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12.56 515614
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 192 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,055 mm) = 12.56 ----------------------------------------------------------------------------
Jeanne de la périgouse
Cathou Quivy
Cath
ou Q
uivy
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Couverture : photo©C.Pitat retouches photographiques et
mise en page : Iss dessin © Nora Bertone.
Photos : Catherine Pitat
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« La vie est une phrase interrompue ».
Victor Hugo
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Jeanne
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Dédicaces
Je dédie cette biographie à mes enfants, mes petits-
enfants et arrières petits enfants qui depuis si
longtemps m’exhortent à l’écrire : « Écris nous ton
livre, maman, rien que pour nous, on aimerait tant ! »,
dit Jeanne.
Je dédie ce livre à toutes les institutrices et à tous
les instituteurs de campagne qui ont avec abnégation
et enthousiasme, exercé leur si beau mais si difficile
métier… et en particulier à mon amie Jeanne, dit
Catherine.
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Avant-propos
J’ai mis longtemps avant de trouver le bon rythme
pour l’écriture de cette biographie, [pour être exacte, je
devrais dire pour la retranscrire] non, parce que celle
qui me faisait face, n’était pas explicite dans ses
souvenirs ou qu’elle en occultait des pans ou des
parties, mais plutôt parce qu’elle était incroyablement
précise et déterminée à me dévoiler le cours de sa vie.
J’avais l’impression que je m’immisçais dans sa
mémoire et du coup, en me désignant comme sa
dépositaire, elle m’imprimait quelque chose de l’ordre
de l’appréhension à la décevoir et de l’angoisse à
désenchanter son récit. Car Jeanne possédait une
énorme envie de léguer son histoire et de témoigner
des changements survenus durant sa vie. Mais
transmettre son savoir ou ses souvenirs, n’est-ce pas
pour elle, indissociable de sa condition d’institutrice ?
J’ai commencé par enregistrer les paroles de
Jeanne, mais ni elle ni moi n’étions à l’aise avec ce
procédé. J’ai donc décidé de prendre des notes
lorsqu’elle s’exprimait puis à l’aide de mon ordinateur,
je transcrivais sa parole une fois rentrée chez moi. Puis
j’imprimais, et lui donnais à lire ces premières pages.
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Elle les modifiait, ajoutait des précisions ou des
commentaires qu’elle retrouvait à la relecture de ce
que j’avais déjà écrit pour elle.
C’est ainsi, en lui rendant maintes fois visites que
se structura mon texte qui est d’abord le sien. Mon
livre achevé ; je lui redonnerai ses pages ; remplies de
sa belle écriture ronde, bien tracée, facile à lire, sans
hésitation et sans faute ; car elles sont sa propriété.
Et puis je m’étais attaquée à l’écriture d’une fiction
qui prenait racine au plus profond de mon enfance :
conduire en parallèle la construction de ces deux
manuscrits, me soutenait car je pouvais passer de l’un
à l’autre avec plaisir.
Je compris petit à petit qu’utiliser mon propre
vocabulaire et ma façon d’écrire, n’altérait en rien sa
parole mais qu’au contraire en me l’appropriant, je la
rendais plus vivante et plus aisée à parcourir. Il me
fallait trouver sa cadence et suivre sa respiration.
Jeanne possède une bonne humeur et une vitalité si
grande et si communicative que je me laissais
convaincre de devenir, et avec grand plaisir, sa plume !
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Présentation
La Périgouse dans le patois d’ici, ça signifie : « la
pierre sèche » ; et des pierres sèches, là-haut sur le
causse de Sauveterre, il y en a partout et à perte de
vue. Des pierres faites d’un calcaire blanc, friable, et
si léger qu’il tinte quand on marche dessus. Une
pierre qui se délite et qui donne l’incroyable
impression, de piétiner des morceaux de vaisselle
brisée avec les semelles de nos chaussures. Le Causse
c’est aussi le domaine du vent et des herbes folles
qu’on appelle des cheveux d’ange, qui brillent sous le
soleil et qui transforment le paysage chaque début
d’été, en un ondoiement lumineux. C’est aussi celui
des grands troupeaux de moutons qui se confondent
de loin avec les rochers dont ils ont pris la couleur,
des vautours qui planent avec lenteur en suivant les
courants du vent pour s’élever dans le ciel et des
vastes maisons bâties sur des voûtes, aux toits
couverts de lourdes lauzes de pierre, aux murs épais
et massifs qui les arriment au sol. C’est un paysage
immense, aride, aux amplitudes de températures
énormes, beau à couper le souffle mais difficile à
appréhender et à endosser, lorsqu’on n’y est pas né.
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Jeanne y habite depuis qu’elle est mariée, ou à peu
près, dans un vieux mas, défini par un grand nombre
de bâtiments en pierre, reliés entre eux par des
ruelles, des voûtes ou des escaliers. Et, si elle a les
deux pieds bien ancrés dans ce sol rocailleux, elle n’y
a pas toujours vécu : elle explique même d’un air
malicieux : « j’ai beaucoup voyagé, vous savez ! ».
Elle ajoute qu’elle aime ces grands espaces où le
soleil reste présent beaucoup plus longtemps que dans
le fond de la vallée où, dès quatre heures de l’après-
midi, il disparaît tout à coup derrière les grandes
falaises ! Comme si quelqu’un éteignait brusquement
la lumière. « Mon aïeule est née à quelques distances
d’ici et j’aime à penser que je suis comme elle ; une
« caussenarde », ajoute-t-elle avec un petit brin
d’orgueil.
Elle vit seule mais à côté de la maison de ses
enfants, dans une demeure envahie de chats gris aux
longs poils et de chiens bruyants et démonstratifs qui
montent une garde toute approximative. Depuis sa
terrasse, elle aime embrasser du regard l’immense
paysage qui s’étale devant elle, changeant et variable
suivant la saison, la lumière et l’heure de la journée.
Elle désigne du doigt les chevaux au poil bourru qui
viennent boire dans l’abreuvoir à quelques dizaine de
mètres de son habitation et dit : « ils sont beaux en
hiver, on dirait qu’ils sont habillés de velours ! »
Merveilleuse Jeanne qui malgré ses quatre-vingt-
treize ans, garde ce formidable pouvoir de s’étonner
des beautés d’une nature qu’elle connaît pourtant par
cœur.
Il est difficile de donner un âge à Jeanne tant elle
fait jeune : elle n’est pas grande mais elle se tient
droite et s’excuse de devoir se servir d’une canne de
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temps à autre. Elle est toujours habillée de façon
élégante et toujours impeccablement coiffée. Ses
yeux gris clairs changent de teinte selon ce qu’elle ce
qu’elle évoque : souvenir nostalgique ou réminiscence
de bonheur ou de félicité.
Jeanne aime à annoncer son âge et espère
secrètement, quelques compliments tout à fait
légitimes et ô combien mérités !
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Chapitre premier
Ma jeunesse
Nous sommes au début de l’année 2012, et la très
vieille mais très jolie et alerte dame aux cheveux
blancs qui me raconte sa vie est née à Prades au
milieu des gorges du Tarn, il y aura quatre-vingt-
douze ans dans quelques semaines ! Prades, c’est un
petit village féodal avec ses maisons en pierre de
calcaire clair, blotties autour d’un grand château qui
domine la rivière de ses murs formidables, au soleil à
l’abri des hautes falaises blanches. Ses parents et
leurs deux familles étaient originaires des gorges, eux
aussi.
Toute la mémoire de Jeanne est intacte : elle est
vive, enjouée et terriblement bavarde. J’ai écouté
Jeanne narrer le fil de son histoire, et une fois
revenue chez moi, j’ai transcrit à l’aide de mon
ordinateur ce qu’elle m’avait conté. Je lui ai alors
donné à relire les quelques pages déjà imprimées et
lui ai demandé de corriger ou d’ajouter tout ce
qu’elle voulait ! C’était sans compter sur l’envie
qu’elle avait de raconter sa vie ; et c’est elle qui a
écrit d’une jolie écriture régulière et soignée le récit
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qui va suivre. La vielle instructrice, pour ne pas se
renier, a utilisé des grandes copies à petits carreaux,
les mêmes que celles que je remplissais quand j’étais
encore élève. Je suis retournée la voir bon nombre de
fois et au fil de mes visites son récit s’est construit ; je
me suis juste contentée de le mettre en forme. Ce dont
je ne me doutais pas c’est que Jeanne avait conservé
son habitude d’une orthographe irréprochable et elle
corrigeât à plusieurs reprises des fautes que ma
machine n’avait pas détectées. Je l’admirais d’autant
plus ; car rien ne lui échappait ; ni à son œil aiguisé,
ni à son esprit critique. Nous modifiâmes ainsi nos
écrits et nos corrections qui grossissaient de mes
nombreux questionnements et de ses commentaires,
au fur et à mesure de mes visites et de nos échanges.
« Ma grand-mère maternelle Mélanie, tenait un petit
bureau de tabac et préparait de temps à autre des repas
pour des gens de passage. A cette époque on voyait
encore souvent passer des mendiants (aujourd’hui on
dirait des SDF.) qui cheminaient de bourg en bourg, en
suivant la route. Certains savaient que Mélanie leur
servirait un bol de soupe chaude avec un quignon de
pain, au coin de la cheminée et qu’elle les autoriserait à
dormir à l’abri sur le tas de copeaux de l’atelier de son
mari. Car mon grand-père Prosper, était sabotier et,
petite fille, j’adorais me glisser dans son échoppe par
une porte située sous la terrasse de la maison pour le
regarder travailler. Il était très adroit pour transformer
un rondin de bois en un joli sabot qu’il décorait d’une
fleur sculptée à l’aide d’un petit ciseau à la lame
recourbée et très affutée. Mélanie était une femme très
gaie et il lui arrivait souvent, me dit Jeanne, qu’elle
imite pour s’amuser le discours et les paroles d’un de
ses « clients » pour faire rire tout son petit monde.
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Jeanne possède une belle photo en noir et blanc, prise à
Prades devant la petite maison de ses grands-parents.
On peut y voir la jeune Mélanie en longue robe ample
et serrée à la taille, les cheveux retenus dans un chignon
haut placé sur la tête, Prosper Durand son mari, Louis
Durand l’arrière-grand-père dans sa longue blouse de
maquignon. Et puis on y voit Marie, la mère de Jeanne,
adolescente, la chevelure sagement partagée en deux
bandeaux réguliers sur le front, ainsi que les deux
jeunes frères de cette dernière. Derrière le petit groupe
on aperçoit un gros tas de belles branches de noyer,
émondées et écorcées : c’est la réserve du sabotier !
Jeanne ne sait pas qui a pris la photo ni qui est cet
homme que l’on voit assis, sur la gauche du groupe.
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Je me suis arrêtée à Prades, un jour que je
revenais de La Périgouse, pour découvrir l’école et
retrouver la petite maison de Mélanie. Un homme âgé
me regarde passer, mon appareil photo à la main,
depuis son balcon. Après l’avoir salué, je lui
demande s’il est originaire de Prades. Et surtout s’il
sait où se trouve la maison de Prosper Durand,
l’ancien sabotier. « Pourquoi me dit-il histoire de me
taquiner, « Ai-je une tête à ne pas être de Prades ? Le
sabotier, non, mais des Martin j’en connais et je peux
vous y accompagner si vous voulez. » Je lui emboîtai
le pas et fis ainsi connaissance de Georges, le frère
de Jeanne. Il habite avec sa femme au village, à
l’année depuis qu’ils sont tous les deux à la retraite.
Il exprime toute l’admiration qu’il a pour sa sœur
« car » dit-il, alors qu’il a été lui-même instituteur
toute sa vie, « je n’aurai jamais pu accepter les
conditions de vie et de travail de Jeanne dans ces
petites écoles, éloignées de tout. » Il a tenu à me
montrer lui-même le petit café restaurant de sa
grand-mère construit en bordure de route. La maison
n’a pas beaucoup changé ; elle est hélas quasi à
l’abandon et Georges me dit avec regret que les
propriétaires ne viennent que très rarement et ne
prennent pas le temps d’entretenir le bâtiment. On
accède dans la salle qui servait de café par une
minuscule terrasse, située légèrement en surplomb
par rapport à la route. La chambre des grands
parents était à l’étage. Une espèce d’appentis en
ciment a été construit devant la façade, pour agrandir
la salle à manger parce qu’il arrivait que les clients
de Mélanie fussent trop nombreux certains jours, et il
avait fallu pousser les murs ! En contrebas, la porte
de l’atelier de Prosper, est désespérément close. De
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l’autre côté de la route se dresse l’école. Un
appartement social y a été aménagé sur toute la
surface du premier étage. Le rez-de-chaussée de la
grande bâtisse crépi de gris, sert de salle de réunions.
La liste des morts des deux dernières guerres gravée
sur du marbre, est fixée sur un mur : l’école a servi
de mairie durant quelques années. Outre
l’architecture caractéristique des écoles rurales de
cette époque, la cloche toujours accrochée au-dessus
de la porte d’entrée, atteste de la fonction première
du bâtiment. « Mélanie, se retrouva veuve alors
qu’elle était encore jeune » me précisa Georges. Elle
se remaria assez vite avec le propre frère de son
mari. Les deux hommes étaient ennemis jurés suite à
un différend dont je ne connais pas l’origine mais
Mélanie avait du caractère !
Je pensais à Jeanne qui avait indubitablement
hérité de ce trait de caractère de sa grand-mère…
Je fis lire ce que je venais d’écrire à Jeanne et
l’écheveau de ses souvenirs se déroula…
Mon grand père Prosper, me dit Jeanne, tomba
gravement malade en octobre 1936, à l’époque où
j’étais pensionnaire à l’école Jeanne d’Arc à Mende.
Ce fut pour moi un vrai choc, car je me sentais très
proche de ce papy aux longues moustaches à la
gauloise, au magnifique sourire qui s’ouvrait sur une
dentition exceptionnellement blanche et bien alignée.
Quand nous étions enfants, il nous prenait sur ses
genoux et nous faisait sauter pour jouer au cheval. Il
nous racontait de belles histoires où des fées se
cachaient dans les grottes que l’on trouve en grand
nombre dans les falaises du Tarn. Il disait qu’elles
sortaient danser les soirs de pleine lune, mais qu’il était
très difficile de les apercevoir. Quand je vins à Prades,
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aux vacances de Noël, je fus surprise de trouver mon
grand-père alité : il était mourant… Très émue je
m’approchai de son lit, il saisit mes mains et les serra
très fort et d’une voix faible me dit : « Jeannette, je
suis fière de toi, continue à bien travailler en classe. »
Je me penchai pour l’embrasser et me retirai pour
cacher mes larmes. Mes parents vinrent de La
Bourboule pour ses obsèques : ce fut pour moi mon
premier deuil. L’absence de ce grand-père me fut
longtemps douloureuse.
Grand-mère continua son commerce de buraliste
mais abandonna son activité de restauration. Son beau-
frère (veuf lui aussi) habitait une maison juste derrière
la sienne. Il rendait de menus services à Mamy, comme
lui couper du bois pour la cheminée. En contrepartie
elle lui lavait son linge et l’invitait souvent à partager
son repas. Bientôt des rumeurs se mirent à circuler dans
le village. Grand-mère était très pratiquante et je me
souviens des prières qu’elle nous faisait réciter à Marie
et moi, avant d’aller nous coucher. Or, une nuit, un
violent orage éclata, les éclairs se succédaient et le
tonnerre grondait sans discontinuité. Apeurée, j’allais
avec ma sœur me réfugier auprès de mes grands-
parents. Je vis Mélanie allumer un cierge béni et
asperger les murs de la chambre avec de l’eau bénite à
l’aide d’un rameau de buis, tout en récitant à haute voix
cette prière : « Sainte Marie Madeleine, protégez nous
de la foudre et du tonnerre ». L’envie de rire nous prit
ma sœur et moi, de façon irrésistible, mais un coup
d’œil sévère de Mélanie nous fit comprendre que nous
devions prier nous aussi. L’envie de pouffer nous quitta
brusquement. Dans de telles conditions, il était
impensable que ma grand-mère puisse vivre avec un
homme sans se marier et après des années de veuvage,
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à quatre-vingts ans passés, elle décida d’épouser
civilement et religieusement son beau-frère. Mais elle
n’en informa pas ses enfants. Quant à moi, je l’appris
alors que j’étais déjà en poste à Montredon. Un tel
remariage provoquait de fortes critiques et réprobations
de la part de la famille d’abord, des voisins ensuite qui
organisèrent un charivari sous ses fenêtres et dans les
ruelles de Prades. On parcourait alors les rues en
cortège en tapant sur des casseroles, des tambours ou
des bidons, en chantant et en sifflant, jusqu’à la porte
des nouveaux mariés qui devaient offrir à boire à tous !
Espèce de caricature des cortèges apprêtés pour les
mariages, les charivaris étaient destinés à tourner en
dérision une union jugée mal assortie ou inconvenante
par la majorité des gens. Pauvre Mélanie… elle ne
méritait pas ça, d’autant que dès lors sa propre famille
lui tourna le dos. Elle vécut deux ans avec son nouveau
mari et mourut d’un œdème pulmonaire à quatre-vingt-
cinq ans. Elle fit appeler ma mère qui eut le temps de
lui demander pardon de son attitude. Aujourd’hui
encore, dit Jeanne, je regrette notre comportement :
nous agissons souvent en égoïste sans réaliser la peine
que nous faisons à celui ou à celle que nous avons en
face. Le chagrin que nous avons causé à notre grand-
mère est inacceptable. On devrait toujours écouter son
cœur, ajouta songeuse la vieille dame. Mélanie repose
aujourd’hui dans le cimetière de Prades auprès des
siens.
Ma grand-mère Mélanie exerça en outre une autre
profession, précisa Jeanne : elle fut durant plusieurs
années, nourrice pour quatre bébés. Elle nourrissait au
sein des bébés qu’elle a élevés jusqu’à ce qu’ils soient
suffisamment grands pour être sevrés. Je me souviens
qu’un jour je vis arriver un monsieur chargé de