Catalogue de l'exposition "TOUS LES BATEAUX DU MONDE"

32 TOUS LES BATEAUX DU MONDE

Pêche et cabotage

Hormis les grands boutres transocéaniques, Pâris a documenté à Mascate une autre catégorie de bateaux arabes : les badan, dont il déforme légèrement le nom en beden. Essentiellement destinés à la pêche – parfois au transport pour les plus grands d’entre eux –, de dimen-sions modestes, n’excédant pas une quinzaine de mètres de long, les badan étaient construits dans les chantiers des côtes omanaises, à Sur, Matrah ou sur l’île de Masirah. Ils ont été en usage entre la péninsule de Musandam et Mukalla et même Aden (Yémen) jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle15. Ces bateaux étaient parfaitement adaptés aux conditions de navigation locales. Ils ont été beau-coup moins sujets aux infl uences européennes que les grands boutres et ont conservé certaines caractéristiques de construction arabe, comme leur forme à arrière pointu, l’usage de coutures pour certains assemblages, ou encore un type particulier de gouvernail maintenu et actionné par un système de cordages. L’immersion assez profonde du gouvernail permettait de réduire la dérive due au fond plat de la coque.

{15} Voir une description très complète des diff érents badan dans le livre de D. Agius, op. cit., pp. 98-105. Il a observé en 1996 quelques coques de badan en diff érents lieux du sultanat d’Oman et a recueilli de précieux témoignages oraux de plusieurs utilisateurs et constructeurs.

Pâris donne dans l’Essai16 la description de plusieurs types de badan. Les plus grands sont les badan safar servant à la pêche au thon et à divers transports. Ils « ont de 12 à 18 mètres de long et sont remarquables par leur fond plat et leurs deux quilles. » Pâris poursuit : ils « marchent bien ; ils portent mieux la voile et dérivent moins que ne le ferait croire leur manque de profondeur [...] La forme courbe et plate de leurs fonds les rend très propres à naviguer sur les bancs et à accoster sur les plages, les parties extrêmes de leurs quilles étant au ras de l’eau lorsqu’ils ne sont point chargés. » Bien qu’ils marchent le plus souvent à la voile, ils sont également munis d’avirons de forme irrégulière dont l’effi cacité est remarquée par Pâris.

Quant au badan seyad, essentiellement mû à l’aviron, il est plus petit que le badan safar et utilisé pour pêcher au fi let. Pâris en décrit la technique d’assemblage : « il n’a point de membrures ; ses diff érentes parties sont cousues au moyen de petits amarrages plats qui traversent les planches et pressent, à l’intérieur, un boudin d’étoupe imprégné de la composition résineuse dont tout le corps est enduit. La fausse étrave et le faux étambot sont unis au bateau par des attaches et sont soutenus par des courbes qui, au lieu de clous, ont des amarrages pour les fi xer. » Cette des-cription, les plans correspondants et la maquette réalisée

{16} F.-E. Pâris, Essai, op. cit., pp. 14-15.

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v | François-Edmond Pâris (1806-1893) « BEDEN SAFAR

DE MASCATE, AU MOUILLAGE

ET À LA VOILE »

In Essai sur la construction navale des peuples extra-européens Paris : Arthus Bertrand éditeur, 1843 Service Historique de la Défense-Département Marine, VI - AT416 / Pl. 7

> | François-Edmond Pâris (1806-1893) « BEDEN SEYAD, HALANT DES

FILETS. BAGGALA ET DUNGIYA

À LA VOILE »


> | BADAN SAFAR, BATEAU

DE PÊCHE DE MASCATE

Maquette à l’échelle 1/25 réalisée par Frédéric Baude sur les relevés de François Edmond Pâris 1873, bois et fi bre végétale 62 x 15 x 62,3 cm MnM 3 EX 5


Des traditions encore vivantes

Certains types de bateaux ou modes de construction observés par Pâris existent encore de nos jours, malgré les bouleversements sociaux, techniques et économiques intervenus depuis le début du xixe siècle. Sans doute cette continuité s’explique-t-elle par des facteurs culturels comme une fi délité particulière aux traditions. D’autres facteurs ont joué un rôle non négligeable dans la continuité de l’usage des bateaux traditionnels, comme leur effi cacité dans l’environnement concerné, ou le bon rapport coût/rendement pour les pêcheurs artisanaux, dont la pauvreté soulignée jadis par Pâris est toujours d’actualité.

Ainsi, en Andra Pradesh, dans le delta de la rivière Krishna, les population de pêcheurs de coquillages utilisent aujourd’hui encore des bateaux nommés « bateaux-souliers », dont la forme insolite avait étonné Pâris. Des familles entières vivent à bord de ces petites embarca-tions jusqu’à huit mois par an, et ne regagnent leur village que pendant la mousson.

Une permanence de certaines formes et techniques de construction a été remarquée par plusieurs spécialistes d’archéologie ou d’ethnographie nautiques. Cette région du monde constitue pour eux un terrain d’observation extrêmement précieux. De nombreux éléments des cultures nautiques vernaculaires peuvent encore y être étudiés9, ce qui permet de mettre les travaux fondateurs de Pâris en perspective et de les enrichir.

Pour rendre compte, à l’image de Pâris, des principales caractéristiques techniques et de l’environnement humain des bateaux traditionnels en usage au xixe siècle sur les côtes du sous-continent indien et au Sri Lanka, une sélec-tion d’embarcations particulièrement représentatives seront évoquées, selon l’ordre géographique adopté par Pâris dans l’Essai.

{9} Voir les travaux d’E. Kentley, L. Blue, C. Palmer et S. McGrail. Le résultat de leurs recherches a été publié sous la direction de S. McGrail en 2003.



v | François-Edmond Pâris (1806-1893) « CÔTE DE GOLCONDE N°1 »

In Voyage de la Favorite en 1830, 1831, 1832Aquarelle MnM B 178 / Pl. 14

> | INDIENS À BORD

DE BATEAU-SOULIERS

Photographie contemporaine. Bay of Bengal Programme Inter-Governmental Organisation (BOBP-IGO)

> | BATEAU-SOULIER DE

CORINGUI, CÔTE DE GOLCONDE

Maquette à l’échelle 1/16,6, réalisée par Eugène Gueret sur les relevés de François-Edmond Pâris 1876, tilleul et bambou 42,2 x 8,5 x 5,5 cm MnM 11 EX 1



< | PRAO MAYANG À UN MÂT

Maquette à l’échelle 1/16,6 collectée en Malaisie 1840, bois et fi bre végétale 94 x 29 x 74,8 MnM 29 EX 7

> | François-Edmond Pâris (1806-1893) « SOURABAYA PETIT PRAO

MAYANG AU PLUS PRÈS

TRIBORD AMURE »

In Voyage de la Favorite en 1830, 1831, 1832Aquarelle MnM B 178, Pl 93

w | Etienne Sigaut (1887-1983) PRAO INDONESIEN, JAVA

Première moitié du XXe siècle Tirage baryté8,5 x 8,6 cm MnM




Micronésie : une architecture navale singulière« Palulop était le père, et son troisième fi ls Aluluei. Pour le protéger, il le dota d’un nombre considérable d’yeux qui brillaient comme des étoiles… Palulop eut un quatrième fi ls qu’il appela Faravai… il fut saisi de terreur en voyant les yeux de son frère mais Aluluei lui expliqua que ces yeux étaient des étoiles dont il lui apprit les noms afi n qu’il devînt un grand navigateur. »14

La Micronésie comprend environ 2 200 îles dispersées sur plus de 3 000 kilomètres. Leurs habitants créèrent les pirogues les plus rapides d’Océanie, exclusivement à balancier, connues sous le nom de « praos volants »15.Les pirogues destinées aux navigations hauturières mesurent entre 7,5 et 12 mètres de long. Non pontées, elles portent une voile latine océanienne et une ou deux plates-formes opposées, où se tient le chef. La coque dissymétrique

{14} Poignant, op.cit., p. 81.

{15} A. C. Haddon, J. Hornell, op.cit. ; J. Neyret, op.cit, Anne Di Piazza, Erik Pearthree, « L’art d’être pirogues de voyage en Océanie insulaire », JSO 112, 2001-1, pp. 61-72.

> | François-Edmond Pâris (1806-1893) « PROS DE SATAWAL COURANT

GRAND LARGUE »


w | PRAO DE SATAWAL,

ARCHIPEL DES CAROLINES

Maquette à l’échelle 1/16,6 réalisée par l’atelier du musée naval sur les relevés de François-Edmond Pâris 1841, bois et fi bre végétale 62,5 x 49 x 61 cm MnM 33 EX 10

est une invention micronésienne : courbée latéralement, elle contrecarre la résistance du balancier qui fait dériver la pirogue. Ces caractéristiques sont visibles sur le plan, établi par Pâris, de la grande pirogue des îles Carolines. On y remarque un rare gouvernail d’étambot, une pagaie gouvernail et une écope munie d’un long manche pour puiser l’eau à fond de cale. Les extrémités élégamment recourbées se retrouvent sur les pirogues de l’île Chuuk qu’observa Pâris : « Les Pros du groupe des îles Hogoleu, de 6m50 à 9m75 de long sur 0m54 de large, sont d’une construction élégante et soignée ; les diverses pièces qui les composent sont si bien réunies qu’on n’en aperçoit que diffi cilement les coutures ; la carène est noire et le reste d’un beau rouge. »

Les petites pirogues de Yap servaient à la guerre. Leur proue et leur poupe arboraient deux frégates sculptées se faisant face, installées ou non selon que l’équipage arrivait chargé d’intentions belliqueuses ou pacifi ques….


« Un des Pros carolins qui nous accompagnaient depuis quelques heures vint à masquer ; aussitôt tous les hommes se portèrent sur la plate-forme de sous le vent, et, comme leur balancier coulait, ils fi lèrent les haubans de ce côté, descendirent la voile et le mât sur les leviers, où ils débarrassèrent tout, remâtèrent, hissèrent la voile et se remirent en route »Pâris, Essai sur la construction navale des peuples extra-européens, 1843, p. 100



En Méditerranée occidentale, il s’appuie sur le peintre de marine marseillais François Roux (qui lui procure le relevé d’un mourre de pouar utilisé comme pilote à Marseille), et sur plusieurs constructeurs locaux : pour le littoral du golfe du Lion, il utilise la documentation de Jules Vence3, fi ls d’un charpentier de marine de La Ciotat, qui lui donne les plans d’une bette de Martigues à fond plat. Le constructeur marseillais Jouvin lui fournit des plans de bateaux catalans (une petite barque de pêche et une barque de mitjana, ou balancelle, caboteur qui s’aventure jusqu’aux Antilles), un constructeur de Martigues celui d’un bateau-bœuf, qui tire son appellation de son utilisation pour traîner le fi let en couple, à l’instar d’un attelage bovin. Pâris ne pouvait omettre la grande allège d’Arles utilisée dans le delta du Rhône, bien connue par les représentations de Baugean (1814) et des peintres de la famille Roux, pas plus que les grandes tartanes, représentées dans les mêmes sources.

{3} Vence publiera en 1897 un précieux ouvrage intitulé Construction des bateaux et embarcations à voile latine.

Ce bateau gréé d’une voile latine et d’un large foc se déclinait en unités de pêche ou de transport, selon la taille.

Dans ces pays du sud de l’Europe, le réseau d’informateurs de Pâris est surtout constitué de collègues offi ciers de marine, mobilisés par les plus hautes autorités : en Italie, l’amiral Acton, ministre de la Marine, et l’amiral Fincati dessinent les bateaux de pêche et de transport côtier de l’Adriatique. Au Portugal, c’est également le ministre de la Marine, le docteur Fonseca, qui communique les plans de l’extraordinaire muleta, complétée par des dessins du conservateur du Musée naval de Madrid, le peintre Raphael Monléon. Ce bateau de pêche et de charge de l’estuaire du Tage se caractérise par une étrave arrondie et haute, étrangement hérissée de pointes métalliques, et par un assemblage complexe de focs fort utiles lorsqu’on tire le fi let à la dérive.


v | Victor Jouvin (actif au XIXe siècle) PLAN D’ALLÈGE D’ARLES

1840 Échelle 1/25, 170 x 150 cm MnM plan 8053

v | GRANDE ALLÈGE D’ARLES

Maquette à l’échelle 1/25 réalisée par Charles Hamellin sur les plans du constructeur Victor Jouvin 1881Bois, fi bre végétale, métal 123 x 127 x 29,5 cm MnM 5 CP 1

> | Frédéric Roux (1805-1874) « GRANDE ALLÈGE D’ARLES »

Aquarelle in Album Marine « dédié et présenté à S.A.R Monseigneur le duc d’Orléans prince royal par son très humble et très soumis serviteur F.Roux, peintre de marine. »MnM J 3398 / PL. 4

L’allège pouvait transporter des charges volumineuses, comme ici du foin de la Crau.


v | Jean-Jérôme Beaugean (1764-1819) « TARTANE EMBARQUANT

DES PIERRES DE TAILLE »

In Marines Paris : Ostervald, 1817MnM V.438

> | Claude Ropolo (1877-1967)TARTANES AU PORT

DE MARSEILLE.

CHARGEMENT DE TUILES

1914-1918D’après un négatif verreMnM 2005.17.16



De l’Inde aux Amériques, en passant par l’Extrême-Orient et l’Océanie, ce livre invite à un voyage au cœur des cultures maritimes du monde, à bord des bateaux des peuples de la mer. Formes, matériaux et modes de construction révèlent l’incroyable ingéniosité des hommes à concevoir une solution nautique adaptée à leurs besoins, à leur milieu naturel et à leur contexte économique. Ce panorama s’appuie sur l’œuvre d’un homme d’exception, l’amiral Pâris. Marin, savant, artiste du XIXe siècle, il a pressenti l’importance de ce patrimoine et défini un nouveau champ d’étude : l’ethnographie nautique. Ses plans, aquarelles, maquettes mais aussi des photographies plus contemporaines révèlent la diversité des embarcations traditionnelles, dont la disparition ou la mutation affecte le quotidien des populations. À travers les bateaux, ce sont les hommes qui sont présents.

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