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Ces nouvelles ainsi que les personnages sont le

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Ces nouvelles ainsi que les personnages sont le

reflet romancé de l’imagination de l’auteur. Petites histoires à lire en famille ou seul, des histoires courtes, des rêveries, peu importe qu’elles soient réelles ou non du moment qu’elles emmènent le lecteur, ailleurs dans une autre réalité.

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1 Le café de la nouvelle Athènes

Un endroit unique, où tant d’illustres artistes se sont liés d’amitié et où s’est livré une guerre des mots et des pinceaux. C’est le Café de la Nouvelle-Athènes, place Pigalle, jadis si flamboyant de gaité, si riche d’artistes complices et maintenant si terne, vidé de sa substance artistique. Le café a existé mais n’existe plus. Il exista néanmoins à nouveau un peu plus tard sans pour autant transpirer de vie comme par le passé, c’est un nouvel édifice sans âme et sans contenance qui ne survivra pas bien longtemps.

Cette nuit, j’ai fait un rêve éveillé, un magnifique songe, un retour dans le passé. J’en faisais partie, en cette fin d’après midi, le soleil encore radieux brulait la peau fort peu halée des demoiselles aux épaules dénudées qui déambulaient nonchalantes au cœur de la place Pigalle. Une jeune jouvencelle se mirait dans l’onde de la fontaine faisant face au Café de la Nouvelle-Athènes. Quelques années plus tôt, c’était un puit lugubre encagé et désaffecté, qui y trônait. Tout comme les autres lieux de rencontre qu’offrait la place à l’instar du Rat mort ou encore des Folies

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Pigalle, ce café ne payait pas de mine. La terrasse, aux chaises sculptées en fonte et aux tables rondes en stuc, accueillait les clients de passage avides d’air frais. Plus en retrait au fond de l’antre du débit de boissons, on y trouvait la salle de toutes les intrigues et réunions secrètes. A droite de l’entrée se tenait une charmante personne toute vêtue de mousseline blanche, aux mains gantées de dentelles, au sourire angevin. Le comptoir était magnifique dans sa robe de matière cuivrée et de sculptures de bois entrelacées, le plateau de zinc affichait ouvertement les outrages du temps et les assauts caustiques des verres d’alcool renversés malencontreusement. Le plafond fait de poutres apparentes et de torchis défraichi, ressemblait à un squelette d’animal blessé à la peau blafarde et ridée.

Je suis dans les tréfonds du mastroquet, la dernière table en face de la porte de la cambuse. De là, je domine la situation encore ébloui par ce décor si pittoresque et si inquiétant à la fois. Les murs carrelés de céramiques jaunâtres font ressortir les fenêtres aux rideaux de dentelles qui cachaient des passants les clients assis, laissant entrevoir les escogriffes en mal de boisson. Tout au long des murs se trouvaient des banquettes marron moelleuses à souhait, en cuir capitonné, associées à des tables aux plateaux de marbre blanc flanquées de chaises au paillage ajouré.

Le soir, l’obscurité naissante assombrissait la salle et le matin l’ardeur du soleil qui filtrait aux travers des rideaux, traçait une multitude de rais de lumière dans la fumée déjà présente ; le lieu devenait alors luminescent et étrange à la fois. Il devait faire bon s’y reposer, s’y distraire en cet endroit magique et

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solennel. Tout à coup, je reste pétrifié lorsqu’un groupe d’hommes quarantenaires entre.

La sérénité des lieux laisse place à un tumulte sans cesse grandissant. Manet est là tenant Pissarro par le cou, les deux compères se moquent amicalement d’un autre luron, leur ami Gauguin. Quelques minutes plus tard, c’est Lautrec qui les rejoint, saluant au passage une autre bande de joyeux fêtards tous attablés juste derrière moi. Tout ce petit monde ne roule pas sur l’or, leurs habits parsemés de bouloches et limés jusqu’aux coutures, attestaient que le manque d’argent et la recherche d’un gîte étaient à cette époque les principaux soucis de leurs quotidiens ; rançon d’une gloire à venir qu’ils ne connaîtront jamais.

La jeune fille en blanc ne bouge pas ce qui m’intrigue, derrière l’un des piliers centraux ornés de petits croquis et esquisses, œuvres qui semblent avoir été offertes par les peintres fréquentant le logis, il y a bien quelqu’un, je viens d’apercevoir le chevalet improvisé à la hâte, c’est Degas qui ébauche l’un de ses tableaux les plus exquis, L’absinthe. Un musicien adossé à lui est afféré à composer sa dernière partition en murmurant l’air entre ses lèvres, ce qui n’est visiblement pas du gout du peintre.

– Vas-tu te taire non d’un chien, on s’entends plus peindre à la fin, réussissais-je à comprendre.

Des voix s’élevaient dans mon dos, la politique se mêlant aux thèmes littéraires du moment. C’est Maupassant qui tient tête à Mallarmé tandis que Zola crie haut et fort sa révolte contre l’académie. La fumée des pipes et cigarettes roulées mêlée à l’odeur d’absinthe enivrait les têtes prêtes à imploser. Seulement et seulement à ce moment-là, je n’avais eu qu’une envie, celle de fuir ce vacarme mais j’y

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renonçais trop heureux d’être là et trop effrayé à l’idée de me réveiller. Alors je restais là à contempler cette grande famille réarrangeant le monde à son image, dans cette grande maison qu’était la Nouvelle-Athènes du 19ieme siècle.

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2 Le ravin des fontaines

Il pleuvait des cordes en ce jour du 8 septembre 1916, les troupes françaises faisaient face aux forces prussiennes plus acharnées que jamais à gagner cette sale et horrible guerre de position. Le trou numéro 19 comme le nommaient les poilus, se trouvait au sud de Verdun, c’était un lieu d’une puanteur extrême que les rats auraient déserté depuis fort longtemps s’ils n’avaient eu le gite et le couvert. Les sombres nuages du ciel électrique avaient décidé d’y déverser toutes les réserves d’eaux qu’ils stockaient depuis le début de la guerre, sans doute pour y laver toute l’ignominie de l’horreur humaine. Les hommes n’étaient plus que les ombres d’eux-mêmes, ombres qui hésitaient à les suivre dans cet enfer de feu et de sang. Dans tout ce fatras les généraux et gradés de hauts rangs ne daignaient pas se soucier de leurs sorts. Alphonse Théodore Marioti ou encore Théo pour les amis, était un enfant de Corse de tout juste 18 ans, le fils cadet d’une famille comptant deux garçons et une fille. Mais qu’était-il donc venu faire dans ce bourbier infâme ? Lui le fermier sans prétention de conquête et sans

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velléité particulière se posait sans cesse la question, cherchant au plus profond de son âme à connaître les raisons d’une telle punition. Il savait que ce châtiment était collectif, bons nombres de ses compagnons d’infortune ne reverraient jamais ni père et ni mère, ces géniteurs et génitrices qui leurs avaient donné le jour. Le fantassin Marioti affichait une mine cadavérique, le teint blafard était rehaussé à l’extrême par un filet de sang coulant sur son visage. Une balle perdue lui avait sillonné le cuir chevelu sans en toucher pour autant le crâne sous pression. Impossible pour ces hommes de dormir plus de quelques minutes, leurs besoins, c’est sur place qu’ils les faisaient, d’où l’odeur insoutenable d’urine mélangée à celles du sang et de la sueur rance des corps endoloris. Alphonse n’en voulait pas aux Allemands d’en face, mais plutôt à ses chefs qui l’avaient envoyé pourrir dans cette fosse. Il comptait bien en sortir de ce merdier, comme il disait et qui plus est le plus rapidement possible. Encore un assaut et il serait relevé par des éléments de troupe qui n’étaient guère plus frais que lui. Soudain, un coup de feu claqua et une voix criarde d’adolescent se fit entendre, un jeune caporal d’à peine 19 ans, pistolet à la main, lançait l’attaque pour reprendre un quelconque bout de terrain ou de fossé que de toutes les manières les Français perdraient lors de la contre-attaque adverse.

La seule différence était qu’ils seraient moins nombreux dans les deux camps, à se partager l’étroitesse de ces trous de la mort qu’étaient les tranchées.

A peine s’était-il extrait du trou qu’il sentit une brulure à l’épaule et à la jambe droite, une rafale de mitrailleuse ennemie l’avait fauché en pleine course, lui et le petit chef d’escouade. La face dans la boue,

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c’est avec peine s’il arrivait à respirer tant l’eau entrait dans sa bouche béante de douleur. Il ne lâcherait pas ce bout de vie aussi facilement, non certes, pas comme le jeune homme qui gisait à ses côtés et qui était parti dans un autre monde bien plus accueillant, au moins le pensait-il. Une idée lui traversa l’esprit, la prochaine balle qui sortirait du canon de son fusil serait pour celui qui l’avait envoyé dans ce monstrueux piège. A peine avait-il repris son souffle qu’il se sentit tiré vers l’arrière ; il avait toujours blagué au temps où il était en paix avec le monde, affirmant que la fée Morgane le tirerait par les pieds. C’était le cas, pour lui l’enfer ne devait pas être si différent de l’endroit où il pourrissait depuis des lustres. Il sombra dans le néant sans s’en rendre compte, la douleur lui faisant perdre connaissance. Il ne lui avait fallu que quelques grammes de cuivre pour qu’il puisse enfin se reposer.

Avant de quitter le monde tumultueux, siège de la folie des hommes, il restait sur une note optimiste qui se traduisait par une fabuleuse raison de vivre, une irrémédiable certitude de dette impayée de la part de sa hiérarchie. Il ne devait pas partir, il se devait de revenir présenter la facture de tant d’injustice, au nom de tous ses camarades. C’était maintenant son unique but, vivre pour que tous survivent.

Le grand blessé fut emmené avec une multitude d’autres mutilés au centre hospitalier de Vadelaincourt à Verdun, dans cet hôpital modèle, on y rafistolait, pansait, soignait les gueules cassées. Le soldat de deuxième classe Alphonse Théodore ne faisait pas partie de cette catégorie, ses blessures ne l’avaient pas défiguré, c’est en un peu moins d’un mois et demi, clopin-clopant qu’il fut rétabli. Par

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contre pensant peut-être ne pas le revoir, il ne fut pas autorisé à rejoindre ses proches en convalescence, les hommes sur le front étaient précieux et c’est immédiatement après sa pseudo-guérison qu’il fut renvoyé en première ligne et par fait du hasard au même endroit. Il avait survécu jusqu’à ce jour, alors pourquoi pas jusqu’après la fin de cette sale guerre, se disait-il plus optimiste que jamais.

Avec la naïveté d’un enfant, il n’entrevoyait pas que les foudres des autorités militaires puissent s’abattre sur lui. Le 22 octobre 1916, avant de rejoindre le centre de convoyage des poilus en partance pour le front, Théo mit en œuvre son projet, il lui était inconcevable d’y faire défection, sa rage envers ses bourreaux était décuplée depuis que ces combats absurdes lui avaient infligé toutes ces blessures. Il était l’un des rares blessés à encore disposer de son arme. Son fusil l’avait accompagné sur le brancard, puis fut entreposé au sein de l’armurerie de l’hôpital. L’armurier venait juste de lui remettre son FSARSC 17 automatique, arme robuste mais oh combien capricieuse. C’est dans un état second, rongé par la colère, qu’il se rendit dans les locaux de l’état-major afin d’y vomir sa haine et déballer toute cette vérité que tous les combattants pensaient mais ne disaient. Il fallait bien que quelqu’un fasse cette démarche et foi de Marioti, celle-ci serait accomplie. Il se retrouva sans trop savoir comment, devant un colonel d’infanterie du 140 ème régiment à qui il se présenta militairement, l’arme au pied dans un salut de rigueur. Il s’adressa courtoisement à l’officier supérieur, lui exposant son point de vue sur le comportement et la façon de procéder de ses homologues. Le colonel contre toute

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attente, le traita avec déférence et indifférence ce qui eut pour effet de rendre Théo, le rebelle, fou de rage. Il pointa son arme vers l’homme au bel uniforme et pressa la détente. Un petit clic se fit entendre mais aucune détonation ne vint troubler la quiétude des lieux. Le gradé resta figé, sidéré devant cette arme pointée vers lui, il était clair qu’il n’avait jamais été confronté à une telle menace. Les sous-fifres gardant les lieux se jetèrent sur le renégat et le maitrisèrent non sans mal, il était certain qu’il allait passer un sale quart d’heure. Le fusil du terroriste n’avait pas fonctionné, victime du manque d’entretien, l’armurier qui gardait les armes des blessés n’avait pas ordre de les nettoyer. La boue souillée des tranchées avait protégé le gradé qui ne risquait rien au quotidien.

Remis sur pieds puis passé par les armes était une situation plutôt paradoxale, mais en ces temps sombres de fin de bataille de Verdun, une balle était une balle, pas de gâchis inutile. Les hautes instances militaires avaient décidé que la sentence ultime serait exécutée avec des munitions ennemies, ainsi les condamnés déserteurs et autres étaient lâchés de nuit dans le no man’s land séparant les deux camps, charge à eux de prendre leur destinée en main.

De cette manière, pas de polémique au sein des hommes de troupe et économie de munition, chacun savait à quoi s’en tenir du moins croyaient-ils. Pourtant les défections et actes de mutinerie n’avaient jamais été aussi nombreux en cette période. L’enfant de Corse savait à cet instant que c’était le sort qui lui était réservé et pria de toute son âme pour que le tribunal soit clément, il se disait « La chance m’a épargné une fois, dommage que je meurs par la faute

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d’avoir dit la vérité, mon dieu celle-ci n’est pas toujours bonne à dire ».

A fait exemplaire, jugement exemplaire, il fut fixé sur son sort le lendemain à la suite d’un procès vite expédié. On ne badinait pas avec un acte de laize majesté aussi grave, il fut conduit manu militari sur les lieux de la sentence, là où les combats faisaient rage au cœur de l’enfer. Ce lieu se nommait à mi-voix, de peur de s’y retrouver un jour ou l’autre, « Le ravin des fontaines dans le secteur du bois des Caurières en bordure de Verdun. La sentence serait exécutée le soir même sans plus de formalité, une banalité pour l’époque.

Du fond de son être, il était hors de question de quitter cette terre qu’il défendait depuis des lustres, c’était sans compter sur son acharnement à se battre bec et ongles, non il ne mourait pas. Alphonse Théodore, homme de foi et très croyant comme le voulait la tradition de son petit village corse, invoqua toutes les forces du bien afin de l’aider dans cette bien triste épreuve.

Hormis se faire capturer par l’ennemi, il ne voyait pas d’autre solution, solution qui comportait des risques. En effet, si les Prussiens le prenaient seul dans le secteur, ceux-ci pourraient voir en lui un espion et le fusiller comme tel, ou alors, le voir comme un déserteur et le passer par les armes en tant que quantité négligeable. Dans les deux cas, il serait soumis à l’épreuve de la question. C’était pour lui, échapper à la gueule du loup pour se jeter dans celle du lion. Dans les tranchés Allemandes, les mêmes conditions de vie mettaient à rudes épreuves les nerfs des combattants, tout comme leurs adversaires, le moindre mouvement dans la zone de partage devant

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eux déclenchait un tir nourri afin d’éradiquer l’intrus potentiel.

Il faisait nuit lorsque la sentinelle alerta ses camarades, un remue-ménage de tous les diables coté français laissait à penser que quelque chose se tramait. Elle vit soudain une silhouette se dresser sur le bord de la tranchée, la vigie épaula et mit en joue sa cible. Elle se ravisa quelque peu éberluée, mais qu’avait-elle vu de si curieux pour ne pas avoir fait feu ?

Le jeune lieutenant d’infanterie allemande se hissa sur le haut du talus surplombant le fossé. Il vit bien un homme qui s’avançait debout dans le no man’s land mais cru d’abord voir un feu follet, un halot de brume blanche enveloppait Alphonse comme un nuage de ouate luminescent. Coté français aussi, les compagnons d’arme du petit Corse affichaient une mine dubitative face à cette étrange lumière. Ils regardaient leur frère s’éloigner dans la pénombre, seule la lueur était perceptible dans la nuit, dans le silence relatif de cette zone de front. Bien sur à quelques encablures de là, ceux qui n’avaient pas assisté à ce fait étrange continuaient à s’entretuer allègrement.

Soudain le nuage vaporeux disparu de la vue des belligérants tel un fantôme qui s’évapore. Alphonse, de son coté, était loin de toutes ces considérations, il avait bien remarqué que personne ne lui tirait dessus, c’était le plus important. L’aura qui le recouvrait ne l’avait pas choqué outre mesure, pensant à une de ces saloperies que les deux camps avaient l’habitude de se balancer pour en finir avec leur ennemi, en autres le gaz moutarde, alors pourquoi pas une autre

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invention dont il serait le cobaye et terroriser ainsi l’ennemi.

En attendant, il s’était fait bien mal en tombant dans ce maudit trou, la lumière qui l’avait protégé avait mystérieusement disparu et il se trouvait à présent dans le noir le plus complet. Sa jambe présentait une belle estafilade douloureuse, mais rien de bien méchant au regard des balles qu’il aurait dû recevoir quelques minutes plutôt, il décida d’attendre d’y voir plus clair pour bouger. Le stress de son trépas imminent passé, il s’endormit dans cette position peu confortable. En ce mois d’octobre, les aléas climatiques étaient favorables et donnaient aux hommes un peu de confort supplémentaire qu’ils n’avaient pas eu depuis fort longtemps. Les jours étaient clairs et les nuits étoilées mais tout avait un prix, le matin, des gelées naissantes pinçaient la peau et les chairs des soldats immobiles. Alphonse n’était pas épargné, vers les quatre heures du matin, il fût réveillé par ce froid glacial qui lui transperçait les habits bien que couvert d’un manteau trop fin à son gout. Il s’étira de tout son être comme un papillon sortant de son cocon et inspecta le trou où il avait échoué. Dans la pénombre, il découvrit une porte à demi enterrée qui s’ouvrait semble-t-il vers l’intérieur du sous-sol. Il poussa ce sésame en tournant la clenche.

L’obstacle céda, l’entrainant, lui et le tas de gravats, restes d’une maison qui avait cessé d’exister. Il était maintenant à deux mètres sous le champ de bataille. Il alluma discrètement une allumette et vit une galerie fort bien étayée, celle-ci s’enfonçait plus profondément dans les entrailles de cette bonne vieille planète, il se sentit à l’abri et quelque peu soulagé.

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Ceux qui avaient creusé le tunnel étaient des orfèvres en la matière, comment avait-elle résisté depuis le début des combats, aux explosions des obus de toutes sortes. Lorsqu’il tourna la tête, il se trouva nez à nez avec l’un de ses compatriotes qui, ayant glissé avec lui, s’était retrouvé dans le refuge. Son camarade d’infortune avait eu moins de chance, certainement recouvert par les retombées des bombardements, il avait été oublié là, enterré vivant peut-être, sans pouvoir ouvrir cette porte salutaire. Pauvre martyr de cette guère, pensa Théo. Il prit une planche dans les débris et la plaça sur ce corps meurtri.

Il avait maintenant le choix entre, prendre ce souterrain et progresser dans le noir ou faire surface et mourir en pleine lumière. Le dilemme fut de courte durée, dans sa pauvre caboche de mort en sursis, il allait se transformer en animal fouisseur, mais le plus important était d’attendre d’avoir un peu de lumière et soigner cette blessure qui le tannait de plus en plus.

Il était huit heures du matin, le soleil venait de poindre à l’horizon, le colonel de La Rochette, après cette malheureuse histoire de mutinerie avait pris conscience de son ignorance sur la vie des combattants et voulut se rendre compte de ce qu’était un vrai champ de bataille. C’est à bord d’un Le Voisin-Ivanov, un biplan biplace français tout juste sorti des chaines d’assemblage que le colonel décida de survoler la ligne de front. Coincé à l’avant de l’appareil, il ne pouvait qu’observer médusé, le terrain en contrebas, ne pouvant dire si le no man’s land était l’œuvre des hommes ou celui d’un volcan venant d’exploser, tant le chao y régnait. Il voyait les hommes ramper dans les tranchées de parts et d’autres des deux camps. La seule différence était que

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l’aéronef à la rosace tricolore, n’essuyait des tirs nourris que des positions allemandes. Soudain, Théo entendit le bruit d’un moteur d’un avion hoquetant, s’il était sorti de son trou à ce moment précis, il aurait été déchiqueté à n’en pas douter par l’hélice, tant l’avion volait en raz motte.

Pas pour bien longtemps, car il accrocha un surplomb terreux, tournoya sur lui-même et s’immobilisa dans un fracas assourdissant à une cinquantaine de mètres de l’antre salvatrice où se terrait le soldat Marioti.

– Ben mince alors, manquait plus que ça se dit Théodore. En y regardant de plus près, il remarqua que seul l’occupant à l’avant bougeait encore. Les Allemands avaient décidé de laisser le survivant en vie, ou plutôt à son triste sort car l’avion pouvait s’embraser à tout moment. Il n’en fallut pas plus au soldat de première classe Alphonse Théodore pour prouver son sens de l’honneur, toute fois en bondissant hors de son abri, il risquait de s’en prendre une. Pendant les premières secondes de sa progression, un silence de mort régna puis le claquement des armes reprit, juste à temps pour permettre au sauveteur de se mettre à l’abri de la carlingue fumante. Il fit glisser le corps du survivant hors du cockpit et se terra avec lui en attendant une accalmie.

Côté Français les choses semblaient bouger, en arrosant leurs adversaires de toutes sortes de munitions, ils venaient de leur faire comprendre que la voie était libre. Théo saisit le blessé pas la taille, c’est de concert qu’ils coururent tant bien que mal vers le terrier improvisé. Le haut gradé, la peur au ventre dans ce tumulte de cris et de détonations à

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rendre fou le plus aguerri des mercenaires, se mouvait du mieux qu’il pouvait, le bras droit trainant une caisse qu’il ne voulait lâcher sous aucun prétexte, peut-être le seul lien qui le reliait encore avec les vivants. Ils se jetèrent dans la fosse et restèrent là, faces contre terre pendant de longues minutes, tellement heureux d’être en vie. Rien n’étonnait plus le petit Corse qui avait décidé qu’il ne mourrait pas dans cette jungle de folie malfaisante. Il pensait surtout à sa famille, à la ferme, à l’odeur des foins quand il était en paix avec lui-même et avec les hommes. La lumière de ce 24 octobre venait baigner le fond du plénum d’où partait le corridor souterrain. Théo resta figé devant le visage de l’aviateur.

– Mon colonel, je vous ai pris pour le pilote, mais que faites vous dans ce bourbier, vous étiez venu voir si la sentence avait été exécutée ? Demanda-t-il. Le jeune gradé expliqua les raisons exactes de sa venue quelque peu désastreuse. Il s’en voulait d’avoir provoqué la mort du pilote mais Théo le rassura en lui soufflant à l’oreille qu’il y avait des milliers de morts inutiles et que personne n’en était ému pour autant sauf les familles.

– Si nous sortons d’ici vivants, je parlerai de vous au général de brigade, vous êtes un héros mon ami. Le colonel tendit la caisse à son sauveur en lui précisant que c’était la seule chose qu’il avait réussie à sauver de l’avion. Il y avait là une lampe électrique, quelques fusées éclairantes, et une boite d’allumette. Le petit soldat prit un bout de bois et y enroula un vêtement pris sur le cadavre, ils entreprirent de se mettre en route vers l’inconnu. Coupés du monde et du bruit, ils s’enfoncèrent de plus en plus dans les entrailles de la terre.

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Une interminable quête de la liberté dans une moiteur et pestilentielle atmosphère alors que déjà la lampe donnait déjà quelques signes de fatigue, Théo s’arrêta pour imprégner sa torche improvisée du liquide de la première fusée. Il espérait ainsi avoir un peu de lumière pour quelques instants supplémentaires. Chaque torche dura dix minutes. Une petite heure plus tard, ils se retrouvèrent dans le noir le plus total.

– Bon, je crois que cette fois c’est la bonne, jamais nous ne sortirons d’ici, constata De La Rochette.

– Mon colonel j’ai failli vous tuer, failli être tué, je vous sauverai, enfin nous survivrons, j’en fais le serment.

– Moi aussi je vous sauverai, je vous dois bien ça, m’avoir ouvert les yeux, moi qui ne voulais pas voir toutes ces horreurs, répondit la voix du gradé. C’est à tâtons sur les parois, qu’ils continuèrent à avancer, se touchant de temps à autre comme pour se rassurer de ne pas se trouver seul.

Soudain, Théo cru voir de la lumière là-bas au fond de la galerie. Cette nouvelle vint réveiller un sursaut de vie, ils redoublèrent de vivacité pour atteindre cette faible lueur tant attendue. Enfin la délivrance était là à portée de main. La lumière du jour vint les éblouir lorsqu’ils franchirent le rideau de feuilles de lierre rougies par l’automne, ils étaient dans le bois des Caurières. Il ne restait plus pour eux qu’à déterminer dans quel camp se trouvait celui-ci. Un colonel aurait été une bonne prise pour l’ennemi. Des voix humaines se faisaient entendre au loin, ils se cachèrent en attendant de voir. Enfin une bonne nouvelle, ils étaient derrière les lignes françaises.