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Charmes, d'après les manuscrits de Paul Valéry. Histoire d

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Paul Valéry « Charmes »

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« BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES » thèses et travaux de critique et d'histoire littéraire

derniers titres parus (liste complète sur demande)

15. M. RYBALKA. Boris Vian — essai d'interprétation et de documentation. 1969.

16. R. COUFFIGNAL. « Aux premiers jours du monde... » — La Paraphrase poétique de la Genèse, de Hugo à Supervielle. 1970.

17. J.-C. CHEVALIER. " Alcools" d'Apollinaire — essai d'analyse des formes poétiques. 1970.

18. C. MORHANGE-BUÉGUÉ. "La Chanson du mal-aimé" d'Apollinaire — essai d'analyse structurale et stylistique. 1970.

19. R. OUELLET. Les Relations humaines dans l'œuvre de Saint-Exupéry. 1971. 20. R. MAHIEU. Paul Léautaud — la recherche de l'identité (1872-1914). 1974. 21. Y. RIVARD. L'Imaginaire et le quotidien — essai sur les romans de Georges

Bernanos. 1978. 22. J.-C. MORISOT. Claudel et Rimbaud — étude de transformations. 1976. 24. K. MACFARLANE. Tristan Corbière dans " Les Amours jaunes". 1974. 25. R. A. JOUANNY. Jean Moréas, écrivain grec. 1975 [Institut Français

d'Athènes]. 26. S. YESCHUA. Valéry, le roman et l'œuvre à faire. 1977. 27. J. B. SANDERS. André Antoine, directeur à l'Odéon — dernière étape

d'une odyssée.. 1978. 28. B. DUCHATELET. La Genèse de " Jean- Christophe" de Romain Rolland.

[Tome Ier, Livre Ier] 1978-. 29. S. M. KUSHNIR. Mauriac journaliste. 1979. 30. P. CAIZERGUES. Apollinaire journaliste, les débuts et la formation du

journaliste (1900-1909). Textes retrouvés d'Apollinaire. 1 : 1900-1906. 1981.

31. C. DEBON. Guillaume Apollinaire après Alcools". I : "Calligrammes" — le poète et la guerre. 1981.

32. R. PIETRA. Valéry — directions spatiales et parcours verbal. 1981. 33. P. A. FORTIER. " Voyage au bout de la nuit" — étude du fonctionnement

des structures thématiques : le « métro émotif » de L.-F. Céline. 1981. 34. K. SCHÀRER. Thématique et poétique du mal dans l'œuvre de Pierre Jean

Jouve. 1984. 35. A. GOULET. Fiction et vie sociale dans l'œuvre d'André Gide. 1985. 36. P. TRANOUEZ. Fascination et narration dans l'œuvre de Barbey dAure-

villy — la scène capitale. 1987. 37. F. DE LusSY. " Charmes" d'après les manuscrits de Paul Valéry — histoire

d'une métamorphose. I, 1990; II, 1996. 38. M.-C. HUET-BRICHARD. Maurice de Guérin — imaginaire et écriture. 1993. 39. C. BACHAT. L'Imaginaire de Joë Bousquet — « l'homme nébuleuse ». 1993.

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BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES 37

FLORENCE DE LUSSY Conservateur général au Département des Manuscrits

Bibliothèque nationale de France

Charmes d'après les manuscrits de

Paul Valéry histoire d'une métamorphose • - v | ' — * ' / w - je/

II

ce volume a été publié avec le concours du CNRS

LETTRES MODERNES 67, rue du Cardinal-Lemoine — 75005 PARIS

1996

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toute reproduction ou reprographie même partielle et tous autres droits réservés PRODUIT EN FRANCE ISBN 2-256-99893-2 II 2-256-9Q887-9

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tome second

CHAPITRE V

SUR UNE LANCÉE DE PROFONDES MÉTAMORPHOSES

(12 novembre 1918-mars 1919)

« J'ai hâte d'en finir avec cet ouvrage »- (lettre à un directeur de revue ;

Chms I, 222v°)

A VEC l'armistice de novembre 1918 un monde s'est tu; un . autre s'éveille. La Guerre, mais les hommes aussi, vinrent

buter sur cette date. Par un paradoxe du sort, Apollinaire vient de mourir (le 9 novembre, l'avant-veille de l'événement), en pleine force de l'âge. Il avait eu le temps, néanmoins, de déchaîner les puissances d'un esprit nouveau. Breton, qui ten- tait de faire le lien entre Apollinaire et Valéry (il envoyait les mêmes poèmes au même moment à l'un et à l'autre), s'éloigne. Il a découvert Rimbaud, puis Lautréamont et Vaché et son dan- dysme dernier cri.

L'année précédente, en 1917, la pièce drolatique d'Apolli- naire, Les Mamelles de Tirésias, et Parade de Cocteau (avec Satie pour la musique, Massine pour la chorégraphie et Picasso pour les décors) avaient porté à leur comble l'insolence et la galté. Ce furent comme deux coups de cymbale inaugurant sur les tréteaux (les Ballets russes ayant jeté leurs premiers feux) l'ère de la modernité. La fantaisie, la cocasserie, l'inten- sité des couleurs, la rêverie délirante, le merveilleux débridé, avaient jeté sur les ténèbres de la guerre les étincelles d'un éclat magique.

Contrairement aux apparences, Valéry n'était pas figé. Il n'avait pas besoin, pour porter ses puissances intérieures à l'incandescence, de fouetter son imagination par ces artifices

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bruyants. Certes, il a pu se complaire dans la recherche de la perfection formelle. Il trouvait un apaisement à ses tourments dans cette discipline; mais l'essentiel n'est pas là. Valéry s'était engagé sur d'autres voies : précautionneusement, il s'en- fonçait dans ses propres profondeurs, à l'abri des éclats extérieurs.

L'homme était secret et vivait — alors — de son art.

Il apparaît, cependant, que l'Armistice et le retour à l'état de paix coïncidèrent chez lui avec une certaine rupture de l'élan qui l'avait porté à de si prodigieuses hauteurs durant le mois d'octobre et la première décade de novembre 1918. La rupture ne fut pas totale : sous l'effet d'une sorte de vitesse acquise et grâce à ce régime de travail austère auquel il s'était soumis depuis bientôt six années, Valéry pouvait aller de l'avant et poursuivre sur sa lancée.

L'inspiration n'est pas tarie, mais elle ne suscitera que très peu d'œuvres nouvelles. Chez lui l'invention — dont il est fas- tueusement doté, au point qu'il aurait pu s'il l'eût voulu, être compté au nombre des poètes féconds — s'exercera sur des poèmes déjà existants. Ceux qui ne sont point enfermés dans un cadre prosodique strict feront l'objet de développements parfois considérables, et subiront des métamorphoses mettant quelquefois en jeu les conceptions qui furent à l'origine de leurs premiers développements.

Néanmoins, une impulsion venue de l'extérieur se révéla nécessaire pour que le mécanisme si délicat qui préside à la création artistique fonctionnât à nouveau à plein régime. Nous verrons que l'annonce du retour de Gallimard, rempli de pro- jets et bien décidé à publier ce recueil de vers promis depuis tant de mois, déclencha ce processus de réactivation.

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1. SUR UNE LANCÉE.

« Cet appareillage fonctionne sans pitié » (1. à Louys ; VALms, 284)

métamorphoses de l'"Ébauche d'un Serpent"

Nous avons vu que, sous l'effet d'une impulsion d'une vigueur exceptionnelle, Valéry, à la fin d'octobre et au début de novembre, avait posé les bases d'une refonte du poème, en disséquant chaque strophe déjà existante et en traçant l'esquisse de maintes strophes nouvelles. Le moment était donc venu de regrouper ces recherches éparses et de définir une nou- velle structure pour le poème. Trois états se succèdent, les sixième, septième et huitième états qui, selon nous, se situent dans la continuité directe de ces travaux préliminaires sur des strophes isolées, et trouvent place avant le mois de mars 1919.

Avec le sixième état de l' Ébauche (Chmsl, 149-59), on recense vingt-trois strophes auxquelles viennent s'adjoindre quatre ébauches de strophes (strophes 4, 13, 23 et 29). Et Valéry n'a pas joint à l'ensemble — probablement par omission — deux strophes anciennes (strophes 22 et 26).

Le poème qui a bénéficié d'un long travail de maturation, connaît donc un accroissement remarquable. Pour chaque strophe, ou presque, la mise en parallèle de cette étape avec celles qui l'ont directement précédée est instructive. Le plus souvent, on assiste à une progression de l'énoncé; parfois, il y a stagnation. Seules les strophes 5 et 18 constituent un apport vraiment nouveau : nous n'avons pas retrouvé pour ces dizains de germes antérieurs.

Dès le premier feuillet de cette étape manuscrite, Valéry associe la strophe initiale à celle qui deviendra la strophe 15 (« Oui! De mon poste de feuillage » {Œ, 1, 141); ; mais il renon- cera bientôt à cet enchaînement, comme le montre une numé- rotation ajoutée en marge.

Au feuillet suivant (Chms 1, 150) se succèdent les strophes 3 et 5,

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d'abord esquissées au verso du feuillet 157, puis au verso de ce feuillet 150. La strophe 3 ne s'y distingue pas encore de la strophe 4; les deux énoncés sont tissés ensemble :

Quoique nouvelle, la strophe 5 s'énonce avec aisance. Elle n'appellera que peu de retouches. Le feuillet 151 groupe les strophes 6 et 7 pour lesquelles Valéry avait multiplié les essais dans le Cahier IV de Charmes. La strophe 6 est presque défini- tive. Il n'en va pas de même pour la suivante, encore incom- plète. Les marges sont richement annotées au crayon pour les trois derniers vers laissés en suspens.

Au feuillet suivant (f. 152), la strophe 10 est une mise au point de la version qu'offrait le feuillet 201, tandis que la strophe 8 reprend l'ébauche du feuillet 215v° :

La strophe 16 et l'ébauche de la strophe 17 qui occupent le

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feuillet 153 témoignent d'un travail confus qui ne les fait guère progresser. De même, on n'observe que peu de chan- gements pour les strophes 21 et 24 qui se succèdent au feuil- let 154. Trois strophes couvrent le feuillet 155 dont deux, bien que maintenues sur les deux états suivants, se verront en défi- nitive exclues du poème : « La durée humble d'un silence », et : « Un mouvement peut émouvoir ». On reconnaît, enfin, des éléments de la future strophe 25, rapprochés ici pour la première fois. Valéry a cherché à exprimer sur cette page ce suspens dans le temps, cette retenue du souffle qui sont le signe de l'imminence de l'acte : rien n'est encore; tout peut être.

Au feuillet 156, Valéry a regroupé la strophe 19 dont l'énoncé est presque définitif, et la strophe 17 présente dans les brouillons dès la reprise de 1916. Le feuillet 157 présente la strophe 20, déjà presque achevée à l'étape précédente (Cah. Ch IV, 16) et l'ébauche d'une strophe nouvelle qui deviendra la dix-huitième (« Or, d'une éblouissante bave »). L'image de l'abeille active et vrombissante autour d'une corolle a suggéré à Valéry celle de ces délicats ouvrages de soie dont la nature est prodigue.

Les deux derniers feuillets de ce sixième état (ff. 158 et 159) sont consacrés à la strophe 27 (conçue dès septembre 1917) et aux strophes 28 et 29 dont l'existence se réduisait jusque-là à un germe (Chms 1, 205vO). Il désirait prolonger l'évocation de l'Arbre de la Connaissance, « échevelé de visions » ; et les nota- tions accumulées au feuillet 159 lui fournirent bientôt la matière de deux strophes. Au feuillet 158, la strophe 28 est déjà fixée dans ses grands traits, et l'on reconnaît des élé- ments de la future strophe 29 au feuillet suivant :

Valéry est comme submergé par le déploiement luxuriant du poème. Aussi ressent-il la nécessité de dresser une liste, par incipit, des strophes jusqu'ici réalisées, afin de tenter d'en fixer l'ordonnance :

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Comme on le voit, Valéry ne se réfère pas toujours à la copie qu'il vient d'effectuer. Ainsi l'incipit « le bras chargé », dans la première colonne, et les trois derniers incipit de la seconde colonne, renvoient à des ébauches ou des projets de strophes provenant d'étapes de travail antérieures. D'autre part, il oublie de mentionner certaines strophes, soit fort anciennes, telle la strophe 22, soit nouvellement conçues, telle la strophe 18 ; et il semble avoir omis les strophes du feuillet 155... Cette liste est néanmoins très intéressante par le plan qu'elle propose. Les deux mots qui ressortent en marge de la première colonne définissent les deux premières parties de la ballade, dont l'une est consacrée aux « Souvenirs »2 (le Serpent se remémorant la Création et concluant par un « Hélas »), et l'autre à la « Parole », c'est-à-dire aux manœuvres séductrices

1. Nous avons fait suivre chaque mention d'une indication chiffrée, entre cro- chets, donnant le numéro de la strophe du poème définitif avec laquelle on peut établir un lien, même fragile. L'absence d'indication chiffrée indique qu'il s'agit de strophes non écrites (seulement projetées) ; ou qui seront éliminées.

2. Aussi la mention « Les Souvenirs » que Valéry a ajoutée au crayon en tête du premier feuillet du sixième état n'est peut-être pas le titre général du poème. Néanmoins ce mot reviendra dans l'un des titres du huitième état : « Souvenirs de l'Eden ».

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du Malin. Cette deuxième partie est d'ailleurs introduite par une strophe, inédite, célébrant les avantages d'une progression en spirales et volutes : « Je m'avance par une lenteur »3. Une troisième partie, non annoncée, mais faisant en réalité fonc- tion de conclusion, regrouperait les trois dernières strophes et mènerait le récit, selon nous, à l'injonction suprême : « Prends de ce fruit », ouvertement formulée.

Ainsi le long poème tend-il à épouser la forme de la ballade. Cela irritait secrètement Valéry qui écrivait en 1922 à son ami Fontainas : « [...] c'est une espèce de gageure et d'hérésie que de donner la figure de l'ode à un ouvrage qui est du ton et du genre des ballades : " Pièce à dire". » (A.-R. F.).

Or, selon Valéry, un poème ne doit pas dire, en ce sens que les mots n'en doivent épuiser la substance. Il doit seulement viser au chant et à l'enchantement. C'était donc là contrevenir au principe fondamental d'un art poétique inlassablement pro- clamé ! Ce plan néanmoins reste incertain et la version sui- vante du poème propose un ordre des strophes en grande par- tie différent. Valéry avait, en effet, décidé une mise au net de ce tourbillonnement de strophes alourdies de variantes et uti- lisa pour cela le Cahier 1 de Charmes qu'il retourna tête- bêche. Il ne consigna que les strophes dûment travaillées, lais- sant en suspens les vers dont il n'était pas satisfait; et il ne tint pas compte de maintes ébauches, prometteuses mais incomplètes, de l'état précédent, telles les strophes 4, 23 et 29.

Assez curieusement, Valéry réintroduisit les deux premières strophes primitives, à savoir : « Que m'importe d'avoir séduit » (Cah. Ch l, 69vO) et : « J'eus trop d'esprit, comme un naïf !» (69). De surplus, et comme en 1917, il enchaîne avec la future strophe 22.

Notées sur deux colonnes, les strophes se succèdent de la façon suivante : strophes 1, 3, 5, 6 (f. 70); 7, 8, 10 et strophe primitive l(f.69v°); strophe primitive 2, et strophes 22, 15, 21 (f. 69) ; 14, 16 et deux strophes non conservées (f. 68v°) ; strophes 18, 19, 20, 17 (f.68); 12, 24, 13 (ébauche), 27(f.67v°); et enfin, strophe 28 (f. 67) et strophe 14 (reprise;f. 66VO). Cette copie

3. On peut lire, en effet, au feuillet 153, l'esquisse suivante : Je m'avance par mes lenteurs Et toute nue offerte aux chutes volutes La vérité suit les menteurs Comme mes frères font les flûtes ( Chms I, 153)

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comprend donc vingt-six strophes dont deux sont reprises des états primitifs. Seule la strophe 12 est nouvelle. Notons, d'au- tre part, que la strophe 26 manque ici (par omission?) comme elle manquait déjà à l'étape précédente.

Le mot Fable ajouté au crayon en tête de la première page donne un titre à cet état; mais le tracé cursif et sans fermeté trahit l'indécision de Valéry. Repris à l'état suivant, presque sous la même forme, « La Fable du Serpent », ce titre porte lui aussi la marque du provisoire. Les deux mentions sont d'ailleurs probablement contemporaines.

Si Valéry est incertain sur le titre, il semble, en revanche, avoir fait le choix d'une épigraphe : « Qui legitime certaverit - 2 Tim. 6 » (Cah. Ch 1, 70) extraite de la seconde Épître de saint Paul à Timothée où il est question, au chapitre II (verset 5, et non 6), de la couronne que reçoit l'athlète s'il a lutté selon les règles. L'expression est donc utilisée chez Valéry par anti- phrase et fait allusion au trésor de ruses et de séduction que le Serpent dut déployer pour parvenir à ses fins.

De l'examen des strophes de cet état, nous n'extrairons que les quelques remarques suivantes : nous ne reconnaissons de la future strophe 12 que les quatre premiers vers. Valéry tenta de rattacher à ce quatrain un fragment laissé à la dérive sur le feuillet 153 de l'état précédent :

Je vais, je viens, je glisse, plonge, Et disparais dans un cœur pur. Jamais un sein ne fut si dur Qu'on n'y puisse y loger un songe ! Doucement, Discours, doucement ! Toujours prêt au rebroussement ! (Cah. Ch l, 67vO)

D'autre part, au feuillet 68vo, Valéry reprend les ébauches du feuillet 153 de l'état précédent consacrées au thème de l'immi- nence de l'acte et du suspens avant la chute. Il tente de maîtri- ser le foisonnement anarchique de cette page et en regroupe les éléments sur deux strophes, au lieu des trois prévues :

B Un mouvement peut émouvoir Un temps attendrir et dissoudre !4

4. Une copie dactylographiée par Valéry lui-même, vers 1910-1911, d'une note

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0 Tel autre abuse de la foudre !

• Génie ô longue impatience ! Vois trembler cette station ! Une heureuse hésitation

science

A La durée humble d'un silence Suffit à faire percevoir Le penchant de cette balance Où le temps pèse le devoir. Epie Attendre ... Attends ! Espère, écoute ! Eve indubitablement doute • émoi • libre Qu'elle doive pencher sur moi Si je souffle sur l'équilibre. (Cah. Ch 1, 68vO)

Cet essai de mise au point que représente le septième état du poème n'aboutit pas. La copie s'interrompt au feuillet 67 sur la strophe 27 dont Valéry ne pose que les quatre premiers vers avant de laisser courir sa plume, brouillonnant en tous sens, multipliant les essais, puis biffant le tout. Il consacrait

de jeunesse (celle-ci non retrouvée) révèle « l'antiquité » de cette formule (deux octosyllabes ignorant leur qualité rythmique !), significative d'une époque où le problème des « N + S » (les « nombres plus subtils ») hantait le théoricien qu'il était devenu : [...] j'écrivais, en 91 ou 92 : « Un mouvement peut émouvoir, un temps attendrir et dissoudre... » La poésie m'avait montré l'art de faire attendre, de laisser l'autre demander ce que l'on entend lui donner, produire peu à peu ce qu'il me demande. Si une attente peut ainsi attendrir son homme, faire comprendre, faire devancer, rendre, par artifice, exquis ce que l'on veut qui le paraisse [etc.]

(BNmss, Cahiers, c. dact., Ire série, vol. VII, f. 24) De ce commentaire à la strophe du « Serpent », il n'y a qu'un pas. On ne pou- vait rêver glose plus adéquate.

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de la sorte l'échec de cette étape d'un travail qu'il pensait voir approcher de sa fin.

Il savait qu'il lui faudrait, une fois de plus, remettre sur le métier un poème dont les amples proportions et le rapide accroissement avaient suscité les plus sévères difficultés. Néan- moins l'ordonnance générale du poème s'éloigne du modèle de la ballade dont la trame repose sur un récit. Ce fait souligne l'importance d'une métamorphose amorcée en octobre 1918. Le poème semble destiné à s'achever sur l'évocation de l'Arbre du jardin d'Éden, ce que confirme une liste de strophes contemporaines de ce septième état (Chms 1, 238).

Avant d'entamer une nouvelle refonte du poème, Valéry travailla séparément quelques strophes, utilisant pour cela des carrés de papier (de dimensions juste suffisantes pour accueil- lir les dix vers d'une strophe), découpés dans ces feuilles de papier « pur chiffon » dont il avait déjà fait ample usage pour La Jeune Parque et depuis. Outre la strophe 10 (C/imsl, 1,205), il retravailla les strophes 25 et 26 qui, précisément, avaient été omises dans la copie du Cahier 1 de Charmes.

La strophe 25, enfin stabilisée dans ses grandes lignes, est formée de deux fragments distincts dont il avait tenté l'assem- blage une première fois dans le sixième état :

Par contre, Valéry s'essaie, sans succès, à récrire la future strophe 26 qu'il n'avait pas profondément retouchée, depuis septembre 1917 :

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Enfin, il remanie l'un des dizains consacrés à ce moment ultime et comme hors du temps qui précède l'acte :

Après ce travail sur strophes séparées, Valéry entre- prend une nouvelle mise au point de l'ensemble du poème (huitième état (Cah. ChIlI, 3-11)), inaugurant à cette fin un quatrième cahier de brouillon (Cah. ChIII)6. Cette version manuscrite fait apparaître vingt-huit strophes. Les strophes 4, 23 et 29 sont absentes du compte, bien qu'elles existent en germe depuis le sixième état. Trois strophes n'ont pas encore

5. Valéry sait qu'il a rompu la régularité de la rime en pas. Aussi pose-t-il ce point d'interrogation.

6. Bien qu'étant le dernier, si l'on considère la succession strictement chrono- logique des Cahiers. Le cahier de brouillon ayant appartenu à Mme J. Voilier (Cah. C/!lV) n'est pas entré dans le Fonds Valéry de la Bibliothèque Nationale. Aussi l'avons-nous référencé après les trois autres.

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été conçues : les strophes 9, 117 et 138. La succession des strophes de cette version est la suivante :

strophes 1, 3, 5 (et strophe 2 en marge) (f. 3); strophes 6, 7, 8 (f. 4) ; strophes 10, 12 et l'ancienne strophe 1 (biffée ultérieu- rement) (f. 5) ; l'ancienne strophe 2, puis strophes 22 et 18 (f. 6); strophes 14, 15, 16 (f. 7); strophes 17, 19, 20 (f. 8) ; strophes 21, 24 et 3 strophes inédites (f. 9) ; strophes 26, 25, 27 (f. 10) ; strophes 28 et 29 (ébauche) (f. II).

Cette version propose à nos yeux un texte raturé et sur- chargé de variantes à l'encre ou au crayon. Cet alourdisse- ment du texte est le fait d'une remise en question ultérieure. La copie fut conçue comme une mise au net propre et aérée. Le soin de l'écriture témoigne d'ailleurs de ce souci. Deux titres au crayon furent ajoutés en tête du poème : « La Fable du Serpent » et « Souvenirs de l'Eden ». Les trois mots notés en surimpression « Enlever le rigolo » ne concernent pas cette étape du travail. Valéry ne prendra que plus tard la décision de gommer ce que le poème avait conservé de ses origines blagueuses.

Cette version n'offre qu'une seule strophe nouvelle, la deuxième «( Suave est ce temps de plaisance ! » (Cah. Ch 111, 3)) dont Valéry n'a posé que les quatre premiers vers. Les trois strophes inédites de feuillet 9, consacrées au thème de l'ins- tant — ô combien décisif! — qui a précédé la « faute », apparaissent tout naturellement dans le prolongement de la strophe 24 (« Quel silence battu d'un cil!» (9)). Leur présence n'est pas nouvelle dans le poème, mais leur enchaînement et, au moins pour deux d'entre elles, l'imbrication des éléments qui les composent ont déjà été l'objet de plusieurs remanie- ments. L'ajustement des morceaux du puzzle semble, à cet endroit précisément, susciter d'importantes difficultés.

Pour la première de ces strophes éliminées par la suite, Valéry s'appuie sur la version qu'il vient de remanier sur feuille volante, transformant le premier vers : « La durée humble d'un silence » ( c/ims 1,209) qui devient : « Je sens les

7. Pour celle-ci, il est vrai, Valéry réemploiera les six derniers vers d'une strophe abandonnée de La Pythie (cf. supra, p. 1/351).

8. Cependant la strophe 13 existait en puissance sous la forme d'un distique : Le rein riche, le nez battant, Le flanc vaste et bien parcouru

(Chms I, 200v°, 204v°, 153 et Cah. Ch I, 67v°)

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forces du silence » (Cah. Ch III, 9). Les deux autres strophes sont incomplètes. Il s'agit de fragments laissés pour compte à la suite d'un remaniement du puzzle et dont Valéry veut cepen- dant tirer parti. Nous avons vu que Valéry avait pris la déci- sion de mettre en pleine lumière les quatre vers qui formeront le quatrain d'ouverture de la strophe 25 (« Génie! 0 longue impatience ! » (10». Il libérait de la sorte quatre autres vers qu'il recopie sur ce huitième état, en marge du feuillet 9 :

Un mouvement peut émouvoir Un temps, attendrir et dissoudre

Les uns se servent du savoir pouvoir Tel autre abuse de la foudre (Cah. Chili, 9)

D'autre part, il détache de la strophe 12, telle qu'elle appa- raît dans la version précédente (Cah. Ch 1, 67v°), les six derniers vers dont il forme l'amorce d'une strophe autonome, notée à la suite de l'autre :

Comme précédemment, cet état se termine sur l'évocation de l'Arbre de l'Éden. Là encore, Valéry rompt la sage allure de la mise au net, et l'écriture, débridée, s'éparpille en tous sens sur la page. Le poème n'est pas véritablement clos et reste en suspens sur l'ébauche de la strophe 29 (« 0 chanteur, ô secret buveur » (Cah. Chili, II)) seulement pressentie.

Une liste de strophes dressée au verso du feuillet 8 de ce Cahier, et qui recense des strophes projetées mais non réali- sées, confirme l'état provisoire de cette étape :

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Un long travail attend encore Valéry qui inscrit en tête de son Cahier du matin cette devise empruntée au Psaume LXXII : « Labor est ante me ».

L'expression Prends de ce fruit sera incluse, on le sait, dans l'énoncé définitif de la strophe 23. Mais, à cette étape du tra- vail, Valéry n'entend point, selon nous, intégrer cette invite du Serpent à l'ébauche de cette strophe, dont n'existe encore que le quatrain initial. En effet, les esquisses qui couvrent cette page et qui sont postérieures à cet état, ne laissent pas pres- sentir cet assemblage. « Le rein rose » est l'incipit d'un dis- tique à partir duquel Valéry tenta, à plusieurs reprises, de former une strophe. L'expression arbre altissime provient de recherches pour la future strophe 28, dans le septième état, lorsque, non satisfait de l'attaque de la strophe :

Arbre fatal, terreur des cieux, Irrésistible arbre des arbres

Valéry essaya alors un autre énoncé :

Enfin, le mot rougeur laisse à penser que Valéry songeait à une strophe consacrée à ce thème. Il y avait songé dès l'ori- gine, en 1915, lorsqu'il composait la « Chanson du Serpent », comme le révèle un projet de plan qui accorde large place aux thèmes mêlés de la rougeur et de la honte (Chms 1,239).

À droite du feuillet, Valéry avait dressé l'éventail des mots pouvant rimer avec honte ; et le mot affronte apparaît le pre- mier. Or c'est probablement à la même époque que Valéry, dans le quatrième état de La Jeune Parque9, pose l'amorce d'un développement sur le thème du Souvenir :

Souviens-toi de toi-même, et que ta joue affronte Encore un souvenir, (ypmsl, 35)

à la suite de cinq alexandrins évoquant « un long rose de honte ».

D'autre part, ce thème de la rougeur et de la honte que nous voyons affleurer à nouveau en ce début de l'année 1919

9. Que nous avons situé en juin-juillet 1915. Cf. LUS, 55.

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va susciter une séquence nouvelle dans le « Narcisse » que Valéry vient de remettre en chantier : « Quoi tu rougis, Nar- cisse, et sembles me comprendre !» (NA msl, 40).

Nous venons de mettre en lumière un principe d'ensemen- cement par ses propres écrits très caractéristiques chez Valéry. Comme la flamme qui saute de brindille en brindille et gagne bientôt toute la forêt, le thème de la rougeur et de la honte gagne de proche en proche, parfois à la faveur d'esquisses retrouvées ou d'anciens poèmes relus.

Le « soir favori des colombes » (Œ, 1, 101) engendre le « long rose de honte » qui enflamme à son tour le bûcher du souve- nir « dont le vent d'or m'affronte »; puis Ève se fait rougis- sante et une « rose sanguine » (Cah. Ch II, 15) devient l'emblème de la reine Sémiramis, avant que, enfin, cette rougeur ne gagne le visage ému de Narcisse. Entre-temps, le vin aura coloré la mer d'« une rose fumée » (Œ, 1,147) tandis qu'un « ciel couleur de joue » ( 121) renoue, sur un mode moins opulent, avec le poème Profusion du soir.

publication de "La Pythie"

Le 12 novembre 1918, Valéry avait soumis à Louys qui la lui demandait, une copie de La Pythie. Renouant l'étonnant dialogue qui s'était révélé si bénéfique pour Valéry pendant la genèse de La Jeune Parque, les deux amis se sont penchés sur les dizains de l'ode, mettant à nouveau en commun toutes les ressources de leur esprit, de leur culture et de leur sensibilité. Mais, cette fois, les questions sont restées sans réponse, comme nous l'apprend cette lettre de Valéry que nous situons aux alentours du 6 janvier 1919 :

Voilà. J'ai remis la Pythie à son destin. Pas encore trouvé, bien entendu, les remèdes aux maux que tu m'as montrés. [...] J'ai demandé que l'on mît ton nom sous le titre, au milieu de la ligne, et non sur la droite. Cela me semble plus dédicatoire et plus dans l'œuvre. [...] J'aurais aimé, en vérité, te dédier un poëme qui fût plus près de moi que celui-ci, dont je ne songe pas à cacher la nature toute rhétorique. Mon « tempérament » n'est pas énormément lyrique, c'est clair; si j'ai réussi à faire assez lyriques quelques strophes de cette Pythie, c'est un peu comme les chimistes [...]. Je suis donc assez content, puisque tu l'es de mon travail; mais je le suis davantage de mes « formules de constitution ». (VALms, 284)

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Ainsi Valéry a-t-il confié à l'imprimeur son manuscrit dont l'existence n'était attestée jusqu'ici que par une notice de cata- logue de vente (voir supra, p. 1/353). Le document, qui faisait par- tie des collections du professeur Millot, vient de rejoindre le Fonds Valéry de la Bibliothèque Nationale (ChmsIII, 16-21). Il confirme le fait et donne quelques précisions complémentaires dans une lettre à Paul Poujaud, quelques jours plus tard, le 17 janvier 1919 :

[...] le poëme qui avait tant besoin de vos sévérités s'en est allé se faire imprimer. Je l'avais promis vaguement ; on me l'a réclamé nette- ment... Et vous le verrez, mais trop tard pour lui et pour moi, dans les « Ecrits Nouveaux » du mois de février.

Vous ne serez pas long à comprendre pourquoi j'aurais très spécia- lement désiré que cette pièce subît avant de paraître la délicate épreuve de votre jugement.

Mais enfin, entre la revue et le petit livre10, il y aura quelque place pour les amendements. (VALms, 88)

Cette lettre met en relief deux constantes du comportement valéryen : il a fallu que l'éditeur fasse pression sur le poète afin d'obtenir le manuscrit promis. Il dévoile, d'autre part, ce goût chez lui de la reprise indéfinie qui est une disposition à jouir de « l'enchantement de ne pas en finir ».

Louys fut très ému d'apprendre que l'ode lui était dédiée. Il exprima sa gratitude dans un billet daté du 8 janvier 1919 dont la brièveté, loin d'affaiblir l'expression, en accuse l'inten- sité :

Ta Pythie restera une ode unique dans ton œuvre. On ne refait pas un tel lyrisme sur soi-même, et il n'y a pas de sujet qui soit « transe colossale » autant que celui-là.

Je te remercie de me la donner Pierre. (BNmss)

Il semble que Valéry ait pensé un moment à dédier son ode à Gallimard, peut-être dans le but de se faire pardonner ses atermoiements infinis... C'est du moins ce qui ressort d'un brouillon de lettre de Louys, très probablement non envoyé, que nous avons pu consulter dans une collection particulière :

10. Le recueil de ses poèmes qui ne paraîtra que trois ans plus tard !

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Valéry, j'ai fait plusieurs découvertes, depuis trente ans. La première, c'est toi. Je ne te la reproche pas. Je ne me la reproche pas non plus. Les noms à qui j'ai dédié mes livres sont plus rares. Le premier, c'est le tien. Je ne me le reproche pas non plus. Mais vingt-huit ou vingt-neuf ou trente ans après, quand tu m'offres sous conditions la dédicace de la Pythie, je ne veux ni de la dédicace, ni surtout des conditions. Tu peux dédier ton ode à Gallimard. Mon nom ne lui sert plus de rien et elle ne sera pas moins belle d'un seul mot si tu la gallimardises. [...]"

Si la lettre ne fut pas envoyée (car, à notre connaissance, la correspondance entre les deux amis est restée muette sur ce point), des propos durent être échangés qui, à la faveur de la rare qualité de leur entente, suffirent probablement à apaiser les remous de ce début de querelle.

Le 12 février suivant, Louys rapporte dans une autre lettre une expérience à laquelle il vient de se livrer et qui révéla une coïncidence « absolument inexplicable par le hasard » (BNmss). Et il ajoute : « Ces petites expériences me font peur parce qu'elles réussissent trop bien. » Enfin il conclut sa lettre par cette brève mention : « Que devient la Pythie ? ».

La réponse de Valéry fut fulgurante. C'en était trop pour lui. Cette expérience ingénument relatée par son ami faisait revivre en lui un jeu atroce de coïncidences dont il fut à la fois l'instigateur et la victime en 1891 et 1892 et qui connut un paroxysme le 10 novembre de cette année-là. Aussi rappelle- t-il avec véhémence cette fameuse soirée du 10 novembre où s'étant précipité aux Champs-Élysées pour assister à une séance des concerts Colonne, il crut « voir à travers le cercle en face de [lui]-même, assise, accoutumée, [s]on démon de ces mois morts »12.

Je reviens à toi Pythie. Je commence par te rappeler que toute ma vie intellectuelle est dominée par l'événement du 10 novembre 1892. A

11. La lettre s'est vendue depuis. Voir le catalogue de la vente, « Bibliothèque André Schück », Paris, Drouot, 12-13 mai 1986, n°296.

12. Il s'agit de Mme de Rovira, cette Montpelliéraine pour laquelle Valéry éprouva la plus vive passion sans qu'il se fût jamais fait connaître d'elle. Elle transparaît dans ses écrits intimes sous le nom de « la Méduse ». Ce fragment de lettre à Louys est cité par Octave Nadal dans son « Introduction » à Paul Valéry — Gustave Fourment. Correspondance 1887-1933 ([Paris, Gallimard, 1957], p. 28).

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peine revenu à Paris pour m'y fixer, je fus victime d'une coïncidence qui fut la plus forte de toutes celles qui m'avaient réduit à l'absurde pendant les années 91 et 92, et finalement contraint à la fuite. Ce moment fut dangereux. Je me suis jeté dans une espèce de rigueur pour me sauver de la gueule des sottises, lesquelles prennent la figure d'expériences toujours bien réussies sur l'immanquabilité de l'impro- bable. [...] je bondis et réagis toujours contre toutes les apparences d'occulte. Don cruel! Maître immonde — cesse! -13

Gordon Millan, dans son ouvrage sur Pierre Louys14, a lon- guement parlé de cet épisode et de l'importance capitale qu'il revêt dans la biographiç intellectuelle de Valéry. La trop fameuse « Nuit de Gênes » a sûrement existé ; mais elle ne constitue qu'une étape de cette crise douloureuse qui atteindra son point culminant le 10 novembre 1892. Valéry confirmera d'ailleurs cette vue des choses dans une note de l'un de ses Cahiers de 1933 : « Je pratique, depuis 1892, le système que j'ai créé au mois de novembre de cet an-là, 12 rue Gay-Lussac — Et que j'ai créé par nécessité — » (C, XVI, 322/Cl, 835).

Le souvenir de cette crise resta présent en Valéry tout au long de la genèse de La Pythie et il se plut, à maintes reprises, dans les Cahiers de l'époque, à démonter les ressorts de cette Pythie hagarde et révulsée, en proie au dieu. Ainsi dans le Cahier « 1 », qui couvre la période allant de mai à octobre 1918, on peut lire ces propos qui se rapportent très probablement à La Pythie, alors sur le métier : « La musique (et parfois les lettres) fait des émotions "synthétiques" au sens des chimistes. [§] Elle fait de la tendresse et de la fureur comme on fait de l'alcool de toutes pièces. » (C, VII, 24).

Quelques pages plus loin, dans le même Cahier, Valéry reprend la même idée : Restent donc quelques états et sensations analogues à certains effets musicaux de grande puissance, ou à des émotions du genre irrésistibles — choc de coïncidences étranges ; souvenirs de rêves ; effets incommen- surables —

13. Cette lettre non datée qui s'est vendue lors de la dispersion de la biblio- thèque du château d'Écrouves, fut largement citée dans le catalogue de la vente (« Vente volontaire pour cause de départ au Château d'Écrouves près Toul (M. et M.) — Monsieur et Madame Serrières — P. Louys propriétaires — 30 juin 1934 et jours suivants », n° 189). De plus, celui-ci en reproduit un fragment en fac-similé. Voir aussi : VALms, 384 (copie).

14. Gordon MILLAN, Pierre Louys, ou le culte de l'amitié (Paris, Pandora Éditions, 1979), pp. 195-8. C'est d'ailleurs à lui que je dois la révélation de ce document exceptionnel. Je tiens à lui marquer ici toute ma reconnaissance.

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Mais précisément la musique lui fait voir que ces effets peuvent être obtenus par synthèse, comme la chimie fait l'odeur de rose etc.15

(C, VII, 86/C2, 598)

Valéry a choisi une position extrême. Celle-ci remonte à sa grande jeunesse lorsque, lecteur ébloui d'Edgar Poe, il crut découvrir dans La Genèse d'un poème une réponse aux pro- blèmes fondamentaux de la création poétique. Mais si Valéry a renoncé pour toujours à user des ressources d'un lyrisme généreux mais incontrôlé, sa position relativement à ce pro- blème de l'inspiration est en réalité plus nuancée que la plu- part de ses déclarations ne le laissent entendre. Une réaction à une tentation très forte ne peut être qu'extrême, quand il s'agit de préserver à tout prix un équilibre. L'excès engendre l'excès, même et surtout s'il y a effort à rebours. Mais lorsque sa réflexion se libère de résonances trop personnelles, Valéry ne dénie pas toute valeur à une certaine excitation nerveuse qu'il juge propice et même nécessaire à l'exercice poétique. Une note de l'été 1917 constitue une heureuse mise au point :

L'idée qu'en s'écartant de l'intellect, en s'enfonçant dans l'émotion, dans l'apparemment inconditionné — dans la liberté nerveuse — on approche de choses toujours plus précieuses — est une erreur et une absurdité. L'ivresse sans alcohol [sic], l'ivresse de soi n'est pas d'un rendement supérieur à l'autre; elle n'abonde pas en découvertes — Je tiens que [dans] ses commencements, l'excitation légère et maniable doit suffire. (C, VI, 611 / C2,1006)

Et il conclut avec une comparaison empruntée aux choses de la mer : « Il faut un bon vent, pas une bourrasque pour naviguer. »

Le poème parut dans le numéro de février des Écrits nou- veaux (t. III, n° 14, févr. 1919). Cette parution suscita chez Louÿs une nouvelle effusion vibrante d'admiration :

Toi parti, je n'ai fait qu'un bond chez Paul-AEmile. J'ai demandé un Ecrit Nouveau, deux Ecrits Nouveaux, trois, quatre, cinq, — et je res-

15. Dans des notes préparatoires à « Note et digression », et qui sont probable- ment contemporaines de ce débat opposant Louÿs à Valéry, nous avons recueilli cet extrait :

Le prophète, la pythonisse, l'astucieuse simplesse des ... Parsifaux me faisaient l'effet de masques. 1...1 Les sauvages artificiels, artificiellement hagards me donnaient le mal de mer.

(BNmss, « Léonard de Vinci » 1, f. 120 vO)

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sens encor la transe colossale à l'heure où je t'écris. Elles sont — les Déesses — et elles inspirent.

Le lyrisme que tu as retenu de la Pythie est phénoménal, c. à d. visi- ble au-delà du rhytme [sic] et du timbre.

Je me sens auréolé de ta dédicace. (BNmss)

Comme nous le voyons, Louys ne tient aucun compte des propos que venait de développer Valéry sur la nature du lyrisme en poésie et la source de cette « transe colossale »... Valéry répondit aussitôt, touché par la chaleur de cet élan :

Mon vieux Petrus, tu m'écris des choses énormes qui me saoulent jus- qu'à noyer un peu ma colère. Je ne dérageais plus d'avoir retrouvé la vivante amulette, et la plaine16 immense des airs, et Aphrodite, et un vers faux et l'affreux aspect.17 (d. p. 23 mars 1919)

La dactylographie nette et pure confiée aux Écrits nouveaux justifie la colère de Valéry à rencontre des interventions mal- heureuses de l'éditeur et de son manque de soin. Toutes les versions du poème attestent la lecture Aphroditè avec l'accent sur la dernière syllabe; et, pour amulette, il avait opté pour le genre masculin, s'alignant en cela sur l'étymologie du mot.

Nous avons retrouvé sur un feuillet isolé un commentaire de Valéry, dactylographié, portant sur huit difficultés — de caractère stylistique ou grammatical — soulevées par le texte des poèmes de Charmes18. Ce commentaire dévoile chez Valéry un souci remarquable de l'étymologie des mots et de leur his- toire ; un goût aussi — très accusé — des tournures et constructions anciennes. Or, autour du mot amulette, la glose est particulièrement abondante :

16. Au lieu de « plaie immense » (str. 16, v.7). La cpquille est grossière. 17. Cette lettre s'est vendue dernièrement en vente publique (« Bibliothèque

du professeur Millot », Paris, Hôtel George V, 15 juin 1991, n° 119 (2)). 18. Probablement peu éloigné dans le temps de la date de la parution de

Charmes, en 1922, ce commentaire était, selon nous, destiné à un ami très proche (Gide? Louÿs, Fontainas?) et fin connaisseur des pièges, nuances et dif- ficultés de la langue française. Cet ami avait dû soumettre à Valéry un question- naire (oral ou écrit?) recensant les principales difficultés rencontrées au cours de la lecture du recueil.

Il s'agit des expressions suivantes : « L'intense et sans repos Babylone [...] » (Air de Sémiramis, str. 16); « Toute sollicitude » (Ébauche d'un Serpent, str. 14); « Saisisse de marbre» (La Pythie, str. 6); « Si pure tu sois [...]» (Fragments du Narcisse, II, v. 8); « Affreusement - affreuse » (Fragments du Narcisse, III, 38 et La Pythie, str. 1); « Amulette » (La Pythie, str. 12); « Exer- cer » (La Pythie, str. 3); « Hydre » (Au platane, str. 5 et Le Cimetière marin, str. 23).

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Amulette est formé sur le neutre latin Amuletum. Donc masculin en Français, comme Templun, temple; exemplum, exemple, etc. L'Aca- démie consacrant l'erreur populaire (partagée par Chateaubriand et Hugo) a féminisé ce mot vers 1875, je crois. J'ai eu toutes les peines du monde à obtenir de l'imprimeur qu'il mît Vivant et non Vivante Amu- lette. (CAms 11, 219)

Quant au vers faux dont se plaint Valéry, il s'agit du vers 9 de la strophe 10 qui, dans le texte que donnent Les Écrits nouveaux compte neuf pieds au lieu de huit :

Mon abîme buvait les immenses Profondeurs...

Cependant, dans ce cas précis, il semble que Valéry doive s'en prendre à lui-même. En effet, si la dactylographie confiée à l'éditeur donne une version correcte du vers incriminé, un semis de variantes au crayon tout alentour (Chms III, 18) évoque un travail de retouche sur ce même document en vue de l'édi- tion des Odes en 1920. Ce que confirme le nouvel énoncé du vers 8 de la strophe 14, corrigé ici à l'encre : « Ton plectre a frappé sur mon torse » (19) venant remplacer dans les Odes l'énoncé ancien « Tu fis un plectre de mon torse » (voir infra, p. 572). Selon nous, cette dactylographie confiée effectivement aux Écrits nouveaux, aurait été redemandée par Valéry en vue de l'édition des Odes et subit à cet effet quelques rema- niements19.

Il est probable, enfin, que l'épigraphe ajoutée à l'encre sur cette dactylographie :

Non ego peccavi, sed gens tenebrarum.

(S. Aug.) (Chms III, 16)

est aussi un ajout de l'année 1920, bien que, dans les Odes, La Pythie soit donnée sans épigraphe. Valéry a retrouvé cet

19. L'examen attentif des variantes permet d'avancer l'explication suivante pour la strophe 10 : Valéry a tout d'abord écrit « Mon âme buvait les immenses », puis corrigea avec soin Mon âme en Mon abîme, omettant de rectifier la suite du vers pour le mètre. Lors de la reprise de 1920, l'essai en marge de quelques variantes précède l'ultime correction. C'est ainsi qu'on peut lire « Je buvais l'âme », puis « Je faisais miennes », et enfin « Mon abîme a bu », travail dont l'aboutissement est le report à l'encre de la correction a bu au-dessus de buvait (C/imsIII, 18).

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extrait de saint Augustin dans son cahier « fourre-tout » (Cah. Ch II, 33) où il l'avait noté (au printemps 1919) au-dessous de celui, emprunté à Ovide, qu'il avait élu pour le « Narcisse » : « Cur aliquid vidi » (voir infra, p. 670). Une allusion commune à une faute obscure dans l'une et l'autre épigraphe, tisse un lien imprévu entre la figure délicate du « Narcisse » et la Pythie « affreuse », « aux flancs mugissants ».

Enfin, on peut, à l'instar de Valéry, déplorer « l'affreux aspect » du texte des Écrits nouveaux : le blanc ménagé entre les strophes est trop important. Le texte manque d'assise et de densité.

Pierre Louys ne fut pas le seul à ressentir la « transe colos- sale » qui secoue le poème. Le 14 avril 1919, Edmond Jaloux fait part à Valéry de son enthousiasme : « Je n'ai jamais pu en lire plus de quatre strophes d'un seul trait, tant l'ivresse Lyrique et la saturation de pensée d'un tel verbe me secouaient et m'enivraient. » (BNmss). Et il continue en situant Valéry par rapport aux divers courants de poésie qui se partageaient alors l'engouement du public : « Entre les déplorables disciples de Mme de Noailles qui s'abandonnent à la plus molle nervo- sité et les désorganisations cubistes, vous nous rendez le sens de notre tradition véritable. »

Dans sa réponse, Valéry commente à Edmond Jaloux ce retour à la tradition qui ne s'est pas effectué, selon lui, de propos délibéré : La vérité vraie n'est pas que je m'essaye à restituer les maîtres, et la volonté délibérée de rejoindre la grande tradition ne fut pas en moi. Ce qui m'est arrivé est, d'ailleurs, beaucoup plus intéressant. Je ne me suis guère nourri que des modernes, ceux que vous savez; vous savez aussi où, généralement, ils conduisent... Eh bien ! Ils m'ont conduit tout autre part... ! [...] Je ne dis pas que j'ai réinventé la strophe de X-8 dont je me suis servi. Mais l'idée de m'en servir, et presque — le besoin — , ou, si vous l'aimez mieux, — le simple fait de considérer un beau jour, cette vieille strophe — comme possible, — comme souhaitable, — et enfin, comme — favorable —, voilà ma contribution. (VALms, 5775)

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amorce d'une mise au net dactylographiée et nouveaux poèmes

Il y avait fort longtemps que Valéry n'avait usé de sa machine à écrire pour recopier ses poèmes. Depuis la reprise poétique de septembre 1917 — si l'on excepte les ultimes ver- sions de Palme en mai 1918 —, Valéry a exclusivement tra- vaillé la plume à la main. En mai 1918, à Paris, il a noté ses esquisses poétiques sur deux cahiers de brouillon (Cah. Ch II et IV). À L'Isle Manière, il n'eut point de machine à écrire à sa disposition; et, de retour dans la capitale, en octobre, il continua d'utiliser pour la mise au net de ses poèmes, le Cahier 1 de Charmes qu'il avait ouvert à cet effet à la fin du mois d'octobre 1917.

Une argumentation, reposant sur des critères à la fois internes et externes, nous conduisit à rapprocher certaines étapes des poèmes Abeille spirituelle (Chms II, 140), Cantique des colonnes (Chms 1,50-51), L'Heure (Chms II, 19), Les Grenades (Chms 1,243), La Ceinture (247), le « Narcisse » (AUmsl, 36), Poésie (C/!msI, 66), Équi- noxe (C/imslI, 32), et Air de Sémiramis (Coll. part.). Lorsque nous eûmes constaté que tous ces poèmes avaient été l'objet d'une mise au net dactylographiée, notre conviction en fut puissam- ment renforcée, et cela, d'autant plus cp.i? la plupart de ces poèmes se regroupaient d'eux-mêmes et fort naturelle- ment —, selon la nature, bien caractérisée, des supports de papier.

"L'Abeille" et "À Gênes" Dans la même lettre du début de janvier où il annonçait à Louys l'envoi à l'impression de La Pythie, Valéry recopie à cet ami très cher un petit poème dont la date de composition doit être fort récente et qui semble être un pur don des dieux. Il fait précéder sa copie d'un long préambule — mi-sérieux, mi-badin, comme à l'accoutumée — où il parle de ce silence de vingt années, lourd de conséquences, qui précéda son retour à la poésie :

Toute cette production qui m'est venue depuis 1914 a été précédée de vingt ans de réflexions qui ne tendaient pas à elle. [...] Mais, le vers [...] a trouvé dans ce chantier d'étranges établissements; et des méthodes de

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travail auxquelles il a fallu qu'il se soumette. Cet appareillage fonc- tionne sans pitié. Quand on y met le doigt, il amène à soi tout le corps. [...] Voilà pourquoi quand on voudrait écrire : Ueber eine einfache gruppe von 360 Ebenen Collineationen20, ou quelque chose analogue, on voit se former sur le papier, inexplicablement, des

Quelle, et si fine et si mortelle (VALms, 284) L'invention n'est pas morte, on le voit, chez Valéry, mais ce

sont de petites pièces qui voient le jour lors de cette reprise : L'Abeille, Le Vin perdu, Aux vieux livres, etc.. Le « Nar- cisse » pose le cas très particulier d'un poème né de l'éclate- ment et de la dislocation d'une pièce ancienne. La transforma- tion de la chrysalide fut lente et très progressive, bien que la poussée fût extrême ; et l'éclosion proprement dite fut tardive.

On est en droit de se demander si l'apparition soudaine de ce petit poème est aussi inexplicable que Valéry veut bien le dire. En effet, la liste de poèmes qu'il avait établie au début du mois de novembre précédent, au verso du feuillet 4 du Cahier 1 de Charmes, révèle le ferme propos d'écrire une ou deux pièces légères, odelettes ou épigrammes alexandrines, dont le goût refleurit au XVIe siècle chez ces remarquables hellé- nistes que furent les poètes français d'alors. Deux titres en accolade ressortent, en effet, de la série de titres notés en marge de la liste principale :

/ Heure 17 1 I Canzone 23 2 \ Gênes 14 1 <ÎGalatée ) n le Dard) 1 I Sylphe 16 1 l J[eune] Fille (Cah. Ch 1, 4v°)

Le poème « Galatée » ne fut jamais écrit; mais, de toute évidence, L'Abeille remplit le programme annoncé par cette mention « le Dard ».

20. Valéry n'avait de l'allemand qu'une connaissance très superficielle. Sa phrase contient de nombreuses incorrections de langue, l'orthographe est flottante (confusion dans l'usage de majuscules et minuscules) et le dernier mot, fabriqué à partir du verbe latin collinere (« aligner »), est un pur fruit de l'invention.

Cette phrase signifie à peu près ceci : « Quelque chose comme un modeste ensemble de 360 vers bien alignés (ou : à rimes plates?) ». Le sens se laisse perce- voir : Valéry songeait alors sérieusement à son nouveau « Narcisse » pour lequel il rêvait de retrouver le grisé et le lissé de la prosodie du grand siècle.

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Valéry fut conscient d'ajouter un maillon à cette longue chaîne de la tradition poétique occidentale. Ces quelques mots notés en septembre 1922 au verso d'une lettre d'un apiculteur renommé, Edmond Alphandéry, qui lançait une enquête sur les abeilles, le prouvent amplement : L'abeille est une pièce essentielle de l'ancien jeu de poésie introduite par les Grecs [...] Toutes les combinaisons d'une rose, d'un sein, d'une bouche, d'une idée avec cette petite danseuse dangereuse, et [phrase interrompue]. Ce labeur de séparation du plus doux, de ce qu'il y a de plus raffiné dans les plantes, la fleur; cette discipline qu'elles observent [phrase interrompue]. ( CTims 1, 59"/1) Ces réflexions soulignent aussi le lien privilégié qui, dès les ori- gines de la poésie en Occident, rapproche l'activité de l'abeille de l'exercice poétique. Cette grille métaphorique, qui servit de trame à l'Abeille spirituelle, n'est d'ailleurs pas absente non plus du nouveau poème en forme de sonnet et constitue l'un des niveaux possibles de lecture du texte.

La première ébauche de ce sonnet fut notée par Valéry au verso du deuxième état du Cantique des colonnes. On com- prend, à la vue de cette esquisse, que Valéry ait pu écrire à Louys qu'il a vu « se former sur le papier » ( VAl.ms, 2X4) le poème, tant le processus de composition s'achemine rapide- ment vers la perfection.

La tournure syntaxique du premier vers s'imposa immédia- tement dans sa singularité, mais une certaine hésitation se manifeste au niveau des adjectifs :

Ah [!] Quelle et si tendre et si fine devient :

fine Quelle et si douce et si mortelle

avant de se fixer définitivement :

Les rimes sœurs apparaissent spontanément : tout d'abord « corbeille », cette rime presque obligée, puis, par association d'idée, « dentelle » :

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Le second quatrain se forma à partir des mêmes couples de rimes, mais son énoncé fut de venue moins aisée :

Une brève réflexion, notée en marge, donne la clef des deux tercets en indiquant le changement de registre et la métamor- phose du réseau analogique :

Cette petite et vive douleur m'illustre d'un rubis et si vive j'ai besoin de sentir (VALms, 194in-4°)

Puis les deux tercets s 'énoncent, dans la même marge, mais - au-dessus, déjà presque parfaits :

Recopiée sur une demi-feuille (Chms 1, 249v°), cette version ne

21. Il semble qu'il faille situer ici une version manuscrite du poème conservée à la Fondation Johan B. W. Polak à Utrecht (voir pp. 1/386-7 une note à ce sujet). Elle est intitulée « Abeille ». Là encore, le verso comporte une version du poème Le Vin perdu.

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diffère du texte définitif que dans le premier quatrain où on lit :

Je n'ai jeté sur ma corbeille Qu'à peine un songe de dentelle. (Chms 1, 249vO)

et dans le second tercet, qui se conclut de la sorte : Par cette ardente pointe d'or Sans laquelle Psyché s'endort. (Chms 1, 249v°)

Enfin, Valéry fixa cette étape manuscrite en la dactylogra- phiant sur une autre demi-feuille (C/imsl, 59).

Le texte, qui est définitif à une exception près22, porte ici un titre : « La Pointe ». Parmi les variantes au crayon assez nombreuses qui constellent le texte, on reconnaît celles que Valéry a choisies pour la copie destinée à Louys où la fin du second quatrain s'énonce de la sorte :

Et vienne un peu de moi vermeille A la blancheur ronde et rebelle ! (VALms, 284)

Dans le second tercet, le mot offense, au vers 2, vient rem- placer le mot alerte auquel Valéry reviendra en définitive. Enfin une correction à l'encre, qui ne sera pas retenue, pro- pose une intéressante variante pour ce même vers : « infime » est corrigé en « intime ».

Valéry utilisa la seconde moitié23 de la feuille où il avait recopié L'Abeille (deuxième état ( Chms 1, 249v°)) pour dactylo- graphier une nouvelle version de À Gênes qui présente, en effet, quelques différences par rapport au texte du poème envoyé à André Gide en octobre 1917 (138).

" Cantique des colonnes " La composition de L'Abeille avait entraîné la révision du premier poème de ce titre (Abeille spirituelle). La reprise du Cantique des colonnes, qui reçoit ici son appellation définitive, est très certainement contemporaine de ce travail. Remettant sur le métier cette pièce, qu'il avait promise à son jeune ami

22. « Un peu de moi-même vermeille », au lieu de : « Qu'un peu de moi-même vermeille », énoncé que Valéry avait retenu à l'étape précédente du poème.

23. En rapprochant les deux demi-feuilles, nous avons vu se raccorder les deux moitiés d'un filigrane représentant un homme à cheval.

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André Breton pour le premier numéro de la revue Littérature24, Valéry commença, à l'accoutumée, par retoucher la version la plus élaborée du poème dont il disposait (Cah. Ch 1,32). Et il le fit généreusement. Puis il consigna trouvailles et remaniements dans une nouvelle version du poème (CTimsl, 50-51), l'usage de la machine à écrire soulignant son intention de fixer l'énoncé. Le nombre des strophes n'a pas varié, car l'élimination des deux dernières strophes de l'étape manuscrite précédente compense l'insertion de deux strophes nouvelles (strophes 8 et 11).

Pour l'ordre des strophes, Valéry a retenu les modifications qu'il avait indiquées par des traits fléchés; et la dactylogra- phie fixe d'abord la succession suivante : strophes 1 à 8, puis 10 à 18; enfin la strophe 9, plus une strophe qui ne sera pas conservée. D'autres mouvements s'ébauchent (telle l'interver- sion des strophes 11 et 18), qui n'auront pas de suite.

Il coche de rouge la strophe qui, par l'élimination des deux strophes de tonalité trop sombre relatives au « Maître » dis- paru et évoquant l'Hadès, se trouve être la dernière de la dac- tylographie :

Elle se rit de toi Tout de marbre envahi Dont le regard trahit L'âme devant sa loi. (C/!msl, 5 1 vO)

Il paraît hésiter à clore ce lumineux cantique par une note sarcastique. L'élimination de cette strophe entraînera le dépla- cement de la strophe 9, qui trouvera très naturellement sa place avant les strophes 10 et 11, formant avec elles deux une aimable triade de jeunes femmes « pieusement pareilles ».

Toujours insatisfait de la strophe 5, Valéry essaie diverses solutions :

24. On sait qu'André Breton avait porté aux nues l'auteur de La Soirée avec Monsieur Teste, mais qu'il alla vers lui avec moins d'élan depuis le moment où il le sut « aux prises avec les alexandrins plus ou moins raciniens de La Jeune Parque » : « Avec La Jeune Parque, M. Teste était joué, comme trahi. ». Néan- moins, il reconnut devoir beaucoup à Valéry et prononça à son sujet un éloge grave et profond : Avec une patience inlassable, des années durant, il a répondu à toutes mes questions. Il m'a rendu — il a pris toute la peine qu'il fallait pour me rendre difficile avec moi- même. Je lui dois le souci durable de certaines hautes disciplines. Pourvu que certaines exigences fondamentales fussent sauves, il savait d'ailleurs laisser toute latitude. Voir pour ces deux citations : André BRETON, Entretiens. 1913-1952, avec André PARINAUD (et al.) (Paris, Gallimard, 2e éd., 1952), pp. 40 et 17.

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avant de fixer son choix sur l'énoncé retenu pour Littérature :

Vois ! nos hymnes candides ! Quelle sonorité Nos éléments limpides Donnent à la clarté !

André Breton avait à cœur que le premier numéro de Littéra- ture25 parût le 1er mars 1919, comme il appert d'une lettre qu'il écrivit à Valéry le 25 février. Le tout jeune directeur de la revue naissante répondait au poète qui s'inquiétait du sort de son manuscrit :

Le commandant Féline26 vient seulement de me remettre votre mot. Je m'excuse de vous avoir laissé sans nouvelles de votre poème, bien qu'y tenant comme à la prunelle de mes yeux. Je compte vous porter les

25. Selon Breton, c'est Valéry qui aurait suggéré au groupe le titre de la revue naissante :

[Ce titre] est déjà chargé pour lui d'ambivalence, en raison du dernier vers de « l'Art poétique » de Verlaine : « Et tout le reste est littérature ». De son point de vue — celui de l'intellect — il ne peut manquer d'être plus favorable à cette « littéra- ture » du « tout le reste » qu'à ce que Verlaine entend lui opposer mais il rit sous cape et la perversité n'est sûrement pas absente de son conseil. En ce qui nous concerne, si nous adoptons ce mot pour titre, c'est par antiphrase et dans un esprit de dérision où Verlaine n'a plus aucune part.

(voir André BRETON, Entretiens... [op. cit.], pp. 45-6) Certes, Breton et ses amis refusent la littérature pour l'art « d'agrémenter, si peu que ce soit, les loisirs d'aulrui » ; mais ils sont tout occupés de mots. « Les mots sont libres [commente Blanchot parlant du Surréalisme], et peut-être peuvent-ils nous libérer; il ne suffit que de les suivre, de s'abandonner à eux [...]. ». C'est alors « la révélation du fonctionnement réel de la pensée par l'écriture automa- tique. Événement absolu où tout est réalisé, la découverte d'un " certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le commu- nicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçu contradic- toires". » (voir Maurice BLANCHOT, La Part du feu [Paris, Gallimard, 1980], pp. 95 et 98 : « Réflexions sur le Surréalisme »). Ces lignes s'appliquent très exac- tement à Agathe, texte étrange auquel Valéry travailla plusieurs années durant au tournant du siècle, sans pouvoir l'achever. Elles en définissent l'exacte visée. On comprend, dès lors, que Breton ait été émerveillé par cette tentative si hardie qui reflétait des préoccupations si proches des siennes, et qu'il ait si fortement insisté auprès de Valéry pour qu'il lui en confiât le manuscrit (voir infra, p. 424).

26. Pierre Féline était un des plus anciens amis de Valéry. Il habitait la même maison que le poète à Montpellier, rue Urbain V, et lui enseigna les rudiments des mathématiques et de la musique.

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épreuves demain et vous prier de les corriger pendant que je serai là. Le numéro doit tout-de-même être prêt samedi27.

(BNmss, Corr. gén., t. IV, f. 109)

Les épreuves ne comportaient pas la dédicace à Léon-Paul Fargue. Valéry en demanda l'insertion in extremis : « Si la composition n'est pas achevée, je désirerais que le nom de Léon- Paul Fargue figure en tête de mes Colonnes. » (c. dact., R.-v.).

Avant même la parution de ce premier numéro, André Bre- ton chercha à obtenir de Valéry qu'il continuât à lui accorder sa collaboration; et, dans une lettre datée du 9 mars, il lui expose ses souhaits avec une juvénile audace :

J'aimerais beaucoup vous revoir; je ne saurais bien conduire Littéra- ture sans vos conseils. Si généreux que vous veniez de vous montrer envers moi, j'espère que votre collaboration ne s'arrêtera pas au Can- tique des Colonnes. — Je pense bien souvent depuis certain soir à l'au- tre Monsieur Teste28 et au merveilleux Manuscrit29... Vous savez main- tenant quel est mon rêve. (BNmss)

Relançant Valéry le lundi 17 suivant, André Breton avança à nouveau le nom magique du manuscrit d'Agathe : « Aurez- vous mis quelque chose de côté pour un prochain cahier de Littérature? Pour être sûr de l'oser je vous prie tout-de-suite de vouloir bien lire à mes amis30 Le manuscrit trouvé dans une Cervelle, dont j'ai pu si mal leur parler. » (BNmss).

Valéry écarte l'idée de cette contribution dont on comprend qu'elle ait pu enthousiasmer la jeune équipe de Littérature. Un an plus tard, en février 1920, il leur confia, pour le numéro 12 de la revue, un autre de ses poèmes, Ode secrète ; puis toute collaboration cessa, la revue ayant résolument changé de cap à la suite de l'irruption explosive du mouve- ment Dada à Paris.

Les corrections manuscrites portées par Valéry sur le jeu

27. C'est-à-dire le 1er mars. 28. Il s'agit du morceau qui portera dans le « Cycle Teste » le titre de « Nou-

veau fragment relatif à Monsieur Teste ». 29. Le « merveilleux Manuscrit » s'intitulait alors " Le Manuscrit trouvé dans

une cervelle". Valéry l'avait tout d'abord baptisé Agathe et la fille du poète le fit paraître sous ce nom (Impression d'Alberto Tallone, fac-similé de Daniel Jaco- met, 1956).

30. Aragon et Soupault, les deux autres fondateurs de Littérature. Valéry leur avait accordé un rendez-vous pour le mercredi suivant.

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d'épreuves conservé dans le dossier du Cantique des colonnes à la Bibliothèque Nationale (CTimsl, 1,52-54), sont contemporaines de la seconde publication du poème dans le volume collectif intitulé La Pléiade31.

Elles font apparaître, en effet, le texte définitif de la strophe 5 :

Vois quels hymnes candides ! Quelle sonorité Nos éléments limpides Tirent de la clarté !32 (Chms 1,52)

D'autres annotations de ce jeu d'épreuves révèlent, en outre, un souci de prolonger le poème. On lit, en effet, en tête du premier feuillet :

Rechercher les quatrains épars (C/!msl, 52)

Parallèlement, il esquisse d'autres strophes, dont l'une prend appui sur un vers qu'il dut retrouver sur les premières ébauches du poème (Cah. C/:II, 29vo et VALms, 194 in-4°) :

Très belles et très sourdes [Pèse] comme la mer

le bourdonnement du temps Sourdes même à la mer Sveltes et non lourdes

éther (C/!msl, 53) Envisageant de l'insérer entre les strophes 10 et 11, il essaie

à nouveau cette strophe, mais sans succès, au verso d'une carte d'invitation (C/imsl, 55) et il en esquisse une autre qui, reprise sur un autre papier de fortune, demeurera en suspens :

31. Paris, Librairie de France, 1921. Le titre du poème y est précédé de l'article. 32. Mais les autres retouches en sont absentes : on sait que « claires ombres »

deviendra « belles ombres » (str. 12) et « joli jadis » sera corrigé en « profond jadis » (str. 16). Pour l'édition de Charmes en 1922, Valéry apportera une ultime retouche : dans la strophe 7, il remplacera « ongles » par « griffes ».

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À la fin de 1921 ou au début de 1922, Valéry, lors d'un ultime regard jeté sur ce poème, tentera de « sauver » cette strophe :

Nous manquons de repères chronologiques indubitables pour situer à la fin de cette opération de mise au net la composi- tion de deux nouveaux poèmes : Le Vin perdu et Aux vieux livres. Cependant, les indices que nous avons pu relever vont dans le sens de notre présomption (sans pourtant la confirmer absolument). En effet, la mention de ces deux pièces fut de toute évidence ajoutée par Valéry sur la liste de poèmes dres- sée à la fin de 1918, lors de la révision qu'il en fit quelques mois plus tard (Cah. Ch 1, 4vO et 5). Or cette révision est antérieure à la remise en cause des pièces maîtresses du recueil que sus- cita le retour de Gallimard au début de mars 1919.

Pour peu concluante qu'elle ait été, cette tentative de mise au net du mois de janvier 1919 eut pour effet, en relançant l'écriture, de ranimer l'invention.

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" Le Vin perdu " Le motif du vin dans la mer était annoncé depuis longtemps déjà dans les brouillons. Brèves apparitions, suivies d'éclipsés, ces quelques témoins manifestent une manière de rumination intérieure, un lent mûrissement qui devait — nous osons le dire —, par une sorte de nécessité, aboutir à un poème.

Nous savons quelle fascination exerçaient sur Valéry les découvertes du monde scientifique. La loi de Carnot qu'il connut très tôt (du moins, la seconde loi de la thermo- dynamique, qui définit l'entropie, c'est-à-dire le principe de la dégradation de l'énergie se traduisant par un état de désordre toujours croissant de la matière), imprègne profondément son psychisme et sous-tend chez lui maintes figures et schèmes poé- tiques. Les rougeurs d'un couchant, le rose d'une joue et les phénomènes apparentés font apparaître comme par réflexe et dans leur sillage immédiat, le contexte scientifique de cette loi.

L'imagination chez Valéry semble fonctionner à l'inverse du commun des poètes. La configuration de son espace intérieur, peuplé d'images favorites (ou même obsédantes) qui orga- nisent et structurent cet espace, doit beaucoup à ses lectures scientifiques, dans le domaine de la physique surtout, qui engendre figures et modèles pour exprimer ses lois. Doué d'une sensibilité « intellectuelle », il résonne d'abord aux figures abstraites qu'il anime et charge de connotations sensibles. L'imagerie traditionnelle des poètes (la seule, peut-être, que la musique nécessaire au vers puisse apprivoiser) n'est que le revêtement charnel de celles-ci. À rebours, une image emprun- tée à la nature renvoie souvent chez lui à une figure relevant d'un domaine de la science qui, selon la parole de Tityre dans le Dialogue de l'Arbre « ouvre [...] les trésors des ténèbres du vrai » (Œ, II, 180)33.

Ce poète amoureux des sciences laissait donc errer les tentacules du rêve à partir des figures (ou configurations mentales) que lui proposait la science de son temps. C'était nouer l'abstrait et le concret et faire travailler « un songe dans le vrai » (Chms II, 178). Et de même que certains ont la capacité

33. Si nous insistons sur l'origine de type réflexe de ces alliances mentales, nous n'ignorons pas les interventions volontaires de Valéry : il lui arrive souvent de recourir à un réseau d'images empruntées à la science pour tenter de maîtriser un influx émotif trop puissant.

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de concevoir à partir de théories fondées en abstraction, des modèles ou structures représentables, selon un processus voi- sin, ces théories s'épanouissaient chez Valéry en images qu'il privilégiait par la suite, telles les images de l'anneau de fumée, du rayonnement noir ou, précisément, du vin se diluant dans l'étendue marine. Ces images, toujours prêtes à affleurer, habi- taient sa conscience profonde, véritables créatrices de champs, au sens scientifique du mot, et drainant vers elles d'autres images moins prégnantes.

Il semble, cependant, que les prodigieuses découvertes de la science et la vulgarisation de celles-ci, dans les domaines de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, aient renouvelé les capacités à imaginer de l'homme moderne. Un fait considérable est intervenu : le changement d'échelle de la vision. L'esprit ne travaille plus tant selon ce qu'il voit à l'œil nu que selon les paysages que lui révèlent le télescope et le microscope. Moins favorisé que nous à cet égard, Valéry fait figure de précurseur.

Ce motif du vin dans la mer apparut dès le mois d'octobre 1917 avec le troisième état de Ode secrète, poème destiné, en partie, à illustrer cette fameuse loi de perte. En effet, dans le sillage de la sixième strophe qui s'énonçait alors de la façon suivante, avec des variantes révélatrices :

apparaissent les premiers linéaments d'une huitième strophe centrée sur ce motif du vin :

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Au mois de juillet 1918, l'allusion réapparaît au verso d'un état de La Ceinture, par contamination thématique. Le motif s'enrichit, cette fois, d'une réminiscence d'ordre culturel ; le geste rituel de la libation est clairement évoqué :

Mais celui qui jette dans l'onde Une coupe de vin réponde Mais comme une coupe dans l'onde Perd son vin

rose fumée ( Chms 1, 246vO)

Enfin, une double allusion se déchiffre sur le troisième état du poème, que nous situons aussi en juillet 1918 :

Tout d'abord, ces mentions brèves :

Une ceinture se dissoudre Comme le vin dans

l'océan (Cah. Ch 1, 15)

puis, en bas de page, et en marge, ce vers : « Qui dans la mer verse son vin », que Valéry songe à rattacher à une cin- quième strophe non retenue débutant ainsi : « Légère pourpre, pas dans l'or ». Cette présence insistante du motif laissait pressentir l'imminence d'un nouveau jaillissement poétique. Un poème demandait à voir le jour.

Notée au verso du deuxième état du poème L'Abeille, la première ébauche du Vin perdu jaillit avec une aisance incom- parable. La forme du sonnet s'imposa tout de suite et ce premier énoncé n'appellera que des retouches de détail pour les deux quatrains et le premier tercet. Seul le second tercet fera buter le poète.

Le vin perdu —

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L'étape suivante34 sera une mise au net dactylographiée, deux mois plus tard. Le Vin perdu est peut-être le seul poème, avec L'Abeille, de Valéry à ne pas avoir déclenché, sitôt jeté sur le papier, le processus indéfini de la réécriture.

Le premier tercet restera inchangé et trois menues retouches suffiront à Valéry pour donner au second quatrain et au pre- mier tercet leur poli définitif. Seul le second tercet qui — refermant le sonnet, en livre aussi la clé — ne fut point d'une venue facile. La reprise du Vin perdu en ce mois de mars 1919, confirme la perplexité du poète, dont la dactylo- graphie s'interrompt à la fin du premier tercet.

Les notes manuscrites qui couvrent le reste de la page essaient de formuler le second tercet fondé, comme à l'accou- tumée, sur un choix préalable des rimes : le mot mer appelait amer et le couple de rimes démence/immense, déjà attesté sur la première esquisse du poème, est ici retenu :

34. Il conviendra peut-être de situer ici une version du poème conservée à Utrecht (voir supra, p. 420n. 21). Là aussi, Valéry utilisa le verso d'une version de L'Abeille.

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Valéry a jeté pêle-mêle les pièces du puzzle (les touches fines des variantes rappellent le harcèlement de l'insecte), mais l'ajustement des morceaux s'avère épineux, et cela d'autant plus que le poète se voit en quelque sorte contraint de modi- fier sa vision initiale toute centrée sur la notion d'entropie. L'image de la dilution d'une goutte de vin pur dans l'immen- sité marine conduit à l'image opposée : celle de l'ivresse des ondes35. On expérimente par là l'étendue du pouvoir des mots en poésie qui conduisent l'énoncé selon leurs lois et leurs voies propres, aux dépens, bien souvent, du poète lui-même qui les manipule et s'en voudrait le maître. Mais s'il doit par- fois s'avouer vaincu, et concéder aux mots une puissance qui lui échappe, Valéry sait admirablement recouvrer l'avantage en saisissant l'opportunité qui s'offre à lui. Le cas présent est, à ce titre, exemplaire : prenant appui sur l'apparente contradic- tion des termes, Valéry donnera à cette chute du sonnet, par la force du contraste, un relief et une vigueur très remarqua- bles. Néanmoins à cette étape du travail, la solution n'est pas encore trouvée. Le poème reste donc en suspens.

35. Valéry évoqua ce retournement de la loi physique dans la deuxième lettre sur « La Crise de l'Esprit », exactement contemporaine de cette version du poème ; cependant, il oppose à la diffusion le retour à la pureté du vin jeté dans la mer, et non l'ivresse générale des ondes (voir aussi infra, p. 684) :

Une goutte de vin tombée dans l'eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement...

Ce phénomène de Cana n'est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l'oppose à la diffusion. (Œ, 1, 999)

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le fer de premier plat est inspiré d'un croquis de Valéry figurant sur la couverture d'un cahier de 1917

un fascicule de 40 pages ISBN 2-256-90999-9 (04/96) [30F]

tome II : un volume de iv + 414 pages [418 p.] ISBN 2-256-90887-9 (04/96) [520F]

non vendus séparément MINARD 550F (04/96)

exemplaire conforme au Depot légal a avril 1996 bonne fin de production en France

Minard 45 rue de Saint-André 14123 Fleury-sur-Orne

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