Camus, Actuelles I

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    Albert CAMUSphilosophe et crivain franais [1913-1960]

    (1950)

    Actuelles ICRITS POLITIQUES

    [CHRONIQUES 1944-1948]

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel:[email protected] web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://www.uqac.ca/jmt-sociologue/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/mailto:[email protected]
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    Politique d'utilisationde la bibliothque des Classiques

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    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les ut ilisa-teurs. C'est notre mission.

    J ean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    REMARQUE

    Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passeau domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o ilfaut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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    Du mme auteur

    Aux ditions Gallimard

    L'ENVERS ET L'ENDROIT, essai.NOCES, essai.L'TRANGER, roman.LE MYTHE DE SISYPHE, essai.LE MALENTENDU suivi de CALIGULA, thtre.LETTRES UN AMI ALLEMAND.LA PESTE, rcit. L'TAT DE SIGE, thtre.

    ACTUELLES :

    I. Chroniques 1944-1948.II. Chroniques 1948-1953.III. Chroniques algriennes 1939-1958.

    LES JUSTES, thtre.L'HOMME RVOLT, essai.

    L'T, essai.LA CHUTE, rcit.L'EXIL ET LE ROYAUME, nouvelles.DISCOURS DE SUDE.

    CARNETS :

    I. Mai 1935-fvrier 1942.Il. Janvier 1942-mars 1951.

    III. Mars 1951-dcembre 1959.JOURNAUX DE VOYAGE.CORRESPONDANCE AVEC JEAN GRENIER.

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    Adaptations thtrales

    LA DVOTION LA CROIX de Pedro Caldern dela Barca. LES ES-

    PRITS de Pierre de Larivey.REQUIEM POUR UNE NONNE de William Faulkner.LE CHEVALIER D'OLMEDO de Lope de Vega.LES POSSDS de Dostoevski.

    Cahiers Albert Camus

    I. LA MORT HEUREUSE, roman.Il. Paul Viallaneix : Le premier Camus, suivi d'crits de jeunesse

    d'Albert Camus.III. Fragments d'un combat (1938-1940) - Article d'Alger Rpubli-cain.

    IV. CALIGULA (version de 1941), thtre.V. Albert Camus : oeuvre ferme, uvre ouverte ? Actes du collo-

    que de Cerisy (juin 1982).VI. Albert Camus ditorialiste L'Express (mai 1955-fvrier 1958).VII. LE PREMIER HOMME.

    Bibliothque de la Pliade

    THTRE, RCITS ET NOUVELLES.ESSAIS.

    Aux ditions Calmann-Lvy

    RFLEXIONS SUR LA GUILLOTINE, in : Rflexions sur la peine capi-tale, de Camus et Koestler, essai.

    l'Avant-Scne

    UN CAS INTRESSANT, adaptation de Dino Buzzati, thtre.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, b-

    nvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et fondateur desClassiques des sciences sociales, partir de :

    Albert CAMUS [1913-1960]

    Actuelles I. crits politiques (Chroniques 1944-1948).

    Paris : Les ditions Gallimard, 1re dition, 1950. dition renouveleen 1972, 84 pp. Collection Folio Texte intgral.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Comic Sans, 12 points.Pour les citations : Comic Sans, 12 points.Pour les notes de bas de page : Comic Sans, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Micro-soft Word 2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 4 avril 2011, revue et corrige le2 mai 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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    Albert CAMUSphilosophe et crivain franais [1913-1960]

    Actuelles I. crits politiques(Chroniques 1944-1948)

    Paris : Les ditions Gallimard, 1re dition, 1950. dition renouveleen 1972, 84 pp. Collection Folio Texte intgral.

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    Table des matires

    Quatrime de couvertureAVANT-PROPOS.

    LA LIBRATION DE PARIS.

    Le sang de la libertLa nuit de la vritLe temps du mpris

    LE JOURNALISME CRITIQUE.

    Critique de la nouvelle presseLe journalisme critiqueAutocritique

    MORALE ET POLITIQUE.

    I. 8 septembre 1944II. 7 octobre 1944III. 12 octobre 1944IV. 29 octobre 1944V. 4 novembre 1944VI. 24 novembre 1944VII. 26 dcembre 1944VIII. 11 janvier 1945IX. 27 juin 1945X. 30 aot 1945XI. 8 aot 1945

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    LA CHAIR.

    I. 27 octobre 1944

    II. 22 dcembre 1944III. 2 janvier 1945IV. 17 mai 1945V. 19 mai 1945

    PESSIMISME ET TYRANNIE.

    Le pessimisme et le courageDfense de l'intelligence

    DEUX ANS APRS.

    Dmocratie et modestieLa contagionAnniversaireRien n'excuse cela

    NI VICTIMES NI BOURREAUX.

    Le sicle de la peurSauver les corpsLe socialisme mystifiLa rvolution travestieDmocratie et dictature internationalesLe monde va viteUn nouveau contrat socialVers le dialogue

    DEUX RPONSES EMMANUEL D'ASTIER DE LA VIGERIE.

    Premire rponseDeuxime rponse

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    L'INCROYANT ET LES CHRTIENSTROIS INTERVIEWS

    POURQUOI L'ESPAGNE ?LE TMOIN DE LA LIBERT

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    Actuelles I. crits politiques (Chroniques 1944-1948)Quatrime de couverture

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    Ce volume rsume l'exprience d'un crivain ml pendant quatreans la vie publique de son pays. [...]

    Cette exprience se solde, comme il est naturel, par la perte dequelques illusions et par le renforcement d'une conviction plus profon-de. J'ai seulement veill, comme je le devais, ce que mon choix nemasque rien des positions qui me sont devenues trangres. Un certainnombre des ditoriaux de Combat, par exemple, figurent ici non pourleur valeur, souvent relative, ni pour leur contenu qui, parfois, n'a plusmon accord, mais parce qu'ils m'ont paru significatifs. [...] Mais ce t-moignage ne supportait aucune omission.

    Je crois avoir fait ainsi la part de mes injustices. On verra seule-ment que j'ai laiss parler en mme temps une conviction qui, elle dumoins, n'a pas vari. Et, pour finir, j'ai fait aussi la part de la fidlit

    et de l'espoir. C'est en ne refusant rien de ce qui a t pens et vcu cette poque, c'est en faisant l'aveu du doute et de la certitude, enconsignant l'erreur qui, en politique, suit la conviction comme son om-bre, que ce livre restera fidle une exprience qui fut celle de beau-coup de Franais et d'Europens. Aussi longtemps que, serait-ce dans

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    un seul esprit, la vrit sera accepte pour ce qu'elle est et tellequ'elle est, il y aura place pour l'espoir. [...]

    Le vrai dsespoir ne nat pas devant une adversit obstine, ni dansl'puisement d'une lutte ingale. Il vient de ce qu'on ne connat plusses raisons de lutter et si, justement, il faut lutter. Les pages qui sui-vent disent simplement que si la lutte est difficile, les raisons de lut-ter, elles du moins, restent toujours claires.

    Albert Camus

    Will Barnet, Golden Angulation. Whitney Museum of American Art,

    New York. Photo du muse, ADAGP, 1997.

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    Actuelles I. crits politiques (Chroniques 1944-1948)Propos liminaires

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    [7] Je fus plac mi-distance de la misre et du soleil , critAlbert Camus dans L'envers et l'endroit. Il est n dans un domaineviticole prs de Mondovi, dans le dpartement de Constantine, en Al-grie. Son pre a t bless mortellement la bataille de la Marne, en1914. Une enfance misrable Alger, un instituteur, M. Germain, puisun professeur, Jean Grenier, qui savent reconnatre ses dons, la tu-

    berculose, qui se dclare prcocement et qui, avec le sentiment tragi-que qu'il appelle l'absurde, lui donne un dsir dsespr de vivre, tel-les sont les donnes qui vont forger sa personnalit. Il crit, devientjournaliste, anime des troupes thtrales et une maison de la culture,fait de la politique. Ses campagnes Alger Rpublicain pourdnoncerla misre des musulmans lui valent d'tre oblig de quitter l'Algrie,o l'on ne veut plus lui donner de travail. Pendant la guerre en France,il devient un des animateurs du journal clandestin Combat. la Libra-tion, Combat, dont il est le rdacteur en chef, est un quotidien qui, parson ton et son exigence, fait date dans l'histoire de la presse.

    Mais c'est l'crivain qui, dj, s'impose comme un des chefs de filede sa gnration. Alger, il avait publi Noces et L'envers et l'en-droit. Rattach tort au mouvement existentialiste qui atteint sonapoge au lendemain de la guerre, Albert Camus crit en fait une u-

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    vre articule autour de l'absurde et de la rvolte. C'est peut-treFaulkner qui en a le mieux rsum le sens gnral : Camus disait quele seul rle vritable de l'homme, n dans un monde absurde, tait de

    vivre, d'avoir conscience de sa vie, de sa rvolte, de sa libert. EtCamus lui [8] mme a expliqu comment il avait conu l'ensemble deson uvre : Je voulais d'abord exprimer la ngation. Sous trois for-mes. Romanesque : ce fut L'tranger. Dramatique : Caligula, Le malen-tendu. Idologique : Le mythe de Sisyphe. Je prvoyais le positif soustrois formes encore. Romanesque : La peste. Dramatique : L'tat desigeet Les justes. Idologique : L'homme rvolt. J'entrevoyais djune troisime couche autour du thme de l'amour.

    La peste, ainsi, commence en 1941, Oran, ville qui servira de d-cor au roman, symbolise le Mal, un peu comme Moby Dickdont le mythebouleverse Camus. Contre la peste, des hommes vont adopter diversesattitudes et montrer que l'homme n'est pas entirement impuissant enface du sort qui lui est fait. Ce roman de la sparation, du malheur etde l'esprance, rappelant de faon symbolique aux hommes de cetemps ce qu'ils venaient de vivre, connut un immense succs.

    L'homme rvolt, en 1951, ne dit pas autre chose. J'ai voulu dire

    la vrit sans cesser d'tre gnreux , crit Camus qui dit aussi decet essai, qui lui valut beaucoup d'inimitis et le brouilla notammentavec les surralistes et avec Sartre : Le jour o le crime se pare desdpouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre notre temps, c'est l'innocence qui est somme de fournir ses justifi-cations. L'ambition de cet essai serait d'accepter et d'examiner cettrange dfi.

    Cinq ans plus tard, La chutesemble le fruit amer du temps des d-

    sillusions, de la retraite, de la solitude. La chutene fait plus le procsdu monde absurde o les hommes meurent et ne sont pas heureux.Cette fois, c'est la nature humaine qui est coupable. O commence laconfession, ou l'accusation ? crit Camus lui-mme de ce rcit uniquedans son oeuvre. Une seule vrit en tout cas, dans ce jeu de glacestudi : la douleur et ce qu'elle promet.

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    Un an plus tard, en 1957, le prix Nobel est dcern Camus, pourses livres et aussi, sans doute, pour ce combat qu'il n'a jamais cessde mener contre tout ce qui veut craser l'homme. On attendait un

    nouveau dveloppement de son uvre quand, le 4 janvier 1960, il trou-ve la mort dans un accident de voiture.

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    Ren Char

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    [11]

    Il vaut mieux prir que har et craindre ;il vaut mieux prir deux fois que se fairehar et redouter ; telle devra tre un jour

    la suprme maxime de toute socit orga-nise politiquement.

    Nietzsche.

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    [13]

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    Avant-propos

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    Ce volume rsume l'exprience d'un crivain ml pendant quatreans la vie publique de son pays. On y trouvera un choixdes ditoriauxpublis dans Combat jusqu'en 1946 et une srie d'articles ou de t-moignages suscits par l'actualit de 1946 1948. Il s'agit donc d'un

    bilan.Cette exprience se solde, comme il est naturel, par la perte de

    quelques illusions et par le renforcement d'une conviction plus profon-de. J'ai seulement veill, comme je le devais, ce que mon choix nemasque rien des positions qui me sont devenues trangres. Un certainnombre des ditoriaux de Combat, par exemple, figurent ici non pourleur valeur, souvent relative, ni pour leur contenu qui, parfois, n'a plusmon accord, mats parce qu'ils m'ont paru significatifs. Pour un ou deuxd'entre eux, la vrit, je ne les relis pas aujourd'hui sans malaise, nitristesse, et il m'a fallu faire effort pour les reproduire. Mais ce t-moignage ne supportait aucune omission.

    Je crois avoir fait ainsi la part de mes injustices. On verra seule-ment que j'ai laiss parler en mme temps une conviction qui, elle dumoins, n'a pas vari. Et, [14] pour finir, j'ai fait aussi la part de la fi-

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    dlit et de l'espoir. C'est en ne refusant rien de ce qui a t pens etvcu cette poque, c'est en faisant l'aveu du doute et de la certitu-de, en consignant l'erreur qui, en politique, suit la conviction comme

    son ombre, que ce livre restera fidle une exprience qui fut celle debeaucoup de Franais et d'Europens. Aussi longtemps que, serait-cedam un seul esprit, la vrit sera accepte pour ce qu'elle est et tellequ'elle est, il y aura place pour l'espoir.

    Voil pourquoi je n'approuve pas cet crivain de talent qui, rcem-ment invit une confrence sur la culture europenne, refusait sonconcours en dclarant que cette culture, touffe entre deux empiresgants, tait morte. Il est vrai sans doute qu'une part, au moins, de

    cette culture est morte le jour o cet crivain forma en lui-mme cet-te pense. Mais, bien que ce livre soit compos d'crits dj anciens, ilrpond d'une certaine manire, me semble-t-il, ce pessimisme. Levrai dsespoir ne nat pas devant une adversit obstine, ni dansl'puisement d'une lutte ingale. Il vient de ce qu'on ne connat plusses raisons de lutter et si, justement, il faut lutter. Les pages qui sui-vent disent simplement que si la lutte est difficile, les raisons de lut-ter, elles du moins, restent toujours claires.

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    LA LIBRATIONDE PARIS

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    [17]

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    I. LA LIBRATION DE PARIS

    LE SANG DE LA LIBERT(Combat, 24 aot 1944.)

    Retour la table des matires

    Paris fait feu de toutes ses balles dans la nuit d'aot. Dans cet im-mense dcor de pierres et d'eaux, tout autour de ce fleuve aux flotslourds d'histoire, les barricades de la libert, une fois de plus, se sontdresses. Une fois de plus, la justice doit s'acheter avec le sang deshommes.

    Nous connaissons trop ce combat, nous y sommes trop mls par lachair et par le coeur pour accepter, sans amertume, cette terriblecondition. Mais nous connaissons trop aussi son enjeu et sa vrit pourrefuser le difficile destin qu'il faut bien que nous soyons seuls por-ter.

    Le temps tmoignera que les hommes de France ne voulaient pastuer, et qu'ils sont entrs les mains pures dans une guerre qu'ils.n'avaient pas choisie. Faut-il donc que leurs raisons aient t immensespour qu'ils abattent soudain leurs poings sur les fusils et tirent sansarrt, dans la nuit, sur ces soldats qui ont cru pendant deux ans que laguerre tait facile.

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    Oui, leurs raisons sont immenses. Elles ont la dimension de l'espoiret la profondeur de la rvolte. Elles sont les raisons de l'avenir pour unpays qu'on a [18] voulu maintenir pendant si longtemps dans la rumina-

    tion morose de son pass. Paris se bat aujourd'hui pour que la Francepuisse parler demain. Le peuple est en armes ce. soir parce qu'il espreune justice pour demain. Quelques-uns vont disant que ce n'est pas lapeine et qu'avec de la patience Paris sera dlivr peu de frais. Maisc'est qu'ils sentent confusment combien de choses sont menacespar cette insurrection, qui resteraient debout si tout se passait au-trement.

    Il faut, au contraire, que cela devienne bien clair personne ne peut

    penser qu'une libert, conquise dans ces convulsions, aura le visagetranquille et domestiqu que certains se plaisent lui rver. Ce terri-ble enfantement est celui d'une rvolution.

    On ne peut pas esprer que des hommes qui ont lutt quatre ansdans le silence et des jours entiers dans le fracas du ciel et des fusils,consentent voir revenir les forces de la dmission et de l'injusticesous quelque forme que ce soit. On ne peut pas s'attendre, eux quisont les meilleurs, qu'ils acceptent a nouveau de faire ce qu'ont fait

    pendant vingt-cinq ans les meilleurs et les purs, et qui consistait ai-mer en silence leur pays et mpriser en silence ses chefs. Le Parisqui se bat ce soir veut commander demain. Non pour le pouvoir, maispour la justice, non pour la politique, mais pour la morale, non pour ladomination de leur pays, mais pour sa grandeur.

    Notre conviction n'est pas que cela se fera, mais que cela se faitaujourd'hui, dans la souffrance et l'obstination du combat. Et c'estpourquoi, pardessus la peine des hommes, malgr le sang et la colre,

    ces morts irremplaables, ces blessures injustes [19] et ces ballesaveugles, ce ne sont pas des paroles de regret, mais ce sont des motsd'espoir, d'un terrible espoir d'hommes isols avec leur destin, qu'ilfaut prononcer.

    Cet norme Paris noir et chaud, avec ses deux orages dans le ciel etdans les rues, nous parat, pour finir, plus illumin que cette Ville Lu-

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    mire que nous enviait le monde entier. Il clate de tous les feux del'esprance et de la douleur, il a la flamme du courage lucide, et toutl'clat, non seulement de la libration, mais de la libert prochaine.

    LA NUIT DE LA VRIT(Combat, 25 aot 1944.)

    Retour la table des matires

    Tandis que les balles de la libert sifflent encore dans la ville, lescanons de la libration franchissent les portes de Paris, au milieu descris et des fleurs. Dans la plus belle et la plus chaude des nuits d'aot,le ciel de Paris mle aux toiles de toujours les balles traantes, lafume des incendies et les fuses multicolores de la joie populaire.Dans cette nuit sans gale s'achvent quatre ans d'une histoire mons-trueuse et d'une lutte indicible o la France tait aux prises avec sa

    honte et sa fureur.Ceux qui n'ont jamais dsespr d'eux-mmes ni de leur pays trou-

    vent sous ce ciel leur rcompense. Cette nuit vaut bien un monde, c'estla nuit de la [20] vrit. La vrit en armes et au combat, la vrit enforce aprs avoir t si longtemps la vrit aux mains vides et la poi-trine dcouverte. Elle est partout dans cette nuit o peuple et canongrondent en mme temps. Elle est la voix mme de ce peuple et de cecanon, elle a le visage triomphant et puis des combattants de la rue,

    sous les balafres et la sueur. Oui, c'est bien la nuit de la vrit et dela seule qui soit valable, celle qui consent lutter et vaincre.

    Il y a quatre ans, des hommes. se sont levs au milieu des dcom-bres et du dsespoir et ont affirm avec tranquillit que rien n'taitperdu. Ils ont dit qu'il fallait continuer et que les forces du bien pou-vaient toujours triompher des forces du mal condition de payer le

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    prix. Ils ont pay le prix. Et ce prix sans doute a t lourd, il a eu toutle poids du sang, l'affreuse pesanteur des prisons. Beaucoup de ceshommes sont morts, d'autres vivent depuis des annes entre des murs

    aveugles. C'tait le prix qu'il fallait payer. Mais ces mmes hommes,s'ils le pouvaient, ne nous reprocheraient pas cette terrible et mer-veilleuse joie qui nous emplit comme une mare.

    Car cette joie ne leur est pas infidle. Elle les justifie au contraireet elle dit qu'ils ont eu raison. Unis dans la mme souffrance pendantquatre ans, nous le sommes encore dans la mme ivresse, nous avonsgagn notre solidarit. Et nous reconnaissons avec tonnement danscette nuit bouleversante que pendant quatre ans nous n'avons jamais

    t seuls. Nous avons vcu les annes de la fraternit.De durs combats nous attendent encore. Mais la paix reviendra sur

    cette terre ventre et dans ces [21] curs torturs d'esprances etde souvenirs. On ne peut pas toujours vivre de meurtres et de violen-ce. Le bonheur, la juste tendresse, auront leur temps. Mais cette paixne nous trouvera pas oublieux. Et pour certains d'entre nous, le visagede nos frres dfigurs par les balles, la grande fraternit virile deces annes ne nous quitteront jamais. Que nos camarades morts gar-

    dent pour eux cette paix qui nous est promise dans la nuit haletante etqu'ils ont dj conquise. Notre combat sera le leur.

    Rien nest donne aux hommes et le peu qu'ils peuvent conqurir sepaye de morts injustes. Mais la grandeur de l'homme n'est pas l. Elleest dans sa dcision d'tre plus fort que sa condition. Et si sa condi-tion est injuste, il n'a qu'une faon de la surmonter qui est d'tre jus-te lui-mme. Notre vrit de ce soir, celle qui plane dans ce cield'aot, fait justement la consolation de l'homme. Et c'est la paix de

    notre cur comme c'tait celle de nos camarades morts de pouvoirdire devant la victoire revenue, sans esprit de retour ni de revendica-tion : Nous avons fait ce qu'il fallait.

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    LE TEMPS DU MPRIS(Combat, 30 aot 1944.)

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    Trente-quatre Franais torturs, puis assassins Vincennes, cesont l des mots qui ne disent rien si [22] l'imagination n'y supple pas.

    Et que voit l'imagination ? Deux hommes face face dont l'un s'appr-te arracher les ongles d'un autre qui le regarde.

    Ce n'est pas la premire fois que ces insupportables images noussont proposes. En 1933, a commenc une poque qu'un des plus grandsparmi nous a justement appele le temps du mpris. Et pendant dixans, chaque nouvelle que des tres nus et dsarms avaient t pa-tiemment mutils par des hommes dont le visage tait fait comme lentre, la tte nous tournait et nous demandions comment cela tait

    possible.Cela pourtant tait possible. Pendant dix ans, cela a t possible et

    aujourd'hui, comme pour nous avertir que la victoire des armes netriomphe pas de tout, voici encore des camarades ventrs, des mem-bres dchiquets et des yeux dont on a cras le regard coups detalon. Et ceux qui ont fait cela savaient cder leur place dans le mtro,tout comme Himmler, qui a fait de la torture une science et un mtier,rentrait pourtant chez lui par la porte de derrire, la nuit, pour ne pas

    rveiller son canari favori.Oui, cela tait possible, nous le voyons trop bien. Mais tant de cho-

    ses le sont et pourquoi avoir choisi de faire celle-ci plutt qu'une au-tre ? C'est qu'il s'agissait de tuer l'esprit et d'humilier les mes.Quand on croit la force, on connat bien son ennemi. Mille fusils bra-qus sur lui n'empcheront pas un homme de croire en lui-mme la

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    justice d'une cause. Et s'il meurt, d'autres justes diront non jus-qu' ce que la force se lasse. Tuer le juste ne suffit donc pas, il fauttuer son esprit pour que l'exemple d'un juste [23] renonant la di-

    gnit de l'homme dcourage tous les justes ensemble et la justice el-le-mme.

    Depuis dix ans, un peuple s'est appliqu cette destruction desmes. Il tait assez sr de sa force pour croire que l'me tait dsor-mais le seul obstacle et qu'il fallait soccuper d'elle. Ils s'en sont oc-cups et, pour leur malheur, ils y ont quelquefois russi. Ils savaientqu'il est toujours une heure de la journe et de la nuit o le plus cou-rageux des hommes se sent lche.

    Ils ont toujours su attendre cette heure. Et cette heure, ils ontcherch l'me travers les blessures du corps, ils l'ont rendue hagar-de et folle, et, parfois, tratresse et menteuse.

    Qui oserait parler ici de pardon ? Puisque l'esprit a enfin comprisqu'il ne pouvait vaincre l'pe que par l'pe, puisqu'il a pris les armeset atteint la victoire, qui voudrait lui demander d'oublier ? Ce n'estpas la haine qui parlera demain, mais la justice elle-mme, fonde surla mmoire. Et c'est de la justice la plus ternelle et la plus sacre,

    que de pardonner peut-tre pour tous ceux d'entre nous qui sontmorts sans avoir parl, avec la paix suprieure d'un coeur qui n'a ja-mais trahi, mais de frapper terriblement pour les plus courageux d'en-tre nous dont on a fait des lches en dgradant leur me, et qui sontmorte dsespre, emportant dans un cur pour toujours ravage leurhaine des autres et leur mpris d'eux-mmes.

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    LE JOURNALISMECRITIQUE

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    II. LE JOURNALISME CRITIQUE

    CRITIQUE DE

    LA NOUVELLE PRESSE(Combat, 31 aot 1944.)

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    Puisque, entre l'insurrection et la guerre, une pause nous est au-

    jourd'hui donne, je voudrais parler d'une chose que je connais bien etqui me tient coeur, je veux dire la presse. Et puisqu'il s'agit de cettenouvelle presse qui est sortie de la bataille de Paris, je voudrais enparler avec, en mme temps, la fraternit et la clairvoyance que l'ondoit des camarades de combat.

    Lorsque nous rdigions nos journaux dans la clandestinit, c'taitnaturellement sans histoires et sans dclarations de principe. Mais jesais que pour tous nos camarades de tous nos journaux, c'tait avec un

    grand espoir secret. Nous avions l'esprance que ces hommes, quiavaient couru des dangers mortels au nom de quelques ides qui leurtaient chres, sauraient donner leur pays la presse qu'il mritait etqu'il navait plus. Nous savions par exprience que la presse d'avantguerre tait perdue dans son principe et dans sa morale. L'apptit del'argent et l'indiffrence aux choses de la grandeur avaient opr en

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    mme temps pour donner la France une presse qui, de rares excep-tions prs, n'avait d'autre but que de [28] grandir la puissance dequelques-uns et d'autre effet que d'avilir la moralit de tous. Il n'a

    donc pas t difficile cette presse de devenir ce qu'elle a t de1940 1944, c'est--dire la honte de ce pays.

    Notre dsir, d'autant plus profond qu'il tait souvent muet, taitde librer les journaux de l'argent et de leur donner un ton et une v-rit qui mettent le public la hauteur de ce qu'il y a de meilleur en lui.Nous pensions alors qu'un pays vaut souvent ce que vaut la presse. Ets'il est vrai que les journaux sont la voix d'une nation, nous tions d-cids, notre place et pour notre faible part, lever ce pays en le-

    vant son langage. tort ou raison, c'est pour cela que beaucoupd'entre nous sont morts dans d'inimaginables conditions et que d'au-tres souffrent la solitude et les menaces de la prison.

    En fait, nous avons seulement occup des locaux, o nous avonsconfectionn des journaux que nous avons publis en pleine bataille.C'est une grande victoire et, de ce point de vue, les journalistes de laRsistance ont montr un courage et une volont qui mritent le res-pect de tous. Mais, et je m'excuse de le dire au milieu de l'enthou-

    siasme gnral, cela est peu de chose puisque tout reste faire. Nousavons conquis les moyens de faire cette rvolution profonde que nousdsirions. Encore faut-il que nous la fassions vraiment. Et pour toutdire d'un mot, la presse libre, telle qu'elle se prsente Paris aprsune dizaine de numros, n'est pas trs satisfaisante.

    Ce que je me propose de dire dans cet article et dans ceux qui sui-vront, je voudrais qu'on le prenne bien. Je parle au nom d'une frater-nit de combat et personne n'est ici vis en particulier. Les critiques

    [29] qu'il est possible de faire s'adressent toute la presse sans ex-ception, et nous nous y comprenons. Dira-t-on que cela est prmatur,qu'il faut laisser nos journaux le temps de s'organiser avant de fairecet examen de conscience ? La rponse est non .

    Nous sommes bien placs pour savoir dans quelles incroyablesconditions nos journaux ont t fabriqus. Mais la question n'est pas

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    l. Elle est dans un certain ton qu'il tait possible d'adopter ds ledbut et qui ne l'a pas t. C'est au contraire au moment o cettepresse est en train de se faire, o elle va prendre son visage dfinitif

    qu'il importe qu'elle s'examine. Elle saura mieux ce qu'elle veut treet elle le deviendra.

    Que voulions-nous ? Une presse claire et virile, au langage respec-table. Pour des hommes qui, pendant des annes, crivant un article,savaient que cet article pouvait se payer de la prison et de la mort, iltait vident que les mots avaient leur valeur et qu'ils devaient trerflchis. C'est cette responsabilit du journaliste devant le publicqu'ils voulaient restaurer.

    Or, dans la hte, la colre ou le dlire de notre offensive, nos jour-naux ont pch par paresse. Le corps, dans ces journes, a tant tra-vaill que l'esprit a perdu de sa vigilance. Je dirai ici en gnral ce queje me propose ensuite de dtailler : beaucoup de nos journaux ont re-pris des formules qu'on croyait primes et n'ont pas craint les excsde la rhtorique ou les appels cette sensibilit de midinette qui fai-saient, avant la dclaration de guerre ou aprs, le plus clair de nosjournaux.

    Dans le premier cas, il faut que nous nous persuadions bien que nousralisons seulement le [30] dcalque, avec une symtrie inverse, de lapresse d'occupation. Dans le deuxime cas, nous reprenons, par espritde facilit, des formules et des ides qui menacent la moralit mmede la presse et du pays. Rien de tout cela n'est possible, ou alors ilfaut dmissionner et dsesprer de ce que nous avons faire.

    Puisque les moyens de nous exprimer sont ds maintenant conquis,notre responsabilit vis--vis de nous-mmes et du pays est entire.

    L'essentiel, et c'est l'objet de cet article, est que nous en soyons bienavertis. La tche de chacun de nous est de bien penser ce qu'il se pro-pose de dire, de modeler peu peu l'esprit du journal qui est le sien,d'crire attentivement et de ne jamais perdre de vue cette immensencessit o nous sommes de redonner un pays sa voix profonde. Sinous faisons que cette voix demeure celle de l'nergie plutt que de la

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    haine, de la fire objectivit et non de la rhtorique, de l'humanitplutt que de la mdiocrit, alors beaucoup de choses seront sauveset nous n'aurons pas dmrit.

    LE JOURNALISMECRITIQUE

    (Combat, 8 septembre 1944.)

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    Il faut bien que nous nous occupions aussi du journalisme d'ides.La conception que la presse [31] franaise se fait de l'informationpourrait tre meilleure, nous l'avons dj dit. On veut informer vite aulieu d'informer bien. La vrit ny gagne pas.

    On ne peut donc raisonnablement regretter que les articles de fond

    prennent l'information un peu de la place qu'elle occupe si mal. Unechose du moins est vidente, l'information telle qu'elle est fournieaujourd'hui aux journaux, et telle que ceux-ci l'utilisent, ne peut sepasser d'un commentaire critique. C'est la formule laquelle pourraittendre la presse dans son ensemble.

    D'une part, le journaliste peut aider la comprhension des nouvel-les par un ensemble de remarques qui donnent leur porte exacte des informations dont ni la source ni l'intention ne sont toujours vi-

    dentes. Il peut, par exemple, rapprocher dans sa mise en pages desdpches qui se contredisent et les mettre en doute l'une par l'autre.Il peut clairer le public sur la probabilit qu'il est convenable d'atta-cher telle information, sachant qu'elle mane de telle agence ou detel bureau l'tranger. Pour donner un exemple prcis, il est bien cer-tain que, parmi la foule de bureaux entretenus l'tranger, avant la

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    guerre, par les agences, quatre ou cinq seulement prsentaient les ga-ranties de vracit qu'une presse dcide jouer son rle doit rcla-mer. Il revient au journaliste, mieux renseign que le publie, de lui

    prsenter, avec le maximum de rserves, des informations dont ilconnat bien la prcarit.

    cette critique directe, dans le texte et dans les sources, le jour-naliste pourrait ajouter des exposes aussi clairs et aussi prcis quepossible qui mettraient [32] le public au fait de la technique d'infor-mation. Puisque le lecteur s'intresse au docteur Petiot et l'escro-querie aux bijoux, il n'y a pas de raisons immdiates pour que le fonc-tionnement d'une agence internationale de presse ne l'intresse pas.

    L'avantage serait de mettre en garde son sens critique au lieu des'adresser son esprit de facilit. La question est seulement de savoirsi cette information critique est techniquement possible. Ma convic-tion sur ce point est positive.

    Il est un autre apport du journaliste au public. Il rside dans lecommentaire politique et moral de l'actualit. En face des forces d-sordonnes de l'histoire, dont les informations sont le reflet, il peuttre bon de noter, au jour le jour, la rflexion d'un esprit ou les ob-

    servations communes de plusieurs esprits. Mais cela ne peut se fairesans scrupules, sans distance et sans une certaine ide de la relativit.Certes, le got de la vrit n'empche pas la prise de parti. Et mme,si l'on a commenc de comprendre ce que nous essayons de faire dansce journal, l'un ne s'entend pas sans l'autre. Mais, ici comme ailleurs, ily a un ton trouver, sans quoi tout est dvaloris.

    Pour prendre des exemples dans la presse d'aujourd'hui, il est cer-tain que la prcipitation tonnante des armes allies et des nouvelles

    internationales, la certitude de la victoire remplaant soudain l'espoirinfatigable de la libration, l'approche de la paix enfin, forcent tousles journaux dfinir sans retard ce que veut le pays et ce qu'il est.C'est pourquoi il est tant question de la France dans leurs articles.Mais, bien entendu, il s'agit d'un sujet qu'on ne peut [33] toucherqu'avec d'infinies prcautions et en choisissant ses mots. vouloirreprendre les clichs et les phrases patriotiques d'une poque o l'on

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    est arriv irriter les Franais avec le mot mme de patrie, on n'ap-porte rien la dfinition cherche. Mais on lui retire beaucoup. destemps nouveaux, il faut, sinon des mots nouveaux, du moins des dispo-

    sitions nouvelles de mots. Ces arrangements, il n'y a que le cur pourles dicter, et le respect que donne le vritable amour. C'est ce prixseulement que nous contribuerons, pour notre faible part, donner ce pays le langage qui le fera couter.

    On le voit, cela revient demander que les articles de fond aientdu fond et que les nouvelles fausses ou douteuses ne soient pas pr-sentes comme des nouvelles vraies. C'est cet ensemble de dmarchesque j'appelle le journalisme critique. Et, encore une fois, il y faut du

    ton et il y faut aussi le sacrifice de beaucoup de choses. Mais cela suf-firait peut-tre si l'on commenait d'y rflchir.

    AUTOCRITIQUE(Combat, 22 novembre 1944.)

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    Faisons un peu d'autocritique. Le mtier qui consiste dfinir tousles jours, et en face de l'actualit, les exigences du bon sens et de lasimple honntet d'esprit ne va pas sans danger. vouloir le [34]mieux, on se voue juger le pire et quelquefois aussi ce qui est seule-ment moins bien. Bref, on peut prendre l'attitude systmatique du ju-

    ge, de l'instituteur ou du professeur de morale. De ce mtier la pr-tention ou la sottise, il n'y a qu'un pas.

    Nous esprons ne ravoir pas franchi. Mais nous ne sommes pas srsque nous ayons chapp toujours au danger de laisser entendre quenous croyons avoir le privilge de la clairvoyance et la supriorit deceux qui ne se trompent jamais. Il n'en est pourtant rien. Nous avons

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    le dsir sincre de collaborer loeuvre commune par l'exercice prio-dique de quelques rgles de conscience dont il nous semble que la poli-tique da pas fait, jusqu'ici, un grand usage.

    C'est toute notre ambition et, bien entendu, si nous marquons leslimites de certaines penses ou actions politiques, nous connaissonsaussi les ntres, essayant seulement d'y remdier par l'usage de deuxou trois scrupules. Mais l'actualit est exigeante et la frontire quispare la morale du moralisme, incertaine. Il arrive, par fatigue et paroubli, qu'on la franchisse.

    Comment chapper ce danger ? Par l'ironie. Mais nous ne sommespas, hlas ! dans une poque d'ironie. Nous sommes encore dans le

    temps de l'indignation. Sachons seulement garder, quoi qu'il arrive, lesens du relatif et tout sera sauv.

    Certes, nous ne lisons pas sans irritation, au lendemain de la prisede Metz, et sachant ce qu'elle a cot, un reportage sur rentre deMarlne Dietrich a Metz. Et nous aurons toujours raison de nous enindigner. Mais il faut comprendre, en mme temps, que cela ne signifiepas pour nous que les journaux [35] doivent tre forcement ennuyeux.Simplement, nous ne pensons pas quen temps de guerre, les caprices

    d'une vedette soient ncessairement plus intressants que la douleurdes peuples, le sang des armes, ou l'effort acharn d'une nation pourtrouver sa vrit.

    Tout cela est difficile. La justice est la fois une ide et une cha-leur de l'me. Sachons la prendre dans ce qu'elle a d'humain, sans latransformer en cette terrible passion abstraite qui a mutil tantd'hommes. L'ironie ne nous est pas trangre et ce n'est pas nous quenous prenons au srieux. C'est seulement l'preuve indicible de ce

    pays et la formidable aventure qu'il lui faut vivre aujourd'hui. Cettedistinction donnera en mme temps sa mesure et sa relativit notreeffort quotidien.

    Il nous a paru ncessaire aujourd'hui de nous dire cela et de le direen mme temps nos lecteurs pour qu'ils sachent que dans tout ce quenous crivons, jour aprs jour, nous ne sommes pas oublieux du devoir

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    de rflexion et de scrupule qui doit tre celui de tous les journalistes.Pour tout dire, nous ne nous oublions pas dans l'effort de critique quinous parat ncessaire en ce moment.

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    MORALEET POLITIQUE

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    III. MORALE ET POLITIQUE

    I(Combat, 8 septembre 1944.)

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    Dans Le Figaro d'hier, M. d'Ormesson commentait le discours dupape. Ce discours appelait dj beaucoup d'observations. Mais le com-mentaire de M. d'Ormesson a du moins le mrite de poser trs claire-ment le problme qui se prsente aujourd'hui l'Europe.

    Il s'agit, dit-il, de mettre en harmonie la libert de l'individu, quiest plus ncessaire, plus sacre que jamais, et l'organisation collectivede la socit que rendent invitable les conditions de la vie moderne.

    Cela est trs bien dit. Nous proposerons seulement M. d'Ormes-son une formule plus raccourcie en disant qu'il sagit pour nous tous deconcilier la justice avec la libert. Que la vie soit libre pour chacun etjuste pour tous, c'est le but que nous avons a poursuivre. Entre despays qui s'y sont efforce, qui ont ingalement russi, faisant passerla libert avant la justice ou bien celle-ci avant celle-l, la France a unrle jouer dans la recherche d'un quilibre suprieur.

    Il ne faut pas se le cacher, cette conciliation est difficile. Si l'onen croit du moins l'Histoire, elle na [40] pas encore t possible,

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    comme s'il y avait entre ces deux notions un principe de contrarit.Comment cela ne serait-il pas ? La libert pour chacun, c'est aussi lalibert du banquier ou de l'ambitieux : voil l'injustice restaure. La

    justice pour tous, c'est la soumission de la personnalit au bien collec-tif. Comment parler alors de libert absolue ?

    M. d'Ormesson est d'avis, cependant, que le christianisme a fournicette solution. Qu'il permette un esprit extrieur la religion, maisrespectueux de la conviction d'autrui, de lui dire ses doutes sur cepoint. Le christianisme dans son essence (et cest sa paradoxale gran-deur) est une doctrine de l'injustice. Il est fond sur le sacrifice del'innocent et l'acceptation de ce sacrifice. La justice au contraire, et

    Paris vient de le prouver dans ses nuits illumines des flammes de l'in-surrection, ne va pas sans la rvolte.

    Faut-il donc renoncer cet effort apparemment sans porte ? Non,il ne faut pas y renoncer, il faut simplement en mesurer l'immense dif-ficult et la faire apercevoir ceux qui, de bonne foi, veulent toutsimplifier.

    Pour le reste, sachons que c'est le seul effort qui, dans le monded'aujourd'hui, vaille qu'on vive et qu'on lutte. Contre une condition si

    dsesprante, la dure et merveilleuse tche de ce sicle est de cons-truire la justice dans le plus injuste des mondes et de sauver la libertde ces mes voues la servitude ds leur principe. Si nous chouons,les hommes retourneront la nuit. Mais, du moins, cela aura t tent.

    Cet effort, enfin, demande de la clairvoyance et cette prompte vi-gilance qui nous avertira de penser [41] l'individu chaque fois quenous aurons rgl la chose sociale et de revenir au bien de tous chaquefois que l'individu aura sollicit notre attention. Une constance si dif-

    ficile, M. d'Ormesson a raison de penser que le chrtien peut la soute-nir, grce l'amour du prochain. Mais, d'autres, qui ne vivent pas dansla foi, ont cependant l'espoir d'y parvenir aussi par un simple souci devrit, l'oubli de leur propre personne, et le got de la grandeur hu-maine.

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    III. MORALE ET POLITIQUEII

    (Combat, 7 octobre 1944.)

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    Le 26 mars 1944, Alger, le Congrs de Combat a affirm quele mouvement Combat faisait sienne la formule : l'anticommunis-me est le commencement de la dictature. Nous croyons bon de le rap-peler et d'ajouter que rien ne peut tre chang aujourd'hui cetteformule, au moment o nous voudrions nous expliquer avec quelques-uns de nos camarades communistes sur des malentendus que l'on voitpoindre. Notre conviction est, en effet, que rien de bon ne peut se fai-re en dehors de la lumire. Et nous voudrions essayer, aujourd'hui, detenir sur un sujet difficile entre tous le langage de la raison et de

    l'humanit.Le principe que nous avons pos au dbut ne l'a pas t sans r-

    flexion. Et c'est l'exprience de ces [42] vingt-cinq dernires annesqui dictait cette proposition catgorique. Cela ne signifie pas que noussommes communistes. Mais les chrtiens non plus qui, pourtant, ontadmis leur unit d'action avec les communistes. Et notre position,comme celle des chrtiens, revient dire : Si nous ne sommes pasd'accord avec la philosophie du communisme ni avec sa morale prati-

    que, nous refusons nergiquement l'anticommunisme politique, parceque nous en connaissons les inspirations et les buts inavous.

    Une position aussi ferme devrait ne laisser aucune place aucunmalentendu. Cela n'est pas cependant. Il faut donc que nous ayons tmaladroits dans notre expression, ou simplement obscurs. Notre tcheest alors d'essayer de comprendre ces malentendus et d'en rendre

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    compte. Il n'y aura jamais assez de franchise ni de clart rpanduessur l'un des problmes les plus importants du sicle.

    Disons donc nettement que la source des malentendus possiblestient dans une diffrence de mthode. La plus grande partie des idescollectivistes et du programme social de nos camarades, leur idal dejustice, leur dgot d'une socit o l'argent et les privilges tiennentle premier rang, tout cela nous est commun. Simplement, et nos cama-rades le reconnaissent volontiers, ils trouvent dans une philosophie del'histoire trs cohrente la justification du ralisme politique commemthode privilgie pour aboutir au triomphe d'un idal commun beaucoup de Franais. C'est sur ce point que, trs clairement, nous

    nous sparons d'eux. Nous l'avons dit maintes fois, nous ne croyonspas au ralisme politique. Notre mthode est diffrente.

    [43] Nos camarades communistes peuvent comprendre que deshommes qui n'taient pas en possession d'une doctrine aussi ferme quela leur aient trouv beaucoup rflchir pendant ces quatre annes.Ils l'ont fait avec bonne volont, au milieu de mille prils. Parmi tantd'ides bouleverses, tant de purs visages sacrifis, au milieu des d-combres, ils ont senti le besoin d'une doctrine et d'une vie nouvelles.

    Pour eux, c'est tout un monde qui est mort en juin 1940.Aujourd'hui, ils cherchent cette nouvelle vrit avec la mme bon-

    ne volont et sans esprit d'exclusive. On peut bien comprendre aussique ces mmes hommes, rflchissant sur la plus amre des dfaites,consciente aussi de leurs propres dfaillances, aient jug que leur paysavait pch par confusion et que dsormais l'avenir ne pourrait pren-dre son sens que dans un grand effort de clairvoyance et de renouvel-lement.

    C'est la mthode que nous essayons d'appliquer aujourd'hui. C'estcelle dont nous voudrions qu'on nous reconnaisse le droit de la tenteravec bonne foi. Elle ne prtend pas refaire toute la politique d'unpays. Elle veut essayer de provoquer dans la vie politique de ce mmepays une exprience trs limite qui consisterait, par une simple criti-que objective, introduire le langage de la morale dans l'exercice de

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    la politique. Cela revient dire oui et non en mme temps et le direavec le mme srieux et la mme objectivit.

    Si on nous lisait avec attention, et la simple bienveillance qu'on peutaccorder toute entreprise de bonne foi, on verrait que souvent, nousrendons [44] d'une main, et au-del, ce que nous semblons retirer del'autre. Si l'on s'attache seulement nos objections, le malentenduest invitable. Mais si on quilibre ces objections par l'affirmationplusieurs fois rpte ici de notre solidarit, on reconnatra sans peineque nous essayons de ne pas cder la vaine passion humaine et detoujours rendre sa justice l'un des mouvements les plus considra-bles de l'histoire politique.

    Il peut arriver que le sens de cette difficile mthode ne soit pastoujours vident. Le journalisme n'est pas l'cole de la perfection. Ilfaut cent numros de journal pour prciser une seule ide. Mais cetteide peut aider en prciser d'autres, condition qu'on apporte l'examiner la mme objectivit qu'on a mise la formuler. Il se peutaussi que nous nous trompions et que notre, mthode soit utopique ouimpossible. Mais nous pensons seulement que nous ne pouvons pas ledclarer avant d'avoir rien tent. C'est cette exprience que nous fai-

    sons ici, aussi loyalement qu'il est possible des hommes qui n'ontd'autre souci que la loyaut.

    Nous demandons seulement nos camarades communistes d'y r-flchir comme nous nous efforons de rflchir leurs objections.Nous y gagnerons du moins de pouvoir prciser chacun notre positionet, pour notre part du moins, de voir plus clairement les difficults oules chances de notre entreprise. C'est l du moins ce qui nous amne leur tenir ce langage. Et aussi le juste sentiment que nous avons de ce

    que la France serait amene perdre si, par nos rticences et nos m-fiances rciproques, nous tions conduits un climat politique o lesmeilleurs des [45] Franais se refuseraient vivre, prfrant alors lasolitude la polmique et la dsunion.

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    III. MORALE ET POLITIQUEIII

    (Combat, 12 octobre 1944.)

    Retour la table des matires

    On parle beaucoup d'ordre, en ce moment. C'est que l'ordre estune bonne chose et nous en avons beaucoup manqu. A vrai dire, leshommes de notre gnration ne l'ont jamais connu et ils en ont unesorte de nostalgie qui leur ferait faire beaucoup d'imprudences s'ilsn'avaient pas en mme temps la certitude que l'ordre doit se confon-dre avec la vrit. Cela les rend un peu mfiants, et dlicats, sur leschantillons d'ordre qu'on leur propose.

    Car l'ordre est aussi une notion obscure. Il en est de plusieurs sor-tes. Il y a celui qui continue de rgner Varsovie, il y a celui qui cache

    le dsordre et celui, cher Goethe, qui s'oppose la justice. Il y aencore cet ordre suprieur des curs et des consciences qui s'appellel'amour et cet ordre sanglant, o l'homme se nie lui-mme, et quiprend ses pouvoirs dans la haine. Nous voudrions bien dans tout celadistinguer le bon ordre.

    De toute vidence, celui dont on parle aujourd'hui est l'ordre so-cial. Mais l'ordre social, est-ce seulement la tranquillit des rues ?Cela n'est pas sr. Car enfin, nous avons tous eu l'impression, pendant

    ces [46] dchirantes journes d'aot, que l'ordre commenait juste-ment avec les premiers coups de feu de l'insurrection. Sous leur visagedsordonn, les rvolutions portent avec elles un principe d'ordre. Ceprincipe rgnera si la rvolution est totale. Mais lorsqu'elles avortent,ou s'arrtent en chemin, c'est un grand dsordre monotone qui s'ins-taure pour beaucoup d'annes.

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    L'ordre, est-ce du moins l'unit du gouvernement ? Il est certainqu'on ne saurait s'en passer. Mais le Reich allemand avait ralis cetteunit dont nous ne pouvons pas dire pourtant qu'elle ait donn l'Al-

    lemagne son ordre vritable.Peut-tre la simple considration de la conduite individuelle nous

    aiderait-elle. Quand dit-on qu'un homme a mis sa vie en ordre ? Il fautpour cela qu'il se soit mis d'accord avec elle et qu'il ait conform saconduite ce qu'il croit vrai. L'insurg qui, dans le dsordre de la pas-sion, meurt pour une ide qu'il a faite sienne, est en ralit un hommed'ordre parce qu'il a ordonn toute sa conduite un principe qui luiparait vident. Mais on ne pourra jamais nous faire considrer comme

    un homme d'ordre ce privilgi qui fait ses trois repas par jour pen-dant toute une vie, qui a sa fortune en valeurs sres, mais qui rentrechez lui quand il y a du bruit dans la rue. Il est seulement un homme depeur et d'pargne. Et si l'ordre franais devait tre celui de la pru-dence et de la scheresse de coeur, nous serions tents d'y voir lepire dsordre, puisque, par indiffrence, il autoriserait toutes les in-justices.

    De tout cela, nous pouvons tirer qu'il n'y a pas d'ordre sans quili-

    bre et sans accord. Pour l'ordre [47] social, ce sera un quilibre entrele gouvernement et ses gouverns. Et cet accord doit se faire au nomd'un principe suprieur. Ce principe, pour nous, est la justice. Il n'y apas d'ordre sans justice et l'ordre idal des peuples rside dans leurbonheur.

    Le rsultat, c'est quon ne peut invoquer la ncessit de l'ordrepour imposer des volonts. Car on prend ainsi le problme l'envers. Ilne faut pas seulement exiger l'ordre pour bien gouverner, il faut bien

    gouverner pour raliser le seul ordre qui ait du sens. Ce n'est pas l'or-dre qui renforce la justice, cest la justice qui donne sa certitude l'ordre.

    Personne autant que nous ne peut dsirer cet ordre suprieur o,dans une nation en paix avec elle-mme et avec son destin, chacun aurasa part de travail et de loisirs, o l'ouvrier pourra oeuvrer sans amer-

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    tume et sans envie, o l'artiste pourra crer sans tre tourment parle malheur de l'homme, o chaque tre enfin pourra rflchir, dans lesilence du coeur, sa propre condition.

    Nous n'avons aucun got pervers pour ce monde de violence et debruit, o le meilleur de nous-mmes s'puise dans une lutte dsesp-re. Mais puisque la partie est engage, nous croyons qu'il faut la me-ner son terme. Nous croyons ainsi qu'il est un ordre dont nous nevoulons pas parce qu'il consacrerait notre dmission et la fin de l'es-poir humain. C'est pourquoi, si profondment dcids que nous soyons aider la fondation d'un ordre enfin juste, il faut savoir aussi quenous sommes dtermins rejeter pour toujours la clbre phrase

    d'un faux grand homme et dclarer que nous prfrerons ternelle-ment le dsordre l'injustice.

    [48]

    III. MORALE ET POLITIQUE

    IV(Combat, 29 octobre 1944.)

    Retour la table des matires

    Le ministre de l'Information a prononc, avant-hier, un discoursque nous approuvons dans son entier. Mais il est un point sur lequel ilnous faut revenir parce qu'il n'est pas si commun qu'un ministre tienne son pays le langage d'une morale virile et lui rappelle les devoirs n-

    cessaires.M. Teitgen a dmont cette mcanique de la concession qui a

    conduit tant de Franais de la faiblesse la trahison. Chaque conces-sion faite l'ennemi et l'esprit de facilit en entranait une autre.Celle-ci n'tait pas plus grave que la premire, mais les deux, bout

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    bout, formaient une lchet. Deux lchets runies faisaient le ds-honneur.

    C'est en effet le drame de ce pays. Et s'il est difficile rgler,c'est qu'il engage toute la conscience humaine. Car il pose un problmequi a le tranchant du oui ou du non.

    La France vivait sur une sagesse use qui expliquait aux jeunes g-nrations que la vie tait ainsi faite qu'il fallait savoir faire desconcessions, que l'enthousiasme n'avait qu'un temps, et que dans unmonde o les malins avaient forcment raison, il fallait essayer de nepas avoir tort.

    Nous en tions l. Et quand les hommes de notre [49] gnrationsursautaient devant l'injustice, on les persuadait que cela leur passe-rait. Ainsi, de proche en proche, la morale de la facilit et du dsabu-sement s'est propage. Qu'on juge de l'effet que put faire dans ceclimat la voix dcourage et chevrotante qui demandait la France dese replier sur elle-mme. On gagne toujours en sadressant ce qui estle plus facile l'homme, et qui est le got du repos. Le got de l'hon-neur, lui, ne va pas sans une terrible exigence envers soi-mme et en-vers les autres. Cela est fatigant, bien sr. Et un certain nombre de

    Franais taient fatigus d'avance en 1940.Ils ne l'taient pas tous. On s'est tonn que beaucoup d'hommes

    entrs dans la rsistance ne fussent pas des patriotes de profession.C'est d'abord que le patriotisme n'est pas une profession. Et qu'il estune manire d'aimer son pays qui consiste ne pas le vouloir injuste,et le lui dire. Mais c'est aussi que le patriotisme n'a pas toujourssuffi faire lever ces hommes pour l'trange lutte qui tait la leur. Ily fallait aussi cette dlicatesse du cur qui rpugne toute transac-

    tion, la fiert dont l'usage bourgeois faisait un dfaut et, pour toutrsumer, la capacit de dire non.

    La grandeur de cette poque, si misrable d'autre part, c'est quele choix y est devenu pur. C'est que l'intransigeance est devenue leplus imprieux des devoirs et c'est que la morale de la concession areu, enfin, sa sanction. Si les malins avaient raison, il a fallu accepter

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    d'avoir tort. Et si la honte, le mensonge et la tyrannie faisaient lesconditions de la vie, il a fallu accepter de mourir.

    C'est ce pouvoir d'intransigeance et de dignit qu'il [50] nous fautrestaurer aujourd'hui dans toute la France et a tous les chelons. Ilfaut savoir que chaque mdiocrit consentie, chaque abandon et cha-que facilit nous font autant de mal que les fusils de l'ennemi. Au boutde ces quatre ans de terribles preuves, la France puise connatl'tendue de son drame qui est de n'avoir plus droit la fatigue. C'estla premire condition de notre relvement et l'espoir du pays est queles mmes hommes qui ont su dire non mettront demain la mme fer-met et le mme dsintressement dire oui, et qu'ils sauront enfin

    demander l'honneur ses vertus positives comme ils ont su lui prendreses pouvoirs de refus.

    III. MORALE ET POLITIQUE

    V(Combat, 4 novembre 1944.)

    Retour la table des matires

    Il y a deux jours, Jean Guhenno a publi, dans Le Figaroun bel ar-ticle quon ne saurait laisser passer sans dire la sympathie et le res-pect qu'il doit inspirer tous ceux qui ont quelque souci de l'avenir deshommes. Il y parlait de la puret : le sujet est difficile.

    Il est vrai que Jean Guhenno n'et sans doute pas pris sur lui d'enparler si dans un autre article, intelligent quoique injuste, un jeunejournaliste ne lui avait fait reproche d'une puret morale dont il crai-gnait qu'elle se confondt avec le dtachement [51] intellectuel. JeanGuhenno y rpond trs justement en plaidant pour une puret main-

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    tenue dans l'action. Et, bien entendu, c'est le problme du ralisme quiest pos : il s'agit de savoir si tous les moyens sont bons.

    Nous sommes tous d'accord sur les fins, nous diffrons d'avis surles moyens. Nous apportons tous, n'en doutons pas, une passion dsin-tresse au bonheur impossible des hommes. Mais simplement il y aceux qui, parmi nous, pensent qu'on peut tout employer pour raliserce bonheur, et il y a ceux qui ne le pensent pas. Nous sommes de ceux-ci. Nous savons avec quelle rapidit les moyens sont pris pour les fins,nous ne voulons pas de n'importe quelle justice. Cela peut provoquerl'ironie des ralistes et Jean Guhenno vient de l'prouver. Mais c'estlui qui a raison et notre conviction est que son apparente folie est la

    seule sagesse souhaitable pour aujourd'hui. Car il s'agit de faire, eneffet, le salut de l'homme. Non pas en se plaant hors du monde, mais travers l'histoire elle-mme. Il s'agit de servir la dignit de l'hommepar des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'estpas. On mesure la difficult et le paradoxe d'une pareille entreprise.

    Nous savons, en effet, que le salut des hommes est peut-tre im-possible, mais nous disons que ce n'est pas une raison pour cesser de letenter et nous disons surtout qu'il n'est pas permis de le dire impossi-

    ble avant d'avoir fait une bonne fois ce qu'il fallait pour dmontrerquil ne l'tait pas.

    Aujourd'hui, l'occasion nous en est donne. Ce pays est pauvre etnous sommes pauvres avec lui. L'Europe est misrable, sa misre est lantre. Sans [52] richesses et sans hritage matriel, nous sommespeut-tre entrs dans une libert o nous pouvons nous livrer cettefolie qui s'appelle la vrit.

    Il nous est arriv ainsi de dire dj notre conviction qu'une derni-

    re chance nous tait donne. Nous pensons vraiment qu'elle est la der-nire. La ruse, la violence, le sacrifice aveugle des hommes, il y a dessicles que ces moyens ont fait leurs preuves. Ces preuves sont am-res. Il n'y a plus qu'une chose tenter, qui est la voie moyenne et sim-ple d'une honntet sans illusions, de la sage loyaut, et l'obstination renforcer seulement la dignit humaine. Nous croyons que l'idalisme

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    est vain. Mais notre ide, pour finir, est que le jour o des hommesvoudront mettre au service du bien le mme enttement et la mmenergie inlassable que d'autres mettent au service du mal, ce jour-l

    les forces du bien pourront triompher - pour un temps trs courtpeut-tre, mais pour un temps cependant, et cette conqute sera alorssans mesure.

    Pourquoi, nous dira-t-on enfin, revenir sur ce dbat ? Il y a tant dequestions plus urgentes qui sont d'ordre pratique. Mais nous n'avonsjamais recul parler de ces questions d'ordre pratique. La preuve estque lorsque nous en parlons, nous ne contentons pas tout le monde.

    Et, par ailleurs, il fallait bien y revenir parce qu'en vrit, il n'est

    pas de question plus urgente. Oui, pourquoi revenir sur ce dbat ? Pourque le jour o, dans un monde rendu la sagesse raliste, l'humanitsera retourne la dmence et la nuit, des hommes comme Guhennose souviennent qu'ils ne sont pas [53] seuls et pour qu'ils sachent alorsque la puret, quoi qu'on en pense, n'est jamais un dsert.

    III. MORALE ET POLITIQUE

    VI(Combat, 24 novembre 1944.)

    Retour la table des matires

    Plus on y rflchit, plus on se persuade qu'une doctrine socialisteest en train de prendre corps dans de larges fractions de l'opinion po-

    litique. Nous l'avons seulement indiqu hier. Mais le sujet vaut qu'on yapporte de la prcision. Car enfin, rien de tout cela n'est original. Descritiques mal disposs pourraient s'tonner que les hommes de la r-sistance et beaucoup de Franais avec eux aient fait tant d'effortspour en arriver l.

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    Mais d'abord, il n'est pas absolument ncessaire que les doctrinespolitiques soient nouvelles. La politique (nous ne disons pas l'action) n'aque faire du gnie. Les affaires humaines sont compliques dans leur

    dtail, mais simples dans leur principe.La justice sociale peut trs bien se faire sans une philosophie ing-

    nieuse. Elle demande quelques vrits de bon sens et ces choses sim-ples que sont la clairvoyance, l'nergie et le dsintressement. En cesmatires, vouloir faire du neuf tout prix, c'est travailler pour l'an2000. Et c'est tout de suite, demain si possible, que les affaires denotre socit doivent tre mises en ordre.

    [54] En second lieu, les doctrines ne sont pas efficaces par leur

    nouveaut, mais seulement par l'nergie qu'elles vhiculent et parl'esprit de sacrifice des hommes qui les servent. Il est difficile desavoir si le socialisme thorique a reprsent quelque chose de pro-fond pour les socialistes de la Ille Rpublique. Mais aujourd'hui, il estcomme une brlure pour beaucoup d'hommes. C'est qu'il donne uneforme l'impatience et la fivre de justice qui les animent.

    Enfin, c'est peut-tre au nom d'une ide diminue du socialismequon serait tent de croire quen arriver l est peu de chose. Il y a une

    certaine forme de cette doctrine que nous dtestons peut-tre plusencore que les politiques de tyrannie. C'est celle qui se repose dansl'optimisme, qui s'autorise de l'amour de l'humanit pour se dispenserde servir les hommes, du progrs invitable pour esquiver les questionsde salaires, et de la paix universelle pour viter les sacrifices nces-saires. Ce socialisme-la est fait surtout du sacrifice des autres. Il n'ajamais engag celui qui le professait. En un mot, ce socialisme a peurde tout et de la rvolution.

    Nous avons connu cela. Et il est vrai que ce serait peu de chose s'ilfallait seulement y revenir. Mais il est un autre socialisme, qui est d-cid payer. Il refuse galement le mensonge et la faiblesse. Il ne sepose pas la question futile du progrs, mais il est persuad que le sortde l'homme est toujours entre les mains de l'homme.

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    Il ne croit pas aux doctrines absolues et infaillibles, mais l'am-lioration obstine, chaotique mais inlassable, de la condition humaine.La justice pour lui vaut bien une rvolution. Et si celle-ci lui est plus

    [55] difficile qu d'autres, parce qu'il n'a pas le mpris de l'homme, ila plus de chances aussi de ne demander que des sacrifices utiles.Quant savoir si une telle disposition du cur et de l'esprit peut setraduire dans les faits, c'est un point sur lequel nous reviendrons.

    Nous voulions dissiper aujourd'hui quelques quivoques. Il est vi-dent que le socialisme de la IIIe Rpublique n'a pas rpondu aux exi-gences que nous venons de formuler. Il a chance, aujourd'hui, de serformer. Nous le souhaitons. Mais nous souhaitons aussi que les hom-

    mes de la rsistance et les Franais qui se sentent en accord avec eux,gardent intactes ces exigences fondamentales. Car si le socialismetraditionnel veut se rformer, il ne le fera pas seulement en appelant lui ces hommes nouveaux qui commencent prendre conscience de cet-te nouvelle doctrine. Il le fera en venant lui-mme cette doctrine eten acceptant de sy incorporer totalement. Il ny a pas de socialismesans engagement et fidlit de tout ltre, voil ce que nous savonsaujourd'hui. Et cest cela qui est nouveau.

    III. MORALE ET POLITIQUE

    VII(Combat, 26 dcembre 1944.)

    Retour la table des matires

    Le pape vient d'adresser au monde un message o il prend ouverte-ment position en faveur de la dmocratie. Il faut s'en fliciter. Maisnous croyons aussi [56] que ce message trs nuanc demande un com-mentaire galement nuanc. Nous ne sommes pas srs que ce commen-taire exprimera l'opinion de tous nos camarades de Combat , parmi

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    ceux qui sont chrtiens. Mais nous sommes srs qu'il traduit les senti-ments d'une grande partie d'entre eux.

    Puisque l'occasion nous en est donne, nous voudrions dire que no-tre satisfaction n'est pas pure de tout regret. Il y a des annes quenous attendions que la plus grande autorit spirituelle de ce tempsvoult bien condamner en termes clairs les entreprises des dictatures.Je dis en termes clairs. Car cette condamnation peut ressortir de cer-taines encycliques, condition de les interprter. Mais elle y est for-mule dans le langage de la tradition qui n'a jamais t clair pour lagrande foule des hommes.

    Or, c'tait la grande foule des hommes qui attendait pendant tou-

    tes ces annes qu'une voix s'levt pour dire nettement, comme au-jourd'hui, o se trouvait le mal. Notre voeu secret tait que cela ftdit au moment mme o le mal triomphait et o les forces du bientaient billonnes. Que cela soit dit aujourd'hui o l'esprit de dicta-ture chancelle dans le monde, nous pensons videmment qu'il faut s'enrjouir. Mais nous ne voulions pas seulement nous rjouir, nous voulionscroire et admirer. Nous voulions que l'esprit fit ses preuves avant quela force vint l'appuyer et lui donner raison.

    Ce message qui dsavoue Franco, comme nous aurions voulu le voirlancer en 1936, afin que Georges Bernanos n'et pas parler ni mau-dire. Cette voix qui vient de dicter au monde catholique le parti prendre, elle tait la seule qui pt parier au [57] milieu des tortures etdes cris, la seule qui pt nier tranquillement et sans crainte la forceaveugle des blinds.

    Disons-le clairement, nous aurions voulu que le pape prt parti, aucur mme de ces annes honteuses, et dnont ce qui tait d-

    noncer. Il est dur de penser que l'glise a laiss ce soin d'autres,plus obscurs, qui n'avaient pas son autorit, et dont certains taientprivs de l'esprance invincible dont elle vit. Car lglise n'avait pas s'occuper alors de durer ou de se prserver. Mme dans les chanes,elle n'eut pas cess d'tre. Et elle y aurait trouv au contraire uneforce qu'aujourd'hui nous sommes tents de ne pas lui reconnatre.

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    Du moins, voici ce message. Et maintenant, les catholiques qui ontdonn le meilleur d'eux-mmes dans la lutte commune savent qu'ils onteu raison et qu'ils taient dans le bien. Les vertus de la dmocratie

    sont reconnues par le pape. Mais c'est ici que les nuances intervien-nent. Car cette dmocratie est entendue au sens large. Et le pape ditqu'elle peut comprendre aussi bien la rpublique que la monarchie. Cet-te dmocratie se dfie de la masse, que Pie XII distingue subtilementdu peuple. Elle admet aussi les ingalits de la condition sociale, sauf les temprer par l'esprit de fraternit.

    La dmocratie, telle qu'elle est dfinie dans ce texte, a paradoxa-lement une nuance radicale-socialiste qui ne laisse pas de nous sur-

    prendre. Au reste, le grand mot est prononc, lorsque le pape dit sondsir d'un rgime modr.

    Certes, nous comprenons ce vu. Il y a une modration de l'espritqui doit aider l'intelligence des choses sociales, et mme au bonheurdes hommes. [58] Mais tant de nuances et tant de prcautions laissenttoute licence aussi la modration la plus hassable de toutes, qui estcelle du coeur. C'est celle, justement, qui admet les conditions ingaleset qui souffre la prolongation de l'injustice. Ces conseils de modra-

    tion sont a double tranchant. Ils risquent aujourd'hui de servir ceuxqui veulent tout conserver et qui n'ont pas compris que quelque chosedoit tre chang. Notre monde n'a pas besoin dmes tides. Il a be-soin de curs brlants qui sachent faire la modration sa juste pla-ce. Non, les chrtiens des premiers sicles n'taient pas des modrs.Et l'glise, aujourd'hui, devrait avoir tche de ne pas se laisserconfondre avec les forces de conservation.

    C'est l du moins ce que nous voulions dire, parce que nous vou-

    drions que tout ce qui a un nom et un honneur en ce monde serve lacause de la libert et de la justice. Dans cette lutte, nous ne seronsjamais trop. C'est la seule raison de nos rserves. Qui sommes-nous,en effet, pour oser critiquer la plus haute autorit spirituelle du si-cle ? Rien, justement, que de simples dfenseurs de l'esprit, mais quise sentent une exigence infinie l'gard de ceux dont la mission estde reprsenter l'esprit.

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    III. MORALE ET POLITIQUEVIII

    (Combat, 11 janvier 1945.)

    Retour la table des matires

    M. Mauriac vient de publier sur le mpris de la charit un arti-cle que je ne trouve ni juste ni [59] charitable. Pour la premire fois, ila pris, dans les questions qui nous sparent, un ton sur lequel je neveux pas insister, et que moi, du moins, je ne prendrai pas. Je n'y au-rais pas rpondu d'ailleurs si les circonstances ne me foraient quit-ter ces dbats quotidiens o les meilleurs et les pires d'entre nous ontparle pendant des mois, sans que rien ft clairci qui nous importevraiment. Je n'aurais pas rpondu si je n'avais pas le sentiment quecette discussion, dont le sujet est notre vie mme, commence tour-

    ner la confusion. Et puisque je suis vise personnellement, je voudrais,avant d'en finir, parler en mon nom et essayer une dernire fois derendre clair ce que j'ai voulu dire.

    Chaque fois qu' propos de l'puration, j'ai parl de justice, M.Mauriac a parl de charit. Et la vertu de la charit est assez singuli-re pour que j'aie eu l'air, rclamant la justice, de plaider pour la haine.On dirait vraiment, entendre M. Mauriac, qu'il nous faille absolumentchoisir, dans ces affaires quotidiennes, entre l'amour du Christ et la

    haine des hommes. Eh bien ! non. Nous sommes quelques-uns refuser la fois les cris de dtestation qui nous viennent d'un ct et les solli-citations attendries qui nous arrivent de l'autre. Et nous cherchons,entre les deux, cette juste voix qui nous donnera la vrit sans la hon-te. Nous n'avons pas besoin pour cela d'avoir des clarts sur tout,mais seulement de dsirer la clart, avec cette passion de l'intelligen-

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    ce et du coeur sans laquelle ni M. Mauriac ni nous-mmes ne feronsrien de bon.

    C'est ce qui me permet de dire que la charit n'a [60] rien faireici. Jai l'impression, cet gard, que M. Mauriac lit trs mal les tex-tes qu'il se propose de contredire. Je vois bien que c'est un crivaind'humeur et non de raisonnement, mais je voudrais qu'en ces matiresnous parlions sans humeur. Car M. Mauriac m'a bien mal lu s'il penseque je m'avise de sourire devant le monde qui nous est offert. Quandje dis que la charit qu'on propose comme exemple vingt peuples af-fams de justice n'est qu'une drisoire consolation, je prie moncontradicteur de croire que je le fais sans sourire.

    Tant que je respecterai ce qu'est M. Mauriac, j'aurai le droit derefuser ce qu'il pense. Il n'est pas ncessaire pour cela de concevoirce mpris de la charit qu'il m'attribue gnreusement. Les positionsme semblent claires, au contraire. M. Mauriac ne veut pas ajouter lahaine et je le suivrai bien volontiers. Mais je ne veux pas qu'on ajouteau mensonge et c'est ici que j'attends qu'il mapprouve, Pour tout dire,j'attends qu'il dise ouvertement qu'il y a aujourd'hui une justice n-cessaire.

    En vrit, je ne crois pas qu'il le fera : c'est une responsabilitqu'il ne prendra pas. M. Mauriac qui a crit que notre Rpublique sau-rait tre dure, mdite d'crire bientt un mot qu'il n'a pas encoreprononc et qui est celui de pardon. Je voudrais seulement lui dire queje vois deux chemins de mort pour notre pays (et il y a des faons desurvivre qui ne valent pas mieux que la mort). Ces deux chemins sontceux de la haine et du pardon. Ils me paraissent aussi dsastreux l'unque l'autre. je n'ai aucun got pour la haine. La seule ide d'avoir des

    ennemis me parat la [61] chose la plus lassante du monde, et il nous afallu, mes camarades et moi, le plus grand effort pour supporter d'enavoir. Mais le pardon ne me parait pas plus heureux et pour aujour-d'hui, il aurait des airs d'injure. Dans tous les cas, ma conviction estqu'il ne nous appartient pas. Si j'ai l'horreur des condamnations, celane regarde que moi. Je pardonnerai ouvertement avec M. Mauriacquand les parents de Velin, quand la femme de Leynaud m'auront dit

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    que je le puis. Mais pas avant, jamais avant, pour ne pas trahir, au prixd'une effusion du cur, ce que j'ai toujours aim et respect dans cemonde, qui fait la noblesse des hommes et qui est la fidlit.

    Cela est peut-tre dur entendre. Je voudrais seulement que M.Mauriac sentit que cela n'est pas moins dur dire. J'ai crit nette-ment que Braud ne mritait pas la mort, mais j'avoue n'avoir pasd'imagination pour les fers que, selon M. Mauriac, les condamns de latrahison portent aux chevilles. Il nous a fallu trop d'imagination, jus-tement, et pendant quatre ans, pour des milliers de Franais quiavaient l'honneur pour eux et que des journalistes dont on veut fairedes martyrs dsignaient tous les jours a tous les supplices. En tant

    qu'homme, j'admirerai peut-tre M. Mauriac de savoir aimer des tra-tres, mais en tant que citoyen, je le dplorerai, parce que cet amournous amnera justement une nation de tratres et de mdiocres et unesocit dont nous ne voulons plus.

    Pour finir, M. Mauriac me jette le Christ la face. Je voudrais seu-lement lui dire ceci avec la gravit qui convient : je crois avoir une jus-te ide de la grandeur [62] du christianisme, mais nous sommes quel-ques-uns dans ce monde perscut avoir le sentiment que si le Christ

    est mort pour certains, il n'est pas mort pour nous. Et dans le mmetemps, nous nous refusons dsesprer de l'homme. Sans avoir l'am-bition draisonnable de le sauver, nous tenons au moins le servir. Sinous consentons nous Passer de Dieu et de l'esprance, nous ne nouspassons pas si aisment de l'homme. Sur ce point, je puis bien dire M. Mauriac que nous ne nous dcouragerons pas et que nous refuseronsjusqu'au dernier moment une charit divine qui frustrerait les hommesde leur justice.

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    III. MORALE ET POLITIQUE

    IX(Combat, 27 juin 1945.)

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    M. Herriot vient de prononcer des paroles malheureuses. Une paro-le malheureuse est une parole qui ne vient pas son heure. M. Herriot

    a parl dans une heure qui n'est plus la sienne et sur un sujet quonpeut estimer intempestif. Mme s'il avait raison, il n'tait pas l'hom-me dsign pour taxer la nation d'immoralit et pour dclarer que cet-te poque ne pouvait donner de leons l'poque d'avant guerre.

    Si cette condamnation est injuste, c'est parce qu'elle est d'abordtrop gnrale. Il est vrai que les Franais ont le got de parier sur lepire quand il [63] s'agit d'eux-mmes. Mais si l'on peut passer ce tra-vers des hommes qui ont beaucoup combattu et souffert pour leur

    pays, il est difficile de montrer la mme indulgence pour un esprit queson exprience politique devait avertir et que sa doctrine devait ren-dre plus modeste.

    Il n'y a rien qu'on puisse condamner en gnral et une nation moinsque toute autre chose. M. Herriot devrait savoir que cette poque neprtend pas donner de leon de moralit celle qui l'a prcde. Maiselle a le droit, acquis au milieu de terribles convulsions, de rejeter pu-rement et simplement la morale qui l'a mene la catastrophe.

    Car ce ne sont pas sans doute les ides politiques de M. Herriot etde ses collgues radicaux qui nous ont perdus. Mais la morale sansobligation ni sanction qui tait la leur, la France de boutiquiers, de bu-reaux de tabac et de banquets lgislatifs dont ils nous ont gratifis, afait plus pour nerver les mes et dtendre les nergies que des per-versions plus spectaculaires. Dans tous les cas, ce n'est pas cette mo-

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    rale qui donne M. Herriot le droit de condamner les Franais de1945.

    Ce peuple est la recherche d'une morale, voil ce qui est vrai. Ilest encore dans le provisoire. Mais il a donn assez de preuves de sondvouement et de son esprit de sacrifice pour exiger que des hommespolitiques qui ont t reprsentatifs ne le jugent pas en quelques motsmprisants. Nous comprenons fort bien le dpit que M. Herriot peutprouver voir rejeter une certaine morale politique d'avant guerre.Mais il doit s'y rsigner. Les Franais sont fatigus des vertus moyen-nes, ils savent maintenant ce qu'un [64] conflit moral tendu une na-tion entire peut coter d'arrachements et de douleur. Il n'est donc

    pas tonnant qu'ils se dtournent de leurs fausses lites, puisqu'ellesfurent d'abord celles de la mdiocrit.

    Quelles que soient la sagesse et l'exprience de M. Herriot, noussommes beaucoup penser qu'il n'a plus rien nous apprendre. S'ilpeut nous tre utile encore, c'est dans la mesure o, considrant cequ'il est et ce que fut son parti, et apercevant ensuite la prodigieuseaventure que doit courir la France pour renatre, nous nous dirons qu'iln'y a pas de commune mesure et que la rnovation franaise demande

    autre chose que ces curs tides.Il est possible que dans l'entourage de M. Herriot, on prfre deux

    heures de march noir une semaine de travail. Mais nous pouvons luiassurer qu'il est des millions de Franais qui travaillent et qui se tai-sent. C'est sur eux qu'il faut juger la nation. C'est pourquoi nousconsidrons qu'il est aussi sot de dire que la France a plus besoin derforme morale que de rforme politique qu'il le serait d'affirmer lecontraire. Elle a besoin des deux et justement pour empcher qu'une

    nation soit tout entire juge sur les scandaleux profits de quelquesmisrables. Nous avons toujours mis ici l'accent sur les exigences de lamorale. Mais ce serait un march de dupes si ces exigences devaientservir escamoter la rnovation politique et institutionnelle dont nousavons besoin. Il faut faire de bonnes lois si l'on veut avoir de bonsgouverns. Notre seul espoir est que ces bonnes lois nous viterontpour un temps convenable le retour au pouvoir des professeurs de ver-

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    tu, qui ont fait ce qu'il fallait pour que les mots de dput et de gou-vernement [65] soient en France, pendant de longues annes, un sym-bole de drision.

    III. MORALE ET POLITIQUE

    X(Combat, 30 aot 1945.)

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    On nous excusera de commencer aujourd'hui par une vrit pre-mire : il est certain dsormais que l'puration en France est non seu-lement manque, mais encore dconsidre. Le mot d'puration taitdj assez pnible en lui-mme. La chose est devenue odieuse. Ellen'avait qu'une chance de ne point le devenir qui tait d'tre entrepri-se sans esprit de vengeance ou de lgret. Il faut croire que le che-

    min de la simple justice nest pas facile trouver entre les clameursde la haine d'une part et les plaidoyers de la mauvaise conscienced'autre part L'chec en tout cas est complet.

    C'est qu'aussi bien la politique s'en est mle, avec tous ses aveu-glements. Trop de gens ont cri la mort comme si les travaux forcs,par exemple, taient une peine qui ne tirait pas consquence. Maistrop de gens, au contraire, ont hurl la terreur lorsque quelques an-nes de prison venaient rcompenser l'exercice de la dlation et du

    dshonneur. Dans tous les cas, nous voici impuissants. Et peut-tre leplus sr aujourd'hui est de faire ce qu'il faut pour que des [66] injus-tices trop flagrantes n'empoisonnent pas un peu plus un air o lesFranais ont dj du mal respirer.

    C'est d'une de ces injustices que nous voulons parler aujourd'hui.La mme Cour qui condamna Albertini, recruteur de la L.V.F., cinq ans

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    de travaux forcs, a condamn huit ans de la mme peine le pacifisteRen Grin, qui avait tenu la chronique littraire de L'oeuvrependantla guerre. Ni en logique, ni en justice, cela ne peut s'admettre. Nous

    n'approuvons pas ici Ren Grin. Le pacifisme intgral nous parat malraisonn et nous savons dsormais qu'il vient toujours un temps o iln'est plus tenable. Nous ne pouvons approuver non plus que Grin aitcrit, mme sur des sujets littraires, dans L'ouvre.

    Mais il faut cependant respecter les proportions et juger les hom-mes selon ce qu'ils sont. On ne punit pas de travaux forcs quelquesarticles littraires, mme dans les journaux de l'occupation. Pour lereste, la position de Grin n'a jamais vari. On peut ne pas partager

    son point de vue, mais son pacifisme du moins tait l'aboutissementd'une certaine conception de l'homme qui ne peut tre que respecta-ble. Une socit se juge elle-mme si au moment o elle nestpas capa-ble, faute de dfinition ou d'ides claires, de punir d'authentiquescriminels, elle envoie au bagne un homme qui ne s'est trouv que parhasard en compagnie de ces faux pacifistes qui aimaient l'hitlrismeet non la paix. Et une socit qui veut et qui prtend oprer sa renais-sance, peut-elle ne pas avoir ce souci lmentaire de clart et de dis-tinction ?

    Grin n'a dnonc personne et il n'a particip [67] aucune des en-treprises de l'ennemi. Si l'on jugeait que sa collaboration littraire L'oeuvremritait une sanction, il fallait la prendre, mais il fallait lamesurer au dlit. ce degr d'exagration, une telle sanction ne rpa-re rien. Elle donne seulement le soupon qu'un pareil jugement n'estpas celui de la nation, mais celui d'une classe. Elle humilie un hommesans profit pour personne. Elle discrdite une politique pour le domma-ge de tous.

    Ce procs, dans tous les cas, demande tre rvis. Et non passeulement pour viter un homme des souffrances disproportionnes ses fautes, mais pour que la justice elle-mme soit prserve et de-vienne, dans un cas au moins, respectable. Bien que Ren Grin ait tdans un autr