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1 Ce système n’est pas le notre : Boycottons leurs élections ! Cette brochure reprend trois articles parus dans l’organe de la CNT française, le Combat syndicaliste, au moment des élections présidentielles de 2017. Nous remercions Patrick, l’auteur des dessins de la Révolte qui illustrent cette brochure.

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Ce système n’est pas le notre :

Boycottons leurs élections !

Cette brochure reprend trois articles parus dans l’organe

de la CNT française, le Combat syndicaliste, au moment des élections présidentielles de 2017.

Nous remercions Patrick, l’auteur des dessins de la Révolte qui illustrent cette brochure.

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L’oligarchie qui nous gouverne.

La question de savoir comment sont prises les décisions dans une société humaine ne date pas d’aujourd’hui. Hérodote posait déjà la question : qui doit décider ? Un seul (la monarchie), une élite (l’oligarchie), tout le monde (la démocratie) ? Mais, dans ce classement, où l’historien grec aurait-il placé le régime actuel ? Car si le système des représentants s’est affublé du titre de démocratie, dans les faits, il s’apparente plus à une oligarchie. Autour des interrogations actuelles sur le concept de démocratie, il n’est peut-être pas inutile de préciser la genèse du système actuel.

L’invention de la démocratie représentative.

« L’expression souveraineté par la volonté du peuple ne signifie rien que par opposition à la souveraineté par la grâce de Dieu […] Ces deux dogmes antagonistes n’ont donc qu’une existence réciproque »1. Le socle sur lequel repose la démocratie représentative est l’idée de souveraineté populaire : ceux qui sont au pouvoir y sont, car ils sont les représentants de cette souveraineté. Il faut remonter au XVII° siècle pour voir l’ébauche du concept de souveraineté populaire dans les écrits de Locke. L’origine de cette pensée s’inscrit dans un contexte historique particulier : la contestation de la monarchie absolue par la bourgeoisie anglaise qui veut participer aux décisions. En 1656, Henry Vane en expose les principes clairement : « La souveraineté complète et absolue du peuple, source unique de tout pouvoir ; un parlement, assemblée unique, seul représentant du peuple et seul en possession du gouvernement »2.

1 SAINT-SIMON (Henri de), « Système industriel », 1821. 2 H. VANE, « Question de guérison proposée et résolue… », 1656, cité in GUERIN Daniel, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968.

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Au XVIII° siècle, lorsque Rousseau reprend ce concept, il élabore un régime politique émanant de la volonté générale et ne conçoit pas que le pouvoir législatif soit détenu par le peuple autrement que directement. Mais la plupart des philosophes des Lumières ne l'entendent pas ainsi. Ils contestent l'absolutisme et cherchent donc une autre légitimation au pouvoir que le droit divin. Il leur faut bien admettre alors qu'il faut la chercher ici-bas. Pour faire reconnaître le gouvernement, il faut qu'il soit choisi par le peuple. Montesquieu l'explique très clairement : « Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre, ce qui est un inconvénient de la démocratie (…). Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes Républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives (…) chose dont il est incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants. »3 Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l'idée de démocratie représentative n'est donc pas née du souci de faire participer le peuple autant que possible aux décisions, mais, au contraire, le moins possible, tout en se réclamant de lui. Il s'agit en fait de vider le terme « démocratie » de son sens propre pour légitimer un nouvel Etat.

Rousseau lui-même n’entend élargir la prise de décision qu’à la bourgeoisie : « C’est la plus saine partie de la République, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous »4. Et s’il admet qu’« à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus » c’est pour mieux écarter la démocratie directe des grecs anciens : « Tout bien examiné, je ne crois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits, si la cité n’est très petite. […] A prendre le terme dans la rigueur de l’acceptation, il n’a jamais existé de démocratie, et il n’en existera jamais. »5 Les représentants seraient donc un mal nécessaire…

Pendant la Révolution française, les disciples des philosophes du XVIII° mettent en pratique cette théorie politique nouvelle. Dès le départ, il est bien clair qu’il ne s’agit pas de donner le pouvoir de décision à tous, mais de désigner ceux qui gouverneront au nom de tous. Turgot et Condorcet sont de fervents partisans du suffrage censitaire, Camille Desmoulins

3 MONTESQUIEU, « De l’esprit des lois », 1748, Livre XI, chap. VI, éd. 1830. 4 ROUSSEAU, « Lettres écrites de la montagne », 1764, Lettre IX. 5 ROUSSEAU, « Du contrat social », éd. Beauvallon, 1914.

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approuve le législateur antique d’avoir « retranché du corps politique cette classe de gens qu’on appelait prolétaires »6. Bien sûr, il fallut faire des concessions aux sans-culottes qui avaient pris le terme démocratie au pied de la lettre, pour ce qu’il était au départ, un système où les décisions sont prises directement, par l’ensemble des citoyens. Il fallut, un temps, établir le suffrage universel masculin, accepter d’écouter la vindicte populaire, mais Robespierre marque la limite à ces concessions : « La démocratie n’est pas un Etat où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière. […] La démocratie est un Etat où le peuple souverain […] fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même »7.

L’Affirmation du système représentatif : une lutte contre la démocratie directe.

Parmi les porte-paroles des sans-culottes, des voix s’élèvent pour contester cette nouvelle oligarchie. Défenseurs de l’égalité sociale et du mandat impératif, des personnalités comme Jacques Roux, Leclerc de Lyon, John Oswald ou Sylvain Maréchal font entendre les revendications de la frange la plus radicale de la sans-culotterie. Ainsi, l'enragé Varlet écrit : « la souveraineté est le droit naturel qu'ont les citoyens, dans les assemblées, d'élire sans intermédiaires, à toutes les fonctions publiques, de discuter eux-mêmes des lois, de se réserver la faculté de rappeler et de punir ceux de leurs mandataires qui outrepassent leurs pouvoirs (...); enfin, circonstances particulières, [les mandataires] ne peuvent avoir force de loi, qu'ils n'aient été soumis à la sanction du souverain dans les assemblées primaires »8. Et, dans les faits, la Révolution française est le théâtre de cet affrontement entre partisans de la démocratie représentative et de la démocratie directe.

Les sans-culottes partent à plusieurs reprises exprimer leur conception de la démocratie devant l’Assemblée. Une délégation déclare en 1792 : « Les citoyens de Paris déclarent qu’ils ne reconnaissent les députés à la Convention que

6 cité in D. GUERIN, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968. 7 cité in D. GUERIN, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968. 8 J. VARLET, « Projet d'un mandat spécial et impératif », BN, 8°Lb41 109, Cité in C. GUILLON, « Deux enragés de la Révolution, Leclerc de Lyon et Pauline Léon », Ed. La Digitale, 1993, Baye, p.73.

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comme des rédacteurs d’un projet de Constitution et administrateurs provisoires de la République »9. Forts de la journée révolutionnaire de 10 août, les bras-nus poussent leur expérience de démocratie directe aussi loin qu'ils le peuvent. « C'est aux assemblées générales, tenues le soir, que l'on référait généralement pour toutes les questions importantes »10 et les ténors de la Montagne, comme Robespierre, sont obligés de se déplacer dans les sections11 pour faire valoir leur point de vue. Ainsi, une délégation des sections peut-elle se permettre de parler en ces termes à la tribune de la Convention : « Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargé de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargé en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires »12. Cohérente, la Commune de 1792, qui est à la fois l'émanation des sections parisiennes et des fédérés qui sont venus de provinces pour défendre la Révolution à Paris, cherche à tisser des liens avec les communes de France. Des contacts réguliers avec les grandes villes (comme Lyon, Bordeaux, Marseille) ne suffisent pas, et la Commune crée un comité de correspondance des 40 000 communes de France, le 29 avril 1793, qui précise sa pensée : « Voilà le seul Fédéralisme que veulent les habitants de Paris (…) toutes les communes de France doivent être sœurs ». Le 3 septembre 1793, elle s’adresse à elles pour créer la fédération des communes13.

La Terreur n’a pas été qu’un moyen pour les Montagnards d’éliminer les contre-révolutionnaires. Elle a frappé en premier les enragés qui défendaient les positions de la franges la plus radicale de la sans-culotterie. C’est encore Robespierre qui fait dissoudre la Commune insurrectionnelle

9 déclaration de la section de la Cité, 3 novembre 1792, cité in D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.24. 10 P. KROPOTKINE, « La grande Révolution », Ed. TOPS/H.Trinquier, Antony, 2002, p. 229. 11 Pour élire les députés des Etats Généraux, Paris est divisée en 48 sect ions. Les assemblées du Tiers Etats de ces 48 sections continuent à se réunir régulièrement tout au long de la Révolution et deviennent les assemblées générales du peuple parisien. 12 Déclaration devant l’Assemblée Nationale du porte parole de l’Assemblée des sections de la ville de Paris, 15 juillet 1792 cité in D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.28. 13 D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.31.

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quand celle-ci tente de développer la fédération des communes. Tout au long du XIX° siècle, les différents pouvoirs s’accordent à mater la résistance paysanne et celle des villes. La création des institutions municipales s’inscrit dans ce combat à mort contre la démocratie directe engagé par la bourgeoisie. A travers les élus locaux, les aides et le clientélisme, la troisième République élabore un système politique où l'Etat se fait un allié d'élus locaux tout en laissant une part d'expression contrôlée aux revendications populaires, notamment paysannes. En reconnaissant le suffrage universel, l'Etat faisait de la municipalité l'expression de la communauté paysanne tout en la limitant dans un cadre légal. Le conseil municipal n'est pas l'assemblée des villageois et les conseillers, comme le maire, sont des représentants, élus mais non révocables. Lorsque les communards de 1871 ont revendiqué la création de la fédération des communes libres, l’Etat républicain les a fait taire dans le sang. Quand l’Etat s’affirme, la démocratie directe est liquidée car l’Etat n’est rien d’autre que l’affirmation du pouvoir d’un groupe – ou d’un seul – sur l’ensemble de la population.

La V° République et la Démocratie.

« Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. »14 Si nous avons oublié l’origine du régime actuel et les circonstances dans lesquelles les principes qui le constituent se sont affirmés, ce n’est pas le cas du législateur. L’article 27 de la Constitution en est la preuve. L’interdiction du mandat impératif signifie que les électeurs ne peuvent pas révoquer un élu dont ils ne seraient pas satisfaits. Le droit de vote est personnel, ce qui veut dire que c’est lui qui décide de la loi, pas ceux qu’ils l’ont élu. Les institutions sont organisées pour empêcher la démocratie directe. Le système représentatif a été développé partout où cela est possible. La loi 1901 sur les associations en est un exemple saisissant : elle donne une personnalité juridique aux associations mais en encadre le fonctionnement. Dans le même ordre d’idée, nous avons oublié, qu’à l’origine, les comités des fêtes dans les villages se sont substitués aux communautés villageoises. C’est l’assemblée des villageois qui organisait la fête du village. Le comité des fêtes composés de membres désignés par la municipalité l’a remplacé, ce qui a permis d’introduire des éléments

14 Constitution de la V° République, article 27.

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républicains étrangers à l’identité du village dans les festivités (fêtes nationales, dépôt de gerbe aux monuments aux morts etc.) et débarrassé les institutions de cette mauvaise habitude qu’avaient les villageois de se réunir pour prendre des décisions. Cela a tellement bien marché qu’il est difficile aujourd’hui de trouver des bénévoles pour participer à ces comités15. Sur le plan du travail, l’activité des syndicats a été encadrée de la même manière. La création des conseils d’administration et des comités d’entreprise a permis d’apprivoiser les militants syndicaux qui se sont habitués à agir dans un cadre prédéfini par le système ; ce qui leur prend beaucoup de leur temps, tout en leur ménageant des avantages (heures de délégations, gestion d’argent, moyens financiers etc.). Et la masse des salariés s’est trouvée privée du moyen de décider et d’agir directement sur leurs conditions de travail16.

Il est significatif de constater que les élections qui ont encore un peu de succès sont les élections présidentielles et municipales. L’élection présidentielle participe à la personnalisation du pouvoir qui est la négation même de la démocratie. Quant aux élections municipales, elles intéressent encore du monde car elles touchent à la vie quotidienne des citoyens. Il y a le sentiment que c’est un niveau où l’on peut encore agir.

Pour le reste, « Les Français sont de moins en moins nombreux à faire confiance à leurs institutions. (…) près de 80 % considèrent que le système démocratique fonctionne mal en France. Ces chiffres sont en augmentation régulière, notamment chez les jeunes et dans les classes populaires, et se traduisent par une augmentation continue de l’abstention et du vote pour l’extrême droite. »17 Tout comme le gamin frustré de voir son père jouer au petit train à sa place, le soir de Noël, ceux qui n’accèdent pas aux postes de responsabilités se lassent vite du rôle de spectateur à qui l’on demande son avis, une fois de temps en temps, sans forcément en tenir compte. Au-delà de ce

15 Voir à ce sujet le passionnant ouvrage de C. THIBON, « Pays de Sault, les Pyrénées audoises au XIX° siècle: les villages et l'Etat », Ed. Du CNRS, Paris, 1988.

16 Voir à ce sujet B. EDELMAN, « La légalisation de la classe ouvrière », T.1 L’entreprise, Ed. Christian Bourgeois, 1978. 17 « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain », France stratégie, Juin 2014. Consultable sur le lien : http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/partieb_modele_republicain_final_23062014.pdf

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sentiment, des analyses pertinentes révèlent chaque jour la connivence entre médias/pouvoir/chefs d’entreprise18. Le constat est clair, il y a duperie sur la marchandise. C’est un problème majeur pour nos élites car leur légitimité est remise en question. La question est suffisamment sérieuse pour que les services du premier ministre publient une étude : « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain »19. Les solutions proposées tournent autour de la démocratie participative « pour rapprocher les citoyens des décisions » : « la démocratie participative – entendue généralement comme l’ensemble des processus de participation, de concertation et de consultation des associations et des individus supervisés par les pouvoirs publics (…) permet de mieux prendre en compte les besoins et ainsi d’améliorer le service rendu. L’usager et le citoyen, seuls ou par le biais de représentants (associations, etc.), peuvent (…) aider à désamorcer ou anticiper les éventuels conflits, et donc rendre plus efficace la mise en œuvre des décisions prises. » Il s’agit donc de relooker le concept qui a permis à la République d’asseoir son pouvoir depuis plus d’un siècle.

Le système des représentants est, par essence, un système oligarchique et aucune réforme partielle ne peut en changer la nature profonde. C’est une oligarchie perméable qui est capable d’intégrer une partie de la population. Ne voit-on pas encore clairement le rôle de sas d’entrée dans la classe politique que constituent les fonctions politiques locales ? Etre élu maire d’un petit village permet de viser à la présidence d’une communauté de communes ou à être membre de telles ou telles commissions rémunérées. Elle permet aussi de diffuser autour de soi quelques petits avantages et coups de piston qui entretiennent le clientélisme, et donc, l’adhésion d’une partie de la population au système actuel. Le déploiement des subventions aux associations permet à la plupart des majorités municipales de consolider leur électorat et trouver des « relais » dans les « quartiers difficiles ». C’est une oligarchie qui s’accommode d’une relative

18 Il suffit de regarder le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles BALBASTRE et Yannick KERGOUAT ou d’aller sur le site d’ACRIMED pour s’en convaincre : http://www.acrimed.org 19 « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain », France stratégie, Juin 2014. http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/partieb_modele_republicain_final_23062014.pdf

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liberté d’expression et qui a su aménager une voie légale et institutionnelle à la contestation afin de maintenir celle-ci dans un « cadre républicain », c'est-à-dire un cadre qui ne remet pas en cause le système établi. Mais rien ne peut changer sa nature profonde car elle est la clé de voute de l’organisation de la société actuelle où le contrôle des richesses, des lieux de production, des espaces et des populations restent le monopole d’un petit nombre qui en profite. Les réflexions sérieuses sur la question démocratique - comme celles sur la question sociale - ne peuvent amener qu’à une conclusion : la nécessité d’une révolution.

Texte paru dans le Combat Syndicaliste n° 253

et sur le site l’Affranchi, http://laffranchi.info

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Élections ?

Le fonctionnement des démocraties actuelles prouve la justesse de cette critique : la soi-disant vie politique se résume à des passes d’armes entre membres d’une oligarchie à l’abri de tout besoin et dont l’appartenance politique affichée importe peu. L’appareil institutionnel permet, au gré des aléas électoraux, de se recycler à l’infini. On constate, entre autres, au niveau de l’Union européenne, le rôle que joue ce nouvel étage bureaucratique pour caser les politiciens nationaux en fin de course. En sus, malhonnêteté et ennuis judiciaires ne sont jamais un frein pour des carrières qui semblent ne s’achever qu’avec la mort. Si rien n’est disponible dans les pantouflages politiques, les grands groupes économiques et financiers pourvoient. Ce tableau est complet avec des médias dominants qui servent la soupe aux politiques, relaient leurs agendas et expliquent aux populations combien il est normal et bon que cela aillent mal pour eux.

Pour cette oligarchie composite (politiques, intérêts privés, médias), la démocratie n’est qu’affaire de conquête et conservation du pouvoir. Il n’est jamais question de le limiter, encore moins bien entendu de le supprimer. Les gens ordinaires sont tenus éloignés de ces sphères du pouvoir. Leur seul rapport est d’être appelé à légitimer cette escroquerie, de temps à autre, en votant. Pourtant, subsiste, parmi une partie de la population, la vieille illusion que l’on peut, ce faisant, vraiment changer les choses.

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Pourquoi cette croyance ? La démocratie telle que nous la connaissons s’enracine dans des périodes durant lesquelles des bouleversements sociaux coïncident avec l’apparition du droit de vote. Il existe donc un lien, dans la conscience collective, entre le fait de voter et le fait révolutionnaire. Ce lien va être conforté par l’attitude d’une partie très importante du mouvement ouvrier dans sa composante marxiste et sociale-démocrate tout au long du 20e siècle : une société socialiste pouvait advenir par les urnes. Durant cette période, la position anarchiste de non participation aux élections a souvent été malaisée à tenir face à des exploités qui comprenaient difficilement que l’on se prive de ce levier d’action.

On ne peut nier qu’au cours du siècle dernier, des lois dans l’intérêt des travailleurs ont été votées par des parlements élus. Pourquoi, alors, les « gauches » au pouvoir légifèrent-elles depuis des décennies contre les travailleurs ? Parce que l’état du rapport de force social et économique qui contraignait le politique ou lui permettait de prendre ces mesures a radicalement changé. Le moteur des conquêtes ouvrières n’était pas le fait du politique qui pouvait, au mieux, en donner un reflet et, au pire, y constituer un frein. Qu’elle soit « révolutionnaire » ou réformiste, l’action de la gauche électoraliste est nulle si elle ne s’appuie pas sur des forces sociales. C’est le cas aujourd’hui : le mouvement ouvrier tel qu’il était n’existe plus et rien de semblable n’est venu le remplacer. De plus, les partis communistes divers et variés ont dû faire avec l’effondrement de leur modèle et la mondialisation néo-libérale a donné les coudées franches au capital.

Demeure de la social-démocratie une entreprise de gestion au service du système économique capitaliste. Excellant dans ce rôle, on l’a voit même jouer le rôle de mieux-disant libéral. Quant aux décombres des partis marxisants, on en a vu émerger ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche de la gauche » qui, à l’abri d’une radicalité de façade, n’a d’autres perspectives que de réactiver le vieil agenda social-démocrate. Ces partis (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, par exemple) se sont, selon la même vieille tactique, appuyés sur des mouvements sociaux qui préexistaient pour ressortir le vieux couplet électoraliste : voter pour nous est l’occasion de rendre efficace les idées du mouvement social, d’élargir la

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base, etc. Résultat ? En Grèce, Syriza applique scrupuleusement la politique qu’elle prétendait combattre ; en Espagne, Podemos est en voie accélérée de normalisation. A rebours de ce que ces partis prétendent, le passage au politique n’est pas la continuation du mouvement social, mais sa mort. Arrivée au pouvoir, comme en Grèce, cette nouvelle gauche fait le job et assure, nolens volens, la pérennité des conditions cadres du capitalisme. Au passage, ses membres, nouveaux venus dans l’oligarchie, jouissent d’une notabilisation aussi accélérée que leur trahison.

Voilà où la fétichisation des élections a conduit la gauche politique : impuissance et participation à la reproduction des rapports de force au sein de la société. L’électoralisme a aussi hâté le recul du mouvement ouvrier en monopolisant les énergies politiques des exploités et en dénigrant les autres formes d’action, notamment l’action directe.

Une partie de l’électorat de gauche ne s’y trompe pas et ne se déplace plus, lasse des alternances qui reconduisent toujours les mêmes politiques. Une autre partie vote en se pinçant le nez, dans une course à l’abîme qui consiste à chercher ce qui serait le « moins pire ». Une troisième partie de cet électorat, celle qui vote encore avec un peu de conviction, s’identifie aux élites ou a un intérêt dans le cirque électoral. Enfin, une dernière partie se reporte sur le vote d’extrême-droite. Les travailleurs et chômeurs les plus mal lotis choisissent de croire des bateleurs fascisants qui profitent sans peine du contexte créé par la mondialisation. Non prise en charge par la gauche de la gauche, délaissée par les socio-démocrates, la question sociale se voit donner une réponse xénophobe et nationaliste. En réponse, la social-démocratie ne tente pas de s’en ressaisir mais va au contraire piller le fonds droitard à grand renfort de mesures sécuritaires et d’appel à la patrie.

Nous n’avons pas entrepris la rédaction de ce texte en fonction de l’actualité. Ce que nous disons, en complément du texte L’oligarchie qui nous gouverne, est fondamentalement vrai depuis que le système représentatif existe, chaque époque historique ne faisant que l’accommoder au gré des circonstances. Toutefois, la très récente élection de Donald Trump et le

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contexte étatsunien dans lequel elle a eu lieu sont parfaits pour saisir ce que sont nos démocraties : un bipartisme caricatural ; une élite sélectionnée par l’argent ; un accord général sur le choix capitaliste ; la négation de la lutte des classes ; le patriotisme obligatoire.

Si Trump applique son programme, ce n’est pas à un changement de

société auquel nous allons assister mais à une variante du modèle capitaliste dont les caractéristiques seront d’être réactionnaires en terme sociétal, raciste et sécuritaire en terme social et ultra-libéral en terme économique. Qu’une partie des gens modestes ait pu voter pour ce type de programme dont ils seront à coup sûr les premières victimes dit assez comment la démocratie spectaculaire américaine permet toutes les manipulations jusqu’à l’absurde. Mais Trump n’invente rien, il ne fait qu’utiliser ce que lui offre une société américaine dont le fanatisme capitaliste a fixé comme règles l’injustice sociale et l’individualisme exacerbé. Certes, Clinton était un mal moindre ne serait-ce que pour le droit des femmes et des minorités. Mais qu’aurait-elle fait pour changer le système social et économique ? Pas grand chose, si l’on en croit l’exemple d’Obama.

Aux Etats-Unis des manifestations ont lieu pour contester la légitimité de Trump comme président. Nul doute que manifester contre ce type est certainement une chose à faire. Mais selon quels mots d’ordre ? On lit le slogan « not my president ». C’est intéressant car cela signifie que les manifestants remettent en cause, même si c’est à leur corps défendant, le système représentatif qui peut donner un résultat qui apparaît comme inacceptable. Bien entendu, cette brèche dans la croyance électorale n’équivaut pas à une remise en cause du système en tant que tel, mais elle montre que l’adhésion à un système absurde a des limites.

Il serait temps d’arrêter de guetter l’homme ou la femme providentiel. Il faut redire et réincarner une opposition claire au système capitaliste que les élections légitiment. Les mensonges et les manipulations qu’elles permettent ne peuvent être contrecarrés qu’à la base, dans la vie de tous les jours, sur les lieux de travail en s’organisant non pas en vue de

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prochains scrutins mais pour donner du sens à la réalité vécue. C’est seulement ainsi, qu’un travailleur se rendra compte que ses intérêts sont certainement plus liés à ceux de l’étranger qui partage sa condition qu’à ceux d’un milliardaire capitalisto-fasciste.

Texte paru dans le Combat Syndicaliste n° 254

Et sur le site l’Affranchi, http://laffranchi.info

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L’abstention comme combat politique.

Un politologue des plus médiatiques a récemment estimé les abstentionnistes à près de 30% de la population. Il affirme qu’il s’agit « d’un phénomène en voie d’émergence »20. Il est vrai qu’il est difficile aujourd’hui de faire passer les abstentionnistes pour des pêcheurs du dimanche irresponsables : au-delà des traditionnels appels « au vote blanc », des initiatives plus radicales pour l’abstention ou le boycott des élections se développent dans de nombreux endroits. C’est que la critique ne s’arrête plus aux candidats proposés mais remet en question la légitimité même du système de démocratie représentative.

Vers un consensus sur le fait que le système des représentants n’est pas la démocratie ?

Cela fait plusieurs années que des intellectuels remettent en question le système des représentants. En 2008, déjà, Bernard Manin admettait que « la représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-

20 Brice TEINTURIER, « PLUS RIEN À FAIRE, PLUS RIEN À FOUTRE, La vraie crise de la démocratie », Robert Laffont, février 2017.

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démocratiques. »21 Tandis que Nadia Urbinati renchérissait « La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif : je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement. ». Cette dernière constatait d’ailleurs que l’édification du concept de démocratie représentative n’avait pas pour but de donner le pouvoir de décision au peuple : « On ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie. Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ? En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation.» »22 Toutefois, l’un comme l’autre n’enterrent pas pour autant le système des représentants mais cherchent des solutions pour qu’il se régénère.

C’est qu’une partie de l’intelligentsia a compris qu’il est important de contrer la critique radicale du système actuel sous peine de le voir disparaître. C’est ainsi que des sociologues comme Marie-Cécile Naves peuvent cosigner des papiers dans Libération faisant le constat « d’une crise de la représentativité » et affirmant « la démocratie participative doit se pratiquer bien plus largement qu’elle ne l’est aujourd’hui, selon des modalités qui soit restent à inventer, soit méritent d’être étendues. »23 Cette même sociologue avait co-présenté un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective qui avait pour titre « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain » et qui constatait « Les Français sont de moins en moins nombreux à faire confiance à leurs institutions. (…) près de 80 % considèrent que le système démocratique fonctionne mal en France. Ces chiffres sont en augmentation régulière, notamment chez les jeunes et dans les classes populaires, et se traduisent par une augmentation continue de l’abstention et du 21 Hélène Landemore, « La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? », 7 mars 2008, http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-representative-est.html 22 Ibid. 23 Nicolas Cadène, Béligh Nabli et Marie-Cécile Naves, « Trump, le peuple et nous », Libération, http://egalites.blogs.liberation.fr/2016/11/20/lelection-de-trump-quelles-lecons-pour-la-france/

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vote pour l’extrême droite. ». Ce rapport produit par une officine gouvernementale élaborait un plan pour que les institutions regagnent en légitimité : « Tout d’abord, il s’agira de moderniser les institutions démocratiques, notamment en poursuivant la réforme de la représentativité élective, pour rapprocher les citoyens des décisions »24

Et l’on voit aujourd’hui une partie de la classe politique reprendre peu ou proue ces analyses pour essayer d’attirer une partie des abstentionnistes dans leur électorat.

La récupération politique de la critique des institutions.

Le discrédit que connait la classe politique a pris une telle ampleur que les abstentionnistes sont devenus une cible importante pour les candidats de gauche. En effet, s’ils ne croient plus aux politiques, ils mettent Marine Le Pen dans le même panier que les autres.

Les candidats aux primaires de la gauche s’en sont donnés à cœur joie, au premier rang desquels Benoit Hamon qui a mis dans son programme : « J’inscrirai immédiatement dans la Constitution le 49.3 citoyen, un pouvoir réel, concret, qui mettra fin à la démocratie intermittente. Il permettra à 1 % du corps électoral d’imposer au Parlement d’examiner une proposition de loi proposée par les citoyens (droit d’initiative citoyenne), de suspendre l’application d’une loi adoptée par le Parlement, jusqu’à un an après sa promulgation, pour que celle-ci soit soumise à référendum (référendum d’initiative citoyenne). Le principe du 49.3 sera soumis à référendum dès le second tour des législatives. »25 C’était également le cas d’Europe Ecologie Les Verts avant qu’ils ne se rallient à ce dernier.

Celui qui va le plus loin dans ce sens c’est Jean-Luc Mélenchon qui propose l’élection d’une assemblée constituante qui aurait pour but 24 « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain », France stratégie, Juin 2014. Consultable sur le lien : http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/partieb_modele_republicain_final_23062014.pdf 25 http://www.lemonde.fr/programmes/politique/la-democratie-directe

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d’élaborer la constitution d’une VIème République et propose : « Comment garantir le droit du peuple à exercer sa souveraineté, même entre deux élections? Le référendum révocatoire en cours de mandat le permet »26. L’homme a été 20 ans sénateur, secrétaire d’Etat socialiste et il nous demande de faire une fois de plus confiance aux représentants pour établir une constitution qui limiteraient leurs pouvoirs ! Cette soudaine conversion à des procédés de contrôle de la démocratie directe n’est pas tombée du ciel. Mélenchon ne fait que s’inspirer des discours qui sont apparus en Amérique latine (Bolivie et Venezuela) et dans le Sud de l’Europe (avec Podemos en Espagne et Syriza en Grèce). Là où ces tenants de la gauche radicale sont arrivés au pouvoir, le résultat n’est pas probant et pour cause : il ne suffit pas de singer la « démocratie » représentative de quelques éléments empruntés à la démocratie directe pour qu’elle change de nature.

La véritable démocratie c’est de débattre et de décider collectivement de ce que nous allons faire. Que les délégués qui sont chargés d’appliquer les décisions soient révocables par les assemblées qui les ont élus, c’est la moindre des choses. Que ces tâches de délégation obéissent à une rotation des mandats est un autre pare-feu indispensable. Mais encore faut-il que les décisions soient réellement prises collectivement et sur tous les aspects de la vie collective. Il ne s’agit pas de parier sur les décisions que prendra un tel et d’en changer lorsque nous sommes déçus : la démocratie, ce n’est pas le tiercé. Or, pas un candidat ne se penche sur ce problème.

Pour que le peuple soit maître des décisions, il faut refonder totalement le processus de prises de décisions. Tout d’abord, nous ne pouvons pas séparer les prises de décisions politiques et économiques. Nous devons pouvoir décider collectivement sur tous les aspects de la vie. L’entreprise doit être le lieu de la démocratie directe sur le plan économique, tout comme doit l’être la commune, sur le plan politique. Cela implique également que l’échelle des prises de décisions soit profondément modifiée : la plus grande part des décisions doivent être prises au niveau de la commune, les échelons supérieurs devant se réduire au maximum à 26 Lefigaro.fr avec AFP 18/09/2014

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un travail de coordination et de gestion. Il s’agit donc de remplacer l’Etat républicain par la fédération des communes libres. Par ailleurs, un tel changement ne peut s’opérer dans un cadre national. Pour reprendre le contrôle de nos vies, il est évident que nous ne pouvons ignorer qu’il faudra un mouvement international des peuples contre l’oligarchie qui profite du système. Il n’est pas réaliste de concevoir un tel changement qui remet en cause le pouvoir et le fondement du droit dans ce système – la propriété privée – grâce à un simple bulletin de vote.

Le choix de l’abstention : agir au lieu d’élire, ne laissons pas le moindre crédit au système.

« Pendant que des citoyen-ne-s jouent le jeu démocratique créée pour eux par les possédants, ils s'astreignent à croire qu'il est possible de changer la donne pacifiquement, y aspirent tellement de tout leur être qu'ils voient en la rédaction d'une nouvelle constitution une arme non-violente et magique qui résoudra les inégalités sans qu'ils n'aient à prendre part aux combats nécessairement violents auxquels ils auraient inéluctablement à faire face s'il fallait réquisitionner ce qui a été longtemps accaparé par la force et par la ruse. »27 Par cette réponse à Mordraal, Robert Gray souligne un point essentiel malheureusement illustré par l’exemple grec. L’arrivée de Syriza au pouvoir n’a pas résolu les problèmes économiques et la démocratie n’y a pas avancé d’un iota. Par contre, la montée en puissance de Syriza et son arrivée au pouvoir s’est traduite par une apathie généralisée du mouvement social pourtant extrêmement véloce jusque là en Grèce. Les élections ont une fois de plus joué leur rôle de leurre et les Grecs en subissent les conséquences.

Il ne reste d’autre choix aux véritables partisans de la vraie démocratie que de regarder la réalité en face : il faudra une prise de conscience puissante de l’illégitimité de ce système et un mouvement social d’une ampleur comparable à la révolution tunisienne pour obtenir des résultats. 27 « Mélenchon et Lordon, entre souverainisme et populisme », 3/09/2016 PAR MORDRAAL BLOG : LE BLOG DE MORDRAAL, https://blogs.mediapart.fr/mordraal/blog/030916/melenchon-et-lordon-entre-souverainisme-et-populisme-republique-et-nation-2

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Nous n’y sommes pas encore, loin s’en faut. Cela n’est pas une excuse pour ne pas nous atteler à la tâche, bien au contraire. Organiser le boycott des élections, appeler à l’abstention, provoquer des réunions publiques permettant de dénoncer le système des représentants et de débattre de la vraie démocratie sont autant d’occasion de diffuser nos idées et de gagner des partisans : « Mais si le mensonge, tiré à des millions d'exemplaires, garde un certain pouvoir, il suffit du moins que la vérité soit dite pour que le mensonge recule. »28

C’est également le moyen le plus sûr d’organiser la résistance. La construction d’un mouvement social capable de renverser un système, quel qu’il soit, ne se fait pas en un jour. Il s’agit d’une dynamique qui s’accroit au travers des différentes luttes et solidarités qui se créent. Les journalistes nous rabâchent à chaque présidentielle que le gouvernement à 100 jours pour faire des réformes (c'est-à-dire faire passer ce dont nous ne voulons pas), c’est « l’état de grâce ». C’est que le candidat qui gagne une élection en ressort renforcé par la légitimité donnée par les électeurs. Inconsciemment, même les opposants en sont convaincus : parce qu’ils votent et cautionnent le système. Nous savons que le vainqueur des prochaines élections va appliquer un programme antisocial que nous refusons et que nous allons subir. Peu importe le nom du vainqueur, il est essentiel que l’abstention soit d’une telle force que celui-ci en sorte illégitime aux yeux des français. Créer ce contexte est indispensable si nous voulons permettre à la contestation sociale de s’exprimer sur le champ, et avec force. C’est pourquoi il est nécessaire de donner rendez-vous aux abstentionnistes et d’annoncer, avant le premier tour, que, quel que soit le nouveau président, nous manifesterons sous le mot d’ordre : « ce président n’est pas le notre car nous ne reconnaissons pas ce système ».

Les temps qui s’annoncent ne sont pas des plus plaisants, mais nous pouvons garder espoir : il n’y a pas qu’en France que le système des

28 Albert Camus, « À guerre totale résistance totale », Editorial de Combat clandestin, n°55, mars 1944.

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représentants est remis en cause, il n’y a pas qu’en France que le système capitaliste et ses conséquences désastreuses provoquent l’indignation. En Grèce, en Espagne, aux Etats-Unis, la contestation est si forte que le régime semble déstabilisé. Peut être s’en remettra-t-il, peut-être verrons nous les régimes autoritaires triomphés momentanément dans bon nombre de pays qui affichaient la démocratie représentative libérale comme modèle social. Mais la seule chose qui est certaine, c’est que rien ne s’arrangera si nous ne faisons rien : et voter c’est ne rien faire, c’est laisser à d’autres le soin d’agir à notre place. Pour conclure, laissons la parole à Bakounine : « Ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n'ont jamais avancé d'un seul pas. »

Texte paru dans le Combat Syndicaliste n° 255

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ANNEXES :

En complément, voici deux textes anciens qui illustrent notre propos :

Un texte inspiré de la grève des électeurs d’octave Mirbeau et un texte de Bakounine sur le suffrage universel.

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DANS TOUT GOUVERNEMENT, CELUI QUI GOUVERNE… MENT.

ABSTENTION !

Il est stupéfiant qu'à notre époque, et avec ses scandales journaliers, il puisse exister encore un seul électeur, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un.

Qu'un député, ou qu’un président de la république trouve un électeur, c'est-à-dire l'être rêvé, le martyr idéal, qui l’engraisse de son travail, l’enrichit avec ses impôts, avec la seule perspective de recevoir, en échange, des coups de trique sur la nuque et des coups de pied aux fesses, voilà qui dépasse l’entendement…

Nous parlons, bien entendu, de l'électeur convaincu, du pauvre bougre qui s'imagine, en votant, faire acte de citoyen libre, d’exprimer ses opinions ou des revendications sociales. De celui qui croit faire partie du « peuple souverain » et qui se dit : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société ». Comment, si entêté, si orgueilleux, ou stupide qu'il soit, n’est-il pas encore découragé ? Comment arriver à comprendre qu'il reste un seul individu assez aveugle et sourd, pour voter bleu, blanc, rose, rouge ou vert, sans que rien ne l'y oblige, sans qu'on le paye ou qu'on le soûle ?

Quel motif bizarre peut le pousser à aller, fier de son droit, persuadé qu'il accomplit un devoir, déposer un bulletin quelconque

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dans une boîte électorale ? Que doit-t-il se dire pour expliquer cet acte hallucinant ? Qu'est-ce qu'il espère ?

Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le saignent et qui l'assomment, il faut qu'il se dise et qu'il espère quelque chose d'extraordinaire. Il faut sans doute qu’il croie aux bobards des politiciens, à leurs promesses de progrès, de justice, de dévouement ou de probité.

Et c'est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

Voilà pourtant de longs siècles que les sociétés se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu'un fait unique les domine toutes : la protection des grands, l'écrasement des petits. Il ne peut arriver à comprendre qu'il paye pour un tas de choses dont il ne jouira jamais. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours.

Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera. Plus bête que les bêtes, l'électeur choisit son boucher. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit.

Ecoute, électeur : au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin les médias, et qui sont payés pour avoir ta peau, au lieu de te pencher sur les duperies des programmes politiques, réfléchis sur le sens réel de cette arnaque. Peut-être, ensuite, seras-tu moins empressé à courir vers les urnes pour y mettre d'avance le nom de ton plus mortel ennemi.

Tu peux toujours rêver de paradis, de lumières et de parfums, de fraternités impossibles, de bonheurs irréels. C'est bon de rêver, et

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cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais le pouvoir ou l’Etat à ton rêve, car là où est le pouvoir, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, dis-toi que le salopard qui sollicite ton suffrage est un truand car, en échange de la situation et de la fortune que tu lui offres, il te promet un tas de choses merveilleuses qu'il ne te donnera pas. Il ne représente ni ta souffrance, ni tes aspirations, ni rien de toi. Il n’agit que pour ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens.

Et ne va pas t'imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd'hui est particulier à une époque ou à un régime. Toutes les époques et tous les régimes se valent. C'est-à-dire qu'ils ne valent rien.

Rentre donc chez toi et fais la grève du suffrage universel. Tu n'as rien à y perdre. Ferme ta porte aux quémandeurs d'aumônes politiques, et garde tes forces pour les combats à venir, avec tes semblables. Seule la lutte est efficace.

Tu ne peux compter que sur ça.

Que sur toi.

D’après « la grève des électeurs », d’Octave Mirbeau.

Vous retrouverez le texte intégral de Mirbeau en PDF sur notre site : http://cnt-ait-pau.fr

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Le suffrage universel est un leurre.

En France, le culte mystique de l'autorité, l'amour du commandement et l'habitude de se laisser commander ont détruit dans la société, aussi bien que dans la grande majorité des individus, tout sentiment de liberté, toute foi dans l'ordre spontané et vivant que la liberté seule peut créer. Parlez-leur de la liberté, et ils crieront aussitôt à l'anarchie ; car il leur semble que du moment que cette discipline, toujours oppressive et violente, de l'État, cessera d'agir, toute la société doit s'entredéchirer et crouler. Là gît le secret de l'étonnant esclavage que la société française endure depuis qu'elle a fait sa grande révolution. Robespierre et les Jacobins lui ont légué le culte de la discipline de l'État. Ce culte, vous le retrouverez en entier dans tous vos républicains bourgeois, officiels et officieux, et c'est lui qui perd la France aujourd'hui. Il la perd en paralysant l'unique source et l'unique moyen de délivrance qui lui reste : le déploiement libre des forces populaires ; et en lui faisant chercher son salut dans l'autorité et dans l'action illusoire d'un État, qui ne représente plus rien aujourd'hui qu'une vaine prétention despotique, accompagnée d'une impuissance absolue.

Tout ennemi que je sois de ce qu'on appelle en France la discipline, je reconnais toutefois qu'une certaine discipline, non automatique, mais volontaire et réfléchie, et s'accordant parfaitement avec la liberté des individus, reste et sera toujours nécessaire, toutes les fois que beaucoup d'individus, unis librement, entreprendront un travail ou une action collective quelconques. Cette discipline n'est alors rien que la concordance volontaire et réfléchie de tous les efforts individuels vers un but commun. Au moment de l'action, au milieu de la lutte, les rôles se divisent naturellement, d'après les aptitudes de chacun, appréciées et jugées par la collectivité tout entière : les uns dirigent et commandent, d'autres exécutent les commandements. Mais aucune fonction ne se pétrifie, ne se

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fixe et ne reste irrévocablement attachée à aucune personne. L'ordre et l'avancement hiérarchiques n'existent pas, de sorte que le commandant d'hier peut devenir subalterne aujourd'hui. Aucun ne s'élève au-dessus des autres, ou s'il s'élève, ce n'est que pour retomber un instant après, comme les vagues de la mer, revenant toujours au niveau salutaire de l'égalité. Dans ce système, il n'y a proprement plus de pouvoir. Le pouvoir se fond dans la collectivité, et il devient l'expression sincère de la liberté de chacun, la réalisation fidèle et sérieuse de la volonté de tous ; chacun n'obéissant que parce que le chef du jour ne lui commande que ce qu'il veut lui-même. Voilà la discipline vraiment humaine, la discipline nécessaire à l'organisation de la liberté.

Telle n'est point la discipline prônée par vos républicains hommes d'État. Ils veulent la vieille discipline française, automatique, routinière et aveugle. Le chef, non élu librement et seulement pour un jour, mais imposé par l'État pour longtemps sinon pour toujours, commande, et il faut obéir. Le salut de la France, vous disent-ils, et même de la liberté de la France, n'est qu'à ce prix. L'obéissance passive, base de tous les despotismes, sera donc aussi la pierre angulaire sur laquelle vous allez fonder votre république. (…)

Et maintenant que dire de cette confiance qu'on vous recommande aujourd'hui comme la plus sublime vertu des républicains ! Jadis, lorsqu'on était républicain pour tout de bon, on recommandait à la démocratie la défiance. D'ailleurs on n'avait pas même besoin de la lui conseiller : la démocratie est défiante par position, par nature et aussi par expérience historique ; car de tout temps elle a été la victime et la dupe de tous les ambitieux, de tous les intrigants, classes et individus, qui, sous prétexte de la diriger et de la mener à bon port, l'ont éternellement exploitée et trompée. Elle n'a fait autre chose jusqu'ici que servir de marchepied. Maintenant, Messieurs les républicains du journalisme bourgeois lui conseillent la confiance. Mais en qui et en quoi ? Qui sont-ils pour oser la recommander, et qu'ont-ils fait pour la mériter eux-mêmes ? Ils ont écrit des phrases d'un républicanisme très pâle, tout imprégnées d'un esprit

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étroitement bourgeois, à tant la ligne. Et combien de petits Olliviers en herbe parmi eux ? Qu'y a-t-il de commun entre eux, les défenseurs intéressés et serviles des intérêts de la classe possédante, exploitante, et le prolétariat ? Ont-ils jamais partagé les souffrances de ce monde ouvrier, auquel ils osent dédaigneusement adresser leurs admonestations et leurs conseils : ont-ils seulement sympathisé avec elles ? Ont-ils jamais défendu les intérêts et les droits des travailleurs contre l'exploitation bourgeoise ?

Bien au contraire, car toutes les fois que la grande question du siècle, la question économique, a été posée, ils se sont fait les apôtres de cette doctrine bourgeoise qui condamne le prolétariat à l'éternelle misère et à l'éternel esclavage, au profit de la liberté et de la prospérité matérielle d'une minorité privilégiée. Voilà les gens qui se croient autorisés à recommander au peuple la confiance. Mais voyons donc qui a mérité et qui mérite aujourd'hui cette confiance ? Serait-ce la bourgeoisie ? — Mais sans parler même de la fureur réactionnaire que cette classe a montrée en Juin 1848, et de la lâcheté complaisante et servile dont elle a fait preuve pendant vingt ans de suite, sous la présidence aussi bien que sous l'empire de Napoléon III ; sans parler de l'exploitation impitoyable qui fait passer dans ses poches tout le produit du travail populaire, laissant à peine le strict nécessaire aux malheureux salariés ; sans parler de l'avidité insatiable et de cette atroce et inique cupidité, qui, fondant toute la prospérité de la classe bourgeoise sur la misère et sur l'esclavage économique du prolétariat, en font l'ennemie irréconciliable du peuple, voyons quels peuvent être les droits actuels de cette bourgeoisie à la confiance de ce peuple ?

Les malheurs de la France l'auraient-ils transformée tout d'un coup ? Serait-elle redevenue franchement patriote, républicaine, démocrate, populaire et révolutionnaire ? Aurait-elle montré la disposition de se lever en masse et de donner sa vie et sa bourse pour le salut de la France ? Se serait-elle repentie de ses vieilles iniquités, de ses infâmes trahisons d'hier et d'avant-hier, et se serait-elle franchement rejetée dans les bras du peuple, pleine de confiance en lui ? Se serait-elle mise de plein cœur à la

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tête de ce peuple pour sauver le pays ? Mon ami, il suffit, n'est-ce pas, de poser ces questions, pour que tout le monde, à la vue de ce qui se passe aujourd'hui, soit forcé d'y répondre négativement.

Hélas ! La bourgeoisie ne s'est point transformée, ni amendée, ni repentie. Aujourd'hui comme hier et même plus qu'hier, trahie par le jour dénonciateur que les événements jettent sur les hommes aussi bien que sur les choses, elle se montre dure, égoïste, cupide, étroite, bête, à la fois brutale et servile, féroce quand elle croit pouvoir l'être sans beaucoup de danger, comme dans les néfastes journées de Juin, toujours prosternée devant l'autorité et la force publique, dont elle attend son salut, et ennemie du peuple toujours et quand même.

La bourgeoisie hait le peuple à cause même de tout le mal qu'elle lui a fait; elle le hait parce qu'elle voit dans la misère, dans l'ignorance et dans l'esclavage de ce peuple sa propre condamnation, parce qu'elle sait qu'elle n'a que trop bien mérité la haine populaire, et parce qu'elle se sent menacée dans toute son existence par cette haine qui chaque jour devient plus intense et plus irritée. Elle hait le peuple parce qu'il lui fait peur ; elle le hait doublement aujourd'hui, parce que seul patriote sincère, réveillé de sa torpeur par le malheur de cette France, qui n'a été d'ailleurs, comme toutes les patries du monde, qu'une marâtre pour lui, le peuple a osé se lever ; il se reconnaît, se compte, s'organise, commence à parler haut, chante la Marseillaise dans les rues, et par le bruit qu'il fait, par les menaces qu'il profère déjà contre les trahisseurs de la France, trouble l'ordre public, la conscience et la quiétude de Messieurs les bourgeois. La confiance ne se gagne que par la confiance. La bourgeoisie vient-elle de montrer la moindre confiance dans le peuple ? Bien loin de là. Tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle fait, prouve au contraire que sa défiance contre lui a dépassé toutes les bornes. (…)

Réunissez tous les bourgeois de France, et demandez-leur ce qu'ils préfèrent : de la délivrance de leur patrie par une révolution sociale, — et il ne peut y avoir d'autre révolution aujourd'hui que la révolution sociale, — ou bien de son asservissement sous le joug des Prussiens ? S'ils osent être

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sincères, pour peu qu'ils se trouvent dans une position qui leur permette de dire leur pensée sans danger, les neuf dixièmes, que dis-je, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes, ou même les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes, vous répondront, sans hésiter, qu'ils préfèrent l'asservissement à la révolution. Demandez-leur encore, en supposant que le sacrifice d'une partie considérable de leurs propriétés, de leurs biens, de leur fortune mobilière et immobilière, devienne nécessaire pour le salut de la France, s'ils se sentent disposés à faire ce sacrifice ? (…)

Est-ce que je calomnie les bourgeois ? Cher ami, vous savez bien que non. Et d'ailleurs, il existe maintenant, au vu et la connaissance de tout le monde, une preuve irréfutable de la vérité, de la justice de toutes mes accusations contre la bourgeoisie. Le mauvais vouloir et l'indifférence de la bourgeoisie ne se sont que trop clairement manifestés dans la question d'argent. Tout le monde sait que les finances du pays sont ruinées ; qu'il n'y a pas un sou dans les caisses de ce gouvernement (…) Tout le monde comprend que ce gouvernement ne peut les remplir par les moyens ordinaires des emprunts et de l'impôt. (…) Nul ne devait comprendre cela mieux que la bourgeoisie, elle qui passe toute sa vie dans le maniement des affaires et qui ne reconnaît d'autre puissance que celle de l'argent. Elle devait comprendre aussi que la France ne pouvant plus se procurer, par les moyens réguliers de l'État, tout l'argent qui est nécessaire à son salut, elle est forcée, elle a le droit et le devoir de le prendre là où il se trouve. Et où se trouve-t-il ? Certes ce n'est pas dans les poches de ce misérable prolétariat auquel la cupidité bourgeoise laisse à peine de quoi se nourrir ; c'est donc uniquement, exclusivement dans les coffres-forts de Messieurs les bourgeois. Eux seuls détiennent l'argent nécessaire au salut de la France. En ont-ils offert spontanément, librement, seulement une petite partie ? (…)

Règle générale : Voulez-vous reconnaître d'une manière infaillible si le bourgeois veut sérieusement telle ou telle chose ? Demandez si, pour l'obtenir, il a sacrifié de l'argent. Car soyez-en certain, lorsque les

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bourgeois veulent quelque chose avec passion, ils ne reculent devant aucun sacrifice d'argent. (…)

Et on recommande au peuple d'avoir confiance en cette bourgeoisie ! Cette confiance, elle a le front, le cynisme, de la demander, que dis-je, de l'exiger elle-même. Elle prétend gouverner et administrer seule cette république qu'au fond de son cœur elle maudit. Au nom de la république, elle s'efforce de rétablir et de renforcer son autorité et sa domination exclusive, un moment ébranlées. Elle s'est emparée de toutes les fonctions, elle a rempli toutes les places, n'en laissant quelques unes que pour quelques ouvriers transfuges qui sont trop heureux de siéger parmi Messieurs les bourgeois. Et quel usage font-ils du pouvoir dont ils se sont emparés ainsi ?

On peut en juger en considérant les actes de votre municipalité. Mais la municipalité, dira-t-on, vous n'avez pas le droit de l'attaquer ; car, nommée après la révolution, par l'élection directe du peuple lui-même, elle est le produit du suffrage universel. À ce titre, elle doit vous être sacrée.

Je vous l'avoue franchement, cher ami, je ne partage aucunement la dévotion superstitieuse de vos bourgeois radicaux ou de vos républicains bourgeois pour le suffrage universel. (…) Qu'il me suffise de poser ici, en principe, une vérité qui me paraît incontestable et qu'il ne me sera pas difficile de prouver plus tard, tant par le raisonnement, que par un grand nombre de faits pris dans la vie politique de tous les pays qui jouissent, à l'heure qu'il est, d'institutions démocratiques et républicaines, savoir que le suffrage universel, tant qu'il sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera économiquement dominée par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations.

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Toutes les élections qui, depuis le coup d'État de Décembre, ont été faites directement par le peuple de France, n'ont-elles pas été diamétralement contraires aux intérêts de ce peuple, et la dernière votation sur le plébiscite impérial n'a-telle pas donné sept millions de « OUI » à l'empereur ? On dira sans doute que le suffrage universel ne fut jamais librement exerce sous l'empire, la liberté de la presse, celle de l'association et des réunions, conditions essentielles de la liberté politique, ayant été proscrites, et le peuple ayant été livré sans défense à l'action corruptrice d'une presse stipendiée et d'une administration infâme.

Soit, mais les élections de 1848 pour la Constituante et pour la présidence, et celles de mai 1849 pour l'Assemblée législative, furent absolument libres, je pense. Elles se firent en dehors de toute pression ou même intervention officielle, dans toutes les conditions de la plus absolue liberté. Et pourtant qu'ont-elles produit ? Rien que la réaction.

« Un des premiers actes du gouvernement provisoire, dit Proudhon, celui dont il s'est applaudi le plus, est l'application du suffrage universel. Le jour même où le décret a été promulgué, nous écrivions ces propres paroles, qui pouvaient alors passer pour un paradoxe : Le suffrage universel est la contre-révolution. On peut juger, d'après l'événement, si nous nous sommes trompés. Les élections de 1848 ont été faites, à une immense majorité, par les prêtres, les légitimistes, par les dynastiques, par tout ce que la France renferme de plus réactionnaire, de plus rétrograde. Cela ne pouvait être autrement. »

Non, cela ne pouvait être et aujourd'hui encore cela ne pourra pas être autrement, tant que l'inégalité des conditions économiques et sociales de la vie continuera de prévaloir dans l'organisation de la société ; tant que la société continuera d'être divisée en deux classes, dont l'une, la classe exploitante et privilégiée, jouira de tous les avantages de la fortune, de l'instruction et du loisir, et l'autre, comprenant toute la masse du prolétariat, n'aura pour partage que le travail manuel assommant et forcé, l'ignorance, la misère, et leur accompagnement obligé, l'esclavage, non de droit, mais de fait. (…)

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« La pensée réactionnaire, dit Proudhon, que le peuple ne l'oublie jamais, a été conçue au sein même du parti républicain. » Et plus loin il ajoute que cette pensée prend sa source dans « son zèle gouvernemental », tracassier, méticuleux, fanatique, policier, et d'autant plus despotique qu'il se croit tout permis, son despotisme ayant toujours pour prétexte le salut même de la république et de la liberté. Les républicains bourgeois identifient à grand tort leur république avec la liberté.

C'est là la grande source de toutes leurs illusions lorsqu'ils se trouvent dans l'opposition, de leurs déceptions et de leurs inconséquences, lorsqu'ils ont en mains le pouvoir. Leur république est toute fondée sur cette idée du pouvoir et d'un gouvernement fort, d'un gouvernement qui doit se montrer d'autant plus énergique et puissant qu'il est sorti de l'élection populaire ; et ils ne veulent pas comprendre cette vérité pourtant si simple, et confirmée d'ailleurs par l'expérience de tous les temps et de tous les pays, que tout pouvoir organisé, établi, agissant sur le peuple, exclut nécessairement la liberté du peuple. L'État politique n'ayant d'autre mission que de protéger l'exploitation du travail populaire par les classes économiquement privilégiées, le pouvoir de l'État ne peut être compatible qu'avec la liberté exclusive de ces classes dont il représente les intérêts, et par la même raison il doit être contraire à la liberté du peuple.

Qui dit État ou pouvoir dit domination, mais toute domination présume l'existence de masses dominées. L'État, par conséquent, ne peut avoir confiance dans l'action spontanée et dans le mouvement libre des masses, dont les intérêts les plus chers sont contraires à son existence. Il est leur ennemi naturel, leur oppresseur obligé, et, tout en prenant bien garde de l'avouer, il doit toujours agir comme tel.

Voilà ce que la plupart des jeunes partisans de la république autoritaire ou bourgeoise ne comprennent pas, tant qu'ils restent dans l'opposition, tant qu'ils n'ont pas encore essayé eux-mêmes du pouvoir. (…)

Ils ignorent que le despotisme n'est pas autant dans la forme de l'État ou du pouvoir, que dans le principe de l'État et du pouvoir politique lui-

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même, et que, par conséquent, l'État républicain doit être par son essence aussi despotique que l'État gouverné par un empereur ou un roi. (…)

C'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le cœur des hommes. L'homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n'admet aucune exception, et qui s'applique aussi bien à des nations tout entières qu'aux classes, aux compagnies et aux individus. C'est la loi de l'égalité, condition suprême de la liberté et de l'humanité. (…) Un corps scientifique, auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s'occuper du tout de science, mais d'une tout autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, serait de s'éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.

Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques, l'est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu'elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n'empêche pas qu'il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés défait, non de droit, et qui, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d'un pays, finissent par former une sorte d'aristocratie ou d'oligarchie politique. Voir les États-Unis d'Amérique et la Suisse. Ainsi, point de législation extérieure et point d'autorité, l'une étant d'ailleurs inséparable de l'autre, et toutes les deux tendant à l'asservissement de la société et à l'abrutissement des législateurs eux-mêmes.

Extrait de BAKOUNINE Michel, « L’Empire Knouto-germanique », 1870. Vous retrouverez les œuvres complètes de Bakounine en PDF sur notre

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