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- 119 - Irréductible fraternité Catherine Chalier Le vocable de fraternité apparaît souvent dans les livres de Levinas ce qui, à première vue en tout cas, s’avère paradoxal puisqu’il semble devoir faire surgir un point commun entre autrui et soi –la fraternité donc– dont on pourrait penser qu’il s’avère incompatible avec la tonalité générale d’une œuvre tout entière vouée à penser autrui comme autre ou encore comme étranger, et cela dans une relation asymétrique indifférente au souci de réciprocité ou de reconnaissance. En effet, si autrui est mon frère ou ma sœur, ne perd-t-il pas quelque chose de son altérité ou de son étrangeté vis-à-vis de moi ? Que signifie l’abord d’autrui comme frère ou comme sœur s’il est vrai, au même instant, qu’il « demeure infiniment transcendant, infiniment étranger » ( 1 ) ? Comme le vocable de fraternité n’a évidemment pas, dans cette philosophie, une signification d’ordre uniquement privé, malgré les propos sans ironie de Levinas sur « la merveille de la famille », la question se pose alors de savoir pourquoi il insiste tant sur ce vocable. L’idée de fraternité induit souvent des discours relatifs à la générosité et au partage, des appels aux sentiments nobles et désintéressés envers autrui, voire des propos passionnés et ardents sur la solidarité humaine. À la manière de certains moralistes ou de certains révolutionnaires, on en appelle alors à la fraternité comme à l’objet d’une conquête morale et politique. Or Levinas ne plaide pas la cause spirituelle, morale ou politique de la fraternité –même si, comme il faudra le montrer, ses analyses reçoivent tout leur sens de la perspective spirituelle, morale et politique dessinée par la qualité du lien humain qualifié de fraternel– il assure en effet de façon plus radicale que la fraternité est constitutive de l’ipséité de chaque homme, sans que cela relève d’un choix de sa part. « Ma position comme moi s’évertue déjà dans la fraternité » ( 2 ), écrit-il, en ne laissant aucunement à ce « moi » la possibilité de se penser sur un registre différent, égoïste et indifférent au sort de ses frères par exemple. Davantage, si l’on considère que, selon Levinas, « l’humanité de l’homme est fraternellement solidaire de la création » ( 3 ), il faut envisager que cette fraternité ne se limite pas à dévoiler ou à tisser une certaine qualité de relations entre les hommes, elle aurait une portée par-delà le lien humain lui-même, elle concernerait la création dans son ensemble. Dans les limites de cet exposé, j’examinerai donc les trois points suivants : 1. Pourquoi la fraternité doit être pensée par-delà l’idée de genre humain ; 2. Quelle politique découle de cette fraternité ; 3. Enfin, je me demanderai de quelle paix cette fraternité est porteuse. 1. Fraternité et genre humain Levinas soutient que « l’essence de la société » n’est en aucune façon réductible « au genre qui unit les individus semblables ». Il reconnaît certes qu’il existe « un genre humain comme genre biologique » et il admet que « la fonction commune que - 119 -

Chalier Irreductible Fraternité

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    Irrductible fraternitCatherine Chalier

    Le vocable de fraternit apparat souvent dans les livres de Levinas ce qui, premire vue en tout cas, savre paradoxal puisquil semble devoir faire surgir un point commun entre autrui et soi la fraternit donc dont on pourrait penser quil savre incompatible avec la tonalit gnrale dune uvre tout entire voue penser autrui comme autre ou encore comme tranger, et cela dans une relation asymtrique indiffrente au souci de rciprocit ou de reconnaissance. En effet, si autrui est mon frre ou ma sur, ne perd-t-il pas quelque chose de son altrit ou de son tranget vis--vis de moi ? Que signie labord dautrui comme frre ou comme sur sil est vrai, au mme instant, quil demeure inniment transcendant, inniment tranger (1) ? Comme le vocable de fraternit na videmment pas, dans cette philosophie, une signication dordre uniquement priv, malgr les propos sans ironie de Levinas sur la merveille de la famille , la question se pose alors de savoir pourquoi il insiste tant sur ce vocable.

    Lide de fraternit induit souvent des discours relatifs la gnrosit et au partage, des appels aux sentiments nobles et dsintresss envers autrui, voire des propos passionns et ardents sur la solidarit humaine. la manire de certains moralistes ou de certains rvolutionnaires, on en appelle alors la fraternit comme lobjet dune conqute morale et politique. Or Levinas ne plaide pas la cause spirituelle, morale ou politique de la fraternit mme si, comme il faudra le montrer, ses analyses reoivent tout leur sens de la perspective spirituelle, morale et politique dessine par la qualit du lien humain quali de fraternel il assure en effet de faon plus radicale que la fraternit est constitutive de lipsit de chaque homme, sans que cela relve dun choix de sa part. Ma position comme moi svertue dj dans la fraternit (2), crit-il, en ne laissant aucunement ce moi la possibilit de se penser sur un registre diffrent, goste et indiffrent au sort de ses frres par exemple. Davantage, si lon considre que, selon Levinas, lhumanit de lhomme est fraternellement solidaire de la cration (3), il faut envisager que cette fraternit ne se limite pas dvoiler ou tisser une certaine qualit de relations entre les hommes, elle aurait une porte par-del le lien humain lui-mme, elle concernerait la cration dans son ensemble.

    Dans les limites de cet expos, jexaminerai donc les trois points suivants :

    1. Pourquoi la fraternit doit tre pense par-del lide de genre humain ;

    2. Quelle politique dcoule de cette fraternit ;

    3. Enn, je me demanderai de quelle paix cette fraternit est porteuse.

    1. Fraternit et genre humainLevinas soutient que lessence de la socit nest en aucune faon rductible

    au genre qui unit les individus semblables . Il reconnat certes quil existe un genre humain comme genre biologique et il admet que la fonction commune que

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    les hommes peuvent exercer dans le monde comme totalit, permet de leur appliquer un concept commun . Mais, soutient-il, la communaut humaine qui sinstaure par le langage o les interlocuteurs restent absolument spars ne constitue pas lunit dun genre. Elle se dit comme parent des hommes. Que tous les hommes soient frres ne sexplique pas par leur ressemblance ni par une cause commune dont ils seraient leffet comme des mdailles qui renvoient au mme coin qui les a frappes (4).

    Que le genre humain soit ici dni comme un genre biologique nest pas sans importance politique. En effet, aprs la tentative des nazis de retrancher de lhumanit certains groupes humains, au premier rang desquels les juifs et les tziganes, cette afrmation doit tre ritre avec force. Elle est exempte de toute ambigut, elle ne souffre aucune compromission avec le racisme ou avec lide dune supriorit naturelle de certains hommes sur dautres, supposs moins bien lotis et ds lors destins vivre au rang dinfra-humains ou, de faon encore plus terriante, de parasites liminer. Dans son admirable livre, Lespce humaine, R. Antelme montre comment lentreprise pour avilir et pour asservir des hommes, pour leur iniger une intensit de souffrance telle quils en viennent dsirer devenir une bte ou un arbre, est voue lchec. Elle peut tuer mais elle ne peut changer lhomme en autre chose, en bte par exemple, cense diffrente par essence de son perscuteur qui aurait, lui, lapanage des caractristiques humaines. Certes, dit-il, on peut contraindre des hommes se battre entre eux pour manger des pluchures an de survivre quelques heures supplmentaires, an de les faire ressembler des btes, de les tourner en drision et de justier le mal atroce quon leur inige, mais il ny a pas dambigut, nous restons des hommes, nous ne nirons quen hommes. La distance qui nous spare dune autre espce reste intacte, elle nest pas historique. () La varit des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vrit qui apparat ici clatante, au bord de la nature, lapproche de nos limites : il ny a pas des espces humaines, il y a une espce humaine (5).

    Lorsque Yossel Rakover, dans la nuit du ghetto de Varsovie et aprs avoir vu mourir tous les siens, crit quil vient de rencontrer un chien malade, affam et peut-tre fou de douleur lui aussi, quils ont lun et lautre immdiatement reconnu la ressemblance de leur condition, il se refuse tout aussi fermement quAntelme assimiler cette condition un genre commun. Il dit en effet quil a pris ce chien dans ses bras et quil la mme envi, mais il prcise galement quil a alors prouv un sentiment de honte lui le paria de lhumanit, vou prir comme une bte nuisible il a eu honte devant ce chien, dtre non un chien mais un homme (6). Cest--dire dappartenir la mme espce humaine que ses perscuteurs.

    Toutefois si le qualicatif humain ne peut tre attribu qu un unique genre ou une unique espce biologique, aux victimes de la haine raciale comme leurs bourreaux, cela ne signie videmment pas que ce genre ou cette espce, biologique donc, puise la signication dun tel qualicatif. Levinas cherche ds lors penser lhumain autrement encore et il introduit ainsi le concept de fraternit. Mais une fraternit qui, selon lui, ne peut, sans dgradation ou dchance, tre partage avec les animaux, cest--dire avec ceux des vivants qui appartiennent un autre genre que les hommes, mme si, comme les exemples ci-dessus le montrent, il arrive que cette trange fraternit soit lunique bien qui demeure dans la nuit des dsastres subis par les hommes. Levinas lui-mme voque dailleurs avec gratitude le chien chri appel Bobby qui, dans le camp de prisonniers juifs o il se trouvait pendant la guerre, tait le seul tre vivant reconnatre des hommes dans ces prisonniers (7). Mais, malgr lmotion que cette reconnaissance suscitait chez les prisonniers, et chez Levinas lui-mme puisquil lui consacre un article, cette reconnaissance ne transformerait Bobby en frre des prisonniers que sur un mode avilissant. En effet, dans un autre texte, propos cette fois dune catastrophe naturelle et plus prcisment dun tremblement de terre, Levinas crit: Pendant quelques instants o une fraternit humiliante rattachait les hommes aux animaux qui crient et, de quelques

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    instants, pressentent la catastrophe il ny a pas eu de politique (8).

    Dans sa noblesse donc la fraternit serait exclusivement un phnomne humain dont la politique, jy reviendrai, constituerait un corollaire oblig ou encore un des plus srs garants. Cette fraternit humaine ne dsignerait aucune ressemblance, ft-elle dordre seulement biologique, elle poserait au contraire chacun dans une irrductible diffrence face son frre. Elle ne sexpliquerait pas, par ailleurs, en rfrence une cause commune dont chaque homme, sa faon, serait un effet, elle rsulterait du caractre inou dun acte crateur, le seul qui soit susceptible de donner ltre des cratures insubstituables les unes aux autres. Il semble en effet, sur ce point, que lallusion faite par Levinas lide de mdailles qui renvoient au mme coin qui les a frappes , fasse trs prcisment cho un passage du Talmud o une image presque identique est employe. Ainsi, dans le Trait Sanhdrin (38a), les sages se demandent pourquoi lhomme a t cr unique et ils proposent diverses rponses. Lune dentre elles soutient lopinion suivante : Cest pour proclamer la grandeur du Roi de tous les rois, le Saint, bni soit-Il. Car lhomme frappe maintes et maintes pices de monnaie du mme sceau, et toutes se ressemblent, mais le Saint, bni soit-Il, frappe chaque homme du sceau dAdam et aucun dentre eux nest semblable un autre .

    Selon le mythe biblique, lhomme, Adam, est en effet la seule crature qui ne soit pas cre collectivement, selon le genre ou lespce (leminehem), contrairement aux animaux et aux vgtaux. Adam ne provient pas dun genre commun dont il serait un exemplaire parmi dautres, il est la seule crature dont lunicit et lindividualit ne relve pas dune diffrenciation au sein dun genre qui lui prexisterait, logiquement et chronologiquement. Il est galement la premire et lunique crature qui Dieu parle. Or Levinas se rfre, explicitement cette fois, lide de cration et lide de paternit divine quand il pense la fraternit. Crer quivaut, selon lui, donner la vie des personnes humaines absolument irrductibles les unes aux autres mais, loin de faire obstacle la fraternit, la foncire non-concidence entre elles de ces personnes atteste de sa plus haute signication. Elle tmoigne de la grandeur dun Dieu capable, en vertu de son amour souvent pens sous les traits dune paternit, de crer des singularits lies les unes aux autres par le dsir et par les affects, mais aussi par la libert et par la responsabilit. Cette non-concidence inciterait enn penser que la communaut de pre est ncessaire lide de fraternit comme si la communaut de genre ne rapprochait pas assez . Le monothisme signie cette parent humaine soutient ainsi Levinas, il consiste concrtement dans ma position de frre et il implique dautres unicits mes cts (9). Ce serait en outre, pour cette raison, parce que, selon le mythe biblique en tout cas, les animaux et les vgtaux sont cres selon le genre et non selon lunicit que la fraternit avec eux savrerait problmatique. Ce qui ne signie videmment pas quil faudrait les maltraiter, on sait dailleurs quil y a dans la Bible de nombreux prceptes visant les protger (10). Mais cette prcision biblique inciterait veiller sur une distinction que, dans son souci de soustraire la fraternit ses sources juives et chrtiennes, la modernit est souvent encline effacer : la distinction entre la solidarit et la fraternit. Or, dans loptique de la lecture de Levinas, que les hommes soient appels veiller sur la vie de toutes les cratures y compris animales et vgtales donc quils en soient solidaires au point mme, comme le soutient R.Ham de Volozin, que chacun de leurs actes, de leurs paroles ou de leurs penses ait des consquences pour elles (11) et quil marque leur destine prsente puis ultime, ne signie pas pour autant quils en sont frres. La fraternit ne se pourrait quentre personnes humaines, non pas parce quelles seraient doues de logos et suprieures aux animaux le Talmud soutient que si lhomme a t cre le dernier cest pour lui rappeler que le moucheron le prcde dans lordre de la cration mais parce que seules elles seraient des uniques avant dappartenir un genre, des uniques qui Dieu sadresse pour leur coner la cration. La sollicitude rvle par le bestiaire dun Franois dAssise (12) voquant ses frres et surs den bas, nos frres les bufs et les nes ou encore nos surs les alouettes , serait sans doute prcieuse dans le souci quelle manifeste de lgale dignit

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    de toutes les cratures mais, selon Levinas, elle porterait un nom usurp. La solidarit et la sollicitude devraient certes concerner toutes les cratures mais elles ne pourraient, sans abus de langage et de pense, se nommer fraternit .

    Le statut dhumain impliquerait donc la fraternit et lide de genre humain dans une prcdence de la premire sur la seconde. Un individu ayant seulement commun avec un autre ne pourrait nouer de liens fraternels avec lui car il nen diffrerait pas assez, il serait trop semblable lui pour tre son frre. Ide droutante premire vue car elle prend videmment rebours bien des discours anciens et modernes sur la fraternit, sur la qute de communion, voire de rve fusionnel quelle serait cense charrier. Ide tonnante donc et qui oblige se demander ce que signie exactement cette prcdence de la fraternit sur le genre humain ?

    deux reprises au moins, Levinas oppose la Bible au mythe grec de Deucalion pour soutenir que le lien fraternel est irrductible un lien entre personnes semblables. La fraternit sopposerait radicalement une conception de lhumanit unie par la ressemblance, dune multiplicit de familles diverses de pierres jetes par Deucalion derrire son dos et qui par la lutte des gosmes aboutit une cit humaine . Elle demanderait au contraire de penser individualits dont le statut logique ne se ramne pas au statut de diffrences ultimes dans un genre , des individualits dont la singularit consiste se rfrer chacune elle-mme (13). Il y aurait pourtant un point commun entre ces singularits, un point qui, de faon immmoriale, en ferait des frres et des surs les uns les autres. Un point qui prviendrait la tentation de penser la fraternit comme le simple rsultat dun contrat ou dun serment entre les hommes dans leffacement de toute transcendance, la faon dont Sartre soutient que nous sommes frres en tant quaprs crateur du serment nous sommes nos propres ls, notre invention commune (14). Mais le point commun et immmorial pens par Levinas ne se laisserait jamais dcrire par un discours cherchant trouver des qualits communes toutes ces individualits toutes capables de logos par exemple, ou encore toutes guettes par la souffrance et la mort car toutes voues une irrmdiable nitude. Ce point commun qui ferait de ces singularits essentiellement diffrentes les unes des autres, des frres et des surs, ne relverait pas dune thmatique ontologique, il renverrait une extriorit nomme pre par le philosophe. La communaut de pre ferait de la multiplicit de ces singularits, uniques et in substituables, fraternit.

    Ce double aspect de la fraternit radicale diffrence de chacun vis--vis de chacun, laltrit donc, et pre commun aurait des consquences sur le plan thique et politique. Elle serait videmment incompatible avec le racisme ou encore avec le nationalisme et, prenant rebours lordre de la devise rpublicaine, elle impliquerait de poser la fraternit comme source de lgalit et de la libert.

    2. Une politique fraternelleLevinas remarque que, dans la Bible, les prescriptions relatives au souci de ltranger

    sont extrmement nombreuses (selon le trait Baba Metsia 59b du Talmud de Babylone, on en recense 36 occurrences), elles sont en outre renforces par lide quune loi commune doit rgir ltranger et lautochtone : Une seule et mme loi (torah ara) rgira le citoyen (ezrah) et ltranger (ger) demeurant au milieu de vous (Ex 12, 49). Le philosophe explique alors que cela se justie la fois par la fraternit humaine et par la communaut de la misre humaine et il en dduit que le monothisme juif annonce le droit naturel (15).

    Deux raisons sous-tendent donc selon Levinas le fait quune mme loi sapplique ltranger et lautochtone, une loi qui leur enjoint, lun et lautre, un nombre de devoirs mais aussi de lgitime attente vis--vis de lautre. Je commencerai par la seconde justication quil prsente : la communaut de misre humaine. Elle se trouve en effet plus simple laborer et est explicitement mentionne dans la Torah. Le souci

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    de ltranger, quil soit donn sur un mode positif par lappel le respecter et mme laimer (Lv 19, 34), ou sur un mode ngatif, par linjonction de ne pas lattrister (Ex 22, 20) et de ne pas lopprimer (Ex 23, 9), se voit en effet constamment justi par le fait quayant t trangers au pays dEgypte, les Hbreux connaissent de lintrieur la souffrance de ltranger et quils ne peuvent donc pas liniger leur tour ceux qui se trouvent en situation dtrangers dans le pays de Canaan. Il ny aurait aucune diffrence entre la misre de lun et de lautre, entre lalination la puissance de Pharaon et celle qui rsulterait dune volont de la part des Hbreux, une fois parvenus sur la terre promise leurs anctres, dasservir les trangers qui vivent parmi eux. Levinas crit : Echo du dire permanent la Bible : la condition ou lincondition dtrangers et desclaves en pays dEgypte, rapproche lhomme du prochain. Les hommes se cherchent dans leur incondition dtrangers. Personne nest chez soi. Le souvenir de cette servitude rassemble lhumanit (16).

    Evidemment sil faut, si souvent, rappeler aux Hbreux leur devoir vis--vis de ltranger, cest quil ne va aucunement de soi car il ne suft pas davoir souffert sous un joug redoutable pour tre exempt de la tentation dopprimer son tour quand loccasion se prsente. Limpratif du souci de ltranger et de ces autres gures bibliques de la faiblesse humaine que sont la veuve et lorphelin na donc rien de spontan ou de naturel, il ne relve pas davantage dune rgle quon se donnerait soi-mme en toute autonomie dhomme ou de femme raisonnable la manire kantienne par exemple. Il est exig par le Dieu qui a libr les Hbreux de leur servitude en Egypte. Cet appel inscrit donc lhtronomie la source de la responsabilit pour autrui, mais cette htronomie est celle, avilissante car alinante, qui consiste se soumettre Pharaon, par peur, voire terreur, pour soi. Une telle servitude volontaire provient dune crainte qui, souvent mme, fait disparatre en lhomme la conscience quil se soumet au tyran puisquil en vient obir par penchant (17) et elle est aux antipodes de lhtronomie voque dans la Bible. Non seulement parce que cette dernire provient du Dieu qui libre du joug du tyran mais aussi parce quelle permet dadvenir son unicit de personne humaine. De quelle faon ?

    Il faut, pour rpondre, rchir la seconde justication donne par Levinas au souci de ltranger : la fraternit. Il soutient en effet que limpratif daimer ltranger en provient. Cest parce que, immmorialement, ltranger est mon frre quil massigne la responsabilit. Cette fraternit non familiale ne rsulte daucun contrat dcid en toute autonomie, prcde mme toute possibilit de contrat avec autrui, elle consiste mettre en relation des uniques sans quils aient choisi dtre des uniques les uns pour les autres. Or, comme expliqu prcdemment, lunicit de chaque homme prend sens au regard dune paternit divine dont Levinas estime quelle constitue une catgorie constitutive du sens et non une alination comme le voudrait une certaine vulgate relative au complexe ddipe quil dcrit comme fondamentalement paenne et courte vue. Irrductible la logique du genre, laltrit de lunique ne signie pas, comme le soutient une modernit empresse oublier ou tourner en drision une telle paternit, un droit la diffrence , mais un droit de laim , sa dignit dunique ou encore son visage humain dissimul sous les identits de citoyen (18). Tel serait en effet la caractristique du droit naturel annonc par la Bible selon Levinas. Dunicit unicit , crit-il encore, en dehors de toute parent pralable et de toute synthse a priori amour dtranger tranger, meilleur que la fraternit au sein de la fraternit (19). Droit naturel indissociable ds lors aussi de la responsabilit de chaque unicit envers chaque autre unicit, comme si lexistence de lune dpendait de celle de lautre. Dans la Michna (37a) qui prcde le passage dj mentionn du trait Sanhdrin relatif aux raisons pour lesquelles Adam fut cr unique, Michna, qui attire lattention des tmoins sur la gravit de leur responsabilit lors du procs o le sort de personnes est en jeu (dn nefachot), on lit ceci : Adam fut cr unique, pour tenseigner que celui qui fait prir une seule me en Isral, lEcriture lui en tient compte comme sil avait fait prir un univers entier (olam mal), et celui qui a sauvegard une seule me en Isral, lEcriture

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    lui en tient compte comme sil avait sauvegard un univers entier (olam mal) . Face au tribunal qui juge une personne humaine, le tmoin doit donc peser ses paroles, se garder de tout faux-tmoignage et savoir que chaque homme, dans son unicit irrductible tout autre, constitue un univers entier . La fraternit humaine qui, de faon immmoriale et htronome, lie les juges, les tmoins et laccus, est donc une fraternit qui oblige les uns ici le juge et les tmoins et qui donne des droits lautre ici laccus. Htronomie parmi les conditions de lautonomie dans la fraternit humaine, pense dans le judasme avec acuit partir de la catgorie de la paternit divine, la justice divine se revt de fraternit en se manifestant dans un tribunal humain (20).

    Lorsque Levinas parle du droit naturel il lassocie, de faon classique, lide de droits qui appartiennent galement tous les hommes aux citoyens et aux trangers par del leurs diffrences, physiques ou mentales, personnelles ou sociales. Or, pour co-exister sans violence, ces droits impliquent une limitation dont la source, selon la philosophie politique issue des Lumires, serait la raison et le libre exercice de la volont, que Levinas juge insufsant, voire tragiquement illusoire. Il propose alors de penser la fraternit et non lgalit ou la libert la source du droit naturel et, analysant le lien humain laune dune asymtrie dont ce passage du Talmud donne une ide trs prcise, il soutient que cette fraternit impose lhomme des obligations avant de lui confrer des droits, comme sil tait toujours dans la position dun tmoin face au tribunal, un tmoin dont le sort dautrui dpendrait. Originellement , dit-il en effet, les droits de lhomme sont ceux de lautre homme et () ils expriment par-del lpanouissement des identits dans leur identit mme et leur instinct de libre conservation, le pour lautre du social, du pour-ltranger (21).

    Selon le philosophe la fraternit prcde donc lgalit et la libert, elle leur donne en outre leur juste signication : lordre de la devise rpublicaine ne serait ds lors probablement pas le bon. Avant lui dailleurs certains rvolutionnaires, tel lAbb Grgoire en 1791, avaient soutenu cette thse. Pour ces rvolutionnaires en effet, la fraternit est retrouver la source non inventer. Loin dtre volontaire, prouve dans la construction commune de la Nation, elle est un don, immdiatement reu de Dieu. Comme telle, elle nest pour lhomme lobjet ni dun contrat ni dune conqute mais dun assentiment. lvidence elle prcde la libert (22). Toutefois, alors que ces rvolutionnaires pensent la fraternit comme un don immdiat de Dieu, un don prouver en soi, partager avec autrui et clbrer, Levinas en parle comme dune obligation pour lunivers , cest--dire pour chaque frre humain, sans senqurir dune contre-partie ventuelle. En outre, il ne dcrit pas sa priorit sur lgalit et sur la libert comme une antcdence ontologique, factuelle ou encore chronologique, il la considre comme la trace dun appel irrductible et immmorial qui sadresse lunicit de chacun an, prcisment, de faire merger son unicit de personne responsable.

    Dans la Bible cet appel simpose tous, y compris au roi qui doit crire pour son usage personnel une copie de la Loi et y lire toute sa vie, pour que son cur ne senorgueillisse pas lgard de ses frres (ehav) (Dt 17, 20). Levinas, en proximit cette fois dune certaine critique socialiste de la devise rpublicaine (23), exclut que la fraternit puisse rsulter du postulat que les hommes seraient dabord des individus libres et gaux en droit, des individus qui devraient ensuite fraterniser. Une telle dliaison initiale lui semble incompatible avec une fraternit dont il soutient quelle habite le psychisme sous la forme de cet appel : quas-tu fait de ton frre ? , appel qui sadresse chacun, au roi comme au peuple, aux lus dune dmocratie comme chaque citoyen. Etre gardien de son frre, contrairement la vision canesque du monde, dnit la fraternit (24), dit-il en effet. Mais cela ne signie pas quelle soit un fait empirique : le roi peut oublier de mditer la loi, le citoyen peut se contenter de revendiquer ses droits et la tentation du meurtre et de la guerre sinsinuer dans les psychismes et dchirer les peuples. Comment entendre ds lors la fraternit au sein dun tat dmocratique, en vue de quelle paix ?

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    3. La paix inquite de la fraternitLevinas rappelle souvent ceux qui manifestent de la condescendance lgard

    de sa soi-disant navet face lemprise de la haine sur les psychismes, quil na jamais prtendu dcrire la ralit humaine dans son apparatre immdiat mais ce que la dpravation humaine elle-mme ne saurait effacer : la vocation humaine la saintet (25). Or cette vocation qui consiste accorder au souci dautrui une priorit sur ses intrts propres, serait indissociable de cette irrductible fraternit qui dchire la tranquillit des personnes, voire des institutions. La fraternit ne provient pas en effet dune dcision volontaire, elle habite le psychisme, sous la forme dune inquitude irrpressible face la fragilit dautrui toujours menac par la violence et la mort : or cest trs prcisment en cela quautrui est mon frre ou ma sur et quil ou elle me relie aux autres. Levinas parle en effet de la relation au visage dans la fraternit o autrui apparat son tour comme solidaire de tous les autres . Cette relation, dit-il, constitue lordre social (26). La fraternit serait donc bien la source de la socit elle-mme, avant lgalit et la libert. Loin de consister clbrer le lien humain sous la forme dune compassion qui tente de rendre heureux les malheureux au lieu dtablir la justice pour tous (27), comme H. Arendt le reproche Rousseau, cette fraternit imposerait au politique le souci de justice ou un surcrot de socialit et damour (28), comme dit encore Levinas propos de la fraternit. Mais celle-ci na rien de sentimental ce faisant, elle ne consiste aucunement se serrer les uns contre les autres pour compenser lirralit mystrieuse qui affecte les relations humaines en situation doppression ou dhumiliation, comme le soutient encore Arendt pour dnoncer la fraternit et lui substituer lamiti (29) seule capable, selon elle, douvrir au monde commun, cest--dire au monde politique. Levinas sinscrit en faux contre ce procs bas sur une ide discutable de la fraternit : elle ne consiste aucunement chez lui en effet abandonner le monde au prot dun sentimentalisme compassionnel et elle a bel et bien une dimension politique. Elle se vit comme une inquitude, comme une violence mme, ce qui est dire, comme un irrpressible appel subordonner vitalit ou indiffrence gostes la considration dautrui. Elle rappelle au politique que la violence prsente dans des institutions qui oublient le visage humain, celle qui grandit dans exaltation des guerres, justes ou barbares, comme celle qui anime un quotidien enclin faire de la comptition son matre-mot, ne constituent pas une fatalit grer comme on dit maintenant, en signiant par l combien le politique a renonc sa vocation propre, baissant les bras devant une soi-disant fatalit conomique. Lexigence de fraternit ou de responsabilit pour autrui ne se rduit donc aucunement un additif sentimental : il sagit dun contre-poids dcisif cette violence, dun rappel au politique de sa vocation de justice qui ne se peut sans prendre en compte le visage humain.

    La fraternit demande de penser comment le psychisme humain se trouve dores et dj, immmorialement, sans libre dcision de sa part, habit par la trace de linni ou encore commis avec lappel veiller sur son frre. Cette trace trouble ceux qui seraient enclins se contenter dune simple coexistence humaine, elle expose la subjectivit la proximit de lun pour lautre. Levinas crit en effet : la proximit ou la fraternit nest ni la tranquillit trouble dans un sujet se voulant absolu et seul, ni le pis-aller dune confusion impossible , elle expose autrui en faisant passer sur la vie le soufe du dsintressement. Soufe qui ne transforme videmment pas les hommes en saints et quil ne faut pas interprter de faon sentimentale, mais soufe qui, parfois, introduit un clat de saintet dans lhumanit et qui, loin de laliner, fait advenir celui quil anime son unicit la plus irrpressible. Malgr tous les dsastres o ils se perdent, les hommes nauraient pas encore pu liminer ce soufe totalement, absolument, et le peu de bien qui existe en ce monde en proviendrait. La responsabilit pour autrui, telle en serait la signication ou encore le pour de la fraternit humaine en dehors de tout systme tabli (30). Ce qui ne veut pas dire, videmment, que ce pour autrui ne concerne pas les systmes politiques et le souci de faire advenir la paix par le biais du droit et des institutions, mais ce qui signie que ceux-ci dpendent, primordialement et ultimement, de lexistence de ces psychismes ouverts sur autrui, au plus vif deux-mmes.

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    On voit donc que linterrogation initiale de cet expos, interrogation relative la ncessit de penser un point commun entre autrui et soi pour sens lide de fraternit reoit une rponse paradoxale. Ce point na en effet de commun que la capacit dautrui se laisser par du pour autrui . Or, selon Levinas, ce nest l en rien une question importante pour soi car la fraternit excde toute attente de rciprocit ou dgalit. Ce qui constitue dailleurs le signe par excellence de son minence et de son irrductibilit persvrance des tants dans leur tre. La fraternit comme faon de se tenir dans la trace de linni assigne une responsabilit pour autrui qui prcde lessence et les engagements de la libert. Elle tmoigne de la bont du bien au-del de ltre en dnudant sous le moi de chacun, non pas un point commun, mais un point dextrme vulnrabilit la souffrance dautrui, du frre donc, un point do sourd, sans se tarir, lexigence de la responsabilit pour lui.

    (Confrence prononce Lima le 12 octobre 2006 dans le cadre de la Chaire Andine de Philosophie Franaise Contemporaine)31

    Notes1 E.Levinas, Totalit et Inni, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, in Biblio essais, p.211.2 Ibid., p.313. 3 E.Levinas, De Dieu qui vient lide, Paris, Vrin, 1982, p.205.4 Totalit et Inni, p.235.5 R. Antelme, Lespce humaine, Paris, Gallimard, 1957, Tel, p. 228-230.6 Zvi Kolitz, Yossel Rakover sadresse Dieu, trad .L.Marcou, Paris, Maren Sell et Calmann-Levy, 1998, p. 15.7 Difcile Libert, Paris, Albin Michel, 1976, p.202.8 Les imprvus de lhistoire, Lesprit de Genve , Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.164 (je souligne).9 Totalit et Inni, op. cit., p.236.10 Je me permets de renvoyer sur ce point au chapitre de mon livre sur lanimalit dans LAlliance avec la nature, Paris, ditions du Cer, 1989.11 Rabbi Ham de Volozin, Lme de la vie (Nefech haHam), trad. B.Gross, Lagrasse, Verdier, 1986, p.11.12 Voir, H. et J. Bastaire, Le chant des cratures, Paris, ditions du Cerf, 1996, p.53. Thomas de Celano, pour Franois dAssise tout tre recevait le nom de frre ; lintuition pntrante de son arrivait dcouvrir dune manire extraordinaire et inconnue dautrui le mystre des cratures . On voit ici la quasi-synonymie entre crature et frre ou sur, ce que Levinas oblige distinguer.13 Totalit et Inni, op.cit., p. 236. Voir galement Les imprvus de lhistoire, op.cit., p. 185. Sur ce mythe, voir N.Loraux, N de la terre, Paris, Seuil, 1996, p.13.14 Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p.453.15 Les imprvus de lhistoire, op. cit., p.186. Je traduis ezrah par citoyen comme cest le cas en hbreu moderne, en tant bien consciente que lide de citoyennet dans le sens moderne nest pas biblique.16 Humanisme lautre homme Montpellier, Fata Morgana, 1972, in Biblio essais, p.108.17 Libert et commandement, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.32.18 Entre nous, op.cit. p.214 et p.216. Sur la critique du complexe ddipe, voir Lau-del du verset, Paris, Minuit, 1982, note 2, p.129.19 Entre nous, op. cit., p.251.20 Lau-del du verset, Paris, Minuit, 1982, p.129.21 Altrit et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p.155.22 Mona Ozouf, Libert, galit, fraternit in Les lieux de mmoire, sous la direction de P. Nora, t.3, p. 4363. Grgoire crit : la religion nous apporte la fraternit, lgalit, la libert .23 Voir E.Cabet, Le voyage en Icarie (1842), cit par M.Ozouf, art. cit., p.4366.24 Lau-del du verset, op.cit., p.128.

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    25 Altrit et transcendance, op.cit., p.181.26 Totalit et inni, op.cit. p.313.27 H. Arendt, Vies politiques, De lhumanit dans de sombres temps. Rexions sur Lessing , trad. B.Cassin et P.Levy, Paris, Gallimard, 1974, p. 23.28 Altrit et transcendance, op. cit., p.144.29 H. Arendt, Vies politiques, op. cit., p.25.30 Autrement qutre ou au-del de savoir, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, Biblio essais, p.148 et p.154.