ce rachat et les dommages subis) ou de la valeur réelle des maisons au prix du marché actuel (le principe de « juste et préalable indemnité », qui devrait s’appliquer tout autant lors d’une transaction amiable que lors d’une expro-priation judiciaire).

Pendant des années, le rôle du comité d’acquisition dans le quartier midi sera fréquemment mis en cause. de nombreux propriétaires dénonceront, dans le chef du fonctionnaire en charge de la zone, des comportements et des propos méprisants, des visites à l’improviste (heureusement espacées de plusieurs années), des propositions ridiculement basses et jamais écrites, qui seront parfois remises en question ensuite, voire niées. des pratiques connues dans le milieu des avocats bruxellois, où le qualificatif de « cowboy des expropriations » est utilisé pour décrire les agissements de ce fonctionnaire.

Pour les habitants, le recours au comité d’acquisition ne rend pas la vie plus facile ni la confusion moins épaisse. certains propriétaires se sou-viennent que lorsqu’ils ont réussi à faire monter l’offre initiale du comité d’acquisition, le fonctionnaire, pourtant censé faire ses propositions de manière indépendante, leur a dit devoir téléphoner à un responsable de la sa bruxelles-midi avant de prendre tout engagement. d’autres racontent que lorsqu’une négociation tourne au vinaigre, le fonctionnaire s’en va fâché. « un jour, il est parti en criant : “Vous verrez, on vous enverra devant le juge et vous n’aurez pas un franc pour votre tas de caillasses !” », se souvient un exproprié.

un show bien huilé, qui va durer des années… et prendre fin, heureu-sement pour les derniers propriétaires, suite à un changement d’attitude du « notaire de l’État » qui s’est notamment traduit par l’arrivée d’un nouveau fonctionnaire pour opérer dans le quartier.

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282 Le « notaire de l’État »

les actions du comité du quartier midi, d’une part, et de l’autre une série de jugements d’expropriation très sévères2 à l’égard des montants « amia-bles » proposés par le comité d’acquisition, finiront par lui faire changer de politique. lors des dernières expropriations au midi, le comité d’acquisition a offert des sommes beaucoup plus correctes aux propriétaires.

mais alors que les derniers d’entre eux se voient enfin fixés sur leur sort, il reste une question… si la région a finalement géré les expropriations à son compte, qu’elle a pris possession et revendu la plupart des maisons par des transactions « à l’amiable », par le biais du comité d’acquisition… à quoi bon avoir créé une société anonyme ?

« l’idée de créer bruxelles-midi était une bonne idée », répond Vincent rongvaux, l’administrateur délégué de bruxelles-midi. « mais il fallait lui don-ner les moyens de faire ce qu’elle aurait dû faire. si c’était utiliser les mêmes procédures que celles imposées par les pouvoirs publics, à savoir le recours au comité d’acquisition, donc des délais assez longs, des procédures qui ne sont pas très souples, ce n’était pas d’un intérêt fracassant. Pourquoi avoir créé bruxelles-midi ? Je n’en sais fichtre rien »3.

2. lire Une justice hostile ?, page 341.3. Mutation du quartier du Midi à Bruxelles : Fruit d’une alliance entre pouvoirs publics et promoteurs immobiliers, contre les populations ?, Véronique Gailly & alain maron, mémoire foPes, ucl, septembre 2007.

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« Construire du logement, ça c’est mon souci principal », assure Jacques Van Grimbergen, président de la SA Bruxelles-Midi, en 2005 lors d’une réunion avec des habitants du quartier Midi1. Le ci-devant directeur de l’adminis-tration de l’Aménagement du territoire et du Logement (AATL) et ancien directeur de cabinet-adjoint du cabinet Picqué, donne l’apparence d’un homme de convictions qui agit au service du bien public. Il insiste d’ailleurs sur le fait qu’il effectue cette mission « d’ordre public » à titre bénévole. Les habitants à qui il s’adresse sont médusés d’entendre de tels propos dans la bouche de l’un de ceux qui s’évertuent à vouloir les déloger et démolir leurs maisons. En effet, malgré une imposante surproduction de bureaux et une crise du logement grandissante à Bruxelles, les autorités régionales persistent depuis 20 ans dans leur projet d’implanter au Midi une zone administrative dont la première conséquence est d’en déloger des centaines d’habitants. Nonobstant les difficultés rencontrées par ce projet, Van Grimbergen se veut confiant. « Les bureaux se construiront tous seuls, vous savez. Ils n’ont pas besoin d’aide. Au contraire, ils peuvent cracher ! », assène-t-il. Il fait ainsi allusion aux charges d’urbanisme que les promoteurs immobiliers sont invi-tés à verser lors de la construction de leurs immeubles de bureaux2. C’est à la Commune de Saint-Gilles qu’ils devront s’acquitter de ces charges et celle-ci assure qu’elle les utilisera à construire de nouveaux logements.

1. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.2. lire La fin du Far West ?, page 111.

1991-2009 /// du « relogement » à « l’accompagnement social »…

10. le PlAN délOGemeNt

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286 Le plan délogement

Depuis le début des années 1990, Charles Picqué martèle en effet qu’« à terme, il y aura dans ce quartier plus de logements qu’à l’heure actuelle »3. À destination des sceptiques, Jacques Van Grimbergen rajoute : « Si dans certains îlots, il y a beaucoup de bureaux, c’est sur l’ensemble du quartier que l’équilibre des fonctions doit être jugé »4. Voilà l’essence du discours qui sera tenu, sur le ton de la bonne foi, tout au long de ces 20 années pour justifier la nature d’une opération censée être le fruit d’une grande intelligence politique et stratégique. À première vue, le rai-sonnement pouvait paraître séduisant : « remembrer » un quartier en lui permettant d’accueillir des fonctions rentables pour la commune (bureau, hôtel) et d’y reconstruire plus de logements qu’il n’y en avait auparavant, tout en y installant plus de mixité sociale… Une mutation urbanistique si violente pouvait donc se déployer de façon idyllique : douce, durable et profitable à tous.

Mais si l’on fait les comptes près de 20 ans après le début de l’opé-ration c’est à peu près 50 000 m2 de bureaux qui ont été construits dans le périmètre5, contre… un seul projet de logement réalisé comportant 40 appartements sociaux6. La plupart des logements prévus n’ont toujours pas été construits, 17 ans après avoir été prévus. Et le jour où ils seront réalisés, on peut estimer qu’il y aura dans le « nouveau quartier Midi » un maximum de 14 000 m2 de logement, soit 10 % des surfaces du Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) « Fonsny 1 ». À moins d’inclure les chambres d’hôtel dans ces pourcentages, le logement aura donc perdu beaucoup d’importance dans le quartier, l’habitat y étant précédemment majoritaire. Cela est vrai autant en termes de mètres carrés qu’en nom-bre de logements : il y avait plus de 400 logements (165 maisons) avant le début de l’opération, les chiffres officiels en annoncent 239 après la reconstruction. Et encore faudra-t-il, plus que probablement, revoir ces chiffres à la baisse. D’après nos calculs, ce sont moins de 200 logements

3. « charles Picqué se dit prêt à mobiliser 111 millions », Le Soir, 27 mars 1996.4. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.5. Vu les informations qui se précisent à ce sujet, on estime au jour d’écrire ces lignes que ce sont 85 000 m2 de bureaux qui vont être construits au total sur la zone du PPas « fonsny 1 ». 6. immeuble du foyer saint-gillois, construit avec les charges d’urbanisme touchées par la commune lors de la construction de l’extension des bureaux de test achats.

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qui seront en réalité construits dans le périmètre. Le tour de magie qui consistait à construire « plus » de logements qu’il n’y en avait au préalable, tout en consacrant la majorité des terrains à y implanter des bureaux, s’est donc révélé être un miroir aux alouettes.

le logement otage du bureauLa philosophie du projet de Charles Picqué peut se résumer ainsi : « Détruisons des maisons pour construire des bureaux qui financeront des maisons via les charges d’urbanisme »7. Ce principe rend non seulement la fonction logement otage de la fonction bureau, mais il crée pour les com-munes un incitatif supplémentaire à autoriser la construction de bureaux. Au Midi, puisque les sociétés « internationales » ont tardé à manifester le moindre début d’intérêt pour le pôle tertiaire du Midi que les autorités avaient fantasmé sur le papier, les bureaux sont longtemps restés à l’état de projet et aucun promoteur n’ont donc pas « craché » l’argent devant permettre la construction de logements…

Le gouvernement régional n’a pourtant pas l’excuse de la naïveté. Le risque de dérive lié à ce genre d’opération de compensation urbanisti-que est connu depuis longtemps. À l’occasion des réflexions entourant la rédaction du PRD en 1994, la Région en avait déjà conscience que :

La liaison entre le logement et le bureau pourrait entraîner un certain nombre d’effets pervers. Pour favoriser le résidentiel, communes et Région auraient un intérêt objectif à voir se développer une spéculation dans le secteur administratif. Si une crise sévissait dans le bureau, le logement public en pâtirait, faute des moyens apportés par les compensations...8

Mais il faut penser que la Région n’apprend jamais aucune leçon. En tout cas, le mécanisme imaginé par Picqué va faire long feu. En 1999, lors-que les premières compensations urbanistiques finissent par être perçues par Saint-Gilles, les autorités se disputent leur affectation9. La Commune du bourgmestre Picqué veut utiliser cet argent à d’autres projets, hors du périmètre d’expropriation. La Région, alors pilotée par les libéraux,

7. « les habitants du quartier midi ne sont pas les pièces d’un puzzle… », carte blanche collective publiée dans Le Soir, 6 juillet 2005.8. « des logements pour compenser des bureaux », Le Soir, 3 septembre 1994.9. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.

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288 Le plan délogement

revendique au contraire ces montants pour réalimenter les caisses vides de la SA Bruxelles-Midi.

une « allumette au démarrage » de la gentrificationEn 2004, lors de son retour à la Région, Picqué cherchera donc des idées alternatives afin d’éviter que la construction des logements du PPAS « Fonsny 1 » ne reste tributaire des charges d’urbanisme. Il trouvera d’autres sources de financement permettant de construire les logements plus rapidement, mais sans modifier les prémisses de sa philosophie : d’abord détruire le logement existant. Ainsi, début 2006, Beliris (État fédéral), sous la présidence de Laurette Onkelinx (PS), débloquera 5,9 millions d’euros pour le rachat et la démolition des maisons de l’îlot A2, justifiant ce bud-get par la nécessaire modification sociologique du quartier :

La construction des premiers logements moyens dans ce quartier revêt une très grande importance en terme d’“allumette” au démarrage d’un processus de dyna-misation d’un quartier important autour de la plus grande gare du pays. Le pro-jet global de Bruxelles-Midi prévoit la construction de 90 000 m2 de bureaux avec quelques commerces et hôtels. Le maintien d’une raisonnable mixité, gage d’une image plus équilibrée de Bruxelles, exige que le logement et en particulier, le logement moyen ne soit pas oublié. Malheureusement les conditions sociologiques actuelles du quartier et le prix encore élevé du foncier rendent difficile, voire impos-sible, la réalisation d’un projet de logements sans un subside qui ne peut provenir que du secteur public. Ce subside sera récupéré sur un long terme par une amé-lioration de l’assiette fiscale des habitants qui seront attirés par le quartier rénové ainsi que des entreprises commerciales et de services qui accompagnent en général ces nouvelles migrations.10

Outre les questions soulevées par ce choix étonnant (la finalité pre-mière de Beliris est tout de même de financer la construction d’infras-tructures à impact supra-local, et non d’exproprier ou de démolir des quartiers habités), on s’inquiétera de constater qu’il est clairement motivé par la volonté de modifier la sociologie d’un quartier populaire au motif d’y insérer de la « mixité sociale », c’est-à-dire de l’embourgeoiser.

10. avenant n°8 de l’accord de coopération beliris, 2005.

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un sparadrap sur une plaie béante Après l’intervention de Beliris, la Régie foncière régionale et la SA Bruxelles-Midi céderont les terrains expropriés au Plan logement régional, pour qu’il y construise des logements neufs11.

Le Plan logement est l’un des points centraux de l’accord gouverne-mental de l’équipe Picqué III12. Il est destiné à construire 5000 nouveaux logements publics pendant la législature régionale 2004-2009… « à lan-cer la construction de 5000 logements », rectifie Françoise Dupuis (PS), qui sait combien les mots sont importants. Courant derrière les séances de « pose de la première brique », la secrétaire d’État au Logement du gouvernement Picqué III veut faire bonne figure malgré l’évidence des chiffres : en fin de législature, on est très très loin du compte. Un millier de logements à peine sont construits ou en cours de construction. Ce qui poussera Françoise Dupuis, à quelques mois de l’échéance électorale de juin 2009, à réaliser différents projets détournant les principes de son pro-pre plan, comme par exemple le fait de recourir aux partenariats public-privé, de racheter des logements existants sur le marché privé alors qu’il s’agissait au début d’en construire de nouveaux…

Au quartier Midi, « le plan logement viendra se coller comme un mini sparadrap sur une plaie béante du gouvernement régional »13. Il s’agira d’utiliser l’enveloppe mise à disposition de Françoise Dupuis pour construire les logements prévus dans les îlots A2 et D par le PPAS « Fonsny 1 », lesquels devaient être financés avec les charges d’urbanisme perçues dans le périmètre par la Commune de Saint-Gilles. Ainsi, cel-le-ci pourra, au passage, garder les futures charges d’urbanisme dans ses caisses afin de les utiliser pour d’autres projets menés sur son territoire. Et Françoise Dupuis, quant à elle, pourra comptabiliser ces « nouveaux loge-ments » dans les chiffres de son Plan.

11. le principe sera le même pour les dernières maisons de l’îlot d, mais sans financement de beliris.12. lire La fin du Far West ?, page 111.13. site internet du rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (rbdH), www.rbdh-bbrow.be

c’est de Loin Le dossier Le pLus

compLiqué, et probabLement

Le pLus Lent, que nous suivions

actueLLement.

— françoise dupuis, secrétaire d’État au logement de la région de bruxelles-capitale, au Parlement régional bruxellois, 8 janvier 2008.

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290 Le plan délogement

Ainsi, en novembre 2007, le dernier plan d’expropriation adopté pour s’emparer des maisons de l’îlot A2 et de l’îlot D, sera motivé notam-ment par la réalisation de ces projets de « création de nouveaux logements publics ». Ces logements ne seront pas destinés aux habitants expropriés. En fin de législature, les projets précis de reconstruction des îlots A2 et D ne sont toujours pas connus. On sait juste que le pourcentage de loge-ments sociaux et de logements « moyens » qui y sera construit (30 % de social et 70 % de moyen) sera exactement inverse au pourcentage global du Plan logement (70 % de social et 30 % de « moyen »). Tout indique éga-lement que l’opération laissera moins de logements après la reconstruc-tion qu’il n’y en avait avant les expropriations (on comptait alors dans ces parties des îlots A2 et D, l’équivalent de 100 logements)…

Quel beau « Plan logement » que voilà, servant à justifier la démoli-tion d’habitations existantes et encore occupées (soit par leurs proprié-taires, soit par des locataires), pour en reconstruire moins au final. Pour Françoise Dupuis, l’important est ailleurs : ce ne sont pas les chiffres des logements disponibles à Bruxelles qu’il s’agit de gonfler, mais uniquement ceux de son Plan logement.

L’opération prendra une tournure plus absurde encore, lorsqu’en 2008 Picqué décidera à la surprise générale de rénover une partie de l’îlot A214, réduisant les projets du Plan logement qui privilégient la construction d’immeubles neufs et non la rénovation de maisons existantes. Dans tous les scénarios (démolition-reconstruction, rénovation entière ou partielle, lourde ou légère…), la première conséquence de ces opérations sera de toute façon de priver plusieurs dizaines d’habitants de leur logement sans qu’un véritable relogement leur soit proposé.

Cette pratique constitue une constante dans les manœuvres régiona-les au Midi depuis 20 ans. Car si la construction de logements neufs est effectivement l’un des objectifs affichés de l’opération « Bruxelles-Midi », c’est avant tout pour y attirer des habitants aux revenus imposables plus intéressants pour la Commune de Saint-Gilles. « En fait, vous chassez les habitants (des étrangers pour la plupart) du quartier pour y installer une population plus aisée ! »15, résumera dès 1992 un propriétaire du quartier

14. lire Les agitateurs, page 313.15. « les PPas du midi remis en question », Le Soir, 23 octobre 1992.

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menacé d’expropriation. La construction de bureaux et de logements neufs implique en effet la démolition de l’habitat existant, posant la pro-blématique du relogement des habitants…

Aucun droit au relogementRien n’oblige une autorité publique à reloger les habitants qu’elle décide de priver de leur logement. Tout au plus doit-elle respecter la loi. Au Midi, la loi que la Commune de Saint-Gilles et la Région bruxelloise ont choisi d’utiliser, comme au quartier Nord, est celle de 1962 qui permet de procéder à des expropriations en « extrême urgence ». Cette loi n’est absolument pas en faveur des propriétaires16, à qui elle laisse des délais incroyablement courts pour organiser leur déménagement (moins d’un mois). Mais elle est encore plus sévère et désavantageuse à l’égard des locataires, dont elle suspend les droits, rendant leur bail caduc dès la pro-nonciation de l’expropriation et tout en leur imposant les mêmes délais de déguerpissement.

Si un locataire n’est pas domicilié dans la maison où il habite et s’il n’y dispose pas d’un bail en bonne et due forme, il ne pourra à priori faire valoir aucun droit auprès du juge.

Selon la loi, c’est au propriétaire qu’il revient de prévenir les locatai-res d’une expropriation en cours. Or, comme il n’est lui-même averti de l’expropriation que 8 jours avant la date de la « comparution sur les lieux », il y a de grandes chances qu’il ne prévienne ou qu’il ne puisse pas prévenir ses locataires. Les délais sont tellement courts que les locataires peuvent très bien être injoignables pendant ce laps de temps (s’ils se sont par exemple absentés quelques jours) et ainsi rater l’information. Si par chance ils sont avertis à temps, il ne leur restera que quelques jours pour préparer leur défense. Si par malchance ils ne sont pas présents le jour de l’audience, ils auront perdu tout droit à faire valoir dans la procédure !

Voilà pour la « douceur » des dispositifs que la Région et la Commune ont choisi d’utiliser au Midi… Quant aux indemnités que les locataires peuvent espérer obtenir en cas d’expropriation judiciaire, leur montant dépendra en fait de l’humeur du juge, ou en tout cas des jurisprudences qu’il choisira de considérer. Dans certains cas, il est possible d’obtenir

16. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25 et Une justice hostile ?, page 341.

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l’équivalent de 125 euros par mois maximum pour combler la différence entre l’ancien et le futur loyer, pendant la durée du bail restant à courir ; ce à quoi s’ajoute une indemnité au déménagement s’élevant à approxi-mativement 1000 euros. Mais dans le cas où le rachat du bien se fait via une transaction « à l’amiable », sans passer par le tribunal, les locataires ont intérêt à en être informés s’ils veulent tenter de négocier une indemni-sation avec l’autorité expropriante (la Région bruxelloise en l’occurence, via la SA Bruxelles-Midi ou le Comité d’acquisition d’immeubles17). Lors des dernières acquisitions de ce type dans le quartier Midi, entre 2004 et 2009, les locataires ont généralement obtenu des indemnités oscillant entre 1000 et 3000 euros par ménage. Mais cela n’a pas toujours été le cas, la vente « amiable » ne garantissant pas de facto une quelconque indem-nisation des locataires. Ceux qui n’ont rien obtenu par ce biais n’avaient plus qu’à s’en remettre au bon vouloir des pouvoirs publics.

Au quartier Midi, les locataires ont ainsi été confrontés à des situations variables et ont connu diverses fortunes, selon qu’ils soient partis « de leur plein gré » à cause du pourrissement du quartier ou qu’ils aient attendu le dernier moment, selon que leur propriétaire ait revendu sa maison « à l’amiable » (à un promoteur immobilier pendant les premières années ayant suivi l’annonce de l’arrivée du TGV, ou à la Région par la suite) ou par le biais d’une expropriation judiciaire…

Paroles, paroles…Dès 1989 et les premières annonces des projets régionaux dans le quartier Midi, différentes associations s’inquiètent du sort qui y sera réservé aux habitants. « La majorité des gens refusent de quitter le quartier. Nous avons parfois l’impression qu’on cherche simplement à se débarrasser de nous »18, dit un habitant. La presse confirme : « Les nouveaux logements seront tout à fait inaccessibles aux locataires actuels, bref, il est temps de partir, l’expro-priation menace. […] La venue du TGV et les transformations qui l’accom-pagneront sont une trop belle occasion pour moderniser et restructurer des zones jusqu’ici plutôt délabrées. Les autorités n’attendent que cela »19.

17. lire Le notaire de l’État, page 280.18. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.19. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.

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Pour Inter-environnement Bruxelles (IEB), « les victimes de ces tripo-tages, ce sont les Bruxellois forcés de quitter le quartier par la flambée des prix et les autres qui seront bientôt expulsés »20. Selon un travailleur social, « il ne sera pas simple de trouver des solutions. Plus de 50 % de la popula-tion des îlots à exproprier est constituée de personnes âgées. Demander à ces pensionnés de quitter leur quartier, c’est courir le risque de les déra-ciner. Pour eux, l’arrivée du TGV est une catastrophe. Pour les commer-çants grecs, espagnols et portugais aussi. Ils sont carrément furieux. Les plus fatalistes sont peut-être les maghrébins. La plupart s’attendaient tôt ou tard à voir leur quartier “revitalisé” »21.

Dès 1990, les revendications adressées par les habitants et les associa-tions au pouvoir régional convergent et affirment la nécessité d’élaborer immédiatement « un plan social d’urgence »22 pour assurer le relogement des locataires habitant dans le quartier. « La Région doit aussi maîtriser les problèmes sociaux qu’un tel aménagement va engendrer ! Notamment, le relogement des habitants et la réinstallation des commerçants »23. « Aujourd’hui, cet aspect des choses est gommé »24.

Mais du côté des autorités, le message se veut aussi ambitieux que rassurant. « Les locataires n’ont pas à s’inquiéter », promet Jacques Van Grimbergen en 1992. « Quant aux propriétaires, ils seront justement indemnisés »25. Un an plus tôt, Éric Ghilain, représentant de Charles Picqué, expliquait que c’est à la SA Bruxelles-Midi qu’il reviendra de « prévoir l’accompagnement social par un travail au cas par cas »26. Cette société, en plus d’« étudier, définir, élaborer et réaliser le projet d’amé-nagement des abords du terminal ferroviaire du TGV […], a également pour mission de reloger les habitants, les entreprises et les commerces à exproprier »27. À l’époque, les autorités parlent encore de relogement mais n’ont pas l’air d’être pressées d’agir.

20. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.21. « Premiers expropriés en gare du tGV », Le Soir, 30 janvier 1992.22. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.23. Le Soir, idem.24. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.25. « les PPas du midi remis en question en concertation », Le Soir, 23 octobre 1992.26. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.27. « Premiers expropriés en gare du tGV », Le Soir , 30 janvier 1992.

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294 Le plan délogement

Aux critiques sur l’absence de plan social, Charles Picqué répond d’abord qu’il compte sur les Communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles, lesquelles « ont reçu mission d’examiner les dossiers de relogement au cas par cas. Des aides seront accordées aux familles »28, assure-t-il. Mais la notion « d’aide individualisée » et établie « au cas par cas » ne rassure pas les habitants et les associations, qui demandent une véritable politique de relogement… En octobre 1992, Picqué fait savoir qu’il « planche » sur un plan social et qu’il le mettra « sur rails la semaine prochaine »29. C’est ainsi que sera imaginé un premier « plan d’accompagnement social », se voulant « doux » et étant censé s’échelonner… jusqu’en 1996.

En septembre 1992, les responsables de l’urbanisme à Saint-Gilles assu-rent aux représentants du Comité de défense de Saint-Gilles (CODES) que quelques millions de francs belges sont inscrits dans le budget com-munal au titre d’aide au relogement dans le quartier Midi. « C’est dérisoire compte tenu du niveau des prix immobiliers », commente le CODES. Cette « bonne nouvelle » ne rassure donc pas les habitants, « qui déclarent ne pas vouloir de primes au déménagement et exigent des logements de remplacement »30.

La Région a alors une idée pour financer le relogement des locataires expulsés : « Il est envisagé de profiter des plus-values immobilières pour leur offrir de nouveaux logements à proximité »31. Les plus-values, cap-tées virtuellement par la Région dans les poches des petits propriétaires expropriés32, seraient donc partiellement utilisées pour financer le coût social de l’opération… Si l’intention affichée a le mérite de tenir compte du relogement des locataires, le procédé est pour le moins biscornu. En toute logique, ce n’est pas dans la poche des propriétaires particuliers que la Région devrait prendre les moyens de financer le relogement, mais dans celle des promoteurs qui vont pouvoir mener des opérations très lucratives, ou encore dans les caisses de la Commune de Saint-Gilles qui va être la première à bénéficier de l’argent des futurs bureaux.

28. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.29. Le Soir, idem.30. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.31. « la sncb lève le pouce pour le tGV », Le Soir, 9 novembre 1990.32. lire La fin du Far West ?, page 111 et Le plan secret, page 241.

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Pour construire ces nouveaux logements théoriquement destinés aux locataires délogés, Picqué évoque plusieurs pistes, notamment un bâtiment situé derrière l’École des vétérinaires de Cureghem (à Anderlecht) et le dépôt de trams de la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB), rue de Belgrade (limitrophe de la Commune de Forest). IEB souligne que ces lieux sont relativement éloignés des habitations actuelles des locataires menacés d’expropriation. Ces projets lui font pen-ser « à la création d’un ghetto »33. De toute façon, la perspective d’un relo-gement près de l’École des vétérinaires va vite s’évaporer. Quant au site de la STIB, la Commune de Saint-Gilles maintiendra pendant un certain temps son intention d’y construire 184 appartements et flats, mais les associations comprendront vite « que cette opération entre dans le cadre de la politique immobilière ordinaire de la Commune. Les habitants n’ont en effet reçu aucune invitation pour s’inscrire sur les listes des bénéficiai-res »34. De toute façon, rien ne dit que la STIB souhaite s’en défaire ni que la Commune trouve les financements… Seize ans plus tard, le dépôt de la rue de Belgrade accueille toujours des trams.

Alors, où seront relogés les habitants du Midi ? « Cent autres loge-ments sont actuellement en cours de rénovation », assure la Commune en 1992. Mais quand bien même ceux-ci seraient attribués prioritairement aux locataires expulsés (ce qui ne sera jamais le cas), le nombre annoncé est amplement insuffisant. De plus, grincent les associations, « il s’agit là de logements moyens dont le loyer restera difficilement accessible aux familles expulsées dont les revenus sont très bas »35.

Jamais à cours d’idées, les autorités évoqueront d’autres sources de financement pour leur « plan social » : « Les charges d’urbanisme imposées aux promoteurs serviront en principe à reloger les gens »36. En principe… Encore faudrait-il que des projets immobiliers se concrétisent pour géné-rer ces charges, et que la Commune décide effectivement de les affecter à la construction de logements dans le quartier pour les habitants délogés. On a vu plus haut ce qu’il en sera par la suite.

33. « les spéculateurs sont servis. merci pour eux ! », Le Soir, 31 mai 1991.34. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.35. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.36. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.

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296 Le plan délogement

Une autre « porte de secours »37 est enfin envisagée : la taxe sur les bureaux. « 85 % des recettes pourraient être utilisées à la création d’un fonds d’aide aux personnes à reloger », explique Picqué. « Ce qui ferait environ 16 millions de francs belges à répartir en primes pour des aides locatives de 80 000 francs belges par an »38…

Mais après l’approbation des PPAS du Midi, fin 1992, cette pléiade d’ef-fets d’annonce va finalement se limiter à une seule action : attendre et ne rien faire. Tout au plus la Région s’est-elle « engagée à informer au mieux les personnes à déplacer »39. Mustafa Hidali du CODES enrage : « Malgré de nombreuses promesses, l’accompagnement social est inexistant »40. « Le volet social se limite à une antenne d’information », dénoncent en chœur les associations. Son efficacité est « très limitée et les habitants se plaignent du manque d’informations »41.

Les promesses de relogement vont reprendre quelques mois avant l’adoption du second plan d’expropriation par la Région, en 1996. Picqué va notamment se réjouir de pouvoir « mobiliser une capacité d’emprunt de 111 millions de francs via notre régie foncière »42, c’est-à-dire de l’ar-gent réservé à l’acquisition et à la rénovation de logements « moyens » qui seront ensuite attribués par la Commune de Saint-Gilles en l’absence de critères clairs. « C’est dire si nous sommes bien armés pour répondre aux demandes ! », se réjouit Picqué. On notera toutefois que cette somme est près de deux fois moins élevée que ce qu’il annonçait en 1993 : « Si lors des expropriations, nous devons reloger certaines personnes, nous disposons de 200 millions de francs belges en réserve »43… Mais c’est toujours plus que ce qui restera en 1998 à la SA Bruxelles-Midi, « qui a prévu une enveloppe d’une quarantaine de millions pour aider les habi-tants à se reloger, et une soixantaine pour les commerçants »44. En résumé :

37. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.38. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.39. « Premiers expropriés en gare du tGV », Le Soir, 30 janvier 1992.40. « dix ans pour replâtrer le quartier du tGV », Le Soir, 27 mars 1996.41. « les PPas du midi remis en question », Le Soir, 23 octobre 1992.42. « charles Picqué se dit prêt à mobiliser 111 millions », Le Soir, 27 mars 1996.43. « la mort lente” du midi d’après des défenseurs du quartier », Le Soir, 30 novembre 1993.44. « aider les habitants à se reloger », Le Soir, 28 août 1998.

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200 millions de francs belges en 1993 (5 millions d’euros), 111 millions en 1996 (moins de 3 millions d’euros), 40 millions en 1998 (1 million d’euros). En à peine 5 ans, la « manne » prévue pour aider au relogement « exemplaire » a rapidement fondu…

« Nous avons une fiche individuelle pour chaque ménage et un accom-pagnement social est prévu »45, assure toutefois Picqué en 1996. Il ajoute que la SA Bruxelles-Midi « veillera à prévoir des “opérations-tiroirs” avec les investisseurs », c’est-à-dire des constructions de logements neufs dans lesquels seraient réinstallés les locataires expulsés. Picqué évoque égale-ment la construction d’un nouvel immeuble du Foyer saint-gillois (loge-ment social) dans le périmètre d’expropriation : « Nous entamons la construction de 40 logements sociaux dans le quartier pour les premiers ménages appelés à quitter leur logement »46. Le chantier démarrera effec-tivement en 1999 et ce fut l’un des premiers immeubles du « nouveau quartier Midi » à sortir de terre, rue de Mérode.

Mais contrairement à ce qu’affirment les responsables saint-gillois – comme la présidente du Centre public d’action sociale (CPAS), Cathy Marcus47, le fera en 2002 – les habitants du quartier Midi ne sont nulle-ment prioritaires dans l’octroi de ces 40 appartements. Il s’agit de loge-ments sociaux, qui ne peuvent être attribués qu’à des personnes répondant aux critères d’attribution, inscrites sur les listes d’attente avec un nom-bre suffisant de points. Une seule locataire qui habitait précédemment le quartier a été relogée, par chance, dans l’un de ces appartements. En 2009, une seconde habitante, fraîchement expropriée de la rue de Norvège, a aussi pu y bénéficier d’un logement. Mais de priorité, il n’y aura jamais. D’opérations « tiroirs », non plus. Quant aux nouveaux logements, on les attend toujours en 2009.

45. « charles Picqué se dit prêt à mobiliser 111 millions », Le Soir, 27 mars 1996.46. Le Soir, idem.47. « rénovation des abords de la gare du midi : 80 familles ont été relogées », Alter Echos, 15 avril 2002.

nous n’avons pas vouLu commettre

Les mêmes erreurs qu’à La gare du

nord. nous avons préféré La douceur.

— Jacques Van Grimbergen dans Le Soir, 12 mars 2003.

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298 Le plan délogement

un mot d’ordre : « Aller lentement »« Ce que nous voulons éviter à tout prix, c’est le syndrome de la gare du Nord »48, répète Picqué depuis 1989 pour justifier son opération au quartier Midi. Dans les années 1960 et 1970, lorsque les promoteurs et les autorités publiques ont décidé de raser le quartier Nord, « le programme de logements sociaux mis en place pour reloger les victimes des expro-priations accumule tellement de retard qu’il ne permettra pas d’éviter l’exode forcé d’une population très vulnérable. Composée principale-ment de personnes âgées et d’immigrés, elle se révèle particulièrement attachée au quartier qui lui sert de cadre de référence »49. Les simili-tudes sont troublantes… À cette différence qu’au Midi, seuls 40 loge-ments sociaux ont été recréés et qu’ils n’ont pas accueillis les victimes des expropriations.

Un ancien locataire du quartier Nord, très actif à l’époque dans la mobi-lisation des habitants, pense que Charles Picqué et Jacques Van Grimbergen ont bel et bien tiré des leçons de l’épisode du « Plan Manhattan » : ils ont compris que la lenteur jouerait en leur faveur et permettrait d’éviter aux pouvoirs publics de devoir financer le relogement des expulsés…

En 1993 déjà, La Lanterne titre « Midi : le quartier oublié ? ». Les habi-tants déplorent que « s’ils ne sont pas poussés hors de leurs logements par les gros promoteurs, c’est l’insupportable état du quartier qui les amène à le quitter »50. « Les abords de la gare du Midi sont dévastés », commente Le Soir : « Grues, camions, bruit des chantiers, îlots abandonnés, maisons délabrées ou incendiées... les derniers habitants des lieux (locataires pour la plupart) s’accrochent désespérément à ce quartier qu’ils continuent malgré tout à aimer (avec ou sans TGV) »51.

Le CODES dénonce le désintérêt des pouvoirs publics pour le bas de Saint-Gilles, alors que 2 milliards de francs belges (50 millions d’euros) sont investis dans la rénovation de logements du centre et du haut de la commune. Le CODES demande que la Commune adopte la même politique au Midi. Courroucé, Picqué lui répond que « la Commune ne

48. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.49. Bruxelles, chronique d’une capitale en chantier, tome ii, op. cit.50. « midi : le quartier oublié ? », La Lanterne, 30 novembre 1993.51. « la mort lente” du midi d’après des défenseurs du quartier », Le Soir, 30 novembre 1993.

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se désintéresse pas des lieux, elle attend les résultats du Plan de dévelop-pement régional (PRD) »52.

Depuis le début, les associations d’habitants doutent de la volonté sociale du gouvernement. En 1992 déjà, elles pressaient celui-ci à « hâter l’élabo-ration des plans particuliers d’aménagement (PPAS) : les habitants doivent rapidement être fixés sur leur sort »53. Mais la Région n’a jamais vu de raison de se dépêcher. Du côté saint-gillois de la gare, assure-t-elle à l’épo-que, « aucune expropriation n’aura lieu avant la fin de 1992 et d’ici là, nous aurons le temps de dégager des solutions pour le relogement »54. Prendre le temps, c’est précisément ce que les autorités vont faire… Dès ce moment, « le mot d’ordre du bourgmestre Charles Picqué fut de ne pas précipiter les choses : “aller lentement, de façon à éviter les erreurs irréparables” »55.

C’est la période où les autorités commencent à temporiser56 et à faire planer le doute sur leurs véritables intentions dans le quartier (malgré les effets d’annonce depuis 1989, le Schéma de développement en 1991, la création de la SA Bruxelles-Midi en 1992, l’adoption des PPAS et du plan d’expropriation par Saint-Gilles la même année…). Picqué argue qu’il est plus « sage » d’attendre l’adoption du PRD57 avant de décider quoi que ce soit. Et pendant qu’il tergiverse, « petit à petit, les environs de la gare du Midi se vident »58… Et pas toujours dans les meilleures conditions :

Ainsi, selon les associations, certaines familles se jettent, par manque d’informa-tion concernant l’avenir de leur quartier, sur le premier immeuble qu’elles trouvent. Et elles s’endettent pour acheter un toit qui, même s’il est loin d’être convenable, aurait l’avantage d’être stable.59

La question du relogement se règle ainsi d’elle-même, sans que la Région n’ait à débourser le moindre franc pour les habitants qui partent. « Il est exact que le report à fin 1994 du début d’engagement de l’opération peut poser problème à certains locataires, propriétaires et commerçants

52. « midi : le quartier oublié ? », La Lanterne, 30 novembre 1993.53. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.54. « Premiers expropriés en gare du tGV », Le Soir, 30 janvier 1992.55. « le midi en pleine mutation », Le Soir, 28 février 2004.56. lire Le plan secret, page 241.57. lire Une zone prioritaire, page 161.58. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.59. Le Soir, idem.

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implantés sur le site »60, admet Picqué. Qu’importe, l’attente du PRD (qui durera de 1992 à 1995) justifiera le report de toute l’opération, y com-pris son volet social. C’est tout au bénéfice de la Région. « Il est vrai que si nous avions eu à supporter des charges de relogement, une année de plus nous permettait de thésauriser des moyens plus significatifs encore et de mieux préparer un relogement »61, explique Picqué. Autrement dit, « aucune relocalisation des habitants ou entreprises du quartier n’inter-viendra avant les conclusions du plan de développement régional »62. Et quid des locataires aux revenus modestes, quittant leur logement à cause des promoteurs qui ont racheté leur maison, ou des nuisances, ou encore paniqués par les rumeurs et la désertification du quartier ? « Il n’y a pas plus de nuisances aujourd’hui que par le passé », réplique Charles Picqué. « Le quartier du Midi reste ce qu’il était »63.

Le CODES s’alarme de cette situation : « Si nous voulons sauver le quartier, nous devons convaincre les pouvoirs publics d’accepter la mise en place d’une concertation permanente de tous les acteurs concernés ! »64 En vain. Le « bourgmestre de Saint-Gilles n’apprécie pas » et assure qu’il « n’y a pas eu de départ significatif des 5 îlots concernés par le PPAS. […] Une importante rotation de locataires existe et les baux à durée limitée ne sont pas une nouveauté »65.

Au moment de l’adoption du plan d’expropriation de 1996, le climat est à la suspicion :

D’une manière générale, les associations de terrain ne cessent de déplorer le manque d’information de la part de la Commune, tandis que le bourgmestre Charles Picqué, très agacé, assure que chaque cas sera réglé au moment opportun. Les philosophies en présence sont totalement différentes. Les premiers rêvent de registres arrêtant une fois pour toutes la liste des bénéficiaires, le second préfère s’adresser à chaque locataire concerné au moment même où la question se posera.

60. Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.61. Journal des questions & réponses, idem. 62. « la mort lente” du midi d’après des défenseurs du quartier », Le Soir, 30 novembre 1993.63. Le Soir, idem.64. Le Soir, idem.65. Le Soir, idem.

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Mais, affirme le secteur associatif, c’est faire peu de cas de l’angoisse des habitants qui quittent le quartier de leur propre initiative66… et surtout sur les 90 % de loca-taires dont les logements ne seront plus entretenus pendant 10 ans et qui redoutent d’être expulsés d’un jour à l’autre, estime pour sa part le CODES67.

sous-traitances socialesCe n’est qu’après l’adoption du second plan d’expropriation que le « volet social » est mis en place. En 1997, il entre enfin dans sa phase active. « C’est une première en Région bruxelloise »68, claironne la Région.

Quelques réunions d’information sont organisées à l’attention des habitants par le Centre d’accompagnement et de formation pour adul-tes (CAFA), une ASBL du CPAS de Saint-Gilles subventionnée par la Région de Bruxelles-Capitale. Des responsables de la Commune et de la SA Bruxelles-Midi y participent. Des habitants qui étaient présents à ces réunions se rappellent des annonces qui y étaient faites : plannings, phasage, « opérations-tiroirs » permettant le relogement des locataires au fur et à mesure des projets immobiliers… « On nous y promettait que les propriétaires seraient justement indemnisés pour leur maison et que les locataires seraient relogés. Mais ces réunions portaient surtout sur le cas des locataires », explique un ancien habitant de la rue de Mérode. Si la situation des propriétaires y était rapidement évoquée, en revanche rien n’était dit sur le sort des commerçants, si ce n’est qu’ils auraient « éven-tuellement la possibilité de récupérer un espace dans le même quartier »69. Puis il n’y a plus eu de réunion publique. Silence radio…

C’est la SA Bruxelles-Midi qui a été chargée de « prendre toute initiative favorable au relogement des habitants et au respect des impératifs sociaux ». On se souvient que Charles Picqué, lorsqu’il retarda l’adoption du PPAS « Fonsny 1 » de 1992 jusque 199570, disait espérer que ce report permette à la SA Bruxelles-Midi de bénéficier de meilleures conditions du marché lors du lancement de l’opération, ce qui la rendrait enfin « pleinement à même

66. « charles Picqué se dit prêt à mobiliser 111 millions », Le Soir, 27 mars 1996.67. « dix ans pour replâtrer le quartier du tGV », Le Soir, 27 mars 1996.68. « aider les habitants à se reloger », Le Soir, 28 août 1998.69. « aider les habitants à se reloger », Le Soir, 28 août 1998.70. lire Le plan secret, page 241.

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de remplir les missions sociales qu’elle s’est assignées »71. Bruxelles-Midi n’a donc pas d’obligations sociales, elle peut « prendre des initiatives » pour remplir les missions sociales qu’elle s’est (elle-même) « assignées » ! Elle n’a aucun devoir de relogement des locataires, de plus ses marges de manœuvre dépendent « des conditions du marché ». Et comme celles-ci restent fran-chement défavorables, l’accompagnement social va laisser à désirer…

On s’étonnera que la mission « d’accompagner socialement » les loca-taires délogés soit confiée à une société privée. Ce que révèle ce montage, c’est que la Région cherche à se débarrasser des problèmes sociaux créés par son opération sur un organisme « indépendant ». Bruxelles-Midi sert de paravent pour éviter aux autorités de porter leurs responsabilités.

Mais d’emblée, un conflit d’intérêts se pose à elle. D’une part, comme toute société commerciale, Bruxelles-Midi cherche avant tout à faire du bénéfice, notamment en rachetant (le moins cher possible) et en reven-dant (le plus cher possible) des immeubles dont il lui faut chasser les occu-pants au moindre prix. D’autre part, c’est à elle qu’il revient d’aider les personnes qu’elle met à la rue. En octroyant des primes au départ selon ses propres critères et en distillant les « informations » qui l’arrangent, elle dispose d’un pouvoir d’influence sur les locataires. Il arrivera que certains d’entre eux soient poussés à quitter leur logement, leurs propriétaires per-dant donc leurs sources de revenus, alors qu’aucune négociation « à l’amia-ble » ni procédure d’expropriation n’est en cours pour ces maisons. Dans ces cas-là, « l’accompagnement social » sera vécu par les petits propriétaires comme un moyen de pression supplémentaire pour qu’ils cèdent leur bien au plus vite et au meilleur prix.

Or, sous-capitalisée et incapable d’engranger les bénéfices escomptés, elle n’a que peu de moyens financiers à consacrer à la dimension sociale de son opération immobilière. Comme l’explique Jacques Van Grimbergen à des habitants :

Bruxelles-Midi, ce n’est pas Saint-Nicolas ! Même si c’est une société à capi-taux majoritairement publics, c’est une société commerciale. On n’est pas là pour distribuer l’argent. Bruxelles-Midi, ce n’est pas la poule aux œufs d’or…72

71. Parlement bruxellois, compte-rendu officiel du Journal des questions & réponses, 4 mars 1994.72. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.

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La SA Bruxelles-Midi va elle-même sous-traiter la mission d’in-former et d’accompagner les habi-tants, qu’elle va confier au CAFA. Celui-ci crée en 1997 une Antenne sociale du Midi qui tiendra désor-mais ses permanences non loin des îlots condamnés… dans le petit bureau de la SA Bruxelles-Midi, chaus-sée de Forest. Là, deux permanences hebdomadaires sont organisées. Les locataires menacés d’expulsion par le projet régional peuvent y croiser la secrétaire de Bruxelles-Midi, seule et unique employée de cette société, que les habitants rencontrent parfois dans les rues du quartier Midi lorsqu’elle y promène son chien ou vient montrer à son enfant la prochaine maison pour laquelle une expropriation judiciaire va être actionnée. C’est elle qui envoie les offres de rachat « à l’amiable » aux propriétaires, qui vient chercher les clefs des demeures fraîchement expropriées, qui contacte les entrepreneurs pour couper les canalisations, pour récupérer toute ferraille revendable, voire pour défoncer à la hache la porte d’une maison encore occupée73. C’est elle qui « ordonne les destructions sporadiques (et sans justification immédiate) qui rendent la vie impossible aux habitants »74, elle aussi qui conçoit les rap-ports d’activités de Bruxelles-Midi et c’est elle encore qui ouvre la porte aux locataires débarquant à l’Antenne sociale pour y chercher des solutions à leurs problèmes de logement et qui n’hésite pas à leur donner des conseils « avisés » s’ils viennent en dehors des heures de permanence et en l’absence du personnel du CAFA. « Elle explique invariablement aux locataires qu’ils doivent quitter les lieux au plus vite sous peine d’expulsion, et aux futurs locataires que l’immeuble sera détruit dans les 6 mois. Il s’agit visiblement de priver les propriétaires de ressources locatives »75. Bonjour la confusion.

Pour recevoir les locataires dans le local de la chaussée de Forest, il y a tout de même une assistante sociale à mi-temps, financée tantôt par Bruxelles-Midi et le CPAS de Saint-Gilles, tantôt par des subsides de la Région. Elle

73. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.74. « l’international sera le genre humain. une expérience de planification néolibérale au quartier midi », op. cit.75. idem.

peu d’opérations à bruxeLLes présentant

un certain risque ont été autant

accompagnées sociaLement

que ceLLe-ci. je vous dirai d’aiLLeurs

que ceLa a contribué au retard.

— charles Picqué au Parlement régional bruxellois, 3 juin 2005.

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304 Le plan délogement

leur explique le principe des aides au déménagement et les conditions pour y avoir accès. Mais il ne faut pas compter sur l’Antenne sociale pour donner aux habitants des plannings qui n’existent pas, pour expliquer comment se défendre juridiquement dans le cas d’une expropriation, ni bien sûr pour leur conseiller de se mobiliser et d’interpeller le politique afin d’obtenir un véritable relogement. Travaillant pour le compte d’une société privée qui a pour vocation d’exproprier et de déloger les habitants, le personnel de l’Antenne du Midi se retrouve dans une position délicate qui fera date dans les annales de la déontologie de l’aide sociale.

Quoi qu’il en soit, il n’est plus question de « relogement ». Le terme a disparu du langage des autorités pour être remplacé par celui d’« accom-pagnement social », qui a une toute autre portée sociale et financière.

un « accompagnement social exemplaire »L’accompagnement social ne s’adresse ni aux commerçants ni aux pro-priétaires, même s’ils sont habitants, en familles nombreuses, ménages à faibles revenus, ou ayant des difficultés à s’exprimer en français… Cette lacune sociale est d’autant plus regrettable que le nombre d’intervenants dans ce dossier est particulièrement élevé. Tous les habitants, sans exception, auraient dû trouver aide et information auprès des administrations publi-ques, d’autant que celles-ci avaient choisi d’utiliser des procédures d’expro-priation particulièrement rudes et complexes à appréhender. Mais il n’en fut rien. La faute à la Région ? « La gestion de la communication vers les habitants est à la charge de la Commune », lâche simplement le ministre-président François-Xavier de Donnea (Mouvement réformateur, MR) en 200276, renvoyant la responsabilité sur Saint-Gilles.

L’accompagnement social concerne exclusivement les locataires. Il consiste en une aide à la recherche d’un logement, notamment par le biais ultra-minimaliste de la remise de photocopies d’annonces disponibles sur le marché privé. « Les assistants sociaux étudient les possibilités de relogement dans le quartier et tentent de déterminer qui pourrait prioritairement béné-ficier d’un logement social, à condition d’en trouver »77 ! L’Antenne sociale

76. « rénovation des abords de la gare du midi : 80 familles ont été relogées », Alter Echos, 15 avril 2002.77. « Premiers expropriés en gare du tGV », Le Soir, 30 janvier 1992.

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du Midi ne peut donner aucune priorité sur les listes de logement social aux habitants concernés par les plans d’expropriation, et les nouveaux immeubles de logement prévus ne sont pas destinés à reloger les locataires expulsés.

L’Antenne sociale aide les locataires qui y ont droit à remplir leurs dos-siers de demande d’ADIL (allocations de déménagement, installation et de loyer78) ou de logement social. Pour ceux qui ne sont pas en mesure d’y prétendre, les indemnisations sont déterminées par Bruxelles-Midi et son « Fonds de relogement Midi ». Il s’agit principalement des aides au déména-gement et à l’aménagement, de 375 euros chacune, et parfois d’une aide à la constitution d’une garantie locative prêtée pendant 3 ans.

Pour y avoir droit, le locataire doit déménager « dans le cadre des échéances fixées pour chaque îlot ». Il ne peut donc pas choisir le moment de son départ, mais doit attendre qu’un projet immobilier se concrétise là où il habite. Le formulaire de l’Antenne sociale du Midi précise, en 1997 : « Les dates vous serons communiquées en temps utiles par la SA Bruxelles-Midi »… On connaît la suite, ces échéances n’ont jamais existé : tant qu’il n’y avait pas de projet de reconstruction, il n’y avait pas d’accompagne-ment social. Or en 10 ans, seul l’îlot B fit l’objet d’une reconstruction… Cela mènera finalement à la suppression de cette condition. Mais il y en a d’autres, pour pouvoir accéder aux bienfaits de cet accompagnement social considéré comme « exemplaire » par Charles Picqué…

Seuls les locataires domiciliés avant le 9 octobre 1997 peuvent reven-diquer une prime au déménagement. Une mesure destinée à éviter que des locataires malintentionnés viennent profiter de la situation. Bruxelles-Midi préviendra les propriétaires du quartier par courrier que tout nou-veau locataire n’aura droit à aucune aide. La société anonyme en profitera

78. aides locatives octroyées par la région à des locataires à bas revenus (moins de 20 000 euros de revenu annuel imposable pour un ménage comptant deux personnes à charge) qui quittent un logement considéré comme « inadéquat » loué à bruxelles et s’installent dans un logement « adéquat » également situé dans la région. l’adil consiste en une allocation de déménagement de 743 euros (+10 % par personne à charge dans le ménage bénéficiaire, avec un maximum de 3 personnes à charge – chiffres pour 2009) qui ne peut être accordée qu’une seule fois. l’allocation doit être demandée après l’installation dans le nouveau logement, et sans qu’il n’y ait eu de période « vide » entre la fin du bail de l’ancien logement et le début du bail du nouveau logement. une intervention égale à la différence entre l’ancien et le nouveau loyer peut aussi être sollicitée, avec un plafond de 143 euros par mois (+ 10 % par personne à charge).

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lettre adressée en 1999 aux propriétaires particuliers du périmètre d’expropriation.

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pour annoncer qu’en raison de la menace d’expropriation, « toute nou-velle occupation de l’immeuble devra être considérée comme une occu-pation à titre précaire ». Dès 1997, il n’est donc plus question d’obtenir un bail légal au quartier Midi. La précarité des locataires va ainsi augmenter, et le prix des loyers baisser aux dépens des propriétaires.

« À l’époque, on recensait 250 personnes dans les îlots. Il y a eu des départs depuis. Et des arrivées. » C’est un travailleur du CAFA qui souli-gne ce phénomène de « turn over » des habitants79. En 2000, l’association recense que la moitié seulement des locataires du périmètre peuvent encore bénéficier des aides. Ce qui amène le CPAS de Saint-Gilles à demander à Bruxelles-Midi qu’elle revoie ce critère de date. Sans succès.

Ce n’est pas tout. Pour toucher les aides au déménagement, le locataire doit encore trouver à se reloger dans la région bruxelloise. Cette condition a causé quelques mauvaises surprises à des habitants. En 2005, par exemple, une famille espagnole est mise à la porte de l’appartement qu’elle occupe à la rue de Russie. Les Fernandez ont toujours cru qu’ils recevraient une prime au déménagement, mais seulement le jour où leur maison serait démolie. Ce jour venu, ils découvrent à quel point les loyers bruxellois sont devenus inaccessibles. Ils n’avaient pas déménagé depuis 35 ans et payaient un loyer d’à peu près 200 euros. Ils finissent donc par choisir de s’instal-ler en périphérie flamande de Bruxelles. Hors de la Région bruxelloise. Ils n’ont droit à rien. « Si on avait su que ça se terminerait comme ça, on n’aurait pas attendu tout ce temps en subissant le pourrissement du quar-tier. On serait parti », disent les Fernandez.

Même avec la meilleure volonté du monde, il est difficile d’accomplir un accompagnement social « exemplaire » avec autant de contraintes. C’est probablement cette situation frustrante qui va amener l’Antenne sociale à trouver des solutions de seconde main pour certains cas problématiques. À ce titre, l’histoire de la famille El Haddat est elle aussi « exemplaire ». Locataires depuis la fin des années 1980 d’une maison à la rue de Norvège, la famille en est mise à la porte en 2000, lorsque leur propriétaire est exproprié. L’Antenne sociale promet de leur retrouver un logement. Ils seront en effet relogés dans les alentours proches… tellement proches qu’ils se retrouvent à nouveau dans la zone d’expropriation, mais cette fois dans une maison appartenant au

79. lire L’opacité des chiffres, page 310.

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308 Le plan délogement

consortium immobilier Espace Midi. L’Antenne sociale leur a prêté de quoi payer leur garantie locative, et couvre pendant un an l’augmentation du loyer. En 2004, en accord avec leur propriétaire, les El Haddat effectuent à leurs frais des travaux de rénovation. Et puis en 2005, rebelotte : la maison dans laquelle ils habitent doit être démolie, ils doivent à nouveau déménager. En 2009, l’immeuble qu’ils occupaient rue de Norvège est toujours debout et celui de l’avenue Fonsny, démoli en 2006, a fait place à un terrain vague…

En guise de réconfort, les habitants du quartier Midi auront tout de même eu droit à la compassion des autorités à leur égard. Ainsi Jacques Van Grimbergen déclarera à la télévision : « J’ai énormément de compréhension pour les habitants qui sont encore dans leurs habitations, qui ne parviennent en effet pas à se défendre convenablement face aux procédures d’achats par expropriation, je suis le premier à déplorer cela »80. Le premier, mais pas le seul. À Saint-Gilles aussi, on reconnaît aussi « que les mesures d’expro-priation entraînent inévitablement des situations individuelles pénibles »81. Cathy Marcus, l’échevine des Affaires sociales et du Logement, admet que « beaucoup de personnes veulent rester à Saint-Gilles, beaucoup se sentent déracinés. Il y a parfois des situations extrêmement dramatiques »82…

En 2005, suite à une série d’actions du Comité du quartier Midi, la Région finira par indexer les indemnités accordées aux locataires, ce qui n’avait pas été fait depuis 1997. Elle décide aussi d’octroyer l’aide au déménagement, aux habitants qui se sont domiciliés dans le quartier entre 1997 et 2005. De 750, la prime passe à 1000 euros. Une mise-à-jour tar-dive et tout à fait insuffisante au regard des drames sociaux engendrés par la situation dans le quartier. Même ici, on a du mal à dénicher « l’exempla-rité » de l’accompagnement social du Midi puisque ce montant est à peine plus élevé que celui de l’allocation déménagement de l’ADIL (valable sur tout le territoire bruxellois) et qu’il n’est accompagné d’aucune interven-tion destinée à couvrir la différence entre l’ancien et le nouveau loyer des locataires déplacés. « On ne va pas loin avec ça ? Si, mais les habitants du quartier Midi le savent : hors de Bruxelles »83…

80. Jacques Van Grimbergen sur tV brussel, dans un reportage diffusé le 23 décembre 2007.81. Projet de délibération n° 67 du conseil communal de saint-Gilles.82. « rénovation des abords de la gare du midi : 80 familles ont été relogées », Alter Echos, 15 avril 2002.83. « le quartier midi se retrouve à quai », Le Soir, 25 juin 2005.

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1991-2009 /// l’accompagnement des locataires ?l’OPACité des ChiFFres

combien y avait-il d’habitants dans les îlots du futur périmètre d’expropriation ? combien ont-ils été à devoir quitter le quartier, avec ou sans aide ? et parmi eux, combien ont été réellement relogés ? À pouvoir se réinstaller à bruxelles ou, au contraire, à devoir quitter la région ?… de telles données pourraient permettre d’esquisser le bilan social d’une telle opération de « revitalisation urbaine ». Pourtant, il est impossible de répondre à ces questions à l’heure actuelle, tant les informations sur le sujet sont rares et divergentes. les rapports de « l’accompagnement social » semblent être frappés du sceau de l’extrême confidentialité. Quant aux rapports d’activités de la sa bruxelles-midi, ils reprennent des données trop floues pour être fiables ou même vérifiables. la question dérange manifestement les autorités…

en juillet 1991, la région lança une enquête sociale et commerciale afin de recenser le nombre exact de personnes et de commerces à déloger. la sa bruxelles-midi effectua ce relevé en collaboration avec le centre public d’action sociale (cPas) de saint-Gilles. mais une fois terminé, au début 1992, le gou-vernement jugea « inutile » de rendre public ce document. « c’est dommage », considéra inter-environnement bruxelles (ieb). charles Picqué lâcha quelques chif-fres : « lorsque l’on commencera à exproprier », c’est 850 personnes qui seront concernées selon lui. « soit 458 ménages dont 63 % de personnes isolées et 106 dossiers de cPas. une partie seulement pourra se reloger sans problème »1.

la même année, le schéma de développement réalisé pour la région répertoriait 703 habitants dans le périmètre, ainsi que 79 établissements commerciaux et 427 emplois2. en 1992, le comité de défense de saint-Gilles (codes) pense que c’est « un millier de personnes, locataires sans grands revenus », qui va « se retrouver à la rue » uniquement du côté de l’avenue fonsny3. selon le centre d’accompagnement et de formation pour adultes (cafa), 270 ménages sont concernés.

1. « comment reloger les saint-Gillois avant l’arrivée du tGV ? », Le Soir, 12 février 1992.2. cabinet du ministre-président de la région de bruxelles-capitale, Schéma de développement des abords de la gare du Midi, Réflexion et scénario, novembre 1990.3. « les PPas du midi remis en question », Le Soir, 23 octobre 1992.

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en 1993, si l’on en croit les chiffres officiels du cPas de saint-Gilles, ils ne sont plus que 5764 à vivre dans les 5 îlots. en deux ans, entre 100 et 400 personnes auraient donc déjà quitté le quartier, sans aucune aide… en 1996, au moment de l’adoption du second plan d’expropriation et de l’entrée en vigueur des mesures « d’accompagnement social », il reste encore près de 450 personnes à déplacer et reloger, selon le codes5. en 1997, au moment de la mise en place effective de « l’accompagnement social », le cafa réperto-rie encore 200 ménages. des recensements de la commune de saint-Gilles indiquent qu’il y a une chute de 22 % du nombre d’habitants dans les îlots du PPas « fonsny 1 » entre 1992 et 19986. des chiffres de la région précisent pour leur part que dans le « quartier statistique angleterre » (incluant la zone du PPas « fonsny 1 »), le nombre d’habitants passe de 2203 en mars 1991, à 1932 en janvier 2003 et à 1736 en 20067, ce qui constitue une baisse de 21 % sur le total du quartier statistique entre 1991 et 2006 – alors que l’essen-tiel des départs s’effectue dans les îlots du périmètre d’expropriation.

en 2002, le ministre-président françois-Xavier de donnea (mr) déclare qu’il « reste quelque 70 familles dans les îlots c et d »8 et que « 80 familles ont été relogées » depuis le début de l’opération, sans plus de précision. en 2005, le comité du quartier midi estime qu’il reste entre 170 et 200 habitants dans les îlots, 70 ménages selon le cafa. Quatre ans plus tard, ils ne sont plus qu’une dizaine de ménages, essentiellement des propriétaires habitants en attente d’expropriation. les derniers d’entre eux devraient avoir quitté le quartier avant la fin de l’année 2009.

4. Parmi eux, 283 familles et 29 propriétaires occupants. 5. « dix ans pour replâtrer le quartier du tGV », Le Soir, 27 mars 1996.6. d’après les chiffres cités dans le dossier de base du Plan communal de développement (Pcd) de saint-Gilles.7. selon l’institut bruxellois de statistique et d’analyse (ibsa) du ministère de la région de bruxelles-capitale, cellule statistique.8. « rénovation des abords de la gare du midi : 80 familles ont été relogées », Alter Echos, 15 avril 2002.

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L’histoire du quartier Midi est faite de rumeurs et d’effets d’annonces. Et quoi qu’en disent certains, les on-dit et les qu’en-dira-t-on produisent des effets. Dès la fin des années 1980, les bruits de l’arrivée d’un terminal TGV ont été relayés par la presse. En 1989, même si rien n’était officiel-lement conclu, la rumeur s’était transformée en vérité populaire, ou du moins en secret de Polichinelle. Pour les habitants, la question n’était plus de savoir si oui ou non le terminal serait implanté au Midi, mais quelle serait l’ampleur des chamboulements que cela allait entraîner autour de la gare. S’ensuivront des centaines d’articles de presse, de reportages radio-phoniques et télévisés, de déclarations politiques, d’esquisses et de pro-jets publiés ci et là, d’études, de schémas et de plans, quelques fois suivis d’enquêtes publiques (des affichettes rouges placées en rue et qui invitent, dans un langage très technique, à s’informer sur une demande de permis d’environnement ou d’urbanisme en cours d’examen), de Commissions de concertation ou de rares réunions d’information… Alimentées par ce ramdam urbanistico-médiatique, les rumeurs ont été nombreuses, contra-dictoires, mais souvent alarmantes. Les habitants ne savaient plus que pen-ser, qui croire. Et s’ils étaient si mal informés, c’est sans doute que les décideurs économiques et politiques eux-mêmes n’y voyaient pas très clair, ou que cette confusion profitait à leurs projets.

1989-2009 /// Vingt années de revendications méprisées

11. les « AGitAteurs »

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314 Les « agitateurs »

tout était écritUne lecture rétrospective des interventions publiques, tracts, communi-qués de presse, comptes-rendus ou courriers écrits dès 1989 par plusieurs associations bruxelloises de défense des habitants et du tissu urbain mène à un constat indiscutable. Les effets sociaux, urbanistiques et économiques que la politique des autorités allait générer dans le quartier Midi avaient été pronostiqués dès le départ. Les habitants et les associations ont été clair-voyants, ils ont d’emblée prédit la longue agonie qui allait se produire…

En 1991, lors la première Commission de concertation sur le projet de Schéma de développement1, les habitants du quartier « s’inquiètent du relogement, et doutent de la capacité de la Région de maîtriser le dossier et de tenir tête aux promoteurs »2. Ils sont soutenus par Inter-environnement Bruxelles (IEB), le Comité de défense de Saint-Gilles (CODES), le Brusselse raad voor het leefmilieu (BRAL) et la Ligue des familles.

1. lire Une zone prioritaire, page 161.2. « un oui rapide au projet midi-tGV », Le Soir, 14 juin 1991.

ci-dessus, une affiche du début des années 1980 sur « les origines du comité de défense de saint-Gilles » (codes) et sous-titrée : « la commune de saint-Gilles rénove… sa population ». À côté, la couverture du journal du codes en mai 1989.

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En 1992, le PPAS « Fonsny 1 »3 et son plan d’expropriation sont soumis à l’enquête publique à Saint-Gilles. Les associations avertissent que le fait de recourir à des plans d’expropriation aura des conséquences néfastes pour les habitants tout en laissant les promoteurs indemnes. En octobre, pendant la Commission de concertation, « une question fondamentale est sur toutes les lèvres : où est l’intérêt public des projets en cours ? »4. Pour IEB, « l’utilité publique des expropriations est tout à fait contestable dans les îlots de la rue Fonsny. […] Les plans d’affectation des sols n’ont d’autre utilité que de valoriser la spéculation des promoteurs »5. Néanmoins, « il est clair, qu’avec ou sans le TGV, il faut faire quelque chose pour ce quartier »6, ajoute la fédération des comités. Il « est délabré et il faut le rénover », admet le CODES. « Mais ce n’est pas une raison pour chasser les habitants »7. IEB rappelle que « techniquement, il est possible d’accueillir le TGV sans construire des milliers de mètres carrés de bureaux »8, et suggère que les autorités adoptent « uniquement les parties des PPAS absolument nécessai-res pour l’arrivée du TGV » et prennent « le temps de revoir le reste »9. La SA Bruxelles-Midi lui rétorque que ses projets seront probablement plus modestes que ce que lui autorisera le PPAS. Mais… pourquoi adopter un PPAS alors qu’on prévoit déjà ne pas l’appliquer entièrement ?

Quatre ans plus tard, en mars 1996, Saint-Gilles met à l’enquête publi-que la seconde version du plan d’expropriation10 concernant les 5 îlots du PPAS. « Les riverains prédisent le pire pour le quartier. Dans quelques jours, la roue du destin va tourner dans la rue de Mérode et l’avenue Fonsny, à Saint-Gilles. Le quartier tombera sous l’effet d’un plan d’expro-priation pour une période de 10 ans et cette épée de Damoclès rendra inutiles toute réparation ou tout investissement dans l’entretien des bâti-ments. Résultat des courses : une généralisation de la déglingue… »11

3. lire Une zone prioritaire, page 161.4. « les PPas du midi remis en question en concertation », Le Soir, 23 octobre 1992.5. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.6. « les riverains du tGV sont inquiets et ieb les comprend », Le Soir, 11 février 1992.7. « les PPas du midi remis en question en concertation », Le Soir, 23 octobre 1992.8. « l’habitat déraille au midi », Le Soir, 2 octobre 1992.9. « les PPas du midi remis en question en concertation », Le Soir, 23 octobre 1992.10. lire Le plan secret, page 241.11. « dix ans pour replâtrer le quartier du tGV », Le Soir, 27 mars 1996.

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Cette sinistre prédiction, c’est l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU) et IEB qui la font. Les associations soulignent « que la Région (via son concessionnaire, la société mixte Bruxelles-Midi) a été dépassée par la spéculation et ne maîtrise plus rien. Et comme la conjoncture est mauvaise, les investisseurs qui ont acheté près de la moitié des îlots concernés à des prix fous attendent des temps meilleurs »12. Elles rajoutent que, « dans ces conditions, le plan d’expropriation ne gênera pas les spéculateurs mais fera peser une lourde menace sur les particu-liers . Dans ce contexte, les associations souhaitent que ne soient soumis à un plan d’expropriation que les immeubles nécessaires à la réalisation des espaces publics, des équipements collectifs et des logements sociaux, afin de ne pas paralyser complètement le quartier. Elles demandent aussi un relogement de tous les habitants concernés aujourd’hui, sans attendre qu’ils s’en aillent d’eux-mêmes. Et enfin, que l’on perçoive effectivement la taxe sur les immeubles inoccupés et qu’on n’autorise pas leur démo-lition (pour échapper à ladite taxe) sans dépôt d’une garantie financière de reconstruction»13.

À maintes reprises, les associations critiqueront les options du PPAS, prédiront le pourrissement et la désertification du quartier et dénon-ceront l’absence de réelle politique de relogement. Mais rien n’y fera. De Commissions de concertation en Commissions de concertation, les habitants ont inlassablement exprimé les mêmes inquiétudes, les mêmes questions et les mêmes revendications. Pourtant, les Commissions accou-chèrent toujours d’avis unanimement favorables aux projets de plans de Saint-Gilles et de la Région, se contentant de jouer un rôle de simple chambre d’entérinement (même si leur avis est de toute façon facultatif). Parmi les seules « victoires » obtenues par les habitants et les associations lors de toutes ces concertations, on retiendra deux avis assortis de recom-mandations pour qu’une attention «toute particulière» soit accordée au volet social, la promesse de l’installation d’un parking pour vélos devant le « South Center Titanium » (il n’y est toujours pas), ou encore l’abstention de tous les membres de la Commission lorsque leur avis était requis sur le cinquième plan d’expropriation adopté dans le quartier (un acte de fronde

12. « dix ans pour replâtrer le quartier du tGV », Le Soir, 27 mars 1996.13. Le Soir, idem.

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envers leurs supérieurs)… Picqué était décidé à ne pas reculer, et il tenait bien ses troupes. En face de lui, la mobilisation ne fut pas assez forte.

l’essouflementFace à des instances sourdes à leurs demandes, les habitants finiront par se lasser. Après l’entérinement du PPAS « Fonsny 1 » en 1995 et le vote du plan d’expropriation de 1996, les associations baisseront la garde elles aussi. Le CODES continuera d’être actif au Midi jusque 2000. « On a fait beaucoup d’actions, on a soutenu les derniers Mohicans mais, faute de combattants, cela s’est essouflé. Il est plus facile de mobiliser à Woluwe qu’à Saint-Gilles… C’est une question de culture. Il y a un certain fatalisme »14, explique un membre du CODES. Quant aux associations, elles ont aussi cédé au fatalisme, remi-sant l’espoir que quiconque puisse encore influencer le processus en cours au Midi. De plus, il n’existe pas à l’époque de Comité de quartier au Midi, ce qui rend difficile l’implication d’associations comme IEB ou le BRAL, organisées dans une logique de fédération régionale de comités locaux.

Il y aura bien, en 2002, l’épisode du squat de l’ancienne tannerie Sokotan, rue d’Angleterre, mené par un collectif d’artistes qui voulait marquer son désaccord avec la politique des autorités au quartier Midi. Tout en rendant vie à ce grand immeuble inoccupé, en y installant du logement et en y organisant des activités publiques, leur action permit de raviver l’attention des élus et des médias sur le sort du quartier. Ce fut l’occasion pour IEB et le BRAL, qui soutenaient l’occupation, de demander aux autorités de revoir ou d’abroger le PPAS « Fonsny 1 » et de s’orienter vers un projet qui maintienne l’habitat existant. Mais la tanne-rie referma ses portes quelques mois plus tard, « le planning de démolition venant à échéance » comme l’affirmera Jacques Van Grimbergen de la SA Bruxelles-Midi. En réalité, les lieux allaient à nouveau rester vide pen-dant de longues années avant de faire place à un terrain vague15, trônant juste en face de l’hôtel Ibis, entre la boulangerie de Sylvana et Yener et l’épicerie de la famille Bouali16… Avec le départ des artistes, l’intérêt des associations, des élus et des médias s’évapora lui aussi.

14. « travaux autour du futur tGV de bruxelles-midi », La Tribune de Bruxelles, 3 avril 2004.15. lire Papa a un problème, page 77.16. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.

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Les habitants allaient se retrouver, dépourvus de relais médiatiques ou institutionnels, enfermés à nouveau dans le huis-clos mis en scène par Saint-Gilles et la Région. Parfaitement lucides, mais fatigués eux aussi. Beaucoup d’entre eux, notamment parmi les immigrés marocains de la première génération, n’ont pas une culture de la mobilisation et de la résistance collective. Dans ce quartier populaire, nombre des expropriés ne connaissent pas leurs droits ou ne sont pas toujours à l’aise avec les langues nationales. De plus, ce n’est pas un vulgaire promoteur privé qui s’adresse à eux pour les prier de déguerpir, mais bien l’État du pays qui les accueille (ou en tout cas l’une de ses émanations), envers lequel ils entretiennent un certain respect et qu’ils ne veulent pas défier. Face à la persistance et à la surdité des pouvoirs publics à leur égard, certains auront donc tendance à baisser les bras, pensant même parfois que seule une « catastrophe », telle un accident, pourrait changer leur situation, mettre fin à l’indifférence et éveiller les consciences des autorités politiques sur le malheur que celles-ci ont semé au Midi.

Bien sûr, la lenteur même de l’opération – évoquée dès 1989, présentée sous des dehors relativement rassurants en 1991, adoptée en 1992, « mise au frigo » en 1993, dont elle ressortit en 1996… – a contribué à démotiver les habitants. Ceux-ci ont éprouvé également des difficultés à comprendre précisément ce qui leur arrivait. Le montage complexe entre Commune, Région, SA Bruxelles-Midi et SA Espace Midi a dressé un rideau de fumée entre les pouvoirs publics et eux. À cela s’est ajouté le rôle de l’Antenne sociale du Midi17, celui du Comité d’acquisition d’immeubles18, la menace judiciaire et toute une série d’autres intervenants pour des aspects spécifi-ques du dossier… Pas facile de s’y retrouver dans tout ça !

La crainte de la justice fut également un facteur de découragement. Un propriétaire qui se retrouve confronté à des représentants des autorités publiques le menaçant de l’envoyer devant un juge, lui qui pensait n’avoir rien à se reprocher, et lui prédisant un verdict qui lui laissera quelques semaines à peine pour faire ses valises, ce propriétaire n’aura pas énormé-ment de marge de manœuvre. Dans ces circonstances, certains opteront facilement pour l’option à priori la moins conflictuelle… « Un mauvais

17. lire Le plan délogement, page 285.18. lire Le notaire de l’État, page 280.

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arrangement vaut mieux qu’un bon procès », le dicton est célèbre, bien qu’inadapté à la situation du quartier – puisqu’il s’avèrera que les proprié-taires expropriés judiciairement rece-vront des indemnités bien plus « justes »19 que ceux qui auront accepté une « offre à l’amiable »20.

Enfin, la personnalité de Charles Picqué, sa popularité, sa rhétorique, sa posture de dirigeant inébranlable, jouèrent un rôle dans le désinvestisse-ment associatif du Midi. Membre d’un Parti socialiste qui se veut l’un des plus à gauche d’Europe21, Picqué s’est affiché au Midi comme le vaillant opposant au cynisme de la SNCB et aux appétits sans limites des promo-teurs. Avec son adjoint Jacques Van Grimbergen, ils ont répété sur tous les tons leur bonne foi, leurs « bonnes intentions » urbanistiques au départ de cette affaire. Face à l’indéniable déconfiture de l’opération, ils se sont présentés au mieux comme impuissants, au pire comme naïfs.

Plus le dossier du quartier Midi prendra l’eau, plus il s’agira de ne sur-tout pas en parler… Picqué est « un ministre qui a beaucoup de difficultés à comprendre l’associatif », explique une ancienne responsable d’associa-tion. Selon sa conception de la démocratie, il est l’élu et c’est donc lui qui incarne la légitimité et le sens de l’intérêt général, et personne d’autre. « Les comités de défense doivent toujours s’opposer d’une manière ou d’une autre aux pouvoirs publics ! »22, disait Charles Picqué en 1993, agacé par les associations critiquant son action au Midi. « Comme je ne suis pas tout a fait un naïf, je sais bien qu’il y a dans ce débat des gens qui s’expri-ment avec sincérité et d’autres, parfois… il y a une instrumentalisation de la détresse sociale »23, précisera-t-il 12 ans plus tard : « Il y a eu une exploi-tation politique de ce dossier »24.

19. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.20. lire Une justice hostile ?, page 341.21. et dont l’un des slogans proclame que « les plus démunis ne peuvent pas être mis de côté ! ».22. « la mort lente” du midi d’après des défenseurs du quartier », Le Soir, 30 novembre 1993.23. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.24. charles Picqué dans un débat électoral sur télé bruxelles, septembre 2006.

Le comité du quartier midi ?

des agitateurs de mes couiLLes !— un célèbre homme politique bruxellois (sous couvert d’anonymat) à un journaliste, dans les couloirs du Parlement régional bruxellois en mars 2006.

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320 Les « agitateurs »

Dans une telle logique, n’importe quelle association pourra être consi-dérée comme un groupuscule, à tout le moins être déclarée non repré-sentative, si pas manipulée. Picqué est de ceux qui envisagent encore la société de manière « pilarisée », organisée autour de quelques grands partis, syndicats et mouvements idéologiques. Il fait partie de ces dirigeants qui, dès qu’ils se sentent attaqués, soupçonnent aussitôt une manœuvre de l’un ou l’autre concurrent. Ces hommes politiques qui, lorsqu’ils sont confrontés à des habitants ou des associations ayant l’idée saugrenue d’in-troduire, pire, parfois de gagner un recours contre tel ou tel acte admi-nistratif délivré par leur autorité, stigmatiseront ces intégristes anti-éco-nomiques agissant pour leurs petits intérêts particuliers et faisant obstacle à l’intérêt général et au progrès, puisqu’elles mettent en danger certains projets urbanistiques…

Bref, le « Grand Charles » n’aime pas être contrarié. Surtout pas par une association qu’il subventionne… Or, depuis son retour au pouvoir régional en 2004, il s’est mis en tête de subventionner les principales associations d’habitants ou fédérations de comités de quartier, pour organiser la « parti-cipation » des habitants dans certains des quartiers de Bruxelles ayant reçu le statut de « zone d’intérêt régional » (ZIR) ou de « zone-levier »25. Ces zones, en général des sites ferroviaires ou proches d’une gare, vont ainsi sortir du cadre habituel de la planification, au motif qu’elles constituent « une oppor-tunité majeure de développement régional ». Pour chacune d’entre elles, la Région va confier à un bureau d’urbanisme la réalisation d’une étude tenant compte des potentialités du site, des intentions des pouvoirs publics, de la volonté des promoteurs et des demandes des riverains. Dans le cas des ZIR, ces études seront ensuite coulées (telles quelles ou après modifica-tions) dans un « schéma directeur » arrêté par le gouvernement, auquel les communes devront se conformer ensuite dans l’élaboration de PPAS.

Dans ces procédures « exceptionnelles », aucun volet « participatif » n’est obligatoire avant l’étape des PPAS (via l’enquête publique et la Commission de concertation), c’est-à-dire tout à la fin du processus. En 2004, l’idée du cabinet Picqué a été d’organiser cette participation en amont (au moment de l’étude urbanistique) et d’en sous-traiter l’orga-nisation à des associations d’habitants. IEB et le BRAL acceptèrent, cha-

25. lire Une zone prioritaire, page 161.

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cune recevant pour mission de s’occuper de quelques-unes de ces zones. Elles endossèrent ainsi le rôle de prestataires de services, pour le compte de l’autorité qui détient les compétences dans les matières où elles sont censées prendre des positions critiques (urbanisme, planification, loge-ment, aménagement du territoire…). Désormais subventionnées par la Région pour faire le lien entre celle-ci et les habitants concernés par ces zones sensibles du « développement » bruxellois, IEB et le BRAL se sont mis dans une position inconfortable. Difficile, en effet, de soutenir des revendications qui déplaisent au gouvernement quand c’est lui qui finance votre salaire, d’autant plus si vous avez à faire à « un ministre qui a beaucoup de difficultés à comprendre l’associatif »… mais qui a très bien compris l’intérêt qu’il pouvait tirer de la situation. Placer ces associations dans une relation de dépendance économique à l’autorité régionale, leur confier la « participation » des habitants, était un bon moyen de neutraliser à la fois les fédérations de comités de quartier comme IEB et de contenir une éventuelle mobilisation des habitants eux-mêmes. Le stratagème a aussi l’avantage de pouvoir présenter les « schémas directeurs » arrêtés par le gouvernement comme étant le fruit d’une vaste concertation.

Dans l’exemple de la sous-traitance de la « participation » au quartier Midi, ce grand pas franchi vers la consensualité et la pacification a bel et bien porté ses fruits. La « zone-levier Midi » tenant à cœur le ministre-pré-sident, comme on le sait, celui-ci confia le volet « participation des habi-tants » aux bons soins d’IEB. En gros, il n’était pas question de faire quoi que ce soit à propos des 5 îlots d’expropriation. Et comme pour le reste aucune étude n’était à l’horizon, il s’agissait surtout de ne rien faire.

ténacité contre « réalisme »Lorsque le Comité du quartier Midi se crée en 2005, autour d’une vague d’expulsions de locataires de la rue de Russie26, les associations vont peu à peu se réintéresser au dossier. Il y aura le BRAL, le Syndicat des locataires, le Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (RBDH), et plus tard la Ligue belge des droits de l’Homme (LDH) et l’ARAU. Le Comité sera aussi soutenu ponctuellement par ATD-Quart Monde, l’Union des locataires de Saint-Gilles et le CODES.

26. lire Papa a un problème, page 77.

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322 Les « agitateurs »

Dans un premier temps, IEB préfère ne pas s’associer à cette mobili-sation, par « principe de réalisme ». Même s’il affirme par ailleurs soutenir l’initiative des habitants et leurs revendications. Et alors qu’il dispose d’un poste financé par la Région pour travailler avec les habitants de ce quar-tier… Dans un second temps, lorsque la tension monte entre les habitants et la Région, IEB propose au cabinet du ministre-président de jouer un rôle de médiateur. La réponse est non. Le cabinet Picqué préférerait voir IEB se lancer sur le terrain de la communication, histoire de pallier à celle pour le moins défaillante de la SA Bruxelles-Midi27 ! Voilà pour sa conception de la « participation ».

IEB refusa à son tour la proposition du cabinet, et les choses en res-tèrent là. Pendant plusieurs mois du moins, jusqu’à ce que la fédération des comités de quartier se décide enfin à reprendre une certaine liberté de parole et d’action. Sa position n’était pas tenable. Elle n’est toujours pas simple aujourd’hui. Fédérer des comités d’habitants ou être un bureau d’études travaillant pour les pouvoirs publics sont deux choses différentes. La question posée par l’existence des conventions d’IEB et du BRAL avec la Région, et plus largement celle du financement public d’associations dont l’exercice de l’objet social nécessite une totale indépendance vis-à-vis des autorités, reste une question particulièrement problématique.

La formation d’un comité d’habitants au Midi est intervenue très tard dans le processus de délabrement du quartier28. La situation sociale et urba-nistique avait eu le temps de se détériorer profondément. Mais d’une certaine manière, la sauce a pris. Le Comité a réuni les locataires, propriétaires par-ticuliers et commerçants vivant dans le périmètre d’expropriation. Malgré des positions sociales et des intérêts distincts (on connaît les traditionnelles divergences de vues entre propriétaires et locataires), malgré des origines, des cultures et des parcours différents, ceux-ci se sont mis à échanger de l’information, à s’organiser et à élaborer des revendications communes :– Arrêter les délogements et les démolitions tant que des plannings clairs ne sont pas établis et que des permis de bâtir ne sont pas délivrés.– Mettre en place un groupe permanent de concertation ou recourir à un médiateur indépendant.

27. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.28. lire Papa a un problème, page 77.

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– Effectuer un bilan et une évalua-tion publics des projets menés dans le cadre du PPAS « Fonsny 1 ».– Revoir les modalités et les mon-tants de l’aide au relogement et de l’accompagnement social.– Acquérir ou exproprier les mai-sons selon des pratiques plus justes et plus transparentes.– Maintenir à long terme et rénover certains immeubles dans le quartier.– Gérer les incidences des projets immobiliers (chantiers) dans le respect des riverains, de leurs droits et de leur environnement.

Le Comité et les associations qui le soutiennent n’auront de cesse de faire entendre ces doléances, en intervenant dans les Commissions de concertation, en écrivant aux responsables politiques ou en allant les interpeller publiquement s’ils n’ont pas répondu, en suscitant des débats parlementaires et des questions au Conseil communal… Mais les répon-ses, au mieux farfelues, au pire franchement insultantes, ne seront jamais concrètes. N’ayant ainsi obtenu que peu de résultats, le Comité agira sous d’autres formes et sur d’autres terrains : légal, administratif, technique ou historique, autant qu’artistique et médiatique… Le Comité cherche à visibiliser les conditions de vie des habitants et à rendre compréhensibles les mécanismes de l’opération Bruxelles-Midi. Pour ce faire, il organise des conférences de presse, des visites du quartier, une fête de rue… Il met en ligne un site internet29 fourni, régulièrement actualisé et fort visité. Il organise l’exposition « Détours au Midi », installée pendant deux mois au Pianofabriek, en plein cœur de Saint-Gilles...

Il édite des affiches30 à l’humour grinçant, tellement grinçant qu’elles seront censurées au Centre culturel Jacques Franck (CCJF) lors d’une exposition se vantant pourtant de présenter de « l’art activiste ». Il faut préciser que le CCJF dépend directement de la Commune et qu’il est

29. www.quartier-midi.be30. imprimées en stencil, ces affiches dont certaines parsèment les pages de ce livre ont été dessinées par des membres de l’association Plus tôt te laat (www.pttl.be), dont un ancien locataire du quartier midi, emmanuel tête (www.emmanueltete.eu).

henri dineur (ps), Le chef de cabinet

de charLes picqué et aussi échevin

de L’urbanisme à saint-giLLes,

ajoute qu’iL refuse de créer

un organe qui ne servirait que

de tabLeau de revendications

à certains agitateurs.

— « les prix sont négociables », La Dernière Heure, 4 mars 2005.

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toujours malvenu d’y évoquer un sujet qui puisse fâcher « papa » – on ne sait jamais, un « Picqué Boy » pourrait aller lui rapporter la chose… Des milliers de Saint-Gillois et de Bruxellois n’ont pas eu de tels scrupules et les affiches du Comité du quartier Midi, bien qu’évoquant un périmètre précis de la région, vont progressivement fleurir aux fenêtres de nom-breux autres quartiers.

Le film Dans 10 jours ou dans 10 ans… (intitulé en référence aux délais d’expropriation prévus dans la loi de 1962), qui éclaire les rouages et le coût social de l’opération publique menée au Midi, viendra renforcer la visibilité donnée au combat des habitants. Des extraits circuleront sur internet et seront regardés par des milliers d’internautes31. Diffusé à de nombreuses reprises à Bruxelles, le film donnera lieu à une série de débats, où les responsables politiques sont parfois conviés. Si Charles Picqué (PS) a systématiquement décliné l’invitation, Jacques Van Grimbergen accepta pour sa part de participer à l’un de ces débats. Face à la colère verbale des habitants et à l’attitude révoltée de toute la salle, le président de la SA Bruxelles-Midi ne se déplacera plus jamais en ce genre d’occasion. Depuis, c’est toujours le dévoué échevin Patrick Debouverie32 (MR) qui s’y colle.

31. séquences visibles sur http ://film.quartier-midi.be.32. lire La fin du Far West ?, page 111.

Quelques-unes des affiches du comité du quartier midi.

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Le Comité du quartier Midi doit autant pallier au manque d’informa-tion, d’accompagnement social33 et de soutien juridique des habitants, que répondre à l’urgence, intervenir pour tenter que soient relogés des locataires expulsés (parfois en nouant contact, malheureusement informellement et au cas par cas, avec le cabi-net du bourgmestre de Saint-Gilles). Le Comité investigue, analyse les aspects techniques et administratifs du dossier. Il aura aussi recours à des juristes et à des avocats qui vont aider à éclaircir le volet juridique du dossier et, dans de nombreux cas, assurer le suivi des négociations et des procédures pour certains propriétaires qui n’avaient pas encore organisé leur défense judiciaire.

Si le travail du Comité de quartier aura sans doute permis que les habi-tants délogés ou expropriés après 2005 s’en sortent mieux, il n’aura pas réussi à inverser radicalement la vapeur : les expropriations et les démoli-tions ont continué. Les habitants en sont même venus à demander, para-doxalement, que le processus d’expropriation s’accélère et que l’on cesse d’utiliser l’arme du temps et du pourrissement contre eux. Mais à travers l’action du Comité, son enquête urbaine, une connaissance s’est forgée, portant sur des mécanismes politiques et immobiliers tout autant que sur des aspects sociaux, urbanistiques ou juridiques propres à ce genre d’opé-ration urbanistique. Cela a permis aux habitants d’avoir une prise sur la situation et au public de percevoir la gravité de ce qui se tramait dans le quartier. En ce sens, plusieurs jugements prononcés depuis 2006 dans des affaires d’expropriation au Midi34 ont conforté les informations et les analyses que diffusait le Comité de quartier et qui étaient encore souvent prises avec des pincettes. Pour la presse, tout d’un coup, il ne s’agissait plus des délires de doux agitateurs mais d’une vérité judiciaire, d’une « vraie information ». L’un de ces jugements condamnant explicitement, en mai 2007, la Région pour avoir bafoué plusieurs droits de l’Homme, l’écho n’en fut que plus fort. Cela amena par exemple la Ligue des droits

33. lire Le plan délogement, page 285.34. lire Une justice hostile ?, page 341.

iL est faux de dire qu’iL n’y a pas

de concertation. nous organisons

des permanences quotidiennes.

n’importe qui peut venir poser

Les questions qui L’intéressent.

— Jacques Van Grimbergen dans La Dernière Heure, 4 mars 2005.

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de l’Homme (LDH) à s’intéresser au combat des habitants du Midi. « Un examen plus approfondi du dossier a donné l’occasion aux différents membres de la Ligue, d’aller de surprise en surprise – la première étant probablement la faible médiatisation dont avait bénéficié ce dossier avant la constitution »35 du Comité du quartier Midi. Celui-ci fut ainsi récom-pensé par des prix décernés, par IEB en 2007 et la LDH en 2008, au nom de sa « ténacité » dans ce combat à armes inégales. IEB voulait peut-être ainsi tourner clairement la page de l’époque où il se mit à fonctionner selon un « principe de réalisme » ?

En lui attribuant la Palme 2007, Inter-environnement Bruxelles tient à saluer le courage du Comité de quartier du Midi dans sa lutte pour les droits les plus élé-mentaires des derniers habitants mais aussi dans sa capacité à interroger la question de la responsabilité des pouvoirs publics, à informer le public au travers de leur site internet et rendre possible la prise de conscience nécessaire des processus à l’œuvre au Midi pour éviter qu’ils se reproduisent ailleurs. […] Attribuer la palme au Comité de quartier du Midi, c’est aussi l’occasion d’élargir la réflexion sur les ambitions du gouvernement quant au développement futur de la Région de Bruxelles. Un développement qui semble trop souvent motivé par des intérêts privés. Tout semble se passer comme si l’action de nos autorités était mue par une sorte de fascination pour le monde des promoteurs immobiliers, unique sauveur possible du sous-financement chronique de la Région et de certaines de ses communes.36

la surprise du chefL’ARAU est le dernier acteur associatif à s’être replongé dans les affaires urbanistiques du bas de Saint-Gilles. En 2008, il prend position contre le jusqu’auboutisme des autorités dans le dossier du quartier Midi et demande la rénovation de l’îlot A2, qu’un tout nouveau plan d’expropriation vient de condamner37, pour la troisième fois en 16 ans, à la démolition…

Lors de l’enquête publique et de la Commission de concertation qui ont précédé l’adoption de ce plan par la Commune de Saint-Gilles et la Région, la revendication de rénover cet îlot, qui n’est pas nouvelle, a été portée par le Comité de quartier, IEB, le BRAL, le RBDH et la LDH.

35. ligue belge des droits de l’Homme, communiqué de presse, 9 décembre 2008.36. inter-environnement bruxelles, dossier de presse, 20 mai 2008.37. lire Pas de vacances pour les expropriés, page 25.

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« La Commune et la Région traînent le problème du Midi comme un boulet à leurs pieds », écrivent les associations. « Il existe pourtant une première solution qui saute aux yeux. Permettre la rénovation des maisons, et laisser ceux qui le souhaitent rester dans leur quartier ! »38. Les associations expliquaient que les subsides pro-mis par Beliris (État fédéral) pour exproprier et « assainir »39 l’îlot A2 « pourraient être plus utilement utilisés, en donnant à ces propriétaires les moyens de rénover leurs immeubles. Les propriétaires prêts à vendre doivent recevoir un juste prix pour leur bien ».

Le maintien et la rénovation de certains immeubles faisait déjà partie des revendications du Comité de quartier, remises aux autorités et à la SA Bruxelles-Midi en 2005. « L’état de ces maisons ne justifie pas, selon nous, leur démolition. Leurs propriétaires ne demandent parfois pas mieux que de les rénover et de continuer à les occuper ou à les louer. Les bureaux prévus sur certaines parcelles dans le quartier semblent ne pas venir. Et cer-taines maisons encore en bon état sont situées dans des zones où il est prévu de faire du logement ultérieurement. Plutôt que les démolir, les rénover serait à la fois une façon de résoudre des problèmes de logement et de reve-nir à un projet socialement et urbanistiquement plus “harmonieux” »40.

La demande n’a jamais été entendue. Les autorités ont toujours rétor-qué que des éléments techniques ou juridiques rendaient impossible une telle rénovation. Mais lorsque l’ARAU décide de porter l’idée à son tour, ses représentants sont rapidement reçus par Charles Picqué en personne et celui-ci accepte de faire étudier la proposition. Quelques semaines plus tard, l’administration de l’Aménagement du territoire et du Logement (AATL), dirigée par Jacques Van Grimbergen, remet au ministre-président une étude

38. dossier de presse du comité du quartier midi, ieb, bral, rbdH et la ldH, du 28 novembre 2007.39. lire La fin du Far West ?, page 111.40. cahier de doléances du comité du quartier midi, juillet 2005.

ces habitations sont quasi en

ruines […] ce serait popuListe et anti-

économique de donner de faux espoir

aux gens. ces habitants n’auront

aucun projet de vie. ce serait comme

instaLLer des Logements à marée basse

aLors que La mer va monter…

— Henri dineur (Ps), alors échevin de l’urbanisme à saint-Gilles et chef de cabinet de charles Picqué à la région, dans La Libre Belgique, 23 août 2006.

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qui conclut à la possibilité de rénover l’îlot A2. L’étude envisage différentes formules : rénovation lourde ou légère, partielle ou totale… Peu de temps après, le 7 juillet, Picqué envoie un communiqué de presse signé conjointe-ment avec l’ARAU, dans lequel il annonce sa décision de rénover partielle-ment l’îlot A2. Après avoir déclaré pendant 16 ans que la démolition s’im-posait, sa décision avait de quoi surprendre. Mais le ministre-président disait agir dans « un souci d’apaisement »41 et de pragmatisme : « Ne pas attendre d’avoir un terrain vague pour construire, mais commencer, puisqu’on est propriétaire, à construire ou à en rénover certaines parties »42.

Parmi les options proposées par l’AATL, Picqué opte pour la réno-vation lourde. Mais ses intentions exactes recèlent des zones d’ombre, tant au niveau des implications techniques que sociales de cette déci-sion. Le communiqué de Charles Picqué indique clairement que « les propriétaires qui en feront la demande pourront rénover leur immeuble, le cas échéant, avec l’aide des primes à la rénovation ». Il confirme cette position au Parlement régional43, imaginant même une nouvelle sorte de transhumance des habitants : « Cela permet aussi de réaliser, dans l’îlot, une “opération-tiroirs” pour les habitants : rénover quelques maisons et y loger ceux qui habitent celles qui vont être démolies ».

Pour les habitants, la nouvelle a de quoi laisser perplexe. Elle confirme que ces 16 années de précarité et de pourrissement étaient parfaitement inutiles. La surprise provoquée par l’annonce de la rénovation de l’îlot A2 est d’autant plus grande que les habitants l’apprennent par la presse. Dans un courrier envoyé à l’ARAU le 31 juillet 2008, le ministre-président précise que « les propriétaires seront contactés afin de s’enquérir de leurs intentions et de leur donner la possibilité de rénover eux-mêmes leur bien ». Ni la Région, ni la Commune de Saint-Gilles ne prendront jamais contact avec eux.

Deux mois plus tard, sans avoir jamais été informés de quoi que ce soit, les propriétaires apprennent par la bande que la Région a opéré un nouveau revirement. La rénovation partielle de l’îlot sera maintenue,

41. « Quartier midi, l’heure de la rénovation” », La Libre Belgique, 8 juillet 2008.42. charles Picqué au Parlement régional bruxellois, commission de l’aménagement du territoire, 16 juillet 2008.43. Parlement régional bruxellois, idem.

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mais aucune possibilité ne sera donnée à ses habitants actuels de rénover, de rester dans leur maison ou de réintégrer celle-ci après travaux ! Il n’y aura donc ni primes à la rénovation, ni « opération-tiroirs »… Les mai-sons seront toutes rachetées ou expropriées par les autorités, celles qui ne seront pas démolies seront mises sur le marché locatif après rénovation. Ces revirements à répétition suggèrent que la décision de rénover l’îlot A2 a été prise dans la précipitation, non par souci social ou « d’apaisement » mais pour épargner au bourgmestre de Saint-Gilles de rester avec un ter-rain vague sur les bras après les élections régionales de juin 2009, au-delà desquelles nul ne sait qui pilotera le navire Bruxelles-Midi (ni même s’il y aura encore un pilote).

Une nouvelle fois dans la saga du quartier Midi, les habitants auront entendu tout et son contraire sans que les autorités n’aient jamais pris la peine de s’adresser directement à eux. Jusqu’au bout, les autorités leur ont refusé un espace officiel de médiation ou de concertation. Et jusqu’au dernier, c’est par voie de presse ou par pli judiciaire qu’ils ont reçu des nouvelles. Quand ils en ont reçu…

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en mai 2005, plusieurs dizaines de propriétaires, habitants et commerçants interpellent par courrier le ministre-président régional sur la lenteur des expropriations et la dégradation des conditions de vie dans le quartier. Quelques semaines plus tard, ils reçoivent une réponse… du bourgmestre « empêché » de saint-Gilles, leur demandant « quelques jours de patience » avant une réponse complète… Qui n’arrivera jamais. les « acteurs impliqués » étaient sans doute trop nombreux à consulter.

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Février 2007 /// récit d’une commission de concertationCONFusiON et « CONCertAtiON » à lA sAiNt-GillOise

concertation : Mode d’administration ou de gouvernement dans lequel les administrés, les citoyens, les salariés, etc., sont consultés, et les décisions élaborées en commun avec ceux qui auront à les appliquer ou à en supporter les conséquences1.

Voici ce qu’on peut lire sur le site internet de la commune de saint-Gilles à propos des commissions de concertation, l’un des grands acquis démocra-tiques des luttes urbaines des années 1960 et 1970 :

Le principe d’une Commission de concertation, telle qu’elle est prévue par la loi, est fondamentalement démocratique. La Commission de concerta-tion est avant tout un espace d’audition et de dialogue. Son objectif est de prendre la décision la plus concertée possible, dépassant les antagonismes d’intérêts particuliers et allant dans le sens de l’intérêt général.

le récit de la séance du 27 février 2007 donne une toute autre image de cet exercice « participatif ». ce jour-là à saint-Gilles, la commission de concertation devait remettre un avis sur un nouveau projet de plan d’expro-priation dans le quartier midi (le quatrième en 15 ans), dont la commune est elle-même l’initiatrice. Vu la gravité du sujet et le passif du dossier, il était permis d’espérer un certain sérieux dans la préparation et le déroulement de cette concertation. Quelle argumentation allait présenter la commune de saint-Gilles pour justifier un nouveau plan d’expropriation, alors que le pré-cédent (qui a duré 10 ans) venait de s’achever en queue de poisson ?

Pour ceux qui auraient douté de l’importance accordée par la commune à ce dossier, la commission était présidée par « la besogneuse »2 bourgmestre faisant fonction, martine Wille (Ps), et par l’échevin Patrick debouverie (mr), en charge d’un nouvel échevinat dédié au quartier midi qu’il semble prendre à cœur.

Pourtant, ni l’un ni l’autre n’était inspiré pour introduire la séance, pas plus que les autres membres de la commission (composée de représentants

1. « dictionnaire des mots nouveaux », Pierre Gilbert, Paris, Hachette, 1971.2. « saint-Gilles : mots croisés », La Tribune de Bruxelles, 7 juillet 2006

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de l’administration communale de l’urbanisme, de l’institut bruxellois pour la gestion de l’environnement - ibGe, de la commission royale des monuments et sites - crms, de la société de développement pour la région de bruxelles-capitale - sdrb). Pas d’exposé des motifs ou des intentions, pas de rappel des faits… rien. seul un bref mot d’accueil sec et autoritaire, froidement lancé par martine Wille. en substance : « bonjour. nous sommes là pour vous écouter ». la parole fut directement donnée à la petite assistance médu-sée (une douzaine de propriétaires, locataires et commerçants concernés par le plan d’expropriation, quelques représentants d’associations).

chaque personne qui prit la parole s’indigna de la tournure que prenait la séance. dans mon intervention, je m’étonnai de voir siéger un représentant de la sa bruxelles-midi au sein de la commission, ce qui relève clairement du conflit d’intérêts (d’autant que la plupart des membres de ladite commission y siègent en tant que représentants de services de la région et de la commune, soit les demandeurs ou les porteurs du projet ici à l’examen), mais aucun de ses membres ne broncha. les interpellations fusèrent. Par exemple…– comment justifier « l’utilité publique », alors que l’îlot c fait l’objet d’une convention signée en 2005 entre la région bruxelloise et le consortium atenor-bPi, permettant à ces promoteurs privés d’y construire des bureaux et des hôtels ? l’expropriation est donc motivée par la réalisation d’un projet commercial et privé. les maisons menacées font d’ailleurs l’objet d’une pro-messe de vente au bénéfice de ces promoteurs, c’est-à-dire qu’elles leur ont été virtuellement cédées par la région avant même qu’elle en soit propriétaire.– Pourquoi désormais morceler les plans d’expropriation, après l’expiration de celui de 1996 ? est-ce un hasard qu’on s’attaque d’abord aux maisons qui sont situées là où sont prévus des bureaux et pas des logements ? ou est-ce pour éviter le risque d’une réaction judiciaire et collective des propriétaires3 ?– la commune prétend que les négociations avec les derniers propriétaires de l’îlot c n’ont pas abouties et que c’est là la raison de ce nouveau plan d’ex-propriation. c’est faux : les « négociations » avec ces propriétaires (une visite impromptue ou au mieux un rendez-vous avec un représentant du comité

3. un recours au conseil d’État coûte cher et est lié à la démarche d’un ou plusieurs plaignants. Plus il y a de plaignants, plus la procédure coûte cher. multiplier les plans d’expropriation, c’est diviser les plaignants potentiels et diminuer le risque de recours.

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334 confusion et « concertation » à la saint-gilloise

d’acquisition d’immeubles fédéral4, accompagné d’un représentant de bruxelles-midi) n’avaient pas encore démarré quand le conseil communal de saint-Gilles approuvait déjà le principe du plan d’expropriation ! dans la presse, la version de la commune et de la région est d’ailleurs toute autre : le plan d’expropriation ne s’y justifie que « par mesure de précaution » et non pas à cause de prétendues « négociations inabouties ». cela relève de la même démagogie que d’assimiler les propriétaires encore présents dans le quartier à quelques « derniers irréductibles » (comme s’ils avaient eu le choix) ou, pire, à des « petits spéculateurs »…

le malaise était palpable dans la salle feutrée de l’Hôtel de ville. d’autant que pour toute réponse, l’assistance n’eut droit qu’à l’habituel refrain de Patrick debouverie comme quoi décidément « ça bouge dans le quartier ». les séquelles sociales et urbaines du plan d’expropriation ne semblant pas préoccuper outre mesure les édiles communaux, ceux-ci ne sortirent de leur réserve que lorsqu’un propriétaire qualifia de « mafieux » le système mis en place pour l’exproprier. une spéculation à la baisse accompagnée d’une dégradation du quartier, le tout orchestré de concert par la commune et la région (dirigées par un même homme) sur le dos des petits propriétai-res et habitants, et pour un bénéfice collectif douteux… selon cet habitant, cela s’appelle des procédés mafieux. martine Wille, s’offusquant vertement de ces propos outrageants, s’écria : « c’est la région qui exproprie, pas la commune. cela n’a rien à voir ». mais elle ne répondit rien quand on lui fit remarquer que la commune est tout de même à l’initiative de ce plan, indispensable pour permettre ensuite à la région d’exproprier (ou en tout cas d’agiter la menace d’expropriation).

le règne de la confusionla tension atteint son paroxysme en fin de séance. Quelqu’un dans l’as-semblée suggéra aux membres de la commission, qui avaient demandé à chaque personne présente dans la salle de se présenter, de faire de même. ils se présentèrent donc toutes et tous… sauf un, qui chercha à s’esquiver. celui-là même qui avait été présenté à des membres du comité de quartier, lors d’une réunion en 2005, comme un « représentant de la sa bruxelles-midi » par son président Jacques Van Grimbergen. José delsaute, c’est son

4. lire Le notaire de l’État, page 280.

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nom, est un fonctionnaire pensionné de l’administration saint-gilloise, au sein de laquelle il semble néanmoins toujours occuper des fonctions. c’est en tant que chef du service urbanisme de la commune qu’il a co-réalisé, en 1992, le premier plan d’expropriation du midi. il est également administrateur de la sa bruxelles-midi5 depuis 1992. interrogé quant à savoir s’il travaillait bien pour cette société et, si oui, sur la raison de sa présence comme membre de la commission de concertation, m. delsaute se contenta de répondre: « Je suis consultant immobilier pour la commune de saint-Gilles ». malgré les insistances, il ne reconnut jamais son appartenance à bruxelles-midi... pourtant confirmée par une simple vérification au Moniteur belge.

les autres membres de la commission l’ignoraient-ils ? difficile à imaginer dans le chef des représentants communaux présents ce jour-là. mais quel inté-rêt avaient-ils à exposer si grossièrement le double rôle de leur ancien fonction-naire devenu « consultant indépendant », un rôle difficilement compatible avec l’impartialité et « le dépassement des intérêts particuliers » qu’est censée recher-cher la commission ? on peut d’ailleurs penser que la commune n’avait aucun intérêt à ce que m. delsaute fasse partie de la commission, l’avis positif de celle-ci étant probablement acquis d’avance… mais alors, que faisait-il là ?

s’il est éclairant, le cas de m. delsaute n’est pas isolé dans ce dossier. À vrai dire, il est quasiment anecdotique. il suggère tout au plus que la confu-sion des genres est entrée dans les mœurs politiques, à un point tel que les autorités ne se soucient même plus de sauvegarder les apparences démocra-tiques. depuis 1991, toute l’histoire de la « revitalisation » du quartier midi transpire la confusion des rôles et des pouvoirs : charles Picqué est à la fois bourgmestre de saint-Gilles et ministre-président de la région ; son ancien chef de cabinet régional, Henri dineur, occupait au même moment les plus importantes fonctions échevinales à saint-Gilles ; son ancien directeur de cabinet-adjoint Jacques Van Grimbergen est aussi le directeur général de l’ad-ministration régionale de l’aménagement du territoire et du logement (aatl) et président de bruxelles-midi ; société dont l’administrateur délégué Vincent rongvaux dirige également la régie foncière régionale6 ; le personnel chargé

5. il y a été nommé sur le quota d’administrateurs affecté à la région, les communes n’étant théoriquement pas représentées au sein de bruxelles-midi.6. en tant qu’administrateur délégué de bruxelles-midi, Vincent rongvaux signe les demandes de permis de démolir dans le quartier midi, qu’il adresse à… ses collègues de l’aatl, qui le lui délivrent.

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336 confusion et « concertation » à la saint-gilloise

de l’accompagnement social des habitants travaille pour le compte de cette société dont l’objet social est de les chasser de leur quartier, etc.

un avis non motivéle plus étonnant sans doute dans cette histoire c’est qu’au final seule la repré-sentante de la sdrb a remis un avis favorable. les trois autres parties (ibGe, crms et commune de saint-Gilles) se sont abstenues. mais un avis favorable pour trois abstentions, cela donne… un avis favorable, même si les consi-dérations invoquées sont pour le moins sommaires. dans le compte-rendu officiel, l’avis de la commission sur le nouveau plan d’expropriation n’est long que de quelques lignes. aucune mention des discussions, pas le début d’un argument pour ou contre le plan, rien non plus sur les motivations de l’abstention des trois parties… rien, si ce n’est les justifications laconiques de la représentante de la srdb :

Considérant que l’avis de la Commission de concertation est sollicité dans le cadre des procédures urbanistiques (Code bruxellois de l’aménagement du territoire, COBAT) ; considérant que le projet d’expropriation permet de réaliser le Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) ; considérant que les objectifs du PPAS sont d’utilité publique ; considérant la notion d’extrême urgence est essentiellement un terme juridique ; AVIS FAVORABLE.

non seulement la réalisation du PPas ne nécessite pas forcément d’ex-proprier ni de démolir les maisons concernées (seul l’engagement pris par la région envers des promoteurs privés nécessite cette décision). mais surtout, il est proprement hallucinant et insultant pour les habitants de s’entendre dire que « la notion d’extrême urgence est essentiellement un terme juridique »…

trois semaines plus tard, les propriétaires et habitants concernés par ce nouveau plan d’expropriation (lequel sera ensuite approuvé par le gouver-nement bruxellois) s’en rendaient compte une fois de plus : bruxelles-midi entamait la démolition des maisons mitoyennes aux leurs. une manière d’ac-célérer les « négociations à l’amiable », sans doute ?

les voies de la concertation sont impénétrables…

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réunion du comité du quartier midi en 2005, dans un atelier de la rue de mérode.

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On le sait, en Belgique comme ailleurs, la propriété privée est un droit sacro-saint, consacré constitutionnellement. Un article de la Constitution belge1 permet cependant d’y faire exception : « Nul ne peut être privé de sa pro-priété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ». La Constitution n’en dit pas plus, laissant les lois régir les procédures d’expropriation.

Héritée du Code Napoléon, la procédure d’expropriation dite « ordi-naire » datait de 18352. Elle a été complétée en 1926 par une procédure dite « d’urgence », organisant la recherche d’un accord amiable entre expro-priants et expropriés mais permettant à l’autorité d’imposer plus rapide-ment le transfert de propriété. En 1962, au moment de la décision de construire de nombreuses autoroutes à travers le pays, une procédure dite « d’extrême urgence »3 est venue compléter ces dispositifs. Très en faveur des pouvoirs expropriants, cette loi « faite par l’administration pour l’admi-nistration »4 sera généralisé à la quasi-totalité des expropriations menées en Belgique. Aujourd’hui, elle fait en quelque sorte figure de « droit commun »,

1. l’article 16, anciennement 11 de la constitution belge.2. la loi du 17 avril 1835 a été complétée par la loi du 27 mai 1870 « simplifiant les formalités administratives ».3. lire Extrême urgence et utilité publique, page 44.4. d’après le juriste lucien belva dans Le journal des tribunaux en 1962, qui précise que cette loi a été votée « au pas de charge », pendant l’été, pour permettre aux membres du sénat et de la chambre de partir en vacances.

1992-2009 /// devant les tribunaux

12. uNe justiCe « hOstile » ?

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les autorités n’ayant plus recours qu’à elle, alors qu’il s’agit à l’origine d’une loi d’exception et que la loi de 1926 est toujours en vigueur.

Grâce à la loi de 1962, les pouvoirs publics peuvent faire peser, n’importe où et n’importe quand, des menaces d’expropriation « d’extrême urgence » pouvant agir pendant 10 ans (et possiblement renouvelables deux fois pour la même durée), sans qu’ils soient pour autant obligés de les mettre à exécution, ce qui est déjà contradictoire avec l’idée « d’extrême urgence ». Laissant dans le flou de nombreux aspects de la procédure, la loi de 1962 laisse un grand pouvoir discrétionnaire aux autorités. En témoigne l’exemple des expropria-tions menées rue d’Angleterre (42 immeubles) dans les années 1980 par le ministère national des Communications pour la construction d’un tronçon de métro. Selon Claude van den Hove, responsable de ces expropriations pour le compte de l’État belge, la pratique du ministère consistait alors à prévenir les propriétaires concernés bien à l’avance, à leur faire connaître les plannings de l’autorité expropriante, à leur laisser le choix entre être dépos-sédés rapidement de leur maison ou y rester le plus longtemps possible, et à ne pas les empêcher d’y faire des frais de rénovation et d’entretien, qui leurs étaient remboursés dans une certaine limite du moins.

À l’inverse, depuis près de 20 ans, les propriétaires et habitants du périmètre concerné par le Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) « Fonsny 1 » vivent une situation qualifiée par certains juristes de « quasi-expropriation » : ils subissent la lente détérioration du quartier, la dégrada-tion de leur maison, des pertes locatives ou commerciales dans certains cas, et l’incertitude interminable de « l’extrême urgence ». Avant même d’être officiellement expropriés et indemnisés, ils sont ainsi privés de la substance ou d’une part substantielle de leur droit de propriété par une entrave à l’usage, la jouissance et la disposition normale de celle-ci.

Depuis 1991, la Commune de Saint-Gilles n’a pas hésité à dissuader, voire interdire toute rénovation dans le quartier. Depuis 1997, les locataires ont été prévenus de la précarité de leurs baux, ce qui constitue une entrave au droit des locataires et des propriétaires. D’après l’avocat Éric Causin5, spécialisé en la matière et consulté par des propriétaires du quartier Midi, ces faits consti-tuent « des menaces et des voies de fait ». Tant que l’expropriation n’a pas été

5. l’avocat possède un site internet spécialisé sur les questions d’expropriation : www.causin.be.

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prononcée par le juge de paix, les propriétaires des immeubles visés par un plan d’expropriation sont censés conserver l’intégralité de leurs droits. Les pouvoirs publics doivent en conséquence, comme partout ailleurs, veiller à ce qu’ils puissent exercer normalement leurs prérogatives de propriétaire.

L’autorité expropriante n’est pas obligée de poursuivre l’expropriation et, si elle la poursuit, les tribunaux peuvent la refuser. Rien ne permet dès lors de considérer que l’expropriation décrétée aboutira en fait et en droit. Par conséquent, rien ne justi-fie que le cours normal de l’activité sociale, économique et juridique soit suspendu ou interrompu aussi longtemps que l’expropriation n’est pas prononcée. Jusqu’au pro-noncé du jugement d’expropriation, l’autorité est donc tenue de respecter intégrale-ment la propriété privée et d’assumer intégralement la continuité du service public.6

Selon Éric Causin, « le pourrissement du quartier causé à la fois par les retards, plus les menaces et les voies de fait, plus les abstentions de l’autorité d’assumer la continuité du service public en matière de bon aménagement du quartier », ont abouti à une situation de « quasi-expropriation ».

Cela est d’autant plus grave qu’en ce qui concerne la fixation des indem-nités « à l’amiable », le concessionnaire de service public (la SA Bruxelles-Midi) doit respecter « la législation en vigueur », mais « comme celle-ci est muette en matière de calcul des indemnités, le concessionnaire peut retenir les montants qui lui conviennent et prier la Région de les défen-dre en justice en son nom et pour son compte ». Pour l’avocat, le défaut de régulation ou d’encadrement de Bruxelles-Midi, qui est une société commerciale poursuivant donc un but lucratif, « est un incitant objectif à la poursuite d’une politique de pourrissement du quartier et de spéculation immobilière : plus le quartier se déprécie, plus le prix ou les indemnités d’acquisition sont bas et donc, toutes autres choses étant par ailleurs égales, plus les profits immobiliers seront élevés ».

Plus l’opération est lente, plus le quartier pourrit. Et plus le quartier pourrit, plus les pouvoirs publics justifieront de la nécessité d’exproprier… en extrême urgence. Quant aux expropriés, plus leur attente se prolonge, plus leur environnement de vie se dégrade, plus l’autorité aura de chances de régler leur cas « à l’amiable » sans passer devant le juge. C’est d’autant plus vrai que, pendant des années, de nombreux propriétaires du quartier ont été effrayés par la perspective d’une issue judiciaire. L’idée d’être jugé

6. consultation du cabinet bailleux & causin pour le comité du quartier midi, juillet 2006.

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alors que l’on n’a rien à se reprocher, de pouvoir de surcroît être mis à la porte de sa demeure en quelques semaines à peine, cumulée à la possibilité d’une procédure en révision qui rendra incertain pendant des années le montant définitif de l’indemnité avec lequel il s’agit pourtant de se réins-taller entre-temps, ont achevé chez certains toute velléité d’attendre une expropriation judiciaire. Sans compter que, plus l’attente et la procédure sont longues, plus les frais de défense des expropriés augmentent, ce qui les pénalise doublement en venant se déduire de leurs indemnités, et constitue évidemment un incitant supplémentaire à accepter une issue plus rapide : la vente « à l’amiable », donc en amont de l’expropriation judiciaire.

Or dans ce cas de figure, ni l’ordonnance régionale octroyant une concession de service public à la SA Bruxelles-Midi, ni le contrat de ges-tion de celle-ci « ne contiennent la moindre norme relative à la fixation d’un juste prix au profit des propriétaires. Au contraire, la seule norme vise à entraver les acquisitions à prix trop élevés », souligne Éric Causin. La SA Bruxelles-Midi, censée indemniser les propriétaires et « accompa-gner socialement » les locataires, a été structurellement basée sur un conflit d’intérêts : « Comme concessionnaire du service public, elle doit se soucier de réparer intégralement les dommages causés par les expropriations mais, comme société anonyme, elle doit chercher à maximiser ses bénéfices ». Ce conflit d’intérêt n’a pas été adéquatement régulé par la Région.

Les procédés pour le moins singuliers qui ont été utilisés par la Région dans le quartier du Midi, à partir de 1992, ressemblent à s’y méprendre à un abus de pouvoir. Ils viendront encore amplifier les problèmes intrinsèques à la loi de 1962 et placeront les habitants du quartier dans une situation particulièrement inextricable.

Bafouage arrogant des droits humainsDepuis 1984, M. Straus est propriétaire d’une maison dans le quartier du Midi, au coin de la rue de Suède et de la rue de Norvège. Dans un premier temps, sa maison est mise en location. Lorsqu’il se marie et fonde famille, le couple décide de s’y installer. Les époux Straus manifestent peu après à la Commune leur intention de rénover leur maison afin, notamment, de la rendre conforme aux normes de salubrité. Mais la Commune de Saint-Gilles leur écrit, en 1991, que le bien sera prochainement « susceptible d’expropria-tion ». Cette annonce rend caduc le projet de rénovation. L’immeuble reste

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donc vide car les époux Straus ne veulent pas se transformer en « marchands de sommeil » malgré eux. De plus, ils s’attendent à être expropriés en extrême urgence selon les termes de la loi. En 1992, un plan d’expropriation, repre-nant entre autres leur immeuble, est bel et bien mis en enquête publique. En colère contre la démarche des autorités qui gèlent ses projets personnels pour réaliser une opération d’une « utilité publique » douteuse, M. Straus se rend à la Commission de concertation où il expose ses critiques.

Le plan est toutefois approuvé, la même année, par la Commune. Mais rien ne se passe plus ensuite… La Région s’apercevra 3 années plus tard qu’il est vicié, la Commune de Saint-Gilles ayant « oublié » de prévenir par écrit les 165 propriétaires concernés7 ! Saint-Gilles doit revoir sa copie, ce qu’elle fait en 1996. Le « vrai » plan d’expropriation est aussitôt adopté par la Région de Bruxelles-Capitale et entre en vigueur fin 1996.

Cependant ce deuxième plan est lui aussi affecté d’un vice de forme : les adresses des propriétaires concernés figurent sur le plan d’expropriation, en violation flagrante avec la loi sur la protection de la vie privée. Et de plus, certaines de ces adresses sont anciennes et donc inexactes. Pas de chance, les époux Straus n’ont pas été avertis de l’existence de ce deuxième plan d’expropriation (comme l’impose la loi).

Le Conseil d’État, saisi par M. Straus, mettra près de 8 années pour instruire l’affaire (près de 8 années de procédure pour s’apercevoir qu’une lettre envoyée à une adresse erronée n’est pas parvenue à son destina-taire !) et annulera le deuxième plan d’expropriation uniquement pour la parcelle de M. Straus.

En 2004 (soit 12 ans après le premier plan d’expropriation et 6 ans après le second), les époux Straus se voient proposer une première offre verbale « amiable » de la SA Bruxelles-Midi, qui les rend furieux : 20 000 euros ! M. Straus s’était non seulement attendu à être exproprié plus vite, mais il pensait en toute logique être indemnisé sur base des valeurs immobilières de l’époque du premier plan d’expropriation (celui qui a entraîné l’im-mobilisation de leur bien) actualisées.

Toujours en 2004, l’histoire rebondit quand le Conseil d’État finit par donner raison aux Straus et invalide le plan d’expropriation de 1996 en ce qui concerne leur maison.

7. lire Le plan secret, page 241.

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346 une justice « hostile » ?

En 2006, le plan d’expropriation du PPAS « Fonsny 1 » arrive à échéance après avoir été en vigueur pendant 10 ans. Comme celle de M. Straus, toutes les parcelles appartenant encore à des particuliers dans le périmètre (une trentaine) ne seront bientôt plus légalement expropria-bles. Mais plutôt que d’accélérer le mouvement des expropriations et de respecter les délais du plan de 1996, Saint-Gilles et la Région choisiront de temporiser à nouveau et de remettre à plus tard l’élaboration de nou-veaux plans d’expropriation.

Mais, au risque de ne plus pouvoir justifier l’extrême urgence dans ces futurs plans, les autorités se sentent obligées au préalable d’adopter et d’exé-cuter un nouvel arrêté d’expropriation… Uniquement pour la maison de M. Straus.

L’offre « amiable » qui lui sera faite ensuite (la seconde et dernière en 16 ans, pour la première fois par écrit), l’indignera à nouveau : 90 000 euros seulement, pour un immeuble d’à peu près 400 m2 (290 m2 en valeur réelle cadastrale). Mais la Région ne se montre pas prête à négocier et porte l’affaire en justice.

Voilà pourquoi M. Straus sera le seul propriétaire de l’îlot A2, et même de tout le périmètre, à être exproprié en 2007 (les autres le seront en 2008 et 2009, sur base d’autres plans d’expropriation). Mais, pas de chance pour les autorités, M. et Mme Straus, dont la vie a été chamboulée par cette affaire, ont eu 16 années pour préparer leur défense juridique. Ils ont rédigé seuls leurs conclusions et plaident eux-mêmes, sans l’aide d’un avocat. Ils ont accumulé non seulement beaucoup de preuves contre les agissements des autorités, mais aussi des connaissances énormes en matière d’expropriation. Ils en feront la démonstration dans une défense brillante.

Le 7 mars 2007, le jugement provisionnel tombe. Le 30 mai, c’est le jugement définitif (sauf demande de révision à l’instigation d’une des deux parties) qui est rendu. Le verdict et ses attendus vont faire l’effet d’une bombe… Au terme de ces deux jugements, les époux Straus se voient accorder des indemnités près de 6 fois supérieures à celles que l’expropriante (la Région, via Bruxelles-Midi ou le Comité d’acquisition d’immeubles fédéral8) leur concédaient lors des « négociations à l’amia-ble » ! Dans ses attendus, le juge reconnaît que ces offres étaient « ridicule »

8. lire Le notaire de l’État, page 280.

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pour la première, « peu sérieuse et injurieuse » pour la seconde. La Région ne pouvait pas ignorer la valeur de cette maison puisqu’elle l’avait fait expertiser dès 1992 par un bureau indépendant (Bexac), de surcroît unila-téralement pour son compte. Cette expertise révèle que la valeur à l’épo-que était de 150 000 euros… La maison ne pouvait donc valoir 20 000 euros en 2004, ni même 90 000 euros en 2006, puisque les prix de l’im-mobilier ont au moins triplé pendant ce laps de temps ! Et contrairement aux assertions de la Région, le mauvais état de l’immeuble ne peut pas être imputé à M. Straus, mais aux autorités qui l’ont empêché de rénover et lui ont fait croire à une expropriation imminente pendant 16 ans.

Le jugement confirme sans ambages que l’« état de délabrement, et partant la moins-value », c’est-à-dire la baisse des valeurs immobilières et le « trouble moral grave de la vie quotidienne » enduré par les propriétai-res, « résultent du seul fait, de surcroît fautif, de l’expropriante ».

Il y a donc eu spéculation à la baisse : Si l’immeuble se trouve aujourd’hui en mauvais état apparent et inhabitable, cela ne résulte pas de l’abandon par l’ex-proprié, mais de la stratégie de pourrissement mise en œuvre par l’expropriante, tranche le jugement qui poursuit : Il va de soi que cette stratégie permet de surcroît à l’expropriante de se prévaloir de points de comparaison voisins qui lui sont favorables9.

Le juge de paix fustige la lenteur de l’opération et remet certaines choses à leur place. Contrairement aux affirmations des autorités, ce sont bien elles-mêmes qui sont responsables de la lenteur mise à exécuter leurs propres menaces. Ce n’est pas le couple Straus qui a retardé l’expropria-tion, sous prétexte qu’il a introduit un recours au Conseil d’État et que celui-ci a tardé à l’examiner (car cela n’empêche pas la Région de lan-cer la procédure d’expropriation en extrême urgence, le Conseil d’État devant dans ce cas décliner sa compétence face au juge de paix). « C’est l’expropriante seule qui diligente les acquisitions selon son seul arbitre et sans le moindre égard pour le planning des expropriés potentiels et sans même leur annoncer un planning ».

9. Pour rappel, lors d’une expropriation judiciaire, la technique utilisée pour fixer la valeur d’une maison (les « points de comparaison ») consiste à la comparer avec la valeur de maisons équivalentes récemment vendues dans les alentours ou dans un quartier similaire. lire Extrême urgence et utilité publique, page 44.

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Depuis 1992, la Région met en œuvre « escargotièrement » son projet, écrit le juge. Parfois en son nom, parfois via la SA Bruxelles-Midi, la Région acquit et expropria à la petite semaine, démolissant l’un immeuble, abandonnant l’autre ou obturant un troisième, avec pour résultat des infractions systématiques graves à l’hygiène publique, les occupations sauvages, le vandalisme, l’insécurité, les incendies mortels. […] L’expropriante livra par la même occasion le quartier aux “marchands de sommeil”, comme le révèle 30 années de vues des lieux dans le quartier.

Le juge précise « que décréter en 1992 une expropriation d’extrême urgence mise en œuvre en 2007, moyennant un avertissement de dernière minute, en dit suffisamment long ». Autrement dit : l’invocation de « l’ex-trême urgence » a été utilisée par la Région pour faire pourrir la situation et surprendre l’exproprié en dernière minute, quand rien ne justifiait dans le cas d’espèce pareil usage de la loi. Le juge fait ainsi référence au premier plan d’expropriation entériné en 1992 par Saint-Gilles10 et que la Région désapprouvera en 1995 pour un vice de procédure imputable à l’autorité communale. L’affaire ne comptant pas la Commune parmi les parties (seule l’expropriante et l’exproprié sont à la cause), le jugement ne s’attarde pas sur sa responsabilité. Mais il établit clairement – contrairement à la Région, qui prétend que la menace d’expropriation ne date « que » de 1996 (date du second plan, qu’elle entérinera cette fois) – que le premier plan de 1992 a eu une existence et a produit des effets pour les futurs expropriés, mais aussi sur l’état du quartier et sur la dévaluation des maisons.

Même si la Région « persiste à nier l’évidence de sa triple démarche dommageable aux citoyens », le juge situe le début de « la phase active de pourrissement » du quartier à 1991, année où les pouvoirs publics ont sus-cité et alimenté la rumeur d’expropriation.

Dans le cas Straus, le raisonnement du juge est donc qu’il faut tenir compte des valeurs immobilières de l’époque pour évaluer le prix actuel de la maison à exproprier. Mais au final, le juge ne fera pas un tel calcul et les époux Straus n’obtiendront pas énormément d’argent pour la valeur même de leur maison, mais il bénéficieront de toute une série d’indemni-tés accessoires, concernant par exemple le chômage locatif subi (les loyers perdus) pendant ces 16 années, le remboursement des précomptes immo-biliers qu’il a dû continuer à payer, les dommages moraux, etc.

10. lire Le plan secret, page 241.

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Mais au-delà du cas des Straus, ce sont les pratiques des autorités publiques dans le quartier du Midi qui sont sévèrement condamnées dans ces jugements.

Pour le juge de paix, en utili-sant « l’extrême brièveté des délais de citation dans la loi du 26 juillet 1962 et l’exclusion des voies de recours de l’appel et de l’opposition en cas de défaut » (c’est-à-dire l’impos-sibilité dans cette loi de faire appel de la décision, qui sera de plus prononcée au terme d’une procédure tellement courte qu’elle fait courir à l’exproprié le risque de ne pas être présent à l’audience ou de ne pas avoir pu préparer une défense adéquate – mais aussi l’impossibilité de faire opposition si le jugement est prononcé en l’absence de l’exproprié), la Région a imposé aux potentiels expropriés « de rester constamment présent et aux aguets » durant toutes les années où la menace a pesé, « une absence de plus de huit jours étant exclue ». En effet, si un propriétaire du quartier Midi partait en voyage et que c’est à ce moment-là que la Région décidait de l’exproprier, il perdait toute chance de pouvoir se défendre.

En procédant de la sorte (menacer d’expropriation en extrême urgence sans jamais l’appliquer, empêcher la rénovation, proposer des prix « amiables » dérisoires…), « plusieurs droits de l’Homme […] ont été bafoués de manière arrogante par l’autorité publique », tranche le jugement. Cette condamna-tion se fonde sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et sur l’article 1er du Premier protocole additionnel des libertés fondamentales, une convention que les tribunaux de tous les États signa-taires sont censés appliquer selon le principe d’unicité de la Justice. En se basant sur le droit européen, le juge de paix de Saint-Gilles a implicitement reconnu que l’utilisation de la loi de 1962, insuffisamment régulée, pouvait porter atteinte aux droits de l’Homme et qu’à la lumière des pratiques de la Région dans le quartier Midi, c’était bel et bien le cas. C’est une première.

Quant au « sous-financement » de Bruxelles-Midi11 comme justifica-tion à « la lenteur de l’opération », le juge semble considérer cette excuse

11. lire Les douze travaux de Bruxelles-Midi, page 257.

iL y va de harcèLement administratif

systématique et continu, de manœuvres

diLatoires, de réponses évasives, de

production de brouiLLard quant à

L’identité de L’interLocuteur administratif

quaLifié et d’attitudes injurieuses.

— Jugement de la Justice de paix du cantonde saint-Gilles aux dépens de la région de bruxelles-capitale, 30 mai 2007.

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350 une justice « hostile » ?

comme un aveu. Si la Région n’avait pas les moyens d’exproprier, alors « les deux premiers plans d’expropriation constituent une faute lourde équipollente à de la mauvaise foi du pouvoir public ». En effet, « nul ne tolérerait qu’un citoyen averti achète délibérément un immeuble sans en avoir les moyens », tranche le jugement. Quelle que soit la motivation de « l’utilité publique » invoquée, la jurisprudence considère en effet qu’un pouvoir expropriant doit se comporter comme une autorité normale-ment prudente et diligente. Cela suppose évidemment qu’il n’abuse pas de ses droits en se désintéressant de ceux des expropriés : « Il lui incombe logiquement d’agir de manière à limiter les dommages au propriétaire à ce qui est nécessaire à la sauvegarde de l’intérêt général »12, écrit un avocat spécialisé, citant un arrêt de la Cour d’appel d’Anvers13 qui estima qu’une autorité avait fauté en sollicitant un arrêté d’expropriation qu’elle ne put mettre en œuvre durant 13 ans à défaut de disposer des moyens budgé-taires nécessaires.

Le jugement Straus écorne également la construction juridique com-plexe, confuse et opaque mise en place par les autorités : « Il y va d’un modèle d’administration mal conçue et malfaisante ». La SA Bruxelles-Midi est disqualifiée et le rôle de l’administration publique questionné :

L’intermédiaire créé par le pouvoir public, étant le véhicule “Bruxelles Midi”, créa de surcroît par sa seule existence un brouillard et une équivoque de nature à installer le trouble dans l’esprit des citoyens concernés quant à l’interlocuteur qualifié, ayant tantôt à faire à l’un pouvoir, tantôt à l’autre, tantôt à un troisième opérateur. […] ; Que la circonstance que ce véhicule ne fut manifestement pas financé adéquatement devait, de plus susciter chez les fonctionnaires y délégués des questions quant à leur propre crédibilité morale à l’égard des citoyens et à tout le moins une grande réserve ; Qu’en tant que service public, l’administration doit à tout moment agir au service du citoyen et faire preuve d’une indépendance raison-nable à l’égard du pouvoir politique et d’impartialité.

Dans ce dossier, l’administration a failli à son devoir de « mériter la confiance du citoyen, comme tout service public ». Au contraire, « les menées de l’expropriante ont littéralement empoisonné la vie psychique »

12. L’expropriation pour cause d’utilité publique, bernard Pâques, rép. not, larcier, 2001, p. 104, n° 86.13. cour d’appel d’anvers, 20 novembre 1995.

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de l’exproprié. Selon le jugement, « un homme normal ne peut vivre pareille expérience qu’au prix d’un dégoût profond envers un État mal-faisant, en l’espèce, et d’une transformation caractérielle néfaste, dont tout l’entourage pâtit ».

un cas isolé ?Depuis 2007, les autorités cherchent à minimiser l’impact de ce jugement pour le moins sévère à leur égard. Le considérant comme « excessif » ou « étrange », selon les mots de Charles Picqué, la Région et ses avocats insi-nuent que le juge de paix de Saint-Gilles serait personnellement « hostile » aux autorités et que, de toute façon, le cas des Straus serait « isolé ».

Quoi qu’en dise la Région, ce jugement s’impose à elle. De plus, la lecture de jugements moins médiatisés et rendus entre 2006 et 2009 dans d’autres cas d’expropriation, infirme la thèse du « cas isolé ». Par exemple, un jugement du 6 février 2008 accorde au propriétaire d’une maison de la rue de Mérode une indemnité près de 3 fois supérieure au montant qui lui était initialement proposé par la Région. Une nouvelle fois, les attendus sont sans appel pour les pratiques des pouvoirs publics envers les propriétai-res et habitants du quartier. Ce jugement évoque « le harcèlement », « l’inti-midation », « la désinformation par les pouvoirs publics », lesquels font vivre les expropriés depuis 1991 « sous le coup d’une expropriation d’extrême urgence décrétée, sommeillante et activable discrétionnairement par l’ad-ministration, sans aucun avertissement ». Les attendus rappellent « que cette menace et la nécessité de se tenir constamment aux aguets a contraint les expropriés à vivre dans un état de tension constante (s’absenter plus d’une semaine leur était interdit, la voie de recours de l’opposition ne leur étant pas ouverte) affectant le psychisme de personnes normales »…

Si ces décisions de justice furent de bon augure pour les derniers pro-priétaires du quartier et modifièrent l’attitude des autorités envers les derniers propriétaires à exproprier14, elles présentèrent paradoxalement le risque de freiner les ardeurs de la Région à procéder à de nouvelles

14. Jusqu’au jugement straus, l’autorité expropriait les maisons du quartier sur base d’une valeur approximative de 700 euros le mètre carré. dans les affaires qui suivirent, ce prix grimpa, selon les cas, à 1300, 1500, voire même 2300 euros du mètre carré. en procédant ainsi, les autorités rompent le principe d’égalité et d’équité entre les expropriés.

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expropriations judiciaires qui alourdiraient une ardoise de plus en plus élevée et terniraient encore son image…

recours en révisionEn 2008, le gouvernement bruxellois a répliqué à ces sérieux désaveux judiciaires en introduisant plusieurs recours en révision devant le Tribunal de première instance. Ces requêtes sont toujours pendantes à l’heure d’écrire ces lignes. Il existe différentes interprétations de la loi quant à savoir sur quoi porte exactement la procédure en révision. Permet-elle uniquement de revoir les montants accordés au propriétaire lors de l’ex-propriation en Justice de paix ? Ou, comme le prétend la Région, peut-il aussi s’agir de réviser les attendus et la logique de calcul des indemnités tels que le juge de paix les a écrits et décidés ? Dans tous les cas, le juge-ment en révision dans l’affaire Straus sera intéressant à plus d’un titre. Car les époux Straus, eux non plus, n’ont pas dit leur dernier mot…

La Région réfutant la théorie de l’abus de droit et arguant avoir fait une utilisation « normale » de la loi de 1962 sur les expropriations d’ex-trême urgence, les expropriés ont répliqué en 2007 en citant à comparaî-tre l’État belge, lequel a une obligation de protection des citoyens contre les errements des administrations. Le couple Straus attaque l’État pour dysfonctionnement du système judiciaire (le Conseil d’État a mis 8 ans à examiner leur recours de 1996, le « délai raisonnable » a ainsi été ample-ment dépassé) et lui reproche de ne pas avoir suffisamment régulé la loi de 1962, qui permet de menacer les citoyens pendant trois fois 10 ans d’une expropriation qui peut leur tomber dessus en à peine huit jours et qui impose à la Justice des délais parfaitement irréalistes. Comme l’écrivent les Straus dans leurs conclusions :

La loi du 26 juillet 1962 impose au juge de paix et à l’expert judiciaire un délai extraordinairement court pour statuer dans un domaine particulièrement déli-cat comme l’est une “expropriation pour cause d’utilité publique”. C’est ainsi que M. le juge de paix du canton de Saint-Gilles dispose de 48 heures pour prononcer l’expropriation. Ce délai est à mettre en parallèle avec la temporisation des auto-rités publiques. Pour rappel : de la menace d’expropriation dès septembre 1991 à l’expropriation le 7 mars 2007, soit une temporisation de 5600 jours ! De sorte que l’on peut en déduire que M. le juge de paix dispose de 2800 fois moins de temps pour prononcer l’expropriation que les pouvoirs publics pour… diligenter

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l’expropriation d’extrême urgence. Il en est de même pour l’expert judiciaire qui, de son côté, dispose d’un délai impératif de 1 ou 2 mois pour mener à bien sa mission, soit 233 fois moins de temps que les pouvoirs publics pour se décider à diligenter la “demande d’expropriation”.15

Par ailleurs, M. Straus, avait lancé en 2003 – avant que l’affaire ne soit prescrite – une procédure de demande de dommages et intérêts devant le Tribunal de première instance contre la Commune de Saint-Gilles et la Région de Bruxelles-Capitale pour leur « vrai-faux » plan d’expropria-tion de 1992. M. Straus défend la thèse de la faute intentionnelle dans le chef des autorités, ayant pour but de faire baisser les valeurs immobilières afin de racheter le quartier à meilleur prix. Il pense que la Commune de Saint-Gilles est tout aussi responsable que la Région dans cette affaire16.

Appelés à se défendre dans le cadre de la procédure en révision initiée par la Région, les époux Straus ont demandé la jonction de ces différen-tes procédures. Lorsqu’aura lieu le procès, les différents pouvoirs publics se partageant des responsabilités dans ce dossier (Région de Bruxelles-Capitale, Commune de Saint-Gilles, État belge) se retrouveront pour la première fois tous ensemble à la barre…

Procédure en dommages et intérêtsFaisant suite au jugement Straus, 25 plaignants représentant 11 proprié-taires du quartier Midi (sur les 22 restant menacés d’expropriation) ont à leur tour attaqué en justice la Commune de Saint-Gilles et la Région de Bruxelles-Capitale. Ne pouvant forcer judiciairement les autorités à les exproprier et donc à accomplir la menace qu’elles font peser sur eux depuis pas moins de quatre législatures, les plaignants ont introduit une procédure en dommages et intérêts devant le Tribunal de première ins-tance de Bruxelles.

En procédant de la sorte, ils recherchaient à atteindre deux buts. Un : pousser les autorités, qui redoutent une condamnation en première

15. conclusions de m. & mme straus contre la région de bruxelles-capitale, la commune de saint-Gilles et l’État belge, procédure en révision devant le tribunal de première instance, mai 2009.16. la thèse des autorités est que la commune de saint-Gilles a simplement commis une erreur administrative, tandis que la région, qui ne peut pas être tenue pour responsable de cette erreur, a juste mis quelques années à s’en rendre compte…

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instance, à accélérer les procédures, en leur montrant que les expropriés sont bien décidés à ne pas se laisser faire. Deux : demander réparation et réclamer des indemnités pour troubles de jouissance, chômage locatif, moins-value immobilière et dommage moral.

Les plaignants se basent notamment sur l’application de la jurispru-dence de la Cour européenne des droits de l’Homme, basée à Strasbourg, par les cours et tribunaux nationaux17. Celle-ci donne droit à une indem-nité de 1000 à 1500 euros par année de procédure judiciaire ou juridico-administrative (et non par année de retard) à chacune des parties en pré-sence et quel que soit le type d’affaire. Une disposition peu connue des avocats et des juges et dont l’on devine la portée, dans un pays à l’arriéré judiciaire aussi conséquent que la Belgique18.

Par ailleurs, la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg, déjà saisie de nombreuses affaires d’expropriation menées dans différents États-membres, a toujours été de veiller à ce qu’un « juste équilibre [soit] maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu » :

La Cour juge naturel que dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement des grandes cités, les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique. Elle ne saurait renon-cer pour autant à son pouvoir de contrôle. Il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit des requérants “au respect de [leurs] biens”.19

Pour les propriétaires du quartier Midi qui ont attaqué les autori-tés en première instance, les objectifs d’intérêt général poursuivis par la Région bruxelloise (implanter des bureaux dans une zone d’habitat) sont contestables. Et quand bien même ceux-ci seraient légitimes, les plaignants

17. les lecteurs intéressés pourront utilement s’informer sur les arrêts et les jurisprudences de la cour européenne des droits de l’Homme, sur son site internet : www.echr.coe.int. Voir notamment les arrêts « scordino », « motais de narbonne », « cocchiarella », « sciarrotta », « forrer-niedenthal », « matthias », « Platakou »… qui initient une conception « avant-gardiste » du droit en europe.18. la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’Homme considère qu’un « délai raisonnable » de procédure judiciaire est d’un an. on en est souvent très loin en belgique. 19. arrêt sporrong et lönroth, rendu par la cour européenne des droits de l’Homme le 23 septembre 1982 dans le cadre d’une affaire d’expropriation en suède.

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considèrent que la charge qui pèse sur eux est disproportionnée et exorbi-tante. Menacés depuis 1992 d’une expropriation « d’extrême urgence », ils vivent dans l’incertitude, sans recours juridique, plongés dans un environne-ment de plus en plus dégradé et dangereux (infiltrations d’eau, mérule, mai-sons particulièrement exposées, fissures, bruits et poussières dus aux chan-tiers, etc.), alors qu’aucun dispositif légal ne prévoit d’indemnisation pour cause de nuisances de chantiers. Tout cela tandis que leur bien se dévalue et alors que la jurisprudence de la Justice de paix n’accorde aucune indem-nité pour les moins-values immobilières. Cette moins-value étant pourtant évidente en l’espèce et pouvant être considérée comme un dommage, les plaignants demandent réparation au Tribunal de première instance.

Ils invoquent également la notion de « délai raisonnable » reconnue par la jurisprudence belge ou encore l’indispensable équilibre entre les projets d’une autorité expropriante et les moyens dont elle dispose pour les réaliser.

Les maisons des plaignants sont toutes situées dans les îlots A2 et D. Trois ans après la première et dernière offre de rachat que leurs proprié-taires aient jamais reçues, 22 maisons n’ont toujours pas été expropriées dans ces deux îlots. Les autorités insinuent que cette lenteur serait due à la résistance forcenée d’un « noyau dur »20 composé notamment de « petits spéculateurs ». Les habitants sont scandalisés par ce cynisme. Ils rappellent, comme l’a confirmé le jugement Straus, que seule la Région est autorisée à activer le processus d’expropriation. Ces déclarations répétées sont donc purement injurieuses. À moins, bien sûr, que le fait de refuser une offre sous-évaluée puisse être assimilable à de la « spéculation »… Si les autorités se trouvaient réellement face à un « noyau dur » de « petits spéculateurs », rien ne les empêchait d’activer la phase judiciaire de l’expropriation, car la justice garanti une « indemnisation équitable ». À moins que ce soit jus-tement l’indemnisation équitable qui est redoutée par la Région…

De plus, quelle immense coïncidence, tout de même, que l’entièreté des biens qui n’ont pas encore été expropriés soient situés sur des par-celles destinées à la fonction la plus « faible » du PPAS : le logement ! Vue sous cet angle, la situation devient plus claire : ayant spéculé sur l’intérêt

20. charles Picqué au Parlement régional, commission de l’aménagement du territoire, 29 mars 2006.

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supposé d’investisseurs privés pour le quartier et celui-ci ayant tardé à se manifester, les autorités ont été incapables financièrement d’exécuter leurs menaces sur tout le périmètre du PPAS « Fonsny 1 » et en garantissant une « juste indemnité » aux expropriés. Elles étaient d’autant moins pressées de régler le sort des plaignants, que les maisons de ceux-ci sont situées sur des parcelles dévolues à l’affectation la moins rentable du PPAS…

Dans leurs conclusions, les plaignants et leurs avocats mettent longue-ment en lumière la mauvaise gestion de ce dossier (montage juridique opaque et mal conçu, défaut de financement, erreurs de planification, temporisation volontaire, discontinuité de l’action publique, défaut d’in-formation et d’assistance, spéculation à la baisse…). Ils s’appuient notam-ment sur le fait – qui constitue de leur point de vue un réel aveu – que les autorités reconnaissent publiquement être responsables de cette situation désastreuse, lorsqu’elles expliquent dans les cénacles politiques ou dans les médias que la lenteur de leur projet est imputable à son « sous-finan-cement »… qu’elles ont pourtant elles-mêmes orchestré. Et qu’elles justi-fient par des mésententes entre les membres du gouvernement.

Les propriétaires concernés ne prétendent pas savoir si cette longue série de fautes résulte d’une volonté malveillante, d’une succession de dysfonctionnements ou encore d’un amateurisme à toute épreuve. Il leur importe peu de savoir quel parti politique doit en porter la responsabi-lité, contrairement au Parti socialiste (PS) et au Mouvement réforma-teur (MR) qui se renvoient la faute. Quelle que soit cette responsabilité, le défaut de financement et la discontinuité de l’action publique qui ont marqué cette opération ont eu de graves conséquences pour les proprié-taires et les habitants. Ceux-ci demandent simplement l’application du droit et revendiquent d’être justement indemnisés pour les dommages qu’ils ont subis et qu’ils continuent de subir… à défaut de pouvoir forcer les autorités à y mettre fin.

Au moment où allait se tenir l’audience devant le Tribunal de pre-mière instance, une situation cocasse se produisit, constituant un nou-vel aveu de la Région. Quelques semaines plus tôt, le ministre-président Picqué avait en effet annoncé sa décision surprenante de rénover l’îlot A2 du PPAS « Fonsny 1 ». Mais les avocats de la Région et de la Commune ne semblaient pas au courant de ce revirement de dernière minute, eux qui affirmaient dans leurs conclusions que depuis 1992 l’état du quartier Midi

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était tel que « l’expropriation s’imposait et non l’inverse »21… ils venaient de perdre, du fait de leur client, un de leurs arguments principaux face aux parties adverses, qui étaient quasiment toutes des propriétaires instal-lés dans l’îlot A2 !

Fin 2008, l’affaire a été remise au rôle, c’est-à-dire renvoyée à une date ultérieure non déterminée. En fait, il existe un conflit de compétences entre tribunaux quant à savoir où se discute la question des dommages dans le cas d’une expropriation. La valeur vénale de la maison sera évaluée par la Justice de paix, mais quid des autres indemnités ? La loi de 1962 n’est pas claire et la jurisprudence est contradictoire. Or, bien entendu, il n’est pas possible pour les plaignants de réclamer les mêmes indemnités devant deux instances judiciaires. Et au moment de plaider leur cause devant le Tribunal de première instance, les expropriations dans le quartier se sont soudain accélérées ! Ce sera donc au Comité d’acquisition d’immeubles, œuvrant pour le compte de la Région dans les négociations à l’amiable, de proposer des indemnisations correctes. À défaut, il reviendra au juge de paix de Saint-Gilles de trancher la question. Les plaignants se réservent le droit de continuer la procédure en première instance si tous leurs dom-mages n’ont pas été réparés lors de l’expropriation. En tous cas, la pression judiciaire, exercée cette fois par les propriétaires, a manifestement payé…

Il n’en reste pas moins que les conditions légales qui ont permis le cal-vaire des habitants du Midi restent inchangées. Injuste et mal régulée, la loi d’exception de 1962 permet tous les abus. Votée à l’origine pour construire des autoroutes à travers champs, cette loi est utilisée pour transformer des quartiers habités en zones d’exception et de non-droit. Son utilisation dans cette affaire démontre que ni « l’utilité publique », ni « l’extrême urgence » ne sont des notions suffisamment définies. Au Midi, celles-ci ont servi comme moyen pour décourager la rénovation d’un quartier, chasser les locataires à bon compte, faire baisser les valeurs immobilières et faire chu-ter les chiffres d’affaires des commerçants… En somme, pour permettre à une autorité de s’offrir un quartier qu’elle n’avait pas les moyens de se payer et de le revendre ensuite à des promoteurs privés.

21. secondes conclusions additionnelles et de synthèse, cabinet stibbe, défense de la région de bruxelles-capitale et de la commune de saint-Gilles, procédure devant le tribunal de première instance, 2008.

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Pour éviter de voir fleurir des « quartiers Midi bis », l’une des premières leçons à tirer est de réinstituer une loi d’expropriation « ordinaire » et de revoir la loi de 1962. En y inscrivant tout d’abord le droit des locataires, actuellement quasi inexistant. C’est un droit au relogement qui doit être obtenu, pour ne pas laisser à la « générosité » des autorités publiques la mise en place (ou non) d’un « accompagnement social ».

L’application de la loi de 1962 devrait être limitée à des cas très précis. Pour ce faire, toute expropriation, qu’elle soit « ordinaire » ou « d’extrême urgence », devrait être soumise à des plannings clairs et concertés. La durée de validité d’un plan d’expropriation doit être drastiquement réduite. On ne peut pas vouloir « l’extrême urgence » et la fairer durer pendant 10 ou 30 ans. Actuellement, la mise en œuvre d’un plan d’expropriation ne pré-sente aucune garantie démocratique et aucun contre-pouvoir réel n’a été institué. Et ce n’est, à l’évidence, pas la procédure dite de « concertation » qui saurait en tenir lieu : seule possibilité institutionnelle de se faire enten-dre, les associations qui utilisent cette opportunité n’en sont pas dupes…

La définition de « l’utilité publique » devrait être débattue publique-ment. Son utilisation aux fins de mener des projets immobiliers est inac-ceptable. Et, même dans des cas où la motivation d’intérêt collectif est moins contestable (par exemple, la construction d’infrastructures ferro-viaires, de viaducs, de routes…), la recherche de solutions alternatives à l’expropriation devrait toujours être un préalable. Le droit à la ville, le droit des habitants, et la préservation du tissu urbain doivent être des impératifs tout aussi importants à tenir en compte que les intérêts éco-nomiques d’une Commune ou les contraintes techniques des bâtisseurs d’infrastructures publiques.

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On l’a compris à la lecture de ce récit : s’il en est qui ont pu profiter financièrement de la démolition du quartier Midi, c’est sans conteste la SNCB et les promoteurs immobiliers regroupés au sein de la SA Espace Midi… Mais il est un acteur qui, bien que n’étant pas officiellement à la barre des opérations immobilières, ne s’en sort pas mal non plus : c’est la Commune de Saint-Gilles. Après avoir longtemps ramé dans le « réamé-nagement urbain » du quartier Midi, Saint-Gilles commence aujourd’hui à tirer les marrons du feu. Les hôtels « bon marché » gérés par des chaînes multinationales fleurissent dans le quartier1. Mais surtout, quand l’opéra-tion régionale aura porté ses fruits, c’est à peu près 85 000 m2 de bureaux qui auront été construits sur le territoire de Saint-Gilles, rien que dans le périmètre du PPAS « Fonsny 1 ». Soit plus de 8,5 millions d’euros déjà perçus ou encore à percevoir en charges d’urbanisme.

En taxes-bureau, aussi, le pactole est à portée de main de la commune : un petit million d’euros devrait tomber chaque année dans ses caisses. Sans compter les précomptes immobiliers et les retombées indirectes…

Si du côté des bâtiments d’Eurostation et de « l’îlot De Waele », seules des instances publiques (SNCB, ONSS, ministère) sont venues s’installer

1. après l’ibis du groupe accor (sofitel, novotel, formule 1…), c’est un hôtel Park inn de la chaîne rezidor (hôtels country inn, radisson sas…) qui va s’installer en 2010-2011 dans le périmètre du PPas « fonsny 1 », et plus particulièrement dans le projet « south city » (îlot b) développé par les promoteurs atenor, bPi et espace midi.

conclusion

le GrANd déméNAGemeNt

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362 conclusion

– privant ainsi la commune de taxes sur les bureaux –, du côté de l’avenue Fonsny, ce sont bien des sociétés privées qui s’établissent peu à peu sur le territoire saint-gillois. Et qu’importe si toutes celles-là étaient déjà basées à Bruxelles2 et n’ont fait que se déplacer d’une commune à une autre, participant au grand turn over des surfaces excédentaires de bureau. Pour Saint-Gilles, c’est une victoire.

À un « détail » près, tout de même : ce grand déménagement ne va pas aider à créer les 15 000 emplois que l’opération de « revitalisation » du quartier Midi devait susciter. Ce beau calcul avait certes été revu à la baisse3, mais dans tous les cas de figure, on a du mal à comprendre de quels emplois ce mouvement immobilier peut bien être le vecteur. D’autant qu’au nom de cette création d’emplois, la condamnation de 5 îlots du quartier a concrètement mis fin à l’activité de plusieurs dizaines de com-merces de proximité et de petites entreprises, engendrant la disparition de plus de 400 emplois pour la plupart difficilement relocalisables.

À défaut d’une véritable évaluation que les autorités se gardent bien d’entreprendre, le bilan économique de l’opération semble plus que mitigé. Si les caisses de Saint-Gilles vont bel et bien se remplir grâce à son nouveau « petit Manhattan », ce sont d’autres communes qui seront simultanément privées de ces taxes sur les bureaux et se retrouveront avec autant de surfaces vides sur les bras. Et c’est à grands renforts d’argent public – injecté essentiellement par la Région bruxelloise et par l’État fédéral (Beliris) – que ce « partenariat public-privé », qui a surtout favorisé les intérêts particuliers d’une commune, a pu être maintenu à flot.

L’opération a tout juste été « plus longue que prévu », se contente de reconnaître Charles Picqué, qui n’a jamais admis publiquement l’échec de

2. ainsi en va-t-il de la compagnie d’assurance swiss life, établie depuis 2002 dans l’îlot b, ou encore du groupe securex (spécialisé dans le secrétariat social et les ressources humaines), venu s’installer en 2008 dans l’îlot a1. Plus récemment, c’est une asbl parastatale, smals (« une communauté permanente d’intérêts que ses membres ont créée pour soutenir la mise sur pied de l’e-government »), qui a signé un contrat de location pour une partie des futurs bureaux de l’îlot c. smals ne vient pas de loin, puisqu’elle occupait déjà 2 étages… dans le « south center titanium » (îlot b).3. en l’an 2000 encore, le texte des « principaux projets politiques du collège des bourgmestre et échevins » de la commune de saint-Gilles annonçait que « grâce à l’accroissement des surfaces de bureau et de l’ouverture de nouveaux commerces dans le quartier, on peut envisager une création de près de 9 000 emplois ».

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son projet ni accepté de faire marche arrière. « On pensait que tout allait se vendre comme des petits pains », se désole-t-il4.

À présent, les autorités annoncent la finalisation de l’opération à l’ho-rizon 2012. Les dernières expropriations devraient avoir lieu en 2009. Si cela se confirme, il aura fallu 17 années pour venir à bout du quartier et de ses habitants, 23 années pour qu’un « nouveau quartier » l’ait remplacé. Même aidées d’une loi « d’extrême urgence » et de plans transformant le quartier en « zone prioritaire », les autorités auront ainsi fait la démons-tration du temps et du « sacrifice social » que coûtent les « grands projets urbains »5. Elles ont créé une situation où les propriétaires particuliers qui s’en sont le mieux sorti sont, au final, ceux qui ont vendu leur maison aux promoteurs immobiliers. Et selon les mots de Charles Picqué, l’opération aurait été menée plus rapidement si elle avait été confiée au privé. Triste bilan pour une opération publique qui prétendait être menée au nom de la défense de Bruxelles, de la « bonne gouvernance » et du nécessaire encadrement des promoteurs immobiliers. Ceux qui pensent qu’effecti-vement il ne faut pas laisser faire le privé en garderont un goût d’autant plus amer.

Il est d’autres signes qui démontrent que les autorités n’ont eu aucune faculté à se remettre en question et aucune capacité à tirer des leçons des expériences récentes ou passées. Ainsi, les convictions du ministre-prési-dent ne semblent pas avoir été ébranlées le moins du monde en matière de politique de la ville, même si dans ce dossier, la logique de la « com-pensation urbanistique » et l’appât des taxes sur les bureaux ont démontré toute leur perversité, leur seule perspective ayant justifié la démolition de plusieurs îlots d’habitat.

« Nous n’avions pas l’argent pour mener des opérations de logement et les charges d’urbanisme étaient les bienvenues », avouera Picqué :

4. Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.5. il ne s’agit pas uniquement de projets liés au tGV (comme dans le cas du midi, mais aussi à londres, marseille et dans tant d’autres villes), mais aussi, toutes proportions gardées, des transformations liées à la rénovation des zones portuaires, aux villes qui deviennent capitales culturelles de l’europe, qui accueillent les expositions universelles et autres grands rendez-vous sportifs (lisbonne, barcelone…), ou encore – plus loin et dans des dimensions bien plus grandes – en chine ou en inde, où les expropriations pour cause de « grands projets » sont quotidiennes et concernent des millions d’habitants…

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Elles ont notamment permis à la Régie foncière de ma Commune d’être aujourd’hui la plus grande propriétaire, après Bruxelles-Ville, en termes de loge-ments non sociaux […] Mais au fond, nous vivions – et nous pouvons encore vivre – dans cette idée que les bureaux étaient un instrument de revitalisation urbanistique.6

« Flux entrants » et « flux sortants »Bien sûr, l’histoire et l’action de la Région bruxelloise ne peut pas être vue par le seul prisme du quartier Midi. Force est néanmoins de recon-naître que sur d’autres fronts également – qu’ils soient politiques, institu-tionnels, sociaux, urbanistiques ou environnementaux –, les enthousiastes de la première heure ont dû déchanter.

Que Bruxelles compte parmi les trois régions les plus riches d’Eu-rope (en termes de produit intérieur brut par habitant) ne l’empêche pas d’afficher un des taux de chômage les plus élevés d’Europe, ni d’être flanquée d’une institution régionale financièrement mal dotée.

S’il s’agissait, en 1989, de regagner des habitants, à présent c’est la problématique de l’accès au logement qui est plus sensible que jamais. À Bruxelles, un loyer « moyen » est inaccessible à un revenu « moyen », même dans le logement public (qui représente moins de 9 % seulement du parc de logement). Près de 34 000 personnes sont inscrites sur les listes d’at-tente du logement social. Pourtant, si le secteur du béton tourne à plein rendement, ce n’est pas pour construire les logements attendus, espérés et parfois promis. Au contraire, la production de logements sociaux neufs est quasiment tombée à zéro depuis l’an 2000.

Sans que cela soit explicitement avoué, la stratégie des pouvoirs publics mise avant tout sur une transformation sociologique de Bruxelles. Attirer la richesse des autres est un objectif qu’ils sont manifestement plus enclins à poursuivre que celui d’augmenter le niveau de vie des habitants actuels, voire plus simplement d’encadrer les loyers. Les populations les moins nanties commencent d’ailleurs à comprendre le message : elles feraient bien de laisser place à un peu de « mixité » sociale, en allant s’installer dans d’autres régions plus en phase avec leur « pouvoir d’achat » – hélas trop maigre pour prétendre rester citoyens d’une telle capitale. L’histoire du

6. Parlement régional bruxellois, séance plénière du 3 juin 2005.

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quartier Midi n’est qu’une des facettes, certes particulièrement violente, de cette politique de transformation sociologique de la ville, que les auto-rités bruxelloises se gardent officiellement d’encourager, mais qui porte un nom : la gentrification. N’en déplaise au ministre-président Charles Picqué – selon qui ce phénomène n’est que pure invention de quelques chercheurs universitaires et ne correspond pas aux réalités bruxelloises.

Si les délires urbanistiques des 20 dernières années n’ont pas dépassé la folie des grandeurs du « Plan Manhattan », les politiques de « l’internatio-nalisation » de la ville, de la privatisation de l’espace public et de la gentri-fication des quartiers populaires ne se sont pas adoucies. Ainsi, au risque de perdre quelques-unes des principales spécificités qui font la richesse et la qualité de vie de Bruxelles – notamment la présence de quartiers populaires dans le centre de la ville ou encore la possibilité de trouver un habitat spacieux pour un loyer abordable –, les décideurs politiques pré-fèrent miser sur « l’international » et se dévouer corps et âme pour que la région rejoigne Barcelone, Londres ou Paris sur le ring de la compétition néolibérale entre grandes villes d’affaires européennes.

De ce point de vue, les discours politiques et les fantasmes économiques n’ont pas fort évolués depuis 1989, même si le langage s’est fait plus sédui-sant, plus policé, et la sémantique plus sophistiquée. Les autorités revendi-quent la maîtrise de la dialectique. Quand elles n’adoptent pas des règles taillées sur mesure pour leurs projets, elles les contournent en redéfinissant le sens des mots ou les emballent de concepts qui sous-tendent parfois l’inverse de ce qu’ils annoncent. De sorte qu’il devient complexe de s’op-poser à des projets de plus en plus souvent présentés comme participatifs, vantant la citoyenneté et la multiculturalité, défendant l’embellissement et la rénovation, parlant de régénération et de revitalisation urbaines, préten-dant créer de la mixité et œuvrer au développement durable, etc.

Publié récemment, le Plan de développement international (PDI) a lui au moins le mérite de la franchise. Il indique bien où en est l’air du temps en termes d’idéologie de la ville. On peut y trouver des déclarations d’in-tention relativement explicites, enseignant par exemple comment obtenir une « mixité sociale » en chassant les populations défavorisées des quartiers centraux de la ville :

Le développement international de Bruxelles ne peut se faire dans une ville fuie par ses classes moyennes et où le logement de qualité est inaccessible. La mixité

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366 conclusion

sociale doit également être un des fils conducteurs du développement urbain à Bruxelles. Il s’agit d’assurer des flux sortants des zones d’interventions prioritaires pour éviter le confinement de la pauvreté dans des ghettos sociaux et d’assurer des flux entrants en stimulant l’installation des classes moyennes dans les zones d’interventions prioritaires.7

Outre des recommandations en termes de « politique d’image », de « marketing de ville », pour « renforcer l’attrait de Bruxelles à l’étranger » et en faire une vraie « City of business », ce document désigne 10 « zones stratégiques » pour le « développement international » de la région8. Et la mention « Pôle business du futur » est décernée… au quartier Midi, qui n’en a donc pas fini avec les velléités immobilières des pouvoirs publics et des promoteurs.

Pourtant, comme au Nord, ce n’est pas le « business international » qui est venu occuper les près de 300 000 m2 de bureaux déjà construits dans le quartier (des deux côtés de la gare) depuis les années 1990… Comme au Nord, le quartier auquel s’attaque la planification est en soi un véri-table quartier international, lieu d’accueil et de brassage de différentes immigrations dans la ville (juives, espagnoles, portugaises, brésiliennes, marocaines, des pays de l’Est, etc.). Comme au Nord, c’est une loi inique qui est utilisée par les pouvoirs publics pour chasser une population jugée trop pauvre.

Peu importe que cette politique provoque quelques ratés et de gros « dégâts collatéraux ». Face à un État belge complexe et à la santé défaillante, « l’international » est devenu bien plus qu’un leitmotiv dans la politique régionale. C’est une idéologie, un projet économique et urbanistique. Quasiment le seul, d’ailleurs, qui soit énoncé par le monde politique lorsqu’est évoqué l’avenir de Bruxelles. C’est un peu comme le chausson de Cendrillon. Sans lui, ni tenue de soirée, ni carrosse doré : la capitale se transformerait en une misérable bourgade de province. Il n’y a même pas à discuter… Critiquer l’implantion de l’Europe, « l’international » et leur

7. Plan de développement international de bruxelles, schéma de base, Pricewaterhouse coopers, août 2007.8. le quartier européen, le quartier du mont des arts, la zone-levier Heysel, le quartier de la gare du midi, la zone-levier tours et taxis, la Zir cité administrative, la Zir gare Josaphat, la zone-levier delta, la Zir gare de l’ouest et la Zirad schaerbeek-formation. la zone-levier rtbf-Vrt est venue s’ajouter par la suite à cette liste.

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367

intégration dans le tissu social et urbain bruxellois ? Voilà qui sera consi-déré comme un manque de réalisme, une preuve d’hypocrisie, voire de la pure démagogie.

Il est vrai que cet « international » pèse dans l’économie bruxelloise : plus de 3,3 millions de m2 de bureaux9 sont occupés par les institutions européennes et les activités internationales qui gravitent autour d’el-les (lobbies, organisations non gouvernementales, bureaux d’avocats, journalistes, représentations régionales…).

« Heureusement qu’on a l’Europe », acquiesce Michel Jaspers10. Pour lui, l’Europe reste un énorme potentiel pour Bruxelles. « Nous sommes 450 millions d’habitants en Europe et regardez un peu ce qui se passe à Washington, alors qu’ils ne sont que 250 millions pour les États-Unis… », songe-t-il, rêveur. Et tout cela sans compter les autres institutions interna-tionales présentes à Bruxelles, telle l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ainsi que près de 2 000 entreprises étrangères qui y ont leur siège. Bruxelles se targue aussi d’être la troisième ville de congrès d’Europe : le tourisme d’affaire y est une source de revenus plus impor-tante pour la Région que le tourisme de loisir.

Mais si la présence de « l’international » attire par milliers les hommes d’affaires en transit, elle n’est pas uniquement synonyme de bureaux. Elle amène aussi des milliers de nouveaux résidents. Plus de 40 000 fonction-naires européens travaillent à Bruxelles, pour 36 000 dans les ambassades et autres services parmi lesquels on recense près de 20 000 lobbyistes. Au total, ces « internationaux » représentent à peu près 10 % de la population bruxelloise (plus de 100 000 habitants) si l’on additionne les fonctionnaires, les employés d’organisations-satellites et leurs familles11. C’est en quelque sorte une nouvelle « classe » qui fait son apparition, avec ses propres écoles, ses lieux de sortie, ses restaurants, ses boulangeries… Les salaires prati-qués dans les institutions internationales étant largement supérieurs aux revenus moyens d’un Bruxellois, ce phénomène migratoire particulier n’est pas sans incidences sur le coût de la vie, contribuant notamment à

9. soit plus d’un quart de l’espace de bureau bruxellois. selon les chiffres du bureau de liaison bruxelles europe et de l’observatoire des bureaux, 2009.10. Dans 10 jours ou dans 10 ans…, op. cit.11. « bruxelles, ville internationale », christian Vandermotten, eric corijn, Jean-michel decroly & erik swyngedouw, Brussels Studies (www.brusselsstudies.be), février 2009.

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368 conclusion

accentuer la hausse de l’immobilier et des loyers. Cela constitue un para-doxe, car les « Européens » sont dispensés des taxes locales et que nombre de personnes travaillant dans la Région bruxelloise n’y résident pas et n’y payent pas leurs impôts. La présence massive de « l’international » contri-bue donc de façon importante à la richesse produite sur le territoire de la Région (environ 14 % du produit intérieur brut régional), sans que cela ne bénéficie à tous ses habitants, loin de là.

Cela est d’autant plus frappant que la pensée institutionnelle consi-dère d’autres « immigrés », dont elle sous-estime manifestement le « dyna-misme », comme moins internationaux. On notera d’ailleurs un glisse-ment survenu dans le langage courant, où le terme « Européens » désigne les expatriés habitant Bruxelles ou ses alentours, tandis que le mot « immi-grés » semble désormais réservé aux étrangers non européens, aux réfugiés et même en grande partie à des Belges. Certains étrangers sont mani-festement mieux considérés que d’autres… La planification méprise les richesses multi-culturelles présentes dans la ville, préférant tout miser sur des investisseurs étrangers « en transit légal, susceptibles d’ouvrir des bureaux et de créer ainsi les emplois locaux dont tout Bruxellois est censé rêver : ouvriers-nettoyeurs, employés, personnels d’accueil et de sécurité ». À Bruxelles, les autorités n’accueillent pas l’étranger. « Elles accueillent “l’international”, qu’il leur faudra encore retenir… de peur qu’il ne parte trop vite vers d’autres gares »12.

12. « les habitants du quartier midi ne sont pas les pièces d’un puzzle… », carte blanche collective publiée dans Le Soir, 6 juillet 2005.

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iNdex

cet index répertorie l’essentiel des personnes, organismes, sociétés et lieux cités dans ce livre, mais sans exhaustivité. Par ailleurs, il ne reprend pas certains des noms et termes les plus cités à travers ces pages, comme la sa bruxelles-midi, la commune de saint-Gilles, charles Picqué, le « PPas fonsny 1 », la sncb, le schéma de développement, le tGV…

Aa2rC (architecture et construction

entre rêve et réalité) 144, 174

accor (groupe) 361

administration de l’aménagement du

territoire et du logement (aaTl)

22, 126, 129, 132, 134-135, 140, 143,

279, 285, 327-328, 335

agglomération bruxelloise 9, 23, 63-

64, 67, 73, 113, 162

allocations de déménagement,

installation et de loyer (aDIl) 305,

308

anderlecht (Commune d’) 13, 23, 30,

52-53, 55, 68, 70-71, 88, 116, 122, 131,

134, 144, 164, 165-166, 170, 172, 175,

181, 191, 194-195, 198, 201-202, 206,

209, 219-220, 235, 243-244, 265, 294,

295

antenne sociale du Midi 23, 303-305,

307-308, 318

archives d’architecture

moderne (aaM) 65, 170

art & pub 258

atelier de recherche et d’action

urbaines (araU) 23, 25, 65, 113, 170,

198, 229, 316, 321, 326-328

atenor Group (sa) 139, 206-207, 220,

333, 361

a+U 236

BBarca, Corneille 86, 87

Bâtiments et Ponts Construction (BPC)

139

Bâtipont immobilier (BPI) 138-139,

220, 333, 361

Baudon, Jacques 236

Belgoposter 258

Beliris (accord de coopération) 6, 22,

78, 115, 181, 200, 205, 208-211, 277-

278, 288-289, 327, 362

Benoit, Michel 73

Besix 67, 220-221, 228

Betonimmo - société belge des bé-

tons 220, 274

Bexac 347

Birkiye, sefik 65

Blaton, ado 139

Blaton, Philippe 139

Blok 1 & Blok 2 192, 203

Bodson, Philippe 227

Bollen, Mathay & Co 271, 277

Bourgeois, Claude 32-33, 93, 97, 205,

Page 372: Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

218-219, 221, 223-225, 382

Bourgeois & Co (sa) 257, 258

Breevast (sa) 206, 228

Brusselse raad voor het

leefmilieu (Bral) 4, 23, 170, 314, 317,

320, 321, 322, 326, 327

Brustar Fonsny (sa) 220

Bruxelles-Ville (Commune de) 51, 52,

122, 131, 134, 165, 166, 167, 170, 209,

230, 265, 364

Buess, Jean-Paul 221

Bureau de liaison Bruxelles-

europe 113

CCatella Codemer 236

Causin, Éric 342, 343, 344

Centre culturel Jacques Franck 113,

323

Centre d’accompagnement et de for-

mation pour adultes (CaFa) 23, 301,

303, 307, 310, 311

Centre démocrate humaniste (CDH)

100, 106, 133, 135, 273

Cerexhe, Benoît 133, 273

CFe (groupe) 139, 206, 220, 273, 274

Cité administrative de l’État 114,

163, 206, 228, 366

Claude van den Hove 342

Colima (sa) 194

Comité d’acquisition d’immeubles 7,

22, 27, 45, 46, 278, 280, 281, 282, 292,

318, 346, 357

Comité de défense de saint-Gilles

(CODes) 4, 23, 93, 97, 99, 110, 170,

294, 296, 298, 300, 301, 310, 311, 314,

315, 317, 321

Comité des régions 60, 202, 203

Comité du quartier Midi 23, 33, 144,

179, 260, 282, 308, 311, 319, 321, 324--

327, 338, 379

Commission de concertation 7, 22,

49, 168, 170, 222, 314, 315, 320, 326,

332, 335-336, 345

Commission européenne 112, 206,

327, 338

Compagnie immobilière de Belgique

(Immobel-CIB) 67, 134, 139, 220, 227,

228, 230-231, 274

Conseil des régions de l’europe 226

Contrats de quartier 135, 146

Cools, Marc 133

Cooparch 4, 23, 124, 164, 167, 186

Côte d’Or (usine et îlot) 13, 55, 61-62,

68, 75, 116, 124-125, 164, 173, 192,

194-196, 198-199, 202, 219, 222, 226

Cour européenne des droits de

l’Homme 354

Crédit communal de Belgique 86,

123, 125-126, 267

Cudell, Guy 64, 106

Cureghem (quartier de) 52, 53, 168,

219, 295

DDebouverie, Patrick 100, 107, 140,

203, 234, 258, 261, 279, 324, 332, 334

Debry, Philippe 120, 129, 232, 245

Decaux (JC Decaux) 257-258

De Croo, Herman 70, 75

de Donnea, François-Xavier 85, 127-

Page 373: Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

128, 131, 133, 304, 311

Dehaene, Jean-luc 190, 192

Delathouwer, robert 132

Delens (sa Jacques) 220

Delens (sa Maurice) 220-221

Delsaute, José 126, 334-335

De Pauw, Charlie 10

de salle, Jean 164, 191

Destexhe, alain 141

De waele (sa louis) 31, 134, 138-139,

167, 205, 220, 225-227, 230, 232-236,

244, 246, 250, 361

Dexia (banque) 66, 123, 228, 267

D’Hoogh, Christian 122

Dineur, Henri 102, 135, 138, 323, 327,

335

Draps, willem 88, 131, 132, 274-276

Ducarme, Daniel 131

Dupuis, Françoise 135, 136, 289, 290

EÉcole de Chicago 65

École des vétérinaires 295

Écolo 30, 72, 100, 104, 106, 120, 129,

131, 133, 135, 232, 234, 245, 248, 257,

269

eiffage (groupe) 220, 274

espace léopold 66-67, 220-221, 228,

260

espace Midi (sa) 13, 22, 36, 139, 144,

194, 206, 219-223, 225-226, 230, 232,

234, 241, 273-274, 308, 318, 361

espace nord 10, 65, 66, 196, 219-221

etterbeek (Commune d’) 85, 139, 230

euralille (projet et saeM) 123, 261-

262, 265-266

eurobalken (sa) 220-221, 230

euro-Immostar (sa) 181, 206

eurostation (sa) 22, 75, 134, 167,

173, 181, 184, 187, 192, 194--200, 202-

207, 210, 361

eXCs (sa) 138

FFoire internationale de Bruxelles 138

Foncière Midi (sa) 194, 195, 226

Fondation roi Baudouin 66, 86, 102

Fonsnim (sa) 219

Fonsny Midi (société momentanée)

273

Forest (Commune de) 34, 70, 71, 122,

134, 163, 165, 166, 170, 265, 295, 303

Fortis (banque) 66, 229

Foyer saint-gillois 79, 101, 227, 275,

286, 297

Franck, Jacques 61

Francq, Mireille 139

Frisque, Christian 164, 191, 227

Front démocratique des francophones

(FDF) 106, 112, 128, 133

GGlaverbel (groupe) 227

Gol, Jean 90

Group T 192

Page 374: Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

HHalberthal, Isi 139, 230

Hasquin, Hervé 88, 128-130, 132

Henderick, Vincent 106

Hermanus , Merry 130, 139, 230

Heysel (site du) 138, 163, 366

Hôpital militaire d’Ixelles 138, 231

Hotyat, robert 122

Hutchinson, alain 87, 92-93, 98, 101,

112, 128, 134, 136, 177

IIbis (hôtel) 69, 144, 148, 317, 361

Immobel (sa) Voir CIB

Immomills (sa) 220, 226, 230

Infrabel (sa) 205

Inter-environnement Bruxelles (IeB)

4, 23, 65, 72, 98, 112-113, 121, 170,

172, 293, 295, 299, 310, 314, 315-317,

320-322, 326-327

Investissement & Promotion (sa) 220

Isabeaux, willy 101

JJacobs-suchard (sa) 68, 194

Jaspers, Michel 8, 11-12,

174, 208, 260, 367

Jette (Commune de) 139

Jeunes socialistes 90

Jonction nord-Midi 9, 58-60,

71, 96, 121-122, 206

Jones lang lasalle 10, 68, 215

Justice de paix 26, 45, 195, 343, 347,

349, 351-352, 355, 357

Llaanan, Fadila 101

la Cambre 65-66

ladeuze, Pierre 56-58, 97

leduc, alain 102

lelubre, Christian 123, 126-129

ligue belge des droits de l’Homme

321, 326

lippens, Maurice 229

loy, Pierre 88

luyckx, Carlo 102, 113

MMarcus, Cathy 37, 101-102, 297, 308

Marolles (quartier des) 65

Maron, alain 104, 106, 234, 257

Masse, Charles 123, 126-129

Master plan 15, 179, 181, 206-207

Mayeur, Guillaume 91

Mayeur, Yvan 91

Michel, Claude 88

Michel, louis 131, 231

Midi station 203

Ministère des affaires sociales et de

la santé publique 203

Ministère des Communications et de

l’Infrastructure 68, 202, 342

Molenbeek (Commune de) 62, 98

Moreels, Pierre 221

Moureaux, Philippe 101, 230

Mouvement réformateur (Mr) 99-

100, 131, 133, 140-141, 200, 231, 258,

304, 311, 324, 332, 356

Page 375: Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

Nnagy, Marie 248

nols, roger 88-90, 93

nordic Construction (nCC) 220

OOffice national de la jonction 58

Office national de sécurité sociale

203, 361

Office national des pensions 62

Onkelinx, laurette 105, 209-211, 277,

288

PParking 58 114

Park Inn 220

Parlement européen 66, 67, 112, 228

Parti réformateur libéral (Prl)

88, 90, 99, 100, 127, 128, 131, 133,

192, 231 – Voir aussi MR

Parti social chrétien (PsC) 73, 112,

128, 133 – Voir aussi CDH

Parti socialiste (Ps) 83-87, 89-91, 99-

104, 112-113, 127-128, 130-133, 135,

139, 140, 210, 229-231, 257, 288-289,

319, 323-324, 327, 332, 356

Pesztat, Yaron 131, 269

Philip Morris/Kraft Foods 68

Philippot, Jean-Paul 112, 126, 129

Plan communal de développement

(PCD) 56, 74, 212, 311

Plan de développement international

de Bruxelles (PDI) 15, 23, 178-179,

206, 365

Plan de secteur 23, 63-64, 113, 162-

163, 168, 245

Plan logement 134, 136, 277-278, 290

Plan Manhattan 9, 62, 63, 113, 298,

365

Plan régional d’affectation du sol

(Pras) 134, 163, 176

Plan régional de développement

(PrD) 15, 23, 114, 127-128, 134, 137,

162-163, 175-178, 244-249, 251, 287,

299, 300

PPas « Bara 1» 172, 247

PPas « Bara 2 » 172, 236

PPas « Fonsny 2 » 80, 172, 234-236,

244, 246

PPas « France » 172-173, 197, 199, 247

Projénor 122-127, 262, 263, 266

QQuartier européen 112

Quartier léopold 66, 112, 117, 177,

221, 260

Quartier nord 9-10, 12-13, 15, 62, 63,

67, 69-71, 74, 93, 112, 114-116, 129-

130, 137, 174, 202-203, 206, 220-221,

223, 228, 242, 291, 298

Querton, Vincent 10, 68, 215

Rrangoni, serge 83, 129

rassemblement bruxellois pour le

droit à l’habitat (rBDH) 289, 321,

326, 327

renard, Michel 30, 232

reynders B&I 274

reynders, Didier 192, 200, 209, 217,

Page 376: Bruxelles-Midi, l'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle

380

reynders, Jean-Pierre 192

rezidor (groupe) 361

rongvaux, Vincent 132, 140, 268,

270, 276, 278, 282, 335

Ssabefim (sa) 220

saint-Josse (Commune de) 13, 71, 98,

99, 106, 242

schaerbeek (Commune de) 70, 71,

88-89, 93, 112, 136, 163, 192, 193, 199-

200, 217, 273, 366

schaerbeek-Formation (site de)

70, 136, 163, 199-200, 366

schouppe, etienne 190, 192, 196

schuiten, François 166

simonet, Henri 257-258

simonet, Jacques 257-258

smals (asBl) 362

smet, Pascal 132, 209

société de développement pour la

région de Bruxelles-Capitale (sDrB)

135, 138-139, 278, 333, 336

société des transports

intercommunaux de Bruxelles (sTIB)

22, 122, 125-126, 135-136, 197, 209-

210, 233, 266, 295

société générale de Belgique

66, 227, 229

société régionale d’investissement de

Bruxelles (srIB) 125, 126, 266, 277

soficom (sa) 125, 126, 266, 277

sofifon (sa) 257, 258

sokotan 79, 317

souverain (sa) 220

spaak, Paul-Henri 203

spinette, Jean 83-85, 107, 129

stratec 257, 258

suez (groupe) 220, 227

swiss life (sa) 125, 126, 266, 277

TTest achats (asBl) 79, 144, 174, 273,

274, 286

Thomas, Jean 134, 139, 167, 205,

225-237, 244, 246, 261

Thys, Jean-louis 67, 73

Tobback, louis 211

Tour du Midi 61-62, 79, 98, 124-125,

166, 171, 172, 199, 202, 208, 210

Tractebel (sa) 125, 126, 266, 277

Tribunal de première instance

28, 46, 251, 352-357

UUnion Professionnelle du secteur

Immobilier (UPsI) 228

Urban II 182

VVan Campenhout, Thierry 113

Vandenhaute, Jacques 88

van den Hove, Claude 342

Van Grimbergen, Jacques 29, 112-

113, 116-117, 123, 126, 129, 132, 134-

135, 139-140, 174, 197-199, 217, 222,

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245, 247, 264, 267, 269, 271, 273-274,

278-279, 285-286, 293, 297-298, 302,

308, 317, 319, 324-325, 327, 334-335

Van rymenant (sa) 220-221

Vermeylen, Paul 112, 131, 139, 143,

162

Vinci (groupe) 139

Wwille, Martine 30, 102, 257-258, 332-

333, 334

world Trade Center 9, 63

ZZaventem (Commune et

aéroport de) 125-126, 266, 277

Zones d’intérêt régional (ZIr)

163, 320, 366

Zone-leviers 320-321, 366

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Gwenaël Breësné en 1973 à bruxelles, il a publié son premier livre en 1991 : L’affront natio-nal, le nouveau visage de l’extrême droite en Belgique francophone (ePo). il est l’un des coauteurs de l’ouvrage Des tambours sur l’oreille d’un sourd. Récits et contre-expertises de la réforme du décret sur l’Éducation perma-nente, publié en 2006 (bigoudis).

il a réalisé plusieurs documentaires sur des sujets touchant à l’urbanisme à bruxelles : Façadisme, choucroute et démocratie (vidéo sur la construction du Parlement européen, 2002), La Cité perdue (création sonore conçue pour radio Panik sur le démantèlement de la cité administrative de l’État – en deux parties : Histoire d’une utopie d’État et Le tour du propriétaire, 2007), et Dans 10 jours ou dans 10 ans… (vidéo sur la « démolition-reconstruction » du quartier midi, 2008).

engagé dans différents projets associatifs et culturels, il est l’un des fonda-teurs du cinéma nova et du festival PleinoPenair.

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le site du comité du quartier midi :www.quartier-midi.be

le site du film Dans 10 jours ou dans 10 ans… :http://film.quartier-midi.be

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hors collection• Un peintre parmi les gueules noires, Gilles Martin,

entretien avec Roger Somville.• 11 septembre 2001, la fin de la « fin de l’histoire »,

Jean Bricmont, Noam Chomsky, Naomi Klein, Anne Morelli.• La fortune des Boël, Marco Van Hees.• Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches,

Marco Van Hees.• Le Frankenstein fiscal du Dr Reynders, Marco Van Hees.• L’enfance sous pression. Quand l’école rend malade, Carlos Perez.• L’état des droits de l’Homme en Belgique, rapport 2008, collectif.• « N’épargnez pas les enfants ! », collectif.• Priorité de gauche, Raoul Hedebouw et Peter Mertens.• Je veux une bonne école pour mon enfant !, Nico Hirtt.

Petite bibliothèque d’Aden1. Les luttes de classes en Flandre, Paul Lafargue.2. Tuer l’espoir, Norman Finkelstein.3. Mourir pour Mac Do en Irak, collectif.4. Comprendre le pouvoir, tome 1, Noam Chomsky.5. Socialisme utopique et socialisme scientifique, Friedrich Engels.6. Bastions pirates, Do or die.7. Pourquoi Benerdji s’est-il suicidé ?, Nazim Hikmet.8. L’insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, Maurice Bologne.9. Le socialisme et l’homme, Ernesto Che Guevara.10. Sur la nature humaine, Noam Chomsky et Michel Foucault.11. Comprendre le pouvoir, tome 2, Noam Chomsky.12. Retour sur la question, Henri Alleg.13. Giap et Clausewitz, T. Derbent.14. Comprendre le pouvoir, tome 3, Noam Chomsky.15. Misère du nietzschéisme de gauche, Aymeric Monville.16. Menaces sur la civilisation du vin, Raoul-Marc Jennar.

PArus Aux éditiONs AdeN

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17. Le péché originel du XXe siècle, Domenico Losurdo.18. L’école et la peste publicitaire, Nico Hirtt et Bernard Legros.19. Œuvres choisies, tome 1, Lénine.20. Écrits sur la révolution, Ernesto Che Guevara.21. La résistance communiste allemande (1933-1945), T. Derbent.22. Sur l’histoire afro-américaine, Malcolm X.23. Les Spartakistes, Gilbert Badia.24. Le Testament du Che, Jean Vogel.25. Le champ du possible, Noam Chomsky, Ilan Pappé, Frank Barat.26. Lumumba, un crime d’État, Colette Braeckman.27. Salut et liberté, Frédéric Thomas.

Collection rosta• En travers de la gorge, Titom.• 500 affiches de Mai 68, Vasco Gasquet.

Grande bibliothèque d’Aden1. Zola l’imposteur, Julie Moens.2. Clausewitz et la guerre populaire, T. Derbent.3. Les États-Unis, de mal empire, D. Bleitrach, V. Dedaj et M. Vivas.4. Impérialisme humanitaire, Jean Bricmont.5. La RTBF est aussi la nôtre, Bernard Hennebert.6. Les guerres d’Hergé, Maxime Benoît-Jeannin.7. Déchiffrer le monde, Nico Hirtt.8. Mythes et réalité du conflit israélo-palestinien, Norman G. Finkelstein.9. Les nouveaux mots du pouvoir, dir. Pascal Durand.10. Victor Jara, un chant inachevé, Joan Jara.11. La face cachée de Reporters sans frontières, Maxime Vivas.12. L’idéologie européenne, B. Landais, A. Monville, P. Yaghlekdjian.13. Du bon usage de la laïcité, collectif.14. Les Nouveaux prédateurs, Colette Braeckman.15. L’entraide, Pierre Kropotkine.

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Collection ePO• Breendonk, chronique d’un camp (1940-1944), Jos Vander Velpen.• L’horreur impériale, Michael Parenti.• La guerre des médicaments. Pourquoi sont-ils si chers ?,

Dirk Van Duppen.• Le mythe de la bonne guerre, Jacques R. Pauwels.• Les nouveaux maîtres de l’école, Nico Hirtt• Tutti cadaveri, le procès de la catastrophe du bois du Cazier à Marcinelle,

Marie Louise De Roeck, Julie Urbain et Paul Lootens.• Hitler, l’irrésistible ascension ?, Kurt Gossweiler.

Collection Fil rouge• Entre histoire et politique, Marcel Liebman.• Presse communiste, presse radicale (1919-2000),

dir. José Gotovitch et Anne Morelli.• La social-démocratie domestiquée, Philippe Marlière.

Collection Opium du peuple• Discours contre Dieu, Sade.• Lire Jean Meslier. Curé et athée révolutionnaire, Serge Deruette.• Les libertins d’Anvers, Georges Eekhoud.• Une invention nommée Jésus, Nicolas Bourgeois.• Ni dieu, ni maître, Auguste Blanqui.

Collection la rivière de cassis • Spoutnik, Jean-Marie Piemme.• Les entrailles du soleil, Nicolas Florence.• Mourir au deux cent-cinquantième, Virginie Thirion.

Les éditions Aden publient, régulièrement, un courrier d’informationsenvoyé par email. Pour s’inscrire: [email protected]

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achevé d’imprimer par corlet, imprimeur, s.a. – 14110 condé-sur-noireau

n° d’imprimeur : 119695 – dépôt légal : mai 2009 – Imprimé en France