Canavan, Trudi - La Guilde Des Magiciens

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Trudi Canavan

La Guilde des magiciensLa Trilogie du magicien noir livre premierTraduit du langlais (Australie) par Justine Niogret

Bragelonne -2-

Je ddie ce livre mon pre, qui a su allumer en moi les deux feux de la curiosit et de la crativit.

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REMERCIEMENTS

Un bon nombre de personnes mont encourage, soutenue et mont fait part de leurs critiques constructives durant lcriture de cette trilogie. Merci : Maman et Papa, pour mavoir appris que je pouvais tre qui je voulais ; Yvonne Hardingham, la grande sur que je nai jamais eue ; Paul Marshall, pour son infatigable capacit de relecture ; Steven Pemberton, pour les litres de th et certaines ides idiotes ; Anthony Mauriks, pour nos discussions sur les armes et ses dmonstrations de combat ; Mike Hughes, pour son dsir fou dtre un des personnages ; Shelley Muir, pour son amiti et son honntet ; Julia Taylor, pour sa gnrosit, et Dirk Strasser, pour mavoir lance. A Jack Dann, pour mavoir donn confiance en mon criture lorsque jen avais le plus besoin ; Jane Williams, Victoria Hammond, et particulirement Gail Bell qui a su me mettre laise parmi les crivains trangers la Fantasy au Varuna Writers Centre, et Carol Boothman, pour sa sagesse. Je ne peux pas oublier de remercier Ann Jeffree, Paul Potiki, Donna Johansen, Sarah Endacott, Anthony Oakman, David et Michelle Le Blanc, et les Petersen.

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Un chaleureux merci Peter Bishop et lquipe du Varuna. Vous mtes venus en aide sur de trop nombreux points pour que je puisse tous les citer. Et le meilleur pour la fin, un merci spcial Fran Bryson, mon agent et hrone, pour avoir soutenu mes livres jusqu la fin ; et Linda Funnell pour avoir dit : oui, sil te plat !

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Premire partie

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Chapitre premierLA PURGE

Imardin, on dit que le vent a une me et quil gmit le long des rues troites, dsol par ce quil y voit. Le jour de la Purge, il grondait au creux des voiles affales du port, sengouffrait sous les portes Ouest et hurlait contre les flancs des maisons. L, comme attrist par les mes en peine quil y rencontrait, il se faisait aussi doux quun murmure. Ctait en tout cas ce que simaginait Sonea. Alors quune autre rafale de vent froid la fouettait, elle serra encore plus son manteau rp contre ses flancs. Baissant les yeux, elle grimaa en voyant la boue qui claboussait ses chaussures chaque pas. Les chiffons dont elle avait rempli ses bottes trop grandes taient dj saturs deau, et ses orteils la brlaient. Un mouvement vif, sur sa droite, attira son attention, et elle fit un pas de ct pour viter un homme qui titubait. Sortant dune alle, il tomba genoux dans la boue juste devant elle. Sonea sarrta et lui tendit la main, mais le vieil homme ne parut pas la voir. Il se releva et rejoignit le flot de silhouettes votes qui descendaient la rue. En secouant la tte labri de sa capuche, Sonea regarda autour delle. Un soldat montait nonchalamment la garde -9-

lentre de la ruelle. Sa bouche sourlait dun sourire ddaigneux, et son regard sautait de passant en passant. Elle posa les yeux sur lui, mais lorsquil tourna la tte dans sa direction, elle regarda vivement ailleurs. Maudits soient les gardes, pensa-t-elle. Puissent-ils trouver des farens venimeux cachs dans leurs bottes. Quelques noms de gardes gentils et serviables lui vinrent lesprit, mails elle ntait pas dhumeur faire des exceptions. Embotant le pas aux silhouettes qui avanaient en tranant les pieds, Sonea se fondit dans la foule et dboucha bientt sur une artre plus large. Des maisons deux ou trois tages se dressaient de chaque ct ; des visages taient colls leurs fentres les plus hautes. Sonea vit un homme aux riches vtements qui tenait un enfant bout de bras pour quil puisse mieux regarder la foule. Lhomme pinait les narines de dgot, et, quand il tendit le doigt vers le bas, le petit garon grimaa comme sil avait got quelque chose de rpugnant. Sonea les dfia du regard. Feraient moins leurs malins si je balanais une caillasse dans leur fentre. Au cas o, elle baissa les yeux. Mais sil y avait des cailloux, ils taient bien cachs sous la couche de boue. Quelques pas plus loin, droit devant, elle aperut un duo de gardes devant lentre dune ruelle. Engoncs dans leur armure de cuir bouilli, un casque de fer sur la tte, ils semblaient peser deux fois plus que les pauvres hres quils surveillaient. Ils portaient des boucliers de bois et leur taille pendait un kebin une massue quipe dun crochet, fix sous la poigne, conu pour casser la lame dun agresseur. En baissant les yeux, Sonea passa devant les deux hommes. les choper avant quils aillent sur la place, disait lun deux. Sont une vingtaine. Le chef est taill comme une barrique. Il a une cicatrice sur le cou, et Le cur de Sonea rata un battement. Est-ce que ? Quelques pas au-del des gardes, Sonea repra un porche et se glissa dans ses ombres. Se penchant pour jeter un coup dil aux deux hommes, elle bondit en arrire quand des yeux noirs se posrent sur elle. -10-

Une femme la fixait dans lobscurit, les yeux dilats de surprise. Sonea recula dun pas. Linconnue limita, puis sourit linstant prcis o elle souriait. Juste un reflet ! Sonea avana et ses doigts rencontrrent un carr de mtal poli fix au mur. Des mots y taient gravs, mais elle en savait trop peu sur les lettres pour les dchiffrer. Elle examina son reflet. Un visage aux joues creuses, des cheveux noirs coups court. Personne ne lavait jamais qualifie de jolie et elle tait encore capable de se faire passer pour un garon en cas de besoin. Sa tante lui rptait quelle ressemblait bien plus sa mre, morte depuis longtemps, qu son pre. Mais Sonea la suspectait surtout de refuser de lui voir le moindre trait en commun avec ce beau-frre indigne. Sonea approcha son nez de la surface polie. Sa mre avait t belle. Si je me laissais pousser les cheveux, minauda-t-elle, et si je portais un truc fminin Oh, et puis quoi encore ? Elle tourna les talons avec une grimace pour son reflet, ennuye de stre laisse distraire par de telles futilits. y a vingt minutes, dit une voix proche. Sonea recula, se rappelant pourquoi elle stait cache. Et cest o quon doit les coincer ? Et jen sais quoi, ton avis, Mol ? Ah, jaimerais tre dans le coup ! Tas vu dans quel tat ils ont mis Porlen, lan dernier, les petits merdeux ? Il a fallu des semaines pour que les rougeurs se barrent, et il ny a rien vu pendant des jours et des jours. Je me demande si je ne pourrais pas aller H ! Pas par l, le gosse ! Sonea ignora lavertissement du soldat, certaine que son compagnon et lui ne quitteraient pas leur poste, de peur que des misreux nen profitent pour se glisser dans la ruelle. Elle commena courir, se faufilant dans la foule. De temps autre, elle sarrtait pour chercher des visages familiers. Elle navait aucun doute au sujet du groupe dont avaient parl les gardes. Tout au long du rude hiver prcdent, on avait racont inlassablement ce quavaient fait les jeunes de Harrin -11-

pendant la dernire Purge. Elle avait t amuse dapprendre que ses anciens camarades trempaient toujours dans ce genre dhistoire, bien quelle ait d tomber daccord avec sa tante sur un point : il valait mieux quelle se tienne loigne de ces histoires. Maintenant, les gardes semblaient dcids prendre leur revanche. a prouve que Jonna avait raison Elle mcorcherait vive si elle savait ce que je suis en train de fabriquer, mais je dois quand mme prvenir Harrin. Sonea examina une nouvelle fois les visages, dans la foule. Ce nest pas non plus comme si jallais me joindre au groupe, non, je dois seulement trouver un vigile L ! Un adolescent se tapissait dans lombre dun porche, examinant les passants dun regard mfiant. Il navait pas lair de prter attention ce qui se passait autour de lui, mais Sonea remarqua que ses yeux volaient dune entre de ruelle une autre. Alors quils se posaient sur elle, Sonea ajusta son capuchon et fit ce qui aurait paru un geste obscne beaucoup. Le jeune homme la fixa avant de lui adresser un signe en retour. Certaine dtre devant un vigile, Sonea fendit la foule pour sapprocher de lui et sarrta prs de lui, faisant semblant dajuster le cordon de sa botte. Tes avec qui ? lui demanda-t-il. Personne. Cest un vieux signal. Jai pas t dans le coin pendant un moment. Ladolescent rflchit, puis demanda : Tu veux quoi ? Jai entendu causer les gardes. Ils veulent mettre la main sur quelquun. Le vigile eut un grognement mprisant. Pourquoi je devrais te croire ? Dans le temps, je connaissais bien Harrin. Le garon dvisagea ladolescente un moment, puis il avana et lui saisit le bras. Eh ben, allons voir sil se souvient de toi ! Le cur de Sonea saffola tandis que le garon lentranait dans la foule. La boue tait glissante, et elle savait quelle -12-

tomberait si elle essayait de ralentir. Elle marmonna une maldiction. Tas pas besoin de my emmener, dit-elle. Dis-lui juste mon nom, il sait que je ne lemmerderais pas pour rien ! Le garon lignora. Les gardes les suivirent des yeux alors quils passaient devant eux. Sonea se dbattit, mais le garon la serrait trop fort. Il la poussa dans une petite rue adjacente. coute moi ! lui lana-t-elle. Mon nom, cest Sonea. Il me connat. Et Cery aussi. Alors, a te fera plaisir de les revoir ! lcha le gamin pardessus son paule. La foule se pressait dans la ruelle. Sonea saccrocha un lampadaire pour forcer ladolescent sarrter. Je ne peux pas venir avec toi. Je dois aller voir ma tante. Laisse-moi. .. La foule sclaircit en dbouchant dans une rue plus large. Sonea grogna et leva les yeux au ciel. Jonna va me tuer. Une patrouille de gardes sengouffra soudain dans la ruelle, boucliers brandis. Quelques adolescents se camprent aussitt devant eux pour les abreuver dinsultes et de quolibets. Sonea vit lun deux lancer un petit objet sur les soldats. Le projectile percuta le bois dun des boucliers et explosa dans un nuage de poudre rouge. Les gardes reculrent de plusieurs pas, et un cri de joie monta de la bande dadolescents. Sonea reconnut deux silhouettes familires dans le dos des jeunes. Lune tait plus grande et massive que dans son souvenir et se tenait droite, les mains poses sur les hanches. Les deux ans qui venaient de passer avaient effac toute trace de lenfance chez Harrin. Mais, voir son attitude, Sonea devina que le changement tait plus profond. Il avait toujours t le chef incontest du groupe, prompt calmer nimporte qui dun coup de poing bien ajust. Sonea ne put sempcher de sourire en reconnaissant ladolescent qui se tenait dans le dos de Harrin. Il devait faire la moiti de la taille du chef de bande. Cery navait pas grandi dun poil depuis que Sonea lavait vu pour la dernire fois, et elle savait quel point cela lennuyait. Cery avait toujours t un -13-

membre respect du groupe malgr sa petite stature, car son pre avait jadis travaill avec les voleurs. Alors que le vigile la poussait en direction des deux garons, Sonea vit Cery humecter un de ses doigts, le tendre vers le ciel, puis hocher la tte. Harrin cria. Aussitt les adolescents tirrent des petits sachets de leurs poches et les jetrent sur les gardes. Un nuage cramoisi flotta bientt au-dessus des boucliers, et Sonea ricana en entendant les gardes jurer et crier de douleur. Sortant dune alle dans le dos des soldats, une silhouette solitaire avana dans la rue. Sonea leva les yeux et son sang se glaa. Magicien ! cracha-t-elle. Le garon debout ct delle vit la silhouette et sursauta. Hey, un mage, un mage ! cria-t-il. Les adolescents et les gardes se tournrent vers le nouveau venu. Tous suffoqurent alors quun vent brlant les frappait. Une odeur dplaisante agressa les narines de Sonea et ses yeux la brlrent alors que la poussire rouge volait vers son visage. Puis le vent retomba brusquement et tout redevint calme et silencieux. Aprs avoir essuy ses larmes, Sonea battit des paupires et chercha sur le sol un peu de neige frache poser sur ses yeux. Elle ne vit rien dautre que de la boue, maintenant vierge de toute trace de pas. a nirait jamais Alors que sa vision sclaircissait, la jeune fille remarqua que la boue tait parcourue de vaguelettes qui irradiaient toutes des pieds du magicien. Assez ! beugla Harrin. Aussitt, les adolescents senfuirent et passrent en courant devant Sonea. Avec un cri, le vigile lentrana dans leur sillage. La bouche sche, Sonea vit un autre groupe de soldats au coin de la rue. Ils avaient tout calcul ! Et je me suis ramene juste pour tomber dans leur pige ! Le vigile lentrana, suivant le groupe de Harrin qui courait vers les gardes. Quand ils furent leur porte, les soldats levrent leurs boucliers. Arrivs quelques foules deux, les jeunes sengouffrrent dans une alle. Sur leurs talons, Sonea vit -14-

deux hommes en uniforme adosss au mur, lentre du passage. terre ! cria une voix quelle pensa reconnatre. Une main tira Sonea vers le sol, et elle tressaillit quand ses genoux heurtrent les pavs sous la boue. En entendant des cris, elle regarda derrire elle et vit une masse de bras et de boucliers envahir la ruelle troite, un nuage de poussire vermillon tourbillonnant autour des soldats. Sonea ? La voix tonne lui semblant familire, Sonea leva les yeux, et grimaa en voyant Cery accroupi ct delle. Cery, elle ma prvenu que les gardes prparaient un pige, lui glissa le vigile. Le petit adolescent hocha la tte. On savait dj Un sourire flotta sur ses lvres, puis il tourna la tte vers les soldats et se rembrunit. Allez, tout le monde ! Cest le bon moment pour se barrer. Il prit la main de Sonea, laida se remettre sur ses pieds et la guida entre les adolescents qui bombardaient encore les gardes. Mais un clair blanc emplit soudain la ruelle dune lueur aveuglante. Quest-ce que ctait ? cria Sonea, cherchant chasser de ses rtines limage surimpose de la rue. Le magicien, siffla Cery. On court ! beugla Harrin. moiti aveugle, Sonea avana en titubant. Quelquun la percuta dans le dos et elle tomba. Serrant son bras plus fort, Cery la remit debout et la tira en avant. Ils se glissrent hors du passage, dans la rue principale. Les adolescents ralentirent, remontrent leurs capuches, rentrrent la tte dans leurs paules et se fondirent dans la foule. Sonea les suivit. Cery et elle marchrent un moment en silence. Puis une grande ombre sapprocha du garon et dvisagea Sonea sous sa capuche. Hey ! Regardez qui cest ! lana Harrin, les yeux carquills. Sonea ! Quest-ce qui tamne ?

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Faut croire que je suis encore tombe dans un de tes piges, Harrin, rpondit la jeune fille en souriant. Elle a entendu les gardes parler dune embuscade pour nous mettre la main dessus, expliqua Cery. Harrin fit un vague geste de la main. On savait quils tenteraient un truc et on a fait en sorte davoir une voie de dgagement. Sonea hocha la tte en revoyant les soldats coincs dans la ruelle. Jaurais d deviner. Alors, quest-ce que tes devenue ? a fait des annes. Deux ans. On a vcu dans le quartier nord. Oncle Ranel avait dgott une piaule dans une pension. Jai entendu dire que a douille dans ces machins et que tout cote le double, juste parce que tu vis entre les murs de la ville. Cest vrai, mais on a survcu quand mme. En faisant quoi ? demanda Cery. En rparant des chaussures et en reprisant des vtements. Et cest pour a quon ta pas vue de tout ce temps, conclut Harrin. Sonea sourit. Pour a, oui, et parce que Jonna ne voulait pas que je fricote avec votre groupe de terreurs. Sa tante navait pas t ravie dapprendre quelle frquentait Harrin et ses amis. Pas du tout Jai dj vu des occupations plus excitantes, grommela Cery. Bien quil nait pas beaucoup grandi pendant les deux dernires annes, Sonea remarqua que son visage navait plus rien denfantin. Un long manteau lui descendait jusquaux chevilles, effiloch aux endroits o il lavait raccourci, et probablement lest dune collection de crochets, de couteaux, de babioles et de bonbons cachs dans les poches et la doublure. Sonea stait toujours demand ce que ferait Cery, une fois lass de dtrousser ses pigeons et de crocheter ses serrures. Ctait toujours plus sr que de se balader avec vous, lui rpondit-elle. -16-

On croirait entendre Jonna, rpliqua Cery, vex. Autrefois, la pique aurait atteint Sonea. Jonna nous a sortis des Taudis Au fait, les interrompit Harrin, si tu as une piaule dans une pension, quest-ce que tu fais l ? Sonea se rembrunit son tour. Le roi chasse les gens des pensions. Il ne veut pas quil y ait autant de personnes dans un seul immeuble, parce que cest sale. Les gardes sont venus ce matin et ils nous ont foutus dehors. Harrin marmonna une maldiction. Sonea se tourna vers Cery et vit que la pointe de taquinerie avait disparu de son regard. Elle dtourna les yeux, touche par leur comprhension. Sur un mot du palais et en une matine, tout ce que sa tante et son oncle staient chins obtenir leur avait t arrach. Ils navaient pas eu le temps de comprendre ce qui se passait, seulement de rassembler leurs affaires avant dtre jets la rue. O sont Jonna et Ranel, alors ? demanda Harrin. Ils mont envoye en claireur pour voir sil y avait pas moyen de reprendre notre ancienne chambre. Viens me voir si ce nest pas possible, dit Cery en regardant son amie dans les yeux. Sonea hocha la tte. Merci. Alors quelle dbouchait sur une grande place pave, la foule se dispersa lentement. Ctait la place Nord, o de petits marchs locaux se tenaient chaque semaine. Sonea et sa tante sy rendaient rgulirement sy taient rendues rgulirement. Des centaines de personnes sy massaient. Alors que beaucoup continuaient vers les portes Nord, dautres sy attardaient avec lespoir de voir leurs amis avant de se perdre dans la confusion des Taudis. Dautres encore refuseraient de bouger dun pouce avant quon les y force. Cery et Harrin sarrtrent au centre de la place, devant le bassin. Une statue du roi Kalpol dominait leau. Le souverain, mort depuis longtemps, avait largement dpass la quarantaine lorsquil avait vaincu les bandits des montagnes, mais il tait -17-

quand mme reprsent sous les traits dun jeune homme, sa main droite brandissant une rplique de sa fameuse pe incruste de pierres, et la gauche tenant un gobelet tout aussi rutilant. Une autre statue se dressait autrefois sur cette place, mais elle avait t mise terre trente ans auparavant. Bien que beaucoup de statues du roi Terrel aient t riges au fil des ans, toutes, sauf une, avaient t dtruites, et on disait que cette survivante avait t dfigure malgr la protection des murs du palais. En dpit de tout ce quil avait accompli durant son rgne, les citoyens dImardin se souviendraient toujours du roi Terrel comme de linstigateur des premires Purges. Loncle de Sonea lui avait souvent racont cette histoire. Trente ans plus tt, la suite des plaintes de membres influents de la cour au sujet de linscurit dans les rues, le roi avait ordonn aux gardes de chasser de la ville tous les mendiants, misreux et criminels potentiels. Fous de rage, les expulss les plus puissants se regrouprent. Arms par les riches contrebandiers et les voleurs, ils se dfendirent. Confront des batailles de rues et des meutes, le roi, dpass, se tourna vers la Guilde des magiciens. Les rebelles navaient aucune arme contre la magie. Ils furent emprisonns ou conduits de force dans les Taudis. Enchant par les ftes que donnrent les Maisons en son honneur, le roi dcida dorganiser une Purge chaque hiver. sa mort, cinq ans plus tt, beaucoup de pauvres avaient espr la fin des Purges. Mais le fils de Terrel, le roi Merrin, avait perptu la tradition. En regardant la foule masse sur la place, il tait bien difficile dimaginer que ces misreux, frles et maladifs, reprsentaient une menace. Sonea vit soudain que les adolescents staient regroups autour de Harrin, en lattente de quelque chose. Lestomac de la jeune fille se noua dapprhension. Je dois y aller, dit-elle. Non, pas encore ! protesta Cery. On vient tout juste de se retrouver. Jai trop tard. Jonna et Ranel doivent dj tre dans les Taudis. -18-

Alors, tes dj dans la mouise ! (Cery haussa les paules.) Tas encore peur des roustes, pas vrai ? Sonea lana au garon un regard lourd de reproches. Sans se dmonter, il lui sourit. Tiens Ladolescent posa de petits objets sur la paume de la jeune fille. Sonea baissa les yeux et tudia les sachets. Cest les machins que vous balanciez sur les gardes ? Cery hocha la tte. Poussire de papea. a leur pique les yeux et a leur file des dmangeaisons. Mais a fait rien aux magiciens Dommage. Jen ai eu un, une fois, mais il ne mavait pas vu venir. Sonea lui rendit les sachets, mais Cery repoussa sa main. Garde-les. a sert plus rien, maintenant. Les magiciens sentourent toujours dun bouclier. Mais tu jettes des pierres la place ? Pourquoi tu tembtes ? a fait du bien, cest dj a (Cery jeta un coup dil gris dacier dans la rue.) Si on ne faisait pas a, a serait comme si on se fichait de la Purge. On ne peut quand mme pas les laisser nous jecter de la ville sans leur en faire voir, non ? En haussant les paules, Sonea regarda les adolescents. Leurs yeux brillaient dexcitation. Elle avait toujours pens que caillasser les magiciens tait aussi inutile que stupide. Harrin et toi ne venez quasiment jamais en ville, fit-elle remarquer. Ouais, mais on doit en avoir le droit, si on en a besoin Et cest la premire fois quon fera du grabuge sans que les voleurs y aient fourr leurs gros nez. Alors, cest a, le fin mot de lhistoire ? scria Sonea. Hey ! On y va ! aboya Harrin par-dessus le vacarme de la foule. Alors que les adolescents criaient et commenaient filer, Cery regarda Sonea en attendant sa rponse. Allez, viens ! la pressa-t-il. a va tre marrant, jur Sonea fit non de la tte.

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Tas pas besoin de ten mler, tu pourras juste regarder si tu prfres. Aprs, je viendrai avec toi et je te trouverai un endroit o crcher. Mais Allez ! (Il sapprocha delle, dfit lcharpe de son amie, la plia en triangle et la lui mit sur la tte avant de la nouer sous son menton.) Tu ressembles dj plus une fille, comme a. Mme si les gardes veulent nous coller aux basques, ce qui narrivera pas, ils ne te prendront pas pour un des petits emmerdeurs de notre bande. Voil. (Il lui tapota la joue.) Bien mieux. Maintenant, viens. Je ne vais pas te laisser disparatre une deuxime fois. Oh, aprs tout, daccord, soupira Sonea. La foule devenant plus dense, le groupe dut jouer des coudes pour se frayer un chemin. sa grande surprise, Sonea nentendit aucune protestation ni menace de reprsailles propos des bousculades et des pieds crass. Au contraire, les femmes et les hommes devant qui elle passait se pressaient pour lui glisser des cailloux et des fruits pourris entre les mains, et lui souffler des encouragements. Pendant quelle suivait Cery, elle vit partout des visages tordus dexcitation et elle sentit un frisson courir le long de son chine. Les personnes raisonnables avaient dj quitt la place Nord. Celles qui restaient voulaient voir de vritables affrontements et elles ne se souciaient plus de savoir quel point ce serait vain. La foule sclaircit tandis que le groupe sy enfonait. Du coin de lil, Sonea vit que des gens venus de rues transversales continuaient grossir leurs rangs. De lautre ct, les portes crasaient de leur ombre les personnes prsentes. Et devant eux Sonea sarrta et sentit fondre toute sa belle assurance. Alors que Cery continuait davancer, elle recula de quelques pas et se cacha derrire le dos dune vieille femme. Des magiciens se tenaient moins de vingt pas. Sonea prit une grande inspiration et la relcha lentement. Elle savait que les mages ne quitteraient pas leur poste. Ils se contenteraient dignorer la foule jusqu ce quils soient prts

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la chasser de la place. Pour linstant, il ny avait aucune raison davoir peur. Sonea se fora regarder autour delle pour localiser les adolescents. Un peu en avant, Harrin, Cery et les autres se frayaient un chemin dans la masse de badauds. Sonea frissonna en jetant un dernier coup dil aux magiciens. Elle nen avait jamais t aussi prs. Ils taient tous vtus dune robe aux larges manches, serre par un cordon la taille. Comme le disait son oncle Ranel, ce genre de tenue tait la mode quelques centaines dannes auparavant. Aujourdhui, porter les mmes vtements quun magicien tait un crime. Il ny avait aucune femme parmi eux. Do elle tait, Sonea voyait neuf mages. Debout, seuls ou par deux, ils formaient une ligne en pointill tout autour de la place. Si certains navaient pas plus de vingt ans, dautres paraissaient rellement vieux. Lun de ceux qui taient les plus proches, un homme dune trentaine dannes aux cheveux longs, paraissait mme sduisant. Dans le genre tnbreux et lgant. trangement, rien ne distinguait les autres mages du commun des mortels. Un mouvement attira le regard de Sonea, qui vit Harrin armer son bras. Un caillou vola en direction des magiciens. Bien quelle st ce qui allait arriver, ladolescente retint son souffle. La pierre scrasa contre un obstacle invisible mais dur et retomba sur le sol. Sonea reprit son souffle alors que dautres adolescents commenaient jeter des cailloux. Quelques-unes des silhouettes noires redressrent la tte pour suivre les projectiles des yeux et les regarder rebondir contre le bouclier invisible. Les autres daignrent peine poser le regard sur les jeunes avant de reprendre leurs conversations. Sonea fixa lendroit o se dressait la barrire magique. Bien entendu, elle ne vit rien. Tout en savanant, elle prit un des sachets, dans sa poche, et le lana de toutes ses forces. Le sachet se dsintgra en percutant le mur invisible. Un instant, un nuage de poudre rouge aplati dun ct flotta dans lair. Sonea entendit un gloussement dans son dos, se retourna et vit une vieille femme lui faire un sourire dent.

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En voil un beau coup ! caqueta celle-ci. Vas-y, mets-leur en plein la vue ! Sonea glissa les doigts dans sa poche et y sentit une pierre. Sapprochant jusqu tre quelques pas des magiciens, elle sourit, ravie de lagacement quelle voyait sur certains visages. Ils dtestaient quon les provoque, cela crevait les yeux, mais quelque chose les retenait malgr tout de riposter. Une voix mergea du nuage de poussire. Le magicien lgant balaya la foule du regard, puis se tourna vers son compagnon, un homme plus g dont les cheveux grisonnaient. Pathtique vermine, lcha-t-il. Combien de temps encore avant den tre dbarrasss ? Quelque chose se rebella dans les entrailles de Sonea, qui resserra sa prise sur la pierre, la soupesa et constata avec plaisir quelle tait lourde. Se tournant face aux magiciens, elle sentit la haine former une boule dans son estomac. Puisant de la force dans la rage davoir t jete hors de chez elle ainsi que dans son ressentiment atavique contre les mages, elle jeta sa pierre sur celui qui avait parl. Le caillou siffla dans les airs. Lorsquil approcha de la barrire invisible, Sonea pria pour quil la traverse et atteigne son but. Un clair de lumire bleue rida la surface invisible, et la pierre percuta la tempe du magicien avec un bruit mat. Lhomme resta debout sans ragir, les yeux dans le vague, puis ses genoux se drobrent et son compagnon fit un pas en avant pour le rattraper. Sonea en resta bouche be. Alors que le magicien plus g tendait son ami sur le sol, les insultes des adolescents moururent et un silence de mort tomba sur la foule. Les exclamations reprirent quand deux autres magiciens vinrent sagenouiller ct de leur compagnon. Les amis de Harrin et bien dautres personnes dans la foule poussrent des vivats. Comme tout le monde murmurait au sujet de ce qui venait de se passer, le vacarme devint assourdissant. Sonea regarda ses mains. a a march. Jai travers le bouclier, mais cest impossible, moins moins dtre un magicien. -22-

Son sang se glaa quand elle se rappela comment sa rage stait concentre dans la pierre, comment elle lavait suivie des yeux et de lesprit, et quel point elle avait dsir quelle traverse le bouclier. Quelque chose en elle vibra dimpatience, avide de recommencer. Levant les yeux, elle vit que plusieurs magiciens taient prsent regroups autour de leur compagnon. Certains staient agenouills, mais la plupart fouillaient la place des yeux. Ils me cherchent, moi, pensa soudain Sonea. Comme sil lavait entendue, lun deux la regarda. Ladolescente frissonna de terreur, mais les yeux de lhomme ne sarrtrent pas sur elle et continurent balayer la foule. Ils ne savent pas qui a fait a. Sonea gmit de soulagement. En regardant autour delle, elle remarqua que la foule se tenait quelques pas derrire elle. Les adolescents battaient en retraite. Affole, elle suivit le mouvement. Le plus g des magiciens se redressa et ses yeux se posrent sur elle sans aucune hsitation. Il pointa lindex vers la poitrine de Sonea et ses compagnons tournrent la tte dans sa direction. Quand elle vit leurs mains se lever, Sonea frissonna de terreur. Tournant les talons, elle courut vers la foule. Du coin de lil, elle vit dtaler les derniers adolescents. Sa vision se troubla alors que des clairs frappaient des corps autour delle. Puis des cris dchirrent lair. Une vague de chaleur la percuta et se laissa tomber genoux, haletante. Arrtez ! Sonea navait pas mal. Baissant les yeux, elle sursauta en constatant que son corps tait intact. Puis elle leva la tte et vit que les gens couraient toujours, ignorant lordre bizarrement amplifi qui rsonnait encore dans le parc. Une odeur de brl lui monta aux narines. En tournant la tte, elle dcouvrit un garon tendu sur le ventre quelques pas delle. Les flammes dvoraient avidement ses vtements, pourtant, il ne bougeait pas dun pouce. Sonea vit le moignon noirci qui avait autrefois t un bras, et son estomac se noua. NE LA BLESSEZ PAS !

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En titubant, ladolescente se releva et sloigna du cadavre. Comme des fugitifs la dpassaient de tous les cts, elle se fora aller plus vite. Elle rattrapa la foule devant les portes Nord et lutta pour les franchir. Poussant, frappant et griffant, elle senfona dans la mare humaine. Sentant que les pierres, dans ses poches, lalourdissaient, elle sen dbarrassa. Quelque chose lui crocheta la jambe et la fit trbucher, mais elle se releva dun bond et continua. Quand des mains agripprent sauvagement ses paules, elle se dbattit et voulut hurler. Mais son agresseur la fora se retourner et elle plongea son regard dans les yeux bleus de Harrin.

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Chapitre 2LE CONCILE

epuis quil avait t intronis mage trente ans plus tt, le seigneur Rothen tait entr dans le hall de la Guilde un nombre incalculable de fois. Mais il ny avait jamais entendu rsonner autant de voix quaujourdhui. Une mare de silhouettes en robe noire moutonnait devant lui. Des groupes staient forms et il ne fut pas tonn de reconnatre les cliques et les clans habituels. Dautres mages passaient dun groupe un autre. Les mains sagitaient et un non vhment perait parfois le vacarme. Habituellement, les mages faisaient preuve de la plus grande dignit durant ces assembles. Mais avant que ladministrateur nait pris place, les participants dambulaient au centre du hall en discutant. Alors quil senfonait dans la foule, Rothen saisit des bribes de conversation qui semblaient tomber du plafond. Le hall de la Guilde amplifiait trs bizarrement les sons, et plus encore lorsquon parlait haut. Il ny avait rien de magique cela, contrairement ce que beaucoup dinvits semblaient penser : seulement un effet involontaire de la nouvelle architecture. -25-

Le btiment dorigine comportait des chambres pour loger les mages et les apprentis, sans oublier les salles de cours et de runions. Quatre sicles plus tard, le nombre de ses membres ayant augment dans de fortes proportions, la Guilde avait fait construire plusieurs nouveaux btiments. Les mages, nayant pas voulu dmolir leur premire demeure, avaient fait abattre les cloisons et installer des siges. Depuis, les runions, les crmonies dintronisation ou de remise des diplmes et les audiences de la Guilde sy tenaient. Une grande silhouette vtue de violet fendit la foule et avana en direction de Rothen, qui sourit en voyant lexpression avide du jeune magicien. Dannyl avait lhabitude de se plaindre du manque danimation la Guilde. Aujourdhui, il tait servi. Eh bien, mon vieil ami ! Comment tout cela sest-il fini ? Rothen croisa les bras. Vieil ami, vraiment ? Jeune ami, si tu prfres. Qua dit ladministrateur ? Rien. Il a simplement voulu que je dcrive ce que jai vu. Il semblerait que je sois le seul avoir aperu la fille. Une chance pour elle, rpliqua Dannyl. Pourquoi les autres ont-ils tent de la tuer ? Rothen secoua la tte. Je doute quils laient vraiment voulu Un coup de gong domina le vacarme et la voix amplifie de ladministrateur rsonna dans le hall : Sil leur sied, que les mages veuillent bien prendre place. Regardant derrire lui, Rothen vit se refermer les lourdes portes. Le flot de robes noires se divisa lorsque les magiciens se dirigrent vers leurs siges, situs de chaque ct de la pice. Du menton, Dannyl dsigna quelquun. Nous sommes en bonne compagnie, aujourdhui Rothen regarda son tour. Les hauts mages taient dj assis, leurs siges surplombant la salle afin de marquer leur rang. Deux escaliers troits permettaient daccder lestrade o se trouvaient leurs fauteuils. Au centre trnait un grand fauteuil incrust dor et brod aux armoiries royales : un oiseau de nuit stylis. Il tait vide, mais

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les deux siges qui le flanquaient taient occups par des mages qui portaient une ceinture dor. Les conseillers royaux, murmura Rothen. Intressant. Oui, approuva Dannyl. Je me demande si le roi Merrin estime que cette runion mrite son attention. Pas au point dy venir en personne. Bien sr que non ! Et heureusement. Sil tait l, il faudrait nous tenir correctement. Rothen haussa les paules. Cela ne change rien, Dannyl. Mme si les conseillers ntaient pas l, pas un mage ne prononcerait une parole quil ne pourrait pas rpter en face du roi. Non, ils viennent pour sassurer que nous ferons plus que discutailler au sujet de la fille. Ils prirent leurs places habituelles. Dannyl sadossa son fauteuil et balaya la pice du regard. Tout a pour une rpugnante gamine des rues. Rothen gloussa. Elle a provoqu un sacr remue-mnage, non ? Oh ! Mais Fergun nest pas avec nous ? (Dannyl tourna la tte vers la range de siges du mur oppos.) Ses suppts sont venus, eux. Bien que Rothen dsapprouvt quon critique un autre magicien, surtout en public, il ne put sempcher de sourire. Les mages ne portaient pas Fergun dans leur cur, et ses manires serviles ntaient pas trangres cette inimiti. Selon les gurisseurs, le choc a provoqu une grande confusion et une agitation considrable. Ils ont jug plus prudent de lui administrer un sdatif. Dannyl pina le nez. Il se rgalait. Fergun endormi ? Il sera furieux quand il apprendra que le concile lui est pass sous le nez. Le gong rsonna de nouveau et le silence revint progressivement dans la salle. Comme tu peux limaginer, ladministrateur Lorlen a t trs attrist dapprendre que le seigneur Fergun ne pourrait pas nous donner sa version des faits, ajouta Rothen dans un murmure. -27-

Dannyl touffa un clat de rire. Rothen vit que les mages avaient tous gagn leur sige. Seul ladministrateur Lorlen tait debout, son gong dans une main et un petit marteau dans lautre. Contrairement son habitude, Lorlen paraissait sinistre. Rothen retrouva son srieux en se rappelant que ctait la premire crise que vivait le mage depuis son lection. En ce qui concernait les tracas quotidiens de la Guilde, Lorlen avait fait ses preuves. Mais plus dun magicien devait se demander comment il se sortirait de cette affaire. Jai runi le concile afin que nous puissions dbattre des vnements qui ont eu lieu sur la place Nord, ce matin mme, commena-t-il. Nous avons deux sujets de la plus haute importance traiter : la mort dun innocent et lexistence dun mage que nous ne contrlons pas. Pour ouvrir la sance, attelons-nous la tche la plus urgente. Jappelle le seigneur Rothen comme tmoin. Dannyl jeta un regard tonn son ami, puis il lui sourit. videmment Depuis le temps que tu te tiens lcart de la fosse aux serpents. Bonne chance ! Rothen se leva. Merci de me le rappeler. Je men sortirai. Sous le regard des mages, Rothen se leva, traversa le hall et se campa devant les hauts mages. Il salua ladministrateur de la tte et Lorlen lui rendit la pareille. Dcrivez-nous ce que vous avez vu, seigneur Rothen. Le mage choisit ses mots avec soin. Ceux qui prenaient la parole devant la Guilde devaient faire montre de clart et de concision. Lorsque je suis arriv ce matin sur la place Nord, le seigneur Fergun tait dj l. Jai pris position ct de lui, et joint mon pouvoir celui du bouclier. Des voyous ont commenc jeter des pierres, mais, comme toujours, nous les avons ignors. (Rothen vrifia dun coup dil que les hauts mages lui prtaient toute lattention requise. Il touffa un frisson de nervosit. Dannyl avait raison : cela faisait longtemps quil ntait pas descendu dans la fosse aux serpents.) Ensuite, jai capt un clair de lumire bleue du coin de lil et senti une -28-

turbulence dans le bouclier. Jai vu quun objet volait vers moi. Avant que jaie pu ragir, il avait frapp le seigneur Fergun la tempe et lui avait fait perdre lquilibre. Jai rattrap notre collgue avant quil ne heurte les pavs, je lai allong par terre et je me suis assur que ses jours ntaient pas en danger. Puis, alors que dautres collgues venaient maider, jai commenc chercher le coupable. Beaucoup de jeunes paraissaient surpris et confus, mais une adolescente regardait ses mains, les yeux carquills. Jai perdu sa trace alors que mes confrres arrivaient, et, comme ils nont pas pu localiser la semeuse de troubles, ils mont demand de la leur dsigner. Quand je lai fait, ils ont cru que je montrais un adolescent debout ct delle, et et ils se sont vengs. Lorlen lui fit signe darrter et chercha du regard le chef des guerriers. Seigneur Balkan, quavez-vous dcouvert en interrogeant les mages qui ont frapp lenfant ? Le magicien vtu de rouge se leva. Les dix-neuf mages impliqus dans cette affaire pensaient que lagresseur tait le garon dont nous parlons. Ils ont cru, tort, quune fille ne pouvait en aucun cas tre un magicien rengat. Ils ont voulu assommer la victime, pas lui faire du mal. La description des sorts, faite sous serment, mincite croire quils disent la vrit. Jai aussi conclu, la suite de ces tmoignages, que certaines ondes de choc se sont combines pour former une vague de feu. Cest ce qui a tu le garon. Limage dune silhouette carbonise se forma dans lesprit de Rothen et refusa de se dissiper. cur, le mage fixa le sol. Mme si les ondes ne staient pas combines, dix-neuf attaques auraient valu de tels dommages au garon quil serait mort de toute faon. Rothen ne pouvait sempcher de se sentir responsable. Sil avait pris les choses en main avant que les autres naient le temps de ragir Voil qui soulve des questions bien dlicates, dit Lorlen. Il est peu probable que le peuple nous croie si nous lui assurons que tout cela nest quune erreur. Des excuses ne suffiront pas. Pourquoi ne pas offrir une compensation la famille du garon ? -29-

Plusieurs hauts mages hochrent la tte et Rothen entendit des murmures dapprobation dans son dos. Si nous la trouvons, ajouta un des hauts mages. Je crains quune compensation ne suffise pas sauver notre rputation, dit Rothen. Comment pouvons-nous regagner le respect et la confiance du peuple ? Les murmures continurent, puis une voix lana : La compensation sera suffisante. Donnez-leur du temps et ils oublieront, ajouta une autre. Ce ntait rien quun misreux ! lana une troisime. Qui sen soucie ? Rothen soupira. Ces rflexions ne le surprenaient pas, mais elles veillaient en lui la mme colre que dhabitude. La Guilde existait et avait t cre pour protger les gens sans distinction entre les riches et les pauvres. Rothen avait dj entendu des mages affirmer que les gens du commun taient tous des graines de voleur qui ne mritaient pas la protection de la Guilde. Nous devons faire plus, ajouta Balkan. Llite comprendra que la mort du garon ntait quun accident. Les pauvres ne laccepteront jamais, et tout ce que nous pourrons dire ou faire ny changera rien. Ladministrateur Lorlen regarda tour tour les hauts mages, qui hochrent la tte en guise de rponse. Trs bien, dit-il. Nous aborderons de nouveau ce sujet pendant le prochain concile, lorsque nous aurons le recul ncessaire pour valuer leffet de cette tragdie. (Il prit une profonde inspiration, rajusta sa robe, et parcourut le hall des yeux.) Passons au second point : la magicienne rengate. Lun dentre vous, part le seigneur Rothen, a-t-il vu cette fille ou at-il t tmoin de son acte ? Personne ne rpondit. Lorlen frona les sourcils, du. Beaucoup de dbats, pendant les runions, taient mens par les trois hauts mages : dame Vinara et les seigneurs Balkan et Sarrin. Dame Vinara, qui dirigeait les gurisseurs, tait une femme austre et pragmatique, mais capable dune compassion tonnante. Le robuste Balkan, lui, tait dot dun grand sens de -30-

lobservation et tenait toujours examiner toutes les facettes dun problme avant den envisager la solution. Il ne se dmontait pourtant pas lorsquil fallait prendre une dcision rapide ou difficile. Le plus g du trio, le seigneur Sarrin, pouvait porter des jugements trs durs, mais sans jamais oublier que diffrents points de vue restaient possibles. Ctaient ces hauts mages que Lorlen regardait maintenant. Nous devons commencer par examiner les faits. Il ny a aucun doute, aussi trange que cela puisse paratre : une simple pierre a travers un bouclier magique. Seigneur Balkan, comment est-ce possible ? Le guerrier secoua la tte. Le bouclier utilis pendant les Purges est trs faible. Assez rsistant pour arrter les projectiles, pas assez pour sopposer la magie. Il est vident, au vu de lclair bleu et de la distorsion dcrite par les jeteurs de sorts, quon a utilis le don. Quoi quil en soit, pour que la magie traverse un bouclier, il faut quelle soit modele pour a. Je pense que lattaquant a envoy une frappe magique une seule et unique associe la pierre. Mais pourquoi se servir dune pierre ? coupa dame Vinara. Pourquoi ne pas frapper uniquement grce la magie ? Afin de camoufler le tir ? suggra Sarrin. Si les mages avaient vu un sort venir sur eux, ils auraient eu le temps de renforcer le bouclier. Cest bien possible, rpondit Balkan, mais la puissance du coup a seulement servi franchir la barrire. Si les intentions de lattaquant avaient t meurtrires, le seigneur Fergun aurait eu plus quun hmatome la tempe. Donc, cet agresseur navait pas prvu de lui faire grand mal ? conclut Vinara. Alors, pourquoi ce geste ? Pour nous montrer ltendue de son pouvoir, ou peut-tre nous dfier, rpliqua Balkan. Le visage rid de Sarrin se plissa encore de dsapprobation. Rothen secoua la tte. Balkan le vit. Baissant les yeux sur lui, il demanda : Seriez-vous en dsaccord, seigneur Rothen ?

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La fille ne sattendait rien du tout. voir son expression, elle tait choque et surprise par lacte quelle avait commis. Je crois quelle na jamais travaill son don. Impossible ! Quelquun a forcement veill ses pouvoirs. Et lui a appris se Contrler, esprons-le, ajouta Vinara. Sinon, nous sommes en prsence dun problme dune tout autre nature. Aussitt, le hall bruissa de murmures. Lorlen leva une main et le silence revint. Lorsque le seigneur Rothen ma fait part de ce quil avait vu, jai convoqu le seigneur Solend dans mon bureau. Je lui ai demand si, durant les annes passes tudier lhistoire de la Guilde, il avait entendu parler dun mage ayant dvelopp ses talents sans notre aide. (Lorlen se rembrunit.) Je dois vous annoncer que nous nous trompions. Un magicien latent peut dcouvrir ses pouvoirs sans laide daucun mage. Lors des premiers sicles dexistence de la Guilde, quelques individus venus suivre notre enseignement utilisaient dj la magie leur manire. Leurs dons staient dvelopps de faon naturelle, alors que leur corps arrivait maturit. Depuis que nous acceptons et initions les novices ds lenfance, le dveloppement solitaire des pouvoirs nexiste pour ainsi dire plus. Jai demand au seigneur Solend de rcapituler ses connaissances ce sujet. Maintenant, je lappelle devant nous afin quil nous en fasse part. Un vieillard se leva pniblement et descendit les marches. Les mages retinrent leur souffle jusqu ce que lhistorien ait rejoint Rothen. Solend salua avec raideur les hauts mages. Il y a cinq cents ans, commena le vieil homme dune voix chevrotante, un homme ou une femme qui cherchait apprendre la magie devait lier connaissance avec un mage et devenir son pupille. Les candidats taient tests et choisis selon leur force et largent quils consentaient poser sur la table. cause de cette tradition, la plupart des lves commenaient leur apprentissage un ge dj mr, puisquil leur fallait de longues annes de travail ou un hritage coquet pour tre en mesure de se payer un professeur.

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Parfois, un adolescent ou une adolescente montrait des pouvoirs dj panouis , comme on disait cette poque. Ces gens, baptiss des naturels , la Guilde ne les refusait jamais. Pour deux raisons Premirement, leurs dons taient toujours trs dvelopps. Deuximement, nous devions leur apprendre le Contrle. (Le vieil homme marqua une pause, puis sa voix monta dans les aigus.) Nous savons ce quil advient lorsquun apprenti ne sait pas se Contrler ! Si personne na veill les pouvoirs de cette fille, nous devons nous attendre ce quelle soit plus puissante que la moyenne de nos lves, peut-tre mme plus que la moyenne de nos mages. Si nous sommes incapables de la retrouver et de lui enseigner le Contrle, elle deviendra un danger ! Un court silence suivit ces propos, puis des voix alarmes retentirent dans le hall. En admettant que ses pouvoirs, bien sr, se soient dvelopps sans aide extrieure, ajouta Balkan. Il hocha la tte et ajouta : Il reste la possibilit, videmment, quelle ait t entrane par quelquun. Alors, nous devons la trouver elle et ceux qui lont veille ! Le hall vibra nouveau de murmures, mais la voix de Lorlen les couvrit tous : Si cest une rengate, nous devons par dcret les amener, ses professeurs et elle, devant le roi. Sil sagit dune naturelle , nous sommes tenus de lui apprendre se Contrler. Dune faon ou dune autre, nous devons la retrouver. Mais comment ? demanda quelquun. Lorlen baissa les yeux. Seigneur Balkan ? Par une fouille systmatique des Taudis, dit le guerrier. (Il se tourna vers les conseillers du roi.) Nous aurons besoin daide. Lorlen plissa le front lorsquil vit qui regardait le guerrier. La Guilde demande lassistance de la garde de la cit. Les conseillers se consultrent du regard avant de hocher la tte avec un bel ensemble. Accord, dit lun deux. -33-

Nous devons commencer au plus vite, ajouta Balkan. Cette nuit, si possible. Si nous demandons lassistance de la garde, il faudra du temps pour nous organiser. Je suggre de commencer les recherches demain matin, rpondit Lorlen. Quen sera-t-il des cours ? cria une voix. Lorlen jeta un coup dil au mage assis ct de lui. Je doute quun jour de plus ou de moins affectera grandement les novices. Un jour peut-tre, mais trouverons-nous la fille en si peu de temps ? demanda aigrement le directeur de luniversit, Jerrik. Si nous ne lavons pas dniche dici l, nous nous runirons ici demain soir, rpondit Lorlen. Nous verrons alors qui continue les recherches. Administrateur Lorlen, si je puis faire une suggestion Rothen sursauta en reconnaissant la voix. Il se retourna et vit Dannyl, debout au milieu des mages qui ne le quittaient pas des yeux. Oui, seigneur Dannyl ? Les misreux nous empcheront srement de mener bien nos recherches et la fille se cachera. Nos chances seront meilleures si nous entrons dguiss dans les Taudis. Et quel dguisement pensez-vous ? Moins nous veillerons les soupons, plus grandes seront nos chances. Je suggre que lun de nous au moins se vte la faon des pauvres. Ils sont peut-tre capables de nous reconnatre si nous ouvrons la bouche, mais Refus catgoriquement, lcha Balkan. Imaginez ce qui se passerait si lun de nous tait dcouvert habill comme un mendiant. Nous serions la rise des Terres Allies. Plusieurs mages abondrent en ce sens. Je suis daccord, ajouta Lorlen. Nous avons lautorit requise pour entrer dans nimporte quelle demeure de cette ville. Nos recherches seraient ralenties si nous ne portions pas nos robes. Et comment saurons-nous ce que nous cherchons ? demanda Vinara. -34-

Vous souvenez-vous de lapparence de cette fille ? demanda Lorlen Rothen. Rothen acquiesa. Aprs avoir recul de quelques pas, il ferma les yeux et invoqua le souvenir dune adolescente chtive au visage maigre et enfantin. Puisant dans son pouvoir, il leva les paupires et se concentra. Une brume en suspension apparut devant lui et prit rapidement la forme dune silhouette translucide. Alors que sa mmoire compltait ses souvenirs, des vtements grossiers se matrialisrent : un foulard terne autour de la tte, une paisse tunique capuche et des pantalons. Lillusion acheve, Rothen leva les yeux sur les hauts mages. Cest la fille qui vous a attaqus ? murmura Balkan. Cest encore une enfant. Un petit emballage peut dissimuler une grosse surprise, rpliqua schement Sarrin. Et si ce ntait pas elle ? demanda Jerrik. Si le seigneur Rothen se trompait ? Pour le moment, nous devons supposer quil a raison, coupa Lorlen. Nous saurons bientt si les rumeurs de la cit vont dans son sens, et nous trouverons des tmoins parmi la population. (Il hocha la tte devant lillusion.) a ira comme a, je vous remercie. Rothen secoua la main et limage disparut. Lorsquil leva de nouveau les yeux, ce fut pour croiser le regard de Sarrin. Que ferons-nous delle une fois que nous laurons trouve ? demanda Vinara. Si cest une rengate, nous appliquerons la loi. Si elle ne lest pas, nous lui apprendrons se Contrler. Bien entendu, mais aprs ? Je pense que la question que pose dame Vinara est celleci : devons-nous en faire lune des ntres ? dit Balkan. Une nouvelle fois, tous les mages crirent en mme temps : Hors de question ! Cest probablement une voleuse ! Elle a attaqu lun des ntres ! Elle doit tre chtie, pas rcompense ! Rothen soupira en entendant ces protestations. Aucune loi nempchait de tester les enfants de basse extraction, mais la

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Guilde se donnait uniquement la peine de chercher la magie chez les enfants des Maisons. La Guilde na pas pris dlves hors des Maisons depuis des sicles, rappela Balkan. Mais si Solend a raison, elle pourrait tre une magicienne particulirement puissante, objecta Vinara. Rothen se retint de sourire. La plupart des magiciennes choisissaient la gurison Dame Vinara saurait oublier les origines de la fille si elle y gagnait un gurisseur de talent. La puissance nest pas une bndiction quand un mage est corrompu, nota Sarrin. Elle pourrait effectivement tre une voleuse, voire une ribaude. Quelle influence aurait-elle sur nos lves ? Comment savoir si elle mrite nos efforts ? Ainsi, vous lui montreriez de quoi elle est capable, puis vous lui retireriez ses pouvoirs avant de la renvoyer la pauvret ? sindigna Vinara. Sarrin en convint. Vinara regarda Balkan, qui haussa les paules. Rothen se mordit la langue pour touffer la protestation qui lui montait aux lvres. Avec une expression ne trahissant pas ses sentiments, Lorlen fixa les trois hauts mages en silence. Nous devrions lui donner une chance, insista Vinara. Sil y a une possibilit quelle se conforme nos rgles et devienne une jeune femme responsable, alors nous devons lui donner sa chance. Plus nous veillerons ses pouvoirs, plus il sera malais de les rendormir, lui rappela Sarrin. Je sais. (Vinara se pencha en avant.) Mais ce que je propose nest pas impossible. Imaginez la faon dont nous serons perus si nous laccueillons parmi nous. Un peu de gnrosit sera plus efficace pour nous sortir du mauvais pas de ce matin que dtruire ses pouvoirs et la renvoyer dans les Taudis. Ce fut au tour de Balkan de froncer les sourcils. Cest vrai et faire savoir que nous lui ouvrons nos portes pourrait nous pargner la peine de la rechercher. Une fois quelle saura quelle peut devenir une magicienne, avec la

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position sociale et lopulence que cela sous-entend, elle viendra nous. La crainte de perdre cette opulence lencouragera ne plus arpenter les mauvais chemins o elle sest gare, ajouta Sarrin. Dame Vinara acquiesa, balaya la salle du regard et riva les yeux sur Rothen. Quen pensez-vous, seigneur Rothen ? Je me demande si elle croira une seule de nos promesses aprs ce qui sest pass ce matin Jen doute, lcha sombrement Balkan. Nous devrons dabord la capturer, puis lui exposer nos bonnes intentions. Dans ce cas, ne nous soucions plus de savoir si elle viendra nous, conclut le seigneur Lorlen. Nous commencerons nos recherches demain, comme prvu. Il sourit et se tourna vers le sige qui le surplombait. Rothen leva les yeux. Entre les fauteuils de ladministrateur et celui du roi, se trouvait un sige rserv au chef de la Guilde, le haut seigneur Akkarin. Le magicien vtu de noir navait pas prononc un mot pendant le concile, comme son habitude. Akkarin tait connu pour savoir inverser la conclusion dun dbat en quelques phrases pondres, mais il restait gnralement silencieux. Haut seigneur, avez-vous une raison de suspecter la prsence de mages rengats dans les Taudis ? demanda Lorlen. Pas la moindre. Il ny a aucun rengat dans les Taudis, rpliqua Akkarin. Rothen tait assez prs pour capter le bref regard quchangrent Vinara et Balkan. Il rit sous cape. Le haut seigneur tait redout pour sa perspicacit. Lorlen se retourna pour faire face la salle. Il frappa le gong et, alors que le son envahissait le hall, le bourdonnement des voix diminua jusqu ntre plus quun faible murmure. La dcision de prendre ou non la fille en charge sera diffre jusqu ce que celle-ci ait t dcouverte et value. Pour le moment, nous tournerons nos efforts vers cette unique tche : la trouver. Nous commencerons ici mme quatre heures du matin. Ceux dentre vous qui pensent avoir des -37-

raisons valables de rester la Guilde devront adresser une requte mon assistant. Je dclare que cette runion est close. Dans un claquement de bottes et un froissement de robes, tous les mages se levrent. Rothen recula pour laisser le passage au premier des hauts mages qui descendit de lestrade et se dirigea vers les portes. Il attendit que Dannyl passe au milieu des autres mages et lui fit signe de le rejoindre. As-tu entendu le seigneur Kerrin ? lui demanda Dannyl. Il veut que la fille soit punie parce quelle a attaqu son meilleur ami, Fergun. Personnellement, je pense quelle naurait pas pu trouver de plus belle cible. coute-moi, Dannyl, commena Rothen. et maintenant ils veulent que nous allions fouiller la boue des Taudis, grogna une voix dans son dos. Je ne sais pas ce qui est le plus tragique : quils aient tu le garon ou manqu la fille ? rpliqua une autre voix. Constern, Rothen se retourna pour foudroyer du regard lhomme qui venait de parler. Le vieil alchimiste, trop occup contempler le sol, ne sen aperut mme pas. Une fois quil se fut loign, Rothen secoua la tte. Jtais sur le point de te sermonner au sujet de la charit, Dannyl. Mais finalement, qui sen soucie entre ces murs ? Pas grand monde, acquiesa Dannyl en faisant un pas de ct pour laisser passer ladministrateur Lorlen et le haut seigneur. Et si nous ne la trouvons pas ? demanda Lorlen son compagnon en noir. Le haut seigneur eut un rire sans joie. Oh, vous la trouverez, dune faon ou dune autre mais dici demain, je parierais que beaucoup dentre vous rclameront une solution plus spectaculaire et moins puante. Rothen regarda sortir les deux hommes. Suis-je donc le seul me soucier de ce quil adviendra de cette pauvre fille ? Bien sr que non, dit Dannyl en tapotant lpaule de son ami. Mais jespre que tu ne songes pas sermonner le haut seigneur, vieil ami.

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Chapitre 3AMITIS ANCIENNES

est une espionne ! La voix tait jeune, masculine et inconnue. O suis-je ? pensa Sonea. Couche sur quelque chose de confortable, pour commencer. Un lit ? Mais je ne me souviens pas dun lit Une espionne ? Tu dlires, mon pauvre. Maintenant, ctait la voix de Harrin. Sonea comprit quil prenait sa dfense et ce quavait dit linconnu la frappa enfin. Il ne faisait pas bon tre une espionne dans les Taudis. Si Harrin avait t du mme avis que lautre type, Sonea aurait t dans les ennuis jusquau cou Mais espionne pour le compte de qui ? Quest-ce quelle serait dautre ? insista la premire voix. Cest une magicienne ! Et les mages sentranent pendant des annes et des annes. Magicienne ? La mmoire revint dun coup Sonea : la place, la pierre Magicienne ou pas, je la connais depuis aussi longtemps que Cery, rpondit Harrin au garon. Elle a toujours t impec.

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Perdue dans ses penses, Sonea entendait peine la conversation. Elle se revoyait jeter la caillasse et la revoyait percuter le bouclier avant de frapper le magicien. Je lai fait, pensa-t-elle. Je lai vraiment fait, sauf que cest impossible Mais tu las dit toi-mme, elle sest barre dici pendant deux ans. Qui sait avec qui elle a pu traner ? Sonea se rappela comment elle avait puis au fond dellemme un pouvoir quelle naurait pas d possder Elle tait avec sa famille, Burril, rpliqua Harrin. Je la crois, Cery la croit, et cest marre. Et la Guilde sait que cest moi qui ai fait le coup ! Le mage lavait vue et il avait point lindex sur elle. Le souvenir du cadavre carbonis lui revint en mmoire et elle frissonna. Eh ben, je taurai prvenu. (Burril navait pas chang davis, mais il sestimait vaincu.) Si elle te plante un couteau dans le dos, tu noublieras pas qui ta prv On dirait quelle se rveille, murmura une seconde voix familire. Cery. Il sapprochait. Casse-toi, Burril, soupira Harrin. Sonea entendit des pas sloigner, puis une porte se refermer. Tu peux arrter de faire semblant de dormir, maintenant, Sonea, murmura Cery. Une main effleura le visage de la jeune fille qui ouvrit les yeux. Pench sur elle, le jeune garon souriait. Sonea se redressa sur ses coudes. Elle tait couche sur un vieux lit, dans une pice quelle ne connaissait pas. Quand elle posa les pieds par terre, Cery la regarda attentivement. Tas lair mieux. Je me sens bien, oui Quest-ce qui sest pass ? O je suis ? demanda-t-elle Harrin. On est quel jour ? Cery clata de rire. Elle va bien ! Tu ne te souviens pas ? Harrin saccroupit pour tre la hauteur de la jeune fille. -40-

Je me rappelle quon marchait dans les Taudis, mais (Sonea secoua la tte.) Comment on a atterri ici ? Cest Harrin qui ta porte, dit une voix fminine. Il parat que tu tombais de sommeil, en chemin. Sonea se retourna et vit une jeune femme assise sur une chaise. Ce visage lui disait quelque chose. Donia ? Cest a, rpondit la fille en souriant. Tes dans la gargote de mon paternel. Il nous a laisss thberger et tas roupill toute la nuit. Sonea regarda autour delle une nouvelle fois et se rappela le temps o Harrin volait des chopes pour toute la bande. La tambouille tait pice et leur faisait tourner la tte. La gargote de Gellin tait proche du mur extrieur, au beau milieu de la partie nord des Taudis, o on trouvait des maisons en meilleur tat. Rvolts par le mpris que leur montraient les vrais citadins, les habitants des Taudis appelaient cette zone le cercle extrieur . Sonea devina quelle tait dans une des chambres que Gellin rservait aux clients. Le lit, la chaise abme sur laquelle tait assise Donia et une petite table remplissaient tout lespace. Du papier dcolor couvrait les fentres. en juger par la lumire ple quelles laissaient filtrer, la matine devait tre peine commence. Donia se leva et Harrin la saisit par la taille. Il lattira lui et elle lui sourit affectueusement. Tu crois que tu pourrais nous dnicher un truc ou deux se mettre sous la dent ? demanda-t-il. Je vais voir ce que je peux faire Donia se glissa hors des bras du garon et gagna la porte. Sonea jeta un coup dil interrogateur Cery, qui eut un sourire satisfait. Harrin se laissa tomber sur la chaise. Tes sre que tu te sens mieux ? dit-il en fronant les sourcils. La nuit dernire ttais dans le potage Je vais bien, maintenant. Jai d dormir comme une masse.

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Plutt, ouais ! Toute la journe. Mais, dis-nous, Sonea. Quest-ce qui sest pass ? Cest bien toi qui as jet cette caillasse, non ? Sonea dglutit pniblement, la gorge soudain trs sche. Elle fut tente de mentir Harrin, mais Cery lui posa une main rconfortante sur lpaule. Ten fais pas, Sonea. On ne dira rien personne, si tu ne veux pas quon en cause. Ctait bien moi, mais Je sais pas comment cest possible. Ctait de la magie ? demanda Cery, tout excit. Jen sais rien, rpondit Sonea, le regard fuyant. Je voulais que le caillou passe et cest ce quil a fait. Tu as travers le bouclier magique, dit Harrin. Et y a besoin de magie pour faire a, non ? Les pierres, dhabitude, elles ne passent pas. Et y a eu lclair, aussi, ajouta Cery. Et les mages ont eu chaud au derche ! Tu crois que tu pourrais le refaire ? demanda soudain Cery. Le refaire ? rpondit Sonea, incrdule. Pas exactement le mme truc On peut pas te demander de caillasser les mages, vu quils ont pas lair dapprcier des masses. Essaie autre chose. Si a marche, tu sauras que tu peux utiliser la magie. Je suis pas sre de vouloir tre fixe Cery clata de rire. Pourquoi pas ? Tu penses tout ce que tu pourrais faire ? Ce serait gigantesque ! Personne te balancerait plus de torgnoles, pour commencer, lana Harrin. Tas tort ! rpondit-elle. Les gens auraient encore plus de raisons de men coller. Personne peut sacquer les mages. On me harait comme eux. Personne peut sacquer les mages de la Guilde, prcisa doctement Cery. Ils viennent tous des Maisons et passent leur temps se regarder le nombril. Tout le monde sait que tes une trane-ruisseau, comme nous. -42-

Un trane-ruisseau. Aprs deux ans passs en ville, la tante et loncle de Sonea ne parlaient plus deux de cette faon celle dont se nommaient eux-mmes les habitants des Taudis. Ils sen taient sortis. Maintenant, ils taient des travailleurs. Les trane-ruisseau adoreraient avoir leur propre mage, continua Cery, surtout si tu commenais leur rendre service. Leur rendre service ? Les magiciens, ils pensent qu leur pomme. Pourquoi les gens croiraient-ils que je suis diffrente ? Et quest-ce que tu dirais de les soigner ? Ranel, il a une patte folle, non ? Tu pourrais la lui remettre en place ! Sonea rflchit un instant. Elle comprit lenthousiasme de Cery en pensant la douleur de son oncle. Il serait effectivement merveilleux de soigner la jambe de Ranel. Et, si elle laidait lui, pourquoi ne pas aider les autres ? Mais la faon dont Ranel avait trait les rebouteux qui staient occups de sa jambe lui revint en mmoire. Les rebouteux, personne leur fait confiance, alors pourquoi moi ? Les gens pensent quils leur font autant de bien que de mal, rpondit Cery. Ils ont la trouille de clamser. Et la magie leur fout encore plus les foies. Ils croiront que les mages mont envoye pour leur faire manger les pissenlits par la racine. Cest compltement dbile ! sexclama Cery. Personne nirait penser un truc pareil. Ah ! Et Burril, par exemple ? Burril, cest un sac de fiente. Personne peut lencadrer. Et mme si tu as raison ? continua Sonea. Jy connais rien, moi, la magie. Si les gens pensent que je peux les soigner, je vais avoir des enquiquineurs colls aux basques toute la journe et je ne serai pas capable de les aider. Cest juste, lana Cery Harrin. Elle a raison. a pourrait trs mal tourner. Mme si Sonea voulait tenter le coup, pour la magie, on devrait garder tout a secret pour le moment. Si quelquun demande si tu peux utiliser la magie, Sonea, renchrit Harrin, on rpondra que tas rien fait du tout que les mages ont d perdre leur concentration, un truc dans ce genre, et que la pierre est passe cause de a. -43-

Sonea fixa un moment le garon, cette nouvelle hypothse lui redonnant de lespoir. Peut-tre que cest a Peut-tre que jai rien fait du tout. Si tes incapable de te servir de la magie une seconde fois, on sera fixs. (Cery tapota lpaule de Sonea.) Si tu peux, on sassurera que a arrive aux oreilles de personne. Dans deux ou trois semaines, tout le monde se dira que les mages se sont plants. Attends un mois, peut-tre deux, et personne se souviendra de toi. On frappa la porte et Sonea sursauta. Harrin se leva et laissa entrer Donia. La jeune femme portait un plateau charg de chopes et dun gros morceau de pain. Voil, dit-elle en posant le plateau sur la table. Du bol pour tout le monde, histoire de fter une vieille amiti. Harrin, papa a besoin de toi en bas. Je ferais mieux daller voir, alors. (Harrin prit une chope et la vida dun trait.) On se revoit tout lheure, Sonea, dit-il. Il prit Donia par la taille et lentrana en riant hors de la pice. Et a dure depuis combien de temps ? demanda Sonea Cery. Ces deux-l ? rpondit ladolescent, la bouche pleine de pain. Quelque chose comme un an, je dirais. Harrin pense quil va lpouser et hriter de la gargote. Sonea clata de rire. Et Gellin, il est au courant ? Disons quil ne la pas encore foutu dehors ! sesclaffa Cery. Sonea se coupa un morceau de pain noir base de graines de curren additionnes dpices. Ds quelle y planta les dents, son estomac se rappela son bon souvenir. Elle navait pas mang depuis la veille Le bol tait amer, mais bienvenu, aprs le pain sal. Lorsquils eurent fini leur djeuner, Sonea se laissa tomber sur la chaise et soupira. Et si Harrin tient la gargote, quest-ce que tu vas faire, toi ? Bof Deux ou trois trucs. Tirer du bol Harrin. Apprendre ses gosses tenir un rossignol. Au moins, on aura -44-

les miches au chaud, cet hiver. Quest-ce que tu voulais faire, toi ? Jen sais rien Jonna et Ranel pensent que Oh ! (Elle bondit sur ses pieds.) Jtais pas au rendez-vous ! Ils savent pas o je suis ! Ils doivent bien traner dans le coin, rpondit nonchalamment Cery. Sonea chercha ttons son escarcelle et la trouva accroche sa taille, aussi lourde que lorsquelle avait quitt sa tante. Tu trimballes un bon paquet de fric, dit Cery. Ranel pensait quil valait mieux se le partager et que chacun aille dans les Taudis tout seul. Ce serait vraiment la poisse si les gardes nous fouillaient tous les trois. Et je sais exactement combien javais dargent ! Moi aussi, je le sais, rpondit Cery en riant, et tout est l. Allez, viens, je vais taider retrouver tes vieux. Il se leva, sortit et remonta un petit corridor. Sonea descendit derrire lui une vole de marches et entra dans une pice quelle connaissait bien. Comme toujours, la salle o flottaient les vapeurs de bol rsonnait dclats de rire et de joyeux bavardages ponctus de jurons pittoresques. Un homme aux paules carres tranait ses savates derrire le comptoir, o il servait un alcool dcapant. Salut Gellin ! lana Cery. Laubergiste regarda Sonea du coin de lil et sourit. Hey ! Mais cest notre petite Sonea, non ? (Gellin saisit la jeune fille par les paules.) Tas bien grandi, aussi. Je me souviens de lpoque o tu me piquais de la tambouille, ma puce. Une fieffe petite voleuse que tu tais, vrai de vrai. Sonea sourit et regarda Cery. Lide venait pas que de moi, pas vrai, Cery ? Ladolescent joignit les mains et cligna des yeux innocemment. Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Sonea Voil ce qui arrive quand on se balade avec des voleurs ! sexclama Gellin. Comment vont tes parents, au fait ? Tu veux dire tante Jonna et oncle Ranel ? Ouais, ces deux-l -45-

Sonea raconta quon les avait expulss de la pension. Gellin hocha la tte en signe de comprhension. Ils se demandent sans doute o je suis, continua Sonea, et je Elle sursauta lorsque la porte de la gargote claqua contre le mur. Les clients se turent et se tournrent vers lentre. Harrin haletait et son front luisait de sueur. Hey ! Fais un peu gaffe ma porte ! semporta Gellin. Harrin fouilla la pice du regard et plit en voyant qui parlait le patron. Il avana, saisit le bras de Sonea au vol et la poussa vers la porte de la cuisine, Cery sur les talons. Quest-ce qui se passe ? murmura Cery. Les magiciens fouillent les Taudis, voil ce qui se passe, lcha Harrin. Sonea le regarda, horrifie. Ils sont ici ? sexclama Cery. Mais pourquoi ? Harrin regarda Sonea avec insistance. Ils me cherchent, souffla-t-elle. Harrin hocha la tte, puis se tourna vers Cery. O on va ? a dpend. O ils sont, eux ? Tout prs. Ils approchent du mur extrieur. Cery siffla entre ses dents. Si prs que a ! Sonea plaqua une main sur sa poitrine. Son cur saffolait. Elle allait se sentir mal. On a que quelques minutes. On doit se barrer dici. Ils fouillent chaque btiment. Alors, faut quon cache Sonea dans un coin quils ont dj fouill. Sonea sappuya au mur. Ses genoux jouaient des castagnettes au souvenir du corps carbonis Ils vont me faire la peau ! cria-t-elle. Cery la regarda dans les yeux. Non, assura-t-il. Ils ont tu-tu ce garon, bgaya Sonea. Cery la prit par les paules. On les laissera pas faire a, Sonea. -46-

Les yeux du garon ne cillaient pas et, contrairement son habitude, son ton tait sinistre. Sonea le regarda son tour et chercha dans son regard des doutes quelle ne trouva pas. Tu me fais confiance ? demanda-t-il. Elle hocha la tte et il la gratifia dun rapide sourire. Viens, alors. Il la tira loin du mur et lui fit traverser la cuisine. Harrin fermant la marche, ils franchirent une autre porte et arrivrent dans une alle boueuse. Sonea frissonna quand lair glac traversa ses vtements. Cery leur fit signe de sarrter et leur souffla de rester hors de vue pendant quil sassurait que la voie tait libre. Avanant jusqu la sortie du passage, il jeta un il autour de lui, puis revint vers eux et leur indiqua de retourner sur leurs pas. mi-chemin, il sarrta et dlogea une petite grille fixe dans le mur. Harrin jeta un regard incertain son amie avant de saplatir au sol et de sengouffrer dans le passage. Sonea le suivit et se retrouva dans un boyau obscur. De lautre ct, Harrin laida se relever. Au mme moment, Cery sortit son tour du conduit. La grille se referma en silence, preuve quon la graissait rgulirement. Tes vraiment sr de ton coup ? demanda Harrin. Les voleurs seront bien trop occups empcher les mages de fourrer le nez dans leurs affaires pour nous les briser, lui rpondit Cery. En plus, on ne va pas traner ici longtemps. Garde ta main sur mon bras, Sonea. La jeune fille obit, puis la paume de Harrin se posa fermement sur son paule. Lorsquils descendirent le passage, Sonea sonda lobscurit du regard, le cur battant. De la question de Harrin, elle dduisit quils staient engags sur ce quon appelait la route des voleurs . Utiliser le rseau de galeries souterraines sans lautorisation des voleurs tait interdit, et Sonea avait entendu des histoires terrifiantes sur les chtiments infligs aux contrevenants. Aussi loin quelle se souvienne, les gens taquinaient Cery en lappelant lami des voleurs . Mais il y avait toujours eu un peu de peur et de respect dans leurs plaisanteries. Le pre de Cery avait t un contrebandier, elle ne lignorait pas. Il tait -47-

donc possible que Cery ait hrit de certains contacts et privilges. Elle nen avait jamais eu la moindre preuve, mais elle souponnait que le jeune homme en jouait pour conforter sa position de bras droit de Harrin. Pour ce quelle en savait, Cery navait aucune accointance avec les voleurs et elle courait droit sa perte. Tout compte fait, il y avait moins de risques rencontrer les voleurs qu crever le nez dans la boue, comme un certain garon. Les voleurs, eux, ne la recherchaient pas Le passage sassombrit jusqu ce que Sonea ne puisse plus discerner que de vagues nuances de noirs. Puis il sclaircit progressivement alors que les fuyards approchaient dune seconde grille. Cery tourna dans un autre couloir et changea de direction, sengouffrant dans lobscurit totale dun boyau transversal. Ses compagnons le suivirent et les trois amis passrent plusieurs croisements avant quil ne sarrte. On devrait les avoir dj vus, murmura Cery Harrin. On restera assez longtemps pour acheter un truc, puis on partira. Tu rejoindras les autres, histoire dtre srs quils nont rien dit propos de Sonea. Les gens doivent penser quils obtiendront quelque chose de nous en menaant daller tout cracher aux mages Jen fais mon affaire, assura Harrin. Je vais dcouvrir sils ont bavass et je ferai en sorte quils nouvrent plus leur gueule. Parfait, rpliqua Cery. Maintenant, on est l pour acheter de la poudre diker, et cest tout Ils entendirent des bruits touffs, puis une porte souvrit et ils avancrent dans lclatante lumire du jour et une bassecour remplie de rassooks. la vue des intrus, les oiseaux levrent leurs ailes embryonnaires et piaillrent daffolement. Leurs cris rsonnrent entre les quatre murs de la petite cour, et une femme sortit par une porte latrale. Elle vit Sonea et Harrin dans sa basse-cour et se rembrunit aussitt. Hey ! Vous tes qui ?

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Sonea se tourna vers Cery. Accroupi sur le sol, derrire elle, il retournait du bout dun index la poussire de la cour. Il se releva et sourit la nouvelle venue. Je suis venu te dire bonjour, Laria La femme le dvisagea, sa grimace de colre vite remplace par un sourire de bienvenue. Ceryni, mon poussin ! a fait toujours plaisir de te voir. Ce sont tes amis ? Bienvenue, bienvenue ! Entrez dans la maison, je vais vous faire du raka. Comment vont les affaires ? lana Cery. Ils quittrent la cour et suivirent Laria dans une pice minuscule. Un vieux lit la remplissait moiti, un fourneau et une table se disputant le reste de la place. Sale journe, dit la femme dun air soucieux. Jai eu des clients y a pas une heure. Des fouineurs Ils navaient pas des robes, tes fouineurs ? demanda Cery. Si, et jen ai mouill ma culotte ! Ils ont fourr le nez partout, mais sans rien trouver, si tu me comprends. Les gardes aussi ont fouill. Je sais quils vont revenir et ils ne trouveront rien du tout non plus. Trop tard, que ce sera ! ajouta-t-elle en gloussant. (Laria se tut, le temps de mettre de leau chauffer sur le fourneau.) Pourquoi vous tes l, alors ? Toujours la mme chose Une tincelle sournoise dansa dans les yeux de Laria. On se prpare des nuits blanches ? Combien tu offres ? Tu me dois une faveur, si je me souviens bien, lui rappela Cery. La femme braqua les yeux sur ladolescent. Bougez pas. Elle disparut derrire la porte. Cery se jeta sur le lit dont le sommier craqua sinistrement. Calme-toi, dit-il la jeune fille. Ils sont dj passs. Ils ne remettront plus les pieds ici. Sonea hocha la tte. Son cur tait toujours aussi affol et son estomac menaait de se retourner. Elle prit une grande goule dair et sappuya contre le mur. Leau bouillait dj et Cery versa plusieurs cuilleres de poudre noire dans les bols que

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Laria avaient sortis. Larme familier et pre du raka rassura Sonea. On en est srs, maintenant, Sonea, dit Harrin alors que Cery faisait le service. Srs de quoi ? Que ce que tu as fait tait de la magie. Sinon, ils ne te chercheraient pas. Dun geste impatient, Dannyl chassa lhumidit de sa robe, dont slevrent des nuages de vapeur. Les gardes scartrent, mfiants, avant de reprendre leur position une fois les volutes dissipes par le vent. Ils marchaient en formation deux devant lui et deux derrire. Une prcaution ridicule. Aucun misreux ne serait assez stupide pour les attaquer. Et mme si lun deux le faisait, Dannyl savait trs bien que ce seraient les quatre soldats qui lui demanderaient de laide, pas linverse. Notant le regard morne de lun deux, Dannyl prouva une pointe de culpabilit. Au matin, les gardes taient encore vifs et dfrents. Sachant quil lui faudrait passer la journe en leur compagnie, Dannyl avait tent dtre amical et courtois. Pour les gardes, ctait une sorte de permission mille fois plus intressante que rester des heures debout devant une des portes de la ville ou que patrouiller dans les rues. En dpit de leur ardeur, quand il sagissait dentrer de force dans les magasins et les bordels des pauvres hres, ils navaient pas t dune grande aide. Dannyl navait besoin de personne pour forcer une porte verrouille ou ouvrir une caisse, et les misreux, mme contrecur, avaient t coopratifs. Dannyl en avait assez vu pour savoir que ces gens taient habitus cacher ce quils ne voulaient pas quon trouve. Il avait aussi remarqu beaucoup de sourires de faade sur les visages tourns vers lui. Quelles chances avaient une centaine de magiciens de dnicher une fille banale parmi des milliers de pauvres ? Pas une ! Se souvenant du discours du seigneur Balkan, le soir prcdent, Dannyl serra les mchoires.

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Imaginez ce qui se passerait si lun de nous tait dcouvert habill comme un mendiant. Nous serions la rise des Terres Allies. Parce que, maintenant, nous ne nous ridiculisons pas ? Une odeur piquante monta aux narines du magicien qui jeta un coup dil au caniveau o se dversait le trop-plein dun gout. Les misrables pigs dans son champ de vision dguerpirent toute vitesse. Dannyl se fora prendre une grande inspiration et se composa un visage neutre. Il ne prenait aucun plaisir effrayer les gens. Les impressionner ? Oui. Leur inspirer le respect ? Encore mieux. Mais pas la terreur. Il naimait pas que les habitants scartent toujours de son chemin et quils le dvisagent sournoisement. Les enfants, plus intrpides, le suivaient le long des rues, mais ils dtalaient encore plus rapidement ds quil leur jetait un coup dil. Les hommes et les femmes, jeunes ou vieux, le regardaient prudemment. Tous semblaient vindicatifs et matois. Dannyl se demandait combien, parmi eux, travaillaient pour les voleurs Le mage sarrta. Les voleurs Les soldats simmobilisrent et linterrogrent du regard. Dannyl les ignora. Si ce quon racontait tait vrai, les voleurs en savaient plus sur les Taudis que nimporte qui. Connaissaient-ils la cachette de la fille ? Sils lignoraient, pourraient-ils lapprendre ? Voudraient-ils aider la Guilde ? Peut-tre, si la rcompense tait motivante Comment ragiraient les autres magiciens si Dannyl leur proposait de traiter avec les voleurs ? Ils seraient horrifis. Outrags. Dannyl regarda la flaque deau puante qui tenait lieu dgout. Les mages seraient plus rceptifs aprs quelques jours de recherches dans les Taudis. Plus il attendrait pour leur faire sa proposition, meilleures seraient ses chances de succs. Mais chaque heure coule donnait la fille plus de temps pour se cacher. Dannyl sourit. Quel mal y aurait-il, sil proposait aux voleurs de traiter avec lui avant de prsenter son ide la -51-

Guilde ? Sil attendait davoir laccord de ses pairs, et que les voleurs refusent de collaborer, il aurait perdu beaucoup de temps pour rien. Dannyl se tourna vers le garde le plus g. Capitaine Garrin, savez-vous comment contacter les voleurs ? Le capitaine leva tellement les sourcils quils disparurent sous son casque. Non, seigneur. Moi, je sais, seigneur. Dannyl regarda le benjamin des soldats, un chalas appel Ollin. Avant de mengager, je vivais ici, seigneur, ajouta Ollin. Les gens qui prennent des messages pour les voleurs, ce nest pas ce qui manque, si on sait qui regarder. Je vois (Pensif, Dannyl se mordit lintrieur de la joue.) Trouve une de ces personnes pour moi. Demande-lui si les voleurs seraient daccord pour travailler avec nous. Tu me transmettras la rponse. moi, et personne dautre. Ollin hocha la tte, puis regarda le capitaine. Vivante image de la dsapprobation, le grad nen dsigna pas moins un soldat et grogna : Prends Keran avec toi. Dannyl regarda les deux hommes descendre la rue jusquau coin, puis il se remit en route, concentr sur les possibilits qui soffraient lui. Une silhouette familire sortit dune maison, un peu plus bas sur la chausse. Rothen ! Lhomme sarrta, et le vent qui sengouffrait dans les plis de sa robe la fit virevolter. Dannyl ? La rponse mentale de Rothen tait faible et incertaine. Je suis l. Dannyl envoya lautre magicien une image rapide de la rue, accompagne dune sensation de proximit.

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Rothen se tourna vers lui et se redressa en le reconnaissant. En approchant, Dannyl remarqua que Rothen, les yeux carquills, tait blanc comme un linge. Tu as trouv quelque chose ? Non. (Rothen regarda les maisons minables, de lautre ct de la rue.) Je navais aucune ide de ce qui se passait ici. On dirait un terrier de harrel, non ? ricana Dannyl. Un vrai capharnam ! Tu as raison, mais je voulais parler des gens. Leurs conditions de vie sont effroyables Je naurais jamais imagin Dannyl ignora ce que lui disait son ami. Nous navons pas une chance de la retrouver, Rothen. Nous sommes trop peu nombreux. Tu crois que les autres ont fait mieux que nous ? Si ctait le cas, on nous aurait contacts. Cest exact, acquiesa Rothen. a ma travaill, aujourdhui : comment savons-nous quelle est toujours en ville ? Elle aurait pu se faufiler hors des murs. (Il baissa la tte.) Je suis daccord avec toi, je crois que nous perdons notre temps. Jen ai fini pour aujourdhui. Rentrons la Guilde.

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Chapitre 4LA TRAQUE CONTINUE

e soleil du petit matin baignait dor les vitres givres. La pice tait chauffe grce un globe qui lvitait entre deux parois de verre encastres dans le mur, et il faisait dlicieusement bon. En finissant de nouer sa ceinture, Rothen entra dans le salon pour accueillir ses amis. Les deux panneaux permettaient au globe de chauffer simultanment la chambre et le salon. Un magicien dun certain ge se plaa devant et tendit les mains vers la source de chaleur. Bien quayant dpass les quatre-vingts ans, Yaldin navait laiss en chemin ni son corps robuste ni son esprit aiguis. Il profitait pleinement de la longvit et de la bonne sant que lui valait son art. Un mage plus jeune, trs lanc, se tenait derrire Yaldin. Les yeux mi-clos, le pauvre Dannyl semblait prt sendormir sur place. Bonne journe ! lana Rothen. On dirait que le temps sclaircit. Le seigneur Davin pense que nous pourrons profiter de quelques jours de chaleur avant le plein hiver, rpondit Yaldin. -54-

Davin ressasse la mme chose depuis des semaines, marmonna Dannyl. Il na pas prcis quand a devrait arriver. Rothen sourit, se souvenant du vieux proverbe kyralien : Le soleil se moque de plaire aux rois ou aux magiciens. Le seigneur Davin, un alchimiste excentrique, avait commenc tudier le climat trois ans plus tt, afin de prouver que ladage tait faux. Depuis quelque temps, il noyait la Guilde sous les prdictions, et Rothen pensait que ses succs taient plus certainement dus la chance quau gnie. La servante de Rothen, Tania, entra par la grande porte et dposa sur la table un plateau lest de petites tasses ornes dun filet dor et dune assiette de gteaux artistiquement prsents. Sumi, seigneurs ? Dannyl et Yaldin acceptrent avec impatience. Alors que Rothen leur faisait signe de sasseoir, Tania jeta une mesure de feuilles sches dans une thire dor et y versa de leau bouillante. Yaldin soupira et secoua la tte. Pour tre honnte, je ne sais mme pas pourquoi je me suis port volontaire aujourdhui. Si Ezrille navait pas insist, je ne laurais jamais fait. Avec la moiti seulement de nos effectifs, combien de chances avons-nous ? lui ai-je demand. Et elle ma rpondu : Plus que si personne ny va. Ta femme est avise, rpondit Rothen en souriant. Je pensais quil y aurait plus de volontaires pour chercher la fille, intervint Dannyl, surtout aprs ce que le conseiller royal a dit. Si ce nest pas une rengate, le roi exige quelle soit forme. Je suspecte quelque chose, marmonna Yaldin. Les conseillers ne veulent pas dune misreuse dans la Guilde. Eh bien, cest trop tard ! Nous avons mme trouv une nouvelle recrue pour lquipe de recherches, rappela Rothen en acceptant la tasse que lui tendait Tania. Fergun ! scria Dannyl. La fille aurait d frapper plus fort ! Dannyl ! (Rothen brandit un index sous le nez du jeune mage.) Si la moiti de la Guilde continue chercher cette fille, -55-

cest cause de Fergun. Il a t trs convaincant, au concile de la nuit passe. Je doute quil campe encore longtemps sur ses positions, dit Yaldin. Jai fil aux bains quand nous sommes enfin rentrs, hier, mais Ezrille ma dit quelle sentait encore sur moi lodeur des Taudis. Jespre que notre petite magicienne fugueuse ne sent pas si mauvais, dit Dannyl en clignant de lil lattention de Rothen. Sinon, comment se savonner derrire les oreilles sera la premire leon que nous devrons lui donner. Rothen frissonna en se souvenant des yeux carquills de la gamine, sur son visage ple et maci. Il avait rv des Taudis toute la nuit. La veille, il tait pass de bouge en bouge, regardant des hommes et des femmes maladifs, des vieillards tremblant de froid dans leurs haillons, des enfants maigres rongeant de la nourriture demi pourrie, des infirmes difformes Il fut tir de ses ruminations par de petits coups frapps la porte. Rothen se tourna vers le battant et lui adressa un ordre mental. Il souvrit, et un jeune messager entra dans la pice. Seigneur Dannyl. Le messager sinclina trs bas devant le jeune mage. Parle, lui ordonna Dannyl. Le capitaine Garrin ma charg de vous dire que les soldats Ollin et Keran ont t retrouvs battus et dpouills. Lhomme auquel vous vouliez parler ne souhaite pas rencontrer de mage. Dannyl fixa un moment le messager, puis il frona les sourcils. Le silence sternisa et le jeune magicien, gagn par lembarras, demanda : Sont-ils gravement blesss ? Contusionns, seigneur. Rien de cass. Dannyl renvoya le messager dun geste nonchalant. Remerciez le capitaine de ma part. Vous pouvez vous retirer. Le messager salua de nouveau et quitta la pice. De quoi voulait-il parler ? demanda Yaldin une fois la porte referme.

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Il semble que les voleurs ne soient pas bien disposs notre gard, rpondit Dannyl. Yaldin se pencha pour prendre un gteau. Et pourquoi le seraient-ils ? (Le vieux mage oublia le gteau et lorgna le jeune homme.) Tu nas quand mme pas a valait la peine dessayer. Aprs tout, ils sont censs savoir tout ce qui se passe dans les Taudis. Tu as voulu contacter les voleurs ! Aucune loi ne men empche. Yaldin posa la main sur ses paupires. Cest vrai, Dannyl, rpondit Rothen, mais le roi et les Maisons verraient dun trs mauvais il une alliance entre la Guilde et les voleurs. Qui parle dalliance ? (Dannyl sourit et trempa les lvres dans sa tasse.) Pensez-y : les voleurs en savent plus sur les Taudis que nous ne pourrions jamais en apprendre. Ils sont en meilleure position que nous pour trouver la fille et je suis certain quils prfreraient la localiser par leurs propres moyens plutt que nous voir fouiner dans leur territoire. Il nous suffira de faire croire au roi que nous avons assez persuad ou intimid les voleurs pour quils nous prtent main-forte et nous aurons toute lapprobation qui nous manque. Tu passeras un long et difficile moment tenter dexpliquer a aux hauts mages, rpondit Rothen, les sourcils froncs. Ils nont pas besoin dtre tout de suite au courant. Si, justement, affirma Rothen en croisant les bras. Je suppose que tu as raison, admit Dannyl en levant les yeux au ciel. Mais je suis certain quils me pardonneront si mon plan fonctionne, et si je leur donne quand mme un moyen de se justifier auprs du roi. Peut-tre quil vaut mieux que a ne fonctionne pas, grommela Yaldin. Rothen se leva et sapprocha dune fentre. Il gratta un peu de givre et regarda les jardins entretenus avec soin qui stendaient devant lui. Le mage repensa aux misreux frissonnants et sous-aliments quil avait vus dehors. tait-ce ainsi que vivait la fille ? Leur traque lavait-elle chasse de labri -57-

douteux dune pension pour la prcipiter dans la rue ? Lhiver arrivait grands pas, et elle pouvait mourir de froid ou de faim avant que ses pouvoirs naient eu le temps de devenir instables et dangereux. Le mage tapota sur le rebord de la fentre. Il y a plusieurs factions de voleurs, cest a ? Oui, rpliqua Dannyl. Rothen se retourna pour regarder son ami. Lhomme que tu as tent de contacter parle-t-il au nom de toutes ? Je lignore, admit Dannyl. Peut-tre que non Yaldin fixa Rothen en silence, puis il se frappa le front. Vous deux, vous allez nous plonger tte la premire dans un puits de soucis ! Dannyl tapota lpaule du vieil homme. Ne ten fais pas, Yaldin. Seul lun de nous a besoin dy aller. (Il sourit Rothen.) Laisse-moi faire. Pour linstant, donnons aux voleurs une raison de nous aider. Jaimerais jeter un coup dil aux passages souterrains que nous avons trouvs hier. Je parie quils prfreraient ne pas nous voir fourrer notre nez l-dedans. Je peux pas sacquer ces souterrains, rla Sonea. Y a pas de fentres. a me fout la chair de poule ! Elle grimaa et gratta les piqres quelle avait rcoltes pendant la nuit. Sa tante lavait rgulirement leur literie avec une infusion dherbes, histoire de se dbarrasser des bestioles. Pour une fois Sonea regretta les manires casanires de Jonna. Elle soupira et fit le tour de la pice du regard. Jespre que Cery nen prendra pas plein la poire pour mavoir planque ici. Donia haussa les paules. Depuis des annes, elle rend deux ou trois services Opia et aux filles du Chausson Fourr. Elles se fichent que tu restes quelques jours dans leur rserve. La mre de Cery a boss ici, tu sais. Baisse la tte, ajouta Donia en posant un grand saladier en bois sur la table devant Sonea. Ladolescente obit et tressaillit quand de leau glaciale lui ruissela sur le crne. Aprs plusieurs rinages, Donia retira le -58-

saladier dsormais rempli dune eau glauque. Elle frotta les cheveux de Sonea avec une serviette use jusqu la trame, recula et examina la jeune fille dun il critique. a a fait que dalle ! conclut-elle en secouant la tte. Son