15
Du mythe de Theuth àl'iconorrhée contemporaine: la Mémoire, la Trace et la Perte Author(s): Joël Candau Source: Revue européenne des sciences sociales, T. 36, No. 111, Mémoire et Savoirs à L'ère de L'information: XIVe Colloque annuel du Groupe d'Etude "Pratiques Sociales et Théories" (1998), pp. 47-60 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40370275 . Accessed: 17/10/2013 00:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue européenne des sciences sociales. http://www.jstor.org This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Candeau Memoire

Embed Size (px)

DESCRIPTION

mémoire freud candeau

Citation preview

Du mythe de Theuth àl'iconorrhée contemporaine: la Mémoire, la Trace et la PerteAuthor(s): Joël CandauSource: Revue européenne des sciences sociales, T. 36, No. 111, Mémoire et Savoirs à L'ère deL'information: XIVe Colloque annuel du Groupe d'Etude "Pratiques Sociales et Théories" (1998),pp. 47-60Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/40370275 .

Accessed: 17/10/2013 00:48

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue européenne dessciences sociales.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Revue europeenne des sciences sociales, Tome XXXVI, 1998, N° 1 1 1, pp. 47-60

Joel CANDAU

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE :

LA MEMOIRE, LA TRACE ET LA PERTE

« Nous ne travaillons qu'a remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience vides »

(Montaigne, Du pedantisme, 1, 25).

L' expansion de la memoire, si bien decrite par Andre Leroi-Gourhan, peut-elle etre un obstacle au savoir ? Le risque fut envisage des l'Antiquite. L' illustration la plus connue de cette prise de conscience est le mythe de Theuth1 dans lequel ce dieu, s'adressant au roi egyptien Thamous (autre nom d'Ammon), lui presente l'ecriture comme un remede au defaut de memoire. Thamous felicite alors Theuth pour sa decouverte mais, aussitot, le met en garde contre son usage par les hommes : « car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur memoire, produira l'oubli dans Tame de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que confiants dans Tecriture, ils chercheront au-dehors, grace a des caracteres etrangers, non point au-dedans et grace a eux-memes, le moyen de se ressouve- nir». Grace a cette invention, ajoute Thamous, les hommes vont pouvoir se pro- curer une information abondante qui les conduira a se croire competents en une quantite de choses, mais ils seront simplement devenus des « savants d'illusion» (Platon, Phedre, 21 A b-275 b), fermes aux «realites superieures» {Phedre, 249c). Sans doute capables d'hypomnese, qui est «la simple rememoration de ce qui est ecrit», ils seront inaptes a toute anamnese, qui seule autorise la reminiscence de T essence et 1'acces a la veritable science: «le remede-poison de Theuth se reve- lera done etre plus un poison qu'un remede »2.

Ce mythe me servira de pretexte pour interroger conjointement deux formes modernes d'expansion de la memoire: d'une part, Thypertrophie memorielle qui se donne a voir dans la proliferation des traces, et que je propose d'appeler le syn- drome du Petit Poucet: comme le celebre personnage du conte, individus et groupes ont une forte propension a fabriquer et laisser des traces et, surtout, ils consacrent aujourd'hui d'immenses efforts pour les conserver toutes sous la forme d'empreintes, de reliques, de vestiges, de mines, d'archives et d'objets plus ou moins envahissants ; d'autre part, l'exteriorisation de la memoire qui s'exprime par une profusion d' images (diffusees en continu, traitees, souvent stockees), et

1 Theuth est Thot, dieu represente comme un homme a tete d'lbis, inventeur de Fecriture et du langage parle, adore a Hermopolis, la ville de TOgdoade.

2 Francois Hartog, Memoire d'Ulysse. Recits sur lafrontiere en Grece ancienne, Paris, Galli- mard, 1996, p. 64. Sur l'opposition entre ecriture et memoire, voir par exemple Cesar, La guerre des Gaules, VI, 14 pour les periodes anciennes et, pour l'epoque contemporaine : Edward T. Hall, Au-dela de la culture, Paris, Seuil, 1979, p. 179.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

48 J. CANDAU

que j'ai qualifiee ailleurs d'iconorrhee3. Dans la perspective d'une anthropologie de la memoire, quel est le statut de la trace - souvent temoin malgre elle4 - et de P image ? Quelles sont les logiques (cognitives, sociales) a Pceuvre dans ces mani- festations massives de Pextension de la memoire humaine? Que peuvent-elles nous dire des rapports que nous entretenons aujourd'hui avec le savoir, Poubli, le passe et, plus generalement, le temps ? Font-elles de nous des « deserteurs de Mne- mosyne », pour reprendre la formule eloquente de Marc Fumaroli5? Comment comprendre que les societes modernes soient simultanement travaillees par un mnemotropisme quasi obsessionnel - tel qu'on peut Pobserver dans les «patri- moines en folie»6 et dans d'innombrables retromanies ou museomanies - et par une fascination apparemment irrepressible pour le « temps reel»? Avec Pespoir d'eviter P«amertume jouisseuse »7 des discours convenus sur la decadence de la societe actuelle, je m'efforcerai de montrer que, paradoxalement, aussi bien le syndrome du Petit Poucet que Piconorrhee contemporaine produisent de la confu- sion et de Poubli - dont la nature sera precisee -, et sont Pexpression d'une nou- velle representation du temps caracterisee par Pincapacite de maitriser Pangoisse de la Perte, compagne de toute vie humaine.

I. - UN CONSTAT : LE SYNDROME DU PETIT POUCET ET L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE

Bien que les capacites memorielles strictement humaines soient remar- quables8, Phomme ne s'est presque jamais satisfait de son seul cerveau comme unite de stockage des informations memorisees. Tres tot, il a fait appel a des exten- sions de memoire9 et, progressivement, celle-ci s'est a ce point dilatee qu'aucune

3 Joel Candau, Anthropologie de la memoire, Paris, PUF, 1996, p. 47. 4 Sur ce point, voir Paul Ricoeur, Temps et recit. 3. Le temps raconte, Paris, Seuil, 1985, p. 227. 5 Marc Fumaroli, L'Etat culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Editions de Fallois,

1992, p. 376. 6 Henri-Pierre Jeudy (sous la dir. de), Patrimoines en folie, Paris, Maison des sciences de

rhomme, 1990. 7 Paul Veyne, Le quotidien et Vinteressant, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 190.

Les Veda ont ete conserves de memoire pendant des siecles. Seneque se pretendait capable de repeter deux mille mots dans l'ordre meme ou ils venaient d'etre prononces. Dans le chapitre De quorum- dam admirabili memoria de ses Variae lectiones, Marc-Antoine Muret cite le cas d'un jeune homme de Corse a qui il dicta lui-meme deux ou trois mille mots « Grecs, Latins, Barbares » sans aucun rapport entre eux et qui, pour la plupart, ne signifiaient rien. Aussitot, le jeune homme les repeta tous sans difficulte, affirmant que grace a une technique secrete, il etait capable de memoriser trente-six mille mots aussi faci- lement (Dictionnaire de Trevoux, article memoire, 1752). Les cultures qui privilegient la memoire «natu- relle» ont favorise Fexpression de prouesses memorielles etonnantes. Bateson a donne l'exemple des Iat- mul de Nouvelle-Guinee capables de memoriser dix a vingt mille noms lors des discussions sur les noms et totems (La ceremonie du Naven, Paris, Minuit, 1971, p. 231). Levi-Strauss a note les classifications tres complexes de la faune et de la flore chez les Hanunoo et les Negrito des Philippines ou encore chez les Dogon du Mali : toutes supposent la memorisation d'un savoir considerable, « science du concret» entre- tenue par les mythes et les rites (La pensee sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 7-8 et 53). Des observations similaires ont ete faites en Inde, en Chine, en Afrique et dans de nombreuses societes de tradition orale.

9 Si, en anthropologie de la memoire, on peut distinguer pour des raisons theoriques la memo- risation purement mentale, faisant appel aux seules ressources du cerveau humain, de toutes les autres

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE 49

memoire individuelle ne peut plus pretendre en receler le contenu10. A la fin du deuxieme millenaire, on observe une acceleration inoui'e de cette expansion de la memoire, a tel point que la modernite pourrait etre defmie comme une tentative d'encodage et de surcodage total du monde, chaque instant se caracterisant par une production profuse d'informations, de traces, d' images.

Dans son intitule, ce colloque evoque tres justement «l'ere de l'informa- tion» que nous vivons aujourd'hui. Selon le magazine Time (9 decembre 1996), on a produit au cours des trente dernieres annees davantage d'informations nou- velles que dans les 5000 annees precedentes ; chaque jour, plus de 1000 livres sont publies dans le monde ; on a calcule qu'une edition de fin de semaine du New York Times contenait davantage d'informations qu'une personne moyenne vivant au XVIP siecle en Angleterre pouvait en rencontrer tout au long de son existence. Du fait de l'augmentation rapide du nombre de telephones portables, telecopies, modems, etc. et de la tendance generate a la baisse du cout des communications, on consacre de plus en plus de temps a l'echange de messages et de nouvelles : en 1995, les habitants de la planete ont passe 60 milliards de minutes au telephone (soit l'equivalent de 1 14155 ans), contre 15 milliards de minutes en 1985 (28538 ans) ; on prevoit 95 milliards de minutes en l'an 2000 (180745 ans).

Cette production d'informations a pour corollaire celle des traces, conse- quence de la «deferlante memorielle»11 qui touche la plupart des societes modernes. Dans le celebre article qui ouvre le premier volume des Lieux de memoire, Pierre Nora constate qu'aucune epoque «n'a ete aussi volontairement productrice d' archives que la notre, non seulement par le volume que secrete spontanement la societe moderne, non seulement par les moyens techniques de reproduction et de conservation dont elle dispose, mais par la superstition et le res- pect de la trace ». Le « gonflement hypertrophique de la fonction de memoire » et la « religion conservatrice » incitent desormais a tout garder, dans une compulsion archivistique contraire a l'essence meme du metier qui «est l'art de la destruction controlee»12. Mais la destruction implique l'acceptation de la Perte, idee devenue impensable a l'ere du culte13 du patrimoine: on a justement parle a ce propos de

formes de memoire exterioris6e, il faut cependant noter que la seule m6moire a laquelle les chercheurs ont acces est la memoire objectivee : qu'il s'agisse de ce que j'appelle la protomemoire, de la memoire proprement dite ou de la metamemoire - sur ce point, voir Joel Candau, Memoria collettiva e retoriche olistiche, in «Prometeo», septembre 1997, n° 59, pp. 14-23 -, ces differentes manifestations de la memoire ne se donnent a voir que dans une gestuelle, des postures, un habitus, un langage ou, encore, par 1' intermediate de supports materiels d'une grande diversite : ceux de l'ecrit et de l'image - pierre, papyrus, parchemin, papiers manuscrits puis imprimes, «cerveaux» electroniques (ordinateurs), CD- Rom, etc. -, sans oublier aujourd'hui la revolution documentaire, la multiplication des archives publiques ou privees, des bibliotheques, des reseaux et des « reseaux de reseaux » qui constituent une gigantesque memoire virtuelle dont je m'efforce ici de mesurer certains effets.

10 Andre Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. II. La memoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1964, p. 72.

11 Pierre Nora, La loi de la memoire, in «Le debat», janvier-fevrier 1994, n° 78, p. 190. 12 Pierre Nora, Les lieux de memoire. La Republique, Paris, Gallimard, 1984, pp. XXVI et

XXVII. 13 Pour reprendre Texpression de Fran?oise Choay, L'allegorie du patrimoine, Paris, Seuil,

1992, p. 9. Rappelons que le samedi 20 et le dimanche 2 1 septembre 1997, plus de dix millions de per- sonnes ont participe en France a la quatorzieme edition des Journ6es du patrimoine, contre huit mil- lions en 1996 et sept millions en 1995.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

50 J. CANDAU

« syndrome d'Alexandrie»14. Ainsi, Edouard Pommier se demande s'il suffit a une ceuvre d'appartenir a l'Antiquite pour entrer au musee. «La poursuite et la multiplication des fouilles [dit-il] ont de verse dans les musees des torrents d'ob- jets dont la presentation ne peut que susciter P ennui ou le vertige, si elle n'est pas soumise a des criteres de selection draconiens, mais contraires a V esprit d'une cul- ture paralysee par la peur maladive de choisir.»15 La meme repulsion a choisir se manifeste dans la proliferation des musees consacres aux objets : quelque peu sar- castique, Edouard Pommier fait observer qu'il suffit de parcourir un dictionnaire des noms communs «et de s'arreter au hasard sur des mots comme bouchon ou ordinateur, carton ou fer a repasser, et ensuite de chercher le musee correspondant. S'il n'existe pas, il est certainement en prefiguration »16. Les maisons de memoire par excellence que sont les bibliotheques n'echappent pas au phenomene: elles risquent de se transformer en « friches documentaires », observe Jean Chesneaux. Certes, elles sont parfaitement informatisees, voire numerisees, mais «l'accrois- sement exponentiel des collections et la logorrhee chronique de nos systemes de communication »17 les rendent inexploitables faute de temps18.

Cette proliferation des traces, (dont on pourrait multiplier les exemples - pas- sion genealogique19, commemorations, recits de vie, « archives du moi»20 et «ego-musees»21 de toutes sortes -, mais je ne peux ici que proposer quelques reperes), a son equivalent dans le domaine de la production d' images. A propos du programme de recherche europeen Eureka - 147, un journal professionnel d'in- formatique («01 Informatique», 18 juillet 1997) annonce que, desormais, chacun va pouvoir « recevoir Internet toujours ztpartoui22 avec, en prime, une musique de qualite CD et des images video ». Selon la meme revue, grace au DAB (Digital Audio Broadcast) ou radio numerique, nos postes de radio et autoradio vont pou- voir acceder au reseau Internet a grande vitesse et recevoir des images sur des ecrans couleurs LCD. Chaque jour, la revolution Internet donne naissance a de nouveaux projets qui sont autant de defis technologiques et qui tous vont dans le sens d'une circulation plus rapide d' images toujours plus nombreuses. Ainsi, une nouvelle mouture d' Internet vise de maniere explicite a placer tout utilisateur du

14 Sans trop vouloir jouer avec les mots, notons que le syndrome du Petit Poucet vient en echo du syndrome d'Alexandrie ou angoisse de la Perte: sur ce point, voir Marc Baratin, Christian Jacob (sous la din de), Le pouvoir des bibliotheques. La memoire des livres en Occident, Paris, Albin Michel, 1996, p. 18.

15 Edouard Pommier, Proliferation du musee, in «Le debat», mai-aout 1991, n° 65, p. 147. 16 Op. dr., p. 147. 17 Jean Chesneaux, Habiter le temps, Paris, Bayard, 1996, pp. 39-40. 18 Rappelons egalement que selon un bilan de l'illettrisme fait en 1996 par 1'INSEE, un jeune

francais sur 10 rencontre des difficultes en lecture: «Le Monde », 11 septembre 1997. Selon une enquete recente de l'OCDE menee dans douze pays developpes, un quart de la population adulte (16- 65 ans) a de serieuses difficultes de lecture et d'ecriture: «Le Monde » 20 novembre 1997.

19 Joel Candau, Quite memorielle et nouveaux marches genealogiques in Tiphaine Barthelemy, Marie-Claude Pingaud (sous la dir. de), La genealogie entre science et passion, Paris, Editions du C.T.H.S., 1997, pp. 119-129.

20 Anna Luso, Les archives du moi ou la passion autobiographique, in « Terrain », 28, mars 1997, pp. 125-138.

21 Anne Muxel, Individu et memoire familiale, Paris, Nathan, 1996, p. 149. C'est moi qui souligne.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE 5 1

reseau sous perfusion iconique: la technologie «push» qui doit se substituer a la technologie «pull» doit transformer tout bureau «en centre de reception de l'in- formation», sous forme de textes et d'images («01 Informatique», 18 avril 1997). Ce projet sera encore facilite lorsque, dans un avenir peut-etre tres proche, Inter- net utilisera le reseau electrique en plus du reseau telephonique: c'est alors la pla- nete tout entiere qui, inondee d'images, pourra entrer dans le cybermonde.

Alors que la television fait l'objet de nombreuses recherches, il me semble que les effets possibles sur la memoire de ce qui fait sa plus grande specificite - le fait d'etre un robinet d'images - ne sont pas suffisamment evoques. Meme s'il existe des apostats des «etranges lucarnes»23, des «abolitionnistes» organisateurs de «journee sans tele»24, des resistants a la telephagie25 et des deserteurs du petit ecran26, globalement la television est de plus en plus regardee. Selon le rapport 1996 « Une annee de television dans le monde », le temps quotidien, par personne, passe devant le petit ecran est de 3h59 aux Etats-Unis, 3h35 dans le Royaume- Uni, 3hO3 en Allemagne, 2h59 en France, plusieurs pays (Hongrie, Danemark, Grece, Chili) enregistrant une progression de la duree quotidienne moyenne d'ecoute («Le Monde », 20-21 avril 1997).

En resume, le monde moderne produit des traces et des images a un niveau inegale dans l'histoire des societes humaines, celles-ci etant d'une part soumise aux « ideologies securitaires »27 de l'histoire et de la memoire qui les conduisent a tout conserver, tout emmagasiner, voire a musealiser la totalite du monde connu, d'autre part enclines a produire toujours plus d' informations et de messages. En suivant Leroi-Gourhan, il est assez tentant de penser que, sous l'influence des NTIC, «Vhomo sapiens de la zoologie est probablement pres de la fin de sa car- riere»28: une nouvelle espece humaine semble naitre actuellement sous nos yeux, celle des « communicants » baignant dans un univers encombre de traces et irrigue par des flots d'images ininterrompus. Au-dela du constat, il importe d'essayer d'en saisir la signification et les effets.

23 Voir la these d'Elisabeth Castro-Thomasset, Apostasie de la television. Etude d'une forme d'iconoclasme contemporain, University de Franche-Comte*, 1995 (sous la direction du Professeur Bruno Pequignot).

24 Une association canadienne (Vancouver) a lance a Techelle international une «no TV week» « Liberation » 6 mai 1997; le magazine «Telerama» a fait de meme le week-end du 18 et 19 octobre 1997. La « premiere journe*e internationale Zeromedia» a ete organised le 2 avril 1997.

25 Je songe ici a des formes recentes de resistance litteraire a la television : Jean-Philippe Tous- saint, La television, Paris, Minuit; Bernard Noel, La castration mentale, Paris, POL, 1997, ou encore les nouvelles de Francois Brune, Lejour ou la television s 'arreta, in « Le Monde diplomatique », juillet 1997 et, dans un genre similaire, de Didier Daeninckx, U ecran creve, « Le Monde diplomatique », aout 1996. Voir egalement: Pierre Bourdieu, Sur la television suivi de L' emprise du journalisme, Paris, Liber, 1996; Karl Popper, La television: un danger pour la democratiey Paris, Editions 10/18, 1994; Marc Auge, Resister a la guerre des images, in « Cultures en mouvement», oct.-nov. 1997, n° 5, pp. 20-23.

26 Les chaines franchises auraient perdu 1,3 millions de te"lespectateurs entre le ler trimestre 1997 et le ler trimestre 1996 «Liberation » 6 mai 1997.

27 Luiz Felipe Baeta Neves Flores, Memoires migrantes. Migration et ideologie de la memoire sociale, in «Ethnologie francaise», XXV, 1995, 1, p. 46.

28 Andre Leroi-Gourhan, op. cit., p. 266.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

52 J. CANDAU

II.- LE TEMPS, LA PERTE ET L'OUBLI

II n'est jamais inutile d'inquieter les prejuges en general et, plus particuliere- ment, ceux qui, tres repandus aujourd'hui, amenent a confondre rinformation dis- ponible et la connaissance de celle-ci : il ne suffit pas que mon ordinateur puisse se connecter sur une base de donnees contenant les references de 37 millions d'ou- vrages (e.g. la base WorldCat) pour que j'aie la connaissance d'un seul d'entre- eux. Pour cela, je dois faire l'effort de consulter effectivement la base en question. Mais il faut encore distinguer T acquisition de rinformation et 1'acces a sa signifi- cation. Ceci revient a etablir les niveaux suivants dans tout traitement de rinfor- mation: la diffusion, l'acquisition et la comprehension29. Ainsi, pour prendre un exemple emprunte a Dan Sperber, j'ai acquis rinformation que «e = mc2» est valide, mais je n'ai aucune idee precise de sa signification veritable30. Mise entre guillemets, cette proposition fait partie de mon savoir encyclopedique ; sans les guillemets, elle en est exclue et pour l'y faire entrer, il faudrait que je passe de longues annees a etudier la physique moderne, a supposer que j 'en sois capable. Cette remarque semble frappee du bon sens et, pourtant, grace aux NTIC, de plus en plus d'etudiants nous remettent des travaux avec des bibliographies intermi- nables tout en lisant de moins en moins les ouvrages cites. «Glissant» ou «sur- fant» sur des informations en croissance exponentielle, ils deviennent ainsi des « savants d'illusion»31. Ces comportements me paraissent en partie lies a l'ico- norrhee et a la profusion des traces, phenomenes qui, a mes yeux, nous accoutu- ment a un risque majeur : la confusion et l'oubli des evenements, des souvenirs et des savoirs. Evoquant le «bombardement massif d' images, de messages, d' infor- mations »32 que connaissent les individus des societes modernes, plusieurs cher- cheurs ont deja souligne ces risques. Paul Virilio voit les premisses d'une veri- table « industrialisation de l'oubli» dans la mediatisation a outrance de rinformation33. La proliferation des traces, rencherit Marc Guillaume, « ne garan- tit pas la qualite de la memoire collective », elle encombre meme la memoire longue, « souvent tres autonome, fantasque, reveuse, mais enracinee et solide »34. On sait par ailleurs que les individus a meme de supporter d'immenses surcharges memorielles sont souvent incapables de donner du sens aux informations acquises35: celles-ci sont alors presentees mais rarement representees. On est

29 En fait, il convient d'ajouter un quatrieme niveau relatif a la disponibilite de rinformation, ce qui nous donne les etapes suivantes : information diffusee, disponible, acquise, comprise.

30 Dan Sperber, Le symbolisme en general, Paris, Hermann, 1 974, p. 1 1 1 . Sur ce point, voir egale- ment Michael Dummett, Les origines de la philosophie analytique, Paris, Gallimard, 1991, pp. 146-147.

31 Dans Ion 530 b-c, Socrate fait bien la distinction entre savoir d'illusion et connaissance veri- table, lorsqu'il evoque «Homere, qui est, entre les poetes, le meilleuret le plus divin, celui dont il est enviable de connattre exactement, non pas seulement les vers, mais aussi la pensee !»

32 Alberto Oli verio, Ricordi individuals memorie colletive, Turin, Giulio Einaudi Editore, 1 994, P. 7.

33 Paul Virilio, Van du moteur, Paris, Editions Galilee, 1993. 34 Marc Guillaume, Intervention et strategies du patrimoine in H.-P. Jeudy (sous la dir. de),

Patrimoines enfolie, op. cit., p. 18. Voir par exemple: Alexandre Luria, L'homme dont la memoire volait en eclat, Paris, Seuil,

1995, pp. 197-305; Jorge Luis Borges, Funes ou la memoire in Fictions, Paris, Gallimard, 1957 & 1965, pp. 109-118.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE 53

proche dans ce cas de la situation qualifiee par les anglo-saxons dy information overload, symptome de plus en plus frequent dans les grandes organisations des societes modernes. Dans un contexte de multiplication non maitrisee des lieux de memoire, meme les musees, affirme Jean-Louis Deotte, deviennent «des machines d'oubli actif »36. De meme, Jacques Tarnero s'etonne de la capacite croissante du monde moderne a stocker sa memoire dans les gigaoctets des biblio- theques dans le moment meme ou il se peuple d'amnesiques37. Richard Mariens- trass, egalement, considere que «Terosion des memoires collectives » peut etre correlee avec la multiplication des memoires mecaniques : il est possible, dit-il, que les memoires artificielles contrarient le but proclame et deviennent des « auxi- liaires de 1' oubli ». Bien sur, ces memoires rendent disponible une grande quantite d'informations, mais, poursuit-il, il s'agit d'une memoire morte qui «nous desin- vestit de la tache d'etre nous-memes les depositaires vivants de la memoire ». Ni mediatrices ni creatrices de lien social, les memoires artificielles, par ce fait meme, ne permettent pas a la tradition de survivre et de se renouveler38. Memoires mecaniques vouees a la repetition, elles s'opposent a « la memoire inventive, soeur de roubliance»39, c'est-a-dire a la rememoration active propre aux societes qui, dans leurs heritages, acceptent le tri, le partage, l'elimination, la Perte40.

Meme Tevenement, note Alain Finkielkraut, est passe du domaine de l'his- toire a la sphere des loisirs : seule importe sa presentation et sa vocation n'est plus « d'etre memorable mais, tout a l'inverse, degradable afin que, sitot apparu et consomme, il cede, sans histoire, la place au suivant...»41. Daniele Hervieu- Leger fait un constat similaire: «sous nos yeux de telespectateurs satures d'images, une revolution chasse une guerre, une catastrophe aerienne ou un trem- blement de terre emportent un coup d'Etat.... Mais cette immediatete de la com- munication 'ponctualise' l'evenement et fait disparaitre la mise en relation propre au recit. La complexite du monde qu'atteste la masse enorme des informations disponibles de fa^on ainsi atomisee, est de moins en moins justiciable de cette mise en ordre quasi spontanee qu'assurait la memoire collective en y reperant des enchainements explicatifs.»42 On a alors affaire a une memoire-simulacre. Comme le notent Alain Gauthier et Henri-Pierre Jeudy a propos de « la propaga- tion virale des images », l'oubli se loge dans le mouvement culturel, «au coeur meme du dispositif de circulation ». Desormais, les machines ne communiquent plus «du consensus ou de T ordre, des valeurs ou des messages, bien plutot elles colorent des evenements en transit, des recks en suspension, des personnages en

36 Jean-Louis D6otte, Van a Vepoque de Vapocalypse in H.-P. Jeudy, op. cit., p. 207. Pour un apercu plus complet des theses stimulantes de cet auteur sur les rapports en patrimoine et oubli, voir Jean-Louis Deotte, Oubliez! Les mines, V Europe, le Musee, Paris, L'Harmattan, 1994.

37 Jacques Tarnero, Les desarrois de la princesse Dezecole. Combien d' octets dans une memoire citoyenne, in «Alliage», hiver 1996-printemps 1997, n° 29-30, p. 19.

38 Richard Marienstrass, Histoire, memoire, oubli in F. Ringelheim (sous la dir. de), Les Juifs entre la memoire et i 'oubli, Bruxelles, Editions de l'Universite de Bruxelles, 1987, p. 99.

39 Marcel Detienne, L 'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, pp. 81-86 et 242. 40 Sur ce point, voir Patrick J. Geary, La memoire et I 'oubli a la fin du premier millenaire, Pans,

Aubier, 1996, p. 32. 41 Alain Finkielkraut, La Memoire vaine. Du crime contre I'humanite, Paris, Gallimard, 1989,

p. 112. 42 Daniele Hervieu-Leger, La religion pour memoire, Paris, Cerf, 1993, p. 185.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

54 J. CANDAU

attente, des objets en formation, puisque c'est deja de la non-memoire qui cir- cule...». La disparition «est au coeur du dispositif surgenerant des images artifi- cielles ». L' image «ne se nourrit que de sa perte»43, en ce sens que, toujours, sans treve ni repit, une image chasse Tautre.

Si ce dispositif n'autorise aucune pause et interdit la reflexion, n'est il pas de nature a transformer notre rapport au passe ? Des enquetes recentes visant a evaluer les effets de la television sur la memoire de l'Holocauste portent a le croire44. L'ico- norrhee televisuelle produit une agnosie de l'evenement : celui-ci n'est plus qu'une succession de plans pergus sans duree et independamment les uns des autres, plus ou moins derealises et dont le sens echappe massivement au telespectateur. On peut supposer qu'a partir d'un certain seuil la densification de la memoire iconique rend plus difficile le developpement d'une memoire semantique.

Les travaux sur les relations entre la memoire iconique (qui est une forme de memoire sensorielle), la memoire a court terme et la memoire a long terme sont tres nombreux, complexes, et ne degagent pas un modele explicatif consensuel. II res- sort cependant de ces travaux que si la memoire iconique est superieure a d' autres formes de memoire (par exemple la memoire des noms)45, elle reste une memoire visuelle transitoire, rapide et non structuree lorsque la competition entre les traces visuelles est forte (nombreuses images a stocker) et lorsque l'intervalle de temps entre la presentation de deux images est extremement court. Des experiences (Pos- ner, 1969)46 ont montre que dans ce dernier cas, le codage verbal de V information ne se faisait pas, ce qui permet de considerer que le traitement de cette information reste partiel, lacunaire. Par ailleurs, plusieurs enquetes en psychologie experimen- tale montrent que lorsqu'il y a un defaut d'attention ou un traitement trop bref de T information (par exemple a cause des interferences - proactives ou retroactives - entre des images se succedant continument et rapidement)47, l'absence d'encodage ne permet pas la memorisation de reformation. De plus, si Ton considere la memoire explicite (la situation est differente dans le cas de la memoire implicite), la trace mnesique est plus faible lorsque les informations ont ete codees de maniere purement sensorielle - la persistance de l'image visuelle est de l'ordre de 300 a 500 millisecondes -, que lorsqu'elles sont encodees selon des regies semantiques, c'est-a-dire selon une elaboration complexe48.

43 Alain Gauthier, Henri-Pierre Jeudy, Trou de memoire, image virale, in « Communications », 1989, n° 49, pp. 141, 142, 143 et 147 pour les diffSrentes citations.

44 Nicola A. Lisus, Richard V. Ericson, Misplacing memory: the effect of television format on Holocaust remembrance, in «The British Journal of Sociology », Volume n° 46, mars 1995, n° 1, pp. 1-19. Tout recemment, le projet holly woodien du cineaste Steven Spielberg de creation d'un «musee virtuel de l'Holocauste» en rassemblant quelque 150.000 t^moignages filmes de survivants de la Shoah a contribue a poser la question de la nature d'une « memoire du futur » entierement construite a partir d'images.

45 Alain Lieury, Oubli et traitement de I 'information en memoire, in « Communications », 1 989, n° 49, p. 117.

46 Cite in Guy Tiberghien, La memoire oubliee, Paris, Mardaga, 1997, p. 40. 47 Phenomene bien connu des arts de la memoire : « Les loci de memoire ne doivent pas trop se

ressembler; par exemple, des entrecolonnements trop nombreux sont a eviter car leur ressemblance creerait de la confusion » (Frances A. Yates, L'artde la memoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 19). A pro- pos des interferences, consulter par exemple : Alain Lieury, op. cit., pp. 1 1 3-123.

48 Christian Derouesne, Vivre avec sa memoire, Editions du Rocher, 1996, pp. 75-77 et 121.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L' ICONORRHEE CONTEMPORAINE 55

On a done tout lieu de penser que, dans le cas de la television, ou le flux d' images est eleve - pres de 4 heures passees chaque jour devant un poste de tele- vision represented approximativement 1,5 millions d'images differentes49 par an -, la performance mnesique reste generalement tres mediocre, dans des propor- tions qui vont dependre de 1' attitude du telespectateur lors de l'encodage (pratique du zapping50, motivation cognitive et affective, attention plus ou moins relachee, etc.). Une enquete recente que j'ai menee aupres de 132 etudiants parait confirmer cette hypothese: il s'agissait d'evaluer leur memoire historique de la guerre du Golfe, evenement qui fut tres mediatise, en particulier au moment des operations militaires51. Les resultats du questionnaire propose a ces etudiants font apparaitre que 39% d'entre eux seulement se souviennent de l'annee exacte (1991) ou eut lieu 1' intervention des forces alliees contre l'lrak, 5% donnent la periode 1990- 1991, et 56% mentionnent une date qui n'est pas celle des operations militaires: si, parmi ces derniers, certains (27%) indiquent l'annee 1990 qui correspond au debut de la crise, ils sont nombreux (29%) a donner des dates (1989, 1992, 1993, 1994) totalement etrangeres aux evenements qui faisaient l'objet du question- naire. II semble par consequent que le flot d'images de verse lors de ce conflit par toutes les chaines de television ait peu marque les memoires, en tout cas de maniere plutot confuse pour ce qui concerne la memoire des dates.

Au-dela de la derealisation du monde qu'evoque Baudrillard, de l'eventualite d'un «nivellement des valeurs dans une indifference spectaculaire »52 sur laquelle insiste Gilbert Durand ou des dangers probables d'un « pret-a-porter imagi- naire»53, cette iconorrhee televisuelle semble done peu efficace en termes de cognition. Jean-Luc Godard a sans doute raison lorsqu'il affirme que la television fabrique de l'oubli alors que le cinema fabrique des souvenirs54.

Cette hypothese d'une performance mnesique faible ou deficiente peut etre etendue a 1' ensemble de ce que j'ai appele 1' iconorrhee contemporaine, dont on a tout lieu de penser qu'elle ne fait qu'accentuer les effets que je viens d'evoquer rapidement a propos de la television. A l'aide d'un argument effectivement byzan- tin - puisqu'il est emprunte a Nicephore - on peut soutenir que l'iconorrhee tue l'image: lorsqu'il y a trop d'images, il n'y a plus que des icones, et l'individu ne peut plus acceder a l'idee ou a l'imaginaire vehicules par le support de l'image. Dans ce cas la, les images ne laissent pas de trace mais seulement son signe. Dans le langage de la pragmatique ou de la semiologie, on pourrait dire que l'iconorrhee contemporaine rend impossible 1' abstraction de la chose representante, pourtant

49 II ne s'agit pas du nombre d'images par seconde mais d'une estimation personnelle du nombre d'images veritablement distinctes.

50 Aux Etats-Unis, le «telezappeur» semble se transformer en «telesurfer», passant alternati- vement de la television a Internet.

51 Les etudiants interroges avaient en moyenne 13 ans au moment de la guerre du Golfe, age a priori suffisant pour memoriser un evenement qui a occupe les ecrans de television pendant plusieurs jours et, pour certaines chaines, presque 24h/24. Cependant, il serait judicieux de renouveler ce type d'enquete sur une population plus agee au moment des faits.

52 Gilbert Durand, L'imaginaire, Paris, Hatier, 1994, p. 78. 53 Marc Auge, La guerre des reves, Paris, Seuil, 1997, p. 80 54 Cite in Alain Duchesne, Thierry Leguay, Les petits papiers, Paris, Magnard, 1991, p. 164. Si

le cinema fabrique des souvenirs, contrairement a la television, e'est probablement parce que le plus mauvais cineaste arrive a donner du sens a son film qui devient ainsi un recit.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

56 J. CANDAU

necessaire pour acceder a la chose representee : le signe est si massivement pre- sent qu'il ne peut pas etre simultanement absent55.

Mais il est une autre forme d'oubli et de confusion, moins souvent etudiee, qui peut etre egalement mise en rapport avec notre propension grandissante a nous brancher sur des robinets d' images. En effet, lorsque pouvoirs publics et media nous invitent avec une opiniatrete parfois suspecte a une sorte de cyberebriete col- lective, comment ne pas mettre ces sollicitations pressantes en rapport avec l'im- peratif moderne du « temps reel », fortement present dans maints aspects de la vie sociale. Aujourd'hui, l'asservissement au temps reel est l'expression d'un nou- veau rapport au temps : apres que l'homme ait cherche a se liberer du temps - en retrouvant les origines, ou les fins dernieres, ou encore le «monde des Idees » dans le cadre de l'anamnese platonicienne56 -, puis qu'il ait tente de l'apprivoiser, de le domestiquer - c'est le temps ramene a la partie sensible de Tame chez Aristote mais c'est aussi le temps des horloges et des marchands -, les societes modernes ont accepte de s'y soumettre au point de ceder a une religion de l'ephemere (clips, cliches, flash, objets jetables, reportages dits «live», etc.) avant de sombrer totale- ment dans l'immediatete, l'instantaneite. Cage du cyberspace et de la « video- sphere » transforme radicalement notre experience de la temporalite: «T instant envahit la conscience »57, assujettie a un temps uniforme, indifferencie, banalise58.

La forme d'oubli et de confusion sur laquelle je veux insister ici est liee a la dissolution du present reel, complexe et temporel, dans la simplicity supposee et l'atemporalite du temps reel59: le present reel - toujours agonisant (Borges), pret de s'evanouir dans le passe au moment meme ou il annonce le futur -, s'inscrit pour cette raison meme dans la duree et contribue a donner au temps toute sa den- site ; a propos du temps reel, au contraire, on peut repeter ce que disent Alain Gau- thier et Henri-Pierre Jeudy du principe emblematique de 1' image: il se joue «de tout phenomene de rememoration en aneantissant la temporalite chronologique des memoires »60, c'est un « present qui est a lui-meme son propre horizon »61 ou encore qui denote une « regression presenteiste»62. Alors que le present reel releve d'un temps saggital - ce qui advient entre un passe et un futur -, ou d'un temps cyclique - ce qui revient selon une periodicite determinee -, le temps reel

55 Sur la distinction elabor6e par Nicephore dans Y Antirrhetikos entre Fimage et Ficone, voir Marie- Jose" Mondzain, Image, icone, economic Les sources byzantines de Vimaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996. Pour l'argument emprunte a la pragmatique, voir Francois Recanati, La transpa- rence et I'enonciation, Paris, Seuil, 1979, p. 17.

56 Jean-Pierre Vernant, Aspects mythiques de la memoire in Mythe et pensee chez les Grecs, Paris, Maspe*ro, 1965, pp. 109-136.

57 Georges Balandier, Le dedale. Pour enfinir avec le XX* siecle, Paris, Fayard, 1994, pp. 53 et 55.

58 C'est le greying of the calendar (le calendrier « mis en grisaille ») tel que Fa defini le philo- sophe Julius T. Fraser. Sur ce point, voir J. Chesneaux, op. cit.y p. 43.

59 Sur le temps reel considere" comme une depossession chez Fhomme du rapport a la r^alite" temporelle, voir Georges Balandier, Le desordre, Paris, Fayard, 1988, pp. 166-170.

60 Alain Gauthier, Henri-Pierre Jeudy, Trou de memoire, image virale, in « Communication », 1989, n° 49, p. 147.

61 Francois Hartog, Temps et Histoire. Comment ecrire Vhistoire de France, in «Annales ESC», nov.-dec. 1995, n° 6, p. 1224.

62 Jean Chesneaux, op. cit., p. 84.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE 57

est achronique63 (et non pas uchronique, ce qui supposerait que, comme l'utopie, il puisse relever d'un projet): l'evenement en temps reel, propre a la modernite, n'advient ni ne revient et meme ne devient pas: il vient, c'est tout, trivialement, sans l'epaisseur de la duree, sans etre jamais inscrit dans une chronologic Je crois que notre societe merite le titre de chronophage moins parce qu'elle devore du temps que parce qu'elle l'escamote dans ses caracteristiques propres: duree, ecoulement, passage. Dans l'expression si commune aujourd'hui - «je n'ai pas le temps » -, ne faut-il pas comprendre que Ton ne possede plus le temps comme categorie organisatrice de nos existences - Jean Chesneaux dirait que nous ne savons plus «rhabiter» - ce qui expliquerait qu'il soit presque impossible (et bientot interdit?) de perdre son temps64.

La dissolution du present reel dans le temps reel traduit le passage d'une expe- rience concrete du temps a une categorie temporelle abstraite et desincarnee. Le present reel est concret en ce qu'il renvoie a ce qui est present65, en 1' occurrence le sujet inscrit dans le temps fondamental du Souci heideggerien, celui qui incline vers le futur et la mort. Le temps reel, en revanche, abstrait et indefini, releve du temps « vulgaire», au sens que lui donne Ricoeur: une succession d'instants quel- conques66, chacun portant I'oubli de celui qui le precede. Alors que le temps reel - le temps de l'instant - est du temps interrompu, - au sens precis d'une interrup- tion imaginaire de l'ecoulement du temps -, le present reel est du temps continu, fait d'heritages et de projets, de gains et de pertes67, combinaison subtile d'un passe qui n'est jamais totalement revolu et d'un futur inscrit, hie et nunc, dans un « horizon d'attente ». Le present reel est riche d'une « memoire d'action »68 alors que le temps reel n'enferme qu'une action sans memoire69.

L' ideologic des NTIC cache la soumission au temps reel derriere la chimere du partage. Pourtant, le devoilement de notre asservissement au temps reel mine toutes les illusions de la fusion des imaginations, de la mise en commun des savoirs, de l'agora cathodique et de la democratic electronique vehiculees par le millenarisme high-tech. Comment peut-on imaginer « la construction de collectifs intelligents »70, l'existence de debats contradictoires, la viabilite d'un contrat social sans l'experience reelle de la duree? A titre d'exemple, une vision commune du

63 Si le cyberspace a pu etre qualifie de non-lieu, il releve 6galement d'un non-temps, precise- ment du fait de sa soumission absolue au temps reel.

64 Voir Jean Baudrillard, La societe de consommation, Paris, Gallimard, 1970, pp. 238-252. 65 «Le present est l'ensemble de ce a quoi on est present, e'est-a-dire inte*resse" (par opposition

a indifferent, ou absent). Aussi ne se re*duit-il pas a un instant ponctuel »: Pierre Bourdieu, Meditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 251.

66 Paul Ricoeur, Temps et recit. 3. Le temps raconte, Paris, Seuil, 1985, p. 220. 67 Alors que le present reel ne masque pas la Perte, le temps reel denie le passage du temps qui,

des lors, ne peut plus se constituer en temps passe : on peut voir une des manifestations les plus ecla- tantes de cette negation du passage du temps dans F exploitation commerciale du fantasme du forever young.

68 Sur la notion de « memoire d'action », voir Michele Simondon, La memoire et I'oubli dans la pensee grecque jusqu'a la fin du Vsiecle avantJ.-C, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 306.

69 Peut-etre le present reel s'oppose-t-il au temps reel comme le lieu au non-lieu*! 70 Pierre Levy, L intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La

Decouverte, 1997, p. 25.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

58 J. CANDAU

passe - dimension essentielle de toute identite collective71 - est etroitement liee au partage des memes reperes temporels, tels que, par exemple les dates donnees par le calendrier72. Or, en situation de temps reel, c'est-a-dire d'achronie, ces reperes temporels disparaissent. Georges Balandier a sans doute raison quand il affirme que les manieres modernes de communiquer, parce qu'elles effacent Tespace et contractent totalement le temps, apparaissent «comme une fa^on de vivre ensemble separement»n. Meme si Ton veut se garder de jouer au prophete de mal- heur en annon^ant le risque d'apparition d'une societe autiste constitute d'indivi- dus branches en permanence sur leur ecran, force est de constater que l'«etre ensemble » et la « communaute virtuelle » supposes caracteriser le « village plane- taire» - un extraordinaire oxymoron -, restent pour 1' instant des formules pure- ment rhetoriques. Comme le note Philippe Breton, si les societes modernes sont fortement communicantes, elles sont faiblement rencontrantes et l'individu tend a etre de plus en plus desynchronise par rapport aux grands mouvements collectifs : les manipulations du lien social que permettent les NTIC peuvent etre tout aussi dangereuses que les manipulations genetiques74. Certains exemples montrent que, a contrario du discours dominant, elles tendent a limiter ou a detruire certaines possibilites traditionnelles d'echanges sociaux: ainsi, un responsable d'un centre de formation affirmait recemment que pour diffuser la pratique des reseaux d'in- formation au sein des representations du personnel, il fallait au prealable « briser un obstacle culturel : la tradition orale des syndicats et des elus de l'entreprise »75.

Avec ce dernier exemple, on s'apersoit qu'il y a une difference fondamentale entre les formes modernes de l'oubli generees par la soumission au temps reel ou par riconorrhee contemporaine et les formes plus traditionnelles telles qu'on peut les observer dans l'amnesie initiatique - le «cut off »76 avec le passe - ou, meme, a Toccasion de certaines amnesies festives: celles-ci visent a reintroduire l'indi- vidu dans le present, apres une periode de purgation de certains elements de son passe qui, une fois abandonnes, oublies, vont lui permettre d'acceder a un nou- veau statut (par exemple le statut d'adulte). Celles-la sont la manifestation d'un desir de se detourner du present, de s'en liberer sans qu'un projet de socialisation accompagne ce qui ressemble fort a une fuite. Alors que l'amnesie initiatique est, in fine, socialisatrice, l'oubli provoque par riconorrhee contemporaine (ou par d'autres formes d'oubli: drogues, temps de la vie quotidienne surprogramme, etc.) est porteur d'une deliaison sociale77. On peut remarquer que cette fuite du

71 Joel Candau, Memoire et identite, Paris, PUF (coll. Sociologie d'aujourd'hui), a paraitre en septembre 1998.

72 Sur ce point, voir Francesco Maiello, Histoire du calendrier. De la liturgie a V agenda, Paris, Seuil, 1996, p. 167.

73 Georges Balandier, Le desordre. Eloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, p. 168. 74 Philippe Breton, Ou menent les autoroutes de la communication?, in « Alliage », hiver 1996-

printemps 1997, n° 29-30, pp. 4-15. 75 Christine Labbe, Internet, annee zero. Reseaux de V information et comites d'entreprise, in

«Espace social europeen», 28 mars 1997. 76 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, 1 98 1 , p. 1 07.

On peut songer ici a un beau texte de Plutarque : « L'oubli insensible et ingrat qui s'abat sur la plupart des gens et prend possession d'eux, effacant toute action et tout succes, tout agreable moment de loisir, toute societe et toute jouissance, brise T unite de la vie qui vient de ce que le passe est mele au present; au contraire, en separant aujourd'hui d'hier et demain d'aujourd'hui comme etant autres,

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

DU MYTHE DE THEUTH A L'ICONORRHEE CONTEMPORAINE 59

present n'est en rien incompatible avec l'engouement contemporain pour le passe qui n'en est qu'une autre modalite. En fait, a la peur de la perte qui se manifeste dans la proliferation des traces et dans 1'iconorrhee contemporaine repond la vaine tentative d'interdire la perte de temps (occuper chaque instant) et de nier la perte du temps (cacher la realite de l'ecoulement de ce temps qui, comme l'insecte de Baudelaire ou de Maeterlinck, nous devore mecaniquement) qui s'exprime dans la soumission au temps reel. Cette peur panique de la Perte est sans doute accentuee par l'epuisement des grandes memoires organisatrices du lien social78, par le recul des memoires fortes qui donnaient des «raisons d'etre », au profit de memoires brouillees et opportunistes79 qui engendrent une «misere proprement metaphysique »80.

CONCLUSION

En guise de conclusion, j'avais imagine un jeu de mots que j'ai retrouve chez Georges Balandier81, ce qui me donne l'audace de le risquer: les anthropologues doivent fonder une entropologie, centree sur la place prise dans les differentes societes par les representations de la Perte et du desordre. Dans les societes modernes, cette place est reduite a sa portion congrue - songeons a celle que nous accordons a la mort82 - et sans doute doivent-elles reapprendre a assumer la Perte. Dans le domaine de la memoire, du savoir et du lien social, je soutiens que cette assomption suppose une rehabilitation du manque et de T absence (sans lesquels il ne peut y avoir de desir), du temps mort et des « durees libres »83, de la lenteur84 et de l'incompletude: accepter d'avoir a faire des choix dans nos heritages, recon- naitre que la totalite du savoir nous est a jamais inaccessible, admettre notre radi- cale individuality et 1' impossibility definitive d'un partage absolu avec V Autre, c'est, int. al, refuser de considerer le travail de memoire, l'acquisition des

l'oubli fait aussitot que tout evenement n'a pas eu lieu pour qui ne s'en souvient pas... ceux qui ne pre- servent ni n'evoquent, grace a la memoire, les evenements anterieurs, mais les laissent echapper, se rendent effectivemenf vides et indigents chaque jour, suspendus a demain comme si ce qui arriva Tan- nee derniere, ou hier, ou avant-hier, ne les concernait pas et ne leur etait jamais survenu » (Plutarque, De tranquillitate animi 14473 cde).

78 Sur ce point, voir D. Hervieu-Le'ger, op. cit. 79 Voir Georges Balandier, Le dedale, Paris, Fayard, 1 994, pp. 39-7 1 . 80 P. Bourdieu, op. cit., p. 282. 81 G. Balandier, op. cit., p. 24. 82 Mark Dery explique que la rhetorique de la vitesse de liberation qui inspire en partie la cyber-

culture est revelatrice d'un desir d'echapper a la mort et, egalement, de se defaire d'une chair conside- ree comme encombrante, probablement parce qu'elle vieillit, degenere, deperit: Mark Dery, Vitesse virtuelle, Paris, Ed. Abbeville, 1997.

83 Pierre Sansot in H.P. Jeudy, op. cit., p. 286. Le « vieux » slogan « Vivre sans temps mort etjouir sans entraves!» annon^ait peut-etre la servitude contemporaine au temps, sous la forme d'une illusion - et non d'une utopie -, sauf pour les etres dotes d'un Surmoi peu encombrant, d'une vitalite incom- mensurable et d'un genie esthetique - au sens etymologique - peu commun.

84 Ralentir, c'est prendre son temps et, plus exactement, le prendre pour ce qu'il est vraiment pour nous : une duree qui nous effraie parce qu'elle coule et s'ecoule, fuit et s'enfuit, image omnipre- sente de la Perte. C'est Kundera, bien sur, qui, dans La lenteur, oppose le couple lenteur-memoire au couple vitesse-oubli (Paris, Gallimard, 1995, p. 44).

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

60 J. CANDAU

connaissances et les multiples interactions de la vie sociale comme de simples « sports de glisse »85. La est peut-etre la seule voie pour reconstruire des memoires solides, organisatrices du lien social86.

«Seules les traces iont rever», disait Rene Char. Encore taut ll laisser la pos- sibilite de la trace, c'est-a-dire admettre la Perte, car si tout est trace cette notion meme n'a plus aucun sens: la trace, en effet, est expression de la Perte - elle est incompletude en regard de ce qui fait trace, c'est-a-dire ce qui a ete perdu - et elle aussi le signe que tout n'est pas perdu. C'est cette ambivalence de la trace que nous nions aujourd'hui en manifestant un double desir: le premier consiste a vou- loir tout conserver, tout garder; le second se manifeste dans l'obsession du temps reel, c'est-a-dire dans la negation meme de la duree. J'ai voulu montrer que Ton pouvait voir dans ce double desir une tentative de conjuration de la Perte: tenta- tive sans espoir, on le sait, car « les temps a venir enseveliront tout egalement dans l'oubli»87.

Laboratoire d'Ethnologie (Image) Universite de Nice-Sophia Antipolis

85 J'emprunte la formule a Roger-Pol Droit qui se fait P&ho de ceux qui assimilent la lecture telle qu'on la pratique sur un cede*rom a un « sport de glisse »: «Le Monde », 15 septembre 1995. Sur le recul de la lecture lin&ure au profit d'une lecture fragmentaire et butineuse, voir Monique Segre", Mutation des pratiques de lecture, in « Informations sociales», 1997, n° 59, pp. 48-53.

86 Bien plus que dans le volume ou la frequence des communications. Sur ce point, voir Philippe Descola, Ge*rard Lenclud, Carlo Seven, Anne-Christine Taylor, Les idees de Vanthropologie, Paris, Armand Colin, 1988, pp. 1 10-1 1 1.

87 L'Ecclesiaste, 2.

This content downloaded from 132.248.9.8 on Thu, 17 Oct 2013 00:48:20 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions