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8/8/2019 Charles de Foucauld face aux Touaregs. Rencontre et malentendu (Terrain, n 28, pp. 29-42.)
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Dominique Casajus
Charles de Foucauld face aux Touaregs. Rencontre et malentendu.
Article paru dans Terrain, n 28, 1997 : 29-42 [http://terrain.revues.org/index3167.html ].
Nous sommes la fin du mois de janvier 1962* . Sur le plateau delAsekrem, un haut fonctionnaire franais visite une dernire fois le gourbi o
Charles de Foucauld a vcu et travaill avec son informateur Ba-Hammou la
fin de 1911. Cinq mois plus tt, De Gaulle a annonc quil renonait toute
prtention sur le Sahara, levant ainsi lun des principaux obstacles sur lesquels
avaient achopp en juin et juillet 1961 les plnipotentiaires de Lugrin et dEvian.
Les ngociations ont alors repris et sont entres depuis dcembre dans une phase
que tous savent finale. Inluctable, lindpendance de lAlgrie - Sahara compris
- nest plus dsormais quune question de mois. Tandis quil contemple leHoggar ses pieds, paysage lunaire [...] mais devenu, force dme, si
trangement franais , lhomme sent les larmes lui venir aux yeux...
Ce haut fonctionnaire est Olivier Guichard. Il prside cette chose trange
qui sappelait lOrganisation commune des rgions sahariennes [OCRS]
(Guichard 1980 : 379 ; 380-381 pour la citation prcdente), machinerie
juridique travers laquelle la France avait espr maintenir une forme de
souverainet sur le Sahara, et que le revirement de De Gaulle a rendue caduque.
Ces larmes verses sur un empire son crpuscule par un homme qui marche
sur les traces du Pre de Foucauld peuvent servir dexergue la prsente tude,
tant elles rvlent combien lermite du Hoggar aura t lune des figures
tutlaires de la colonisation. Populariss par une abondante littrature
hagiographique, son destin singulier, sa vie rmitique, sa mort tragique
sanctifiaient luvre coloniale et contribuaient lgitimer les prtentions
franaises sur les terres arides o il avait exerc son ministre et vers son
sang1.
Il y a toujours des Judas...
Je nexaminerai pas ce que la geste clbrant la marche de Foucauld vers la
saintet et le martyre a de controuv, et nen considrerai quun seul trait : les
hommes dans lintimit desquels il a vcu presque continment du 11 aot 1905
au 1er
dcembre 1916 ny apparaissent quen simples figurants, marionnettes
obsquieuses ou malveillantes quon agite et fait grimacer lorsque lintensit
dramatique lexige. Ainsi, le tableau christique compos autour de sa mort
ntait pas concevable sans un Judas. On le trouva donc. Le rle revint Madani
ag Gibbo, lhomme auquel, le soir du 1er dcembre 1916, Foucauld a ouvert
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sans mfiance la porte de lermitage fortifi de Tamanrasset2. Le personnageaura t pour les hagiographes une source intarissable de morceaux de bravoure.
Ngre aux mille larcins que Foucauld a tant de fois secouru et combl de
bienfaits , ce mauvais berger ayant entran sa suite la troupe des
fellagas venue investir lermitage apparat comme lexcuteur de la besogne infme ; tout cela le dsigne, bien entendu, comme Judas ou le
nouveau Judas , car il y a toujours des Judas (voir Andr 1937 : 73 ;
Boutamne 1946 : 80 ; Gorre 1947 : 329 ; Lehuraux 1944 : 165 ; Pottier 1939 :
173 ; Vignaud 1943 : 269). Il nest pas jusquau Tacebat autem, la formule dont
Marc et Matthieu peignent lattitude de Jsus devant le sanhdrin, quun auteur
nose donner pour titre au chapitre consacr la mort de Foucauld, o on lit ces
lignes : ... [Madani] ne doit-il pas livrer lhomme, pour toucher les trente
pices dargent ? (Pichon 1946 : 344 ; voir aussi Bazin 1921 : 462).
Plus que leur haine elle-mme - sur laquelle il y aurait videmment quelque
complaisance leur faire aujourdhui le procs -, ce sont les termes dans
lesquels elle sexprime qui mintressent, car ils montrent combien ces auteurs
de drames de patronage (Massignon 1963 : 781) nont jamais dout que
lide quils se faisaient de Foucauld ft partage par les Touaregs du Hoggar.
Car si Madani mrite sans doute le nom de tratre, en ce quil a tromp la
confiance de lermite, il nest le nouveau Judas qu la condition davoir vu en
Foucauld la figure christique ou le saint queux-mmes y voyaient ; or nous
ignorons comment il le voyait, et ne pouvons exclure quil le considrait comme
un infidle dont la mise mort et t un devoir pieux. Jaccorde quil taitdifficile aux hagiographes de se soucier des penses de Madani, mais nous
allons rencontrer plus dune fois pareille incapacit crditer lautre dune
pense autonome. Foucauld lui-mme na pas chapp ce travers. Le 23 juin
1901, de la trappe de Notre-Dame-des-Neiges quil allait bientt quitter pour
Beni-Abbs, il crivait Henry de Castries : Nous sommes quelques moines
qui ne pouvons rciter notre Pater sans penser avec douleur ce vaste Maroc o
tant dmes vivent sans "sanctifier Dieu, faire partie de son royaume [...]". Et il
ajoutait : [...] pour faire en faveur de ces malheureux ce que nous voudrions
quon ft pour nous, si nous tions leur place, nous voudrions fonder sur lafrontire marocaine [...] une sorte dhumble petit ermitage (Foucauld 1938 :
83-84). Le prsuppos dont se nourrit le tourment qui le pousse alors vers le
Maroc semble lui chapper totalement : il voudrait faire pour les Marocains ce
quil souhaiterait quon ft pour lui sil tait leur place, mais se soucie-t-il de ce
que les Marocains veulent, la place qui est la leur ? Gnreux sa manire,
llan missionnaire se double dun trange aveuglement.
Le Foucauld de la maturit sera moins conqurant, mais ses proches et ses
zlateurs en resteront le plus souvent une propension produire la fois les
demandes et les rponses dont le sort fait Madani ne fut pas la seule
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missionnaire. Son ami Henri Laperrine, qui commande le territoire militaire des
Oasis sahariennes, lui ayant propos avec insistance de se joindre une tourne
d apprivoisement dans le territoire des Touaregs du Nord, il a accept
dautant plus volontiers que le Maroc lui reste obstinment ferm.
Semblant prendre le mot au pied de la lettre, il crit le 14 juin 1904 au
commandant Regnault : Laperrine [...] a fait la tourne aussi pacifiquement,
piscopalement, que vous leussiez faite : cest une tourne dapprivoisement,
comme il dit ; dont le seul but est de mettre en confiance ces populations qui
nous connaissent si mal et sont encore mfiantes... (soulign par Foucauld) (in
Gorre 1946, II : 77). En fait, ce que le commandant dsigne sous cet
euphmisme sappellerait mieux de lintimidation dbonnaire ; dans son rapport
de tourne, il est dailleurs plus abrupt : Je jugeais indispensable de visiter au
plus tt les tribus nouvellement soumises [...] de faon me rendre compte sur
place de la sincrit et de ltendue de ces soumissions (Laperrine 1904). Justeavant que Foucauld natteigne In Salah, alors capitale de lannexe du Tidikelt,
Moussa agg Amastan, lun des principaux chefs et bientt lamenoukal des
Touaregs du Hoggar, venait en effet dy faire sa soumission au capitaine Mtois.
Pleinement conscient que ce ne sont pas l des conditions trs favorables
pour aborder une terre de mission, il crit Mgr Gurin le 4 juillet 1904 :
Sauront-ils [les Touaregs] sparer entre les soldats et les prtres, voir en nous
des serviteurs de Dieu, ministres de paix et de charit, frres universels ? Je ne
sais... (Foucauld 1925 : 252). On lui sait gr de ses doutes, que lditeur de ceslignes ne partagera pas, puisque le chapitre o elles figurent sintitule Laptre
des musulmans .
Lanne suivante, il revient au Hoggar, nouveau dans une colonne de
larme, dirige par le capitaine Dinaux, et cest au cours de cette tourne quil
sinstalle Tamanrasset, sur le territoire de la tribu des Dag-Ghali. Si le prtre
croit encore lapprivoisement5, le militaire a dautres objectifs. Il entend rappeler Moussa son rle de chef soumis [...], dire aux djemas [assembles
de notables] ce que nous voulions et les conditions de leur soumission [...]
rendre la situation nette en un mot - et le commandement plus facile dans la
suite (Dinaux 1907 : 12).
Quoi quil arrive, ils nauront pas laide de Dieu...
Et l, nous avons le tmoignage dun Touareg : les vers qui suivent ont t
composs au cours de cette tourne par Elou ag Boukheida, un adolescent de la
tribu des Tatoq (Foucauld 1925-1930, II : 316-320).
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[...] Les places abandonnes de nos anciens campements
et les lieux o nagure se tenaient les runions galantes
sont remplies de Chanba, dArabes6
et de paens qui ne tiennent jamais en place.
Je pleure, je sanglote, je rpands des larmes ;
je ne puis rien ; si seulement javais des compagnons
nombreux, je les attaquerais au milieu de leurs bagages
et de leurs tentes ; ils ne pourraient se protger par leur service de garde,
ils nauraient pas le temps de se rfugier sur les hauteurs,
une partie dentre eux seraient frapps par les javelots ; [...]
O vous, au nom de Dieu et pour lamour des saints,
o que vous soyez, avant tout, marchez contre eux ;
quoi quil arrive, ils nauront pas laide de Dieu :
ils marchent dans la dsobissance au Prophte,
ils sont destins un grand feu dans lenfer.
Mieux vaut pour vous gagner, par la guerre sainte,
les rcompenses clestes que de vous soumettre des hommes bouche
non voile
et moustaches de chiens...
Foucauld a recueilli cette pice de vers en 1907, au cours dune troisime
tourne, nouveau dirige par le capitaine Dinaux. Elou lavait-il distingu
parmi les Franais de la colonne ? A-t-il pens, dans le dernier vers, la
moustache et la barbe que lermite taillait au ciseau et sans miroir ? On ne sait.
Dans sa colre et son chagrin, il na probablement vu en lui quun paen parmi
dautres et aura tout au plus t intrigu par son trange accoutrement. Quoi
quil en soit, pour celui qui aspirait tre regard comme le frre universel, laprise de ce texte sous la dicte dut tre un moment cruel.
Il a not, dans lintroduction quil a rdige pour ce pome en 1915 ou
1916 : La presque totalit des Kel-Ahaggar regardent la France comme une
contre trs petite, une sorte dle ayant au plus cent kilomtres de diamtre,
habite par une population peu nombreuse, idoltre, barbare, dhumeur
vagabonde, ne tenant jamais en place, ne faisant que voyager, envahir les pays
des autres, et molester les peuples civiliss tels que les Touaregs. Les Kel-
Ahaggar se croient la nation du monde la plus civilise, la plus police et la plusdlicate, en mme temps quune des plus puissantes. Ils [...] les tiennent tous [les
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peuples chrtiens] pour des sauvages idoltres et ne les appellent que du nom
dikofr, "paens". Ils ne distinguent pas les Europens des sauvages cannibales
de lAfrique centrale et demandent parfois aux Franais sil est vrai quils ont,
vers le Sud, des frres qui mangent la chair humaine. Les Europens, disent-ils,
sont tous gouverns par des reines ; ils pousent leurs surs ; ils prennent leursfemmes lessai ; etc., etc.7
On a cit ce texte un peu long, car il dcrit un tat desprit encore vivace
aujourdhui. Si les malheurs du temps leur ont appris quils ntaient pas une
nation puissante, les Touaregs appellent toujours les Europens les paens ,
samusent volontiers de lhumeur vagabonde des touristes quils voient se hter
de place en place, et quelques-uns dentre eux souponnent lethnologue en
visite dune lointaine parent avec des peuples mridionaux auxquels ils
attribuent des habitudes alimentaires barbares. Certains, pour mtre agrables,
mont assur quil fallait voir en kfer(sing. de ikofr) un simple nom de
tribu (twshit) peu prs vid de son sens premier, mais il nempche que la
connotation pjorative, toujours prsente, revient parfois au premier plan. Mme
dans les familles avec lesquelles javais depuis longtemps des rapports amicaux,
il tait habituel de gronder devant moi les enfants en leur disant que sils
ntaient pas sages, lkferles gorgerait avec son grand couteau ; supposer
que les Europens ne soient plus vraiment vus comme des paens, il faut donc
croire que la cruelle rpression de linsurrection senoussiste de 1916-1917 en a
fait des croquemitaines... Quant aux religieux chrtiens (almasifutn), paens
parmi les paens, ils ont (tout au moins auprs des Touaregs nigriens que jeconnais) la rputation de se livrer des cultes impies, comme de prier en se
prosternant vers louest. Lune des premires questions que mait pose en 1976
mon htesse Jouwa tait : Y a-t-il aussi en France de ces mauvaises gens (rkaghlak) qui vivent sans avoir denfants ? Jeus quelque peine comprendre
que les mauvaises gens taient les Petites Surs de Jsus, religieuses qui
suivent une rgle inspire du Pre de Foucauld et dont quelques-unes sont
tablies en pays touareg. Ce qui est pour les uns lidal de la chastet est pour
les autres la honte dune vie affranchie du devoir denfanter. Pour un
ethnographe dbutant, la leon de relativisme culturel tait abrupte mais bonne prendre.
La Mchoire du marabout
Voil donc Foucauld install Tamanrasset, au milieu dhommes hostiles
et qui le tiennent pour un paen. Moins mfiant que les siens, Moussa agg
Amastan a cependant peru que ce moine avait un statut particulier et, ds la fin
doctobre 1905, il vient lui demander conseil sur ce quil doit dire Laperrine. Ilnen faut pas plus pour quun biographe fasse de Foucauld le directeur
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spirituel des Touaregs et le conseiller intime de Moussa (Carrouges 1954 :
221 et 224). Tel tait bien le souhait de Laperrine, lorsquil crivait au capitaine
Regnault le 19 fvrier 1904 : Je rve den faire le premier cur du Hoggar,
chapelain de Moussa. Tout en ajoutant - apprivoisement oblige - quil
prfrerait lavoir loin de nous, quon shabitue le voir sans baonnetteautour (Lehuraux 1944 : 61). Ctait oublier que, comme Massignon et
Kergoat lont soulign, Moussa avait dj un matre spirituel, en la personne du
lettr kounta Chekh Baye, qui lavait converti comme labb Huvelin avait
converti Foucauld (Massignon 1963 : 776 ; Kergoat 1988 : 95 sqq.).
Faut-il donc en dduire quentre lermite et lamenoukal le malentendu a
t total, et accrditer limage dun Foucauld prchant, un peu ridicule, un
homme dont lopinion tait dj faite ? On pourrait conclure l-dessus, et mettre
le cas Foucauld, aprs Cook et bien dautres, au rpertoire de lincomprhension
interculturelle. Lintrt du personnage est prcisment que son cas nest pas sisimple. Examinons en effet ce que les Touaregs ont dit, non plus seulement des
Franais en gnral, mais de Foucauld lui-mme. Nous disposons pour cela de
deux sortes de documents : les dclarations quils ont faites des tiers, et les
lettres quils lui ont crites.
On doit tre trs prudent vis--vis de toutes les opinions recueillies par des
Franais ou des agents de la France, car il nest que trop probable que les
personnes interroges disaient ce quon attendait delles. Cest ainsi que Dassin
oult Ihemma, la sur dAkhamouk, a fait en 1933 au capitaine Lucchetti, chefde lannexe du Hoggar, une dclaration ainsi reproduite : Aim de tous les
Touaregs, le souvenir du "Marabout8" [...] ne prira quavec notre derniersouffle [...], cest un homme qui na fait que du bien notre population et
certainement doit tre mont droit au ciel depuis le jour o Dieu la rappel vers
Lui (Lesourd 1933 : 158, note 1). Il y a certes lieu de croire que Dassin
estimait Foucauld mais, convoque au bureau du capitaine, pouvait-elle dire
autre chose ?
De mme, on ne sait trop que penser des propos de Yaya Boutamne,
Arabe algrien ayant servi comme interprte dans larme franaise, lorsquil
rapporte quen 1923 les Touaregs gardaient de Foucauld le souvenir dun
homme vivant trs humblement, mangeant ce que mangent les Touaregs,
shabillant comme eux, lexception du voile, mais laissant involontairement
apparatre, par sa seule distinction naturelle, quil tait issu dune des plus
nobles familles de France (Boutamne 1946 : 74). Le mtier dethnologue
serait une sincure sil tait si facile de discerner ce qui dfinit la distinction
dans une culture dont on ne sait rien. En ralit, malveillante dans les rcits
hagiographiques de lassassinat de Foucauld, bienveillante ici, cest toujours la
mme inclination penser la place de lautre quon retrouve. Lauteur,francophone et trs francophile, a attribu aux Touaregs sa propre admiration
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pour la culture franaise et mis dans leur bouche ce qui, au moment o il crit,
est devenu le portrait officiel du Pre dans lhagiographie coloniale.
Moins suspecte, parce que moins hagiographique, parat lanecdote
rapporte par Laperrine : Les adolescents et enfants touaregs [...] sont
absolument en confiance avec lui [...] cest ainsi quen lhonneur des incisives
absentes du Pre ils ont baptis "la Mchoire du marabout" une crte rocheuse
au milieu de laquelle se trouve une brche remarquable, que la lgende attribue
au coup de sabre dun gant (Laperrine 1948 : 150). Voil qui nest gure
rvrencieux, mais tmoigne sa manire dune familiarit plutt amicale. De
mme, je crois le docteur Hrisson vridique lorsquil affirme que les Touaregs
en parlaient comme dun homme connaissant leur langue mieux queux-mmes
(cit par Bazin 1921 : 386), ne serait-ce que parce que jai entendu dire la mme
chose dun ethnologue qui ne la parle certainement pas aussi bien que Foucauld.
On peut citer aussi le tmoignage de Maladou, une femme des Dag-Ghali morteil y a quelques annes. Elle navait plus dans son vieil ge que deux souvenirs au
sujet de lermite (Pandolfi, in litt., 18. 11. 1995) : le tricot, quil avait entrepris
denseigner aux femmes et aux jeunes gens, et la panique des Dag-Ghali aprs
son assassinat - tous staient alors enfuis vers la montagne, dans la crainte des
reprsailles de larme franaise9. Autant de tmoignages qui permettent dereconstituer ce qua d tre limage, assez loigne de licne consacre mais
prsentant tout de mme quelques ressemblances avec elle, que la plupart des
Touaregs se sont faite de Foucauld : un homme au visage marqu par les
privations et les jenes, soucieux dans les petits dtails de ce qui pourraitamliorer leur vie matrielle, ayant fait leffort dapprendre leur langue, et dont
on savait que les militaires tenaient lui.
Car le fait est l. Quelque sympathie quils aient eue pour lui, ils le savaient
protg par une arme doccupation, et citoyen dune nation paenne.
Ambivalence de sentiments quon retrouve bien dans un tmoignage recueilli l
encore par Laperrine (1948 : 154 ; voir aussi Hrisson 1937 : 186) : Une
femme noble du Hoggar, qui a vou une profonde reconnaissance au Pre de
Foucauld depuis quil a sauv ses cinq petits enfants de la famine de 1907, medisait un jour : "Combien cest terrible de penser quun homme si bon ira en
enfer sa mort parce quil nest pas musulman." Et elle mavoua quelle et
beaucoup de ses compagnes priaient Allah chaque jour pour que le marabout
devienne musulman. Dans un chass-crois dincomprhension, sils nen
taient plus comme Elou ag Boukheida le confondre dans la mme maldiction
que les autres paens de la colonne Dinaux, les pauvres musulmans du
Sahara10 pour la conversion desquels il ne cessait de prier gmissaient de lesavoir promis la damnation.
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Mes yeux se sont ferms ; tout est sombre pour moi...
Avant de passer aux lettres adresses Foucauld lui-mme, il faut parler
des lettres crites des tiers par Moussa agg Amastan. La lettre quil a fait
envoyer aprs la mort de Foucauld Marie de Blic a dj maintes fois t cite : A la seigneurie de notre amie Marie, la sur de Charles notre marabout, que
les tratres et trompeurs, les gens dAzdjer, ont assassin, de la part du Tebeul
Moussa agg Amastan, amnokal du Hoggar11. Que le salut soit beaucoup surnotre amie Marie la dnomme ! Ds que jai appris la mort de notre ami, votre
frre Charles, mes yeux se sont ferms ; tout est sombre pour moi ; jai pleur et
jai vers beaucoup de larmes, et je suis en grand deuil. Sa mort ma fait
beaucoup de peine. [...] Charles le marabout nest pas mort que pour vous autres
seuls, il est mort aussi pour nous tous. Que Dieu lui donne la misricorde, et que
nous nous rencontrions avec lui au paradis ! (Bazin 1921 : 466).
On aimerait se taire aprs une telle lettre, mais elle est, elle aussi, prendre
avec prcaution. Cest presque une lettre officielle, quun interprte militaire a
traduite de larabe Fort-Motylinski, chef-lieu de lannexe du Hoggar ;
loriginal arabe na pas t crit par Moussa, lequel parle larabe mais ne lcrit
pas. Elle a suivi les canaux administratifs et mme, si lon peut dire, la voie
hirarchique : la date laquelle elle a t rdige (13 dcembre 1916) laisse en
effet supposer que Moussa la remise au sous-lieutenant Constant, qui le quittait
ce jour-l12 pour faire route avec son dtachement vers Fort-Motylinski. Il faut
tenir compte aussi des circonstances de sa rdaction. Linsurrection senoussistedure depuis plusieurs mois et gagne le Hoggar ; Moussa ne cesse de rclamer
des secours en hommes et en munitions13. Ecrite le jour mme o il voit avecangoisse le dtachement de Constant labandonner ses seules forces face aux
insurgs, cette lettre dans laquelle, sengageant chtier les gens qui ont tu le
marabout [...] jusqu ce que nous ayons accompli notre vengeance , il se pose
en ami fidle de la France, sadresse, me semble-t-il, autant aux officiers dans
les mains desquels elle va passer qu sa destinataire avoue. Ces rserves tant
faites, on ne peut croire que tout ne soit que calcul dans ces lignes altires et
brlantes, qui renvoient sa mdiocrit la prose besogneuse des tcherons delhagiographie ; et les documents dont je vais faire tat plus loin me font croire
la sincrit du chagrin de leur auteur.
On hsite galement faire fond sur cette lettre crite le 25 avril 1920 par
Moussa Ren Bazin (Bazin 1921 : 404). Il sagit encore dune lettre passe par
la voie administrative. Ta lettre mest parvenue, o tu me demandes de te
donner des dtails sur le grand ami des Touaregs-Hoggar. Soit ! Sache que le
marabout Charles mavait en trs grande estime, Dieu le rende bienheureux, et le
fasse habiter en Paradis, si cest Sa volont ! Maintenant, voici les dtails que tumas demands : sur sa vie, dabord. Les gens dentre les Touaregs-Hoggar
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laimaient trs profondment durant sa vie, et maintenant encore ils aiment sa
tombe comme sil tait vivant. Ainsi, les femmes, les enfants, les pauvres,
quiconque passe prs de sa tombe, la salue, disant : "Que Dieu lve le rang du
marabout en paradis, car il nous a fait du bien durant sa vie !" Aussi tous les
gens du Hoggar honorent sa tombe comme sil tait vivant, vraiment oui, toutautant.
Le chef touareg, lpoque commandeur de la Lgion dhonneur, na
certes plus rien prouver en matire de fidlit la France, mais il est assez
diplomate pour comprendre ce quon souhaite lui entendre dire. De plus, il sait
qui est Bazin, quil appelle savant entre les savants franais, Ren Bazin, de
lAcadmie [alkadmdans le texte arabe ; le scribe connaissait donc le motfranais] . Les sentiments quil exprime sont sans doute sincres, mais la vision
de Touaregs honorant la tombe de Foucauld comme sil sagissait dun saint
musulman a quelque chose dun peu invraisemblable, et demanderait en tout cas tre confirme par dautres sources ; lattitude dAkhamouk voque plus haut,
pour difficile que soit son interprtation, ne semble pas indiquer un grand souci
de la tombe de lermite14.
Et toi, tu es Tamanrasset comme le pauvre !
Tournons-nous maintenant vers les tmoignages qui ne sont pas passs par
un truchement extrieur, cest--dire aux lettres crites Foucauld lui-mme.
Nous retrouvons Moussa agg Amastan, dont on a conserv une lettre datant
du 20 septembre 1910. Il la crite lors dune halte Alger, au retour dun sjour
en France que les autorits avaient jug habile dorganiser, comptant lblouir au
spectacle de la puissance du pays colonisateur. Je reproduis la traduction
franaise que Foucauld a crite en regard du texte arabe15 : A lhonor,lexcellent, notre ami et cher entre tous, le sieur prtre Abed Assa [abd Issa],
le sultan Moussa ben Mastane te salue [...]. Voici que nous arrivons de Paris,
aprs un heureux voyage. Les autorits de Paris ont t contentes de nous. Jaivu ta sur [Marie de Blic], et je suis rest deux jours chez elle ; jai vu de mme
ton beau-frre ; jai visit leurs jardins et leurs maisons. Et toi, tu es
Tamanrasset comme le pauvre !
Le mot traduit par sieur prtre est orthographi dans le texte arabe
marb. Il sagit du mot franais dorigine arabe marabout , crit comme
devant se prononcer la franaise16, alors que larabe et exig un tfinal. Ilnest pas sr que Moussa connaisse loriginal arabe, et on peut penser quil la
adopt linstigation de Foucauld lui-mme. Aux nombreux commentaires djsuscits par laffectueuse gronderie qui conclut la lettre, on peut ajouter que la
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vie de pauvret de ce Foucauld que Moussa appelle abd Issa, serviteur de
Jsus , correspond assez bien lidal touareg de la tetubt, la pnitence 17.Les potes contemporains le chantent parfois (surtout, il est vrai, pour gmir de
ce quils sont incapables de le raliser) et Moussa la lui-mme voqu dans un
majestueux pome dont Foucauld a intitul la traduction Craignez Dieu (Foucauld 1925-1930, I : 388). Notons cependant que cette lettre non plus na
pas t crite par Moussa ; sil ne sagit plus dune lettre officielle, ce nest pas
encore une lettre intime. Il faut aussi relever que la principale information quil
lui donne est que les autorits ont t contentes de nous [la dlgation
touargue] ; Moussa noublie pas que le saint homme quil salue est proche
des autorits, ce quon retrouve dans dautres lettres de lamenoukal.
Je tembrasse...
Jai bien conscience davoir t dune prudence un peu vtilleuse dans le
traitement de ces trois lettres, mais le fait quelles sont passes par un interprte
me limposait. Considrons maintenant un document qui ne prsente pas cet
inconvnient. Lionel Galand a retrouv, dans les papiers personnels dAndr
Basset, vingt-six lettres crites en caractres touaregs (tifinagh) par desTouaregs Charles de Foucauld. Mme sil nest pas toujours sr que le scribe
et lauteur se confondent, ces lettres nont rien dofficiel, car les tifinagh ne sont
utilises que pour des lettres sans apprt. Ne voulant pas dflorer unepublication collective en cours dlaboration**, je limiterai mes citations cequi touche directement mon propos.
Les correspondants identifis appartiennent soit lentourage de Moussa
agg Amastan soit la tribu des Dag-Ghali. Leurs noms sont ceux quon retrouve
le plus frquemment dans le diaire de Foucauld (Foucauld 1986), de sorte que
ces lettres peuvent au moins nous renseigner sur lattitude son gard des
Touaregs les plus proches de lui. Celles qui ont pu tre dates ont t crites en
1913 et 1914. Plusieurs lui sont parvenues alors quil tait en France, en
compagnie dOuksem ag Chikat (le frre de Maladou, dont il a t question plus
haut), un jeune Dag-Ghali quil avait emmen dans les familles Foucauld et de
Blic en esprant que ces quelques semaines passes auprs de foyers chrtiens
lui seraient un choc salutaire.
Ses correspondants lappellent marabu (MRBW dans le texte touareg, o
seules les consonnes et certaines voyelles finales sont notes), crivant l encore
le mot la franaise. Ils utilisent aussi le mot amghar, terme de respect par
lequel on sadresse en gnral un homme g. On rencontre galement mdi,
ami , compagnon , ou meri, ami affectionn . Dans une lettre crite peu aprs son voyage en France, Ouksem ag Chikat, voulant sans doute se
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conformer lusage pistolaire des Franais, lui dit je tembrasse - une
formule qui devait paratre trange dans un pays o les adultes de mme sexe ne
sembrassent pas (Foucauld 1951-1952, III : 1190). On lui qumande des petits
dons ; on le remercie pour des remdes ; on le prie de transmettre des salutations
sa sur ; une correspondante lui promet de lui faire parvenir des fromages ; onlui annonce une naissance, une mort. Ces lettres tmoignent dune grande
familiarit, et on peut mme parler daffection, encore quil faille se demander si
certaines formulations, comme le je tembrasse dOuksem, ne sont pas
davantage destines complaire au vieil ermite qu exprimer des sentiments
rellement prouvs. En tout cas, Foucauld y donne limage dun homme bien
intgr dans le milieu touareg, et auquel on souhaite dmontrer de laffection.
Ce climat de familiarit transparat aussi dans son diaire, o on le voit se soucier
du mariage de lun, assister lautre dans ses derniers instants puis aller son
enterrement. Et il parle souvent ses correspondants franais de laffection que
lui tmoignent ses voisins touaregs, de la consolation quils lui apportent.
Quant Moussa, ct des termes mdi, meri ou marabu quil utilise lui
aussi, il appelle Foucauld, dans une lettre date du 5 janvier 1914, akli-n-Ghissa,
lquivalent littral en touareg du abd Issa de la lettre dAlger. Dans une autre
lettre, il lappelle Charles (ShGhL dans le texte touareg), transcrivant le rde
Charles par la vlaire constrictivegh et non lapicale vibrante r. Pour une oreille
franaise, ces deux phonmes correspondent peu prs un rgrassey et un r
roul. En gnral, les Touaregs entendent le rfranais comme une apicale et non
comme une vlaire, et cest dailleurs ainsi que Moussa transcrit le prnom deFoucauld dans la lettre Bazin cite plus haut, alors que les Franais sessayant
la langue touargue auraient plutt tendance le transcrire par une vlaire.
Moussa a donc crit le prnom de Foucauld comme celui-ci lentendait et non
pas comme, selon toute probabilit, il lentendait lui-mme. Quon me permette
de voir dans cette vlarisation du rde Charles une marque de sollicitude18.
Ne mabandonne pas...
Et, surtout, Moussa livre dans ses lettres des lments qui jettent sur son
rapport Foucauld une trange lumire. La lettre du 5 janvier 1914, trs
chaleureuse, se termine par ces paroles : Ne mabandonne pas. Je veux de toi
une chose : prie beaucoup pour moi (ou hi teiid : [ergh] dagh ek haret, ttter i
houllan). Une autre lettre, date du 6 mars 1914, contient cette phrase : Tant
que je vivrai, je suivrai ton conseil, car cest le conseil dun ami affectionn
(koud eddregh ed elkemegh i meter ennek foull innn ameter ennek i n
meri19).
Faut-il penser, lire ces phrases figurant cette fois dans de petites missives
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apparemment spontanes, que Foucauld a bien t le directeur spirituel de
Moussa ? Il importe, ici encore, dtre circonspect, et tout dabord de revenir sur
les mises en garde de Massignon voques plus haut. Cet auteur doit tre cit,
tant ce quil dit parat sappliquer la lettre du 6 mars : Foucauld mit quelque
temps sapercevoir que Moussa agg Amastan, le chef du Hoggar, tout en lenremerciant avec motion20, ntait pas surpris comme par une rvlation, destouchants "conseils Moussa" (cits dans Bazin) que Foucauld lui
communiquait de temps en temps, pour le rendre chrtien21. Car Moussa enrecevait dj danalogues, en son berbre natal, farci de termes liturgiques
arabes bien plus parlants son me [...]. Dun autre ermite, de Chekh Baye
[...] (Massignon 1963 : 776).
De quels conseils sagissait-il ? On a retrouv dans lermitage de
Tamanrasset un carnet sur lequel Foucauld avait consign deux textes, intituls
respectivement Dire Moussa et Lettre Moussa 22. Le premier est datde 1912, le second de mai 1914. A cela sajoutent, consigns dans son diaire, les
conseils qu sa demande il a donns Moussa le 23 octobre 1905 (Foucauld
1986 : 50 sq.). Les conseils de 1905 et de 1912 sadressent au chef indigne que
Foucauld veut voir en Moussa. La Lettre Moussa est un sermon
exclusivement religieux ( Aime Dieu pardessus toute chose. Aime tous les
hommes comme toi-mme... ).
Foucauld ayant lhabitude de faire des copies de ce quil crivait, il nest
pas exclu que le texte de mai 1914 reprenne les conseils dont Moussa leremercie dans sa lettre du 6 mars. Auquel cas il sagirait de paroles difiantes
quun musulman pouvait recevoir, et Chekh Baye en profrait sans doute
danalogues. Cela reste vrai si les conseils dont parle Moussa sont des directives
politiques dans le style de celles de 1905 et 1912, car Baye prconisait une
attitude conciliante vis--vis des autorits coloniales. Mais si elles
convergeaient, les directives des deux mentors de lamenoukal se fondaient sur
des prsupposs opposs ; Baye souhaitait le retour des Touaregs une foi plus
orthodoxe, et lintention de Moussa tait dtablir au Hoggar un royaume
musulman - cest dans cette perspective quil sappuyait sur les autoritscoloniales (Bourgeot 1995 : 301 ; Kergoat 1988 : 95 sq.) -, tandis qu linverse
Foucauld a souvent dit son espoir quune fois civiliss les Touaregs
deviendraient chrtiens23. Cette proximit entre Foucauld et les militaires dontMoussa se montre conscient dans chacune de ses lettres (y compris les lettres en
tifinagh) na donc pas pour lui le sens quelle a pour Foucauld24. Sans doutecelui-ci avait-il fini par admettre que la conversion des Touaregs serait luvre
non dannes mais de sicles25 , mais le pieux Moussa naurait pu que frmir
la perspective dun Hoggar christianis, mme plusieurs sicles aprs sa mort26.Faisant cho lincomprhension entre lermite et les femmes qui priaient poursa conversion lislam, le malentendu entre les deux hommes se rsume dun
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mot : Moussa a cout en musulman des conseils - politiques ou religieux,
ctait tout un dans lesprit de lermite - que Foucauld lui prodiguait en chrtien,
et mme en missionnaire, ft-il discret.
Et pourtant, il faut bien ladmettre, le Ne mabandonne pas... de la lettre
du 5 janvier 1914 apporte un lment que ni Massignon ni Kergoat nont
souponn. Le prsent article aurait t tout autre sans cette phrase, qui semble
montrer que le malentendu na pas empch une certaine rencontre entre le
saint-cyrien devenu trappiste 32 ans et le chef touareg revenu la pit aprs
une jeunesse galante et guerrire. Pas plus que dans aucune autre de ses lettres,
on ne peut certes exclure que Moussa ait seulement voulu tre agrable
lermite ; il nen reste pas moins que, quil ait tenu compte ou non de ses
conseils, lamenoukal du Hoggar a accept davouer ce non-musulman quil
avait besoin de ses prires, tmoignant ainsi dun abandon qui plaide pour la
sincrit des lettres cites plus haut.
Sil na aucun moment eu lintention de se faire serviteur du mme
matre, Moussa a donc aim et reconnu lhomme Foucauld, y compris dans sa
dimension dhomme de Dieu et de serviteur de Jsus. Mme en admettant avec
Massignon (1963 : 776) que Chekh Baye a vaincu Foucauld, car cest lui qui
a islamis le Hoggar du vivant de Foucauld , il faut donc penser que lun des
artisans de cette victoire a aim et pleur le vaincu. La religion dont Foucauld
pensait tmoigner par sa bont27 na pas t reue, mais le religieux la t, lui
qui cependant ne dsirait rien pour lui et dont le seul vu tait duvrer ensilence pour son Eglise. Rencontre entre deux hommes, et mme entre deux
religieux, mais qui sont rests dans deux mondes ferms lun lautre.
De la mme manire, lamiti des Dag-Ghali pour Foucauld ntait pas
destine devenir une allgeance la France. A la fin de 1916 ou au dbut de
1917, ils passrent dans le camp de linsurrection senoussiste ; mme Ouksem,
le gentil Ouksem qui embrassait Foucauld, entra en dissidence, et il nest pas
exclu quil ait utilis contre les troupes franaises le beau fusil que lui avait
offert lermite28. Sils ont fait la diffrence entre le prtre et les militaires, ilsnoubliaient pas les baonnettes lombre desquelles vivait le Hoggar, et dont la
prsence tait si naturelle aux yeux de Foucauld quil ne songeait pas combien
elle pesait ses compagnons. Moussa pouvait sen accommoder car il esprait
tirer parti de la situation coloniale, mais comment les Dag-Ghali, qui avaient
perdu la moiti de leurs guerriers lors du combat de Tit, lauraient-ils pu ?
Foucauld mort, ils ne virent plus que les baonnettes et leur firent face larme
la main.
La gamme de sentiments que font apparatre les divers documents
parcourus ici est fort large, allant de la tendresse de Moussa lhostilit deMadani. Pour ce qui est de ses voisins immdiats, il y a tout lieu de penser que,
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malgr tous les malentendus, Foucauld tait all loin dans leurs curs, plus loin
peut-tre, lui le colonialiste , que beaucoup de ceux qui font aujourdhui leur
fonds de commerce de la bruyante dfense de l identit touargue . Mais
quelle amiti naurait pas t fausse dans cette situation fondamentalement
violente ? On rendrait davantage justice un homme dont la personnalit horsdu commun mrite mieux que limagerie sulpicienne forge par lhagiographie,
en faisant la part de la violence sur laquelle les Touaregs, dont quelques-uns
lont aim, ont vu se dtacher sa silhouette fragile et casse. Ils ont t sensibles
sa force dme, mais le Hoggar nen est pas devenu pour autant terre franaise.
Ni chrtienne.
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Notes
* Quelques passages de ce texte faisaient partie dune communication prononce au colloque
Anthropologie des traditions intellectuelles : lItalie et la France organis par Michel Izard
et Fabio Viti, qui sest tenu en juin 1996 la Maison Suger. [Lensemble de larticle a t
intgr dans un essai biographique paru par la suite : Casajus, La vie saharienne et les vies
de Charles de Foucauld , in Lionel Galand (dir.),Lettres au marabout. Messages touaregs auPre de Foucauld, Paris, Belin, 2000 : 47-100)
** Cet ouvrage a paru sous le titre Lettres au marabout. Messages touaregs au Pre de
Foucauld, Lionel Galand (dir.), Paris, Belin, 2000. [note ajoute la version mise en ligne]1. Olivier Guichard nest pas si affirmatif, qui en reste la discrte vocation dune motionvieille de vingt ans au moment o il crit. Pour ne rien dire de la littrature hagiographique,
lauteur dun ouvrage consacr lOCRS proclame dans le chapitre exposant les fondements de la souverainet franaise sur le Sahara (Thomas 1960 : 99) : Foucauld fut
de la race des martyrs qui descendaient dans larne pour tre dvors par les fauves . Ceconcert ne fut pas unanime puisque Louis Massignon sest insurg contre ce portrait de
Foucauld en saint de la colonisation (1963 : 775).
2. Sur lassassinat de Foucauld et le mythe auquel il a donn lieu, voir la lucide analyse de J.-
L. Triaud (1995, II : 803sq.).
3. Le mot menkal, dont la littrature coloniale a presque fait un mot franais, dsigne ici le
chef suprme des Touaregs du Hoggar. Akhamouk a succd dans cette dignit Moussa agg
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Amastan.
4. A lpoque dAkhamouk, lamenoukal na plus aucun pouvoir, et nest que le relais de
ladministration coloniale (Pandolfi 1995 : 148).
5. Le mot apparat dans sa correspondance jusquen 1916. Quand mme il ne serait pas un
euphmisme, il pose videmment quelques problmes (voir Bourgeot 1995 : 494).6. Hormis les grads, les militaires de la colonne Dinaux taient tous arabes, et pour la plupart
Chanba.
7. On peut citer dans le mme sens ce que Foucauld crit Basset le 5 mai 1915, proposdune invasion de sauterelles : Cette scheresse et ces sauterelles ont linconvnient de
porter les indignes, si superstitieux, penser que nous leur portons malheur ; les marabouts
ont beau jeu pour leur faire croire que ces calamits sont le chtiment de leur soumission des
chrtiens (Foucauld s.d. : 145).
8. Sur ce mot, voirinfra, note 16.
9. Lehuraux parle ce propos de mauvaise conscience, tmoignant l encore de son incapacit se mettre la place de lautre (Lehuraux 1944 : 184). Ils avaient peur, tout simplement,
comme on peut avoir peur dune arme doccupation.
10. Lettre Marie de Bondy du 3 juillet 1904 (Foucauld 1966 : 129).
11. Les gens dAzdjer sont les Touaregs Kel-Ajjer. Tebeul est le mot touareg ettebel,
qui dsigne aujourdhui encore un chef important.
12. Cest ce qui apparat dans une lettre du capitaine Depommier au commandant militaire desOasis, datant du 14 avril 1917, conserve dans le carton OA 41 du Centre des archives
doutre-mer dAix-en-Provence.
13. Cest ce qui apparat dans plusieurs documents conservs au Centre des archives doutre-mer dAix-en-Provence, carton OA 41.
14. Il semble qu Beni-Abbs ses voisins arabes avaient son gard les gestes de vnration
quon a pour les saints musulmans ; lappartenance une religion est trop lie, dans la
conception des Touaregs, une appartenance ethnique (cest aussi en ce sens que kfer est
un nom de tribu) pour quon imagine une attitude comparable de leur part.
15. Une photographie de la lettre figure dans Barrat et Barrat 1958 (115).
16. Le mot est flanqu de larticle arabe, mais toujours orthographi la franaise dans le fac-
simil du texte arabe de la lettre Bazin cite plus haut, et dans la lettre de condolances
Marie de Blic, dont Six (1982 : 93) a publi une photographie.
17. Ali Merad crit que lislamologue nhsitera pas reconnatre, travers lenseignement
du Petit Frre de Jsus - comme travers sa qute de perfection morale - certains idaux quisinscrivent dans la rvlation coranique et dans la pure tradition de lIslam primitif (Merad
1975 : 48). Lislamologue quest Ali Merad, crivant dans une Algrie indpendante,
assurment. Pour les Touaregs vivant sous la botte coloniale, et peu experts en islamologie, la
chose demande tre dmontre. Or ce qucrit Moussa semble prouver que ctait bien le
cas pour lui.
18. Il mest arriv de voir un Touareg de la rgion dAgadez saluer des Touaregs du Sud enutilisant leurs formules de salutation et non celles dont il avait lhabitude, par courtoisie, ma-
t-il sembl. Cest au fond dune courtoisie semblable que Moussa fait preuve ici.
19. On reprend pour ces deux phrases la retranscription en caractres latins faite par Foucauld
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sur la lettre mme, ct des tifinagh, en notant gh ce quil notait par un ravec un point
souscrit.
20. Il serait intressant de savoir ce que Massignon avait en tte quand il parlait des
remerciements mus de Moussa. Foucauld et Massignon ne se sont pas vus aprs 1913, et
aucune des lettres de Foucauld Massignon publies par Six (1993), qui semblent reprsenter
la totalit des lettres conserves, ne fait tat dune lettre de Moussa. Y aurait-il eu
antrieurement dautres lettres de Moussa, dont Foucauld aurait parl Massignon ?
21. Les intentions de Foucauld envers Moussa ntaient pas si simplistes. Massignon fait
dailleurs Foucauld plus naf quil ntait. Celui-ci savait trs bien qui tait Baye pour
Moussa, au moins ds la fin de 1907, si lon en juge par une lettre du 26 novembre 1907 (cite
par Gorre 1946, II : 47).
22. Voir Bazin 1921 (323 sq.). Pottier (1939 : 250sq.) fait tat dun carnet qui semble tre lemme. Les versions que ces deux auteurs donnent de ces textes sont un peu diffrentes, mais
cest sans doute le fait de leur ngligence et non lindice quil y aurait deux carnets.
23. Il laffirme sans ambigut dans une lettre labb Caron du 9 juin 1908 (Foucauld 1925 :256-257). Sans doute son opinion a-t-elle vari puisque le docteur Dautheville, quil a
frquent la fin de 1908, rapporte des propos qui tmoignent dune grande ouverture vis--
vis de lislam (Kergoat 1988, II : 162-163). Mais un texte contemporain de ces lettres reprend
les ides de la lettre labb Caron ; le 1er janvier 1914, il crit sa cousine, au sujet
dOuksem, qui vient de passer avec lui plusieurs mois en France : Merci de vos prire pour
Ouksem, continuez-les : quand son me viendra-t-elle tout fait ? Lui, son pre, son beau-
pre, sa mre, dautres encore sont des mes de bonne volont, mais cesser de croire ce quona toujours cru, ce quon a toujours vu croire autour de soi, ce que croit tout ce quon a aim et
respect, est difficile, surtout quand on croit un ensemble raisonnable et admissible et quonest dans limpossibilit absolue dtudier le fondement de cette croyance et de se rendre
compte quhistoriquement elle repose sur une grossire imposture... Prions et esprons (Foucauld 1966 : 226). Le 15 juillet 1916, il crit encore Massignon que, depuis Notre
Seigneur, tous les hommes ont la vocation dtres chrtiens (Six 1993 : 206).
24. Laperrine crit dans un rapport de tourne : Pour lui [Moussa], la perfection est
lorganisation des tribus arabes des hauts plateaux ; en poussant limitation des Arabes il
croit nous faire plaisir ; pour lui, Franais et Arabes algriens se confondent. [...] Trs
religieux, il considre comme mritoire de combattre certaines coutumes touargues quiltrouve peu orthodoxes (Laperrine 1910).
25. Lettre de 1907 cite par Six (1993 : 275).
26. Un interprte moderne de Foucauld ne loublie-t-il pas, lorsquil le loue de stre cartradicalement de toute mthode missionnariste ou proslytiste (Six 1993 : 331) ? Mmeaujourdhui, les foucaldiens ont parfois du mal se mettre la place des Touaregs.
27. Foucauld crivait dans son diaire en 1909 : Mon apostolat doit tre lapostolat de la
bont. En me voyant, on doit se dire : Puisque cet homme est si bon, sa religion doit tre
bonne. Si on me demande pourquoi je suis doux et bon, je dois dire : Parce que je suis le
serviteur dun bien plus bon que moi. Si vous saviez combien est bon mon matre Jsus ! [...]
Je voudrais tre assez bon pour quon dise : Si tel est le serviteur, comment donc est le
Matre ? (1986 : 188-189).
28. Au retour du voyage avec Ouksem, Foucauld crivait Raymond de Blic, le 22 novembre
1913 : Ce voyage a eu un effet que je sens ds ces premiers jours, cest daugmenter laconfiance quon a en moi, et, par suite, en tous les Franais (Bazin 1921 : 420). Cest
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prcisment dans ce par suite quil se trompe.