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37 Chapitre II MORIN ET LA CONNAISSANCE Bonnes à toucher : La feuille du noisetier, L’eau dans l’ornière, La mémoire de la violette. Eugène Guillevic Qu’est-ce que le réel ? De tout temps les hommes ont cherché à se représenter ce qui, sans cesse, leur échappait. Le réel est, avant tout, de l’ordre de l’irreprésentable, de ce qui se dérobe à la symbolisation. Mais c’est tout ce sur quoi nous butons, nous trébuchons sur un chemin que nous croyons pourtant connaître. Aux confins de la matière, dans les régions dominées par les hautes énergies et la Mécanique Quantique, le réel se confond avec l’imaginaire mathématique. Les lois de la “bande moyenne” de perception font défaut, où doivent être réinventées. Nous ne pouvons rien savoir de la physique régnante à l’ “origine” de l’univers et nous ne savons pas grand chose sur la nature des quarks, ces constituants ultimes de l’infiniment petit. En vérité, ce type de questionnement débouche rapidement sur une relation philosophique au monde. Deux penseurs contemporains, en particulier, s’intéressent à ces questions : Edgar Morin et Cornelius Castoriadis. 1. Edgar Morin et la Connaissance Le sociologue E. Morin représente à mes yeux un des rares penseurs dans les sciences anthroposociales. Se refusant à tout enfermement, sans dériver vers un marais putride de concepts hétérogènes, il articule, d'une manière océanique, plusieurs champs sémantiques issus des sciences de la vie et de la société dans une large visée systémique où ses macro-concepts flottent comme autant d'icebergs impressionnants. Parmi ces derniers, le concept de Complexité est sans doute un des plus remarquables par sa pertinence théorique, compte tenu des données actuelles de la Science. Pour ne

Chapitre II MORIN ET LA CONNAISSANCE - barbier-rd.nom.fr · E. Morin entre de plain pied dans ces nouveaux paradigmes, mais contrairement à l'oubli de la complexité dans les discussions

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Chapitre II

MORIN ET LA CONNAISSANCE

Bonnes à toucher :

La feuille du noisetier,

L’eau dans l’ornière,

La mémoire de la violette.

Eugène Guillevic

Qu’est-ce que le réel ? De tout temps les hommes ont cherché à se représenter ce qui, sans cesse, leur échappait. Le réel est, avant tout, de l’ordre de l’irreprésentable, de ce qui se dérobe à la symbolisation. Mais c’est tout ce sur quoi nous butons, nous trébuchons sur un chemin que nous croyons pourtant connaître.

Aux confins de la matière, dans les régions dominées par les hautes énergies et la Mécanique Quantique, le réel se confond avec l’imaginaire mathématique. Les lois de la “bande moyenne” de perception font défaut, où doivent être réinventées. Nous ne pouvons rien savoir de la physique régnante à l’ “origine” de l’univers et nous ne savons pas grand chose sur la nature des quarks, ces constituants ultimes de l’infiniment petit. En vérité, ce type de questionnement débouche rapidement sur une relation philosophique au monde.

Deux penseurs contemporains, en particulier, s’intéressent à ces questions : Edgar Morin et Cornelius Castoriadis.

1. Edgar Morin et la Connaissance

Le sociologue E. Morin représente à mes yeux un des rares penseurs dans les sciences anthroposociales. Se refusant à tout enfermement, sans dériver vers un marais putride de concepts hétérogènes, il articule, d'une manière océanique, plusieurs champs sémantiques issus des sciences de la vie et de la société dans une large visée systémique où ses macro-concepts flottent comme autant d'icebergs impressionnants. Parmi ces derniers, le concept de Complexité est sans doute un des plus remarquables par sa pertinence théorique, compte tenu des données actuelles de la Science. Pour ne

38 donner qu'un exemple de cette affirmation, je voudrais signaler les Actes du Colloque de Montpellier (mai 1984), publiés par la Documentation Française en 1986, et intitulés Science et pratique de la complexité. De nombreux savants en ont profité pour cerner au mieux cette nouvelle orientation de la science. Comme le signale dans ce Colloque A. Danzin, de nouveaux paradigmes s'imposent désormais à notre réflexion :

- importance des notions d'information et de néguentropie ;

- la validité générale des concepts de cybernétique et d'études de globalité ;

- l'importance de l'idée d'évolution, le sens et la valeur du temps ;

- tout ce qui concerne le principe d'incertitude, de non-déterminisme des situations particulières, de hasard, de jeu, de fluctuation et de bifurcation, d'instabilité et de déviances ;

- tout ce qui concerne les effets filtres des phénomènes de résonance et les processus d'essai-sélection, le jeu de l'ordre et du désordre.

- tout ce qui concerne les limites de la connaissance, les notions de finitude et d'inaccessible (p. 93)

E. Morin entre de plain pied dans ces nouveaux paradigmes, mais contrairement à l'oubli de la complexité dans les discussions épistémologiques anglo-saxonnes, Morin insiste sur l'importance du concept comme défi et incitation à penser le réel, sans s’arrêter à la complétude et sans éliminer la contradiction. Pour Morin “si nous essayons de penser le fait que nous sommes des êtres à la fois physiques, biologiques, sociaux, culturels, psychiques et spirituels, il est évident que la complexité est ce qui essaie de concevoir l'articulation, l'identité et la différence de tous ces aspects, alors que la pensée simplifiante, soit disjoints ces différents aspects, soit les unifie par une réduction mutilante.”(p. 80). Le paradigme de complexité associe étroitement au lieu d'inclure ou de disjoindre les trois notions de distinction, de conjonction et d'inclusion. C'est dans son ouvrage Science avec conscience1 que E. Morin développe le plus sa “pensée complexe”, véritable mine d'or pour un chercheur en sciences de l'éducation. Il y parle d'une logique “symphonique” à inventer pour

39 comprendre notre monde et entrer dans la reconnaissance de la complexité. Celle-ci consiste :

- dans la nécessité d'associer l'objet à son environnement ;

- de lier l'objet à son observateur ;

- de considérer que l'objet n'est plus principalement objet s'il est organisé et surtout s'il est organisant (vivant, social) : c'est un système, c'est une machine ;

- de reconnaître que l'élément simple s'est désintégré ;

- d'accepter comme inéluctable la confrontation avec la contradiction (pp. 296-300).

Son ouvrage théorique de la série La Méthode : La Connaissance de la Connaissance (Seuil, 1986) développe et prolonge sa pensée complexe d'un point de vue épistémologique.

L'Approche Transversale est évidemment fécondée par le regard scientifico-philosophique d'E. Morin. Je lis son oeuvre très fidèlement depuis son ouvrage sur l'homme et la mort jusqu’au récent Terre-Patrie (1993), écrit avec Brigitte Kern. Mon doctorat de sociologie dirigé par J.C. Passeron, en 1976, a subi son emprise qui n'a fait que s'accentuer par la suite. Les trois écoutes de l'Approche Transversale reflètent bien cette influence en vue de comprendre la complexité des rapports humains, sans chercher à la réduire par une vision uniforme et dogmatique. Intéressé par l'évolution plus récente de Morin vers la question spirituelle chez l'être humain, dans une perspective de doute libérateur, j'insiste depuis longtemps pour réintroduire cet appel du sacré et du mythopoétique dans les sciences de l'éducation ( mon maître ici est Mircea Eliade). Pour moi la complexité de Morin s'ouvre sur l'approche nécessairement multiréférentielle. Elle inclut l'écoute philosophique des autres cultures et l'écoute poétique et artistique, en insistant sur la fonction positive essentielle du manque, de la lacune dans le savoir, du trou noir comme je le nomme pour indiquer un “passage” d'un espace de connaissance à un autre encore et sans doute toujours inconnu, si ce n'est symboliquement.

Qu'est-ce que “connaître” ? Quelle est la nature du monde extérieur ? Quelles sont les influences du mythe et de l'imaginaire dans cette prétendue connaissance ? Peut-on penser la Connaissance ? Le sociologue Edgar Morin s'attache à aborder ces difficiles questions dans

40 son oeuvre la plus récente. Il nous annonce d'ailleurs qu'il ne s'agit là que d'une partie de sa réponse puisque deux autres ouvrages doivent suivre sur le même sujet dont un, déjà paru en 1991, est consacré à la vie des idées 2.

Qu'un tel projet s'ouvre, chez Morin, sur une introduction interpellative intitulée “l'abîme” ne nous étonnera pas. Suit d'ailleurs immédiatement toute une série de questions encore irrésolues, qui vont du “savoir ” à la “science ” ou à la “poésie ” en passant par la “théorie ” ou à la “vérité”. Revenant sur la “crise des fondements” de la connaissance, Morin va nous entraîner dans une réflexion vers sa complexité, par une ouverture bio-anthropo-sociologique, une réflexivité permanente science... philosophie, la réintégration du sujet, la réorganisation épistémologique, le maintien de l'interrogation radicale et la vocation émancipatrice d'une telle recherche pour conclure “pas de connaissance sans connaissance de la connaissance”.

Au passage Morin note l'emprise de “la tragédie de la complexité” à laquelle se confronte tout écrivain scientifique, tant au niveau de l'objet de connaissance (clôture ou dissolution des frontières), qu'au niveau de l'oeuvre de connaissance (impossibilité et nécessité de la totalisation).

Le Livre premier, consacré à une “anthropologie de la connaissance”, a été rédigé dès 1974 pour s'achever entre 1983 et 1986. Livre de maturation, il nous conduit à penser la Connaissance d'une manière multidimensionnel et pluriréférentielle, selon la problématique chère à l'auteur. Dès le début, Morin revient sur des notions et concepts déjà développés dans les précédents tomes de La Méthode puisqu'il traite de la “Biologie de la connaissance”. Morin va nous présenter la thèse de la Connaissance computique comme un complexe organisateur/producteur de caractère cognitif comportant une instance informationnelle, une instance symbolique, une instance mémorielle et une instance logicielle. Mais la computation vivante est spécifique et doit sans cesse résoudre les problèmes de sa survie par un pompage et un filtrage d'informations à partir de son environnement. Ce faisant “Les computations vivantes ont un caractère incontestablement cognitif et même auto-cognitif, puisqu'elles permettent à l'être de reconnaître substances, événements, modifications du milieu extérieur ainsi que du milieu intérieur. Mais ce caractère cognitif est indistinct des activités

41 organisatrices vitales de l'être.” Morin souligne ainsi que la “machine vivante”, contrairement à la machine artificielle, est une auto-éco-organisation plus fragile et dépendante de l'environnement mais, en même temps, dotée d'une autonomie inconnue des machines artificielles. Elle apparaît ainsi comme une computation permanente “à la fois organisatrice/productrice/comportementale/cognitive.” En fin de compte le “computo” doit être reconnu comme une dimension fondamentale de la vie “La computation vivante, propre à l'être cellulaire, est une computation de soi, à partir de soi, en fonction de soi, pour soi et sur soi...Ainsi se constitue et s'institue l'auto-égo-centrisme, c'est-à-dire le caractère primaire et fondamental de la subjectivité” déclare Morin en soulignant les derniers termes3. Pour l'auteur, reprenant et développant les thèses de Umberto Maturana, la source de toute connaissance se trouve dans le “computo” de l'être cellulaire, lui-même indissociable de la qualité d'être vivant et d'individu-sujet. Mais qu'est-ce au juste une computation ? C'est - écrit Morin - une opération sur/via signes/symboles/formes dont l'ensemble constitue traduction/construction/solution. S'il y a de nombreuses ressemblances entre la computation artificielle et la computation vivante, le logiciel de cette dernière est complexe :

- “parce qu'il institue la computation sur le mode du computo ;

- parce qu'il comporte en lui un principe d'auto-exa-référence qui lui permet d'effectuer l'auto-computation ;

- parce qu'il comporte en son sein la dualité de la subjectivité et de l'objectivité ainsi que la pluralité complexe (complémentaire/concurrente/antagoniste) de l'égo-géno-(éventuellement socio)-centrisme”4. Approcher la compréhension de cette complexité par une représentation hologrammatique semble une bonne direction pour E. Morin. Il sort de la cellule pour considérer “l'animalité de la connaissance” qui s'ouvre sur les réseaux nerveux et la mobilité musculaire, c'est-à-dire sur les rapports entre action et connaissance. En quoi l'être humain est-il plus ou moins partiellement un animal dans sa connaissance ? Morin nous présente la boucle auto-éco-génératrice qui va du “sensorium” au “motorium” pour générer le “cerebrum”, constituant chez l'homme 99,98 % de tous les neurones, et commandant les deux autres instances. Avec le “cerebrum” nous entrons dans l'ère de la communication avec autrui et du

42 développement de la sensibilité en surface et en profondeur. Nous abordons également la reconnaissance d'un méga-computeur dans l'appareil neuro-cérébral qui compute “les inter-computations des régions cérébrales, lesquelles computent les computations des cellules oculaires, olfactives, etc.”5. Mais surtout nous entrons dans le règne de l'émergence de qualités radicalement nouvelles, inconnues des éléments computants englobés. Cette émergence de connaissance est tout-à-fait extraordinaire et encore largement inexplorée ou inexpliquée, comme ces “calculs” des effets aberrants de la précession des équinoxes, oscillations de l'axe terrestre dont le prolongement imaginaire n'atteint les mêmes points du ciel que tous les 26 000 ans, chez un passereau américain. Sans cesse, l'appareil neuro-cérébral organise sa computation par des opérations à la fois analytiques et synthétiques, des disjonctions et des jonctions. Ce faisant il se représente le monde extérieur. “La représentation, qui est à la fois l'émergence, le produit global et le matériau de travail de la méga-computation cérébrale, peut-être considérée comme la construction "simulatrice" d'un analogon mental "présentant" et "rendant présente" (d'où la justesse du terme) la partie du monde extérieur captée par les sens”. Avec l'élément neuro-cérébral nous entrons dans la possibilité d' “apprendre”, mouvement qui dépasse la reconnaissance du déjà-connu, comme de la transformation de l'inconnu en connaissance, et aborde la conjonction de la reconnaissance et de la découverte : “Apprendre comporte l'union du connu et de l'inconnu” souligne E. Morin, selon des stratégies cognitives qui supposent l'aptitude du sujet à utiliser, pour l'action, les déterminismes et aléas extérieurs par des opérations computantes d'extraction d'informations, de représentation, d'évaluation et d'élaboration de scénarios d'action, largement animées par une “curiosité” sans finalité apparente. Pour Morin “c'est solidairement et interactivement que se développent l'individualité, la cérébralisation, l'affectivité, les possibilités de choix et de décision, la curiosité, le jeu, l'intelligence, qui développent en même temps la connaissance et les possibilités d'émancipation de la connaissance”. L’auteur aborde la boucle rétro-active entre l'esprit et le cerveau. Il rappelle d'abord le “grand schisme” qui, dès le XVII ème siècle, a disjoint la science du cerveau de la philosophie de l'esprit et qui perdure encore de nos jours sous des formes nuancées. Il y a double subordination esprit/cerveau et relative autonomie de l'un et de l'autre. Nous trouvons une “unidualité complexe”, c'est-à-dire à la fois :

43 “- l'inéliminabilité et l'irréductibilité de chacun des termes ;

- leur unité inséparable ;

- leur insuffisance réciproque, leur besoin mutuel et leur relation circulaire ;

- l'insurmontabilité de la contradiction que pose leur unité.”6

Dans un graphe de la complexité des conditions de la connaissance, Morin relie la relation esprit/cerveau à celle de la culture/société qui influence, par son “imprinting culturel” la première et va développer l'argument dans les pages qui suivent pour aboutir à un macro-concept cerveau/esprit/culture au sein duquel il introduit le rapport computo/cogito. Le cerveau fonctionne comme une machine hyper-complexe encore largement inconnue de nos jours : “comme un Trou noir, le mystère du cerveau semble devoir engloutir notre intelligibilité, alors qu'il est justement à la source de notre intelligibilité” insiste Morin en soulignant. Cette machine qui réunit trente à cent milliards de neurones, chacun disposant d'aptitudes computantes polyvalentes et pouvant capter/transmettre plusieurs communications à la fois, doit être considérée comme “unitas multiplex”. Il y a dix mille synapses par neurone (10 puissance 14 synapses peut-être dans le cerveau). Morin aborde dans cette partie la question fort débattue des deux hémisphères cérébraux et montre leur complémentarité à la lumière des travaux scientifiques récents. Ce faisant il utilise les termes jungiens d'animus et d'anima : “De même que les deux sexes coexistent en chaque sexe, de même en chacun de nous coexistent un esprit masculin et un esprit féminin - Animus et Anima ; l'important est leur dialogue, le fruit de leur dialogue.”

Après avoir examiné les thèses du cerveau triunique (paléocéphale, mésocéphale et néo-cortex), Morin débouche sur les conditions cérébrales des caractères existentiels de la connaissance : fragilité de la rationalité ; agressivité idéologique ; conditions cérébrales de la croyance et de la certitude. Il reconnaît les caractères progressifs/régressifs inhérent au cerveau triunique avec l'unité homo sapiens/homo demens et invoque avec Mountcastle une conception “modulaire” : le cerveau serait organisé en une mosaïque de modules polyneuronaux pour finir par s'émerveiller sur ce “complexe des complexes” dont il essaie de synthétiser l'essentiel du fonctionnement. Les principes d'intelligibilité issus de l'hyper-complexité cérébrale sont

44 au nombre de trois : le principe dialogique ; le principe récursif et le principe hologrammatique7. La représentation du monde extérieur à partir des sensations et des perceptions est à la fois une construction et une traduction, mais cette traduction constructive peut-être conçue comme la production d'un analogon cérébral/spirituel de la réalité perçue. La question reste ouverte de savoir ce que restitue cette transformation. Mais pour Morin il apparaît évident qu'il faille relier le réel et l'imaginaire qui sont à la fois les mêmes, différents et opposés. Ainsi le cerveau animal et humain doit être nommé “un General Problem Solver (GPS) hyper-complexe”.

L'auteur propose une relation entre computer et cogiter dont il essaie de proposer des tableaux synoptiques éclairant leurs caractéristiques réciproques, à partir de la séparation et de l'association. Puis il aborde la question de “l'existentialité de la connaissance”. Il y a un engagement multiple et entier de l'être concret dans toute connaissance. La consistance du réel dépend de mon énergie vitale comme le montre une psychiatrie de la connaissance. Une psychanalyse de la connaissance est possible mais se cherche encore : ainsi la sublimation doit sortir d'un certain réductionnisme interprétatif et apparaître comme une métamorphose ou une transfiguration de la libido qui revient récursivement sur ce qui la produit. Nous devons reconnaître à la fois les obsessions cognitives, souvent thématiques, et les joies, proprement libidinales, de la certitude. Il y a, en effet, conformément à l'étymologie, de la contemplation dans toute théorie. Mais la connaissance théorique ne passe jamais à l'extase proprement dite. Morin examine là, très brièvement, les processus d'extase et d'ataraxie, d'exaltation infinie et de paix infinie.

Il entre ensuite dans la sphère des “doubles jeux de la connaissance” avec la boucle rétro-active analogique/logique. Dans la mesure où la représentation est ce qui nous permet d'approcher le réel, l'analogie se situe comme moyen et fin, au début et au terme de la connaissance. Mais pour Morin, “livrée à elle-même, l'analogie erre, vagabonde, voyage, traverse sans entraves frontières, espaces et temps. Elle porte en elle, potentiellement, erreur, délire, folie, raisonnement, invention, poésie. Elle a besoin, dès qu'elle s'applique à la pratique, d'être testée, vérifiée, réfléchie, et doit entrer en dialogique avec les procédures analytiques/logiques/empiriques de la pensée rationnelle.”8. De même il faut relier compréhension et explication et dans la

45 compréhension projection et identification, pour arriver à s'interroger sur la mimesis. Morin insiste pour mettre en valeur les qualités intrinsèques à la compréhension dans tous les modes de connaissance.

Si la compréhension comprend en vertu de transferts projectifs/identificatifs, l'explication explique en vertu de la pertinence logico-empirique de ses démonstrations. Aujourd'hui encore, nous vivons peut-être “une disjonction trop forte entre une culture sous-compréhensive (scientifique-technique) et une culture sous-explicative (humaniste)”. Edgar Morin nous introduit à la relation entre pensée symbolique, pensée mythologique et pensée magique. Après avoir largement décrit le symbole, il nous fait réfléchir sur la nature du mythe inséparable du Logos et englobant tout en dépassant la sphère du symbole : “Alors que la pensée strictement symbolique déchiffre des symboles (les astres, les tarots, les lignes de la main, les lettres/chiffres de la Bible etc.), la pensée mythologique tisse ensemble symbolique, imaginaire, et éventuellement réel.” Animée par des paradigmes spécifiques (intelligibilité par le vivant concret ; principe sémantique généralisé), la pensée mythologique constitue le discours d'une compréhension subjective, singulière et concrète d'un esprit qui adhère au monde et le ressent de l'intérieur. “Les mythes - écrit Morin - remplissent les énormes brèches que découvre l'interrogation humaine, et, surtout, ils s'engouffrent dans la brèche existentielle de la mort. Là, ils apportent non seulement l'information sur l’origine de la mort, mais aussi la solution au problème de la mort, en révélant la vie au-delà la mort”9.

La magie intervient partout où il y a souhait, crainte, chance, risque, aléa. C'est un pouvoir fondé sur des pratiques rituelles qui n'exclut pas le “principe de réalité”, reconnaît l'efficacité du symbole et l'existence mythologique de doubles et des esprits. Elle s'établit sur le caractère analogique du paradigme anthropo-socio-cosmique qui inclut souvent le sacrifice comme opération magique. La pensée magique est loin d'avoir perdue de son influence dans le monde contemporain. La réflexion de Morin sur le Logos et le Mythos l'entraîne à penser le concept d'Arkhe-Esprit (p. 168), esprit des profondeurs correspondant aux forces et aux formes originelles, principielles et fondamentales de l'activité cérébro-spinale, “là où les deux pensées ne sont pas encore séparées” source du Logos, du Mythos, de la pensée magique comme de la parole poétique. Morin affirme l'unidualité des deux pensées

46 empirique/rationnelle et symbolique/mythologique, à la fois complémentaires et opposées10. Cette réflexion débouche sur une “rationalité complexe” qui les articule dans une perspective dynamique et critique. J'ai, tout particulièrement noté, l'ouverture sur la poésie comme “Parole de l'Arkhe-Esprit" qui, pour Morin, "est libérée à la fois du mythe et de la raison, tout en portant en elle leur union”11. Il présente ensuite les concepts reliés intelligence/pensée/conscience. L'intelligence est antérieure et extérieure à la pensée humaine. C'est l'aptitude à penser, traiter, résoudre des problèmes dans des situations de complexité. L'intelligence humaine opère aussi bien dans la Praxis que dans la Techne ou la Theoria. Morin tente d'énumérer ce qui, selon lui, constitue les critères de l'intelligence humaine. Il aboutit à la définir comme une/plurielle, une “métis” au sens de Détienne et Vernant, bricoleuse, ouverte et polymorphe, constructive et destructive, combinatoire et rotative, dépendante de son environnement pour la chance ou la malchance du développement de ses potentialités. La pensée est avant tout humaine qui se déploie dans la sphère du langage, de la logique et de la conscience sans nier pour autant un fond sub-linguistique, sub-conscient et sub- ou méta-logique. La pensée dialogue avec les aptitudes cogitantes de l'esprit humain sur le mode de la conception (idée d'engendrement, de formation de concept, de design, de configuration originale constituant un modèle pour des ensembles, assemblages ou objets nouveaux).

La conscience est le plein développement de la réflexivité de l'esprit selon une complexité paradoxale. Elle émerge d'un fond inconscient selon un processus inconscient: “Ce qu'on appelle génie vient d'en deçà de la conscience, illumine la conscience, s'illumine par la conscience, et échappe à la conscience”12. La conscience de soi suppose pour Morin toujours une séparation entre le connaissant et le connu et dans le samadhi on assiste, pense-t-il, à l'évanouissement de la conscience. La conclusion du Livre premier13 pose les possibilités et les limites de la connaissance humaine en resynthétisant l'ensemble des réflexions de l'ouvrage et en insistant sur la “bande moyenne” de la réalité dans laquelle s'exercent nos facultés cognitives, isolée de toute part par des relations d'incertitude.

L'ouvrage d'E. Morin est sans conteste important et nous introduit à la pensée complexe dans le domaine de la connaissance. D'aucuns se demandent souvent ce qu'on peut faire d'une telle pensée

47 dans le domaine pratique, clinique ? Comment utiliser les macro-concepts que Morin développe tout le long de son oeuvre ? En vérité, là n'est pas le problème. Le clinicien dans sa pratique n'utilise pas de concept clairement, sinon il risque fort de s'y embourber et de ne plus rien entendre de ce qui émerge justement dans la situation. C'est plutôt dans l'exposition de thèses issues de la pratique qu'il conceptualisera activement. La pensée complexe de Morin lui sert, en quelque sorte, à deux niveaux. Dans l'écoute clinique, elle est présente comme une sorte de toile de fond qui lui rappelle sans cesse l'hyper-complexité de toute vie humaine et sociale. Plus tard, dans la théorisation, il utilisera certains macro-concepts de Morin dans la mesure où ils lui paraissent pertinents pour décrire la réalité de sa pratique. L'oeuvre de Morin présentée ici me semble donc indispensable pour les chercheurs sensibles à la pensée ouverte.

Mais je me demande si Morin, réfléchissant sur la question de la Connaissance, pouvait aller jusqu'au bout d'une réflexion qui l'aurait conduit vers un “ailleurs absolu” en approfondissant l'Arkhe-Esprit. Bien qu'il emploie souvent les termes Yin/Yang dans son écriture, je ne suis pas sûr qu'il en accepte toute la profondeur orientale. Morin reste à l'orée de la Connaissance et c'est peut-être là sa grandeur et son humilité.

Mais avouerai-je mon impatience et ma désillusion devant les propos souvent trop brefs et insuffisamment fondés concernant cette connaissance supramentale que l'on trouve dans les états modifiés de conscience tels que l'expriment les mystiques et les sages de tous pays. Morin semble s'arrêter de réfléchir et de proposer là où il faudrait justement aller voir avec un regard à la fois compréhensif et critique. A lire, par exemple, une réédition du livre d'Aimé Michel “Métanoia. Phénomènes physiques du mysticisme”14, nous ne pouvons qu'être interrogés par le type de rapport au monde dans lequel vivent nombre de mystiques d'hier et d'aujourd'hui. Les ouvrages de Stanislav Grof sont tout aussi remarquables sur ce plan et la typologie de l'inconscient qu'il présente me semble donner une place plus importante à un type de connaissance encore inconnue (1982, 1983, 1984, 1989). Quant à l'enquête internationale menée sur les N.D.E. (Near Death Experiences) par Patrice Van Eersel, toute journalistique fût-elle, on reconnaîtra qu'elle rapporte des faits assez troublants pour nous obliger à élargir notre champ de conscience sur ce qu'est la “Connaissance” (1986).

48 Mais je me demande si Morin, dans ses limites, ne se trouve pas pris au piège de ce que j'ai nommé, dans mon chapitre épistémologique, “l'effet ben barka”, qui oblige tout chercheur à refouler ses intérêts de connaissance en fonction de l'ordre établi par la Cité savante.

2. La conscience planétaire

Cette partie précise l’apport d’E. Morin le plus important pour l’Approche Transversale, notamment à partir de son livre, écrit avec Anne-Brigitte Kern, Terre-Patrie. Cet ouvrage représente, sans conteste, une étape importance dans la réflexion d’E. Morin15.

Le livre s’ouvre par une vaste fresque historique de plus de quarante pages par laquelle Morin nous montre l’évolution de nos sociétés vers une ère planétaire. A partir de la Renaissance notamment, avec une accentuation au XIXe siècle, cette évolution mondialise les idées, les valeurs, les systèmes de représentation, parfois par les Guerres (14-18, 39-45, Guerre froide...), ou par l’économie internationale, pour aboutir à un véritable métissage culturel et à une ébauche de conscience planétaire d’où surgit l’humanité inscrite sur et dans une Terre vue de la Terre.

Il s’efforce ensuite de cerner notre identité terrienne en utilisant toutes ses connaissances en sciences de la nature. De l’apport d’un regard pluriel alimenté par l’astrophysique, l’histoire de la Terre en passant par la biologie, notre identité terrienne se profile en un unité dans la diversité, une unitas multiplex.

Il en ressort une conscience terrienne, déjà dégagée d’ailleurs par un autre chercheur comme Ettore Gelpy dernièrement16, qui se caractérise par un enracinement dans la nature universelle, dans la vie, dans l’histoire, dans la culture ; mais également par un sens de la solitude, de l’incertitude, de la fragilité, de la rareté extraordinaire de la vie terrestre. Notre arbre de vie est avant tout un arbre aux branches reliées.

Pourtant l’agonie planétaire est à notre porte. E. Morin retrace tous les dangers qui nous guettent : dérèglements économique, démographique, écologique mondiaux. Ambivalence entre solidarisation et balkanisation de la planète. Crise généralisée du progrès engendrant des maladies du futur, des maladies de l’âme

49 ouvrant sur la désespérance et les retours aux passés destructeurs. Julia Kristeva, dernièrement, s’interroge, elle aussi, sur ces nouvelles maladies de l’âme qui reflètent une étrange insensibilité17. Tragédie du développement liée à la ruine construite des systèmes symboliques des sociétés différentes, comme l’exemple présenté ici, des indiens Kris (p. 93). Émergence, sous des points positifs, des inanités sonores de notre temps, nommées ironiquement “tours de Babioles” et contre lesquelles luttent quelques résistants de dernière heure, empruntant parfois aux sources orientales. Développement amphigourique des technosciences avec le règne dominant de la machine artificielle sur la machine vivante. Impérialisme de la pensée mécanique et parcellaire ouvrant sur l’ère de la catastrophe humaine. Mais aussi opportunité des “lâcher-prises”, des abandons, découvrant des mutations métatechniques. La synthèse de toutes ces agonies débouche sur une polycrise où s’accélère de plus en plus une dynamique de destruction/création sociale.

Quelles finalités terrestres pouvons-nous, alors, dessiner dans cette évolution ?

- un sens du conserver/révolutionner, du progresser/résister, du développement humain poursuivant le procès conscient de l’hominisation. Un sens du vivre mieux au coeur d’une itinérance assumée quotidiennement, dans une temporalité qui intègre passé, présent et futur, les trois temps de Saint-Augustin (le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur). Un enrichissement de l’intérieur par l’extérieur et de l’extérieur par l’intérieur. Une orientation lucide vers la démocratisation qui nous oblige à refuser l’institution larvée de la société duale. Une façon de fédérer la Terre par une citoyenneté qui devient de plus en plus planétaire.

Plus encore, peut-être, un questionnement sur toute interprétation, un regard dubitatif sur la réalité décrite, un élan vers une écologie de l’action. Une acceptation du possible/impossible et de l’impossible du possible de la réalité complexe.

Il s’agit de l’émergence d’une anthropolitique qui gomme la politique vidée et morcelée en reconnaissant la valeur de la poétique du monde. Une anthropolitique qui doit inventer sa stratégie et préciser son cadre spatio-temporel. Une anthropolitique qui, sans nier la manière prométhéenne de vivre, doit faire la place à une décélération de l’existence pour reconquérir son sens symbolique.

50 L’ouvrage se termine par une réflexion sur la réforme

inéluctable de la pensée, de la connaissance qui devient nécessairement contextuelle et totalisante. En sortant de la fragmentation, elle sort également de la rationalisation, s’ouvre aux cultures “autres” et s’affirme comme une vraie rationalité complexe et contextuelle en prise avec le monde naturel. Dès lors elle fait déboucher l’hominisation sur un nouvel évangile : l’évangile de la perdition, c’est-à-dire de la finitude assumée sans garants méta-sociaux. Un évangile qui est inscrit au jour le jour dans une itinérance complètement enracinée, incarnée. Comment, dans ce cas, ne pas toucher du doigt la vraie fraternité des hommes perdus dans le cosmos mais unis sur la Terre, leur Terre ? Comment ne pas recueillir, dans une sorte d’intellect illuminateur, la parole d’Hölderlin “habiter poétiquement sur la terre” et la piloter lucidement et collectivement, en nous aidant d’une religion sans dieux mais avec quelques principes simples d’espérance : le vital, l’inconcevable, l’improbable, la vision de la taupe, le sens du sauvetage face à tous les dangers, et surtout le sens anthropologique de la vie.

3. En quoi E. Morin interpelle-t-il les Sciences de l’éducation ?

Les Sciences de l’éducation, sous des discours toujours réaffirmés, restent ambivalentes par rapport à un “saut qualitatif” et multiréférentiel approchant autrement l’objet de connaissance. Nous restons, crispés au passé et au déjà-connu, parfois légitimement, mais souvent sans risque de voir ce nouveau toujours inquiétant. Nous ne voulons pas regarder en face l’Abîme, le Chaos, le Sans-Fond inconnu (C. Castoriadis) de notre vie individuelle et sociale. Et pour cela nous opérons amalgame et réduction, dans nos interprétations de la réalité.

Morin nous entraîne vers ce que j’appellerai une “rationalité tangentielle”, c’est-à-dire une faculté logique tangente à l’inexplicable, à l’insondable, à l’ignorance toujours renouvelée au moment même où surgit une nouvelle connaissance. Une rationalité étoilée qui demande la mise en oeuvre d’un sens dialectique et paradoxal toujours aux aguets. Rappelons-nous cet aphorisme de F. Nietzsche “il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse”. Un exemple : au lieu de jeter immédiatement l’anathème contre le “nouvel âge”, il cherche à le comprendre comme une nouvelle forme de résistance aux “tours de Babioles”.

51 En effet, il faut revoir la copie de ceux qui parlent de “retour du

sacré”. Les Sciences de l’éducation ne pourront pas rester longtemps sans dire un mot sur ce phénomène. Car il gagne nos lycées et nos universités. Pour l’heure chacun y va de sa ritournelle : tel proviseur décide tel comportement et son voisin affirme inversement sa position (par exemple face à la question du “foulard”). La plupart du temps, on tente de ne rien voir. De toute façon, personne ne saurait donner un conseil éclairé.

Le Canadien Y. Bertrand est un des rares chercheurs en éducation à présenter les théories qu’il nomme “spiritualistes”18. C’est déjà beaucoup, puisque, habituellement, le rapport au sacré ne fait pas partie des objets de recherche en éducation, excepté pour quelques rares philosophes et anthropologues. Mais il n’évite pas les amalgames faciles et sa typologie, sur ce point, perd beaucoup de sa crédibilité. Son type “théories spiritualistes” est une sorte de fourre-tout qui rend prudent tout homme épris de rationalité ouverte. Pour qui connaît la vision du monde de Krishnamurti par exemple, il est absurde de l’assimiler aux mysticismes dévotionnels ou aux gadgetisations psychédéliques souvent puérils du “Nouvel Age”19. Plus largement, ce que François Jullien désigne sous le terme des “figures de l’immanence” dans son analyse érudite du Yi king20, ne saurait s’inscrire dans une typologie des spiritualités extatique, de possession, ou psychédélique.

Pour une réinterprétation de la classification du “retour du religieux”

L’approche de la complexité et la lecture multiréférentielle de Morin nous permet de relire le “retour du religieux” autrement que ce qu’en disent les commentateurs habituels - sociologues, politiques ou journalistes.

Le mouvement socio-culturel du “retour du sacré” reprend la formule de Malraux : “Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas” (et non “religieux” comme on le dit habituellement, ainsi que le rappelle fort justement André Frossard)21. Françoise Champion et Martine Cohen y voient les conséquences du désenchantement à l’égard de la modernité de la croyance au progrès, à la fois technocratique et communiste22. Pour les deux sociologues des religions, “le terme de “nébuleuse mystique-ésotérique” recouvre un ensemble hétérogène de

52 groupes, ou plutôt de réseaux, souvent lâches, pouvant se rattacher plus ou moins explicitement à des traditions religieuses constituées - religions orientales (hindouisme, bouddhisme) ou plus “exotiques” (notamment au chamanisme) - et pouvant aussi réactiver diverses pratiques ésotériques, tout particulièrement le tarot et l’astrologie. Certains réseaux, faisant feu de tout bois, se caractérisaient avant tout par leur référence à un “nouvel âge” en train d’advenir.” (p. 82)

On le voit, il s’agit d’une “nébuleuse”, d’un ensemble flou, susceptible de tous les rassemblements et, ipso facto, de tous les amalgames. Lorsque les deux auteurs organisent leur typologie des traits caractéristiques de cette nébuleuse, nous trouvons ainsi : le privilège total donné à l’ “expérientiel” et de la voie unique de chacun ; la visée de transformation de soi par des techniques psycho-corporelles ou psycho-ésotériques ; une conception moniste du monde à caractère “progressif” ; un optimisme certain et mesuré ; une éthique d’amour ; l’importance des expériences de “réalités non ordinaires” ; la recherche du bonheur privé ici-bas.

Je ne remets pas fondamentalement en question cette classification. J’ insisterai même sur l’importance de la figure du “gourou”, de la recherche désespérée d’une figure d’autorité spirituelle, dans cette nébuleuse, que j’avais déjà cernée au début des années soixante-dix dans mon étude sur le Mouvement du développement du potentiel humain23. Ce n’est pas la dernière venue du Pape, en septembre 1996, pour la commémoration du baptême de Clovis qui peut me faire changer d’avis, au contraire ! Néanmoins, revenons à E. Morin et à sa conclusion concernant un éventuel “évangile de la perdition” pour l’homme lucide de notre temps. J’y trouve les racines d’une essentielle différenciation que nos deux sociologues n’arrivent pas à mettre au jour, et que je reconnais comme complètement pertinente dans mes recherches personnelles en anthropologie de l’éducation24.

E. Morin nous parle de la reconnaissance d’une force communicante et communiante. Il affirme l’importance de la notion de “reliance” comme d’autres aujourd’hui (Marcel Bolle de Bal, Michel Maffesoli25 ). Il s’agit pour lui d’une sorte de religion écologique, assumant le plein emploi de la pensée rationnelle, laïque, problématisante et autocritique. Une religion “minimale”, peut-être

53 avec un certain rituel, et un sentiment mystique et sacré, à base de fraternité, de charité et de compassion, du fait même de notre lucidité sur la nature de notre “Terre-Patrie” et de notre finitude personnelle et collective : “Ce serait une religion sans dieu, mais où l’absence de dieu révélerait l’omniprésence du mystère” (p. 207). Une religion sans révélation, sans vérité première, ni finale, sans providence, ni avenir radieux, sans promesse mais avec des racines : “racines dans nos cultures, racines dans notre civilisation, racines dans l’histoire planétaire, racines dans l’espèce humaine, racines dans la vie, racines dans les étoiles qui ont forgé les atomes qui nous constituent, racines dans le cosmos où sont apparues les particules qui constituent les atomes” (p. 207). Une religion proprement terrienne assumant pleinement notre faculté mythopoétique, notre nature d’homo/demens. Peut-être retrouvons-nous alors les stoïciens d’Athènes décrits par Maria Daraki26 ?

Nous ne sommes pas, dans ce cas, dans ce bric-à-brac du “Nouvel Age” dénoncé pertinemment par nos sociologues et nos psychosociologues (Jacques Ardoino comme Max Pagès). Nous nous rapprochons étrangement d’un certain nombre d’authentiques chercheurs de sagesse, dont Jiddu Krishnamurti représente la figure paradigmatique27.

Au vrai, si nous voulons comprendre le “retour du sacré” aujourd’hui, pour en tenir compte en éducation, il ne s’agit pas simplement, comme le propose Jean Baubérot, de créer un cours spécial d’histoire des religions, face à la montée des peurs. Ni de craindre l’entrée, par cette proposition même, du “Cheval de Troie” dans l’éducation nationale comme Catherine Kintzler28. Nous avons, beaucoup plus, à reconsidérer notre interprétation du phénomène du “retour du sacré”.

Il nous faut l’appeler “Mouvement vers l’accomplissement de soi29 ” ou “avènement de la liberté radicale” comme achèvement d’un existentialisme qui n’a plus peur de la reliance du vivant et qui débouche sur un “personnalisme terrien” sans qualification religieuse institutionnalisée. Dès lors, nous pouvons formuler deux courants relativement antagonistes de ce mouvement.

- Une théorie de l’ “éveil de la conscience” qui emprunte la voie du réel en toute lucidité30 et qui refuse les “expériences mystiques”

54 systématiques et l’avalanche des gadgets spectaculaires, technologiques et psychédéliques du sacré. Ses membres, organisés en réseau informel de connivence plus qu’en “églises” institutionnelles, proches de la prise de conscience quotidienne des “figures de l’immanence” (F. Jullien) ou encore d’une authentique réflexion sur l’apport des philosophies bouddhiques comme Francisco Varela et al.31, empruntent sans doute certains traits spécifiques à ceux du “Nouvel Age”, notamment par leur inscription dans un ordre cosmique et naturel, et le sens d’une écologie politique de la vie, une conscience de la reliance à l’environnement32 qui engage un sens du “Principe de responsabilité” (Hans Jonas)33, mais ne participent pas à leurs jeux mondains relatifs à l’ “air du temps”. Ils sont également très proches du courant “personnaliste” décrit par Yves Bertrand, et se reconnaissent volontiers dans le profil de l’éducateur de C. Rogers, nuancé par Michel Lobrot, les chercheurs de l’analyse institutionnelle et la réflexion sur l’imaginaire créateur de Castoriadis. Ce sont eux qui développent cette “religion minimale” dont parle Morin et surtout ce sens de l’ “éveil de l’intelligence” de J. Krishnamurti34. Gageons que des poètes contemporains comme Octavio Paz, Claude Roy, René Char ou Eugène Guillevic pourraient se retrouver dans cette typologie. Je ne cacherai pas qu’il s’agit d’une voie reflétant mon propre cheminement de chercheur en sciences de l’éducation35.

- Une théorie spiritualiste, soit moderne, soit traditionnelle, qui emprunte les figures de la croyance et la voie de l’imaginaire (leurrant).

La tendance “moderniste” est représentée par un grande partie des pratiques et des attitudes des adeptes du “nouvel âge” et nos sociologues ont raison de les présenter ainsi36. On y insiste sur l’importance du “gourou”, du rituel mais également sur l’ouverture à toutes les techniques matérielles, physiques, ou spirituelles, plus ou moins sophistiquées, d’accession au sacré.

La tendance traditionnelle représente le noyau le plus expressif politiquement et le plus dur du “retour du religieux”. Si les tenants du “Nouvel Age” expriment avant tout un goût pour un “avenir radieux”, plus ou moins érotisé, de l’ “ère du Verseau”, et un certain esprit de liberté, ceux de la tradition sont du côté du Paradis perdu et de la sacralisation absolue des religions du Livre. L’esprit est sectaire.

55 Rituels, Maîtres spirituels et tabous y règnent sans partage. Le corps est désexualisé. La pédagogie est celle de l’obéissance à l’autorité. La sanction est exemplaire dès qu’il y a transgression, comme le montre l’anathème meurtrier porté contre l’écrivain Salman Rushdie. On reconnaîtra facilement le type-idéal de tous les intégrismes quelle que soit la religion en question37. La cécité remarquable des sciences de l’éducation sur le mouvement “du retour du sacré” présente les dangers non négligeables de voir les traditionalistes, ou les fanatiques du “nouvel âge”, envahir tôt ou tard nos écoles et nos universités, sous couvert de l’ “esprit de tolérance” des intellectuels humanistes. Il devient de plus en plus difficile de faire passer un autre message que ceux, codés, attendus, fabriqués par les partisans du courant “spiritualiste”. Mais, quand, avec Morin ou Krishnamurti, une pédagogie critique de la liberté et de l’éveil est mise en place, la révolution des consciences est souvent très conflictuelle et bouleversante38. Elle s’ouvre sur une nécessaire approche multiréférentielle. A ce seuil de compréhension, l'homme-Dieu du philosophe Luc Ferry commence à entrer dans le Sens de la vie39. Peut-être passe-t-il alors par la voie de l'action humanitaire et une certaine désintitutionnalisation religieuse. Pour lui, comme le soutient Luc Ferry, il y a à la fois divinisation de l'humain et humanisation du divin.

56 NOTES

1 Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982 2 E. Morin, La Connaissance de la Connaissance/1. Tome 3 de La Méthode, Paris, Le seuil, 1986 ; La Méthode, T. IV, les Idées, leur habitat, leur vie, leurs moeurs, leur organisation, Paris, Seuil, 1991 3 Edgar Morin , 1986, op. cit., p. 41, 42, 43 4 E. Morin, 1986, op. cit. p. 49 5 E. Morin, op. cit., p. 57 6 E. Morin, 1986, op. cit., pp. 59, 61, 65, 74 7 E. Morin, 1986, pp. 85, 92, 98-109 8 E. Morin, 1986, op. cit., pp. 135-136, 141 9 E. Morin, 1986, op. cit., pp. 152,159, 63. 10 cf. tableau p.173 11 E. Morin, 1986, op. cit., p. 176 12 E. Morin, 1986, pp. 179-180, 193 13 E. Morin, 1986, op. cit., pp. 203 - 235 14 Aimé Michel, Métanoïa. Phénomènes physiques du mysticisme, Paris, Albin Michel, coll. spiritualités vivantes, 1986) 15 Nous pouvions déjà analyser son évolution dans ce sens dès un article “l’Orient ? notre refoulé”, paru dans “Question de”, n°40, 1981, 18-37, éd. Retz, dans lequel Morin répondait à des pensées de sages de l’Orient. Plus tard, l’ouvrage écrit avec Gianluca Bocchi et Mauro Ceruti Un nouveau commencement (Seuil, 1991) approfondissait cette réflexion. Nous pouvons dire, grosso modo, que son oeuvre se partage entre : - une élaboration théorique très sophistiquée et d’une haute tenue scientifique : les quatre tomes de La Méthode. (Seuil, 1977-1991), qui faisaient suite au livre classique Le paradigme perdu : la nature humaine, (Seuil, 1973) et à L’unité de l’homme (en collaboration avec Massimo Piantelli-Palmarini, Seuil, 1974) ou encore la synthèse plus vulgarisée Introduction à la pensée complexe, (ESF, 1990) ou encore Science avec conscience, (Fayard, 1982). - Plusieurs ouvrages nettement écrits dans une logique sociologique, du phénomène exemplaire étudié la Rumeur d’Orléans, (Seuil, 1969) ou le cinéma ou l’Homme imaginaire, (Minuit, 1956), Les Stars, (Seuil “points/essais”, 1972) l’Homme et la Mort, (Seuil, 1951, rééd.. 1977)Commune en France : la métamorphose de Plodemet, (Fayard, 1967), Mai 68 : la brèche, (avec C. Lefort et C. Castoriadis, Fayard, 1968) en terme de sociologie de l’événement, à l’ouvrage de synthèse “Sociologie”, (Fayard, 1984) - des ouvrages qui prennent appui sur une vaste connaissance en sciences anthroposociales mais qui s’efforcent de dégager, sans cesse, des perspectives plus philosophiques pour notre temps d’incertitude : Pour sortir du vingtième siècle, (Nathan, 1981), Le Vif du Sujet, (Seuil, 1969) Penser l’Europe, (Gallimard, 1987) et Terre-Patrie. - Ou encore des ouvrages d’implication plus marquée Autocritique, (Seuil 1959) Journal de Californie, (Seuil, 1970), Journal d’un livre (Inter-éditions, 1981) ouVidal et les siens, (avec Véronique Grappe-Nahoum et Haïm Vidal Sephiha, Seuil 1989) etc. 16 Ettore Gelpy, Conscience terrienne, Recherche et Formation, Italie, Mc Coll Publisher, Firenze, 1992, 145 p. (traduit en italien au verso) 17 Julia Kristeva, Les nouvelles maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993, 350 p. 18 Yves Bertrand, Théories contemporaines de l’éducation, Ottawa, Agence d’Arc inc., 1991 (2e éd.), 250 p 19 dans la “Silicon Valley” , en Californie, il semble que nous assistions actuellement à une seconde révolution psychédélique. Les créateurs y développent conjointement les recherches de pointe en informatique et l’utilisation de nouvelles drogues hallucinogènes comme le DMT qui a le pouvoir d’annihiler l’ego en une minute. Selon un témoignage “votre corps tombe comme la peau d’une banane que vous venez d’éplucher, et vous vous propulser dans un rayon de lumière blanche jusqu’à la lisière de l’existence”. Jiddu Krishnamurti n’est cité que sur cinq lignes dans les milliers de pages consacrées à l’histoire des religions (T.II, p.1373) de la célèbre collection La Pléiade, chez Gallimard. Et encore,

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en référence directe avec le Mouvement théosophique, dont il s’est séparé en 1929 pour, justement devenir “Krishnamurti”, un homme libre. Sur ce point, les savants orientalistes sont plus au courant qu’Y. Bertrand ou que Catherine Clément (qui prend Krishnamurti pour un “chaman” dans son livre sur La syncope, une philosophie du ravissement, Paris, Grasset, 1990), même s’ils restent attachés à analyser le “religieux” dans sa forme la plus traditionnelle. Par contre Jacques Brosse, dans Les maîtres spirituels,(Bordas, 1988, p.113) n’hésite pas à situer Krishnamurti parmi les sages de l’hindouisme, ce qui me paraît contestable. 20 François Jullien, Figures de l’immanence : pour une lecture philosophique du Yi king, Paris, Grasset (figures), 1993, 284 p. 21 André Frossard, le XXIe siècle sera-t-il religieux ?, Le Nouvel Observateur, La pensée aujourd’hui, coll. Dossiers, n°2, 1990. En fait A. Malraux semble avoir dit une phrase encore plus symbolique, dans un entretien avec un journaliste danois, en parlant des “dieux à reconnaître” dans notre modernité, si on en croit Pierre Solié 22 Françoise Champion, Martine Cohen, Recompositions, décompositions. Le renouveau charismatique et la nébuleuse mystique-ésotérique depuis les années soixante-dix, Le Débat, n° 75, mai-août 1993, Gallimard, 81-89. voir également de Fr. Champion et Danièle Hervieu-Léger (s/dir), De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Le Centurion, 1990 23 René Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977, 228 p., 183-219 24 René Barbier (s/dir), Le devenir du sujet en formation : l’influence des cultures “autres” qu’occidentales, Pratiques de Formation/Analyses, université Paris 8, Formation Permanente, n°21-22, 233 p. 25 Marcel Bolle de Bal, La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue Française, 1988, Tome 1, pp. 598-611 et l’ouvrage sur la Reliance, sous sa direction, Voyages au coeur des sciences humaines. De la Reliance, T. 1. Reliance et théories, préface de Jean Maisonneuve, 332 p., et T. 2. Reliance et pratiques, 340 p., Paris, L’Harmattan, 1996. Michel Maffesoli, introduction à E. Durkheim, les formes élémentaires de la vie religieuse, (rééd.),Paris, L.G.E., coll. de poche, 1991, 758 p. La reliance est alors, pour Maffesoli, très proche de la notion d’ “effervescence” de Émile Durkheim (pp. 16-17). Dans Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, département des Sciences religieuses, Printemps, 1991, n°3, 163 p., 25-86, Maffesoli précise que la “reliance” selon sa conception n’exclut pas le conflit. 26 Maria Daraki, Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et Saint-Augustin, Paris, La Découverte, 1989, 223 p. 27 René Barbier, Krishnamurti, une approche radicale pour la recherche contemporaine en éducation, Pratiques de formation/Analyses, n° 21-22, op. cit., 193-226 28 Jean Baubérot, Oui à une discipline nouvelle, Le Monde des débats, décembre 1992, p.10, Catherine Kintzler, Non au cheval de Troie, Le Monde des débats, p.11. On se reportera également au numéro d’août 1991 du Monde de l’éducation qui a consacré un dossier à “faut-il enseigner dieu à l’école” d’où il ressort une majorité de Français favorables à l’ouverture d’un cursus d’enseignement secondaire sur le thème de la connaissance des diverses religions. Mais le numéro suivant, faisant part des lettres provenant des lecteurs du journal, nuançait un peu cette ouverture. 29 Mais je ne peux être satisfait de la célèbre “pyramide des besoins de A. Maslov”, des besoins de survie aux besoins de “réalisation de soi”. Elle me semble être fondée sur une vue dualiste de la vie (corps/esprit). Pour l’homme de connaissance, la “ réalisation de soi”, c’est-à-dire l’unification de l’être relié dans une juste compréhension de l’ego, commence par ce que l’on mange, avec qui l’on mange et par la façon attentive de manger. La “pyramide de Maslov” permet toute les confusions et toutes les compromissions dans des sociétés où règne le pouvoir de quelques uns sur le plus grand nombre, en période de pénurie. 30 sur la lucidité, n° spécial revue OM n°3, Paris , juillet 1993, 700 p. (23 rue de la Bienfaisance 75008)

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31 Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Paris, Seuil, 1993, 382 p.. Cf l’entretien par Jeanne Mallet et Jean-François Dortier, Rencontre avec Francisco Varela, Sciences Humaines, n° 31, août-septembre 1993, 52-55 et surtout, Quel savoir pour quelle éthique ? action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte, 1996. 32 Michel et Calliope Beaud, Mohamed Larbi Bouguerra, L’état de l’environnement dans le monde, Paris, La Découverte, Fondation pour le Progrès de l’Homme, 1993, 438 p. et l’admirable anthologie de Joseph Ki-Zerbo, Compagnons du soleil. Anthologie de grands textes de l’humanité sur les rapports entre l’homme et la nature, sous l’égide du Groupe de Vezelay et avec la collaboration de Marie Josèphe Beau-Gambier, Paris, La Découverte/Unesco, F.P.H., 1992, 681 p. 33 Dominique Bourg, Hans Jonas et l’écologie, Paris, La Recherche, juillet-août 1993, n°256, 886-890 34 Jiddu Krishnamurti, L’éveil de l’intelligence, Paris, Stock-plus, 1980, 636 p. 35 René Barbier, L’Approche Transversale, sensibilisation à l’écoute mythopoétique en éducation, Habilitation à diriger des recherches, université Paris 8, février 1992, 619 p. (deux tomes) . 36 Jean Vernette, Le Nouvel Age, Paris, Le Centurion, 1989 et Le New Age, PUF, que sais-je, 1992 (analyse intelligente et critique par un jésuite). Pour un aspect plus élogieux par une des pionnières du Mouvement, Marilyn Ferguson, Les enfants du Verseau, pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981 et Les relations, Perspectives scientifiques sur le XXe siècle, ouvr. coll s/dir. A. Villardo et K. Dychtwald, Monaco, Editions du Rocher, 1986, 148-164 37 Le danger est grand en Inde actuellement comme le montrent Catherine Clément, Sudhir Kakar, Sashi Taroor et K.R. Narayanan dans leur série d’articles sur “le poison meurtrier de l’hindouisme moderne”, Les Temps Modernes, juillet 1993, n°564, 91-139. Mais il faudrait aussi s’interroger, même si nous la comprenons, sur la pertinence de l’intégrisme de défense culturelle développé par le Mouvement des Indiens d’Amérique (AIM) pour lutter contre le nouveau génocide spirituel dont est victime le peuple indien aujourd’hui avec la mode pillarde du “nouvel âge” et du “Mouvement des Hommes” de Robert Fly . Sur ce sujet voir l’ouvrage de l’anthropologue indien Creek/Cherokee de l’Université du Colorado, Ward Churchill Que sont les indiens devenus, Monaco, Les éditions du Rocher, 1996, 345 p. 38 Je mène une pédagogie dans ce sens depuis plusieurs années dans un séminaire semestriel consacré à “Krishnamurti et l’éducation” à l’université Paris 8. cf ma communication à la Biennale de la Formation et de l’éducation, Sorbonne, 1994, L’Anthropologie culturelle de l’éducation à l’université. Par cette orientation éducative, je prolonge un enracinement interculturel qui remonte à ma vingtième année (j’en ai plus de 50 aujourd’hui) lorsque j’ai découvert l’étude de Romain Rolland sur Ramakhrishna et la mystique et l’action de l’Inde vivante. En effet, dès les premières pages, R. Rolland écrivait, à propos de l’Orient et de l’Occident : “Il s’est fait, de nos jours, un absurde divorce entre ces deux moitiés de l’âme. On leur a persuadé qu’elles sont incompatibles. Il n’y a d’incompatible que l’étroitesse commune de ceux qui se prétendent, abusivement, leurs représentants. D’une part, ceux qui se disent religieux s’enferment presque tous dans les murs de leur chapelle, et non seulement refusent d’en sortir (c’est leur droit !) mais nieraient, s’ils pouvaient, à tout ce qui est au dehors le droit d’exister. Et d’un autre côté, les porte-parole de la libre raison, qui sont, pour la plupart, dénués de sens religieux (c’est leur droit !) se jugent trop souvent désignés pour combattre et nier le droit à exister des âmes religieuses...La première condition pour connaître, juger, et, si l’on veut, combattre la ou les religions, est d’avoir expérimenté sur soi-même le fait de conscience religieuse.” (La vie de Ramakrishna, Paris, Stock, 1947, (1929), 316 p., pp. 13-14) 39 Luc Ferry, L'homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996