Castoriadis Introducción a SocBuroc1 1

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  • De la dissidence marxisteau projet dautonomie

    Un parcours in te l l ec tue l e t po l i t ique

    Cornelius Castoriadis(1922 - 1997)

    De lanalyse de la bureaucratie la gestion ouvrire (1944-1948) .... p. 4

    La critique de lconomie marxiste ...................................................... p. 12

    Le dpassement de lunivers capitaliste et le contenu du socialisme... p. 18

    Le capitalisme moderne (1959-1960)................................................... p. 24

    La rupture avec le marxisme (1960-1964) ........................................... p. 28

    La socit instituante et limaginaire social (1964-1965).................... p. 32

    La question prsente............................................................................. p. 35

    Introduction La socit bureaucratique ,

    1973, ed. 10 / 18, 1973, rd. Christian Bourgeois, 1990

    Brochure n7 Fvrier 2009

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    Rfrences bibliographiques utilises

    Vol. I, 1 : La Socit bureaucratique, 1 : Les rapports de production en Russie (1973, d. 10/18, n751).

    Vol. I, 2 : La Socit bureaucratique, 2 : La Rvolution contre la bureaucratie (1973, d. 10/18,n 806).

    Vol. I bis : La Socit bureaucratique rdition (1990, Christian Bourgeois)Vol. III, 1 : Capitalisme moderne et rvolution, 1 : L'Imprialisme et la guerre (197

    9, d. 10/18, n 1303).Vol. III, 2 : Capitalisme moderne et rvolution, 2 : Le Mouvement rvolutionnaire sous le capita-

    lisme moderne (1973, d. 10/18, n 1304).Vol. IV : Le Contenu du socialisme (1979, d. 10/18, n 1331).Vol. V, 1 : L'Exprience du mouvement ouvrier, 1 : Comment lutter (1974, d. 10/18, n 825).Vol. V, 2 : L'Exprience du mouvement ouvrier, 2 : Proltariat et organisation (1974, d. 10/18,

    n 857).Vol. VII : La Socit franaise (1979, d. 10/18, n 1332).I.I.S. : L'Institution imaginaire de la socit (Le Seuil, 1975).

    C.F.P. : Concentration des forces productives (indit, mars 1948 : vol. I, 1, pp. 101-114 ; vol. Ibis, pp. 86 - 94).

    Ph. C.P. : Phnomnologie de la conscience proltarienne (indit, mars 1948 : vol. I, 1, pp. 115-130 ; vol I bis, pp. 95 - 105).

    S.B. : Socialisme ou Barbarie (S. ou B., n 1, mars 1949 ; vol. I, 1, pp. 135-184 ; vol. I bis, pp.111- 143).

    R.P.R. : Les Rapports de production en Russie (S. ou B., n 2, mai 1949, vol. I, 1, pp. 205-282 ;vol. I bis, pp. 159 - 214).

    D.C. I et II : Sur la dynamique du capitalisme (S. ou B., n 12 et 13, aot 1953 et janvier 1954).S.LP.P. : Situation de l'impralisme et perspectives du proltariat (S. ou B., n 14, avril 1954; vol.

    III, I, pp. 375-435).C.S. I. C.S. II. C.S. III : Sur le contenu du socialisme (S. ou B., n 17, juillet 1955, n 22, juillet

    1957, n 23, janvier 1958 ; vol. IV, pp. 67-102 et 103-222 ; vol. I, 2, pp. 9-88).R.P.B. : La Rvolution proltarienne contre la bureaucratie (S ou B., n 20, dcembre 1956 : vol.

    I, 2, pp. 267-338 ; vol. I bis, pp. 371 - 406).P.O. I et II : Proltariat et organisation (S. ou B., n 27 et 28, avril et juillet 1959 : vol. V, 2, pp.

    123-248).M.R.C.M. I, II et III : Le Mouvement rvolutionnaire sous le capitalisme moderne (S. ou B., n

    31, 32 et 33, dcembre 1960, avril et-dcembre 1961 : vol. III, 2, pp. 47-258).R.R. : Recommencer la rvolution (S. ou B., n 35, janvier 1964 ; vol. V, 2, pp. 307-365).R.I.B. : Le Rle de l'idologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie (S. ou B., n 35,

    janvier 1964 ; vol. V, 2, pp. 385-416).M.T.R. I V : Marxisme et thorie rvolutionnaire (S. ou B., nos 36 40, avril 1964 juin 1965 ;

    I.I.S. pp. 13 230).H.M.O. : La Question de l'histoire du mouvement ouvrier (vol. V, pp. 11 120).

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    Les textes que lon va lire ici ont t penss, rdigs et publis pendant unepriode de trente ans, qui na pas t particulirement pauvre en vnements ca-taclysmiques ni en mutations profondes. La Deuxime Guerre mondiale et safin ; lexpansion du rgime bureaucratique et de lempire de la Russie sur la moi-ti de lEurope ; la guerre froide ; laccession de la bureaucratie au pouvoir enChine ; le rtablissement et lessor sans prcdent de lconomie capitaliste ; lafin brutale des Empires coloniaux fonds au XVIe sicle ; la crise du stalinisme,sa mort idologique et sa survie relle ; les rvoltes populaires contre la bureau-cratie en Allemagne de lEst, en Pologne, en Hongrie et en Tchcoslovaquie ; ladisparition du mouvement ouvrier traditionnel dans les pays occidentaux, et laprivatisation des individus dans tous ; laccession au pouvoir dune bureaucratietotalitaire dans certains pays ex-coloniaux, de sries de dmagogues psychopa-thes dans dautres ; leffondrement interne du systme de valeurs et de rgles dela socit moderne ; la remise en cause, en paroles mais aussi en actes,dinstitutions dont certaines (cole, prison) datent des dbuts des socits histori-ques et dautres (famille) sont nes dans la nuit des temps ; la rupture des jeunesavec la culture tablie et la tentative dune partie dentre eux den sortir et, moinsapparent mais peut-tre le plus important, lclipse, qui sait, la disparition pour untemps indfini des repres hrits et de tous les repres de la rflexion et delaction, la socit dpossde de son savoir et ce savoir lui-mme, enflantcomme une tumeur maligne, en crise profonde quant son contenu et quant safonction ; la prolifration sans bornes dune foule de discours vides et irresponsa-bles, la fabrication idologique industrialise et lencombrement des marchs parune pop-philosophie en plastique - tels sont, dans un ordre chronologique ap-proximatif, quelques uns des faits quauraient d affronter ceux qui, pendant cettepriode, se sont mls de parler de socit, dhistoire, de politique.

    Dans ces conditions on excusera peut-tre lauteur, produit hors mode dunepoque autre, de ne pas se contenter, comme il sied prsent, dcrire nimportequoi aujourdhui aprs avoir publi un autre - et le mme - nimporte quoi hier,mais de prtendre prendre en charge autant que faire se peut sa propre pense, r-flchir nouveau sur son cheminement, sinterroger sur la relation entre les critset lvolution effective, essayer de comprendre ce qui, au-del des facteurs per-sonnels ou accidentels, a permis certaines ides daffronter victorieusementlpreuve de lvnement, en a rendu caduques dautres, fait enfin que certainesde celles auxquelles il tenait le plus - mais ce nest pas l une nouveaut danslhistoire - , reprises et propages depuis quil les a formules, lui semblent par-fois devenues des instruments entre les mains des escrocs pour tromper les inno-cents.

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    De lanalyse de la bureaucratie la gestion ouvrire (1944-1948)

    Au dpart de lvolution de ces ides se trouve lexprience de la DeuximeGuerre mondiale et de loccupation allemande. Il ny a pas dintrt relater icicomment un adolescent, dcouvrant le marxisme, pensait lui tre fidle en adh-rant aux Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas, ni pourquoi il a pucroire, aprs loccupation de la Grce et lattaque allemande contre la Russie, quelorientation chauvine du P.C. grec et la constitution dun Front national de lib-ration (E.A.M.) rsultaient dune dviation locale qui pouvait tre redresse parune lutte idologique lintrieur du parti. La rduction des arguments desgourdins et la radio russe se sont vite chargs de le dtromper. Le caractre rac-tionnaire du parti communiste, de sa politique, de ses mthodes, de son rgimeinterne, autant que le crtinisme imprgnant, alors comme maintenant, nimportequel discours ou crit manant de la direction du P.C., apparaissaient dans uneclart aveuglante. Il ntait pas surprenant que, dans les conditions du temps et dulieu, ces constatations conduisent au trotskisme et sa fraction la plus gauchistequi menait une critique intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskistesdroitiers (dont on devait apprendre par la suite, lorsque les communications inter-rompues depuis 1936 furent rtablies, quils reprsentaient le vritable esprit -sit venia verbo - de la IVe Internationale ).

    Survivre la double perscution de la Gestapo et du Gupou local(lO.P.L.A., qui a assassin par dizaines les militants trotskistes pendant et aprsloccupation) sest avr un problme soluble. Autrement plus difficiles taientles questions thoriques et politiques poses par la situation de loccupation. De-vant leffondrement de lEtat et des organisations politiques bourgeoises, dansune socit qui stait dsintgre, pulvrise (les quelques industries existantavant la guerre avaient presque toutes cess de fonctionner, et lon ne pouvaitpratiquement plus parler de proltariat, mais dune lumpnisation gnrale), lapopulation, pousse par des conditions de vie pouvantables et par la cruelle op-pression quexerait larme allemande, allait vers le P.C. qui connaissait un d-veloppement foudroyant, recrutait par dizaines de milliers dans son organisation-paravent, lE.A.M., mettait sur pied un pseudo-partisanat montagnard et urbain(pseudo-, parce quintgralement centralis et bureaucratis) qui comptait la finde loccupation une centaine de milliers dhommes bien arms, et installait sonpouvoir total sur les rgions les moins accessibles du pays et, aprs le dpart desAllemands, sur la totalit du territoire lexception, et encore, de la Place de laConstitution Athnes.

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    De quoi tait donc faite ladhsion des masses la politique stalinienne, quiles rendait non seulement sourdes tout discours rvolutionnaire et internationa-liste, mais prtes gorger ceux qui le tenaient ? Et que reprsentait le parti stali-nien lui-mme ? Pour le trotskisme-lninisme traditionnel la rponse, toute trou-ve, consistait dans la rptition amplifie du paradigme de la Premire Guerremondiale : la guerre navait t possible que par la rsurgence des illusions na-tionalistes des masses, qui devaient en rester prisonnires jusqu ce quelexprience de la guerre les en dbarrasse et les conduise la rvolution. Cettemme guerre navait fait que parachever la transformation du parti communisteen parti rformiste-nationaliste, dfinitivement intgr lordre bourgeois, queTrotsky avait depuis longtemps prvue. Quoi de plus naturel, alors, que lemprisedu P.C. sur des masses qui imputaient tous leurs maux la nation ennemie ?Pour les trotskistes, comme pour Trotsky jusqu son dernier jour, le P.C. ne fai-sait que rditer, dans les conditions de lpoque, le rle de la social-dmocratiechauvine en 1914-18, et les Fronts nationaux ou patriotiques quil patron-nait ntaient que des dguisements nouveaux de l Union sacre . (Je ne parlel que de la ligne trotskiste consquente - mme si elle tait minoritaire. Les ten-dances droitires de la IVe Internationale , beaucoup plus opportunistes, es-sayaient alors, comme maintenant, de coller aux staliniens, et allaient parfois jus-qu soutenir que la lutte nationale contre lAllemagne tait progressiste.)

    Jusqu un certain point, les faits pouvaient encore tre adapts ce schma - condition, comme cest toujours le cas pour le trotskisme, de les dformer suffi-samment et de se donner un demain indfini. Pour ma part, assimiler le P.C. un parti rformiste, quand on lavait tant soit peu connu de lintrieur, me parais-sait lger, et les illusions des masses ne me semblaient ni exclusivement ni es-sentiellement nationalistes . Ce qui tait malaise intellectuel se transforma encertitude clatante avec linsurrection stalinienne de dcembre 1944. Il ny avaitaucun moyen de faire rentrer celle-ci dans les schmas en cours, et le vide ingaldes analyses que tentrent den prsenter les trotskistes lpoque et par lasuite, en tmoigna amplement. Il tait en effet vident que le P.C. grec nagissaitpas en parti rformiste, mais visait semparer du pouvoir en liminant ou en li-gotant les reprsentants de la bourgeoisie ; dans les coalitions quil formait, lespoliticiens bourgeois taient lotage du P.C. et non linverse. Il nexistait aucunpouvoir effectif dans le pays en dehors des mitraillettes des corps militaires duP.C. Ladhsion des masses ntait pas motive par la simple haine deloccupation allemande ; renforce au dcuple aprs le dpart des Allemands, elleavait toujours contenu lespoir confus dune transformation sociale, dune limi-nation des anciennes couches dominantes, et navait rien faire avec une Unionnationale . Les masses se comportaient par ailleurs en infanterie passive duP.C. ; seul un dlirant aurait pu croire quune fois le P.C. install au pouvoir ces

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    masses, militairement encadres, menes au doigt et lil, sans aucun organeautonome ni vellit den former aucun, auraient dbord le P.C. ; lauraient-elles, par impossible, essay, elles auraient t massacres impitoyablement, lescadavres tant affubls des qualificatifs appropris.

    Linsurrection de dcembre 1944 a t battue - mais par larme anglaise. Ilimporte peu, dans le prsent contexte, de savoir dans quelle mesure des erreurs(de son propre point de vue) tactiques et militaires de la direction stalinienne, oudes querelles intestines, ont exist ou jou un rle rel : plus tt ou plus tard, leP.C. aurait t battu de toute faon - mais par larme anglaise. Cette dfaite taitdonc, si je peux dire, sociologiquement contingente : elle ne rsultait ni du ca-ractre intrinsque du P.C. (qui naurait pas voulu ou pu semparer dupouvoir) ni du rapport des forces dans le pays (la bourgeoisie nationale navaitaucune force lui opposer), mais de sa position gographique et du contexte in-ternational (accords de Yalta). Si la Grce tait situe mille kilomtres plus auNord - ou la France mille kilomtres plus lEst - le P.C. se serait empar dupouvoir lissue de la guerre, et ce pouvoir aurait t garanti par la Russie. Quenaurait-il fait ? Il aurait instaur un rgime similaire au rgime russe, limin lesanciennes couches dominantes aprs en avoir absorb ce qui se laissait absorber,tabli sa dictature, install ses hommes tous les postes comportant commande-ment et privilges. Certes, lpoque, tout cela ntait que des si . Maislvolution ultrieure des pays satellites, confirmant ce pronostic autant quunpronostic historique ait jamais pu ltre, me dispense davoir revenir sur cet as-pect du raisonnement.

    Comment qualifier, du point de vue marxiste, un tel rgime ? Il tait clair que,sociologiquement, il devait avoir mme dfinition que le rgime russe. Et cest icique la faiblesse et finalement labsurdit de la conception trotskiste devenaientvidentes. Car la dfinition quelle donnait du rgime russe ntait pas sociologi-que, ctait une simple description historique : la Russie tait un tat ouvrierdgnr , et ce ntait pas l une question de terminologie. Pour le trotskismeun tel rgime ntait possible que comme le produit de la dgnrescence dunervolution proltarienne ; il tait exclu, dans son optique, que la proprit soit nationalise , lconomie planifie et la bourgeoisie limine sans une r-volution proltarienne. Fallait-il qualifier les rgimes quinstauraient les P.C. enEurope orientale d tats ouvriers dgnrs ? Comment auraient-ils pu ltre,sils navaient jamais t, pour commencer, ouvriers ? Et sils lavaient t, ilfallait admettre que la prise du pouvoir par un parti totalitaire et militaris tait enmme temps une rvolution proltarienne - laquelle dgnrait au fur et mesurequelle se dveloppait. Ces monstruosits thoriques - devant lesquelles les

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    thoriciens trotskistes nont jamais recul 1 - restaient dailleurs dun intrtsecondaire. Lexprience historique, autant que Marx et Lnine, enseignait que ledveloppement dune rvolution est essentiellement le dveloppement des orga-nes autonomes des masses - Commune, Soviets, comits de fabrique ou Conseils- et cela navait rien voir avec un ftichisme des formes organisa-tionnelles :lide dune dictature du proltariat exerce par un parti totalitaire tait une dri-sion, lexistence dorganes autonomes des masses et lexercice effectif du pou-voir par ceux-ci nest pas une forme, elle est la rvolution mme et toute la rvo-lution.

    La conception de Trotsky se rvlait ainsi fausse sur le point central sur lequelelle stait constitue et qui seul pouvait fonder le droit lexistence historique dutrotskisme comme courant politique : la nature sociale et historique du stalinismeet de la bureaucratie. Les partis staliniens ntaient pas rformistes, ils ne conser-vaient pas mais dtruisaient la bourgeoisie. La naissance de la bureaucratie russedans et par la dgnrescence de la rvolution dOctobre, essentielle dautresgards, tait accidentelle quant celui-ci : une telle bureaucratie pouvait aussinatre autrement et tre, non pas le produit, mais lorigine dun rgime que lonne pouvait qualifier ni douvrier, ni simplement de capitaliste au sens traditionnel.Si, pendant un temps, des misrables arguties sur la prsence de lArme russe enEurope orientale comme cause de laccession du P.C. au pouvoir ont t pos-sibles, linstauration, depuis, dun empire bureaucratique autochtone sur quelquescentaines de millions de Chinois devait rgler la question pour tous ceux quinessayent pas de saveugler eux-mmes.

    Il fallait donc revenir sur la question russe et carter lexceptionalisme so-ciologique et historique de la conception de Trotsky. Contrairement au pronosticde celui-ci, la bureaucratie russe avait survcu la guerre, laquelle ne stait pasrsolue en rvolution ; elle avait aussi cess dtre bureaucratie dans un seulpays , des rgimes analogues au sien poussaient dans toute lEurope orientale.Elle ntait donc ni exceptionnelle, ni formation transitoire en aucun sens nonsophistique de ce terme. Elle ntait pas non plus simple couche parasitaire ,mais bel et bien classe dominante, exerant un pouvoir absolu sur lensemble dela vie sociale, et non seulement dans la sphre politique troite. Ce nest pas seu-lement que, du point de vue marxiste, lide dune sparation (et, dans ce cas,dune opposition absolue) entre les prtendues bases socialistes de lconomie russe et le terrorisme totalitaire exerc sur et contre le proltariat est grotesque ; ilsuffisait de considrer srieusement la substance des rapports rels de productionen Russie, au-del de la forme juridique de la proprit nationalise , pour

    1 En fait, ils ont soutenu pendant longtemps, et jusqu une date assez rcente, que les payssatellites restaient capitalistes .

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    constater quils sont effectivement des rapports dexploitation, que la bureaucra-tie assume pleinement les pouvoirs et les fonctions de la classe exploiteuse, lagestion du procs de production tous les niveaux, la disposition des moyens deproduction, les dcisions sur laffectation du surproduit.

    Il en dcoulait une foule de consquences capitales ; car la question russe tait, et reste, la pierre de touche des attitudes thoriques et pratiques se rclamantde la rvolution ; car elle est aussi le filon le plus riche, la voie royale de la com-prhension des problmes les plus importants de la socit contemporaine. Lastrilit de Trotsky et du trotskisme nest que le reflet de leur incapacit dentrerdans cette voie. La justification historique du trotskisme, ce qui aurait pu fondersa constitution comme courant politique indpendant et nouveau, eut t uneanalyse vraie de la nature du stalinisme et de la bureaucratie, et des implicationsde ce nouveau phnomne. Cette nouvelle tape aussi bien de lhistoire du mou-vement ouvrier que de la socit mondiale exigeait un nouvel effort, un nouveaudveloppement thorique. Au lieu de cela, Trotsky na jamais fait que rpter etcodifier la pratique lniniste de la priode classique (ou plutt, ce quil prsentaitcomme telle) ; et mme cela, il ne la fait quaprs une priode de concessions etde compromis, qui ne sachve quen 1927. Compltement dsarm devant labureaucratie stalinienne, il na pu quen dnoncer les crimes et en critiquer la po-litique daprs les standards de 1917. Obnubil par la pseudo- thorie du bo-napartisme stalinien, emptr dans une vue impressionniste de la dcadence ducapitalisme, il refusa jusqu la fin de voir dans le rgime russe autre chose quunaccident passager, un de ses fameux culs de sac de lhistoire ; il na jamaisfourni du rgime bureaucratique que des descriptions superficielles, et lon cher-cherait en vain dans La rvolution trahie une analyse de lconomie russe : lesforces productives se dveloppent, cest grce la nationalisation et la planifi-cation, elles se dveloppent moins vite et moins bien quelles nauraient d, cest cause de la bureaucratie, voil la substance de ce que Trotsky et les trotskistesont en dire. Il spuisait dmontrer que les partis communistes violaient lesprincipes lninistes et ruinaient la rvolution - alors que ceux-ci visaient des ob-jectifs tout autres, et que les critiquer dans cette perspective na gure plus de sensque reprocher un cannibale, qui lverait des enfants pour les manger, de violerles prceptes de la bonne pdagogie. Lorsqu la fin de sa vie il accepta den-visager une autre possibilit thorique concernant la nature du rgime russe, cefut pour lier immdiatement et directement le sort thorique des analyses de laRussie au sort effectif de son pronostic concernant lengendrement de la rvolu-tion par la guerre qui commenait. Ses pitoyables hritiers ont pay cher cettemonstruosit thorique ; Trotsky avait crit, noir sur blanc (In Dfense of Mar-xism) que si la guerre se terminait sans la victoire de la rvolution mondiale, ondevrait rviser lanalyse du rgime russe et admettre que la bureaucratie stali-

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    nienne et le fascisme avaient dj esquiss un nouveau type de rgime dexploi-tation, quil identifiait du reste la barbarie. De sorte que, des annes aprs la finde la guerre, ses pigones taient obligs de soutenir que la guerre, ou la crise issue de la guerre, ntait pas vraiment termine. Probablement, pour eux, elle nelest toujours pas.

    Cet aveuglement de Trotsky sur le stalinisme pouvait surprendre ceux qui,comme moi, avaient admir son audace et son acuit. Mais il ntait pas libre.Laveuglement tait aveuglment sur ses propres origines : sur les tendances bu-reaucratiques organiquement incorpores dans le parti bolchevique ds le dpart(quil avait du reste vues et dnonces avant dy entrer et de sidentifier lui), etsur ce qui. dj dans le marxisme mme, prparait la bureaucratie et en faisait lepoint aveugle, le secteur invisible et irrprable de la ralit sociale, rendant im-possible au-del dun point, de la penser dans le cadre thorique que le marxismeavait tabli (v - RIB et MTR).

    La nouvelle conception de la bureaucratie et du rgime russe permettait de d-chirer le voile mystificateur de la nationalisation et de la planification et deretrouver, au-del des formes juridiques de la proprit, comme des mthodes degestion de lconomie globale adoptes par la classe exploiteuse ( march ou plan ), les rapports effectifs de production comme fondement de la division dela socit en classes. Ce ntait l, videmment, que retourner au vritable espritdes analyses de Marx. Si la proprit prive classique est limine cependant queles travailleurs continuent dtre exploits, dpossds et spars des moyens deproduction, la division sociale devient division entre dirigeants et excutants dansle procs de production, la couche dominante assurant sa stabilit et, le caschant, la transmission de ses privilges ses descendants par dautres mca-nismes sociologiques, qui ne prsentent du reste aucun mystre.

    Elle permettait aussi de comprendre lvolution du capitalisme occidental, ola concentration du capital, lvolution de la technique et de lorganisation de laproduction, lintervention croissante de lEtat et enfin lvolution des grandes or-ganisations ouvrires avaient conduit un rsultat analogue, la constitution dunecouche bureaucratique dans la production et dans les autres sphres de la vie so-ciale. La thorie de la bureaucratie trouvait ainsi ses assises socio-conomiques,en mme temps quelle sinscrivait dans une conception historique de la socitmoderne. Il tait en effet clair que le procs de concentration du capital et de soninterpntration avec lEtat, de mme que le besoin dun contrle exercer surtous les secteurs de la vie sociale, et en particulier sur les travailleurs, impli-quaient lmergence de nouvelles couches grant la production, lconomie,lEtat, la culture comme aussi la vie syndicale et politique du proltariat ; et,mme dans les pays de capitalisme traditionnel, on constatait lautonomisationcroissante de ces couches par rapport aux capitalistes privs, et la fusion graduelle

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    des sommets des deux catgories. Mais bien entendu ce nest pas le sort des per-sonnes, mais lvolution du systme qui importe, et cette volution conduit orga-niquement le capitalisme traditionnel de la firme prive, du march, de lEtat-gendarme, au capitalisme contemporain de lentreprise bureaucratise, de la r-glementation et de la planification et de lEtat omniprsent. Cest pourquoi,aprs avoir pour un bref laps de temps envisag lide dune troisime solutionhistorique (v. ici mme 2, p. 73), jai adopt le terme de capitalisme bureaucra-tique. Capitalisme bureaucratique et non capitalisme dEtat, expression peuprs vide de sens, impropre pour caractriser les pays de capitalisme traditionnel(o les moyens de production ne sont pas tatiss), ne mettant pas le doigt surlmergence dune nouvelle couche exploiteuse, masquant un problme essentielpour une rvolution socialiste, et crant une confusion dsastreuse - dans laquelleont sombr de nombreux auteurs et groupes de gauche - car faisant penser que leslois conomiques du capitalisme continuent de valoir aprs la disparition de laproprit prive, du march et de la concurrence, ce qui est absurde (v. CFP, ici 3

    p. 117). Combien, pendant le quart de sicle qui a suivi, la bureaucratisation estdevenue le procs central de la socit contemporaine mrite peine dtre men-tionn.

    Encore plus dcisives sont les consquences quant aux vises de la rvolution.Si tel est le fondement de la division de la socit contemporaine, une rvolutionsocialiste ne peut pas se limiter liminer les patrons et la proprit prive desmoyens de production ; elle doit aussi se dbarrasser de la bureaucratie et de ladisposition que celle-ci exerce sur les moyens et le procs de production - autre-ment dit, abolir la division entre dirigeants et excutants. Exprim positivement,cela nest rien dautre que la gestion ouvrire de la production, savoir le pouvoirtotal exerc sur la production et sur lensemble des activits sociales par les orga-nes autonomes des collectivits de travailleurs ; on peut aussi appeler cela auto-gestion, condition de ne pas oublier quelle implique non pas lamnagement,mais la destruction de lordre existant, et tout particulirement labolition delappareil dEtat spar de la socit, des partis en tant quorganes dirigeants ; condition donc de ne pas la confondre avec les mystifications qui, depuis quel-ques annes, circulent sous ce vocable, ni avec les efforts du Marchal Titodextraire davantage de production des ouvriers yougoslaves par le moyen dunsalaire au rendement collectif et par lutilisation de leur capacit dorganiser leurtravail. Que lexprience de lexploitation et de loppression par la bureaucratie,venant aprs celle du capitalisme priv, ne laisserait aux masses insurges dautrevoie que la revendication de la gestion ouvrire de la production tait une simpledduction logique, formule ds 1947 et amplement confirme par la rvolution

    2 [de La socit bureaucratique , ed. 10 / 18 ; red. Christian Bourgeois, p.65]3 [idem ; red. Christian Bourgeois, p. 86]

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    hongroise de 1956. Que la gestion de la production par les producteurs, et la ges-tion collective de leurs affaires par les intresss dans tous les domaines de la viepublique, taient impossibles et inconcevables hors un dploiement sans prc-dent de lactivit autonome des masses revenait dire que la rvolution socialistenest rien de plus et rien de moins que lexplosion de cette activit autonome,instituant de nouvelles formes de vie collective, liminant au fur et mesure deson dveloppement non seulement les manifestations mais les fondements delordre ancien, et en particulier toute catgorie ou organisation spare de dirigeants (dont lexistence signifie ipso facto la certitude dun retour lordreancien, ou plutt tmoigne par elle-mme que cet ordre est toujours l), crant chacune de ses tapes des points dappui pour son dveloppement ultrieur et lesancrant dans la ralit sociale.

    Il en dcoulait enfin des consquences tout aussi importantes pour ce qui estde lorganisation rvolutionnaire et de ses rapports aux masses. Si le socialismeest le dploiement de lactivit autonome des masses et si les objectifs de cetteactivit et ses formes ne peuvent dcouler que de lexprience propre que les tra-vailleurs font de lexploitation et de loppression, il ne peut tre question ni deleur inculquer une conscience socialiste produite par une thorie, ni de sesubstituer eux pour la direction de la rvolution ou la construction du socia-lisme. Il fallait donc une transformation radicale, par rapport au modle bolchevi-que, aussi bien du type de rapports entre les masses et lorganisation, que de lastructure et du mode de vie interne de celle-ci. Ces conclusions sont clairementformules dans SB (mars 1949). Je nen ai pas pu cependant tirer tout de suitetoutes les implications, et beaucoup dambiguts subsistent dans le premier texteconsacr cette question ( Le parti rvolutionnaire , mai 1949), ambigutsdj en partie leves dans un texte qui a suivi ( La direction proltarienne ,juillet 1952). Outre les difficults que prsente toujours la rupture avec un grandhritage historique, deux facteurs me semblent avoir t dterminants dans monattitude de lpoque. Le premier, ctait que je mesurais dans toute son ampleurltendue du problme de la centralisation dans la socit moderne - et dont jepense toujours quil tait sous-estim par ceux qui, dans le groupe, sopposaient moi sur cette question - et quil me paraissait, tort, que le parti y fournissait unlment de rponse. Cette question a t, pour ce qui me concerne, rsolue autantquelle peut ltre par lcrit, dans CS II. Le deuxime, cest lantinomie impli-que dans lide mme dorganisation et dactivit rvolutionnaires : savoir, oucroire savoir, que le proltariat devrait arriver une conception de la rvolution etdu socialisme quil ne peut tirer que de lui-mme, et ne pas se croiser les braspour autant. Cest finalement la formulation du problme mme de la praxis, telque le rencontrent aussi bien la pdagogie que la psychanalyse, et que je nai pudiscuter de manire qui me satisfasse que quinze ans plus tard (MTR III, octobre1964).

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    II

    La critique de lconomie marxiste

    La perspective historique o visaient sinscrire les premiers textes de S ouB., et certaines interprtations qui sy trouvent, restaient encore prisonnires de lamthodologie traditionnelle. Trotsky avait crit, dans le Programme de transition(1938), que les prmisses de la rvolution non seulement ne mrissent plus, maisont commenc pourrir ; aussi, que les forces productives de lhumanit ont ces-s de crotre et que le proltariat naugmente plus, ni en nombre, ni en culture. Iltait impossible de comprendre comment, sil en tait ainsi, la rvolution restait lordre du jour dix (et maintenant trente-cinq) ans aprs - de mme quil est im-possible de comprendre comment des gens peuvent se croire rvolutionnaires scientifiques et continuer de ce rclamer de Marx, qui a crit une socit nedisparat jamais avant que soient dveloppes toutes les forces productivesquelle est assez large pour contenir (Prface la Critique de lEconomie poli-tique , p. 7). Si le proltariat navait pas pu faire la rvolution lapoge de saforce numrique et culturelle, comment pourrait-il la faire pendant son dclin ?Ds que javais commenc moccuper srieusement dconomie (1947-48),javais pu montrer que lexpansion de la production capitaliste avait en ralittoujours continu. Deux facteurs mempchaient cependant den tirer toutes lesconclusions. Dune part, je gardais encore cet ultimatisme historique qui avait ca-ractris le lninisme et surtout le trotskisme : en labsence de rvolution, ce serala fascisme, inluctablement ; en labsence dune vraie stabilisation du capita-lisme, ce sera la guerre pour demain. Dautre part, sous lemprise de la thorieconomique de Marx - ou de ce qui passait pour tel -, je pensais encore quelexploitation du proltariat ne pouvait aller quen saggravant, quune nouvellecrise conomique du capitalisme tait invitable, que la prtendue baisse ten-dancielle du taux de profit minait les fondements du systme. Poussant enmme temps sa limite logique la thorie de la concentration du capital, doncaussi du pouvoir (Marx disait que le procs de la concentration ne sarrte pasavant quon ne soit parvenu la domination dun seul capitaliste ou groupe decapitalistes), constatant qu loppos de la Premire, la Deuxime Guerre mon-diale navait pas rgl mais aggrav et multipli les problmes qui lavaient cau-se, et laissait seules face face deux super-puissances imprialistes dont aucunene renonait remettre en question un partage incertain du monde uniquementfix par lavance des armes en 1945, jen concluais non seulement quune troi-sime guerre mondiale tait inluctable (ce qui reste toujours vrai en gros), maisquelle tait immdiate en un sens particulier du terme : quels que fussent lesdlais et les pripties, la situation historique allait tre dtermine souveraine-

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    ment par le procs aboutissant la guerre. Cette thse formule dans les textesexplicitement consacrs lanalyse de la situation internationale (comme SB etceux qui seront reproduits dans le Vol. III, 1 de cette dition [10/18]), marqueplusieurs crits de cette priode. Constater aujourdhui quelle tait fausse est su-perflu. Encore faut-il voir que les facteurs dont elle rendait compte sont rests luvre et continuent dtre dterminants (Cuba, Indochine, Proche-Orient).Mais ce qui importe, cest lanalyse des raisons de lerreur.

    Celle qui me paraissent contenir une leon durable sont de deux ordres. Lapremire - indique dans des textes de S. ou B. partir de lt 1953 ( Note surla situation internationale du N12, crite en collaboration avec Claude Lefort,puis SIPP, avril 1954) - tait la surestimation de lindpendance des couches diri-geantes des deux blocs lgard de la population de leurs pays et des pays domi-ns. Lhostilit de la population amricaine face la guerre de Core, les cra-quements de lempire russe que la bureaucratie devait percevoir dj avant lamort de Staline, et qui ont clat au grand jour avec la rvolte de Berlin-Est enjuillet 1953, ont sans doute jou un rle dcisif dans larrt de la course vers laguerre ouverte. Derrire ces faits, il y a une signification profonde que je nai pudgager que plus tard, dans MRCM (1959-1960) : un monde spare les socitsdaprs la guerre de celles davant la guerre, en tant que le conflit est gnralis tous les niveaux de la vie sociale, que les couches dominantes voient leur pouvoirlimit mme en labsence dopposition frontale, par une contestation qui se gn-ralise, en tant aussi que leurs propres contradictions internes ont chang de ca-ractre, que la bureaucratisation gnralise transpose au cur des instances diri-geantes les irrationalits du systme et leur impose des contraintes, diffrentes descontraintes classiques mais tout aussi puissantes.

    La deuxime, ctait ladhsion la thorie conomique de Marx et ses con-clusions - explicites et authentiques, comme lide que le capitalisme ne peutquaugmenter constamment lexploitation des travailleurs, ou implicites et interprtes par la tradition marxiste, comme celle de linvitabilit de crisesde surproduction et de limpossibilit du systme de parvenir un quilibre dy-namique, ft-il grossirement dfini. La guerre apparaissait alors - et avait tcomme on le sait, explicitement thorise ainsi par toute la tradition marxiste -comme la seule issue pour le systme, issue dicte par ses propres ncessits in-ternes. Or aussi bien mon travail quotidien dconomiste, quune nouvelle tudeplus approfondie du Capital, motive par un cycle de confrences donneslhiver 1948-49, mamenrent graduellement conclure que le fondement co-nomique que Marx avait voulu donner la fois son uvre et la perspectivervolutionnaire, et que des gnrations de marxistes ont considr comme un rocinbranlable, tait simplement inexistant. Du point de vue de la vulgaire ralitjudo-phnomnale, pour parler comme lui, ce qui se passait navait aucun rap-port avec la thorie, ce que Marx en avait dit ne fournissait aucune arme pour

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    lintelligence de lconomie et ne permettait pas de se retrouver dans les vne-ments, les prdictions formules dans son uvre ou dductibles de celle-ci setrouvaient dmenties - part celles qui avaient un caractre sociologique beau-coup plus quconomique, comme la diffusion universelle du capitalisme ou laconcentration. Plus grave encore, du point de vue thorique, le systme tait plusquincomplet, incohrent, bas sur des postulats contradictoires, plein de dduc-tions fallacieuses.

    Et finalement, ceci tait bien reli cela.Les faits obligeaient de voir, dj lpoque, quil ny avait pas de pauprisa-

    tion, ni absolue ni mme relative du proltariat, et pas daccroissement du tauxdexploitation. Revenant alors la thorie, on constatait que rien, dans Le Capi-tal, ne permet de dterminer un niveau de salaire rel et son volution dans letemps. Que la valeur unitaire des marchandises de consommation ouvrire dimi-nue avec llvation de la productivit du travail ne dit rien sur la quantit totaledes marchandises composant le salaire (200 x 1 nest pas plus petit que 100 x 2) ;quau dpart cette quantit (le niveau de vie rel de la classe ouvrire) soit dter-mine par des facteurs historiques et moraux ne dit rien sur son rapport avecces facteurs, ni surtout sur son volution ; enfin, que les luttes ouvrires permet-tent de modifier la rpartition du produit net entre salaires et profits, ce que Marxavait vu et crit, est certain et mme fondamental - puisque ces luttes ont russi maintenir cette rpartition en gros constante, fournissant par l mme la pro-duction capitaliste un march interne de biens de consommation constammentlargi - mais, prcisment, plonge tout le systme, en tant que systme conomi-que, dans lindtermination totale pour ce qui est de sa variable centrale, le tauxdexploitation, et, rigoureusement parlant, fait de tout ce qui vient aprs une sriedaffirmations gratuites.

    De mme, la thse de llvation de la composition organique du capital, em-piriquement contestable (toutes les tudes statistiques existantes, pour autant quelon puisse sy fier, ne montrent pour le rapport capital/produit net ni une volu-tion historique claire, ni une corrlation systmatique avec le niveau de dvelop-pement conomique des pays), ne prsentait aucune ncessit logique.

    Il ny a, sommairement parlant, aucune raison pour que la valeur globale ducapital constant augmente avec le temps relativement la valeur globale du pro-duit net, moins de postuler que la productivit du travail produisant des moyensde la production augmente moins vite que la productivit moyenne, ce qui est lafois arbitraire et peu plausible, vu que pour Marx les matires premires etc. en-trent dans la composition du capital constant. Marx rapporte en fait, pour sa dfi-nition de la composition organique, la valeur du capital constant non pas au pro-duit net (comme on devrait le faire si lon voulait avoir un concept moins ambi-gu) mais au capital variable (salaires uniquement) ; cela rend la construction plus

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    que suspecte, car la constatation de dpart, celle qui donne son apparente plausi-bilit lide de llvation de la composition organique, est que le mmenombre douvriers manipule une quantit croissante de machines, matires pre-mires etc. Mais nombre douvriers et quantit de machines ne sont pas desconcepts de valeur, mais des concepts physiques. Et le nombre douvriers ne ditencore rien sur le capital variable - moins que lon nintroduise le salaire ; etdans ce cas, il ny aura lvation de la composition organique, toutes choses ga-les dailleurs, que comme pur reflet de laugmentation du taux dexploitation - cequi ramne au problme prcdent 4. Enfin, la grande Chimre, le serpent de merde la thorie conomique de Marx, la baisse tendancielle du taux de profit ,apparaissait comme laboutissement dune srie de dductions fallacieuses par-tir dhypothses incohrentes et totalement non pertinentes nimporte quelgard.

    Par ailleurs, les marxistes vivaient, et vivent toujours, sur la croyance que LeCapital explique le mcanisme des crises de surproduction et en garantit la rcur-rence. Il nen est en fait rien ; on y trouvera beaucoup de passages qui discutent laquestion et en fournissent des interprtations partielles et restreintes, mais le seulrsultat positif est un exemple numrique (dans le deuxime Livre) illustrant lecas dune accumulation dans lquilibre, soit exactement le contraire de la su-perstition courante. Les conditions, du reste, sous lesquelles la discussion de laquestion est faite sont tellement abstraites que les conclusions, quand elles exis-tent, nont presque pas de signification pour la ralit.

    En mme temps, on assistait lcroulement des empires coloniaux. Daprsla vulgate en vigueur alors comme aujourdhui, cela aurait d conduire leffondrement des conomies mtropolitaines - et il nen tait rien. La questionnavait pas t, et pour cause, traite par Marx ; mais dans la littrature marxiste,deux conceptions inconciliables se heurtaient de front ce propos. Pour RosaLuxembourg, lconomie capitaliste a organiquement besoin dun entourage noncapitaliste pour pouvoir raliser la plus-value, cest--dire en fait couler totale-ment sa production, et limprialisme trouve l sa cause ncessaire ; le dtache-ment des anciennes colonies ne pouvait que rduire les dbouchs externes ducapitalisme mtropolitain et dans certains cas (Chine, par exemple) les supprimertotalement, devait donc provoquer une crise de celui-ci. Pour Lnine, par contre,laccumulation capitaliste en circuit clos est parfaitement possible, et la racine de

    4 On sait que certains de ces points sont longuement et pniblement discuts dans Le Ca-pital. Cela ne modifie pas la situation thorique globale, analogue celle dun expos dela thorie ptolmenne, enseignant que la tendance fondamentale de lUnivers tournerautour de la Terre est contrarie et parfois empche de se manifester dans le monde desapparences par laction de tel ou tel facteur secondaire.

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    limprialisme est chercher ailleurs (dans la tendance des monopoles agrandirsans limite leurs profits et leur puissance) ; mais pour lui aussi, - comme pourTrotsky, discutant les consquences pour lAngleterre dune indpendance delInde - la perte des colonies ne pouvait pas ne pas plonger dans une crise pro-fonde les pays mtropolitains, puisque la stabilit sociale et politique du systmeny tait assure que par la corruption de laristocratie ouvrire et mme decouches plus larges du proltariat, possible seulement en fonction des surprofitsimprialistes. (Notons que les marxistes habituels aujourdhui professent en g-nral un mlange incohrent des deux conceptions.) Dans les deux cas, le mmersultat tait logiquement et effectivement prdit, et il ne se ralisait pas.

    Enfin, la thorie de Marx avait en vue un capitalisme concurrentiel et intgra-lement priv. Il y a eu, certes, dans la priode rcente, des marxistes pour traiter laconcurrence et le march en piphnomnes, dont la prsence ou labsencenaltrerait en rien l essence du capital et du capitalisme. On trouvera quel-ques rares citations de Marx pour autoriser cette vue, et dautres, beaucoup plusnombreuses, affirmant le contraire. Mais cest la logique de la thorie qui seuleimporte, et cet gard il est clair que la thorie de la valeur implique la confron-tation des marchandises dans un march concurrentiel, sans celui-ci le terme detravail socialement ncessaire est priv de sens ; de mme pour la prquationdu taux de profit. Quelle pouvait donc tre la pertinence de cette thorie pour unepoque o le march concurrentiel avait pratiquement disparu, soit du fait dela monopolisation et des interventions massives de lEtat dans lconomie, soitdu fait de ltatisation intgrale de la production ? Mais ce quon a dit plus hautmontre que cette pertinence tait dj nulle dans le cas de lconomie concurrentielle .

    Au milieu de cet effondrement empirique et logique que subsistait-il ? Lathorie se dcomposait, se dissociait comme un mlange mal battu. La grandeurdu Capital, et de luvre de Marx, ntait pas la science conomique imagi-naire quils auraient contenue, - mais laudace et la profondeur de la vision so-ciologique et historique qui les sous-tend ; non pas la coupure pistmologi-que , comme on le dit stupidement aujourdhui, qui aurait fait de lconomie oude la thorie de la socit une science ; mais, tout au contraire, lunit viseentre lanalyse conomique, la thorie sociale, linterprtation historique, la pers-pective politique et la pense philosophique. Le Capital tait une tentative deraliser la philosophie et de la dpasser comme simple philosophie, en montrantcomment elle pouvait animer une intelligence de la ralit fondamentale delpoque - la transformation du monde par le capitalisme - qui animerait sontour la rvolution communiste. Or llment auquel Marx lui mme avait confrune place centrale dans cette unit, son analyse conomique, savrait intenable.

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    A cause prcisment du rle non accidentel, mais essentiel quil jouait dans cetteconception, - lanatomie de la socit est chercher dans lconomie politi-que , a-t-il crit dans la plus clbre de ses Prfaces - il entranait dans sa chute la fois les autres lments, et leur unit. Cela, je ne lai vu que graduellement - etpendant quelques annes encore, jai essay de maintenir la totalit initiale auprix de modifications de plus en plus importantes - jusquau jour o devenues deloin plus lourdes que ce qui, de la sphre du dpart, tait encore conserv, ellesont fait basculer le tout. A lpoque, je formulais dans la Dynamique du capita-lisme (1953-1954) les conclusions rsumes plus haut ; je parvenais aussi laconclusion que le type de thorie conomique que Marx visait tait impossible dvelopper car les deux variables centrales du systme - lutte des classes, rythmeet nature du progrs technique - taient indtermines par essence ; ce qui avaitpour consquence aussi bien lindtermination du taux dexploitation quelimpossibilit de parvenir une mesure du capital qui ait une signification relle.Ces ides, formules dj dans la partie publie de D.C. , sont dveloppes dansla partie indite de ce texte (publie dans le Vol. II de cette dition). On y verragalement quune thorie conomique systmatique du type universellement visjusquici doit ncessairement retomber sous lemprise des catgories de rationalit conomique du capitalisme, ce qui est finalement arriv Marx luimme.

    Ces conclusions ont t le fondement de la partie conomique de MRCM,labor partir de 1959. Pour quelles soient compltement portes leur puis-sance, il a fallu que la rflexion mette en cause et finalement dpasse les autrescomposantes de lunit marxienne. Mais une de leurs implications immdiates,aussitt dgage, a jou un rle essentiel dans le dveloppement de mon travail,et sous-tend les textes sur Le contenu du socialisme.

    Le fonctionnement du capitalisme assure la permanence dun conflit cono-mique entre proltariat et capital autour de la rpartition du produit, mais ce con-flit nest, par sa nature mme et dans les faits, ni absolu ni insoluble ; il se rsout chaque tape, renat ltape suivante, ne fait natre que dautres re-vendications conomiques, leur tour satisfaites tt ou tard. Il en rsulte la quasi-permanence dune action revendicative du proltariat, dune importance fonda-mentale une foule dgards et surtout pour ce qui est du maintien de sa comba-tivit, mais rien qui, de prs ou de loin, le prpare une rvolution socialiste. In-versement, si le fonctionnement du capitalisme avait t tel que la satisfaction desrevendications ft impossible, si le capitalisme produisait une misre et un ch-mage croissants des masses, comment aurait-on pu dire que celles-ci taient pr-pares, par la vie mme sous le capitalisme, construire une nouvelle socit ?Des chmeurs affams peuvent la limite dtruire le pouvoir existant - mais ni le

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    chmage, ni la misre ne leur auront appris grer la production et la socit ; aumieux, ils pourraient servir dinfanterie passive un parti totalitaire, nazi ou stali-nien, qui les utiliserait pour accder au pouvoir. Marx avait crit que le procs delaccumulation et de la concentration du capital fait grandir la misre,loppression, la dgnrescence, mais aussi la rvolte du proltariat qui a t uni-fi et disciplin par les conditions mmes de la production capitaliste . Mais ilest difficile de voir comment le travail sur la chane dassemblage prpare ceuxqui y sont asservis linvention positive dune nouvelle socit. La vue philoso-phique de Marx, que le capitalisme russissait effectivement aliner et rifiercompltement le proltariat, philosophiquement intenable, avait aussi des cons-quences politiques inacceptables, et impliquait une traduction conomique pr-cise : la rification de louvrier signifiait que la force de travail ntait que mar-chandise, donc que sa valeur dchange (salaire) ntait rgle que par les lois dumarch, et sa valeur dusage (extraction de rendement dans le procs concret detravail) ne dpendait que du vouloir et du savoir de son acqureur. Le premierpoint, on la vu, est faux ; mais faux est aussi le second, car il y a autre chose dansla vie des ouvriers en usine et au cours du travail.

    III

    Le dpassement de lunivers capitaliste et le contenu du socialisme

    Si le socialisme est la gestion collective de la production et de la vie socialepar les travailleurs, et si cette ide nest pas rve de philosophe, mais projet histo-rique, elle doit trouver dans ce qui est dj sa racine, et que pourrait tre celle-cisinon le dsir et la capacit des hommes de faire vivre ce projet ? Non seulementil est exclu que la conscience socialiste soit introduite dans le proltariat du de-hors , comme laffirmaient Kautsky et Lnine, il faut que ses germes se consti-tuent dj dans le proltariat, et, comme celui-ci nest pas gntiquement unenouvelle espce vivante, cela ne peut tre que le rsultat de son exprience dutravail et de la vie sous le capitalisme. Cette exprience ne pouvait pas tre,comme elle avait t abstraitement prsente dans la PhCP, simplement politi-que ; il faudrait quelle soit totale, quelle le mette en mesure de grer lusine etlconomie, mais aussi et surtout de crer de nouvelles formes de vie dans tousles domaines. Lide que la rvolution devait ncessairement mettre en questionla totalit de la culture existante, ntait certainement pas neuve ; mais elle taiten fait reste une phrase abstraite. On parlait de mettre la technique existante auservice du socialisme - sans voir que cette technique tait, de a z, lincarnationmatrielle de lunivers capitaliste ; on demandait davantage dducation pour da-

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    vantage de gens - ou toute lducation pour tous, sans voir (ou prcisment, dansle cas des staliniens, parce quon voyait) que cela signifiait plus de capitalismepartout, cette ducation tant dans ses mthodes, dans son contenu, dans sa formeet jusques et y compris dans son existence mme en tant que domaine spar, leproduit de millnaires dexploitation, amen son expression la plus parfaite parle capitalisme. On raisonnait comme sil y avait, dans les affaires sociales etmme dans nimporte quelles autres, une rationalit en soi - sans voir quon nefaisait que reproduire la rationalit capitaliste, restant ainsi prisonnier delunivers que lon prtendait combattre.

    Cest lintention de concrtiser la rupture avec le monde hrit dans tous lesdomaines qui anime les textes sur Le contenu du socialisme. Le programme, ex-plicitement formul dans le premier (CS I, 1955), tait de montrer que des pos-tulats dcisifs de la rationalit capitaliste taient rests intacts dans luvre deMarx, et conduisaient des consquences la fois absurdes et ractionnaires ; etque la mise en question des rapports capitalistes et de leur rationalit dans ledomaine du travail et du pouvoir tait insparable de leur mise en question dansles domaines de la famille et de la sexualit, de lducation et de la culture, ou dela vie quotidienne. Le XXe Congrs du P.C. russe, les rvolutions polonaise ethongroise ont interrompu momentanment la rdaction de ce texte ; ils ont sur-tout conduit inflchir le choix des thmes explicitement traits dans CS II et CSIII.

    On ne saurait trop fortement dire quelle source de stimulation et dinspirationa t la rvolution hongroise pour ceux qui, comme nous, avions depuis des an-nes prdit que le proltariat ne pouvait que se soulever contre la bureaucratie, etque son objectif central serait la gestion de la production, ouvertement rclamepar les Conseils des travailleurs hongrois. Mais ni non plus sous-estimerlobligation quelle crait denvisager, beaucoup plus concrtementquauparavant, les problmes que la rvolution rencontrerait aussi bien danslusine que dans la socit.

    Pour ce qui est de la gestion ouvrire de la production au sens strict, la discus-sion dans CS II et CS III prenait son point de dpart dune nouvelle analyse de laproduction capitaliste telle quelle se droule quotidiennement dans latelier.Louvrier comme valeur dusage passive dont le capital extrait le maximumtechniquement faisable de plus value, louvrier molculaire, objet sans rsistancede la rationalisation capitaliste, taient lobjectif contradictoirement vis par lecapitalisme, mais, comme concepts, ntaient que des constructa fictifs et incoh-rents hrits non consciemment mais intgralement par Marx et au fondement deses analyses. Reprenant des ides simplement philosophiques (exprimes djdans la PhCP et dautres textes intrieurs), intgrant lapport des camarades am-ricains (Paul Romano et Ria Stone, dans Louvrier amricain, S. ou B. Nos 1 5-6), profitant des discussions avec Ph. Guillaume, des camarades des usines Re-

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    nault et surtout D. Moth, je pouvais montrer que la vritable lutte des classessorigine dans lessence du travail dans lusine capitaliste, comme conflit perma-nent entre louvrier individuel et les ouvriers auto-organiss informellement dunct, et le plan de production et dorganisation impos par lentreprise de lautrect. Il en dcoule lexistence, ds maintenant, dune contre-gestion ouvrire lar-ve, fragmentaire et changeante ; et aussi, une scission radicale entre organisationofficielle et organisation relle de la production, entre la manire dont la produc-tion est suppose se drouler daprs les plans des bureaux et leur rationalit (quivalent en fait une construction paranoaque), et celle dont elle se drouleeffectivement, en dpit et lencontre de cette rationalit qui, si elle tait ap-plique, conduirait leffondrement pur et simple de la production. La prtenduerationalisation capitaliste est une absurdit du point de vue mme du misrableobjectif quelle se propose, le maximum de production ; et cela, non pas causede lanarchie du march, mais de la contradiction fondamentale implique dansson organisation de la production : la ncessit simultane dexclure les ouvriersde la direction de leur propre travail, et, vu leffondrement de la production quiserait le rsultat de cette exclusion si jamais elle se ralisait intgralement (et quelon a pu constater matriellement et littralement dans les pays de lEst) de les yfaire participer, de faire appel constamment aux ouvriers et leurs groupes in-formels, considrs tantt comme des simples crous de la machine productive ettantt comme des surhommes capables de parer tout, et mme aux absurditsinsondables du plan de production quon veut leur imposer. Cette contradiction,sous des formes videmment chaque fois modules, se retrouve tous les ni-veaux de lorganisation de la socit ; elle est transpose presque telle quelle auniveau de lconomie globale, lorsqu lanarchie du march se substitue lanar-chie du plan bureaucratique qui ne fonctionne, comme en Russie, que pourautant que les gens tous les niveaux, des directeurs dusine aux manuvres,font autre chose que ce quils sont censs faire ; elle se retrouve telle quelle dansla politique contemporaine, qui fait tout ce quelle peut pour loigner les gensde la direction de leurs affaires, et se plaint en mme temps de leur apathie ,poursuivant sans cesse cette chimre de citoyens ou de militants qui se trouve-raient toujours simultanment au comble de lenthousiasme et au comble de lapassivit ; elle est enfin au fondement mme de lducation et de la culture capi-talistes. Cette analyse de la production permettait de voir que, sur ce plan aussi,Marx avait partag jusquau bout les postulats capitalistes : sa dnonciation desaspects monstrueux de lusine capitaliste tait reste extrieure et morale, dans latechnique capitaliste il voyait la rationalit mme, qui imposait inluctablementune et une seule organisation de lusine, elle aussi donc de part en part ration-nelle ; do lide que les producteurs pourront en attnuer les aspects les plus in-humains, les plus contraires leur dignit , mais devront chercher les compen-sations hors le travail (augmentation du temps libre , etc.). Mais la technique

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    actuelle nest ni rationnelle sans phrase, ni invitable, elle est lincarnationmatrielle de lunivers capitaliste ; elle peut tre rationnelle quant aux coeffi-cients de rendement nergtique des machines, mais cette rationalit frag-mentaire et conditionnelle na ni intrt ni signification en soi ; sa signification nepeut lui venir que de sa relation la totalit du systme technologique delpoque qui, lui, est non pas moyen neutre pouvant tre mis au service dautresfins mais matrialisation concrte de la scission de la socit, car toute machineinvente et mise en service sous le capitalisme est en premier lieu un pas de plusvers lautonomisation du procs de production par rapport au producteur, doncvers lexpropriation de celui-ci non pas du produit de son activit, mais de cetteactivit elle-mme. Et, bien entendu, ce systme technologique non pas dter-mine, mais est indissociable de ce qui, un certain point de vue, nen est quelautre face, savoir lorganisation capitaliste de la production, ou plutt, le plancapitaliste de cette organisation - constamment combattu par les travailleurs, lacondition de ce combat, de sa renaissance perptuelle et de son succs partieltant la contradiction fondamentale de cette organisation, en tant quelle exige la fois lexclusion et la participation des producteurs. Cette contradiction est ab-solue, au sens quen elle le capitalisme affirme simultanment le oui et le non ;elle nest pas attnue, mais porte au paroxysme par le passage du capitalismepriv au capitalisme bureaucratique intgral ; elle est insurmontable, car son d-passement ne peut se faire, tautologiquement, que par la suppression de la scis-sion entre direction et excution, donc de toute hirarchie ; elle est sociale, sa-voir au-del du subjectif et de l objectif , au sens quelle nest rien dautreque manifestation de lactivit collective des hommes et que les conditions decette activit et, jusqu un certain point, son orientation, lui sont dictes parlensemble du systme institu et modifies, chaque tape, par les rsultats deltape prcdente, elle est donc aussi largement indpendante dune conscience ou dune activit ou de facteurs spcifiquement politiques , ausens troit (elle a t tout autant ou plus intense dans les usines amricaines ouanglaises que franaises) ; elle est historique et historiquement unique, elle netraduit pas un refus ternel de lessence humaine la rification, mais les condi-tions spcifiques cres par le capitalisme, lorganisation des rapports de produc-tion que celui-ci impose et lexistence dune technologie volutive quil a et quila au dpart mis sur les rails et qui dsormais est condamne inexorablement sebouleverser constamment par les ncessits internes du systme et en tout pre-mier lieu par le fait mme de la lutte lintrieur de la production laquelle lesystme doit et ne peut parer que par elle. Elle est enfin llment essentiel surquoi, et sur quoi seulement, on peut fonder le projet de gestion collective de laproduction, puisque celle-ci est prpare par la vie mme dans lentreprise capi-taliste.

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    Il en rsultait clairement que lobjectif, le vritable contenu du socialismentait ni la croissance conomique, ni la consommation maximale, nilaugmentation dun temps libre (vide) comme telles, mais la restauration, pluttlinstauration pour la premire fois dans lhistoire, de la domination des hommessur leurs activits et donc sur leur activit premire, le travail ; que le socialismenavait pas seulement affaire avec les prtendues grandes affaires de la soci-t, mais avec la transformation de tous les aspects de la vie et en particulier avecla transformation de la vie quotidienne, la premire des grandes affaires (CSII). Il ny a aucun domaine de la vie o ne sexprime lessence oppressive delorganisation capitaliste de la socit, aucun o celle-ci aurait dvelopp une ra-tionalit neutre , aucun que lon puisse laisser intact. La technologie existantedevra elle-mme tre consciemment transforme par une rvolution socialiste,son maintien conditionnerait ipso facto la renaissance de la scission dirigeants-excutants (cest pourquoi il faut seulement rpondre par un rire pantagrulien tous ceux qui prtendent quil puisse y avoir la moindre diffrence sociale entrela Russie ou la Chine dune part, les Etats Unis ou la France dautre part). Lesvidences du sens commun bourgeois doivent tre impitoyablement dnonceset pourchasses ; parmi elles une des plus catastrophiques, elle aussi accepte parMarx, de la ncessit de lingalit des salaires pendant la priode de transi-tion ( travail gal, salaire gal ), base sur cette autre vidence ; bour-geoise, de la possibilit dune imputation individuelle du produit son producteur (sur laquelle, soit dit en passant, sont bases aussi bien la thorie de lavaleur chez Marx que la thorie de lexploitation, dont le vrai fondement savreainsi tre lide de lartisan ou du paysan que le fruit de son travail lui re-vient). Il ny a pas de rvolution socialiste, qui ninstaure ds son premier jour,lgalit absolue des salaires et revenus de toute sorte, seul moyen la foisdliminer une fois pour toutes la question de la rpartition, de donner la vrita-ble demande sociale le moyen de sexprimer sans dformation, et de dtruire lamentalit de lhomo economicus consubstantielle aux institutions capitalistes.(Notons que les autogestionnaires qui, depuis quelques annes, champignon-nent curieusement tous les tages de la hirarchie sociale, gardent sur cettequestion un silence qui ne devrait tonner que les nafs.)

    Mais le problme le plus difficile de la rvolution nest pas situ au niveau delusine. Aucun doute que les travailleurs dune entreprise puissent la grer avecinfiniment plus defficacit que lappareil bureaucratique ; des dizainesdexemples (de la Russie de 1917-1919, de la Catalogne, de la rvolution hon-groise jusquaux usines Fiat rcemment, et mme jusquaux drisoires tentativesactuelles de certaines firmes capitalistes de rendre plus d autonomie auxgroupes douvriers dans le travail) le montrent. Il se situe au niveau de la socitglobale. Comment envisager la gestion collective de lconomie, des fonctions

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    subsistantes de l Etat , de la vie sociale dans son ensemble ? La rvolutionhongroise avait t crase par les tanks russes ; si elle ne lavait pas t, elle au-rait inluctablement rencontr cette question. Parmi les rvolutionnaires hongroisrfugis Paris, linterrogation tait pressante, et la confusion explicable, maisimmense. Le CS II a essay de rpondre cette question en montrant que non pasune transposition mcanique du modle de lusine autogre mais lapplicationdes mmes principes profonds lensemble de la socit contenait seule la cl dela solution. Le pouvoir universel des Conseils des travailleurs (invoqu de longuedate par Pannekoek, revigor par lexemple hongrois), aid par des dispositifstechniques dbarrasss de tout pouvoir propre ( usine du plan , mcanismes dediffusion de linformation pertinente, inversion du sens de la circulation des mes-sages tablie dans la socit de classe : monte des dcisions, descente des infor-mations), est cette solution, qui du mme coup limine le cauchemar dun Etat spar de la socit. Cela ne signifie nullement, de toute vidence, que lesproblmes proprement politiques, concernant lorientation densemble de la so-cit et son instrumentation dans et par des dcisions concrtes, disparaissent ;mais si les travailleurs, la collectivit en gnral, ne peut les rsoudre, personnene peut le faire leur place. Labsurdit de toute la pense politique hrite con-siste prcisment vouloir rsoudre, la place des hommes, leurs problmes aumoment o le seul problme politique est prcisment celui-ci : comment leshommes peuvent devenir capables de rsoudre leurs problmes eux-mmes. Toutdpend donc de cette capacit, dont il est non seulement vain, mais intrinsque-ment contradictoire de chercher soit un substitut (bolchevisme) soit une garantie objective (la quasi-totalit des marxistes actuels).

    La question du statut dune organisation rvolutionnaire se trouvait derechefpose. Il devenait dfinitivement clair, et il tait clairement affirm, qu aucunmoment et aucun titre une telle organisation, qui restait et reste indispensable,ne pourrait, sans cesser dtre ce quelle voulait tre, prtendre un rle dirigeant quelconque. Cela ne signifiait pas quelle devenait superflue, tout aucontraire, mais quil fallait dfinir sa fonction, son activit, sa structure de ma-nire radicalement diffrente que par le pass. Deux ans plus tard, lorsque lesvnements de Mai 1958 en provoquant un certain afflux vers le groupe S. ou B.de sympathisants qui voulaient agir posrent de faon aigu la question delorganisation, une scission se produisit, pour la deuxime fois, avec Claude Le-fort et dautres camarades qui quittrent le groupe en fonction de profonds dsac-cords sur ce sujet. La seule position cohrente tait, et est toujours pour moi, quela fonction de lorganisation rvolutionnaire est de faciliter aussi bien les luttesquotidiennes de travailleurs que leur accession la conscience des problmesuniversels de la socit - que lorganisation de celle-ci fait tout pour rendre im-possible - et quelle ne pouvait laccomplir que par la guerre contre les mystifica-tions idologiques ractionnaires et bureaucratiques, et, surtout, par le caractre

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    exemplaire de son mode dintervention, toujours oriente dans le sens de la ges-tion de leurs luttes par les travailleurs eux-mmes, et de sa propre existence,comme collectivit autogre (v. PO I et II).

    IV

    Le capitalisme moderne (1959-1960)

    Mais, une fois dbarrass du substitutionnisme bolchevik et des garanties ob-jectives marxistes, que pouvait-on dire de cette capacit des hommes de prendreen mains collectivement la gestion de leurs propres affaires ? On assistait enFrance linstauration de la Ve Rpublique, qui, si elle signifiait le passage dfi-nitif du pays ltape du capitalisme moderne, navait t possible quen fonctiondune inaction politique sans prcdent de la population devant une crise de r-gime de premire grandeur. Dans les autres pays occidentaux de capitalisme d-velopp, on observait une situation profondment identique. Il ne sagissait pasdune apathie provisoire, encore moins dun des reculs conjoncturels de lamtorologie trotskiste. La socit capitaliste moderne dveloppait une privatisa-tion sans prcdent des individus, et non seulement dans la sphre politiquetroite. La socialisation extrieure, pousse au paroxysme, de toutes les acti-vits humaines allait de pair avec une dsocialisation galement sans prc-dent ; la socit devenait dsert surpeupl. Le retrait de la population de toutes lesinstitutions apparaissait clairement comme la fois le produit et la cause de leurbureaucratisation acclre, finalement comme son synonyme.

    Les fils prcdemment dgags se nouaient maintenant ensemble. La bureau-cratisation, comme procs dominant de la vie moderne, avait trouv son modledans lorganisation de la production spcifiquement capitaliste - ce qui suffisaitdj pour la diffrencier radicalement du type idal de la bureaucratie webe-rienne, - mais de l elle envahissait lensemble de la vie sociale. Etat et partis, en-treprises, certes, mais aussi bien mdecine et enseignement, sports et recherchescientifique lui taient de plus en plus soumis. Porteuse de la rationalisation etagent du changement, elle engendrait partout lirrationnel et ne vivait que par laconservation ; sa simple existence multipliait linfini ou engendrait ex nihilo desproblmes que de nouvelles instances bureaucratiques taient cres pour rsou-dre. L o Marx avait vu une organisation scientifique , et Max Weber laforme dautorit rationnelle , il fallait voir lantithse exacte de toute raison, laproduction en srie de labsurde, et, comme je lai crit plus tard (MTR, 1964-65)la pseudo-rationalit comme manifestation et forme souveraine de limaginairedans lpoque actuelle.

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    Quest-ce qui est lorigine de ce dveloppement - cette question a t discu-te plusieurs reprises et sous plusieurs points de vue dans les pages qui prc-dent, mais la discussion reste insuffisante et il faudra y revenir longuement ; nousne connaissons, part quelques enchanements extrieurs, peu prs rien sur cedestin de lOccident, maintenant impos toute la plante, qui a transform le lo-gos dHeraclite et de Platon en une logistique drisoire et mortelle. Mais quest-ce qui lui permet de vivre, quest-ce qui soutient jour aprs jour le fonctionne-ment et lexpansion du capitalisme bureaucratique moderne ? Le systme est nonseulement auto-conservateur et auto-reproducteur (comme tout systme social), ilest auto-catalytique ; plus le degr de bureaucratisation dj atteint est lev, plusla rapidit de la bureaucratisation ultrieure est grande. Imprgnd conomique de part en part, il trouve sa raison dtre la fois relle ,psychique et idologique dans lexpansion continue de la production de biens etservices (qui ne sont videmment tels que corrlativement au systme de signi-fications imaginaires quil impose). Si cette expansion de la production connattoujours des fluctuations, si elle continue dtre cahote daccident en accident(car dans un tel systme la rcurrence daccidents est ncessaire), elle ne subitplus des crises profondes, la gestion de lensemble de lactivit conomique parlEtat comme le propre poids norme de celui-ci lui permettant de maintenir unniveau suffisant de demande globale ; elle nest pas non plus limite par le pou-voir dachat des masses, dont llvation constante est prcisment sa conditionde survie. Si en effet la lutte des classes a graduellement impos au capitalismellvation du salaire rel, la limitation du chmage, la rduction de la dure de lavie, de lanne, et de la journe de travail, laugmentation des dpenses publi-ques, et ainsi un largissement continu de ses dbouchs internes, ces objectifssont dsormais accepts par le capitalisme lui mme, qui y voit juste titre nonpas les menaces mortelles, mais les conditions mmes de son fonctionnement etde sa survie. Dans ces conditions, la consommation pour la consommation dansla vie prive, lorganisation pour lorganisation dans la vie publique deviennentles caractristiques fondamentales du systme (MCRM II, 1960).

    Tel est du moins ce quon peut appeler le projet capitaliste bureaucratique (id.) Mais on doit savoir quil ne reprsente, pour ainsi dire, que la moiti de lasituation actuelle - et cela par ncessit intrinsque : sa ralisation intgrale seraitson effondrement intgral. Il trouve sa limite interne dans la reproduction, indfi-niment rfracte au sein de lappareil bureaucratique lui-mme, de la scission en-tre direction et excution, faisant que les fonctions de direction elles-mmes nepeuvent tre accomplies par lobservation, mais par la transgression des rglessur lesquelles elles sont fondes ; et, plus important, dans cette mme privatisa-tion de lensemble de la socit quil suscite constamment et qui est son cancer(comme en tmoigne la dcouverte de la participation par les penseurs du

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    gouvernement et du patronat), puisque, pas plus que lentreprise, on ne peut gou-verner la socit moderne par contumace des hommes. Il trouve sa limite toutcourt dans la lutte des hommes, qui revt dsormais des formes nouvelles (quiempchrent les marxistes de les dcouvrir avant quelles ne crvent les yeux, en1968 par exemple), la contestation des individus et des groupes qui sont, tousles niveaux de la vie sociale, pousss par la bureaucratisation, larbitraire, le gas-pillage et labsurde, qui en sont les produits organiques remettre en question lesformes institues dorganisation et dactivit ; contestation qui ne peut tre que sielle est en mme temps recherche par les gens de nouvelles formes de vie, quiexpriment leur tendance vers lautonomie (RR, 1964).

    De mme que les ouvriers ne peuvent se dfendre contre le plan bureaucrati-que dorganisation de la production quen dveloppant une contre-organisationinformelle ; de mme, par exemple, les femmes, les jeunes ou les couples tendent mettre en chec lorganisation patriarcale hrite en instaurant de nouvelles at-titudes et de nouveaux rapports. En particulier, il devenait ainsi possible de com-prendre et de montrer que les questions poses par la jeunesse contemporaine,tudiante et autre, ne traduisaient pas un conflit de gnrations mais la ruptureentre une gnration et lensemble de la culture institue (MRCM III, 1961).

    Cette contestation gnralise signifiait ipso facto - produit et cause - la dislo-cation progressive la fois du systme de rgles de la socit tablie et deladhsion intriorise des individus ces rgles. Brivement parlant, et en gros-sissement : pas une loi actuellement, qui soit observe pour des motivations au-tres que la sanction pnale. La crise de la culture contemporaine - comme celle dela production - ne peut plus tre vue simplement comme une inadaptation nimme comme un conflit entre les forces nouvelles et les formes anciennes.En cela aussi, le capitalisme est une nouveaut anthropologique absolue, la cul-ture tablie seffondre de lintrieur sans que lon puisse dire, lchelle macro-sociologique, quune autre, nouvelle, est dj prpare dans les flancs delancienne socit .

    Le problme rvolutionnaire tait ainsi gnralis, et non plus seulement danslabstrait, lensemble des sphres de la vie sociale et leur interrelation. La pr-occupation exclusive avec lconomie ou la politique apparaissait prcis-ment comme manifestation essentielle du caractre ractionnaire des courantsmarxistes traditionnels. Il devenait clair que le mouvement rvolutionnaire doitcesser dapparatre comme un mouvement politique au sens traditionnel duterme. La politique au sens traditionnel est morte, et pour de bonnes raisons... (Il)doit apparatre pour ce quil est : un mouvement total concern par tout ce que leshommes font et subissent dans la socit et avant tout par leur vie quotidiennerelle (MCRM III, 1961).

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    Tout cela amenait rompre les derniers liens avec le marxisme traditionnel (etprovoqua le dpart de S. ou B. de ceux qui prtendaient lui rester fidles et qui,ayant jusqualors accept pas aprs pas les prmisses, refusaient maintenant laconclusion). La bureaucratisation gnralise, la rduction de limportance duproblme conomique dans les pays avancs, la crise de la culture tablie, lacontestation potentielle envahissant tous les domaines de la vie sociale et portepar toutes les couches de la population ( lexception videmment de linfimeminorit peuplant les sommets) montraient que, pas plus que lon ne pouvait d-finir le socialisme uniquement partir de la transformation des rapports de pro-duction, pas davantage on ne pouvait dsormais parler du proltariat comme d-positaire privilgi du projet rvolutionnaire. Mme le concept de la division en-tre dirigeants et excutants ne permettait plus de fournir un critre de la distinc-tion des classes, puisque, dans le complexe de pyramides bureaucratiques inter-pntres qui forme lorganisation sociale, les couches de dirigeants purs etdexcutants purs voient leur importance dcrotre constamment (RR, 1964). Leconcept mme dexploitation, le prendrait-on sous son acception conomique laplus troite, devenait indtermin ; un marxiste contemporain serait obligdaffirmer simultanment, et gnralement cest ce quil fait quelques lignes oujournes dintervalle, que louvrier amricain est exploit par le capital amricainet profite lui-mme de lexploitation du tiers monde. Faudrait-il en conclure queles seuls intresss par la rvolution et capables de la faire sont les Africains de labrousse et les squelettes vivants couchs sur les trottoirs de Calcutta ? Cest laconclusion quen a tir une autre catgorie de confusionnistes, comme Fanon ; etmoins que jamais pouvait-on trouver, mme long terme, une corrlation entreles couches les plus exploites et les couches les plus combatives : ce ne sontpas les ouvriers industriels qui, depuis dix ans, ont mis en avant les revendica-tions les plus radicales. Finalement, ctait le concept mme de classe - mmecomme concept descriptif sociologique-empirique, mais surtout avec le poids so-cio-historique et philosophique que Marx lui avait confr - qui cessait dtrepertinent pour la socit moderne. Cela ne signifiait nullement que seuls desmouvements de catgories marginales ou minoritaires taient dsormais pos-sibles et progressifs - comme certains lont plus ou moins ouvertement soutenudepuis, transformant ainsi en privilge ngatif du proltariat ce qui, dans le mar-xisme, en tait le privilge positif, mais restant toujours dans le mme monde depense. Tout au contraire : sous des formes nouvelles, le projet rvolutionnaireconcernait plus que jamais la presque totalit des hommes. Mais que dans cettetotalit, le proltariat traditionnel conservait un statut souverain (comme lavaitpens Marx) ou mme simplement privilgi est dsormais faux - et cela aussibien Mai 1968 que les vnements aux Etats-Unis face la guerre du Vietnamlont amplement montr.

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    V

    La rupture avec le marxisme (1960-1964)

    Aurait-on pu, en conservant la substance de ces analyses et de ces positions,continuer de les habiller du vtement du marxisme, prtendre quelles en for-maient la continuation et en sauvaient le vritable esprit ? En un sens, modestie part, elles le faisaient, elles sont les seules lavoir fait. Mais on tait arriv aupoint o la continuation exigeait la destruction, la survie de lesprit demandait lamise mort du corps. Ce ntait pas simplement le mouvement ouvrier tradition-nel qui tait irrvocablement mort - comme programme, comme formesdorganisation et de lutte, comme vocabulaire, comme systme de reprsenta-tions plus ou moins mythiques ; ctait, par del les concepts o il stait particu-laris, le corps mme de la thorie de Marx qui, immense cadavre embaum etprofan par cet embaumement mme, tait devenu lobstacle principal sur la voiedune nouvelle rflexion des problmes de la rvolution. Il ne sagissait plus de lacohrence, de lapplicabilit ou de la correction de telle ou telle thorie conomi-que ou conception sociologique de Marx ; ctait la totalit du systme de pensequi savrait intenable, et, au centre de celui-ci, sa philosophie de lhistoire et saphilosophie tout court. Quelle fin pouvait, alors, servir la rfrence Marx ?Presque rien de ce qui tait devenu essentiel pour nous, ne lavait t pour Marx ;presque rien de ce qui avait t essentiel pour Marx ne ltait plus pour nous - part le mot rvolution, qui court aujourdhui les rues, et sa recherche passionnedu vrai et, quoiquil en ait dit, du juste, qui na pas commenc avec lui et ne finirapas avec nous.

    Esquisse dans une Note sur la philosophie marxiste de lhistoire qui ac-compagnait la premire version de MCRM diffuse lintrieur du groupe(1959), clairement formule dans RR (1964), cette rupture a t explicite dans lapremire partie de Marxisme et thorie rvolutionnaire (1964-65). Mettant profit aussi bien le matriel accumul par lethnologie, que lvolution des paysex-coloniaux depuis leur mancipation, et surtout la critique interne des concepts,la discussion de la thorie marxiste de lhistoire faisait voir dans celle-ci une an-nexion arbitraire, quoique fconde, de lensemble de lhistoire de lhumanit auxschmes et aux catgories de lOccident capitaliste ; la critique de la philosophiemarxiste de lhistoire, et de la philosophie marxiste tout court, faisait paratre,derrire le vocabulaire matrialiste , une philosophie rationaliste, vraiment etsimplement hegelianisme renvers, donc hegelianisme tout court, comportantautant de mystres et de lits de Procuste que celui-ci.

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    Quil ne sagissait pas dune critique extrieure , vingt ans deffort pour d-velopper les concepts de Marx et les clairer en leur faisant clairer lhistoiremondiale dans la plus turbulente de ses phases, en tmoignent peut-tre suffi-samment. Mais la critique du marxisme avait faire face - et cest l la raisonpour laquelle il est si difficile de la faire entendre - une srie de difficults, d-coulant du caractre non pas particulier, ce qui serait une tautologie, mais abso-lument unique, de luvre de Marx.

    La premire de ces difficults cest que lon rencontre chez Marx non pas des contradictions - il en fourmille, comme tout grand penseur - non pas mmeune opposition entre une intention initiale et le systme sous sa forme acheve(cest aussi le cas pour Hegel), mais une antinomie centrale entre ce que jai ap-pel les deux lments du marxisme. Le premier, qui introduit effectivement unetorsion radicale dans lhistoire de lOccident, surtout exprim dans les crits dejeunesse ( juste titre considrs aujourdhui comme pr-scientifiques par lesrationalistes vulgaires, tels Althusser et ses associs), priodiquement mais deplus en plus rarement rmergeant dans lhistoire du marxisme, na jamais tvraiment dvelopp ; il nen reste, pour lessentiel, que quelques phrases fulgu-rantes, signes dorientation et indications de recherche beaucoup plus que r-flexion ralise, et quelques descriptions socio-historiques exemplaires et incom-parables. Le deuxime, peu prs seul se manifester et tre labor chez leMarx de la maturit et du systme , et qui a lourdement prvalu dans lapostrit thorique et pratique du marxisme, reprsente la rmanence profonde delunivers capitaliste de son poque dans la pense de Marx (et encore plus, vi-demment, des pigones). Marx avait voulu faire une critique de lconomie poli-tique ; cest une conomie politique quil a fait (fausse de surcrot, mais et-ellet vraie , rien ne serait chang ; il importe cependant de voir quelle est fausseaussi parce que ses axiomes sont ceux du capitalisme, la forme thorique quellevise est la forme dune science positive, et sa mthode de mme : brivementparlant, labstraction qui devrait permettre la quantification). A linterprtationvivante dune histoire toujours cratrice du nouveau, stait substitue une pr-tendue thorie de lhistoire, qui en avait class les stades passs et lui avait assi-gn ltape venir ; lhistoire comme histoire de lhomme se produisant lui-mme devenait le produit dune volution technique toute puissante (et quil fautpostuler autonome, autrement tout devient une plate tautologie affirmant que leslments de la vie sociale sont en interaction rciproque), inexplicablement pro-gressive et miraculeusement assurant un avenir communiste lhumanit. Le d-passement de la philosophie navait produit quune mtaphysique matrialiste dont la seule nouveaut tait sa monstrueuse capacit de copuler transspcifi-quement avec une dialectique transforme en loi de la nature - copulationuniquement fconde en produits striles, dont les mulets althussriens ne sont queles spcimens les plus rcents. La question du rapport entre linterprtation et la

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    transformation du monde tait rsolue par la dissociation entre une thorie sp-culative de type traditionnel, et une politique bureaucratique, elle, il est vrai, pro-fondment novatrice dans les mthodes de terreur, de mensonge et doppression.Lnigme de la praxis avait finalement accouch dune vulgaire pratique-technique de manipulation des militants et des masses.

    Certes, il est toujours faux de rduire la pense dun grand auteur des th-ses ; mais que faire, lorsquil sy est enferm lui-mme ? Certes aussi, il seraitstupide de penser que les deux lments antinomiques que nous dgageons sontrigoureusement et nettement spars dans les crits de Marx ; on trouvera encoredes expressions du premier dans des textes trs tardifs, comme on trouvera unnaturalisme des plus plats dans plusieurs passages de LIdologie Allemande.Mais cette difficult-l, cest lhistoire elle-mme qui sest charge de la rsou-dre : ce qui a, trs rapidement prvalu, ce nest pas le premier lment, mais lesecond. Si le marxisme est vrai, alors daprs ses propres critres, sa vrit histo-rique effective se trouve dans la pratique historique effective quil a anime -cest--dire, finalement, dans la bureaucratie russe et chinoise. Weltgeschichte istWeltgericht. Et si lon nadmet pas la conclusion, alors il faut refuser la prmisseet accepter que le marxisme nest quun systme dides parmi dautres. Faireappel du jugement de lhistoire effective devant luvre de Marx comme pen-seur, cest dabord traiter Marx en pur penseur, cest--dire prcisment commece quil na pas voulu tre, et le mettre parmi tant dautres grands penseurs, ceque certes il mrite, mais ce qui lui retire aussi tout privilge autre que contingent,relativement Platon ou Aristote, Spinoza ou Hegel. Et ny a-t-il pas, re-garder de prs, une arrogance vrai dire sans bornes, prtendre sauver Marxcontre lui-mme, comme finalement une pure et simple stupidit vouloir seconserver un auteur infaillible par laffirmation quil ne savait pas trs bien cequil disait lorsquil crivait la Prface la Critique de lconomie politique ?

    Mais prcisment - et cest l une difficult encore plus grande - personne nepeut discuter de Marx (pas plus du reste que de Freud), comme sil sagissaitdAristote ou de Kant ; il ne sagit pas de savoir ce quun penseur solitaire dansson grenier ou son pole, en 2972, pourra repenser partir de Marx, mais de cequi fait, depuis un sicle, que Marx est prsent dans lhistoire contemporaine toutautrement que Lao-tseu, Duns Scot ou mme Kierkegaard. Or cette prsencenest pas leffet de la complexit et de la subtilit quessaie de reproduire le philo-sophe repensant luvre ; mais de ce qui, dans luvre de Marx, est effective-ment thse et prsent comme telle. Marx nest pas prsent dans lhistoire con-temporaine comme un grand penseur incitant penser au-del, mais comme lefondateur dune grande religion laque- rationaliste , comme le pre dun my-the politique vtement scientifique. (Cest du reste l une des raisons essentiel-

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    les de lincroyable strilit thorique du mouvement marxiste depuis la mort deson fondateur, sur laquelle ceux qui aujourdhui veulent repenser Marx glis-sent sans sinterroger - autre trange manire dexhiber sa fidlit Marx.) Pourretrouver, si cest possible, Platon, Aristote ou Kant, il faut casser le conglomratdes interprtations sous lesquelles les sicles les ont la fois ensevelis et mainte-nus en vie. Pour retrouver Marx, cest Marx lui-mme quil faut casser. Telle estla situation historique paradoxale de cet homme, qui na voulu tre ni Newton, niMahomet, mais nest pas tranger au fait quil est devenu les deux la fois ; telleest la ranon de son destin, nul autre pareil, de Prophte Scientifique.

    II ny a pas de limites, il est vrai et cest une des choses les plus tonnantesdans lhistoire, la transformation, la transsubstantiation que les poques ult-rieures peuvent faire subir une grande uvre. Des scientifiques incultes (cenest pas ncessairement un plonasme), vont encore aujourdhui rptant que ledveloppement de la science moderne exigeait que ft bris le dogmatismedAristote. Pourtant, pour qui sait simplement lire, de tous les grands philosophesAristote est un des moins dogmatiques ; ses crits fourmillent dapories res-tes en plan, dinterrogations laisses ouvertes, de mais de cela il nous faudrareparler... . De cet auteur, le Moyen Age a russi pendant des sicles faire lasource de la vrit et de toute la vrit : ipse dixit. Cest le fait du Moyen Age,non dAristote. Lpoque contemporaine aurait peut-tre, de toute faon, russi faire de luvre de Marx cette Bible que personne du reste ne lit vraiment et quidautant plus facilement passe pour contenir la garantie de la vrit rvo-lutionnaire. Mais le fait que lon ne peut pas escamoter est que cette uvre syprte trop facilement.

    Pourquoi sy prte-t-elle ? Parce quen elle sincarne le dernier grand avatar dumythe rationaliste de lOccident, de sa religion du progrs, de sa combinaison,historiquement unique, de rvolution et de conservation. Le marxisme prolongeet continue, sur le plan pratique comme sur le plan thorique, la ligne des rvo-lutions du monde occidental depuis le XVIIe sicle, en la menant explicitement sa limite apparente ; mais, sous sa forme acheve, systmatique et ralise, il con-serve lessentiel de lunivers rationaliste-bourgeois au niveau le plus profond. Del, son progressisme essentiel, la confiance absolue en une raison de lhistoirequi aurait secrtement tout agenc pour notre bonheur futur et en sa propre capa-cit den dchiffrer les uvres ; de l, la forme pseudo- scientifique de ce d-chiffrement ; de l, la toute-dominance de concepts comme travail ou production,laccent exclusivement mis sur le