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INFORMATION, STRUCTURE ET FORME DANS LA PENSÉE DE RAYMOND RUYER Georges Chapouthier Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l'étranger 2013/1 - Tome 138 pages 21 à 28 ISSN 0035-3833 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-philosophique-2013-1-page-21.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Chapouthier Georges, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2013/1 Tome 138, p. 21-28. DOI : 10.3917/rphi.131.0021 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 18/12/2014 03h11. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 18/12/2014 03h11. © Presses Universitaires de France

Chapoutier, Georges - Information, Structure Et Forme Dans La Pensée de Raymond Ruyer

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INFORMATION, STRUCTURE ET FORME DANS LA PENSÉE DERAYMOND RUYER Georges Chapouthier Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l'étranger 2013/1 - Tome 138pages 21 à 28

ISSN 0035-3833

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophique-2013-1-page-21.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Chapouthier Georges, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer »,

Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2013/1 Tome 138, p. 21-28. DOI : 10.3917/rphi.131.0021

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Revue philosophique, n° 1/2013, p. 21 à p. 28

inFormation, structure et Forme dans la pensÉe de raymond ruyer

les concepts d’information, de structure et de forme sont à la base de toute la pensée biologique de raymond ruyer, témoignant de la modernité de cet auteur1. mais en même temps, la conception philosophique de ruyer, qui rattache l’information à l’exercice d’une conscience ou d’un « je » pensant, lui a permis d’échapper au dogme erroné identifiant information et néguentropie, qui a fait couler beau-coup d’encre. Je rappellerai donc brièvement les racines (erronées) de ce dogme, puis je montrerai comment, en raison de ses conceptions philosophiques mêmes, raymond ruyer ne put se résoudre à le suivre aveuglément et comment il construisit alors un système, proche des conceptions modernes malgré des prémisses différentes, où infor-mation et forme ne sont pas strictement assujetties aux grandeurs thermodynamiques comme l’entropie.

la naissance d’un dogme erroné

la thermodynamique montre qu’un système physique isolé tend vers un état dégradé de l’énergie qu’on appelle l’entropie maximale (second principe de la thermodynamique ou principe de carnot géné-ralisé). bien sûr, cela ne vaut que pour un système isolé, et de nom-breux auteurs (prigogine, 1967 ; tonnelat, 1995) ont montré qu’un système physique ouvert, qui reçoit de la matière et de l’énergie de son environnement, peut fort bien « remonter la pente de l’entropie », comme le font d’ailleurs les êtres vivants tant qu’ils restent vivants (chapouthier, 2001). d’où l’utilisation fréquente d’une grandeur de signe opposé à l’entropie et appelée « néguentropie ».

1. l’auteur remercie Jean Génermont pour ses conseils.

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22 Georges Chapouthier

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 21 à p. 28

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dans le domaine particulier de la thermodynamique statistique appliqué aux domaines gazeux, boltzmann a pu donner une expression mathématique à l’entropie (matras & chapouthier, 1984). il a proposé de la rattacher au nombre d’états microscopiques possibles W (au sens statistique du terme) du domaine gazeux considéré. l’entropie, dans ce cas, apparaît comme une fonction croissante (logarithmique) de W, soit, pour l’entropie dans ce cas, s = k logW. il s’agit d’une formulation, adaptée d’ailleurs au cas particulier des gaz, du principe de carnot qui dit que l’entropie ne peut que décroître.

un peu plus tard, dans des conditions très particulières également (matras & chapouthier, 1984), shannon a voulu décrire la quantité d’information transmise dans un message et il a obtenu une formule, elle aussi logarithmique, et qui, par suite, ressemblait formellement à celle de boltzmann. si n est le nombre de signes de l’alphabet utilisé pour transmettre un message, la moyenne h par signe, encore appelée « quantité d’information » par signe, s’écrit : h = k logn. par iso-morphisme avec la thermodynamique, shannon avait d’ailleurs appelé h « l’entropie du message » (matras & chapouthier, 1984), mais on voit qu’il s’agit là d’une acception très particulière et très limitée de la notion d’entropie, sans vrai rapport avec la thermodynamique.

de ce simple isomorphisme entre les deux formules (il y a beau-coup de formules logarithmiques en physique) est issu l’un des plus graves malentendus de la biologie (chapouthier, 2001). brillouin (brillouin, 1959), en tentant d’identifier les deux formules, a en effet conclu que l’information était la même chose que la néguentropie. de la « quantité d’information par message » du travail de shannon, paramètre scientifiquement juste, mais très limité dans son utilisation, et dont l’expression présentait un vague isomorphisme avec la formule de boltzmann, on passait alors allègrement à l’information au sens le plus général du terme, tel qu’on l’utilise dans le grand public, comme dans les sciences humaines ou biologiques, et qui est synonyme de « morceau de connaissance » ! et puis on ne s’arrêtait pas en si bon chemin : après avoir identifié néguentropie et information, on identifiait ces deux concepts à celui d’ordre (matras & chapouthier, 1984). le dogme était né : l’information, c’était à la fois l’ordre et la néguentropie ! un pont solide paraissait construit entre une grandeur thermodynamique mesurable, l’entropie, et des concepts qualitatifs mal définis comme l’ordre et l’information.

réfutons d’abord l’équivalence avec l’ordre. si le désordre peut, dans certains (rares) cas comme celui de la théorie des gaz, se définir rigoureusement par une analyse statistique de particules, rien ne permet de dire ce qu’est le désordre dans des systèmes

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plus complexes, ni définir quel système est, quantitativement, plus « ordonné » qu’un autre. la notion d’ordre ne peut, dans la majorité des cas, bénéficier d’une définition mathématique précise (matras & chapouthier, 1984, 1986).

Quant à l’identification de la néguentropie avec l’information, (terme « astucieusement » utilisé, nous l’avons vu, par un glissement de sens, à la place de la « quantité d’information par message »), elle aboutissait à une théorie particulièrement séduisante – parce qu’elle pouvait s’appliquer à des disciplines variées comme la biologie et l’informatique, en leur donnant, de surcroît, la caution de la thermo-dynamique (atlan, 1971) – mais fausse (matras & chapouthier, 1984, 1986). ce qui s’appliquait à des paramètres de transmission des mes-sages ne pouvait en effet, en aucun cas, s’appliquer au sens général de l’information. il aurait sans doute été préférable que shannon utilise un autre terme que celui de « quantité d’information ». cela aurait évité des spéculations ultérieures comme celles de brillouin. on n’aurait pas été tenté de mélanger une information quantitative (d’ailleurs très limitée dans son utilisation) avec une information qua-litative. comme l’a remarqué justement philippe boulanger : « la qualité de l’information est moins bien étudiée » (boulanger, 1998, p. 229). or c’est elle, « morceau de connaissance », qui est, bel et bien, l’information au sens général du terme.

il faut donc conclure, comme nous l’avions fait précédemment (matras & chapouthier, 1981), que l’identification, qu’on rencontre encore dans nombre d’ouvrages de biologie, entre néguentropie, infor-mation et ordre ne résiste pas à l’analyse scientifique. « il faut, en tous les cas, séparer conceptuellement les échanges énergétiques des structures vivantes avec leur environnement, qui peuvent, dans certai-nes conditions, être reliés à l’entropie, et les échanges d’information, qui sont d’une autre nature » (chapouthier, 2001, pp. 28-29).

les positions de raymond ruyer

ruyer a connaissance de ce dogme, propagé par les scientifiques de son époque à la suite de brillouin, et qui identifie donc infor-mation, ordre et néguentropie. philosophe, il ne peut évidemment pas en réfuter directement les bases scientifiques. ainsi il rappelle que « pour l. brillouin, l’information […] se dégrade selon le prin-cipe de carnot généralisé » (ruyer, 1968, p. 220). ainsi il admet, conformément à la pensée scientifique de son temps, partageant donc l’erreur de brillouin, que « l’information pourra donc être considérée

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24 Georges Chapouthier

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comme le contraire de l’entropie » (ibid., pp. 10-11). mais s’il ne peut s’opposer dans leur domaine aux affirmations des scientifiques, il en dénonce cependant les conséquences paradoxales et les réfute, indirectement, par leurs conséquences philosophiques.

philosophe, ruyer s’appuie sur un système philosophique global où l’information ne peut être dissociée d’un sujet conscient et inter-prétant, sujet qui se trouve être, par là même, d’une autre dimension que la mécanique cybernétique et informatique qu’il traite : « si un “je” conscient n’était pas à l’écoute, finalement, à tous les étages de la machine à information, on ne trouverait jamais que des fraction-nements morcelables et jamais une forme à proprement parler » (ibid., p. 11). ce « je » conscient n’est pas une origine absolue, mais il n’est pas non plus « un simple organe de transmission » (ibid., p. 14). en d’autres termes, le sujet conscient peut créer de l’information, ce qui s’oppose à la conception abusivement tirée de shannon où l’information, assimilée à une quantité, ne pouvait qu’être transmise. « il est absurde de supposer qu’il n’existe dans le monde que de purs transmetteurs » (ibid., p. 116). « les seuls irremplaçables sont […] les sujets qui agissent, échangent des messages et dominent leurs techniques variées » (ibid., p. 104). poussant ses thèses à l’extrême, le philosophe affirme même : « le support conscient peut, à la limite, donner une signification, ou une expressivité, c’est-à-dire une sémantique au sens large, à une forme physique qui n’en a aucune. la conscience transforme toute forme, et même toute apparence de forme, en information » (ibid., p. 221). on mesure ici clairement la toute puissance de la conscience, pivot central de toute la pensée de ruyer.

une telle conception, qui porte évidemment, comme le formule ruyer, « sur les postulats de la cybernétique, non sur la cyberné-tique elle-même » (ibid., p. 17), suppose un certain dualisme au sens épistémologique et non spiritualiste du terme. selon le philosophe, le rédacteur d’un article ou d’un ouvrage « n’est pas aidé sensiblement par une augmentation de nourriture et du flux d’énergie libre qui passe dans son organisme. ce courant d’entropie négative ne l’aide en rien à mettre de l’ordre dans ses idées » (ibid., p. 120). pour lui, il faut donc opposer le monde efficace, mais aveugle, des mécanismes cyber-nétiques et informatiques au cerveau, et principalement au cerveau humain, « qui fabrique les automates qui l’imitent », et qui est « pre-mier relativement aux machines » (ibid., pp. 22 et 23). et même chez les animaux, « les inter-communications de deux animaux dépassent, elles aussi, les pures transmissions physiques de signaux » (ibid., p. 105). la supériorité quantitative des machines dans de nombreux

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domaines ne doit pas, selon le philosophe, faire oublier que « cette supériorité des machines ne signifie pas que la machine puisse se passer de l’homme, ou plus exactement d’une conscience encadrante de quelque sorte. ce point est tout à fait capital » (ibid., p. 248).

la dimension du cerveau et de la conscience est, pour l’auteur, autre que la dimension de l’informatique. elle sort nécessairement du champ de l’algorithme même le plus élaboré et ouvre sur un champ des possibles et des choix. « l’essentiel, pour une conscience, c’est le champ des possibles qu’elle couvre » (ibid., p. 124). la conscience est trans-géométrico-mécanique, ou encore trans-spatiale, et ce qu’elle recouvre, « les rétroactions et self régulations psychologiques et axio-logiques ne peuvent se concevoir que si on les plonge dans une dimension non géométrique, dont les propriétés sont irréductibles aux propriétés de l’espace physique » (ibid., p. 92).

ruyer reconnaît lui-même les limites de son dualisme (qui reste, je le rappelle, un dualisme d’ordre purement scientifique, sans grands rapports avec le dualisme cartésien) et son caractère incomplet. ainsi reconnaît-il que, dans ce domaine, « tout dualisme […] est peu satis-faisant. c’est comprendre les choses à moitié que de laisser subsister plusieurs principes ou plusieurs domaines distincts » (ibid., p. 188). mais en s’accrochant cependant à un tel dualisme (je serais tenté de dire : parce qu’il trouve que c’est la moins mauvaise solution épistémologique), ruyer « sauve » le concept d’information, et par suite ses conséquences sur les concepts de structure et de forme, du piège tendu par brillouin où ils étaient enfermés.

leurs conséquences pour l’information

certes peu de scientifiques d’aujourd’hui, qui se réclament, dans leur écrasante majorité, d’un monisme matérialiste, accepteraient de partager les thèses du dualisme ruyérien. mais, un peu comme le vitalisme des siècles passés avait, malgré son erreur fondamentale qui faisait appel à un « principe vital » aujourd’hui dépassé, maintenu une certaine autonomie (fructueuse) de la recherche sur les êtres vivants, le dualisme ruyérien a permis de maintenir l’information dans un « globalisme salutaire ».

l’appel systématique fait par ruyer au « je conscient » sépare, nécessairement et radicalement, la quantité d’information au sens de shannon, algébrique et mesurable, de l’information au sens général, non mesurable dans l’état actuel des sciences, de « petit morceau de la connaissance ». ruyer lui-même a beau s’en inquiéter et dire qu’il

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26 Georges Chapouthier

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y a là un paradoxe par rapport à ce qui lui semble être la position scientifique de son temps (et qu’il n’ose pas réfuter), ce retour qu’il impose à l’information dans le giron du sens, de la sémantique, de la signification est hautement salutaire. son dualisme, même s’il est contestable aux yeux de la science d’aujourd’hui, permet de lever une erreur autrement plus grave : celle qui maintenait l’information dans les filets rigides de l’entropie.

on en mesure toutes les conséquences dans les pages que ruyer consacre à la toute naissante biologie moléculaire, puisque, pour lui, « les structures moléculaires ne signifient pas » (ruyer, 1968, p. 240) et d’ailleurs l’auteur montre aussi, à propos de l’embryogenèse et de l’ontogenèse, les limites, très étudiées de nos jours, du « tout-génétique ». citons encore cette affirmation caractéristique : « il est aussi absurde de prétendre expliquer la structure ou l’évolution de l’organisme par les chromosomes que d’expliquer l’harmonium par le jeu des timbres, ou l’automobile par le tableau de bord » (ruyer, 1952, p. 204). face à une renaissance, à propos de la biologie molé-culaire, d’un mécanisme génétique trop simpliste, le globalisme de ruyer permet, ici encore, l’appel à des niveaux d’interprétation plus élaborés qui sont ceux de la recherche d’aujourd’hui. certes ruyer les appuie sur un dualisme qui ne satisfera pas les embryologistes ou physiologistes modernes, mais ce dualisme lui permet, en quelque sorte, de pressentir les positions (matérialistes) de la modernité.

de l’information à la structure et à la forme

si donc, grâce à ses positions épistémologiques dualistes, ruyer n’est pas, pourrait-on dire, « tombé dans le panneau » habilement placé par brillouin et ses successeurs, il s’ensuit aussi des concep-tions fructueuses sur les concepts de structure et de forme. la struc-ture et la forme sont, avec la conscience, des éléments parmi les plus importants des thèses ruyériennes. dans l’observation du réel, les deux concepts sont liés puisque, comme il le rappelle, « nous employons le mot ‘forme’ dans son sens le plus précis : il s’agit d’une forme dans l’espace et dans le temps, extérieurement définie par sa structure » (ruyer, 1930, p. 17).

À ce concept de forme-structure, le philosophe avait d’ailleurs consacré sa thèse de doctorat (ruyer, 1930). on trouve la plupart des éléments de la pensée ruyérienne dans ce premier travail majeur, même si l’auteur y insiste davantage sur le réalisme qu’impose la connaissance scientifique (et donc sur la dimension géométrico-spatiale

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du réel) que sur le dualisme épistémologique qui fera l’objet de ses ouvrages ultérieurs. on y voit néanmoins en filigrane les deux dimen-sions du mécanisme universel qui mène le monde : une dimension des structures géométriques et spatiales et une dimension mentale, celle des « formes-images » de « notre machine cérébrale » (ibid., pp. 10 et 231). cette dernière dimension est d’ailleurs « méta-physique », au sens étymologique du terme, puisque selon ruyer, une des fonc-tions de la métaphysique, c’est la transformation « des observations scientifiques en une connaissance des liaisons et des sens » (ruyer, 1952, p. 243).

ces notions seront affinées ultérieurement notamment dans Néo-finalisme, où les formes-idées sont clairement opposées aux formes-structures de la réalité matérielle et connaissable (ibid., p. 264). chez le philosophe, le terme de forme est donc plus général que celui de structure, puisque ce dernier ne s’applique qu’aux formes de la réalité géométrico-mécanique.

le néo-finalisme proposé par ruyer rejoint, dans l’appréciation moderne qu’on peut en donner, les réflexions effectuées plus haut sur l’information. il ne prétend pas renouer avec un finalisme désuet et théologique, mais constater la « directionnalité » effective de l’évo-lution du monde observable. comme il le disait déjà dans sa thèse : « un fait succédant à un autre fait a toujours une forme déterminée, et il n’y a aucune raison pour qu’il retourne brusquement à l’état amorphe » (ruyer, 1930, p. 331). À ce titre, remarque-t-il encore ultérieurement, « la finalité est universelle. la causalité proprement dite n’est qu’un mode dérivé, dérivé de la multiplicité des agis-sants » (ruyer, 1952, p. 269). certes, ici encore, ruyer appuie son discours sur un dualisme que ne suivraient sans doute pas la majo-rité des scientifiques d’aujourd’hui. il s’oppose au darwinisme parce que, dit-il, ce dernier aboutit à l’illusion « d’un monisme intégral à base de matérialisme » (ibid., p. 176). mais, comme pour le concept d’information, ces critiques nourries du dualisme ruyérien, opposé au matérialisme, aboutissent à des positions très modernes, que des matérialistes monistes ne jugeraient pas abusives. ainsi la critique du rôle attribué à la sélection naturelle qui, selon le philosophe, ne peut être « fabricatrice et créatrice de tous les organes complexes des êtres vivants » (ibid., p. 189) a été reprise par des auteurs darwiniens et matérialistes modernes (solignac et al., 1995 ; Graur & li, 1999). Quant au finalisme lui-même, qui constitue, pourrait-on dire, le point d’aboutissement de ces thèses en biologie, j’aimerais rappeler ici que j’ai moi-même proposé, sur des bases philosophiques très différentes de celles de ruyer, puisque matérialistes, monistes et darwiniennes,

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Page 9: Chapoutier, Georges - Information, Structure Et Forme Dans La Pensée de Raymond Ruyer

28 Georges Chapouthier

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 21 à p. 28

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la notion de « déterminisme finalisé par sa construction » dans la complexité progressive des êtres vivants (chapouthier, 2001, p. 33).

ces différents exemples montrent la modernité de la pensée ruyérienne en biologie. ils soulignent aussi comment des prises de position philosophiques peuvent parfois anticiper heureusement des positions scientifiques. sur les points particuliers évoqués ici (notamment le concept d’information, le rôle de la génétique et la finalité intrinsèque dans la complexité du vivant), les idées dualistes de son approche épistémologique lui ont, en quelque sorte, servi de garde-fous contre des thèses réductionnistes en science qui se sont ensuite révélées erronées ou excessives. on conviendra qu’une telle remarque épistémologique justifie, par là même, l’utilité de la réflexion philosophique.

Georges chApouthier

CNRS [email protected]

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