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___________________________________________________________________________________________________________ Cauchemar en jaune, F.BROWN __________________________________________________________________________________________________________ Il fut tiré du sommeil par la sonnerie du réveil, mais resta couché un bon moment après l'avoir 5 fait taire, à repasser une dernière fois les plans qu'il avait établis pour une escroquerie dans la journée et un assassinat le soir. Il n’avait négligé aucun détail, c'était une simple récapitulation finale. A vingt heures quarante- six il serait libre, dans tous les sens du mot. Il avait fixé le moment parce que c'était son 10 quarantième anniversaire et que c'était I'heure exacte où il était né. Sa mère, passionnée d'astrologie, lui avait souvent rappelé la minute précise de sa naissance. Lui-même n'était pas superstitieux, mais cela flattait son sens de l'humour de commencer sa vie nouvelle à quarante ans, à une minute près. 15 De toutes façons, le temps travaillait contre lui. Homme de loi spécialisé dans les affaires immobilières, il voyait de très grosses sommes passer entre ses mains ; une partie de ces sommes y restait. Un an auparavant, il avait « emprunté » cinq mille dollars, pour les placer dans une affaire sûre, qui allait doubler ou tripler la mise, mais où il en perdit la totalité. Il « emprunta » un nouveau capital, pour diverses spéculations, et pour rattraper sa perte initiale. Il avait maintenant 20 environ trente mille dollars de retard, le trou ne pouvait guère être dissimulé désormais plus de quelques mois et il n'y avait pas le moindre espoir de le combler en si peu de temps. Il avait donc résolu de réaliser le maximum en argent liquide sans éveiller les soupçons, en vendant diverses propriétés. Dans l'après-midi il disposerait de plus de cent mille dollars, plus qu'il ne lui en fallait jusqu'à la fin de ses jours. 25 Et jamais il ne serait pris. Son départ, sa destination, sa nouvelle identité, tout était prévu et fignolé, il n'avait négligé aucun détail. Il y travaillait depuis des mois. Sa décision de tuer sa femme, il l'avait prise un peu après coup. Le mobile était simple : il la 30 détestait. Mais c'est seulement après avoir pris la résolution de ne jamais aller en prison, de se suicider s'il était pris, que l'idée lui était venue : puisque de toutes façons il mourrait s'il était pris, il n'avait rien à perdre en laissant derrière lui une femme morte au lieu d'une femme en vie. Il avait eu beaucoup de mal à ne pas éclater de rire devant l'opportunité du cadeau 35 d'anniversaire qu'elle lui avait fait ( la veille avec vingt-quatre heures d'avance ) : une belle valise neuve. Elle l'avait aussi amené à accepter de fêter son anniversaire en allant dîner en ville, à sept heures. Elle ne se doutait pas de ce qu'il avait préparé pour continuer la soirée de fête, Il la ramènerait à la maison avant vingt heures quarante-six et satisferait son goût pour les choses bien faites en se rendant veuf à la minute précise. Il y avait aussi un avantage pratique à la laisser 40 morte : s'il l'abandonnait vivante et endormie, elle comprendrait ce qui s'était passé et alerterait la police en constatant, au matin, qu'il était parti. S'il la laissait morte, le cadavre ne serait pas trouvé avant deux et peut-être trois jours, ce qui lui assurerait une avance bien plus confortable. A son bureau tout se passa à merveille ; quand l'heure, fut venue d'aller retrouver sa femme, 45 tout était paré. Mais elle traîna devant les cocktails et traîna encore au restaurant ; il en vint à se demander avec inquiétude s'il arriverait à la ramener à la maison avant vingt heures quarante-six

Cauchemar en jaune, F

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Page 1: Cauchemar en jaune, F

___________________________________________________________________________________________________________Cauchemar en jaune, F.BROWN

__________________________________________________________________________________________________________

Il fut tiré du sommeil par la sonnerie du réveil, mais resta couché un bon moment après l'avoir 5 fait taire, à repasser une dernière fois les plans qu'il avait établis pour une escroquerie dans la journée et un assassinat le soir.

Il n’avait négligé aucun détail, c'était une simple récapitulation finale. A vingt heures quarante-

six il serait libre, dans tous les sens du mot. Il avait fixé le moment parce que c'était son 10 quarantième anniversaire et que c'était I'heure exacte où il était né. Sa mère, passionnée d'astrologie, lui avait souvent rappelé la minute précise de sa naissance. Lui-même n'était pas superstitieux, mais cela flattait son sens de l'humour de commencer sa vie nouvelle à quarante ans, à une minute près.

15 De toutes façons, le temps travaillait contre lui. Homme de loi spécialisé dans les affaires

immobilières, il voyait de très grosses sommes passer entre ses mains ; une partie de ces sommes y restait. Un an auparavant, il avait « emprunté » cinq mille dollars, pour les placer dans une affaire sûre, qui allait doubler ou tripler la mise, mais où il en perdit la totalité. Il « emprunta » un nouveau capital, pour diverses spéculations, et pour rattraper sa perte initiale. Il avait maintenant 20 environ trente mille dollars de retard, le trou ne pouvait guère être dissimulé désormais plus de quelques mois et il n'y avait pas le moindre espoir de le combler en si peu de temps. Il avait donc résolu de réaliser le maximum en argent liquide sans éveiller les soupçons, en vendant diverses propriétés. Dans l'après-midi il disposerait de plus de cent mille dollars, plus qu'il ne lui en fallait jusqu'à la fin de ses jours. 25

Et jamais il ne serait pris. Son départ, sa destination, sa nouvelle identité, tout était prévu et

fignolé, il n'avait négligé aucun détail. Il y travaillait depuis des mois. Sa décision de tuer sa femme, il l'avait prise un peu après coup. Le mobile était simple : il la 30

détestait. Mais c'est seulement après avoir pris la résolution de ne jamais aller en prison, de se suicider s'il était pris, que l'idée lui était venue : puisque de toutes façons il mourrait s'il était pris, il n'avait rien à perdre en laissant derrière lui une femme morte au lieu d'une femme en vie.

Il avait eu beaucoup de mal à ne pas éclater de rire devant l'opportunité du cadeau 35

d'anniversaire qu'elle lui avait fait ( la veille avec vingt-quatre heures d'avance ) : une belle valise neuve. Elle l'avait aussi amené à accepter de fêter son anniversaire en allant dîner en ville, à sept heures. Elle ne se doutait pas de ce qu'il avait préparé pour continuer la soirée de fête, Il la ramènerait à la maison avant vingt heures quarante-six et satisferait son goût pour les choses bien faites en se rendant veuf à la minute précise. Il y avait aussi un avantage pratique à la laisser 40 morte : s'il l'abandonnait vivante et endormie, elle comprendrait ce qui s'était passé et alerterait la police en constatant, au matin, qu'il était parti. S'il la laissait morte, le cadavre ne serait pas trouvé avant deux et peut-être trois jours, ce qui lui assurerait une avance bien plus confortable.

A son bureau tout se passa à merveille ; quand l'heure, fut venue d'aller retrouver sa femme, 45

tout était paré. Mais elle traîna devant les cocktails et traîna encore au restaurant ; il en vint à se demander avec inquiétude s'il arriverait à la ramener à la maison avant vingt heures quarante-six

Page 2: Cauchemar en jaune, F

C'était ridicule, il le savait bien, mais il avait fini par attacher une grande importance au fait qu'il voulait être libre à ce moment-là et non une minute avant ou une minute après. Il gardait l’œil sur sa montre. 50

Attendre d'être entrés dans la maison l'aurait mis en retard de trente secondes. Mais sur le

porche, dans l'obscurité, il n’y avait aucun danger ; il ne risquait rien, pas plus qu'à l'intérieur de la maison. Il abattit la matraque de toutes ses forces, pendant qu'elle attendait qu'il sorte sa clé pour 55 ouvrir la porte. Il la rattrapa avant qu'elle ne tombe et parvint à la maintenir debout, tout en ouvrant la porte de l'autre main et en la refermant de l'intérieur.

Il posa alors le doigt sur l'interrupteur et une lumière jaunâtre envahit la pièce. Avant qu'ils

aient pu voir que sa femme était morte et qu'il maintenait le cadavre d'un bras, tous les invités à la 60 soirée d'anniversaire hurlèrent d'une seule voix :

- Surprise !

65

Fredric BROWN, Fantômes et farfafouilles, Denöel - 1963

Page 3: Cauchemar en jaune, F

________________________________________________________________________ La parure, G. de MAUPASSANT

________________________________________________________________________

C'était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérances, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l'Instruction publique.

Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée; car les 5 femmes n'ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d'élégance, leur souplesse d'esprit sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l'usure des sièges, de 10 la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et I‘indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres nettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges 15 fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention.

Quand elle s'asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d'une nappe de trois 20 jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d'un air enchanté: «Ah! le bon pot-au-feu! je ne sais rien de meilleur que cela, elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d'oiseaux étranges au milieu d'une forêt de féerie; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, 25 tout en mangeant la chair rose d'une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n'avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n'aimait que cela; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu'elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de 30 désespoir et de détresse.

Or, un soir, son mari rentra, l'air glorieux et tenant à la main une large enveloppe. -Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi. Elle déchira vivement le papier et en tira une carte qui portait ces mots: "Le ministre de l'Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel 35

de leur faire l'honneur de venir passer la soirée à l'hôtel du ministère, le lundi 18 janvier."

Au lieu d'être ravie, comme l'espérait son mari, elle jeta avec dépit l'invitation sur la table, murmurant:

- Que veux-tu que je fasse de cela?

- Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c'est une 40 occasion, cela, une belle! J'ai eu une peine infinie à l'obtenir. Tout le monde en veut; c'est très recherché et on n'en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

Elle le regardait d'un oeil irrité, et elle déclara avec impatience:

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- Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là?

Il n'y avait pas songé; il balbutia: 45 - Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi... Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes

descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche; il bégaya: - Qu'as-tu? qu'as-tu? 50 Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d'une voix calme en

essuyant ses joues humides: - Rien. Seulement je n'ai pas de toilette et par conséquent, je ne peux aller à cette fête.

Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi. Il était désolé. Il reprit: 55 - Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te

servir encore en d'autres occasions, quelque chose de très simple?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe. 60

Enfin, elle répondit en hésitant: - Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu'avec quatre cents francs je pourrais

arriver. ll avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s'offrir des

parties de chasse, l'été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient 65 tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant: - Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d'avoir une belle robe. Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette

était prête cependant. Son mari lui dit un soir: 70 - Qu'as-tu? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours. Et elle répondit: - Cela m'ennuie de n'avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J'aurai l'air

misère comme tout. J'aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. Il reprit: 75 - Tu mettras des fleurs naturelles. C'est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu

auras deux ou trois roses magnifiques. Elle n'était point convaincue. - Non... il n'y a rien de plus humiliant que d'avoir l'air pauvre au milieu de femmes riches. Mais son mari s'écria: 80 - Que tu es bête! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des

bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela. Elle poussa un cri de joie. - C'est vrai. Je n'y avais point pensé. Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla 85

vers son armoire à glace, prit un large coffret, l'apporta, l'ouvrit, et dit à Mme Loisel: - Choisis, ma chère. Elle vit d'abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et

pierreries, d'un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours: 90

Page 5: Cauchemar en jaune, F

- Tu n'as plus rien d'autre?

- Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire. Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants;

et son coeur se mit à battre d'un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l'attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante. et demeura en extase devant elle-même. 95

Puis, elle demanda, hésitante, pleine d'angoisse: - Peux-tu me prêter cela, rien que cela?

- Mais oui, certainement. Elle sauta au cou de son amie, l'embrassa avec emportement, puis s'enfuit avec son

trésor. 100 Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes,

élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le Ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, 105 dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au coeur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s'amusaient beaucoup. 110

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu'il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l'élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s'enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s'enveloppaient de riches fourrures.

Loisel la retenait: 115 - Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre. Mais elle ne l'écoutait point et descendait rapidement l'escalier. Lorsqu'ils furent dans la

rue, ils ne trouvèrent pas de voiture; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu'ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin, ils trouvèrent sur le quai un 120 de ces vieux coupés noctambules qu'on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s'ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu'à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C'était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu'il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêlements dont elle s'était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se 125 voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n'avait plus sa rivière autour du cou!

Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda: - Qu'est-ce que tu as?

Elle se tourna vers lui, affolée: 130 - J'ai... j'ai... je n'ai plus la rivière de Mme Forestier. Il se dressa, éperdu: - Quoi!... comment!... Ce n'est pas possible! Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches,

partout. Ils ne la trouvèrent point. 135

Page 6: Cauchemar en jaune, F

Il demandait: - Tu es sûre que tu l'avais encore en quittant le bal?

- Oui, je l'ai touchée dans le vestibule du Ministère. - Mais si tu l'avais perdue dans la rue, nous l'aurions entendue tomber. Elle doit être dans

le fiacre. 140 - Oui. C'est probable. As-tu pris le numéro?

- Non. Et toi, tu ne l'as pas regardé?

- Non. Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla. - Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la 145

retrouverai pas. Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une

chaise, sans feu, sans pensée. Son mari rentra vers sept heures. Il n'avait rien trouvé. Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, 150

aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d'espoir le poussait. Elle attendit tout le jour, dans le même état d'effarement devant cet affreux désastre. Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie; il n'avait rien découvert. - Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais 155

réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner. Elle écrivit sous sa dictée. Au bout d'une semaine, ils avaient perdu toute espérance. Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara: - Il faut aviser à remplacer ce bijou. 160 Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l'avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier,

dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres: - Ce n'est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière; j'ai dû seulement fournir l'écrin. Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l'autre,

consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d'angoisse. 165 Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais Royal, un chapelet de diamants qui leur parut

entièrement semblable à celui qu'ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu'on le reprendrait pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin 170 de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à I'un, cinq cents à l'autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les 175 races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s'il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l'avenir, par la noire misère qui allait s'abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs. 180

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d'un air froissé: - Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais en avoir besoin.

Page 7: Cauchemar en jaune, F

Elle n'ouvrit pas l'écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s'était aperçue de la substitution, qu'aurait-elle pensé? qu'aurait-elle dit? Ne l'aurait-elle pas prise pour une voleuse? 185

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne; on changea de logement; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle 190 savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps. 195 Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commerçant, et la nuit,

souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page. Et cette vie dura dix ans. Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et

l'accumulation des intérêts superposés. 200 Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et

rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée. 205

Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver!

210 Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Elysées pour se

délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas? 215

Elle s'approcha. - Bonjour, Jeanne. L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette

bourgeoise. Elle balbutia: 220 - Mais... madame!... Je ne sais... Vous devez vous tromper. - Non. Je suis Mathilde Loisel. Son amie poussa un cri. - Oh!... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée!... - Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue; et bien des misères... et cela à 225

cause de toi!... - De moi . . . Comment ça?

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

- Oui. Eh bien? 230

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- Eh bien, je l'ai perdue. - Comment! puisque tu me l'as rapportée. - Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu

comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente. 235

Mme Forestier s'était arrêtée. - Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne?

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein! Elles étaient bien pareilles. Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve. Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains. 240 - Oh! ma pauvre Mathilde! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents

francs!...

Guy de Maupassant Nouvelle parue dans le Gaulois, le 17 février 1884.

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______________________________________________________________________ Le credo, J.STERNBERG

______________________________________________________________________

Il avait toujours été fascine par la publicité a la télévision. Il n'en manquait jamais aucune, les jugeait pleines d'humour, d'invention, et même les films l'intéressaient moins que les coupures 5 publicitaires dont ils étaient lardés. Et pourtant la pub ne le poussait guère a la consommation effrénée, loin de la. Sans être avare, ni particulièrement économe, il n'associait pas du tout la publicité a la notion d'achat.

Jusqu'au jour ou il abandonna son apathie d'avaleur d'images pour prendre quelque recul et constater que la plupart des pubs ménagères, alimentaires, vacancières ou banalement utilitaires 10 étaient toutes, d'une façon ou d'une autre, fondées sur la notion du plus, de la réussite a tous les niveaux, de la sante a toute épreuve, de l'hygiène a tout prix, de la force et de la beauté obtenues en un seul claquement de doigt.

Or, il avait toujours vécu avec la conscience d'être un homme fort peu remarquable, ni bien séduisant ni tellement laid, de taille moyenne, pas très bien bâti, plutôt fragile, pas spécialement 15 attire par les femmes et fort peu attirant aux yeux de ces mêmes femmes. Bref, il se sentait dans la peau d'un homme comme tant d'autres, anonyme, insignifiant, impersonnel.

Il en avait souffert parfois, il s'y était fait a la longue. Jusqu'au jour ou, brusquement, toutes les publicités engrangées lui explosèrent dans la tête pour se concentrer en un seul flash aveuglant, converger vers une volonté bouleversante qui pouvait se résumer en quelques mots : il 20 fallait que ça change, qu'il devienne une bête de consommation pour s'affirmer un autre, un plus, un must, un extrême, un miracle des mirages publicitaires.

Il consacra toute son énergie et tout son argent a atteindre ce but: se dépasser lui-même. Parvenir au stade suprême: celui d'homme de son temps, de mâle, de héros de tous les jours, tous terrains, toutes voiles dehors. 25

C'est sur le rasoir Gillette qu'il compta pour décrocher la perfection au masculin et s'imposer comme le meilleur de tous en tout dès le matin. La joie de vivre, il l'ingurgita en quelques minutes grâce a deux tasses de Nescafé. Après s'être rase, il s'imbiba de Savane, l'eau de toilette aux effluves sauvages qui devaient attirer toutes les femmes, a l'exception des laiderons, évidemment. Et pour mettre encore plus d'atouts dans son jeu, en sortant de son bain, il s'aspergea de City, le 30 parfum de la réussite. Sans oublier d'avaler son verre d'eau d'Evian, la seule qui devait le mener aux sources pures de la sante. Il croqua ensuite une tablette de Nestlé, plus fort en chocolat, ce qui ne pouvait que le rendre plus fort dans la vie. Puis il décapsula son Danone se délectant de ce yaourt spermatique, symbole visuel de la virilité. Et termina par quelques gorgées de Contrex, légendaire contrat du bonheur. 35

Il eut la prudence de mettre un caleçon Dim, celui du mâle heureux. Sa chemise avait été lavée par Ariel qui assurait une propreté insoutenable repérable a cent mètres. Il rangea ses maigres fesses dans un Levi’s pour mieux les rendre fascinantes a chaque mouvement. Il enfila ses Nike a coussins d'air, avec la conscience de gagner du ressort pour toute la journée. Son blouson

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Adidas lui donna un supplément d'aisance, celle des jeunes cadres qui vivaient entre jogging et 40 marketing.

Avant de sortir pour aller au bureau, il vida une bouteille de Coca-Cola pour sentir lui couler dans les veines la sensation Coke, il croqua ensuite une bouchée Lion qui le fit rugir de bonheur et le gorgea d'une bestiale volonté de défier le monde de tous ses crocs. Il ne lui restait plus qu'à poser sur son nez ses verres solaires Vuarnet, les lunettes du champion, et d'allumer une Marlboro, 45 la cigarette de l'aventurier toujours sûr de lui, que ce soit dans la savane ou sur le périphérique.

Leste, des yeux aux pieds, de tous ces ingrédients de choc, il aborda sa journée de morne travail aux assurances en enlevant avec brio quelques affaires en suspens depuis des semaines et constata que plusieurs employées se retournaient sur son passage dans les corridors, sans compter que l'une d'elles lui avait adressé quelques mots. 50

Il quitta le bureau au milieu de l'après-midi pour aller dans un pub voisin ou il commanda un Canada Dry, le dégustant avec la mâle assurance du buveur de whisky certain de ne pas dévier dans l'ivresse. Et rien qu'en jetant un vague regard derrière lui, il repéra immédiatement une jeune femme qui lui parut digne de se donner à lui. Elle était très joliment faite, un peu timide sans doute, mais l'air pas trop farouche et fort mignonne. Pour un homme peu habitue a la drague, il 55 avait eu du flair et le coup d'œil. Grâce a Pink, Floc, Crash, Zoung, Blom ou Scratch sans doute.

Sans hésiter, il l'invita a prendre un verre a sa table. Elle le regarda de haut en bas, eut presque l'air de le humer, accusa alors un léger mouvement de recul impressionne.

- M'asseoir a votre table? dit-elle d'une voix essoufflée. Je n'oserais jamais. Vous êtes vraiment trop pour moi. . 60

Il la rassura, l'enjôla, la cajola du regard, de la parole et, a peine une heure plus tard, il se retrouvait avec elle dans son petit appartement de célibataire. Il lui servit un Martini blanc, ne prit rien et lui demanda de l'excuser un instant après lui avoir délicatement effleure les lèvres. Il ressentait le besoin de se raser de près.

Il entra dans sa minuscule salle de bains ou la jeune femme, subjuguée, le suivit. Il s'aspergea 65 de mousse a raser Williams surglobulée par l'anoline R4 diluée dans du menthol vitamine, puis il prit son rasoir Gillette et vit sa compagne se décomposer.

- Non, balbutia-t-elle, oh ! non! Moi qui croyais que vous seriez mon idéal. .Mon rêve de perfection masculine...Mais ce n'est pas avec Contour Gillette que vous vous rasez, c'est avec Gillette G.II... Rien ne sera jamais possible... 70

Il n'eut même pas le temps de la rattraper, déjà elle avait ouvert et referme la porte derrière elle.

Jacques Sternberg, Histoires a dormir sans vous, 1990.

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_____________________________________________________________ Le jeu du bouton, R.MATHESON

________________________________________________________

Le paquet était déposé sur le seuil : un cartonnage cubique clos par une simple bande gommée, portant leur adresse en capitales écrites à la main : Mr. et Mrs. Arthur Lewis, 217E 5 37e Rue, New York. Norma le ramassa, tourna la clé dans la serrure et entra. La nuit tombait. Quand elle eut mis les côtelettes d'agneau à rôtir, elle se confectionna un martini-vodka et s'assit pour défaire le paquet. Elle y trouva une petite boîte en contreplaqué munie d'un bouton de commande. Ce bouton était protégé par un petit dôme de verre. Norma essaya de l'ôter, mais il était solidement rivé. 10 Elle renversa la boite et vit une feuille de papier pliée, collée avec du scotch sur le fond de la caissette. Elle lut ceci : Mr. Steward se présentera chez vous ce soir à vingt heures. Norma plaça la boîte à côté d'elle sur le sofa. Elle savoura son martini et relut en souriant la phrase dactylographiée. Peu après, elle regagna la cuisine pour éplucher la salade. 15

A huit heures précises, le timbre de la porte retentit. «J'y vais », déclara Norma. Arthur était installé avec un livre dans la salle de séjour. Un homme de petite taille se tenait sur le seuil. Il ôta son chapeau. «Mrs. Lewis? » s'enquit-il poliment. - C'est moi. 20 - Je suis Mr. Steward. - Ah ! bien. Norma réprima un sourire. Le classique représentant, elle en était maintenant certaine. - Puis-je rentrer ? - J'ai pas mal à faire, s'excusa Norma. Mais je vais vous rendre votre joujou. Elle amorça une 25 volte-face. - Ne voulez-vous pas savoir de quoi il s'agit ? Norma s'arrêta. Le ton de Mr. Steward avait été plutôt sec. - Je ne pense pas que ça nous intéresse, dit-elle. - Je pourrais cependant vous prouver sa valeur. 30 - En bons dollars ? Riposta Norma. Mr. Steward hocha la tête. - En bons dollars, certes. Norma fronça les sourcils. L'attitude du visiteur ne lui plaisait guère. « Qu'essayez-vous de vendre ? » demanda-t-elle. 35 - Absolument rien, madame. Arthur sortit de la salle de séjour. «Une difficulté ? » Mr. Steward se présenta. - Ah ! Oui, le... Arthur eut un geste en direction du living. Il souriait. Alors, de quel genre de truc s'agit-il ? 40 - Ce ne sera pas long à expliquer, dit Mr. Steward. Puis-je entrer ? - Si c'est pour vendre quelque chose...

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Mr. Steward fit non de la tête. «Je ne vends rien. » Arthur regarda sa femme. «A toi de décider », dit-elle. Il hésita, puis «Après tout, pourquoi pas ? » 45 Ils entrèrent dans la salle de séjour et Mr. Steward prit place sur la chaise de Norma. Il fouilla dans une de ses poches et présenta une enveloppe cachetée. «Il y a là une clé permettant d'ouvrir le dôme qui protège le bouton», expliqua-t-il. Il posa l'enveloppe à côté de la chaise. «Ce bouton est relié à notre bureau. » - Dans quel but? demanda Arthur. 50 - Si vous appuyez sur le bouton, quelque part dans le monde, en Amérique ou ailleurs, un être humain que vous ne connaissez pas mourra. Moyennant quoi vous recevrez cinquante mille dollars. Norma regarda le petit homme avec des yeux écarquillés. Il souriait toujours. - Où voulez-vous en venir ? Exhala Arthur. 55 Mr. Steward parut stupéfait. «Mais je viens de vous le dire. » Susurra-t-il. - Si c'est une blague, elle n'est pas de très bon goût. - Absolument pas. Notre offre est on ne peut plus sérieuse. - Mais ça n'a pas de sens ! Insista Arthur. Vous voudriez nous faire croire... 60 - Et d'abord, quelle maison représentez-vous ? Intervint Norma. Mr. Steward montra quelque embarras. «C'est ce que je regrette de ne pouvoir vous dire », s'excusa-t-il. «Néanmoins, je vous garantis que notre organisation est d'importance mondiale. - Je pense que vous feriez mieux de vider les lieux, signifia Arthur en se levant. Mr. Steward l’imita. «Comme il vous plaira. » 65 - Et de reprendre votre truc à bouton. - Êtes-vous certain de ne pas préférer y réfléchir un jour ou deux ? » Arthur prit la boîte et l'enveloppe et les fourra de force entre les mains du visiteur. Puis il traversa le couloir et ouvrit la porte. - Je vous laisse ma carte, déclara Mr. Steward. Il déposa le bristol sur le guéridon à côté de la 70 porte. Quand il fut sorti, Arthur déchira la carte en deux et jeta les morceaux sur le petit meuble. «Bon Dieu ! » proféra-t-il. Norma était restée assise dans le living. «De quel genre de truc s'agissait-il en réalité, à ton avis ? 75 - C'est bien le cadet de mes soucis ! Grommela-t-il. Elle essaya de sourire, mais sans succès. «Cela ne t'inspire aucune curiosité ? » Il secoua la tête. « Aucune. » Une fois qu'Arthur eut repris son livre, Norma alla finir la vaisselle. 80

- Pourquoi ne veux-tu plus en parler ? demanda Norma. Arthur, qui se brossait les dents, leva les yeux et regarda l'image de sa femme reflétée par le miroir de la salle de bains. - Ça ne t'intrigue donc pas ? Insista-t-elle. - Dis plutôt que ça ne me plaît pas du tout. 85

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- Oui, je sais, mais... Norma plaça un nouveau rouleau dans ses cheveux. Ça ne t'intrigue pas quand même ? Tu penses qu'il s'agit d'une plaisanterie ? Poursuivit-elle au moment où ils gagnaient leur chambre. - Si c'en est une, elle est plutôt sinistre. Norma s'assit sur son lit et retira ses mules. 90 - C'est peut-être une nouvelle sorte de sondage d'opinion. Arthur haussa les épaules. «Peut-être. - Une idée de millionnaire un peu toqué, pourquoi pas ? - Ça se peut. - Tu n'aimerais pas savoir ? 95 Arthur secoua la tête. - Mais pourquoi ? - Parce que c'est immoral, scanda-t-il. Norma se glissa entre les draps. «Eh bien, moi, je trouve qu'il y a de quoi être intrigué.» Arthur éteignit, puis se pencha vers sa femme pour l'embrasser. 100 - Bonne nuit, chérie. - Bonne nuit. Elle lui tapota le dos. Norma ferma les yeux. Cinquante mille dollars, songeait-elle.

Le lendemain, en quittant l'appartement, elle vit la carte déchirée sur le guéridon. D'un 105 geste irraisonné, elle fourra les morceaux dans son sac. Puis elle ferma la porte à clé et rejoignit Arthur dans l'ascenseur. Plus tard, profitant de la pause café, elle sortit les deux moitiés de bristol et les assembla. Il y avait simplement le nom de Mr. Steward et son numéro de téléphone. Après le déjeuner, elle prît encore une fois la carte déchirée et la reconstitua avec du 110 scotch. Pourquoi est-ce que je fais ça ? se demanda-t-elle. Peu avant cinq heures, elle composait le numéro. - Bonjour, modula la voix de Mr. Steward. Norma fut sur le point de raccrocher, mais passa outre. Elle s'éclaircit la voix. « Je suis Mrs. Lewis », dit-elle. 115 - Mrs. Lewis, parfaitement. -Mr. Steward semblait fort bien disposé. - Je me sens curieuse. - C'est tout naturel, convint Mr. Steward. - Notez que je ne crois pas un mot de ce que vous nous avez raconté. 120 - C'est pourtant rigoureusement exact, articula Mr. Steward. - Enfin, bref... Norma déglutit. Quand vous disiez que quelqu'un sur terre mourrait, qu'entendiez-vous par là ? - Pas autre chose, Mrs. Lewis. Un être humain, n'importe lequel. Et nous vous garantissons 125 même que vous ne le connaissez pas. Et aussi, bien entendu, que vous n’assisterez même pas à sa mort. - En échange de cinquante mille dollars, insista Norma.

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- C'est bien cela. Elle eut un petit rire moqueur. «C'est insensé.» 130 - Ce n'en est pas moins la proposition que nous faisons. Souhaitez-vous que je vous réexpédie la petite boîte? Norma se cabra. «Jamais de la vie ! » Elle raccrocha d'un geste rageur.

Le paquet était là, posé près du seuil. Norma le vit en sortant de l'ascenseur. Quel toupet ! Songea-t-elle. Elle lorgna le cartonnage sans aménité et ouvrit la porte. Non, se dit-135 elle, je ne le prendrai pas. Elle entra et prépara le repas du soir. Plus tard, elle alla avec son verre de martini-vodka jusqu'à l'antichambre. Entrebâillant la porte, elle ramassa le paquet et revint dans la cuisine, où elle le posa sur la table. Elle s'assit dans le living, buvant son cocktail à petites gorgées, tout en regardant par la 140 fenêtre. Au bout d'un moment, elle regagna la cuisine pour s'occuper des côtelettes. Elle cacha le paquet au fond d'un des placards. Elle se promit de s'en débarrasser dès le lendemain matin - C'est peut-être un millionnaire qui cherche à s'amuser aux dépens des gens, dit-elle. Arthur leva les yeux de son assiette. « Je ne te comprends vraiment pas.» 145 - Enfin, qu'est-ce que ça peut bien signifier ? Norma mangea en silence puis, tout à coup, lâcha sa fourchette. Arthur la dévisagea d'un œil effaré. - Oui. Si c'était une offre sérieuse ? - Admettons. Et alors ? Il ne semblait pas se résoudre à conclure 150 - Que ferais tu ? Tu reprendrais cette boîte, tu presserais le bouton ? Tu accepterais d'assassiner quelqu'un ? Norma eut une moue méprisante. « Oh ! Assassiner... » - Et comment appellerais-tu ça, toi ? - Puisqu'on ne connaîtrait même pas la personne ? Insista Norma. 155 Arthur montra un visage abasourdi. « Serais-tu en train d'insinuer ce que je crois deviner? - S'il s'agit d'un vieux paysan chinois à quinze mille kilomètres de nous? Ou d'un nègre famélique du Congo ? - Et pourquoi pas plutôt un bébé de Pennsylvanie ? Rétorqua Arthur. Ou une petite fille de l'immeuble voisin? 160 - Ah ! Voilà que tu pousses les choses au noir. - Où je veux en venir, Norma, c'est que peu importe qui serait tué. Un meurtre reste un meurtre. - Et où je veux en venir, moi, c'est que s'il s'agissait d'un être que tu n'as jamais vu et que tu ne verras jamais, d'un être dont tu n'aurais même pas à savoir comment il est mort, tu refuserais malgré tout d'appuyer sur le bouton ? 165 Arthur regarda sa femme d'un air horrifié. « Tu veux dire que tu accepterais, toi ? - Cinquante mille dollars, Arthur. - Qu'est-ce que ça vient... - Cinquante mille dollars, répéta Norma. L'occasion de faire ce voyage en Europe dont nous avons toujours parlé. 170 - Norma !

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- L'occasion d'avoir notre pavillon en banlieue. - Non, Norma. Arthur pâlissait. Pour l'amour de Dieu, non! Elle haussa les épaules. « Allons, calme-toi. Pourquoi t'énerver ? Je ne faisais que supposer.» Après le dîner, Arthur gagna le living. Au moment de quitter la table, il dit : « Je préférerais 175 ne plus en discuter, si tu n'y vois pas d'inconvénient.» Norma fit un geste insouciant. «Entièrement d'accord. »

Elle se leva plus tôt que de coutume pour faire des crêpes et les oeufs au bacon à l'intention d'Arthur. - En quel honneur ? demanda-t-il gaiement. 180 - En l'honneur de rien. Norma semblait piquée. J'ai voulu en faire, rien de plus. - Bravo, apprécia-t-il. Je suis ravi. Elle lui remplit de nouveau sa tasse. « Je tenais à te prouver que je ne suis pas ... » Elle s'interrompit avec un geste désabusé. - Pas quoi ? 185 - Egoïste ? - Ai-je jamais prétendu ça ? - Ma foi... hier soir... Arthur resta muet. - Toute cette discussion à propos du bouton, reprit Norma. Je crois que... bref, que tu ne m'as 190 pas comprise.... - Comment cela ? Il y avait de la méfiance dans la question d’Arthur. - Je crois que tu t'es imaginé... (Nouveau geste vague) que je ne pensais qu'à moi seule. - Oh ! - Et c'est faux. 195 - Norma, je... - C'est faux, je le répète. Quand j'ai parlé du voyage en Europe, du pavillon... - Norma ! Pourquoi attacher tant d'importance à cette histoire ? - « Je n'y attache pas d'importance » Elle s'interrompit, comme si elle avait du mal à trouver son souffle, puis : «J'essaie 200 simplement de te faire comprendre que... » - Que quoi ? - Que si je pense à ce voyage, c'est pour nous deux. Que si je pense à un pavillon, c'est pour nous deux. Que si je pense à un appartement plus confortable, à des meubles plus beaux, à des vêtements de meilleure qualité, c'est pour nous deux. Et que si je pense à un bébé 205 puisqu'il faut tout dire, c'est pour nous deux, toujours ! - Mais tout cela, Norma, nous l'aurons - Quand ? Il la regarda avec désarroi. « Mais tu... » - Quand ? - Alors, tu ... Arthur semblait céder du terrain. Alors, tu penses vraiment... 210 - Moi ? Je pense que si des gens proposent ça, c'est dans un simple but d'enquête ! Ils veulent établir le pourcentage de ceux qui accepteraient ! Ils prétendent que quelqu'un mourra, mais uniquement pour noter les réactions... culpabilité, inquiétude, que sais-je ! Tu ne crois tout de même pas qu'ils iraient vraiment tuer un être humain, voyons ?

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Quand il fut parti à son travail, Norma était toujours assise, les yeux fixés sur sa tasse vide. 215 Je vais être en retard, songea-t-elle. Elle haussa les épaules. Quelle importance, après tout ? La place d'une femme est au foyer, et non dans un bureau. Alors qu'elle rangeait la vaisselle, elle abandonna brusquement l'évier, s'essuya les mains et sortit le paquet du placard. L'ayant défait, elle posa la petite boite sur la table. Elle resta longtemps à la regarder avant d'ouvrir l'enveloppe contenant la clé. Elle ôta le dôme de 220 verre. Le bouton, véritablement, la fascinait. Comme on peut être bête ! Songea-t-elle. Tant d'histoires pour un truc qui ne rime à rien. Elle avança la main, posa le bout du doigt… et appuya. Pour nous deux, se répéta-t-elle rageusement. Elle ne put quand même s'empêcher de frémir. Est-ce que, malgré tout ?... Un frisson glacé la 225 parcourut. Un moment plus tard, c'était fini. Elle eut un petit rire ironique. Comme on peut être bête! Se monter la tête pour des billevesées. Elle jeta la boîte à la poubelle et courut s'habiller pour partir à son travail.

Elle venait de mettre la viande du soir à griller et de se préparer son habituel martini-230 vodka quand le téléphone se mit à sonner. Elle décrocha. - Allô, - Mrs. Lewis ? - c'est elle-même. - Ici l'hôpital de Lenox Hill. 235 Elle crut vivre un cauchemar à mesure que la voix l'informait de l'accident survenu dans le métro : la cohue sur le quai, son mari bousculé, déséquilibré, précipité sur la voie à l'instant même où une rame arrivait. Elle avait conscience de hocher la tête, mécaniquement, sans pouvoir s'arrêter. Elle raccrocha. Alors seulement elle se rappela l'assurance-vie, une prime de 25000 dollars, 240 une clause de double indemnité en cas de... Alors elle fracassa la boite contre le bord de l'évier. Elle frappa à coups redoublés, de plus en plus fort, jusqu'à ce que le bois eût éclaté. Elle arracha les débris, insensible aux coupures qu'elle se faisait. La caissette ne contenait rien. Pas le moindre fil. Elle était vide.

Quand le téléphone sonna, Norma suffoqua, comme une personne qui se noie. Elle 245 vacilla jusqu'au living-room, saisit le récepteur. - Mrs. Lewis ? Articula doucement Mr. Steward. Était-ce bien sa voix à elle qui hurlait ainsi ? Non, impossible ! - Vous m'aviez bien dit que je ne connaîtrais pas la personne qui devait mourir ? - Mais, chère madame, objecta Mr. Steward, croyez-vous vraiment que vous connaissiez votre 250 mari ?

Richard Matheson, Button, Button, traduit par René Lathière in La Grande Anthologie du Fantastique,de Jacques Goimard et Roland Stragliati

© tous droits réservés, Presses Pocket (1981)255

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____________________________________________________________________________ Un mariage d’amour, E.ZOLA (1)

___________________________________________________________________________ Michel avait vingt-cinq ans lorsqu'il épousa Suzanne, une jeune femme de son âge, d'une

maigreur nerveuse, ni laide, ni belle, mais ayant dans son visage effilé deux grands beaux yeux qui allaient largement d'une tempe à l'autre. Ils vécurent trois années sans querelles, ne recevant guère que Jacques, un ami du mari, don la femme devint peu à peu passionnément amoureuse. Jacques se laissa aller à la douceur cuisante de cette passion. 5 D'ailleurs, la paix du ménage ne fut pas troublée ; les amants étaient lâches, et reculaient devant la certitude d'un scandale. Sans en avoir conscience, ils en arrivèrent lentement au projet de se débarrasser de Michel. Un meurtre devait tout arranger, en leur permettant de s'aimer en liberté et selon la loi

Un jour, ils décidèrent le mari à faire une par lie de campagne2. On alla à Corbeil3, et là, lors 10 que le dîner eut été commandé, Jacques proposa et fit accepter une promenade en canot sur la Seine. Il prit les rames et descendit la rivière. tandis que ses compagnons chantaient et riaient comme des enfants.

Quand la barque fut en pleine Seine, cachée derrière les hautes futaies4 d'une île, Jacques saisit brusquement Michel et essaya de le jeter à l'eau. Suzanne cessa de chanter ; elle détourna 15 la tête, pâle, les lèvres serrées, silencieuse et frissonnante. Les deux hommes luttèrent un instant sur le bord de la barque qui s'enfonçait en craquant. Michel, surpris, ne pouvant comprendre, se défendit, muet, avec l'instinct d'une bête qu'on attaque; il mordit Jacques à la joue, enleva presque le morceau, et tomba dans la rivière en appelant sa femme avec rage et terreur. Il ne savait pas nager. 20

Alors Jacques, prenant Suzanne dans ses bras, se jeta à l'eau de façon à faire chavirer la barque. Puis il se mit à crier, à appeler au secours. Il soutenait la jeune femme, et, comme il était excellent nageur, il atteignit aisément la rive, où plusieurs personnes se trouvaient déjà rassemblées.

La terrible comédie était jouée. Suzanne, évanouie et froide, gisait sur le sable ; Jacques 25 pleurait, se désespérait, implorant de prompts secours pour son ami. Le lendemain, les journaux racontèrent l'accident, et les amants ayant toujours été aussi prudents que lâches, la pensée qu'un crime avait pu être commis ne vint à personne. Jacques en fut quitte pour expliquer la large morsure de Michel, en disant qu'un clou de la barque lui avait déchiré la joue.

Il fallait attendre au moins treize mois. Les amants s'étaient concertés à l'avance et 30 avaient décidé qu'ils agiraient avec la plus grande prudence. Ils évitèrent de se voir ; ils ne se rencontrèrent que devant témoins.

Le moindre empressement aurait peut-être éveillé les soupçons. Jacques, pendant les huit premiers jours, alla régulièrement à la Morgue6 chaque matin. Quand il eut retrouvé et reconnu sur une des dalles blanches le cadavre de Michel, 35

il le réclama au nom de la veuve et le fit enterrer. Il avait commis froidement le crime, et il éprouva un frisson d'épouvante en face de sa victime, horriblement défigurée, toute marbrée de taches bleues et vertes. Dès lors, il eut toujours devant les yeux le visage gonflé et grimaçant du noyé. Dix-huit mois s'écoulèrent. Les amants se virent rarement; à chaque rencontre, ils éprouvèrent un 40 étrange malaise. Ils attribuèrent cette sensation pénible à la peur, à l'âpre désir qu'ils avaient

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d'en finir avec cette funèbre histoire, en se mariant et en goûtant enfin les douceurs de leur amour. Jacques souffrait surtout de sa solitude; les dents de Michel avaient laissé sur sa joue des traces blanches, et il semblait parfois au meurtrier que ces cicatrices brûlaient sa chair et dévoraient son visage. Il espérait que Suzanne, sous ses baisers, apaiserait la cuisson des terribles brûlures. 5

Quand ils crurent avoir assez attendu, ils se marièrent, et toutes leurs connaissances applaudirent. Ils goûtèrent, pendant les préparatifs de la noce, une joie nerveuse qui les trompa eux-mêmes. La vérité était que, depuis le crime, ils frissonnaient tous deux la nuit, secoués par d'effrayants cauchemars, et qu'ils avaient hâte de s'unir contre leur épouvante pour la vaincre. 10 Lorsqu'ils se trouvèrent seuls dans la chambre nuptiale, ils s'assirent, embarrassés et inquiets, devant un feu clair qui éclairait la pièce de larges clartés jaunes.

Jacques voulut parler d'amour, mais sa bouche était sèche, et il ne put trouver un mot; Suzanne, glacée et comme morte, cherchait en elle avec désespoir sa passion qui s'en était allée de sa chair et de son cœur. 15 Alors, ils essayèrent d'être banals et de causer comme des gens qui se seraient vus pour la pre-mière fois. Mais les paroles leur manquèrent. Tous deux ils pensaient invinciblement au pauvre noyé, et, tandis qu'ils échangeaient des mots vides, ils se devinaient l'un l'autre. Leur causerie cessa; dans le silence, il leur sembla qu'ils continuaient à s'entretenir de Michel. Ce terrible silence, plein de phrases épouvantées et cruelles, devenait accablant, insoutenable. 20 Suzanne, toute blanche dans sa toilette de nuit, se leva et, tournant la tête

« Vous l'avez vu à la Morgue? demanda-t-elle d'une voix étouffée. - Oui, répondit Jacques en frissonnant. - Paraissait-il avoir beaucoup souffert ? » Jacques ne put répondre. Il fit un geste, comme pour écarter une vision ignoble et odieuse, 25

et il s'avança vers Suzanne, les bras ouverts. « Embrasse-moi, dit-il en tendant la joue où se montraient des marques blanches. - Oh ! non, jamais..., pas là ! » s'écria Suzanne qui recula en frémissant. Ils s'assirent de nouveau devant le feu, effrayés et irrités. Leurs longs silences étaient coupés

par des paroles amères, par des reproches et des plaintes. 30 Telle fut leur nuit de noces. Dès lors, un drame navrant se passa entre les deux misérables. Je ne puis en raconter

tous les actes, et je me contente d'indiquer brièvement les principales péripéties. Le cadavre de Michel se mit entre Jacques et Suzanne. Au lit, ils s'écartaient l'un de l'autre

et semblaient lui faire place. Dans leurs baisers, leurs lèvres devenaient froides, comme si la 35 mort se fût placée entre leurs bouches. Et c'étaient des terreurs continuelles, des effrois brusques qui les séparaient, des hallucinations qui leur montraient leur victime partout et à chaque heure. Cet homme et cette femme ne pouvaient plus s'aimer. Ils étaient tout à leur épouvante. Ils ne vivaient ensemble que pour se protéger contre le noyé. Parfois encore ils se serraient 40 avec force l'un contre l'autre, s'unissaient avec désespoir, mais c'était afin d'échapper à leurs sinistres visions.

Puis la haine vint. Ils s'irritèrent contre leur crime, ils se désespérèrent d'avoir

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troublé leur vie à jamais. Alors ils s'accusèrent mutuellement. Jacques reprocha amèrement à Suzanne de l'avoir poussé au meurtre, et Suzanne lui cria qu'il mentait et qu'il était le seul coupable. La colère accroissait leurs angoisses, et chaque jour, pour le moindre souvenir, la querelle recommençait, plus âpre et plus cruelle. Les deux assassins tournaient ainsi comme des bêtes fauves, dans la vie de souffrance qu'ils s'étaient faite, se 5 déchirant eux-mêmes, haletants, obligés de se taire.

Suzanne regretta Michel, le pleura tout haut, vanta au meurtrier les vertus de sa victime, et Jacques dut vivre en entendant toujours parler de cet homme qu'il avait jeté à l'eau et dont le cadavre était si horrible sur une dalle de la Morgue. Il avait souvent des heures de délire, et il accablait sa complice d'injures, la battait, lui répétait avec des 10 cris l'histoire du meurtre, et lui prouvait que c'était elle qui avait tout fait, en lui donnant la folie de la passion. S'il n'avait eu peur de trop souffrir, il se serait coupé la joue, pour enlever les traces des dents de Michel. Suzanne pleurait en regardant ces cicatrices, et le visage de Jacques était devenu pour elle un objet d'horreur dont la vue la secouait d'un éternel frisson. 15 Enfin se joua le dernier acte de ce drame poignant. Après la haine, vinrent la crainte et la lâcheté ; les deux assassins eurent peur l'un de l'autre.

Ils comprirent qu'ils ne pouvaient vivre plus longtemps dans la fièvre du remords ; ils voyaient avec terreur leur abattement mutuel, et ils tremblaient en pensant que l'un d'eux parlerait à coup sûr un jour ou l'autre. 20 Alors ils se surveillèrent ; leurs souffrances étaient intolérables, mais ils ne voulaient pas la délivrance par le châtiment. Ils se suivirent partout, ils s'étudièrent dans leurs moindres actes ; à chaque nouvelle querelle, ils se menaçaient de tout dire, puis ils se suppliaient à mains jointes de garder le silence, et ils restaient soupçonneux et farouches. Vie terrible, qui les traînait dans toutes les angoisses du remords et de l'effroi. 25

Ils en vinrent chacun à l'idée de se débarrasser d'un complice redoutable. Suzanne espérait vivre plus calme, lorsqu'elle ne verrait plus la joue couturée de Jacques, et Jacques pensait pouvoir tuer son premier crime en tuant Suzanne.

Un jour, ils se surprirent, versant mutuellement du poison dans leurs verres. Ils éclatèrent en sanglots, leur fièvre tomba, et ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils 30 pleurèrent longtemps, demandant pardon, comprenant leur infamie, se disant que l'heure était venue de mourir. Ce fut là une dernière crise qui les soulagea.

Ils burent chacun le poison qu'ils avaient versé, et expirèrent à la même heure, liés dans la mort comme ils avaient été liés dans le crime. On trouva sur une table leur confession, et c'est après avoir lu ce testament sinistre, que j'ai pu écrire l'histoire de ce 35 mariage d'amour.

Émile Zola (1840-1902), « Un mariage d'amour », nouvelle publiée dans Le Figaro en décembre 1866

1. L'histoire proprement dite est reproduite intégralement. Seules ont été coupées une quinzaine de lignes introductives de Zola qui expliquent les circonstances de rédaction de cette nouvelle. 2. partie de campagne: promenade à la campagne. 3. Corbeil: ville située non loin de Paris, au confluent de la Seine et de l'Essonne. 4. futaies : forêt d'arbres. 5. en fut quitte pour expliquer : n'eut qu'à expliquer. 6. Morgue: institut médico-légal où l'on entrepose les cadavres à identifier.

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Le veston ensorcelé, D. BUZZATI ______________________________________________________________________________________________ Bien que j’apprécie l’élégance vestimentaire, je ne fais guère attention, habituellement, à la

perfection plus ou moins grande avec laquelle sont coupés les complets de mes semblables. Un soir pourtant, lors d’une réception dans une maison de Milan, je fis la connaissance d’un

homme qui paraissait avoir la quarantaine et qui resplendissait littéralement à cause de la beauté linéaire, pure, absolue de son vêtement. 5

Je ne savais pas qui c’était, je le rencontrais pour la première fois et pendant la présentation, comme cela arrive toujours, il m’avait été impossible d’en comprendre le nom. Mais à un certain moment de la soirée je me trouvai près de lui et nous commençâmes à bavarder. Il semblait être un homme poli et fort civil avec toutefois un soupçon de tristesse. Avec une familiarité peut-être exagérée - si seulement Dieu m’en avait préservé ! - je lui fis compliments pour son élégance ; et 10 j’osai même lui demander qui était son tailleur.

L’homme eut un curieux petit sourire, comme s’il s’était attendu à cette question. " Presque personne ne le connaît, dit-il, et pourtant c’est un grand maître. Mais il ne travaille

que lorsque ça lui chante. Pour quelques clients seulement. - De sorte que moi... ? 15 - Oh ! vous pouvez essayer, vous pouvez toujours. Il s’appelle Corticella, Alfonso Corticella, rue

Ferrara au 17. - Il doit être très cher, j’imagine. - Je le pense, oui mais à vrai dire je n’en sais rien. Ce costume il me l’a fait il y a trois ans et il

ne m’a pas encore envoyé sa note. 20 - Corticella ? rue Ferrara, au 17, vous avez dit ? - Exactement ", répondit l’inconnu. Et il me planta là pour se mêler à un autre groupe. Au 17 de la rue Ferrara je trouvai une maison comme tant d’autres, et le logis d’Alfonso

Corticella ressemblait à celui des autres tailleurs. Il vint en personne m’ouvrir la porte. C’était un 25 petit vieillard aux cheveux noirs qui étaient sûrement teints.

A ma grande surprise, il ne fit aucune difficulté. Au contraire il paraissait désireux de me voir devenir son client. Je lui expliquai comment j’avais eu son adresse, je louai sa coupe et lui demandai de me faire un complet. Nous choisîmes un peigné gris puis il prit mes mesures et s’offrit de venir pour l’essayage chez moi. Je lui demandai son prix. Cela ne pressait pas, me répondit-il, 30 nous nous mettrions toujours d’accord. Quel homme sympathique ! pensai-je tout d’abord. Et pourtant plus tard, comme je rentrai chez moi, je m’aperçus que le petit vieux m’avait produit un malaise (peut-être à cause de ses sourires trop insistants et trop doucereux). En somme je n’avais aucune envie de le revoir. Mais désormais le complet était commandé. Et quelque vingt jours plus tard il était prêt. 35

Quand on me le livra, je l’essayai, pour quelques secondes, devant mon miroir. C’était un chef-d’œuvre. Mais je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause du souvenir du déplaisant petit vieux, je n’avais aucune envie de le porter. Et des semaines passèrent avant que je me décide.

Ce jour-là, je m’en souviendrai toujours. C’était un mardi d’avril et il pleuvait. Quand j’eus passé mon complet - pantalon, gilet et veston - je constatai avec plaisir qu’il ne me tiraillait pas et ne me 40 gênait pas aux entournures comme le font toujours les vêtements neufs. Et pourtant il tombait à la perfection.

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Par habitude je ne mets rien dans la poche droite de mon veston, mes papiers je les place dans la poche gauche. Ce qui explique pourquoi ce n’est que deux heures plus tard, au bureau, en glissant par hasard ma main dans la poche droite, que je m’aperçus qu’il y avait un papier dedans. 45 Peut-être la note au tailleur ?

Non. C’était un billet de dix mille lires. Je restai interdit. Ce n’était certes pas moi qui l’y avais mis. D’autre part il était absurde de

penser à une plaisanterie du tailleur Corticella. Encore moins à un cadeau de ma femme de ménage, la seule personne qui avait eu l’occasion de s’approcher du complet après le tailleur. Est-ce que ce 50 serait un billet de la Sainte Farce ? Je le regardai à contre-jour, je le comparai à d’autres. Plus authentique que lui c’était impossible.

L’unique explication, une distraction de Corticella. Peut-être qu’un client était venu lui verser un acompte, à ce moment-là il n’avait pas son portefeuille et, pour ne pas laisser traîner le billet, il l’avait glissé dans mon veston pendu à un cintre. Ce sont des choses qui peuvent arriver. 55

J’écrasai la sonnette pour appeler ma secrétaire. J’allais écrire un mot à Corticella et lui restituer cet argent qui n’était pas à moi. Mais, à ce moment, et je ne saurais en expliquer la raison, je glissai de nouveau ma main dans ma poche.

" Qu’avez-vous, monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ? " me demanda la secrétaire qui entrait alors. 60

J’avais dû pâlir comme la mort. Dans la poche mes doigts avaient rencontré les bords d’un morceau de papier qui n’y était pas quelques instants avant.

" Non, non, ce n’est rien, dis-je, un léger vertige. Ça m’arrive parfois depuis quelque temps. Sans doute un peu de fatigue. Vous pouvez aller, mon petit, j’avais à vous dicter une lettre mais nous le ferons plus tard. " 65

Ce n’est qu’une fois la secrétaire sortie que j’osai extirper la feuille de ma poche. C’était un autre billet de dix mille lires. Alors, je fis une troisième tentative. Et un troisième billet sortit.

Mon cœur se mit à battre la chamade. J’eus la sensation de me trouver entraîné, pour des raisons mystérieuses, dans la ronde d’un conte de fées comme ceux que l’on raconte aux enfants et que personne ne croit vrais. 70

Sous le prétexte que je ne me sentais pas bien, je quittai mon bureau et rentrai à la maison. J’avais besoin de rester seul. Heureusement la femme qui faisait mon ménage était déjà partie. Je fermai les portes, baissai les stores et commençai à extraire les billets l’un après l’autre aussi vite que je le pouvais, de la poche qui semblait inépuisable.

Je travaillai avec une tension spasmodique des nerfs dans la crainte de voir cesser d’un 75 moment à l’autre le miracle. J’aurais voulu continuer toute la soirée, toute la nuit jusqu’à accumuler des milliards. Mais à un certain moment les forces me manquèrent.

Devant moi il y avait un tas impressionnant de billets de banque. L’important maintenant était de les dissimuler, pour que personne n’en ait connaissance. Je vidai une vieille malle pleine de tapis et, dans le fond, je déposai par liasses les billets que je comptai au fur et à mesure. Il y en avait 80 largement pour cinquante millions.

Quand je me réveillai le lendemain matin, la femme de ménage était là, stupéfaite de me trouver tout habillé sur mon lit. Je m’efforçai de rire, en lui expliquant que la veille au soir j’avais bu un verre de trop et que le sommeil m’avait surpris à l’improviste.

Une nouvelle angoisse : la femme se proposait pour m’aider à enlever mon veston afin de lui 85 donner au moins un coup de brosse.

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Je répondis que je devais sortir tout de suite et que je n’avais pas le temps de me changer. Et puis je me hâtai vers un magasin de confection pour acheter un vêtement semblable au mien en tous points ; je laisserai le nouveau aux mains de ma femme de ménage ; le mien, celui qui ferait de moi en quelques jours un des hommes les plus puissants du monde, je le cacherai en lieu sûr. 90

Je ne comprenais pas si je vivais un rêve, si j’étais heureux ou si au contraire je suffoquais sous le poids d’une trop grande fatalité. En chemin, à travers mon imperméable je palpais continuellement l’endroit de la poche magique. Chaque fois je soupirais de soulagement. Sous l’étoffe le réconfortant froissement du papier-monnaie me répondait.

Mais une singulière coïncidence refroidit mon délire joyeux. Sur les journaux du matin de gros 95 titres ; l’annonce d’un cambriolage survenu la veille occupait presque toute la première page. La camionnette blindée d’une banque qui, après avoir fait le tour des succursales, allait transporter au siège central les versements de la journée, avait été arrêtée et dévalisée rue Palmanova par quatre bandits. Comme les gens accouraient, un des gangsters, pour protéger sa fuite, s’était mis à tirer. Un des passants avait été tué. Mais c’est surtout le montant du butin qui me frappa : 100 exactement cinquante millions (comme les miens).

Pouvait-il exister un rapport entre ma richesse soudaine et le hold-up de ces bandits survenu presque en même temps ? Cela semblait ridicule de le penser. Et je ne suis pas superstitieux. Toutefois l’événement me laissa très perplexe.

Plus on possède et plus on désire. J’étais déjà riche, compte tenu de mes modestes habitudes. 105 Mais le mirage d’une existence de luxe effréné m’éperonnait. Et le soir même je me remis au travail. Maintenant je procédais avec plus de calme et les nerfs moins tendus. Cent trente-cinq autres millions s’ajoutèrent au trésor précédent.

Cette nuit-là je ne réussis pas à fermer l’œil. Était-ce le pressentiment d’un danger ? Ou la conscience tourmentée de l’homme qui obtient sans l’avoir méritée une fabuleuse fortune ? Ou une 110 espèce de remords confus ? Aux premières heures de l’aube je sautai du lit, m’habillai et courus dehors en quête d’un journal.

Comme je lisai, le souffle me manqua. Un terrible incendie provoqué par un dépôt de pétrole qui s’était enflammé avait presque complètement détruit un immeuble dans la rue de San Cloro, en plein centre. Entre autres, les coffres d’une grande agence immobilière qui contenaient plus de 115 cent trente millions en espèces avaient été détruits. Deux pompiers avaient trouvé la mort en combattant le sinistre.

Dois-je maintenant énumérer un par un tous mes forfaits ? Oui, parce que désormais je savais que l’argent que le veston me procurait venait du crime, du sang, du désespoir, de la mort, venait de l’enfer. Mais insidieusement ma raison refusait railleusement d’admettre une quelconque 120 responsabilité de ma part. Et alors la tentation revenait, et alors ma main - c’était tellement facile - se glissait dans ma poche et mes doigts, avec une volupté soudaine, étreignaient les coins d’un billet toujours nouveau. L’argent, le divin argent !

Sans quitter mon ancien appartement (pour ne pas attirer l’attention) je m’étais acheté en peu de temps une grande villa, je possédais une précieuse collection de tableaux, je circulais en 125 automobile de luxe et, après avoir quitté mon emploi " pour raison de santé ", je voyageais et parcourais le monde en compagnie de femmes merveilleuses.

Je savais que chaque fois que je soutirais l’argent de mon veston, il se produisait dans le monde quelque chose d’abject et de douloureux. Mais c’était toujours une concordance vague, qui n’était pas étayée par des preuves logiques. En attendant, à chacun de mes encaissements, ma 130 conscience se dégradait, devenait de plus en plus vile. Et le tailleur ? Je lui téléphonai pour

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demander sa note mais personne ne répondait. Via Ferrara on me dit qu’il avait émigré, il était à l’étranger, on ne savait pas où. Tout conspirait pour me démontrer que, sans le savoir, j’avais fait un pacte avec le démon.

Cela dura jusqu’au jour où dans l’immeuble que j’habitais depuis de longues années, on 135 découvrit un matin une sexagénaire retraitée asphyxiée par le gaz ; elle s’était tuée parce qu’on avait perdu les trente mille lires de sa pension qu’elle avait touchée la veille (et qui avaient fini dans mes mains).

Assez, assez ! pour ne pas m’enfoncer dans l’abîme, je devais me débarrasser de mon veston. Mais non pas en le cédant à quelqu’un d’autre, parce que l’opprobre aurait continué (qui aurait pu 140 résister à un tel attrait ?). Il devenait indispensable de le détruire.

J’arrivai en voiture dans une vallée perdue des Alpes. Je laissai mon auto sur un terre-plein herbeux et je me dirigeai droit sur le bois. Il n’y avait pas âme qui vive. Après avoir dépassé le bourg, j’atteignis le gravier de la moraine. Là, entre deux gigantesques rochers, je tirai du sac tyrolien l’infâme veston, l’imbibai d’essence et y mis le feu. En quelques minutes il ne resta que 145 des cendres.

Mais à la dernière lueur des flammes, derrière moi - à deux ou trois mètres aurait-on dit -, une voix humaine retentit : " Trop tard, trop tard ! " Terrorisé je me retournai d’un mouvement brusque comme si un serpent m’avait piqué. Mais il n’y avait personne en vue. J’explorai tout alentour sautant d’une roche à l’autre, pour débusquer le maudit qui me jouait ce tour. Rien. Il n’y avait que 150 des pierres.

Malgré l’épouvante que j’éprouvais, je redescendis dans la vallée, avec une sensation de soulagement. Libre finalement. Et riche, heureusement.

Mais sur le talus, ma voiture n’était plus là. Et lorsque je fus rentré en ville, ma somptueuse villa avait disparu ; à sa place un pré inculte avec l’écriteau " Terrain communal à vendre. " Et mes 155 comptes en banque, je ne pus m’expliquer comment, étaient complètement épuisés. Disparus de mes nombreux coffres-forts les gros paquets d’actions. Et de la poussière, rien que de la poussière, dans la vieille malle.

Désormais j’ai repris péniblement mon travail, je m’en tire à grand-peine, et ce qui est étrange, personne ne semble surpris par ma ruine subite. 160

Et je sais que ce n’est pas encore fini. Je sais qu’un jour la sonnette de la porte retentira, j’irai ouvrir et je trouverai devant moi ce tailleur de malheur, avec son sourire abject, pour l’ultime règlement de comptes.

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Dino Buzatti, " Le veston ensorcelé ", Le K, 1966