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Charles-André Gilis : Le pouvoir de la femme. Les hommes sont plus forts que les jinns, car l’eau est l’élément qui prédomine en eux. A ce propos, Ibn Arabî esquisse brièvement une autre comparaison en suggérant que les femmes sont plus fortes que les démons, et en précisant que leurs stratagèmes sont « redoutables » alors que ceux des démons sont « faibles ». La « force de l’eau » est présente en elles, non seulement parce qu’elles font partie de l’espèce humaine, mais aussi pour une raison qui leur est propre. Dans la partie du chapitre 198 des Futûhât qui traite de la manifestation des degrés cosmiques depuis l’intellect premier jusqu’à l’homme, chaque degré est mis en correspondance avec un nom divin qui le concerne en propre ; c’est notamment le cas pour ceux qui font l’objet de la présente étude : les anges sont régis par le nom al-Qawî (le Fort), les jinns par le nom al-Latîf (le Subtil) et les hommes par le nom al-Jâmi’ (Celui qui rassemble le tout). La manifestation cosmique de la force divine est traditionnellement liée à celle des anges par référence à un verset de la 66 e sourate : Si elles se liguent contre lui, en vérité Allâh est Lui son Protecteur, et Jibrîl et l’Intègre des croyants (sâlih al- mu’minîn); et, après cela les anges apporteront leur aide (Cor.66.4). Les deux femmes dont il est question ici sont deux épouses du Prophète : Aïchâ, fille d’Abû Bakr et Hafsa, fille de Omar. Elles s’étaient liguées contre lui pour qu’il renonce à prendre à l’avenir d’autres épouses. C’est pourquoi la sourate débute par le verset : O Prophète, pourquoi interdis-tu (tuharrimu) ce qu’Allâh t’a permis (ahalla), en vue de rechercher la satisfaction de tes épouses (Cor.66.1) ; c’est pourquoi aussi le chapitre 318 des Futûhât qui traite de la demeure relative à cette sourate est intitulée : « De l’abrogation de la Loi sacrée, muhammadienne, ou autre que muhammadienne pour des motifs d’ordre individuel (nafsiyya) qu’Allah nous en préserve tous ! » Les termes coraniques utilisés ont une portée juridique précise. Ils indiquent qu’il ne s’agit pas simplement ici d’une faveur divine accordée au Prophète, mais bien d’un statut légal établissant un privilège à son avantage. Ibn Arabî souligne cet aspect avec force : « Le Très-Haut a dit à Son Prophète sur lui la Grâce et la Paix ! - : Légifère parmi les hommes selon ce qu’Allâh t’a fait voir (Cor.4.105) ; il ne lui a pas dit : « Selon ta propre manière de voir ». Le fait de rechercher la satisfaction de ses épouses procédait uniquement de sa vision propre. Cet exemple confirme que l’inspiration (coranique : wahy) était ce qu’Allâh faisait voir au Prophète, non ce qu’il voyait par lui -même, bien que sa vision propre fût supérieure à celle de tout autre (créature) ». Cet exemple confirme la gravité de l’enjeu. Ce qui est en cause n’est rie n moins que le caractère sacré et inviolable de la législation divine. Que

Charles-André Gilis_Le pouvoir de la femme

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Doctrine du Cheikh Muhyî ed-Dîn Ibn Arabî sur les jinns, présentée à partir de textes des Futûhât.

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Page 1: Charles-André Gilis_Le pouvoir de la femme

Charles-André Gilis : Le pouvoir de la femme.

Les hommes sont plus forts que les jinns, car l’eau est l’élément qui

prédomine en eux. A ce propos, Ibn Arabî esquisse brièvement une autre comparaison en suggérant que les femmes sont plus fortes que les

démons, et en précisant que leurs stratagèmes sont « redoutables » alors

que ceux des démons sont « faibles ». La « force de l’eau » est présente

en elles, non seulement parce qu’elles font partie de l’espèce humaine, mais aussi pour une raison qui leur est propre.

Dans la partie du chapitre 198 des Futûhât qui traite de la manifestation

des degrés cosmiques depuis l’intellect premier jusqu’à l’homme, chaque degré est mis en correspondance avec un nom divin qui le concerne en

propre ; c’est notamment le cas pour ceux qui font l’objet de la présente

étude : les anges sont régis par le nom al-Qawî (le Fort), les jinns par le

nom al-Latîf (le Subtil) et les hommes par le nom al-Jâmi’ (Celui qui rassemble le tout). La manifestation cosmique de la force divine est

traditionnellement liée à celle des anges par référence à un verset de la

66e sourate : Si elles se liguent contre lui, en vérité Allâh est Lui

son Protecteur, et Jibrîl et l’Intègre des croyants (sâlih al-

mu’minîn); et, après cela les anges apporteront leur aide (Cor.66.4).

Les deux femmes dont il est question ici sont deux épouses du Prophète :

Aïchâ, fille d’Abû Bakr et Hafsa, fille de Omar. Elles s’étaient liguées contre lui pour qu’il renonce à prendre à l’avenir d’autres épouses. C’est pourquoi

la sourate débute par le verset : O Prophète, pourquoi interdis-tu

(tuharrimu) ce qu’Allâh t’a permis (ahalla), en vue de rechercher

la satisfaction de tes épouses (Cor.66.1) ; c’est pourquoi aussi le chapitre 318 des Futûhât qui traite de la demeure relative à cette sourate

est intitulée : « De l’abrogation de la Loi sacrée, muhammadienne, ou

autre que muhammadienne pour des motifs d’ordre individuel (nafsiyya) –

qu’Allah nous en préserve tous ! »

Les termes coraniques utilisés ont une portée juridique précise. Ils

indiquent qu’il ne s’agit pas simplement ici d’une faveur divine accordée

au Prophète, mais bien d’un statut légal établissant un privilège à son

avantage. Ibn Arabî souligne cet aspect avec force : « Le Très-Haut a dit à Son Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! - : Légifère parmi les

hommes selon ce qu’Allâh t’a fait voir (Cor.4.105) ; il ne lui a pas dit :

« Selon ta propre manière de voir ». Le fait de rechercher la satisfaction

de ses épouses procédait uniquement de sa vision propre. Cet exemple confirme que l’inspiration (coranique : wahy) était ce qu’Allâh faisait voir

au Prophète, non ce qu’il voyait par lui-même, bien que sa vision propre

fût supérieure à celle de tout autre (créature) ».

Cet exemple confirme la gravité de l’enjeu. Ce qui est en cause n’est rien

moins que le caractère sacré et inviolable de la législation divine. Que

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deux épouses de Muhammad aient failli lui porter atteinte illustre le

pouvoir dont les femmes disposent. Pour les empêcher de réussir, il

faudra l’intervention conjointe des plus puissants protecteurs : le Très-

Haut Lui-même, unique détenteur de toute force ; sayyidnâ Jibrîl qui apparaît dans ce verset en tant qu’Esprit Saint ; l’Elite initiatique des

croyants ; enfin les anges issus de la force divine et qui la représentent en

mode déterminé. L’ « Elite initiatique des croyants » est une traduction de

la mystérieuse expression coranique « sâlih al-mu’minîn », littéralement : l’ « Intègre des croyants », qu’Ibn Arabî définit à cette occasion comme

étant une désignation des initiés qui détiennent le « fi’l bi-l-himma »,

c’est-à-dire, selon l’expression de Michel Vâlsan, « le pouvoir de produire

par l’énergie spirituelle des effets qui ordinairement exigent une activité corporelle. C’est à cette notion que se rattache l’expression évangélique

de la « foi qui déplace les montagnes » ; on peut dire aussi : « al-fi’l bi-s-

sidq » : le pouvoir d’agir par la conviction sincère et intense. L’ensemble

de l’énumération coranique évoque une force opérative et, de manière indirecte, la puissance invincible du Centre suprême.

D’où les femmes tiennent-elles ce pouvoir immense ; celui qui fit défaut à

Sayyidnâ Lût lorsqu’il se plaignit : « Si seulement j’avais pu m’opposer à

vous par la force ou par un soutien solide » (Cor.11.80) ? Selon le Cheikh al-Akbar : « Il n’y a, dans tout le monde créé, aucune force plus intense

que celle qui procède de la femme ; et cela à cause d’un secret que

connaissent uniquement ceux qui savent en quoi le monde a été

existencié et par quel « mouvement » (66) Dieu l’a existencié. Il est le produit d’un couple de prémisses (67). Celui qui recherche l’union (nâkih)

est demandeur (tâlib) et le demandeur est dépendant ; ce qui est

recherché pour l’union (mankûh) est demandé (matlûb), et ce qui est

demandé détient la force (‘izza) à l’égard de ce qui a besoin de lui. Le désir ardent (de celui qui demande) est irrésistible. Telle est la situation

de la femme au sein de l’existence ; telle est la dignité divine qui la

concerne en propre ; telle est la cause de la force qu’elle détient. »

Il est significatif que cet enseignement intervienne à propos du « secret présent dans la force de l’eau », car celle-ci est un symbole de la

manifestation universelle. Sa force réside dans sa nécessité, en ce sens

que la perfection divine implique l’existenciation de tous les êtres

manifestables. Dans un commentaire ésotérique du verset : « J’ai créé les jinns et les hommes uniquement pour qu’ils M’adorent (ou Me

servent) » (68). Ibn Arabî note que la servitude requise procède du

modèle divin. Bien que le Très-Haut soit « indépendant à l’égard des

mondes » (Cor.3.97. et 29.6), Il apparaît, en mode contingent, comme « dépendant » à l’égard de la manifestation. Le Cheikh emploie à cet

égard une formule très forte : « al-îjâd ‘ibâda » (l’acte existenciateur est

une servitude divine). De son côté, René Guénon écrit : « Toute chose

contingente n’est est pas moins nécessaire, en ce sens qu’elle est nécessitée par sa raison suffisante » ; et encore : « Principe et raison

suffisante sont au fond la même chose, mais il est particulièrement

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important de considérer le principe sous cet aspect de raison suffisante

lorsqu’on veut comprendre dans son sens métaphysique la notion de

contingence » (69). En doctrine akbarienne, l’idée de raison suffisante est

rendue par le terme hikma : c’est la sagesse divine universellement présente dans les choses. La raison d’être de la manifestation contingente

est la réalisation de la perfection d’al-wujûd (70) qui se rapporte au nom

divin ar-Rahmân ; la raison d’être de l’état humain est la réalisation de la

Forme divine du Prophète qui se rapporte au nom ar-Rahîm.

La période d’obscuration traditionnelle qui précède la fin du cycle est celle

du triomphe apparent de l’action démoniaque ; mais les démons ne

peuvent rien contre cette « force intense qui procède de la femme », selon l’enseignement eschatologique de toutes les traditions. Connue dans le

tasawwuf sous le nom de sakîna, elle manifeste sa présence victorieuse et

pacificatrice dans le cœur des vrais croyants.

(66) Haraka : on pourrait traduire aussi par « moteur ».

(67) Le cheikh utilise le symbolisme, habituel chez lui, du syllogisme. Le

point important est que la conclusion est le produit d’un couple.

(68) Cf. Futûhât, chap. 470.

(69) Les Etats multiples de l’Etre, chap.XVII. (70) Sur ce point, cf. Les sept Etendards du Califat, chap.II.

(Charles-André Gilis, Aperçus sur la doctrine akbarienne des jinns,

chap.13 : Le pouvoir de la femme.)