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8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu
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I a été t i ré quarante exemplai res numérot6s
d l e l i 3 4 0 ,
et
quinze exemplai res just i f iés de A
à O
rherv i i s aux co l l abora teurs .
C h xemplai res const i tuent le t i rage de te te
et
sont accompagnés d'une eau-forte
de
Josef Sima.
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L’Herne
Cahiers publ iés par
Dominique de Roux
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L’Ecr i ture des v ivants
Sér ie dir igée et établ ie par
Pierre Bernard
Le Grand Jeu
Ce Cahier reprodu i t intégralement
les textes parus dans les trois numéros publiés
de la revue Le Grand Jeu,
et d’ importants textes inédits rassemblés
par Marc Thivolet .
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Copyrights :
L.es textes et i l lustrat ions parus dans
Le
Grand
Jeu
appart iennent aux auteurs
ou à leurs éd i teurs ,
soit pour René Daumal, R. Gi lber t -Lecomte, Rober t Desnos,
A. Rol land de Renév i l le, Georges Ribemont-Dessa ignes e t
Roger Va i l land
:
Gal l imard éd.
lex tes de Marc Th ivo le t , Jacques Masui e t Renée Boul l ie r :
L 'Herne éd.
cldi t ions de l 'Herne
Di f fus ion Minard : 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5.
Imprimé en France.
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Nous tenons
à
remercier les collaborateurs du
Grand
leu ou leurs ayants droit, particu-
lièrement
:
Monsieur Jack Daumal qui nous a remis des textes inédits de son frère, René Daumal,
Madame Paulette de Boully,
Mesdemoiselles Maryan Lams et Divine Saint-Pol-Roux,
Messieurs Arthur Harfaux, Maurice Henry. Georges Ribemont-Dessaignes, Joseph Sima
et Carlo Suarès
qui nous ont apporté une aide très efficace, soit en nous confiant des documents
-
ouvent
inedits -, soit en nous permettant de surmonter les obstacles que la mise au point d’un
tel cahier ne pouvait manquer de susciter;
les éditions Gallimard qui nous ont autorisés
à
publier les textes de leurs auteurs;
et Monsieur Chapon, Conservateur du Fonds Jacques-Doucet,
à
la Bibliothèque Sainte-
Geneviève, qui a mis à notre disposition le numéro 1 du Grand Jeu.
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Sommaire
MANIFESTES
17 Projet de présentat io n du Grand Jeu,
paw
René
Daumal.
18
La circulaire du Grand Jeu.
INTRODUCTION
19 Présence du Grand Jeu,
pa r Ma r c
Thivolet.
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NUMERO 1
38 Avan t-propos au premier n um éro du Gran d Jeu, par R. Gilbert-Lecom te.
Nécessité de la révolte :
40
1.
Discours du révolté, par Maurice Henry.
44
2. La force des renoncements, par
R.
Gilbert-Lecomte.
48 3.
Liberté sans espoir , par René Daumal.
Poèmes :
52
54
55
56
57
58
60
61
62
Nuit d’amour, par G. Ribemont-Dessaignes.
Ténèbres O ténèbres par Robert Desnos.
Au bout du monde, par Saint-Pol-Roux.
Le tableau frais, par J. Seifert.
Poèmes, par Pierre Minet.
Lettre, par Pierre Minet.
Retour aux campagnes, par Maurice Henry.
Poèmes, par A. Rolland de Renéville.
Combat dans la nuit , par Georgette Camil le.
Textes :
63 Le domaine de Palmyre, par R. Gomez de la Serora.
65 Entrée des larves, par René Daumal.
66
Dans une coquil le de moule, par Hendrik Cramer.
Chroniques
:
71
72
73
74
75
77
77
78
79
L’âme pr imit ive (de Lévy-Bruhl) , par René Daumal.
La bestialité de Montherlant, par Roger Vailland.
La cr ise du monde m oderne (de René Guénon), par
R.
Gilbert-Lecomte.
Essai sur l’ introspection (de Jean Prévost), par René Daumal.
Puériculture, par R. Gilbert-Lecomte.
Science et intuition, par G.E. Monod-Herzen.
Colonisat ion, par Roger Vail land.
Tentat ion des volts, par Marianne Lams.
Correspondance.
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NUMERO 2
82
85
86
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91
96
1O1
106
1O 9
110
111
114
115
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117
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122
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124
129
131
133
134
135
136
136
137
Mise au po in t
ou Casse-Dogme, par René Daumal.
Enquête.
Fragment inédit d’Arthur Rimbaud.
Lettre inédite d’Arthur Rimbaud.
Autographe d’Arthur Rimbaud.
Essais
:
L’élaboration d’une Méthode, par A. Rolland de Renévil le.
Arthur Rimbaud ou Guerre
à
l ’homme1 par Roger Vai l land.
Après Rimbaud la mort des Arts par Roger Gi lber t -Lecomte.
Textes et poèmes
:
Acrobate, par Vitezslav Nezval.
Chanson d’Esther, par Roger Vitrac.
Si r ien n’est vain, André Gail lard.
Folklore, par Hendrik Kramer.
Rires jaunes, par René Daumal.
Le Prophète, par René Daumal.
Jeu d’Enfant, par René Daumal.
Feux à volonté, par René Daumal.
Le tambour des conquêtes, par Maurice Henry.
Au
pied du mur, par Monny de Boully.
Moi
et Moi, par R. Gilbert-Lecomte.
La foire aux bœufs, par R. Gilbert-Lecomte.
Polit ique, par G. Ribemont-Dessaignes.
Chroniques :
La crit ique des crit iques, par R. Gilber t-Lecomte et René Daumal.
Chronique de la vie sexuelle.
Encore sur les l ivres de René Guénon, par René Daumal.
La genèse des monstres, par Monny de Boul ly.
Chez Victor Hugo, par René Daumal.
Elle chante, par Maurice Henry.
Pour combattre la vie chère.
Comm entaire de M. lzambard à la lettre inédite de Rimbaud.
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TEXTES INEDITS DE RENE DAUMAL
206
L’Asphyx ie ou l ’expér ience de l ’absurde.
21
O
Hegel , le pseu do-m atér ia l isme et
E.
Meyerson.
217
Recherche de la nourr i tu re .
219 Les pet i tes recettes du Grand Jeu.
222
Nadja m, d’André Breton.
AUTOUR DU GRAND JEU
226
Récit d’un témoin,
par Pierre Minet.
234 René Daumal et la Révol te permanente, par Jacques Masui
237
Carlo Suarès ou I ’ant i -Faust ,
par Marc Thivolet.
242
Josef Sima, regard intérieur,
par Renée Boull ier.
245 CHRONOLO GIE DU GRAND JEU
250 BIBLIOGRAPHIE
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Dessin
d
Manifestes
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Pas de l ibre arbi t re
Pas de caprice, de fantaisie
Pas de jo l ies choses
Le Grand leu est
pr imi t i f , sauvage, ant ique, réal is te
René Daumal
L a circulaire du
Grand Jeu
Le Grand Jeu
n’est pas une revue l i t téraire, art ist ique philosophique, ni
poli t ique.
Le Grand Jeu
ne cherche que I ’esserit iel. L’essentiel n’est r ien
de ce qu’on peut imaginer : l ’occ ident contempora in
a
oubl ié cet te vér i té
si simple, et pour la retrouver i l faut braver pl lusieurs dangers, dont les
plus connus et les plus communs sont la mort ( la vraie mort, cel le de la
pierre ou de l ’hydrogène, et non pas l ’agréable inor t , gorgée d’espérances
et ornée d’excitants remords, que l ’on connaît trop)
-
a fol ie ( la vraie
fol ie, lumineuse et impuissante comme le solei l l éclairant une société de
magistrats, la fol ie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non
pas l ’heureuse fo l ie qui est le p lus charmant moyen d’occuper la v ie)
-
la syphil is, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion rel igieuse.
Non seulement ceux qui jouent le
Grand Jeu
sont
à
chaque instant pres
de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais i ls r isquent
sans cesse le supplice de l ’homme qui, voulant se trancher les mains avec
une hache, se coupe d’abord la main gauche et ne sai t p lus comment
coupler la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation
un compromis.)
Dans cet te marche vers la patr ie commune dont le nom sera peut-être
révélé un jour , les mem bres du
Grand Jeu
font -- comme par hasard - n
certain nombre de découvertes qui peuvent intéresser, amuser, terr i f ier
QU faire rougir le public.
Ils
les lui donnent.
I I s’agi t avant tout de fa i re désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la
socibté. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans
pi t ié : être éternel par refus de vouloir durer . Nos découvertes sont cel les
de l ’éclatement et de la dissolut ion de tout ce qui est organisé. Car toute
organisat ion pér i t lorsque les buts s ’ef facent
à
l ’horizon de l ’avenir, qui
n’est p lus qu’une barre blanche posée sur le f ront .
Ainsi s’émietteront les idoles entre lesquelles
les
hommes partagent leur
adoration - ls ne savent pourquoi n i comment
I I
est inuti le de les nom-
mer
:
elles empoisonnent l ’air . Les goules que le
Grand Jeu
nourr i t dans
des locaux réservés
à
cet usage savent se nourr i r de ces cadavres
-
car el les ne sont pas portées sur la bouche.
La Di rec t ion
N.B.
Pour les personnes qui nous interrogent au sujet du
Grand Jeu,
nous
répondrons une fo is pour toutes
à
n’ importe quel le quest ion
: Oui e t
non D.
Nous sommes ainsi les premiers
à
fa i re servir la vani té du discours
à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à
ceux qui auraient le courage de nous interroger sans nia iser ies ni restr ic-
18 t ions mentales.
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rresence
du Grand
Jeu
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Ce
texte ne dissimule pas ses intentions agressives
à
I'6gard de ceux qui s'apprêtent
à
régler le sort du Grand Jeu au nom de l'histoire de
la
littérature, c'est-à-dire à l'enterrer
sous les louanges et les exégèses. C'est pourquoi il nous a semblé qu'une longue
familiarité avec les textes de ce mouvement,
les
relations que nous avons entretenues
ou
que nous entretenons encore avec certaines personnes qui ont participé
à
l'aventure
du Grand Jeu et la certitude que notre via se joue à tous les instants, nous autorisait
à
mettre à jour la motivation du groupe créé par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
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par Marc Thivolet
Etablir une continuité, sinon de fait du moins d’ intention,
dans les évé-
nements, leur donner une succession dans le temps et parler d’histoire
tel semble être le rôle de l ’essayiste qui étudie un mouvement poli t ique
ou littéraire.
En réali té, écrire l ’histoire c’est écrire l ’histoire de manifestations dont les
mobiles sont
-
eut-être - ans l ’ insondable et l ’aboutissement dans
I’immesurable ...
;
c’est prendre le part i du continu contre le discontinu.
L’essayiste n’est pas autorisé à se reconnaître dans la matière qu’il traite.
On lui demande de mettre de l ’ordre, de rendre logique une thèse, d’en-
dormir l ’ inquiétude que créent ces écrits épars, ces cris, ces tableaux,
ces traces
...
d’en faire des objets de consommation pour calmer l ’avidité
du public. Vite, i l faut que les morts se confessent. N’est-ce pas que tout
cela est explicable, que le passé explique et justif ie ce qui, précisément,
cherchait sa source dans l ’ impensable et qu’après tout, ce n’était pas si
terr ible ?... Demain un autre fourr ier du passé donnera une explication plus
8 précise n, plus juste =
a
Les derniers documents découverts remettent
en cause ... B , mais qu’importe L’essentiel est de faire entre r dans
I’histo re
...
L‘essayiste croit s’exprimer, il ne fait que conjurer une peur ...
Si la fureur que met l ’événement
à
durer dans notre mémoire n’était que la
négation de ce qui lui a donné naissance
...
Et pourtant, malgré cette
volonté de survivre, les événements meurent .. Rien de plus tr iste que
ces pi les de journaux jaunis t irés sur papier éphémère, avec leurs t i tres
que le temps - ui n’est pas fait de continuité mais d’une succession de
coups de grâce
-
rendus dérisoires.
21
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Et nous sommes étonnés, honteux d’avoir vécu, souvent intensément
cela,
ii
la façon des pr imit i fs.
L’historien, certes, ravive l’événement.
II
lu i doni le un sens par rapport
à
son temps. Mais l ’ image que l ’on se fait de
a
son temps est déjà du
pass
i .
Les interprétations de l’histoire meurent, elles aussi, mais avec la noblesse
des films qui passent au ralenti.
L’historien,
à
son tour, entre dans l ’histoire de l ’histoire
..
Réduire le
Grand Jeu
à
une histoire, c’est exclure le possible qui a été sa
raisoi i d’être pour lui substi tuer sa trace dans l ’événement. Si nous écr i-
vions cette histoire, nous écr ir ions un pastiche. Ecr ire l ’h istoire du
Grand
Jeu,
c’est trahir ce dernier. Maudit soit celui qui veut faire ici œuvre d’his-
tor ien La matière est ténue, certes, mais la rareté fait son pr ix.
Maud i t
soit celui qui cherche sa continuité en faisant
du
continu
Relever dans le cheminement du
Grand Jeu
ce qui est trahison
à
l ’égard
de lui-même, même
si
cet te t rah ison se veut f idd i té , à des hommes ou
à
des ildées, c’est faire que le
Gran d Jeu
soit replacé en son centre, là où
il
se sait insondable, hors d’atteinte parce que entièrement vulnérable : au
sein de l ’existant incompréhensible et immesurable.
Comrnent Vous me croyiez là ? et mon vent tournoyait dans le creux des
visages, dans l ’envers des visages. Mais, vraiment, je vous en veux de
nn’avoir confondu avec des images.
L.e Gran d le u ne peut être transfo rmé en son histoire.
II
do it être,
à
chaque
pas, la réabsorp t ion de ce qu i le part icular ise, I ’ iconolâtr ise dans le no n-
tlemps qui est sa vie parce qu’elle est sa mort. Je veux le faire mourir pour
qu’ i l i revive. Sa vie n‘étant qu’au pr ix de cette mort. Qui vive ? Feu
II
ne
réporid jamais aux sommations. Plutôt que de tendre vers l ’ idéal d’une
logique dont la f in serait une expl icat ion
Q
satisfaisante
m,
cet essai, appro-
fondissant sa démarche, explorera sa prop re structure.
II
sera le Grand leu
lui-miime.
PRESENCE DE L‘ACTUEL ET ABSENCE
DU PRElSENT
Le présent ne coïncide que très rarement avec l ’actuel, car
il
reste tap i
dans l ’obscurité où le psychisme, absorbé par l‘actualité, le tient. L‘actuel
fu i t
le
présent dans des problèmes qui n’engagent pas la total i té de
l’individu.
Certains mythes qui prêtent
à
sourire tant i ls ont été évoqués n’en déter-
minerit pas moins un grand nombre de comportements. Ainsi le mythe du
Paradis perdu entret ient des nostalgies qui ne manquent pas d’engendrer
des project ions i l lusoires dans la vie pol i t ique et sociale. A certains
niveaux, dans les profondeurs de l’ inconscient, Ides positions sont assu-
mées en fonction de tabous anciens. Et tel homme qui se prétend révolu-
tionnaire serait bien étonné d’apprendre qu’il est, en fait, entièrement
condit ionné par ce qu’ i l nie.
L’actuel, par l’ ignorance des mobiles qui l ’agissent, devient, le plus sou-
vent, le miroir où s’inverse l’ image d’un présent rnéconnu.
L’occulte, ce n’est pas, ce n’est plus ce qu’on entendait autrefois par ce
mot, c’est l ‘état d‘ ignorance
où
le psychisme se t ient.
Le présent es t un
v ide au cœur de nos contemporains.
Et de ce vide
à
l ’avidité pour l ’actuel
il n’y a qu’un pas...
L’actuel
tr iomphe par une perpétuel le séparat ion d’un commencement
-- cause imag inaire et lointaine ’une
f in
toujours rejetée dans le futur,
voire dans l’éternité. L’actuel empêche la coïncidence du commencement
et
de la fin dans l’ impensable.
L ’h is to i re du
Grand Jeu
n’est pas actuel le mais présente. Ce mouvement
qui, de 1928
à
1933, fit f igure d’expérience marginale au surréalisme, fut la
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manifestat ion passagère d’un Grand Jeu qui ne cesse de se jouer entre la
conscience et l ’existant
(Le gran d jeu est i r réméd iable ; il ne se joue
qu’une fois . Nous voulons le jouer à tous les ins tants de not re v ie.
R.
Gilbert-Lecomte). Le
Grand Jeu
fut le miroir parfois f idèle, parfois défor-
mant des questions essentiel les que l ’homme se pose quand, précisément,
il
cesse d’être absorbé par l ’actual i té
-
ette actualité qui apparaît,
le
plus souvent, comme un ajustement laborieux de nos automatismes aux
provocations du monde extér ieur.
Le
Grand Jeu
commença, en 1924, par la formation, au lycée de Reims,
du groupe simpliste. Ce fut autour de Roger Gilbert-Lecomte et de René
Daumal, respectivement âgés de
17
et de 16 ans, qu’une petite commu-
nauté consti tuée en classe de seconde se donna une identi té. L‘amit ié
que se vouèrent dès leurs premières rencontres les deux adolescents fut
une relat ion vibrante établ ie sur une commune capacité de maintenir
intactes certaines questions que se pose tout individu au cours de sa
formation avant de se cr istal l iser dans de pseudo-cert i tudes. Ces ques-
t ions obsédantes qui tournaient autour du moi, du sentiment d’ identi té, du
néant et de la mort furent à l ’or igine de certaines expériences dangereuses
auxquelles se l ivrèrent Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et certains
de leurs amis. Recréer la mort par des moyens art i f ic iels ( inhalat ion de
vapeurs de tétrachlorure de carbone, absorpt ion de drogues), retrouver
dans les textes anciens
-
n part icul ier ceux des mystiques
-
e compte
rendu d’expériences semblables, créer une ascèse af in que les états
entrevus en un instant foudroyant devinssent habituels, cr i t iquer la fut i l i té
de la vie quotidienne, tel les étaient les préoccup ations du groupe simpliste.
Ce groupe comprenait , outre Lecomte et Daumal, Roger Vail land, Robert
Meyrat et Pierre Minet.
Entre René Daumal et Robert Meyrat se nouèrent des relat ions nocturnes
d’un genre inhabituel. Par un énorme effort de volonté, l ’un et l ’autre
parvenaient
à
se créer un double mental. Ce double menait une vie indé-
pendante du corps. Et sous cette forme
=
astrale
1~
les deux jeunes hom mes
se retrouvaient pour de longues promenades nocturnes
(... J’errais sans
ef fort - t avec la mêm e fac i l i té d ésespérante que ceux qui
se
souviennent
d’avoi r été morts connaissent bien- e marchais et immobile je me voyais
en m ême temps m archer, dans des qu art iers tout
à
fa i t inconnus, et Mey rat
marchait près de moi. René Daum al, Nerval le Nyctalope). Robert Meyrat,
la Stryge comme l ’appelaient ses amis, ne vivait que pour ces rencontres.
Ne déclara-t- i l pas un jour que
si
l ’un des membres du groupe venait
à
manquer au rendez-vous, i l pourrait en m ourir ? Attendit- i l un jour en vain ?
II
disparut de la vie des simplistes sans donner d’expl icat ion, et ceux-ci ne
cessèrent de s’ interroger
sur
les raisons de
sa
fuite.
LE
GRAND
JEU
ET
LE SURREALISME
Ce fu t à Paris - ù René Daumal et Roger Vail land vinrent préparer, l ’un
à Henri IV, l ’autre à Louis- le-Grand, le concours d’entrée
à
I ’Ecole normale
supérieure
-
ue le Simplisme se transforma en
Gra nd Jeu.
Des contacts
furent pr is avec dif férentes personnali tés et avec les surréal istes. Aux
Rémoiç se joignirent le peintre tchèque Josef Sima, Monny de Boully,
transfuge du groupe surréal iste, Pierre Audard, Georgette Camil le, André
Delons, Hendrick Cramer, Maryan Lams et Rolland de Renévi l le. Arthur
Adamov, qui appartenait au groupe
Discont inu i té ,
entret int des relat ions
personnelles avec René Daumal puis avec Roger Gilbert-Lecomte. Léon
Pierre-Quint, alors directeur des édit ions Simon Kra, s’ intéressa au groupe
naissant. André Gail lard, poète et cr i t ique de talent, ouvr i t
les Cahiers du
Sud
au
Grand Jeu
: de cette col laborat ion naquit un numéro remarquable
sur la Poésie et la cr i t ique m. Enfin Georges Ribemont-Dessaignes permit
C
O
J
O
C
F
e
-
23
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24/296
Roger Gilbert-Lecomte, Georgette Camil le et André Delons de publier
des textes dans sa revue Bifur.
Les seules manifestations de la vie parisienne capables de séduire les
Simplistes étaient celles du Surréalisme qui, en 1925, défrayait la chro-
nique. L‘année 1924 avait vu naître ce mouvement des a sommeils
=
de
Breton, Crevel, Desnos, Eluard et Aragon. Breton venait de publier le pre-
mier manifeste du Surréalisme. Au cours de l ’année 1925, le groupe avait
fait une entrée fracassante dans la vie publique au cours d’un banquet
donné en l ’honneur du poète Saint
Pol
Roux à lai Closer ie des Li las. Mais
ce furent surtout les activités du Bureau de recherches surréalistes et la
Révolution surréaliste, tous deux placés sous la direction d’Antonin Artaud,
qui ret inrent l ’attention des Simplistes.
Clans le numéro
3 de la Révolution surréaliste furent publiés plusieurs
textes part icul ièrement virulents
:
une lettre aux recteurs des universités
européennes, une adresse au Dalai-Lama, une adresse au Pape, une lettre
aux écoles du Bouddha e t une lettre aux médecins chefs de s asiles de fous.
Ces proclamations mettaient en rel ief un fait évident : a révo lte dont faisait
état les surréalistes
était,
en réali té, une suite d’antithèses : blasphème
contre foi, Orient contre Occident, Allemagne contre France, al iénés contre
psychiatres, Dalai-Lama contre pape ...
L’exploration de l ’ inconscient constituait, el le aussi, un défi au monde
social‘.
Les simplistes sentaient que
=
quelque chose n’al lait pas dans le sur-
réalisme. L‘ idée d’un manifeste simpliste fut lancée, dans lequel auraient
été précisées les différences s avec le surréalisme. Mais ce projet ne
vit pas le jour, sans doute parce que Roger Gilbert-Lecomte et René
Waumal ne parvinrent jamais à dégager leur posit ion de l ’équivoque qui
pesait sur les mots conscient, inconscient, dieu, esprit , mystique ...
Le surréalisme faisait siennes un certain nombre de contre-valeurs bien
faites pour scandaliser le monde bourgeois. Mais le vice était dans la
réaction el le-même. Au morcellement, au cloisonnement de l ’activité
humaine d’où l ’ordre établi puisait sa continuité ( l ’expression a diviser pour
rhgner s a un sens beaucoup plus profond qu’on ne l ’ imagine), le surréa-
l isme ne parvint pas
à
opposer une unité de comportement.
II
substitua
un certain nombre d’ identif ications nouvelles aux anciennes
-
u, plus
précisément, i l opposa le sousjacent aux règles ( lu monde quotidien sans
percevoir que celui- là était le négatif de celui-ci, et inversement. L’ incons-
cient ne manquait pas de fournir aux surréalistes l ’al iment qui leur per-
mettait de s’aff irmer à la source-même de l ’ inspiration
:
sommeils, rêveries
érotiqiues, jeu du Cadavre exquis, paranoïa-crit ique, écriture automatique ...
Ce perpétuel recours
à
l ’ image et à ses équivoques, cette connaissance
au jour le jour qui créait sa justif ication par un auto-engendrement perma-
nent n’était pas de nature à satisfaire le Grand Jeu.
L e s surréalistes ne voyaient pas sans irr i tat ion ni sans quelque condes-
cendance des a petits jeunes gens pénétrer dans un domaine qu’i ls
avaierit tendance
à
considérer comme leur propri iété exclusive. Le Grand
Jeu n’(était pas à la recherche d’un mieux vivre, de satisfactions, fûssent-
el les onir iques : i l cherchait un moyen de t irer l ’homme de sa prison
mentale. Certes, André Breton avait dit sa corivict ion qu’i l existait un
point où le réel et l ’ imaginaire, le communicable 1st l ’ incommunicable ces-
saient d’être perçus contradictoirement. Ce n’était là qu’une convict ion,
qu’une conséquence du système hégélien, une synthèse imaginaire. Mais
les membres du Grand Jeu étaient al les y voir d’un peu plus pres. Ils en
étaient revenus bouleversés, brûlés par une vérité indicible qui vidait les
mots de leurs sens et les réduisait à des analogies sonores (Mais parle au
moins dis quelque chose Et surtout tais-toi ne fais pas peur.
R.
Gilbert-
Leco
rn
e).
Les Simplistes devenus cc Grands joueurs
m,
après avoir traversé les
structures verbales de nos psychologies, de nos polit iques, de nos rel i-
gions, avaient vu que ces structures ne sont que des barr ières de pro-
4
8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu
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tection i l lusoires qui, en définit ive, projettent l ’ individu vers une catastrophe
atastrophe toujours différée. Pour le Grand Jeu, la catastrophe avait
eu l ieu
;
elle était à la racine de toute leur activité. Les portes de sort ie
inventées depuis des siècles, des mil lénaires par les philosophies n’étaient
pour eux que des peintures en trompe-l ’œil sur des murs sans fai l le. L’ im-
médiate percept ion de l ’homme enfermé dans la pr ison de
l’univers les
faisait hurler de terreur
(L ’espace est
le
tombeau universel .
René Daum al).
Mais peut-être avaient- i ls été touchés t rop tôt par la révélat ion. Leurs
consciences, trop peu mûres, avaient été frappées de null i té avant même
d’avoir pu s’édi f ier . Le temps n’avai t pas eu le temps de se percevoir en
eux pour ce qu’i l était. Le fruit avait été cueil l i trop vert. Ainsi leur vie
s’était trouvée coupée en deux : I I y avait la vie quotidienne vidée de sa
substance, frappée de dérision par la vision, entrevue en un éclair, d’un
monde si immédiat, si exigeant qu’i l semblait nier toute existence.
II
ne
restait plus, comme portes de sort ie, que la fol ie et la mort...
Allez vous étonner après cela de la tendance au canular des membres du
Grand Jeu, du mépris dans lequel i ls tenaient l i t térature et peinture. Mais
le canular était d’essence tragique. Les mots se dérobaient comme des
trappes e t jeta ient l ’espr i t dans des oubl iet tes d’où il ne ressorta i t que par
sa capaci té
à
recréer une i l lusion combien fragile a
amnbsie des param-
nés ies
m, a écrit Roger Gilbert-Lecomte).
E
O
S
D
E
F
2
U
-
MISE
EN ACCUSAT ION D U GRAND JEU
Le groupe surréaliste se caractérisait par une att i tude intransigeante
à
l’égard de ceux qui, de près ou de loin, relevaient de son obédience.
II
manifesta cette intransigeance à l ’égard du Grand Jeu qu’i l considérait
un peu comme un sous-groupe, faute d’avoir compr is les mobi les de son
act ion. D e son côté, le Grand le u ne parvenai t pas
à
dissocier le caractère
expér imental de son act ion des manifestat ions de l ’ inconscient dont le
groupe surréaliste s’était fait le héraut.
Les surréalistes tenaient r igueur aux membres du Gran d Jeu d’avoir
donné dans leurs admirations la préférence
à
Landru sur Sacco et Vanzett i ,
d ’employer constamment le mot d ieu m. Enfin I ’acusation majeure portée
contre eux concernait un texte signé par quatre-vingt-trois étudiants de
I’Ecole Normale supérieure contre la préparation mil i taire. Cette pétit ion
suscita dans la presse un tel concert de protestations que les signataires
renièrent leur texte,
à
l ’exception d’une dizaine d’entre eux qui décidèrent
de mettre au point une déclaration plus virulente que la première. Mais le
dernier carré des élèves de I ’Ecole Normale supérieure recula devant les
menaces du directeur de l ’école qui s’opposa à la publication de tout écrit
n ’ayant pas reçu son approbat ion. Les surréal istes proposèrent
à
Roger
Gi lber t-Lecomte de passer outre et de publ ier le texte. Mais le d irecteur
du
Grand Jeu
ne se reconnut pas le droi t de rendre publ ic un manifeste
dont les auteurs ne voulaient plus endosser la responsabil i té et refusa de
le confier aux surréalistes.
Les surréal istes se servirent dono du
=
prétexte Trotsky
-
e m ot est de
Georges Ribemont-Dessaignes our mettre en accusat ion
le Grand Jeu.
On sait qu’au terme d’une longue lutte qui avait opposé, au sein du part i
communiste soviétique, les tenants de la construction du social isme dans
un seul pays, cond uits par Stal ine, et les part isans de la révolution per-
manente >, dir igés par Léon Trotsky, ce dernier avait été isolé au sein de
son propre part i , déporté
à
Alma-Ata, puis exi lé sous la pression d’une
part ie de l ’opinion internationale. En
1929,
i l éta i t à Istambul. Sous le
prétexte Trotsky
,,
donc,
les
surréalistes lancèrent une convocation
à
un
certain nombre d’art istes et d’écrivains parmi lesquels i l faut citer, outre
25
8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu
26/296
les amis d’André Breton et ceux de Roger Gilbert-Lecomte, des hommes
qui, par leur passé ou leurs act ivi tés présentes, furent ou étaient des
famil iers du surréal isme. Dans le compte rendu rédigé plus tard par les
surréal istes et publ ié dans la revue Variétés, on pouvait l i re : a II
est
de fait que cette l iste comportant les noms des pr incipaux col laborateurs
de la revue le Grand Jeu sanctionnait moins la reconnaissance d’une act i-
vi té intel lectuel le éprouvée que des rap ports personnels, des conversations
et une sol idar i té de hasard au cours de diverses manifestat ions dans des
cinémas et des théâtres, ce qui est assez pour que l ’on désire apprécier
plus exactement les l imites de gens très jeunes et encore assez indéter-
minés. Quand no us disons l imites, nous pens ons par expérience aux l imites
de chacun.
=
Aprè s av oir évoqué l ’affaire de I ’Ecole Normale, le
u
tr ibunal mit en cause
I’act ivi t6 de Roger Vail land au journal Paris Midi. II fut accusé d’avoir fait
l ’éloge du Préfet de police Jean Chiappe.
Le problème que posait l ’existence du Grand le u aux surréalistes fut
exposé par André Breton dans le Second manifeste du surréal isme. Dans
son manifeste André Breton semblait dél ibérément ignorer le groupe du
Grand Jeu et s’adressait directement
à
René Daumal
:
Je cherche autour
de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d’ intel l igence.
Peut-être sied-il, tout
au
plus, de faire observer
à
Daumal, qui ouvre dans
le Grand Jeu une intéressante enquête sur le diable, que r ien ne nous
retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il signe seul
ou a vec Lecomte, si nous ne rest ions sur l ’ impression passablem ent désas-
treuse de sa faiblesse en une circonstance donnée. II est regrettable,
d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa posit ion person-
nel le et, pour la part de responsabil i té qu’ i l y prend, cel le du Grand Jeu
à
l ’égard du surréal isme. On comprend mal que ce qui tout
à
coup vaut
a
Rimbaud cet excès d’honneur ne vai l le pas à Lautréamont la déif icat ion
pure et simple. a L’incessante contemplation d’une évidence noire, gueule
absolue
D,
nous sommes d’accord, c’est bien
à
cela que nous sommes
condamnés. Pour quelles f ins mes quines opposer, dès lors, un groupe
B
un autre groupe? Pourquoi, sinon vainement pour se dist inguer, faire
comme si l ’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont? = Mais les
Grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le
voi le gr is du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l ’un l ’autre, et les
hommes les nomment absences. B (Daumal
: a
Feux
à
volonté
D,
le Grand
Jeu, printemps
1929).
Celui qui par le ainsi en ayant le courage de dire
qu’ i l ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder de s’en
apercevoir , de se préférer à l ’écart de nous.
=
La réponse du Grand Jeu
à
André Breton ne se f i t pas attendre. Dans le
numéro
3
de la revue, Daumal publia une
a
Let t re
à
André Breton sur les
rap por ts du surréalisme et du Grand Jeu. C e texte était en quelque sorte
la
publicat ion dif férée du manifeste simpliste.
Dans ce texte, René Daumal définissait d’abord le Grand leu comme une
comm unauté de caractère initiatique
D.
Après avoir rappelé que les
membres du Grand leu avaient signé le manifeste de la revue Red, de
Prague, en faveur de l ’œuvre de Lautréamont mise
à
l ’ index par la censure
de Tchécoslovaquie, Daum al en venait
a
la question essentielle
:
a
Le Grand
Jeu (...) a-t-il des raisons de se préférer
à
l ’écart du surréal isme ? (...) Pour
le mom ent laissez-moi mettre en balance, d’un côté, notre accord proclamé
avec vous dans une att i tude qui est en gros : hégélianisme de gauche
ral l ié au marxisme et, par conséquent, aux pr incipes de la Troisième inter-
nationale
;
d’autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de
leur but pr imit i f , ent ièrement dir igks, à propos de questions de personnes
que la nature de notre groupe nous obl igeait à juger nous-mêmes, contre
l’unité du Grand Jeu ; j ’a joute dans le même plateau le compte rendu de
ces discussions dans Variétés (juin
1929),
dont aucun d’entre nous ne
consent à reconnaître l’exactitude (puisqu’il fut rédigé sans vérifications,
par les surréal istes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et néces-
8
8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu
27/296
sairement tendancieux). ... Et dans l ’ordre des recherches posit ives,
qu’avez-vous fait, entourés d’un certain nombre d’ individus dont la pré-
sence
à
vos côtés nous a toujours rempl is de stupeur
?
Les neuf dixièmes
de ceux qui se réclament ou se sont réclamés du t i tre de surréalistes n’ont
fait qu’appliquer une technique que vous aviez trouvée ; ce faisant, i ls
n’ont su que créer des poncifs qui les rendent inuti l isables. Si bien qu’au-
jourd’hui j ’ i rais vers vous pour me l ivrer
à
vos petits jeux de société,
à
ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez impro-
prement le a surréel D ? Pour les trouvail les divert issantes du
cc
cadavre
exquis =, de l ’écr i ture automat ique seul ou
à
plusieurs, je laisserais tout
l ’appareil technique que le Grand le u travail le
à
construire et auquel
chacun de nous apporte sa par t de ressources
?
Nous avons, pour répondre
à
votre science amusante, l ’étude de tous les procédés de dépersonna-
l isation, de transposit ion de conscience, de voyance, de médiumnité
;
nous
avons le champ i l l imité (dans toutes les directions mentales possibles)
des yogas indoues
;
a confrontation systématique du fait lyr ique et du fait
onir ique avec les enseignements de la t radi t ion occul te (mais au diable le
pi t toresque de la magie) et ceux de la mental ité d i te pr imit ive
...
et ce n’est
pas fini. (...) Ainsi Rolland de Renévil le travail le
à
établ i r les coordonnées
mult iples de la création poétique
(...) ;
Roger Gilbert-Lecomte travail le
a
une Vision par I ’Epiphyse où il bâtit l ’architecture de feu de la pensée
mystique et de l ’esprit de part icipation
(...)
Idéalement donc, et en résumé,
je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate
qu’un accord de principe sur un programme minimum serait possible entre
nous, que même une collaboration serait souhaitable
;
mais, d’une part, la
confusion que je vois régner dans le surréalisme, l ’ insuff isance de son
programme
;
d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’ i l possède dès
maintenant un plan d’activité suff isamment précis et une idéologie com-
plète, n’a réalisé que les tous premiers points de son programme
;
cette
double raison rendrait une collaboration entre nous - ujourd’hui au
moins - rématurée.
D
Enfin Daumal adressait cet avert issement
-
om-
bien prophétique - André Bre ton :
-
Prenez garde, André Breton, de
figurer plus tard dans les manuels d’histoire l i t téraire, alors que si nous
briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité
dans l ’histoire des cataclysmes
?
=
Le caractère prophétique du Grand Jeu
est aff irmé ici avec vigueur et sans aucune équivoque. Nous croyons
aujourd’hui nécessaire, par-dessus les presque quarante années qui nous
séparent de cette déclaration, d’en ressaisir le feu et de prévenir l ’acte
par lequel le Grand Jeu serait réduit
à
sa cendre
-
’est-à-dire
à
un résidu
littéraire.
C
O
3
TI
c
’E
2
-
DE LA REUSSITE
ET
DE L ’ECHEC ..
Peut-être faut- i l s’arrêter sur le fait que, malgré ce qu’écrivait René Daumal
dans sa lettre à André Breton, le Surréalisme ait duré et même marqué
son époque alors que le Grand Jeu avec son
Q
plan d’activité suff isamment
précis
n’ait pas survécu
à
la séparation
de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal. Mais ce qui semble condam-
ner le Grand Jeu aux yeux de l ’histoire est peut-être, précisément, ce qui
témoigne en sa faveur. Le Surréalisme a duré parce qu’i l bénéficiait de
la secrète complicité de son époque. La société a reconnu en lui la vérité
de ses alcôves. Ce n’est pas un hasard si les peintres de ce groupe usaient
d’un langage plastique str ictement conforme à l ’héritage classique, voire
académique
...
C’est que le Surréalisme ne rendait compte que d’un certain
passé - assé jusqu’alors interdit, certes, mais a passé D tout de même ..
et son idéologie complète
27
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28/296
Le trouble que l ' intrusion d' images érotiques et sadiques provoque dans le
psychisme peut b ien fa i re croire à l 'apparit ion de la nouveauté. Mais pour
surprenant que soi t le surgissement d 'un monstre préhistor ique, il ne
saurai t me convaincre que je suis en face d"un message du présent.
Certes, la réussite sur le plan psychologique n' implique pas, nécessaire-
ment, un échec sur le plan matériel. Mais le fait qu'aujourd'hui cet écrit
témoigne de la résurrection du Grand Jeu - eu aux règles précises dans
un univers qui échappe
à
la mesure
-
ous prouve que le groupe fondé
par René Daumal et Roger Gi lber t -Lecomte étai t b ien le ref let , en son
temps, d'une présence irréductible
à
toutes les tentatives d'appropriat ion.
Ce qui m'assure de la Q. supériorité du Grand Jeu sur le Surréalisme,
ce ne sont pas les preuves l i t téraires, mais la résonance de certains de
ses textes capables de recréer le présent ou de se laisser recréer par lui.
Le Grand le u ne peut renaît re que par un ef for t toujours renouvelé de clar i-
f ication alors que le Surréalisme ne peut échapper aux dégradations d'une
convict ion instal lée dans la durée.
L 'échel le de valeur qui permet de juger un conipor tement ou une œuvre
n'est pas immobile. La vérité d'un comportement peut exiger, pour être
valable
à
chaque instant, des gestes et des mots opposés à ceux qu'on
avait faits ou
prononcés un moment avant
...
Qui n'a pas vu dans l 'approbation verbale de la vérité la preuve f lagrante
du niensonge ne peut savoir de quoi
il
est question ici. La vérité rebondit
sur des barrages qui la renvoient sous forme d' images qui sont autant
de trahisons.
Le rôle joué par Rol land de Renévi l le dont Daumal d i t dans sa let t re
à
André Breton qu' i l Q. travail le à établir les coordonnées mult iples de la
créat ion poét ique D fut, à notre avis, encyclopédique et didactique. L'auteur
de Rimbaud le voyant étudiait la l i t térature à la lumière de la tradit ion.
La conception qu' i l défendait selon laquelle le symbole resterait identique
à lui-même au sein de l 'écoulement du temps
-
et écoulement étant
considéré le plus souvent par les occul t istes comme un processus de
dégradat ion
-
ous semble sujet à contestation. Déceler une tradit ion
grâce aux rapprochements fa i ts entre des œuvres séparées dans le temps
-
elles d'Hermès Trismégiste, de Rabelais, de Martinez de Pasqually et
de E)audelaire, par exemple
-
eut témoigner de la persistance dans I ' in-
conscient de certaines images, mais ne prouve pas que le symbole repré-
sente une réali té vivante.
Le symbole qui exprime une réali té immédiate ne saurait forcément être
identique à lui-même. I I peut signif ier, selon le contexte auquel il est lié,
des réa li tés différentes, voire opposé es. P ris dans sa signif ication pa sséiste,
le symbole peut engendrer de dangereux ancrages dans le passé. Plutôt
que de discour i r sur
la
tradit ion en courant du grimoire au l ivre, du l ivre
au porche des cathédrales et de ce dernier aux tapisseries du XVI" siècle,
i l serait préférable de saisir les mythes dans leur mouvement
-
e
mouvement qui se retourne constamment contre ce qu' i l a créé. Encore
fautAl admettre qu'un mythe n'est vraiment mythe que dans la mesure
où
i l ne se réalise pas. Le mythe, s' i l est vivant, tend à s'actualiser.
C'est justement parce que
la
plupart des occult istes identif ient le temps
à un processus de dégradation qu' i ls ne peuvent actualiser le mythe, qu' i ls
ne peuvent le faire disparaître en l 'accomplissant. Au l ieu de cela i ls ne
ret iennent que des points de repère dont
la
f ixité les égare.
On peut s'étonner de trouver dans le Grand Jeu,
où
est par ai l leurs
proclamé la nécessité de faire table rase, deux éloges de René Guénon,
l 'un signé Roger Gilbert-Lecomte (dans le numéro
l ) ,
l 'autre signé René
Daumal (dans le numéro 2). On sai t que René Guénon fut le représentant
le plus irréductible du tradit ionnalisme. Voilà qui nous aide à comprendre
quel le étai t la contradict ion majeure du Grand leu : la confusion entre ce
vers quoi il tendait
-
'actualisation du mythe
-
t ce qui le projetait
dan ; le mo nde
à
l 'envers de la mémoire.
8
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29/296
Dans le Second mani fes te du sur réa l i sme, André Breton faisait al lusion
à une enquête sur le diable ouverte dans le numéro
2
du Grand Jeu. L e
sujet de cette enquête était :
=
Accepteriez-vous de signer le fameux pacte
avec le diable
?
Deux réponses furent publiées dans le numéro suivant.
L’une était signée René Crevel, l ’autre Carlo Suarès. Celle de ce dernier
mérite d’être citée en raison de son caractère insoli te.
Ce pac te ,
écrivait
l ’étrange correspondant, je l ’ai fai t .
René Daumal avait posé une question d’ordre moral
:
il
s’agissait pour lui
de savoir dans quelle mesure un individu pouvait accepter, en échange
d’un pouvoir matériel, de a vendre son âme B. Le bien et le mal étaient
en cause. René Crevel répondit qu’i l prenait le part i du diable en tant
que symbole de la lutte contre le pouvoir établi . Carlo Suarès, par contre,
envoya une réponse déconcertante. Refusant de s’ identif ier
à
l ’un des
termes de la dualité, il situait le moi non comme une identif ication à l ’un
des termes de la dualité bien-mal mais comme un processus contradictoire
à
accepter dans
sa
total i té (Seul le pacte avec le diable fai t obteni r ce
à quoi , par excès de dés i r , on a dû renoncer.
Carlo Suarès). Troublé, René
Daumal entra en contact avec l ’auteur de la lettre qui dir igeait les Cahiers
de I ’btoi le.
Un dialogue s’engagea dont les protagonistes furent Daumal,
Suarès et un ami de ce dernier, Joë Bousquet. Cette rencontre devait
aboutir
à
la publication d’un texte commun. Mais au dernier moment, René
Daumal, de plus en plus engagé dans les activités des groupes dir igés
par Georges
I.
Gurdjieff, se récusa et Carlo Suarès signa seul l a Comédie
Psychologique. Dans cette œuvre, il essaya de mettre en évidence le
caractère paradoxal du moi = con cret , cont ingent , relati f , pro jeté cont r e sa
pro pre v ie, par l ’é lan, par l ’exasp érat ion de cet te co nt rad ic t ion qui n’est
aut re que lu i -même =.
C
O
3
U
C
5
t
Y
-
LA PEINTURE ET
LE
GRAND JEU
Quel le que so i t la d ivers i té de
la
nature, e l le es t une. Ce monisme donne
der
dimens ions imprév is ib les à la réa l i té au se in de laque l le la mkmoi re se re f lè te
dans
le mi ro i r
de
l ’ instant en une persp ect ive de futur. Josef Sima.
Maur ice Henry, Dida de Mayo, Ar thur Harfaux et losef Sima ont joué un
rôle important dans les activités du Grand Jeu. Le premier, depuis, est
devenu dessinateur humoriste. II nous a confié un certain nombre de
portraits qui nous permettent de reconstituer le profi l int ime du mouvement.
Grâce à lui, nous possédons une chronique i l lustrée du Grand Jeu.
Arthur Harfaux a fait le même travail en photographie. II a, de plus, réalisé
des photomontages qui anticipaient les recherches de Hans Bellmer sur
la Poupée.
Si Maur ice Henry
a
été le peintre int imiste du
Grand Jeu,
Josef Sima en a
@ té ’art iste a off iciel
B. II
a donné l ’ image la plus exacte de ce que voulait
être le groupe.
II
a
peint pendant la période du Grand Jeu une série de
portraits d’une qualité exceptionnelle. A l ’occasion de son exposit ion
Figures humaines
à
la Galerie Powolozki, en 1930, les membres du Groupe
t inrent à lui rendre un hommage collectif .
Le ton était donné par René Daumal qui, dans un poème, définissait l ’es-
sence du portrait selon le Grand Jeu :
=
Ce po in t ,
le
seul , ident ique au point éternel
c’est I ’cEiI de tes yeux,
l ’œi l unique de ton œi l droi t et ton œi l gauche,
dont I’ent r ’amour a proc réé la pro fondeur .
L‘CEiI de tes yeux, ce Point puissant de toute étendue, c ’est la Porte.
=
29
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30/296
Et Roger Gilbert-Lecomte d’enchaîner :
= Un por t ra i t es t par exce l lence le tab leau : dans l ’o r ig ine la f igure p e in te
qui fasc ine jusqu’à métamorphose,
-
la l imi te un point au cent re d’un
cerc le qui peut s ’annuler en reculant
à
l ’ inf ini .
Ce po in t , ce lu i de fu i te pr inc ipa l de la perspec t i ve i ta l ienne, l im i te le
sys tème de la v is ion humaine en t rom pe l ’œi l d ’ in f in i . La peur co mm ande
réel lement cet te v is ion craint ive des objets
:
Ue fu i te des l ignes ind iqu e
le lo in ta in nombr i l du regard, mais les p lus grands d onc les p lus dangereux
sont les plus proches.
D Le portrait, continuait Roger Gilbert-Lecomte,
c’est l e l i eu du m onde où le moi rencon t re le non -moi ,
où
l e corps co l le
au moule-en-creux de l ’espace,
-
uss i bien carap ace que réceptac le sen-
sor iel , local isat ion d’une consc ience, bocal d’un spect re, en boule dans la
tête, s ’ef f i lant en toupie dans le torse.
D
Rieri ne peut mieux i l lustrer ces phrases que le portrait que Sima f i t de
Roger Gilbert-Lecomte. Alors que le portrait de Daumal est
à
l ’ image d’un
instirument tranchant, hache ou si lex, celui de Roger Gilbert-Lecomte est
pris dans le mouvement ascendant d’une matière, bandelette ou ecto-
plasme, et semble jai l l i r d’une tempête immense mais si lencieuse née dans
la nuit des tombeaux.
Sima a été le peintre de la vie off iciel le donc occulte du groupe. Peintre
de
lla
perception médiumnique et non de l ’ imitat ion,
il
a montré des corps
fantômes, des corps hantés comme des maisons, des corps ruinés f lottant
dans des espaces-souvenirs. Peintre de l ’absence, c’est-à-dire de la mé-
moire des présences perdues, Sima témoigne que l ’homme est vict ime
d’urie hémorragie de sa fonction cosmique. C’est
là
le scandale essen-
t ie l : L’homme niant sa fonction cosmique, privé du sens de la vie, avance
avide vers les objets et les idéologies dans l ’espoir de combler ce vide
masqué qui n’est autre que lui-même
..
RUPTURES
L’activité de Roger Vail land, journaliste à Paris-Midi, l ’entraîna
à
négliger
les recherches du
Grand Jeu
pour sacrif ier à l ’ in format ion. Ce goût de
l’actuali té devait le mener à la fois à un engagement poli t ique de longue
duriée et à s’insérer dans la tradit ion des écrivains l ibert ins du
XVllP
siècle.
Ce rattachement de l ’actuel au passé était dans la logique du temps.
D’un commun accord Roger Vail land, d’une part, et Roger Gilbert-Lecomte
et René Daumal, d’autre part, décidèrent de se séparer.
Plus tard les divergences polit iques éclatèrent au sein du groupe. André
Delons et Pierre Audard qui s’étaient ral l iés aux thèses du pa rt i communiste
crit iquèrent l ’att i tude qu’i ls jugaient équivoque de Rolland de Renévil le.
Mais le p lus grave des désaccords fut celu i qui opposa Roger Gi lber t -
Lecomte et René Daumal. Ce dernier avait rencontré Alexandre de Salz-
mai in qui d i r igeai t les groupes fondés par Georges lvanovi tch Gurdj ief f
Daumal se donna tout ent ier à la discipl ine mentale mise en pratique par
ces groupes, ce qui remettait en cause le caractère expérimental du
Grand Jeu. Roger Gilbert-Lecomte contesta l ’opportunité d’une tel le orien-
1. Cin sait que, fuyant la révolution bolchevique, G. I . Gurdjieff se réfugia en Allemagne,
puis en France ou il acheta le prieuré d’Avon, près de Fontainebleau.
Là
il fonda une
communauté initiatique. II prétendait avoir reçu, au cours de ses voyages réels ou symbo-
liques en Orient et en Extrême-Orient, un enseignement ésotérique qui devait permettre
à
l’homme qui
s‘y
soumettait d’accéder à la
=
vraie 1, permanence, au vra i moi.
(L‘ouvrage de
P.
D. Ouspensky, Fragments d ’un ense ignement inconnu, est le meilleur exposé
30
des idées de Gurdjieff).
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tat ion. La rupture entre les deux hommes marqua la f in du Grand Jeu
en tant que mouvement situé dans l ’histoire.
La guerre de
1939-1945
fut fatale
à
la plupart des anciens membres du
Grand Jeu. André Delons mourut au cours de la batai l le de Dunkerque ;
Hendr ick Cramer fut assassiné par les nazis ; Roger Gi lber t -Lecomte
mourut du tétanos
à
l ’hôpital Broussais, le
31
décembre 1943. René Daumal
ne devait pas lui survivre très longtemps puisqu’i l mourut de tuberculose
généralisée au mois de mai suivant.
D’une beauté fascinante, Roger Gilbert-Lecomte avait aimé se transformer
en épouvantail . Depuis son enfance, i l avait joué au jeu de la mort. Quand
il remettait sa chevelure en ordre devant les miroirs, il creusait ses joues
pour que derr ière la chair de son visage apparût l ’ossature de son crâne.
Le por tra i t que Maur ice Henry f i t de lu i pendant son sommei l et qu’ i l
ref i t pour en accentuer les traits témoigne de cette obsession macabre.
Au-delà de sa f in qu’i l ne cessait d’anticiper
-
aute de pouvoir la v ivre
comp lètement dans le prése nt l se voya it vampire. Ce tte agonie qu’i l
simulait et cette survie qu’i l imaginait étaient les masques de la durée.
Frappée dans sa substance, cette dernière avait, grâce
à
un processus
de réversibi l i té dont le miroir est le symbole, transformé la vie en une
parodie de mort et mis son espoir de durer dans une parodie de vie-dans-
la-mort. La photographie qui montre Roger Gilbert-Lecomte exsangue,
couteau en main, mimant le meurtre de René Daumal peut faire sourire.
J’ai tout l ieu de croire cependant que Roger Gilbert-Lecomte continue
à
jouer ce rôle dans un monde intermédiaire. La drogue avai t peu
à peu
creusé son corps, e l le en avai t fa i t une enveloppe diaphane ; elle avait
creusé ses joues jusqu’à ce que la transparence laissât voir les dents.
Déchirez la v iande de mes joues pour que je voie mon r i re de mort
=,
écrivait- i l dans un de ses poèmes.
Fatal i té est le nom du destin lorsque ce dernier porte en lui la tentation
de l ’échec.
La personnal i té de René Daumal s ’est prêtée, ces dernières années, à
diverses évocations,
à
travers l ’expérience du Grand Jeu, celle de Gurd-
j ieff, à travers aussi l ’histoire l i t téraire car i l fut un écrivain de grand
talent.
I I semble en effet que l ’auteur du Mont Analogue se soit adonné, avec
un acharnement exclusif, à la quête de ce qu’i l considérait comme sa
vérité.
Face à
Roger Gilbert-Lecomte dont la personnalité n’était faite que de
défaites et de surgissements, i l présente l ’ image d’une volonté d’autant
plus exigeante qu’el le semblait contredire un corps torturé par l ’anémie
et la maladie.
Et
sans doute cet te contradict ion psycho-physiologique
explique-t-el le en part ie les expériences nocturnes auxquelles nous avons
fait al lusion au début de cet essai. La volonté de Daumal était le double
victorieux d’un corps qui se défaisait.
Roger Gilbert-Lecomte, lui, a été sous-estimé, malgré les efforts de ceux
qui furent ses amis jusqu’à sa mort
:
Marthe Robert , Ar thur Adamov et
Pierre Minet .
II
fut cependant l ’homme le plus doué du groupe, b ien que
le moins capable d’une action continue. Sans doute, ce qu’i l a écr i t pèse
peu en comparaison de ce qu’ i l voulût produire et ne f i t qu‘esquisser :
Retour
à
tout
;
Terreurs sur terre
;
Eternité ton nom est non.
II
suff i t qu’i l
ait laissé dans une production inégale, des textes d’une fulgurante beauté.
Des poèmes d’abord
:
la Vie masquée, le
Fils
de
l ’os
parle, Je veux être
confondu ou la hal te du prophète
;
des textes en prose, aussi
:
la préface
à
la Correspondance inédi te d’Ar thur Rimbaud, Monsieur Morphée empoi-
sonneur public, Sima, la Peinture et le Grand Jeu. Ces textes nous mettent
en présence d’une pensée qui, ne pouvant exprimer l ’ inexprimable, en fait
cependant pressentir l ’ imminence en projetant dans un texte l ‘ image de
son suic ide ( i l ne reste plus r ien dans cet te coupe creuse que l ’écho 31
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mo i l : e t renaissant tous les m i l le ans de l ’ant ique appel dont le son déchi-
rant a pénétré la première nui t de t ’ in tér ieur de l ’homme de cet te grande
horreur que l ’on d i t panique a lors qu’e l le est sans nom ta is- to i .
Gilbert-
Lecomte).
LA I”OI%IE
DE
ROGER GILBERT-LECOMTE
Les premiers poèmes de Roger Gi lber t -Lecomte
- ert ige,
écr i t
à
l ’âge
de 14 ans, et l ’ensemble des vers groupés sous le t i t re de
Tétanos
myst ique
-
émoignent d’une grande soumission
à
la forme. Le poète s’y
mesure avec les poètes symbolistes. Plus tard, i l bousculera cette al lé-
gearice formelle par une grande fantaisie verbale.
Dans une let t re à Benjamin Fondane, il décr ivai t son recuei l
la Vie,
l ’amour, la mort , le v ide et le vent
comme un
mélange de p la isanter ies
id iotes, de calembours fac i les et de lyr isme plus ou moins valable
... -.
Mais l ’œuvre de Roger Gi lber t -Lecomte étai t t rop centrée sur l ’essent ie l
pour que l ’on n’y cherche pas, aujourd’hui , le symptôme d’une réal i té
sous-jacente.
En lune certaine occasion, l ’écrivain s’est moritré irr i té de l ’ intérêt que
Léon-Paul Fargue et quelques autres avaient témoigné à l ’égard de ses
calembours versif iés. C’est parce qu’i l devinait derr ière cet intérêt un
dédain, ou tout au moins une erreur d ’appréciat ion,
à
l ’égard de ce qu’ i l
considérait comme essentiel.
Dans sa let t re
à
l ’auteur de
Rimbaud le voyou,
Roger Gi lber t -Lecomte
faisait l ’ inventaire des poètes qu’i l admirait. Parmi ceux-ci, il ci ta i t André
Breton ; mais
il
formulait à l ’encontre de ce (dernier un cer ta in nombre
de réserves
:
e
Voyez son œuv re, pas une chanson
:
peut-on se d i re p oète
sans avoir écr i t de chansons
=-.
Roger Gilbert-Leco mte aimait les chansons toutes les chansons
soul igne Arthur Adamov dans sa préface aux œuvres chois ies publ iées
sous le t i t re de Testament
-
mais c’est parce qu’à travers el les,
il
rechlerchait le f i l d’une tradit ion orale. Rares sont les poèmes de
La Vie,
l ’amour, l a mort , le v ide et le vent
et du
Miro i r no i r
qui n ’ont pas
été
écr i ts
pour être di ts. Le poète les a écr i ts en vue de leur incarnat ion dans un
corps, un double sonore. Les lecteurs qui ont été bouleversés par leurs
résonances éprouvent le besoin de les répéter , de les recréer et de se
laisser recréer par eux, de faire partager le plaisir de les l ire et de les
dire. II est peu de poèmes aussi envoûtants que
l a V ie Masquée
ou
l e
F i ls de
l’os
parle.
I ls ont le pouvoir d ’évei l ler des rythmes capables de
réaccorder la vie psychologique et la vie physiologique.
Dans la poésie de Roger Gi lber t -Lecomte tout est accordé à une cer ta ine
respirat ion qui bouscule les convent ions de la ponctuat ion et just i f ie
l ’absence du point et de la virgule. La respiration
y
est expiration. Et
c’est la durée qui est expirée. Mais alors que cette durée semble avoir,
pouir le profane qui lui est identif ié, un cheminement horizontal, le poète
qui en connaît
la
véritable nature la restitue à sa véritable f igure : le
cercle vicieux.
C’est sur une trame gravée : celle des structures verbales déjà constituées
et qui structurent toute pensée (on parle couramment aujourd’hui d’ a héré-
dité l inguist ique D que s’exerce Roger Gilbert-Lecomte.
I I
remonte comme
en courant ces phrases absurdes en apparence mais qui nous
2. LW place accordée dans cet essai à la poésie de Roger Gilbert-Lecomte n‘implique pas
une dépréciation de l’œuvre poétique de Daumal. L’absence de tout témoignage poétique
dans les numéros du Grand Jeu nous a contraint
a
combler cette lacune.
2
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rappellent quelque chose i~
:
un jeu de mots et un alexandrin, par
exemple
:
La Pal isse et ta sœur
Si
bel le
Qu’e l le en cr ie
Comme aux jours t répassés
o ù
sa b eauté naqui t
ou encore un fragment de discours :
.: il
demeu re évident pour qu elques-uns do nt l ’âne que l ’h eure est gr ave
=.
Le poète ne se contente pas de mettre
à
nu des structures, des méca-
nismes qui condit ionnent nos discours ; i l réabsorbe cet inconscient verbal
jusqu’au
>. Le poème est le
l ieu où le langage est cerné jusqu’à devenir son propre objet, où est
fait l ’ inventaire de ses signif ications, de ses analogies sonores et
où
ces
dernières s’épuisent dans un processus d’auto-connaissance. Les struc-
tures sont le corps du poème, le souff le est son être. Cette connaissance
ne renvoie pas
à
un système de références déterminé. Elle tend
à
suppri-
mer la dist inction entre valeurs objectives et valeurs subjectives en faisant
coïncider sujet et objet. Mais alors qu’une certaine littérature aboutit
à
un constat d’échec et se nourr it de la répétit ion même de cet échec, la
poésie de Roger Gilbert-Lecomte trouve son achèvement dans la l ibé-
ration du souff le. Ce n’est pas un hasard si son recueil se termine sur
une série de poèmes qui a le vent pour thème. Ici, l ’exercice de la poésie
est moins une quête qu’un acte de dépossession.
Les alchimistes connaissaient cette vérité- là
:
où a l ieu la coïncidence du
sujet et de l ’objet, le souff le s’élève ...
Roger Gilbert-Lecomte a renoué avec une tradit ion interrompue par le
classicisme pendant trois siècles et que ni le romantisme ni le symbolisme
n’étaient parvenus à rompre complètement. Le classicisme avait, sous
prétexte de clarté, confondu l ’objet et le langage qui le décrivait.
A
I’ inter-
rogation existentiel le, i l avait substitué la descript ion des sentiments et du
mil ieu.
L’ inquiétude
à
propos de l ’être et du langage avait lancé ses derniers
éclairs avec les poètes baroques
=
: Lazare de Selve, Chassignet, Mar-
bœuf, La Céppède ... La mise entre parenthèses d’une période de trois
siècles ans laquelle chaque Français aime
à
se reconnaître
-
ermet
de recréer une trajectoire dont on voit bien, grâce
à Roger Gilbert-Lecomte,
qu’el le n’a cessé de couver sous la cendre.
La
Céppède cherchait une justif ication à sa poésie non dans les idées
mais dans un rythme qui est celui du langage
à
la découverte de Iui-
même, hanté par un centre et une périphérie si lencieux
:
In te l l ig ib le sphère, i l est indubi table
Que ton centre est par tout , qu’à luy tout about i t ,
Et
le
cie l , e t la ter re, et l ’enfer redoutable,
Et la tombe, où la mort ta sur face abat i t .
Mon ame s ’en écar te, et pour ce e l le pat i t
;
Et veut s ’en approcher ; mais I ’appast détestable
De céte volupté, faussement delectable,
Par mi l le objects t rompeurs tousjours l ’en d iver t i t .
N e veui l le p lus souf f r i r que r ien l ’en d iver t iss e ;
Au cent re
(où
tout se rend) fay qu’ore e l le about isse,
R’avive la soudain par ton r ’av ivement.
33
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Donne luy tant d ’amour pour te fa i re adherance
Qu’i l passe par de là tout humain jugement,
Comme on ne peut juger de ta c i rconferance.
Lazaire de Selve lui fait écho :
Comme tout ce grand monde a forme circulaire,
Chaqu e part ie aussi fa i t un cercle agissant
;
Chacun des éléments, dedans l ’autre passant,
Se tourne, retournant au repos de sa sphère.
...
’ange se réfléchit vers celuy qui l ’a fait :
Ce grand Tour dont le centre est par tout s i par fa i t,
Et dont le cercle est te l qu’on ne le pe ut comprendre
...
Et Fioger Gilbert-Lecomte réabsorbant la durée retrouve les mêmes
accents :
Mais qui saurai t forcer le masque de ta face
Et l ’opaque frontière des peaux
Atteindre le point nul en soi-même vibrant
Au centre le point noir et père des f r issons
Roulant à l ’ inf ini leurs ondes circulaires
Tout immobile au fond du cœur l ’astre absolu
Le point v ide support de la v ie et des formes
Qui deviennent selon le cercle des tourments
Le secret des métamorphoses aveugles
Ce c:ourt voyage
à
travers des écrits séparés par plusieurs siècles n’était
pas iun voyage dans le temps, puisque dans chacun de ces trois poèmes
se trouve le même centre cerné par la même inquiétude.
Malgré le jugement sévère que Roger Gi lber t -Lecomte a por té sur ses
calernbours poétiques, i l nous faut rendre ces derniers à l ’ensemble d’une
cieuvre dont la motivation nous apparaît plus clairement.
Par le crépitement des analogies sonores, des al l i térations, par la mise
en evidence des structures, par l ’exercice gratuit = des procédés styl is-
t iques, Roger Gilbert-Lecomte a ouvert des tralppes sur des vides vert i-
gineux.
Dans la mémoire, les poèmes que nous avons appris, les discours que
IIOUS
avons entendus, les sentences qui nous ont été ressassées demeurent
A
l ’état de squelettes sonores. Ils laissent une empreinte dans laquelle
#e poète pe ut couler, comme dans un moule, des a ssociations ve rbales
inouvelles qui épousent les contours anciens et les frappent de dérision :
= L‘histoire de France
=,
par exemple, devient
:
a Lisse- to i rode œuf rance *
ILe poète cherche des analogies sonores ou viennent mourir de pseudo-
contenus qui sont, en fait, les contenants de la conscience. Mais le
lhnguiste lui-même, au terme de sa définit ion du langage humain, n’ induit- i l
pas le poète en tentation lorsqu’i l aff irme
:
Une analyse plus approfondie du langage montre que ces (...) éléments
de signi f icat ion se résolvent
à leur tour en phonèmes, éléments d’art icu-
lat ion dénués de signif ication, moins nombreux encore, dont l ’assemblage
sélectif et dist inctif fournit les unités signif icantes. Ces phonèmes = vides =,
organisés
en
systèmes forment la base de toute langue. s (E. Benveniste,
in Comm unication animale et langage humain m , Problèmes de Langage,
Gall imard édit.)
Et s’ i l est vrai que le langage nous façonne, peut-être nous appart ient- i l
34 de b’r iser nos prisons en brisant le langage lui-même
?
Ainsi le poète
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peut- i l brûler le vaisseau sur lequel
il
est embarqué, plus vite que le
l inguiste puisqu’i l vit jusqu’à en mourir l ’ identité du moi et du langage.
Peut-être aussi peut- i l ruser, dresser des embuscades, assassiner en lui
et dans les autres ans le masque en creux du phonème outes les
pseudo-signif ications qui sont autant de contenants grâce auxquels l ’être
se pense.
II est des moments où on ne rougit pas d’être meurtr ier.
La confrontation des œ uvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte,
nous permet de qualif ier la première de descr ip t i ve et la seconde d’expé-
r imentale.
L’œuvre de Daumal reconstitue dans le temps une expérience vécue, celle
de Lecomte, au contraire, tente de recréer, dans le présent, les condit ions
d‘un surgissement indicible. Celle- là nous donne l ’ image du continu, celle-
ci est discontinue. Chez l ’auteur du Mont analogue, l ’acquis est t rop for t
e t tend à uti l iser l ‘énergie révélée en vue de son accroissement et d’un
accompl issement toujours di f féré ; chez l ’auteur du Retour
à
tout, la struc-
ture, incertaine, tend
à
régresser vers l ’ indifférencié.
Daumal impose l ’ image manichéenne (Qu’est -ce qui importe par-dessus
tout , dans la v ie humaine
?
remet t re
à
l eurs p laces roya les les grandes
va leurs : Bien, Beau, Vrai . René Daumal : Let t re à Max-Pol Fouchet (8
mars 1941).) d’un monde en lutte contre la plural i té et la dispersion
;
il essaie de faire adhérer le plus étroitement possible la descript ion et
l ’objet de la descript ion. Roger Gilbert-Lecomte, lui, donne volontiers à
penser que ses textes, le plus souvent très courts, sont autant d’événe-
ments recréés sur le plan poétique.
ROGER GILBERT-LECOMTE
ET
RENE DAUMAL
..
QUI OU QUOI ?
Si
je ne sais où va la con sc ien ce, je pu is savoi r d ’ou el le v ient , la mém oire
étant son apanage.
M a tête, ma tête sans yeux, à qui établ i ra i t le bien-fondé de sa manie
d’ indui re comme d e tout aut re t ic de la p ensée logiqu e, en face de ma
torpeur f ixe, cet te soudaine consc ience du scandale d’êt re.
Ces
deux fragments laissés par Roger Gilbert-Lecomte, i l lustrent le carac-
tère c ontradictoire des recherches du Grand Jeu. La perce pt ion du
a
scan-
dale d’être *
amenait Roger Gilbert-Lecomte à se percevoir au sein du
mystère de l ’existant, la recherche de l ’or igine de la conscience le condui-
sait
à se laisser absorber par les phantasmes de l ’ inconscient ...
La recherche causale reprenait ses droits mais ne pouvait aboutir ... Roger
Gilbert-Lecomte se disait volontiers plus préoccupé d’en-deçà que d’au-
delà. René Daumal, au contraire, était désespérément tendu vers uneimage de lui-même immergée dans le
n
divin
m.
Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal nous apparaissent, dans leurs
désaccords d’homme à homm e ainsi que dans leurs contradict ions internes,
moins comme des individualités que comme les personnif ications d’équa-
t ions mal posées.
L’un et l ’autre n’ont pas cessé de a se penser B . Et si se penser, c’est
s’ isoler, se différencier en tant qu’objet mental, i ls auront été, tous les
deux, les deux moitiés d’une même vérité.
Le raisonnem ent de D escartes i l lustre, par une suite de malentendus accep-
tés pa r tous c eux dont la professio n est de penser ce qui n’est pas pensable,
la situation, cocasse et dramatique à la fois, de ce qu’i l est convenu
d’appeler la personnalité humaine
: (...)
e i l es t for t c royab le qu ’ i l [dieu]
35
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m’a en qu e lque façon p rodu i t à
son
image et semb lance e t qu e je conço is
cet te ressemblance (dans laquelle l ’ idée de dieu se trouve contenue) par
la m ême facu l té par laquel le je me conço is m oi -même.
On voi t que chercher l ’or ig ine de la conscience revient à créer d ieu
a
par
la meme facu l té par laquel le je me conço is moi -même. >
On voi t aussi que
K
se connaître
=
peut être la meil leure et la pire des
choses. Selon que l ’on considère l ’homme comme l ’expression du continu,
de
la
durée, ou de la discontinuité et du mouvement,
Q:
se connaître
signif ie soit la cr istal l isation définit ive dans une image qui est la projection
de la volonté de durer dans une identité, soit, au contraire, la perception
de l ’homme en tant que centre de percept ion du mystère de l ’existant .
Dans le premier cas, Descartes, son a je pense donc je suis m , son dieu
tr iomphent ; dans le second cas, c’est la déroute des concepts-objets
grâce auxquels l ’être se pense, et l ’homme impensable dans un univers
qui r ie l ’est pas moins cesse d e se penser \pour coïncider avec son
essence intemporelle.
Essence dont l ’éloignement est l ’histoire
-
istoire qui n’a pour but que
de la faire tr iompher, que de l ’unir à ce à travers quoi el le doit rayonner.
Marx et Engels avaient compr is un aspect de cet te révélat ion en fa isant
coïncider la réalisation des
O:
buts D de l ’histoire et de l ’homme avec
I’achdvement de l ’histoire el le-même (écho de la parole de Jésus
:
=
Je
ne su is pas venu abol i r la lo i des prophètes mais la réa l i ser m).
II
leur
manquait d’avoir perçu le processus dans sa total i té. Cette f in est la
réalisation d’un
a
commencement B. C e
=
commencement est dans la
f in. Mais le
a
commencement ,, n’a jamais cessé d’être présent, un présent
qui, pour devenir présence et i l luminer l ’univers a dû se servir de ce
dernier comme résistance.
CHAMP UNITAIRE
ET
N O N UNITE. ENSEMBLE ET N O N E X C LU S IO N
L’homme v i t
à
travers des activités séparées qui sont autant d’exclusions
et
de contradict ions : opposit ions de la vie privée et de la vie publique,
de lai vie professionnelle et des loisirs, de la vie re l ig ieuse et de la v ie
profane, de la vie sociale et de la vie individuelle, de la morale et des
fai ts ..
Toute voie part icul ière est exclusive. C’est parce qu’i l se confondît avec
l’ idée de vérité que René Daumal renia ses amis - enia tout au moins
celui dont la seule présence r isquait
à
chaque
instant de remettre son
choix en cause.
Dans le microcosme du Grand Jeu se reflèta, er i un raccourci foudroyant,
tout le drame du psychisme humain. Personnage encore et non indiv idu,
I ’horr ime ne perçoit que des représentations de lui-même et i l ne peut
s’ identif ier, en fait de vérité, qu’à une image ... L’humanisme est
la
l imite
qu’ i l se donne af in de pouvoir se penser et penser son idéal .
Toutes les questions, au cours des siècles, ont été absorbées par des
réponses rel ig ieuses ou phi losophiques. C’est parce que ces quest ions
n’étaient pas essentiel les, n’étaient pas l ’essence même de toute ques-
t ion (Peut -êt re la v ie n ’es t -el le fa i te que de reco mm encements de p lus
en p lus graves... de tâ tonnements de p lus en p lus préc is vers une catas -
t rophe... d’aggravat ions progress ives vers un embrasement généra l
?..
.
4~ Embrasement = au f iguré, nature l lement .. Peut-êt re ?... Ce n ’es t pas
VOUS
qui agissez. C’est tout ce qui n ’est pas accompl i en vous. Que peut -
on fa i re
à
cela ? Rien. Rien. Tout ce q ui a raté veu t , doi t absolum ent recom-
mencer . Carlo Suarès.). Du grand jeu, celui de la conscience et de I ’uni-
vers, jai l l i t une seule interrogation qui remet en cause la total i té de l ’être
36 et de l ’existant. Ma rc Thivolet
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Dessin
Numéro
1
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Avant-propos
au
premier
numéro
du Grand
Jeu
par Fi. Gilber t-Lecomte
Le Grand Jeu est irrémédiable ;
il
ne se joue qu’une fois. Nous voulons
le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à qui perd
gagne
D.
Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand
Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de
*
grâce
,. :
la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.
Avoir la grâce est une question d’att i tude et de tal isman. Rechercher
l ’att i tude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car
nous croyons à tous les miracles. Att i tude : il faut se mettre dans un
état de réceptivité entiere, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi.
D e là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les
instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour
en jour . Une immense poussée d’ innocence a fa i t craquer pour nous tous
les cadres des contraintes qu’un être social a coutume d’accepter. Nous
n’acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits
que les dev oirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres,
nous augurons peu
à
peu une éthique nouvelle qui se construira dans
ces pages. Sur le p lan de la morale des hommes les changements perpé-
tuels de notre devenir ne réclament q ue le droit à ce qu ’i ls nomment lâcheté.
Et ce n’est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n’est faite
que de notre bonne fo i ; nous sommes des comédiens sincères. Quand
nous marchons, il
y
a en nous des ho mme s qui se regardent, q ui s’emboîtent
le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient,
s’acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons
être alors que l ’action de marcher. C’est en cela que nous sommes corné-
8
8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu
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c-
diens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à
leur choix. Nous avons simplement le sens de l ’action.
Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire, nous nous laissons
écrire. C’est aussi pour nous reconnaître nous-m ême s et les uns les
autres : e me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une
figure humaine douée d’une identité dans la durée. Faute de m iroirs j ’aurais
les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le
miracle me touche, je n’aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes
à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes
et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former
un total inf ini. Le com promis homo sapiens >D s’efface entre les deux. La
connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu’au-
tant qu’el les servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques
de toutes les rel igions seraient nôtres s’ i ls avaient brisé les carcans de
leurs rel igions que nous ne pouvons subir.
Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces
à
toutes les révo-
lut ions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous impor-
tent peu. Nous, nous attachons à l ’acte même de révolte une puissance
capable de bien des miracles.
Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au l ieu de nous enfermer
dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant
son propre cadavre sur son dos.
Car nous, nous ne formons pas un groupe l i t téraire, mais une union
d’hommes l iés à la même recherche.
Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous
que des moyens.
La grâce l iée à l ’att i tude a besoin, avons-nous dit, de tal ismans qui lui
communiquent leurs puissances, d’al iments qui nourr issent sa vie. L‘un
d’entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à
manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain
sa faim se traîne de musées en bibl iothèques. Mais un spectacle, insi-
gnif iant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une
huître vivante). La sensation bouleversante d’un instant a rendu d’un seul
coup des forces incalculables à sa vie inquiète.
Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes,
nos dessins feront naitre peut-être chez quelques-uns, qu’i ls ont donné
souvent
à
leurs créateurs dans