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Canigou montagne sacrée des Pyrénées Loubatières Joseph Ribas

Canigou, montagne sacrée des Pyrénées

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À l’extrémité orientale des Pyrénées, dressé comme une vigie, face à la mer, le Canigou exerça dès l’Antiquité une présence et un mystère tellement chargés de puissance et de fantastique qu’il inspira chez les peuples qui l’environnaient, le sentiment du sacré. On ne comprend pas autrement l’attrait de cette montagne, son pouvoir symbolique, l’espèce de dévotion qui l’entoure encore de nos jours. Peu de montagnes ont connu le destin singulier d’avoir été d’abord des lieux de vie, prospères et populeux, un patrimoine humain qui essaima si bien que chaque Catalan, qu’il soit de la plaine ou du littoral, peut se trouver une ascendance venue en droite ligne du Canigou. Joseph Ribas fait revivre dans cet ouvrage l’épopée de cette montagne avec ceux qui l’ont peuplée, ceux qui l’ont conquise, ceux qui la pratiquent et ceux qui gèrent son avenir. Ce livre est à lui seul une petite bibliothèque. Il offre aujourd’hui la somme la plus importante d’informations éru

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Canigoumontagne sacrée des Pyrénées

L o u b a t i è r e s

Joseph Ribas

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Ouvrage distingué en 1994par la viiie Rassegna internazionale

dell Editoria di montagnaà Trente, en Italie.

ISBN 978-2-86266-606-8

© Nouvelles Éditions Loubatières, 20032e édition 2010

10 bis, boulevard de l’Europe – BP 2731122 Portet-sur-Garonne Cedex

www.loubatieres.fr

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Joseph RIBAS

canigoumontagne sacrée des pyrénées

Loubatières

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C’était l’époque du travail à loisir, dur et souvent pénible maisaccordé aux saisons. Depuis mille ans et plus, la tâche s’était mesu-rée en « journals », juste ce qu’il était possible de faire de soleil àsoleil : un rapport heureux, naturel entre l’effort et son effet. C’estl’homme qui décidait.

En ces lieux, un vieux qui meurt est un chemin qui se ferme. Quise soucie de chemins, aujourd’hui ? Sait-on qu’en ce pays de granitet de seigle vivaient des gens ?

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PAYSAGES D’HOMMES

C’est le Canigou qui verse autour de lui…la santé, la jeunesse, la force, un vrai fleuve de vie.

michelet

Longtemps, le Canigou fut un lieu de vie. Les rapports de l’hommeet de la montagne remontent à des millénaires. Les légendes tâton-nent. Au Barbet, l’empreinte des anneaux de fer signale une ancienneexploitation minière. Il n’est pas invraisemblable que ces pièces demétal aient servi à tendre les câbles utiles aux transports du mine-rai à une époque fort reculée. Plus précises, des traces de cheminspavés, d’ornières et d’excavations, de vestiges de cortals, des ruinesde moulins, des déblais de scories, des murettes et des cabanes depierres sèches témoignent d’une activité ancienne, intense, propre àcette montagne.

Piles de ponts, canaux d’arrosages, rechs et rascloses, trous de mineset places charbonnières, cultures abandonnées : les images foison-nent. Espaces et mémoire tracent les contours d’une géographiebiologique fortement exploitée, dégradée, finalement épuisée.

L’histoire de cette évolution vers le sous-développement relèvedes connaissances du géologue, de l’économiste et de l’historien.

Nous nous sommes contentés d’évoquer certaines figures, tour-nant page après page, l’album des métiers et des scènes de la vie

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locale ; vieilles illustrations d’un temps où s’animaient au cœur d’unemontagne difficile et superbe des paysages d’hommes.

LES HOMMES DU FER

L’homme pesa de tout son corps sur la barre à mine et le rocherroula. La pierre avait cédé d’un bloc au ras du sol. Il examina lacassure, brillante et noire, une veine de rouge sombre affluant à lasurface comme un sang ténébreux.

« Mena negra », murmura-t-il. Le fer affleurait dans son champ.Il le savait. Maintes fois le soc de l’araire avait ripé sur un soclegrenu, couché en travers du sillon. Ce que la terre ne rendrait pasen seigle elle le donnerait en minerai. Il le savait aussi. Le pic et lapelle ! La peine n’allait pas manquer. Retourner le champ, creuserdes fouilles et des tranchées jusqu’à mettre à jour la force dure etfroide du métal brut.

Longtemps, les premières mines au Canigou ressemblèrent à descratères morts. La Boca negra à ciel ouvert.

À défaut de science géologique, les observations directes du sol etde la végétation étaient les seuls indices dont disposaient les ferriersantiques. Les longues bandes rouge sombre d’hématite visible entre lecol de la Gallina et la Balmette, les affleurements du ravin de la Coumeet du Mas del Rey dans la Grande Vallée du Fer, autour de Ballestavy,témoignaient à profusion de l’importance des gisements. La présencede l’eau et de la forêt sur le même site offrait les conditions matériel-les les plus favorables au fonctionnement d’une fonderie.

Ainsi dès les premiers siècles avant Jésus-Christ, le Canigou ferrierprésente un ensemble de gîtes distribués en couronne sur une cein-ture primaire bordant le massif.

À l’origine, difficiles d’accès, les filons sont situés en altitude. Legéologue Dépéret cite les gisements de Balatg, du pic des Pradeils etde l’Alzina au Vernet. Cependant l’extraction en est aisée. Le mine-rai affleure à ciel ouvert, abondant et riche. Sa forte teneur en manga-nèse le destine à la fabrication des meilleurs aciers.

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Aussi, très tôt, la zone ferrifère est-elle copieusement fouillée. Despermis de recherche sont délivrés en Conflent et en Vallespir par lesrois d’Aragon. Dans le même temps des forges s’installent à proxi-mité des lieux d’exploitation.

Alart en note plus de vingt entre 1127 et 1671. L’excès de consom-mation du combustible bois les obligera à choisir des emplacementsplus près des rivières et des forêts. Les coupes bien que réglemen-tées par un droit, l’affouage, entraînent des conflits et des abus quifiniront par amener la décadence de l’industrie.

La mine fait le vide autour d’elle. On se préoccupe peu alors desatteintes à l’environnement : abattages intensifs, pollution des eaux,

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La montagne de Batère

Elle recèle des foyers épars de minerai traité sur place.Photo de 1993.

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dégradation des sols mais on mesure déjà de graves risques écono-miques. Des forges ferment. Un mémoire sur les mines et les cinqforges restant au Conflent, daté de 1731, constate qu’on ne travailleque pendant six à huit mois dans l’année « devant chômer le restantdu temps, à cause de l’estérilité des eaux ou à défaut de charbon parl’éloignement ou la rareté du bois ».

Dès 1671, l’abbé de Saint-Michel de Cuxa signale l’ouverture denouvelles coupes dans les « pasquiers du Capcire ». On ira même enEspagne et en Languedoc. La mine dévaste la forêt et la forêt ruinéetue la mine. La spirale du pire se resserre sur cette industrie.

Selon l’état de 1731, Valmanya, le Vernet, Py, Nyer et Mossetn’emploient plus que cent quatre-vingt-douze personnes dont vingt-quatre mineurs, trente forgerons, soixante-seize charbonniers etsoixante charretiers.

Le complément de ressources est assuré par une activité agricoleréduite, certes, à la petite propriété familiale mais suffisante à satis-faire les besoins les jours de conflit ou de chômage.

Cette ambivalence de l’ouvrier, mineur et paysan, accentue leprocessus d’abandon des terres dites à l’aspre, trop rudes à mettreau bénéfice des sols plus fertiles, d’un rendement plus conséquent.

La crise du fer précipite cette évolution, vers une meilleureutilisation des terres, modifiant l’économie rurale passée du stadetraditionnel et séculaire au niveau d’une exploitation plus ration-nelle.

La pratique de ces deux modes d’existence, mine et agriculture,équilibre pour quelques décennies encore la vie locale. Le paysan-mineur tient à son emploi industriel autant qu’à ses terres mais l’ac-tivité métallurgique s’affaiblit face à la cherté et à la rareté du combus-tible. On ira même jusqu’à dénoncer à Prats-de-Mollo deschar bonnières clandestines. Seule, l’extraction du minerai continueà survivre, reprise, dès 1832, par des concessions à des groupes indus-triels, type Schneider, Denain-Anzin, passant de main en main, lesuns après les autres confrontés aux problèmes de rentabilité et deconcurrence.

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Le retour de la Lorraine dans le paysage métallurgique français,la crise économique des années trente, le redéploiement industrieldéfini par les orientations de la CECA après les années cinquantefinirent par porter le coup de grâce aux mines du Canigou.

De l’industrie quasi autarcique des siècles précédents aux nouveauxobjectifs des sociétés sidérurgiques modernes, la mutation est doulou-reuse. La recherche d’un équilibre engage des paris audacieux. Lesmaîtres de forges s’associent à des investisseurs venus d’ailleurs oùdisparaissent. Le cas de Ria est exemplaire.

On passe de la forge catalane au haut fourneau par des sociétéssuccessives qui, des années 1820 à 1949 après des interruptions en1929 et en 1940, tiennent à bout de bras l’activité métallurgique.

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Le couple mineur - forgeron

Musée d’Olot.

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Plans, projets, stratégies nouvelles défient la concurrence avec lesmeilleurs aciers étrangers. Un voyageur passant par Ria, en 1890,note qu’on fait « d’excellents aciers comparables aux produits anglais ».

L’entreprise passe de main en main, des Bernadac à Jacomy puisà la société des Hauts Fourneaux et des Forges du holding Jacobs-Holtzen et Cie, avant de fermer définitivement au terme d’une longé-vité forcée, entretenue dans la fébrilité des crises et des conflits.

Des bas fourneaux de Vulcain aux maîtres de forges du xixe siècle,deux millénaires d’exploitation ont fixé des mentalités, des modesde vie dont la pression sur les paysages reste indélébile, façonnantau retour des figures d’hommes et de femmes, des caractères et destempéraments, images fortes venue du pays minier.

Les forges catalanes reproduites sur les cartes postales de la fin desiècle dernier tiennent de l’atmosphère des romans de Zola, le carac-tère oppressant, un réalisme sans concession qui trahit les condi-tions de travail difficile de l’époque.

Les employeurs se soucient peu de sécurité laissant à la routinele soin de conduire au jour le jour les choses.

Des arcades de brique sous-tendent des murs de pierre délabrés,enfumés et noircis. Dans un soubassement, sous des étais de bois,un plan incliné, l’arbre d’un martinet, des tuyaux de conduite d’eau,de longues perches métalliques, gros et menu matériel, pêle-mêle,ajoutent à l’encombrement de la forge. Des ouvriers s’arrêtent dansl’attitude de leur travail : une femme, des enfants, quelques hommestenant les uns de longues pinces en fer, les autres des cabas en boisde châtaignier remplis de scories et de minerai.

La présence d’enfants sur le chantier des mines est très courante.Bien avant 14 ans, ils viennent des travaux des champs se portervolontaires pour des taches beaucoup plus pénibles. L’épreuve la plusdifficile est l’entrée dans la galerie souterraine. Le premier sentimentde peur passé, l’habitude prend le dessus. Ils ne pensent plus audanger pourtant bien réel.

Pas de boisage dans les boyaux, pas d’aération, on manque des’étouffer ou de se prendre dans un éboulement. Pas de primes ni

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de jours de récupération, le drame des familles n’est ni la fatalité del’accident ni les difficultés des conditions de travail mais plutôt lerisque de voir fermer la mine. La mine est leur deuxième maison.

Le savant naturaliste Toussain Bastard, de passage à Valmanya,en 1821, visite une forge et s’émeut du spectacle d’un travail surhu-main.

« Il y avait quelque chose d’infernal dans le tableau qui s’offrit ànous. Ces hommes noircis par la fumée, amaigris par l’âpreté dutravail et de la chaleur, diversement coloriés par les reflets des four-neaux et l’incandescence du métal, ressemblaient assez à des démons;cet énorme marteau dont les coups sûrs et rapides semblent frappéspar une puissance diabolique est bien un instrument du Tenare ; cesbarres de fer rouge que l’on meut avec rapidité, ces étincelles quis’en échappent avec bruit et remplissent une atmosphère sulfureuse,tout concourt à former un spectacle qui remue l’imagination et lafatigue à la fin. Pendant la nuit, notre sommeil plus d’une fois trou-blé par le bruit sourd et monotone de ce terrible marteau. Le reten-tissement qu’il occasionnait dans la vallée, produisait sur moi uneimpression désagréable, et ma nuit ne fut qu’une alternative de veillepénible et de sommeil mêlé de rêves affligeants.6 »

Partout, les ingénieurs des mines dénoncent « l’incurie et l’avi-dité des mineurs » ; la plupart travaillent au forfait, poussés par lanécessité d’extraire le plus de minerai possible au péril de leur vie.Souvent, couchés dans le filon, le visage et le corps pris dans l’étroitboyau, ils taillent dans la roche rejetant les débris en arrière avec lescoudes, avec les pieds, jusqu’à l’ouverture du trou de mine où d’au-tres ouvriers trient, cassent et traînent hors du chantier des massesd’éboulis.

Parfois, un tronc d’arbre, quelques branchages, une plancheplacés en travers de la fouille servent de plancher et d’échafau-dage pour atteindre la voûte où, à coups répétés, des grappes depiqueurs, appuyés les uns contre les autres, s’acharnent à frapper.Certains, la lampe entre les dents, rampent jusqu’à des profon-deurs d’où ils remontent, des heures après, englués de boue rougeet noire.

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L’ingénieur Brochin relate, vers 1805, un « malheureux événe-ment » survenu à la mine de Las Canals, à Batère : « Deux morts,un blessé », accident qu’il incrimine au « défaut absolu d’instructionet de connaissance des ouvriers dans l’art des mines. Impossible deles persuader de faire autrement… Ils font des passages tortueux ensuivant la trace du minerai… L’air cesse bientôt d’y circuler… lemineur respire à peine, la lumière s’éteint et il cesse le travail ».

La condition des porteurs est aussi difficile. À Batère, à la Pinosa,le transport du minerai « se fait péniblement sur la tête ». Muletierset charretiers attendent devant l’entrée de la mine. De longues cara-vanes de bête de somme, bâtées ou attelées, descendent vers les forges,souvent par des chemins défoncés par l’incessant charroi. À dos demulet ou sur des charrettes à roues variables, le minerai est transportévers des dépôts, souvent devant les maisons des villages où, commeà Corsavy, les habitants trouvent ainsi leur subsistance jusqu’à ceque, lentement, progressivement, la profession cède le pas au transportpar chemin de fer à voie étroite ou par câble aérien.

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Front de taille de la mine à ciel ouvert

Photo Henri Loreto.

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En 1919, Louis Bertrand décrit cette période de transition dansle prologue à son roman L’Infante. De Villefranche à Vernet, il acroisé « dans la poussière du chemin, les attelages de bœufs quicharrient le minerai ; les mineurs en espadrilles, la musette auflanc… et, les bennes voyageuses qui franchissent l’espace sur descâbles de fer ».

Bien que pénible et mal payé, le métier apporte à la vallée unecertaine prospérité. Ce n’est pas le Pérou mais sur le versant de Batère,ce sont bien « les Indes ». Un temps, on a cru trouver de l’or. On

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Le locomoteur de la ligne du minerai Formentera - La Pinosa

Coll. Gilles Borrat, 1920.

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rêve de pépites sur des cristaux de pyrites : l’or des fous. Les imagi-nations s’inventent « des Indes » sur l’illusion du « fabuleux métal ».

Un proverbe catalan ne vante-t-il pas le Pla d’Escaro comme étantle lieu le plus riche du Roussillon. Pendant trente ans, de 1901 à1931, Valmanya voit croître sa population et son importance du faitde la remise en activité des mines de la Pinosa.

Près de cent mineurs et manœuvres travaillent régulièrement surle site ; effectif porté à six cents personnes quand la Pinosa, à sonplus fort rendement, produit 40000 tonnes d’hématite.

Les hommes de Valmanya se lèvent tôt le matin pour prendreleur travail à 8 heures. Il faut faire une heure à pied pour se rendreà la mine. Ils s’attendent à la sortie du village, les Marfin, les Mary,les Baux, les Arquer et, ensemble, montent à travers bois. Ceux dela Bastide arrivaient par le col de Palomera. Ils se retrouvent là-haut,devant les baraques des Cortsavinensos, cabanes de terre recouvertesde tôle où logent ceux de Corsavy, de Leca et de Saint-Laurens-de-Cerdans, trop loin de chez eux, pour rentrer chaque soir. On parleun moment des menus événements de la veillée, de la soirée à lacantine des Casso, des jeux de cartes, le truc, le flor, la manille, ourarement, sur le terre-plein, au-dessus du mur de la trémie, le jeu dutap, un bouchon que l’on déquillait au palet avec force palabres etgestes, ruses et coups d’humeur.

Ainsi la vie s’organise autour des grands bâtiments de la cantine,du casernement des dortoirs, des ateliers du forgeron et du menui-sier, des magasins de matériels, du four du boulanger et des cabaneshâtivement dressées groupées, ce qui donne à la Pinosa un air devillage minier dans un chantier de wagonnets, de câbles et de plates-formes, à la limite supérieure des sapins, sous les crêtes de Pel de Caet du Gallinasse.

La relève a lieu à 8 heures. Les ouvriers de nuit sortent des gale-ries, remplacés par les équipes montantes, lampe à acétylène à lamain, armés de pics et de massettes ; certains portant sur leurs épaulesles cadres de boisage venus par funiculaire ou à dos de mulets de laproche forêt de l’Estanyol.

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Trois niveaux d’abattage taillent dans le filon, par tranche de vingtmètres, la masse du minerai acheminée ensuite vers le plan inclinéde la grande trémie en contrebas des bâtiments.

Les ouvriers emplissent à la pelle les wagons du funiculaire aérienà douce pente, qui amènent les charges à la gare de Rapaloum, unkilomètre trois cents plus bas.

Chaque voyage déplace au total cinquante-quatre tonnes de mine-rai sur quinze wagonnets. Les petits trains sont en place. Alternati-vement, l’un à Rapaloum, sous la trémie, l’autre à Roca Gelera, dansla galerie.

Jules Guerre a conduit le locomoteur à essence, entre 1920 et 1926.Il raconte :

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Équipe du minerai sur la ligne Formentera - La Pinosa

Coll. Gilles Borrat.

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« Nous logions à Formentera pour la semaine. Nous rentrionschez nous, à Ballestavy tous les samedis soir. Quatre heures à piedpar la voie, le col de Palomera et le sentier de traverse. Chaque lundinous retournions avant l’aube au travail. C’était plus facile. Au col,nous montions sur le trosc, un petit engin roulant qui en descentenous ramenait à Formentera. Là, dès 6 heures du matin, le premierconvoi partait : treize wagonnets et deux plates-formes bondées depiles de boisage, de planches et de matériel divers, souvent mêmedes vivres pour la cantine de la Pinosa.

« À 7 heures et demie, nous étions à Roca Gelera. Le chargementdurait une heure, quelquefois plus. En hiver, il fallait piocher dansla masse du minerai gelé. Cela prenait du temps. Quatre tonnes parwagonnet. Le locomoteur repartait à Formentera. Il était 10 heures.Au passage, au-dessus des Manarots, nous complétions la charge, s’ily avait lieu. Un plan incliné avec contrepoids remplis d’eau nousamenait le minerai.

« Aux maisonnettes de la Redoute, le convoi descendant croisaitle train qui montait. À Formentera nous déchargions et le locomo-teur repartait à vide pour un second voyage. Ainsi, deux navettespar jour, chaque train transportait cent tonnes de minerai.

« On mangeait en chemin, une tranche de pain, du boudin oudu saucisson tiré du sac. Le soir, à Formentera, chacun faisait sacuisine : de la soupe de pomme de terre, des haricots et l’on couchaitsur des paillasses, dérangés par des bestioles que l’on brûlait à laflamme des lampes, quand on n’y tenait plus.

« Nous repartions le lendemain pour dix, douze heures de travail,quelquefois quinze payées 1,50 franc de l’heure. La tâche com -mandait ».

« À la mine, les journées étaient généralement de dix heures coupéesde pauses casse-croûte dont le menu assez maigre ne variait jamais. Lematin, un bol de café noir bourré de pain et, sur le chantier d’abat-tage ou à “recette”, à l’endroit même ou l’on recevait le minerai, entredes colonies de rats énormes, chacun tirait du sac qui une boîte desardines, à l’huile, qui un morceau de fromage mangé à même lespoings sur un quignon de pain ; du pain, beaucoup de pain, trempé

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dans du café noir à la sortie du travail et le soir, au repas, potage, légu-mes, viandes, composaient l’alimentation journalière. On achetait levin à la cantine et l’on buvait gaillardement estimant que cette bois-son réparait les forces, excitait les énergies, sans se douter qu’elle ruinaitaussi la santé à long terme. Mais qui se souciait du lendemain alorsque la nécessité quotidienne vous tenait à la tâche, les muscles serrés ?

« On ne perdait pas cependant le goût du jeu et du pari. Au retourdu travail, ceux de Valmanya se défiaient à savoir qui arriverait lepremier au village, courant au plus près, par des raccourcis et desrepères connus d’eux seuls : un arbre, un rocher, un virage coupé.Les enfants guettaient, dès la sortie de l’école, le point où les premierscoureurs jailliraient en vue des maisons.

« “Les voilà ! Les voilà !” criaient-ils et ils applaudissaient ce finalde compétition, chaque soir, renouvelé.

« On offrit l’apéritif au vainqueur. »On aurait de la peine aujourd’hui à retrouver ces traces bondis-

santes, ces raccourcis rapides, d’un arbre à l’autre, par des sentiersouverts au plus court de la pente, comme de branche en branchedes parcours d’écureuils.

Seuls, les chemins se souviennent. Quelquefois la mémoire hésite.Il faut le pied sûr, patient, l’âme complice d’Alain Taurinya, piétondu silence, pour éveiller les paysages et reconnaître, ici et là, au hasarddes rencontres, des signes oubliés. Alors, des ombres se lèvent. Deshommes parlent.

C’est le père Japous qui raconte le travail à la forge, le geste large,battant ses mots du tranchant de la main, comme à coups de boutoirssur la loupe de fer incandescente que les fondeurs traînaient au boutde longues pinces et de leviers dans la chaleur et la fumée. C’est laroute, au pas ferré des mulets, des paroles de traginers accompagnantaux forges des charges de minerai et de charbon de bois. Ce sont lesporteurs du village prenant rang à 2 ou 3 heures du matin devant lamaison du régisseur de la forge? Les plus chanceux auront du travail.Le fardeau chargé, ils partiront au pas gymnastique jusqu’à Vinça,distant de dix-sept kilomètres, les premiers arrivés espérant trouver

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du fret pour le retour ; deux mesures de blé, une outre de vin pourun franc, l’équivalent de trois kilos de pain : un salaire de subsis-tance. Ce sont les charretiers vêtus de blouses bleues, chargeant lestombereaux de minerai grillé aux fours de Rabollèdes, puis descen-dant la route au pas des percherons. Et, quand le soir les attelagesarrivaient à Vinça, les enfants se précipitaient dès la sortie de l’écoleen criant : « À la mine ! À la mine ! » Hissés sur le talus de la route,ils regardaient passer les tombereaux fumants dans un vacarme declameurs. Les roues crissaient dans les ornières, les fouets claquaientet les chevaux, superbes, défilaient comme à la parade, le pas puis-sant, la tête serrée sous l’encolure.

Le roulis du travail, pesant et rude, exténuait les hommes. Ils sereposaient le dimanche ou plutôt ils se livraient sans retenue à cesinstants de liberté, de tout cœur, à tout corps, plongés dans une joiebruyante et franche qui mettait le village en fête.

On dansait sur la place la scottish, la polka ou la mazurka au sond’un flageolet et d’un accordéon. Trente couples tournaient, quel-quefois cinquante.

Les trois cafés ne désemplissaient pas : manille, set i mig, truc. Lessalles s’animaient au jeu des cartes catalanes, ponctué de jurons etde coups de poings sur les tables. On sortait tard de ces tavernes,enfumés, la tête alourdie de palabres et de vin, l’œil allumé. À lamaison, les femmes attendaient. Elles avaient préparé le linge fraispour la semaine, le sac, les provisions. Il était une heure, deux heuresdu matin. Les hommes ne se couchaient pas. Ils repartaient à piedpour être au travail au lever du jour.

Quelquefois, rarement, une dispute éclatait dans la rue. C’étaiententre jeunes gens et personnes étrangères au village, des accès violents,bagarres et jets de pierres. Un matin, avait-on dit, la place de Valma-nya était rouge de sang. Les cheveux arrachés, collés aux cailloux,attestaient la férocité de l’affrontement. Événement exceptionnel,d’habitude la jeunesse était plutôt portée à de plus sages traditions.Le jour du Mardi Gras, le Picolet réunissait des groupes de jeunesgens qui allaient, de ferme en ferme, chanter En Jan Petit que balle

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ou Carnaval tira avellanes. On leur offrait des œufs et des boudins.La tournée faite, ils allaient can genous partager l’omelette géante etreprenaient à tue-tête, au refrain.

El Carnaval es viu, Carnaval est vivant,tira avellanes dins del niu jette des noisettes dans le nid.El Carnaval es mort, Carnaval est mort,tira avellanes dins del clot. jette des noisettes dans le trou.

La journée du Mardi Gras on s’interdisait de travailler.Le matin, un homme partait dans la montagne simulant un départ

au travail. Aussitôt la nouvelle se répandait. La chasse s’organisait.Garçons et filles se lançaient à sa recherche. L’homme connaissaitles sentiers et les caches. Ses poursuivants aussi. On battait les four-rés toute la journée d’un versant de la montagne à l’autre, criant,s’interpellant.

On avait vu l’homme traverser la rivière. Tous sur ses trousses versle bas. On l’avait vu passer la crête. Tous sur ses traces vers le haut.On allait. On venait. Souvent pris au piège de ses propres ruses. Latraque durait des heures jusqu’à la nuit quelquefois. On finissait pardébusquer le fuyard. On le pressait. On le rattrapait. On le tenaitenfin. L’homme se débattait, tentait de s’échapper. On l’empoignait,on le traînait. On le portait à bout de bras. Les groupes se rejoi-gnaient et tous ensemble, on le ramenait au village, jusqu’au café oùle malheureux devait payer une tournée générale.

Ce simulacre de battue variait suivant les villages. Il est fort proba-ble que le Carnaval des ours, sur le versant du Vallespir, soit uneversion différente de ce jeu.

Heures gaies, heures dures, le temps allait, réglé par un ordreimmuable dont on a peine, aujourd’hui, à concevoir la réalité.

Il est dit qu’un poète est une chance pour un pays perdu. Sur lechemin de ses « heures lentes » Alain Taurinya, guetteur d’ombres,trace sa « ligne d’erre » qu’il suffit de suivre pour que se dessine lacarte de la mémoire ancienne : la place charbonnière, l’ample depierre d’une fontaine, le trou noir d’une galerie, la meule d’un sanc-tuaire secret où, désormais, par la magie de mots, toute rencontreest possible.

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Ramon, le charbonnier, Quasimodo des bois près de sa cabane de« pauvre abandonné », habillé de bonheur; le dernier bûcheron RenéMaynéris, aux mains rudes, calleuses grosses mains de cognée et qui« vivait encore, alors qu’il n’était plus » ; plus loin Joséphine Guerre,jeune fille de Vallestavia, dont la jeunesse s’était passée à porter sur sondos, de la mine à la forge, la charge de minerai: quarante-quatre kilossur un coussinet, le sacpall noué sur le front et couvrant la nuque. Lesfemmes d’alors assuraient ce travail 7.

Fina partait avant l’aube du village, montait à pied auxmines de la Pinosa, deux heures et demie de marche ;

là, elle prenait sa charge et repartait sur Valmanyapar un sentier abrupt jusqu’à la Farga de Llech

où on lui payait vingt sous, un franc, levoyage. Sept heures de portage harassant !Elle rentrait le soir à Vallestavia par le col deTeixo ; deux heures à pied plus bas.

Sur le parcours étaient aménagés des repo-soirs, sortes de banquettes de pierre à hautdossier sur lequel portait la charge que l’onsoulevait en se relevant, d’un effort d’épau-les, appuyé sur un bâton.

Fina accomplit cette fatigante beso-gne comme, avant elle, les jeunesfemmes fortes de la vallée.

Un voyageur du siècle dernier, l’aca-démicien Jean Viennet, rapporte émer-veillé, une de ces rencontres :

« Le croirait-on ! » s’exclame-t-il.Il trempe une plume lyrique dans son inspiration et trace ces

quelques pieds rimés sur les talons de ces robustes tâcheronnes.

Il faut voir ces nymphes agilesTrotter par bandes et par files.Sur ces rocs sourcilleux de cailloux hérissésLe pied chaussé de l’espadrille,

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C A N I G O U – M O N T A G N E S A C R É E D E S P Y R É N É E S

Porteuse de minerai vers 1880

Page 21: Canigou, montagne sacrée des Pyrénées

Et les cotillons retroussésPortant sur leurs fronts encrassésLeur sac dressé comme une quille.

Qui « des jambes d’Hercule » ou de « l’agaçante prunelle » a leplus troublé le poète. Il se complaît dans l’admiration de ces femmesfortes dont mainte figure eût tenté le pinceau de Rubens8.

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P A Y S A G E S D ’ H O M M E S

Four à grillage de Batère

D’après une carte postale de 1905.

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À l’extrémité orientale des Pyrénées, dressé comme une vigieface à la mer, le Canigou exerça dès l’Antiquité une présence et unmystère tellement chargés de puissance et de fantastique qu’il inspirachez les peuples qui l’environnaient le sentiment du sacré. On ne com-prend pas autrement l’attrait de cette montagne, son pouvoir symbo-lique, l’espèce de dévotion qui l’entoure encore de nos jours.

Peu de montagnes ont connu le destin singulier d’avoir étéd’abord des lieux de vie, prospères et populeux, un patrimoine hu-main qui essaima si bien que chaque Catalan, qu’il soit de la plaineou du littoral, peut se trouver une ascendance venue en droite lignedu Canigou.

Joseph Ribas fait revivre dans cet ouvrage l’épopée de cettemontagne avec ceux qui l’ont peuplée, ceux qui l’ont conquise, ceuxqui la pratiquent et ceux qui gèrent son avenir.

Ce livre est à lui seul une petite bibliothèque. Il offre au-jourd’hui la somme la plus importante d’informations érudites et pra-tiques.

Livre de fierté régionale pour d’aucuns, il est surtout livre deréférence pour tout amoureux de cette « montagne initiatique », en-voûtante et secrète.

Écrivain, chroniqueur, Joseph Ribas est l’auteur de nombreux articles et d’une quinzaine d’ouvragesd’inspiration pyrénéiste. Il a publié, notamment aux éditions Loubatières, Robinson Crusoé dans les Pyrénées, illustré par J.-C. Pertuzé, et un Petit Précisde Pyrénéisme.

Canigoumontagne sacrée des Pyrénées

Joseph Ribas

Photographie de couverture © Raymond Roig.

ISBN 978-2-86266-606-8

27€

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