Chemins de Heidegger

  • Upload
    vince34

  • View
    228

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    1/259

    1Les chemins de Heidegger

    Hans-Georg GADAMER

    Tradution, prsentation et notes par

    Jean GRONDIN

    Librairie philosophique J. VrinBibliothque des textes philosophiques

    ISSN 0249-7972ISBN 2-7116-1575-8

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    2/259

    2

    Avant-propos du traducteur .................................................................... 3Prface................................................................................................... 121. Existentialisme et philosophie de lexistence (1981)........................ 142. Martin Heidegger 75 ans (1964) .................................................... 263. La thologie de Marbourg (1964) ..................................................... 394. Quest-ce que la mtaphysique? (1978)...................................... 535. Kant et le tournant hermneutique (1975) ........................................ 576. Le penseur Martin Heidegger (1969)................................................ 677. Le langage de la mtaphysique (1968) ............................................. 748. Platon (1976)..................................................................................... 859. La vrit de luvre dart (1960)...................................................... 9710. Martin Heidegger 85 ans (1974) ................................................ 11211. Le chemin vers le tournant (1979)................................................ 12212. Les Grecs (1979)........................................................................... 13813. Lhistoire de la philosophie (1981)............................................... 15114. La dimension religieuse (1981)..................................................... 16415. tre Esprit Dieu (1977) ................................................................. 17916. Du commencement de la pense (1986) ....................................... 19317. Le retour au commencement (1986) ............................................. 21518. Lunit du chemin de Martin Heidegger (1986) ........................... 241Index nominum ................................................................................... 257

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    3/259

    3

    Avant-propos du traducteur

    Ce livre offre dabord une formidable introduction la pense de MartinHeidegger, comme il y en a peu et comme il ny en aura plus. Tmoin de lapremire heure, lve et ami personnel de Heidegger, grand philosophe ethermneute, Gadamer, qui est n en 1900 et qui nous a quitts le 13 mars2002, a suivi de trs prs le parcours de son matre travers tous les dtoursde son chemin de pense et les vicissitudes de son sicle. Prsent au dbut deson enseignement rvolutionnaire Fribourg en 1923, donc avant que laparution dtre et tempsen 1927 ne lui confre une notorit mondiale,Gadamer a aussi pu porter un regard sur la porte historique de son oeuvreaprs sa mort en 1976. Aristote et Ricoeur ont bien raison : ce nest quaprs

    la mort dun individu que lon peut vraiment saisir la signification de sonexistence. Cest pourquoi Les Chemins de Heidegger nont paru quen 1983.Mais celui qui retrace alors le cheminement complexe de Heidegger, soixanteans aprs lavoir rencontr, la connu dans sa premire fracheur, donc avantlexistentialisme, avant la dconstruction et bien avant que lditionmonumentale de son uvre ne permette de le ranger dans le panthon desclassiques de lhistoire de la pense. Il a surtout t le tmoin privilgi de sespremires motivations, la fois philosophiques et religieuses, mais aussi de laconstellation dans laquelle il est apparu et quil a si profondmentmtamorphose. Gadamer a, en effet, aussi ctoy ses premiers interlocuteurs,Edmund Husserl, Max Scheler, Nicolai Hartmann, Karl Jaspers, Karl Lwith,Hannah Arendt, Rudolf Bultmann, Werner Jaeger, Leo Strauss, mais aussiPaul Natorp, mort en 1924 et qui avait dirig sa thse de doctorat sur Platon en1922. Il a assist au succs foudroyant dtre et temps, mais comme tantdautres lves de Heidegger, il trouvait que son matre ny tait peut-tre pasassez lui-mme, parce quil sy appropriait dune manire un peu tropartificielle tout le vocabulaire de la philosophie transcendantale de Husserl,quil critiquait pourtant avec tant de vhmence dans ses cours. Il na donc past surpris de voir Heidegger prendre un tournant aprstre et temps. Il sen

    est rendu compte quand il est all entendre ses confrences sur lorigine deluvre dart Francfort en novembre 1936. Ctait un nouvel Heidegger, quistait manifestement remis de son garement politique1, mais qui sinspirait 1 Cf. la lettre de Gadamer Lwith du 12 dcembre 1937 (cite dans ma biographie deGadamer : Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Tbingen, Mohr Siebeck, 1999,180) qui fait tat dune visite auprs de Heidegger, o celui-ci aurait lui-mme parl de lpisode fatal de 1933.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    4/259

    4maintenant beaucoup de la posie et de Hlderlin. Gadamer a continu de lefrquenter durant les dures annes du rgime nazi, quand la terreur totalitaireavait pour effet de resserrer les liens personnels, puis aprs la guerre quandHeidegger sest subitement retrouv isol en Allemagne. Il avait t suspendude ses fonctions luniversit de Fribourg au moment o lexistentialisme, quilui devait peu prs tout, tait la mode de lheure partout ailleurs dans lemonde. Gadamer a contribu le rhabiliter, en faisant paratre un recueildhommage pour son soixantime anniversaire en 1950, en le faisant lire lAcadmie de sciences de Heidelberg, o il linvita souvent et o il organisaun colloque pour son 80e anniversaire en 1969 et, bien sr, en faisant lui-mme de lhermneutique phnomnologique dans lesprit de Heidegger. chacune des tapes du parcours de Heidegger, Gadamer tait donc prsent, etfascin dy tre, mais il tait encore l quand son chemin sest termin pournous dire ce qui stait pass au juste, ce que signifiait ce langage prodigieux,mais difficile, quavait invent Heidegger et ce quil recherchait au justequand il mettait en question, et depuis le dbut de son itinraire, tout lhritagede la philosophie occidentale.

    Plus quune introduction, ce livre est donc un tmoignage, un mmorial,un monument, mais surtout le fait dune rencontre exceptionnelle. Cest quede tous les lves immdiats de Heidegger, Gadamer est sans aucun doutecelui qui a dvelopp luvre la plus autonome, la plus rflchie, quand il afait paratre son uvre matresseVrit et mthode, en 1960, le premier etpeut-tre le seul vritable chef-duvre de la philosophie allemande depuistre et temps.

    Mais bien avant que cet ouvrage ne voie le jour, Heidegger avait djreconnu en Gadamer son lve le plus brillant. En 1945, alors que toutindiquait quil allait tre suspendu de ses fonctions luniversit de Fribourg(il allait ltre jusquen 1951), cest Gadamer quil avait recommand commeson successeur2. Aprs tout, Gadamer avait eu lheureuse ide de se consacrer

    2 Cf. la lettre de M. Heidegger R. Stadelmann du 1er septembre 1945, dans le t. 16 de laGesamtausgabe, 2000, 395 : En premier lieu, je recommandeGadamer (Leipzig); mais je ne sais pas o il se trouve lheure actuelle. Pour ce qui est de lenvergure spirituelle,mais aussi comme enseignant et comme collgue, cest trs certainement le meilleur (der Wertvollste). Cest lui que je souhaiterais avoir comme successeur, si on devait en venirl . Cf. aussi la lettre R. Stadelmann du 30 novembre 1945 (GA 16, 407) : Gadamerest, par ailleurs, un excellent professeur, qui jouit dune grande exprience et qui aimebeaucoup enseigner. Il ma crit rcemment depuis Leipzig, o il est doyen, pour me direquil aimerait bien aller dans une universit plus petite. [] Pour les tudiants commepour le travail la facult, Gadamer serait encore plus important; cest le professeur n,avec beaucoup de distinction (aumeilleur sens du terme) - mais il possde un horizon trs

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    5/259

    5aux Grecs, Platon et Aristote, aprs avoir t bloui par sa premirerencontre avec Heidegger, alors que la plupart de ses lves se contentaientdimiter leur matre. Malgr toute lestime quil avait pour lui, Heideggertrouvait cependant que Gadamer tardait beaucoup crire. Non, mais quandva-t-il faire paratre un livre substantiel? , demandait-il parfois ses amis aucours des annes cinquante3.

    Mais Heidegger sous-estimait peut-tre lombre quil projetait sur sonlve. Gadamer la dailleurs avou : crire reprsenta pour moi et pourlongtemps un vritable tourment, javais toujours la damne sensation queHeidegger regardait par-dessus mon paule! 4 Pas facile dcrire quand on aun tel matre et quon sait quil sagit dun nouvel Aristote ou dun autreHegel. Deux types dcriture sont alors souvent pratiqus, limitation pnibledu matre ou encore le parricide qui consiste adopter htivement un point devue critique qui se prtend plus fin que le matre : Heidegger aurait ignor ceciou cela, la dimension sociale, lthique, la logique, les sciences, le corps, sapense ne serait que le reflet de sa classe sociale, etc. Sachant qui il avaitaffaire, Gadamer a prfr attendre.

    lvidence, linterprtation de Gadamer a t longuement mriepuisque le philosophe de Heidelberg sest gard dcrire sur Heidegger avantdavoir atteint lge de soixante ans, lanne o - la concidence nest pasbanale - parut son propre chef-duvre. Tout se passe comme sil avaitattendu la publication de son ouvrage - et la prise de position autonome quilsignifiait - avant de se risquer parler publiquement de son matre. Et il ne ladabord fait qu la demande expresse de Heidegger, puisque cest celui-ci quila invit crire une petite prface ldition spare de son essai Surlorigine de luvre dart en 1960.

    Il est assez frappant de remarquer que dans son uvre matresse,Vrit et mthode, Gadamer parlait assez peu de Heidegger. Lorsquil se rclamait,avec force, de la tradition humaniste au tout dbut (!) deVrit et mthode, ilnvoquait pas du tout la Lettre sur lhumanisme, o son matre marquait, aucontraire, toute sa distance par rapport lhumanisme. Sil sinspiraitvidemment dtre et tempsen parlant du cercle de la comprhension (mais

    large, dune grande ouverture, et reste encontact immdiat avec les choses elles-mmes.Si, bien sr, on devait demander mon avis Fribourg sur la question, cest donc Gadamerque je nommerais en premier lieu comme successeur. 3 Cf. Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Tbingen, Mohr Siebeck, 1999, 300.4 H.-G. Gadamer, Autoprsentation , dans La Philosophie hermneutique, PUF, 1996,29.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    6/259

    6quil comprenait dune manire assez diffrente de son matre5), Heideggerrestait aussi assez absent des dveloppements que Gadamer consacrait lavrit de lart ou la puissance ontologique quil reconnaissait au langage,thmes qui sont pourtant immensment heideggriens. Cest sans doute parceque Gadamer a lui-mme mis un certain temps se rendre compte de ce quidistinguait son propre projet de celui de Heidegger. Ces diffrences sontbeaucoup plus videntes partir de ce livre consacr auxChemins de Heidegger , qui na paru quen 1983, comme si Gadamer navait jamais cessdy travailler. Comme le confirment dailleurs les publications plus rcentesencore de Gadamer, on pensera notamment aux nouveaux essais consacrs Heidegger dans le tome 10 de sesuvres paru en 1995 et dans son recueildEssais hermneutiquesde 2000 ( Hermeneutische Entwrfe), la rdaction desChemins de Heidegger ne sest peut-tre jamais arrte6.

    Si louvrage nous permet de beaucoup mieux comprendre Heidegger,son langage, son contexte, son interrogation et ses motivations profondes, ilnous permet donc aussi de mieux comprendre Gadamer lui-mme et lapportde son hermneutique, jaillie dune impulsion heideggrienne, assurment,mais aussi de la ncessit de lui opposer une rponse, qui repose, comme laphilosophie de Heidegger elle-mme, sur une patiente lecture de la traditionphilosophique occidentale depuis les Grecs. On verra, en effet, que la lecturegadamrienne de Heidegger reconnat une importance toute particulire laquestion du commencement , aussi bien au commencement de la penseheideggrienne elle-mme qu celui de la pense grecque. Va-t-il vraiment desoi que la pense grecque ne puisse tre vue que dans loptique (peut-tre plusaristotlicienne que platonicienne) de la mtaphysique, cest--dire que dans latrs troite mesure o elle aurait rendu possible la pense scientifique ettechnique, axe sur une explication causale et, partant, une matrise de ltant?Et est-ce vraiment chez les prsocratiques, que nous connaissons dunemanire si fragmentaire, donc trs mal, quil faut chercher une tout autre pense? Si cette pense doit vraiment se trouver en amont de la mtaphysique,pourquoi ne pas la rechercher chez Platon lui-mme? Cest, en effet, Aristotequi nous a appris voir en Platon dabord et avant tout le grand pionnier dunepense de ltantit ou de lessence, cest--dire de leidos qui serait cause et

    5 Cf. ce sujet les dveloppements sur le cercle hermneutique dans mon Introduction Hans-Georg Gadamer , Cerf, 1999, 121-128.6 Cest aussi le sentiment de Jrgen Habermas dans lhommage quil a rendu Gadamerpour son centenaire : Wie ist nach dem Historismus noch Metaphysik mglich? ,dabord publi dans la Neue Zrcher Zeitung, 12/13 fvrier 2000, 49-50; repris dans lecollectif Sein, das verstanden werden kann, ist Sprache . Hommage an Hans-GeorgGadamer , Francfort, Suhrkamp, 2001, 89-99.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    7/259

    7principe de ltant. Sil est vrai que Platon a prpar cette conception (ce quiest incontestable et ce que la lecture de Heidegger a assurment bien mis enrelief), il reste que, chez lui, la pense, ou la vision de lide, nest pas encorevraiment distingue dune certaine tradition de sagesse, la fois religieuse,mythique et potique, ni, bien sr, de lexercice du dialogue que noussommes. On oublie souvent que Platon ne connaissait pas encore la logique , que nous prsupposons avec une telle vidence quand nous lelisons. Il est vrai quil explique lide du Bien en se rclamant du modledu soleil, donc partir de lide de lumire, mais ce nest pas une lumire quenous sommes nous-mmes mme de saisir ou de contempler, puisque cestdans sa luminosit que nous baignons. Une pense qui chercherait senemparer resterait technicienne . Cest elle que les sophistes veulentenseigner, eux qui veulent argumenter propos de tout. Non, rpondPlaton, la pense de lide, et plus particulirement celle du Bien, se trouvebien au-del de toute saisie, mme si sa lumire est partout visible, commelatteste, avec tant dclat, lexprience du Beau. Gadamer pense donc icicontre Heidegger, mais avec lui : cest peut-tre Platon qui aurait t le grandpenseur de laletheia, cest--dire dune vrit qui claire et qui amnage uneclaircie, tout en se retirant elle-mme. En se distinguant ainsi de Heidegger etde son rapport Platon, la lecture gadamrienne nous aide porter un autreregard sur les Grecs et, par l, sur le sens de la pense occidentale. Cest doncnotre histoire que Gadamer nous aide dcouvrir.

    Introduction, tmoignage, rencontre, le livre de Gadamer est uneexplication philosophique de haut niveau, la fois personnelle et substantielle,qui nous fait entrer dans un passionnant dialogue. On sait que, pour Gadamer,il nest pas de philosophie qui ne procde de lexprience du dialogue. Toutesses interprtations philosophiques se prsentent dailleurs sous lgide delide de dialogue ou de dialectique 7. En 1931, son premier livre, issu desa thse dhabilitation de 1928, dirige par Heidegger, se consacrait Lthique dialectique de Platon, lequel ne proposait dailleurs, pourlessentiel, quune interprtation de lide de dialogue chez Platon. En 1971,cest sous le titre La Dialectique de Hegel quil sexpliquait avec le grandphilosophe souabe. Aprs Platon et Hegel, Heidegger est donc le troisimephilosophe majeur auquel Gadamer ait consacr un ouvrage dinterprtation.

    7 Cela est galement vrai des interprtations plus potiques de Gadamer. Son livre de1973 sur Paul Celan se tenait, en effet, sous le titre dialogiqueQui suis-je et qui es-tu?Commentaire de Cristaux de Souffle de Paul Celan (1973), traduit par E. Poulain, ActesSud, 1987. Un des recueils dinterprtations potiques de Gadamer paru en 1990 portaitle titreGedicht und Gesprch (Insel Verlag, Francfort, 1990),Pome et Dialogue.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    8/259

    8 Les Chemins de Heidegger est donc le dernier des grands recueilsdinterprtations philosophiques de Gadamer, mais au plan chronologiquecomme au plan philosophique, on devine quil sagit du dialogue le plusancien, le plus intime et le plus crucial. Cest que depuis sa rencontre avecHeidegger en 1923, Gadamer na jamais cess de sexpliquer avec celui quifut son matre, cest--dire de lui rpondre. On a beau dire, mais toutephilosophie vritable reste une explication avec ses matres, donc unerponse : Platon sexplique constamment avec Socrate, Aristote nen a jamaisfini avec Platon, Fichte avec Kant, Heidegger avec Husserl.

    Cest pourquoi Les Chemins de Heidegger est peut-tre le livre deGadamer qui, aprsVrit et mthode, sinon un titre plus minent que lui,prsente la plus grande unit, mme si les essais qui le composent datent depriodes diffrentes. Mais cette discontinuit contribue ici lunit delensemble puisquelle nous permet de participer plusieurs tapes dudialogue de Gadamer avec Heidegger. Il sagit donc dunwork in progress,dautant que louvrage, qui a dabord t publi en 1983, sest encore enrichide nouveaux titres lorsquil a t repris dans le tome III desuvresrassembles (GW) en 1987. Ces trois nouveaux textes, qui datent de 1986,portaient sur les commencements de Heidegger. Ils sont aussi traduits ici. Ils jettent un clairage prcieux sur le jeune Heidegger, celui davanttre et temps, qui se trouve aujourdhui au centre des recherches sur Heidegger.

    Quand il a dabord paru, en 1983, louvrage portait le sous-titre tudes sur luvre tardive ,Studien zum Sptwerk , titre qui na pas trepris, ou qui ntait plus visible, dans le tome III en 1987. Cest quelouvrage de Gadamer - et cela tait dj vrai du livre de 1983 - ne sintressepas seulement audernier Heidegger. Lintention de Gadamer est justement demontrer que le dernier Heidegger nest que le prolongement du premier, cest--dire du Heidegger davant tre et temps, que Gadamer a bien connu. Maiscest, bien sr, le dernier Heidegger et le parcours intgral de son uvre quinous permettent de mesurer cette cohrence et de comprendre lunit duchemin, ou des chemins, de Heidegger.

    La lecture gadamrienne de Heidegger revt videmment dautant plusdimportance et dautorit quelle est le fait dun disciple qui a lui-mmeprsent une philosophie autonome. On ne saurait trop dire si linterprtationde Heidegger est influence par sa thorie hermneutique ou si cest ellequi dcoule dune lecture de Heidegger. On sait queVrit et mthode jette lesfondements dune hermneutique, cest--dire dune conception philosophiquede linterprtation. Tous ses autres crits proposent des interprtations, tanttplus philosophiques, tantt plus esthtiques, qui conduisent cette philosophiehermneutique ou qui en drivent. Do deux lectures possibles de luvre de

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    9/259

    9Gadamer : on peut ou soutenir queVrit et mthode est la thorie (certains disent aussi la mthode) qui prside cette pratique delinterprtation - mais on prsuppose alors quil ny a pas dinterprtation, oude dialogue, sans mthode toute faite, toute interprtation ntant quelapplication dune approche, dune technique ou dune grille , ce queGadamer conteste - ou, au contraire, que lopus magnumnest que le condensdune pratique de linterprtation qui prcde la philosophie hermneutiqueelle-mme. Cette dernire lecture tait assurment celle de Gadamer : il ny apas de thorie qui ne procde de la pratique de linterprtation, suivant un motde Schleiermacher quil aimait beaucoup citer. Non, Gadamer na pas dethorie ou de mthodologie dicter linterprtation. Il cherche plutt faireressortir ce qui nous arrive quand nous interprtons, etmme quand noussuivons une mthodologie : nous sommes pris par une interrogation et nousentrons en dialogue. Cest un affreux malentendu que de voir en Gadamer unennemi ou un adversaire de la mthode ou de la mthodologie8. Son propos estailleurs. Il na rien contre la mthode, ni contre la mthodologie, qui onttoujours fait partie du travail hermneutique,a fortiori depuis le XIXe sicle, ilpense seulement quelle ne suffit pas si lon veut dcrire lexprience de vritqui est la ntre quand nous comprenons et que nous interprtons des textes,des histoires ou des tableaux.

    La lecture gadamrienne de Heidegger en est une qui a profondmentinfluenc les recherches heideggriennes en Allemagne, mais aussi enAmrique et dans le reste de lEurope. Le bilan rcent que DominiqueJanicaud a bross de lheideggrianisme en France9 montre que la rception dela lecture gadamrienne y a cependant t plus discrte, la prsence deHeidegger ayant surtout t assure par des mdiateurs comme Jean Beaufret,et son cole, qui ont davantage cherch traduire sa pense qu lui rpondre,ou par des penseurs comme Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, JacquesDerrida, voire Michel Foucault, qui ont construit partir des matriaux quilsont trouv chez Heidegger, mais dont lintention premire ntait pas doffrirdes interprtations cohrentes du parcours de Heidegger.

    Gadamer propose, lui, une lecture attentive de Heidegger, mais qui seveut une rponse philosophique. Il juge aussi svrement les striles imitationsde Heidegger que les rglements de compte que la grandeur de Heidegger na

    8 Cf.Gadamer in Conversation, edited and translated by R. E. Palmer, New Haven, YaleUniversity Press, 2001, 110 : I am not at all against method. I merely maintain that it isnot the only route of access to knowledge. How could I be opposed to method? I am aclassical philologist, who knows quite well what methods are .9 D. Janicaud, Heidegger en France, Albin Michel, 2001, t. I. Rcit; t. II. Entretiens.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    10/259

    10pas manqu de susciter. Le tmoignage de Gadamer nous apprend que lon nepeut lire - et critiquer - Heidegger sans penser par soi-mme. Mais il nousmontre aussi que pour penser par soi-mme, il faut avoir eu un grand matre.

    Note sur la traduction

    Certains des textes qui composent cet ouvrage avaient dj t traduitsen franais. Existentialisme et philosophie de lexistence (1981), Lathologie de Marbourg (1964), Quest-ce que la mtaphysique? (1978), Kant et le tournant hermneutique (1975), tre Esprit Dieu (1977)avaient dj t traduits dans LArt de comprendre, t. II, 1991; Le langagede la mtaphysique (1968) lavait t dans LArt de comprendre, t. I, 1982 et Lhistoire de la philosophie (1981) dans le cahier de LHerne consacr

    Martin Heidegger en 1983, 169-176. Si je me suis volontiers inspir de cestraductions - mais aussi de la traduction souvent trs bonne de John Stanley( Heideggers Ways, Albany, SUNY Press, 1994, traduction qui ma dailleursfait un peu hsiter sur le titre de luvre : les chemins ou les voies deHeidegger? ou encore ses sentiers?) -, toutes les traductions prsentes ici sontnouvelles, ne serait-ce que pour assurer une certaine unit la traduction.Elles sappuient aussi sur le texte dfinitif des uvres compltes de Gadamer,ce qui ntait pas le cas des autres traductions.

    Lorsque Gadamer explique lui-mme certains termes de Heidegger,comme ceux dEreignis ( vnement appropriant ), d Andenken ( pensecommmorante , souvenir ) ou d Anwesen ( prsence , domaine ), ilsnont pas toujours t immdiatement traduits puisque le propos de Gadamerest justement den claircir le sens, souvent en sinspirant de lusage allemandCest dailleurs lun des grands mrites de louvrage de Gadamer que deproposer une interprtation de Heidegger qui sinspire autant de sa mthode dela destruction . Gadamer nous rappelle, en effet, que le but de la destructionnest pas tant de dconstruire les concepts, que de les reconduire auxexpriences originelles qui leur ont donn naissance. La destruction , quinest pas le contraire, mais un autre nom de lhermneutique, se distingue

    ainsi par lattention quelle porte au langage, lequel porte toute intelligibilit.Toutes les rfrences tre et temps renvoient la pagination originale(SZ), reprise en marge de toutes les traductions franaises. Le sigle GWrenvoie ldition desGesammelte Werke, des uvres rassembles , deGadamer, parue chez lditeur Mohr Siebeck (1985-1995), le sigle GA auxtomes de laGesamtausgabe (uvre complte) de Martin Heidegger qui paratchez Klostermann, depuis 1975. Lorsquelle existait, la rfrence aux

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    11/259

    11traductions franaises a t ajoute, mme si la traduction a presque toujourst modifie. Trs souvent, le titre allemand des textes auxquels Gadamer faitrfrence en note a t traduit. Les [crochets] dans le texte, ou en note, sonttous pour indiquer une petite intervention du traducteur, tantt pour fournirplus dindications propos dune rfrence cite par Gadamer, tantt pourproposer une traduction, toujours trs indicative, dun terme ou dun passagegrec ou latin qui ne serait peut-tre pas immdiatement intelligible pour tous,tantt pour suggrer dautres traductions, histoire de donner une ide duchamp smantique couvert par les mots traduits et quil est parfois fatal devouloir restreindre. Il ny a rien de dsastreux, en rgime hermneutique, cequun mot ouvre plusieurs possibilits de comprhension et, partant, detraduction.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    12/259

    12Prface

    Les tudes sur Heidegger que je rassemble ici, qui sont tantt des essais,tantt des confrences, ont vu le jour au cours des vingt-cinq dernires annes

    et avaient, pour la plupart, dj t publies. Le fait que ces tudes soientassez rcentes ne veut videmment pas dire que je nai pas tent de suivre,depuis le dbut, les impulsions de pense de Heidegger, dans les limites, biensr, de mes possibilits et la mesure de mon assentiment. Bien au contraire,limpulsion de pense que jai reue de Heidegger ds les premires annesmimposait une norme, mais que je devais apprendre satisfaire. Il a fallu unecertaine distance, qui prsupposait lacquisition dune position personnelle,avant que je me sente assez en mesure de dtacher mon compagnonnage deschemins de Heidegger de ma propre recherche dun chemin ou dun sentier,pour pouvoir prsenter pour lui-mme le chemin de pense de Heidegger.

    Cela a commenc quand Heidegger ma demand dcrire uneintroduction ldition spare de son essai sur luvre dart, parue chezlditeur Reclam. Au fond, dans tous les essais rassembls ici, je nai fait queprolonger ce que javais entrepris dans cette introduction de 1960. Il sagissaitde mes propres questions. Ce fut, en effet, une confirmation et unencouragement pour moi que de voir Heidegger intgrer luvre dart sapense dans les annes 30. Ainsi, la petite introduction de 1960 lessai surluvre dart aura t plus quun travail de commande, elle maura permis dereconnatre, dans les chemins de pense de Heidegger, mes propres questions,

    telles que je venais tout juste de les formuler dansVrit et mthode. Aussisest-il agi, dans tous mes essais ultrieurs sur Heidegger, de rendreperceptible, selon mes prsuppositions et mes possibilits, la tche de penseque Heidegger stait fixe et de montrer, plus particulirement, que leHeidegger qui avait fait lexprience du tournant aprstre et temps nefaisait, en vrit, que poursuivre le chemin quil avait dj emprunt lorsquilquestionnait en amont de la mtaphysique et quil se risquait anticiper par lapense un futur inconnu.

    Les travaux runis ici ne poursuivent donc quun seul et mme objectif,celui dintroduire la pense si particulire de Heidegger, qui se dtourne detoutes les habitudes de pense et de langage connues jusqualors. Monintention est surtout de mettre le lecteur en garde contre lerreur quiconsisterait souponner quelque mythologie ou de la gnose potisante dansla prise de distance de Heidegger avec les habitudes courantes de pense. Simes tudes se limitent ainsi une seule et unique tche, elles renfermenttoutes nanmoins un lment occasionnel. Il sagit de variations sur un seul etmme thme, tel quil sest prsent un tmoin oculaire chaque fois quil

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    13/259

    13cherchait sexpliquer propos de la pense de Heidegger. Les rptitionsdevenaient alors invitables.

    Le premier essai veut introduire la situation dans laquelle Heideggerest apparu. Ceux qui suivent sont gnralement classs selon lordrechronologique de leur rdaction, mais en tenant aussi compte, ici et l, deconsidrations de contenu. La confrence commmorative que jai prononce Fribourg aprs la mort de Heidegger ( tre Esprit Dieu ) sert deconclusion10.

    10 [Note du trad. Cela ne vaut, bien sr, que pour ldition desChemins de Heidegger parue en 1983; en suivant le t. III des GW de Gadamer, nous avons aussi traduit ici lestrois tudes de 1986 sur le jeune Heidegger].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    14/259

    141. Existentialisme et philosophie de lexistence (1981)

    Dans la discussion philosophique, on parle aujourdhui, comme si celaallait de soi, de lexistentialisme, et lon entend par l des choses passablement

    diverses, mais qui ne sont pas sans dnominateur commun, ni sans connexionintime. On pense alors Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Gabriel Marcel,on pense aussi Martin Heidegger et Karl Jaspers, peut-tre mme auxthologiens Bultmann et Guardini. Or, le terme dexistentialisme est, en vrit,une cration franaise. Il a t introduit par Sartre dans les annes quarante,donc une poque o Paris tait occupe par les Allemands, alors quil taiten train dlaborer sa philosophie, quil allait prsenter dans son gros livre Ltre et le Nant . Il sinspirait alors dimpulsions quil avait reues lors deses tudes en Allemagne durant les annes trente. On peut dire que ce fut uneconstellation bien particulire qui lamena sintresser, de la mme manireet au mme moment, Hegel, Husserl et Heidegger et qui conduisit sesnouvelles et productives rponses.

    Il faut cependant se rendre bien compte du fait que limpulsionallemande quil y avait derrire, et quil faut dabord et avant tout rattacher aunom de Heidegger, tait, au fond, compltement diffrente de ce que Sartrelui-mme en a fait. En Allemagne, cette poque, on se servait plutt delexpression philosophie de lexistence . la fin des annes vingt, le terme existentiel tait mme devenu un mot la mode. Ce qui ntait pasexistentiel ne comptait pas. Les reprsentants les plus connus de ce courant

    taient Heidegger et Jaspers. Il est vrai que ni lun, ni lautre nont acceptavec un relle conviction de se laisser tiqueter de cette manire. Aprs laguerre, dans sa fameuse Lettre sur lhumanisme, Heidegger a oppos, demanire dtaille et bien argumente, une fin de non-recevoir lexistentialisme dinspiration sartrienne. Pour sa part, Jaspers, quand il sestaperu avec effroi, dans les annes trente, des consquences funestes dun pathos existentiel sans contrle, tel quil se manifestait dans les hystries demasse du rveil national-socialiste, sest empress de relguer le conceptde lexistentiel la seconde place, pour ainsi dire, et de reconnatre lapremire place la raison. Raison et existence, tel fut le titre dune des plusbelles et des plus influentes publications de Jaspers dans les annes trente, oil se rclamait des existences dexception que furent Kierkegaard et Nietzscheet o il esquissait sa doctrine de lenglobant, qui embrasse raison et existence.Quest-ce qui confrait alors au terme d existence une telle forceexplosive? Ce ntait certainement pas lusage scolaire normal et habituel destermes exister , existere et existence , quon connat, par exemple,dans des formules comme celles de la question de lexistence de Dieu ou de

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    15/259

    15lexistence du monde extrieur. Ce fut une tournure particulire qui prta alorsau terme d existence un trait conceptuel inou. Cela se produisit sous desconditions bien particulires et que lon doit bien avoir sous les yeux. Lusagedu terme en son sens nouveau et emphatique remonte au penseur et crivaindanois Soeren Kierkegaard, qui a rdig ses livres dans les annes quarante duXIXe sicle, mais dont linfluence ne se fit sentir dans le monde, et enAllemagne plus particulirement, quau dbut de notre sicle. Un pasteursouabe du nom de Christoph Schremp avait publi chez lditeur Diederichune traduction trs libre, mais extraordinairement facile lire des uvrescompltes de Kierkegaard. La diffusion de cette traduction contribualargement lessor du nouveau mouvement qui allait plus tard tre appelphilosophie de lexistence.

    La situation bien particulire Kierkegaard la fin des annes quarantedu XIXe sicle tait dtermine par sa critique de lidalisme spculatif deHegel, critique dont la motivation tait chrtienne. Ce fut ce contexte quiconfra au terme d existence son pathos spcifique. Or, ce nouveaumoment stait dj donn des assises conceptuelles dans la pense deSchelling, dans la mesure o Schelling, dans ses spculations profondes sur lerapport de Dieu sa cration, avait statu quil y avait une diffrence en Dieului-mme : il parlait du fondement en Dieu et de lexistence en Dieu afin deretrouver dans lAbsolu lui-mme la vritable racine de la libert et decomprendre lessence de la libert humaine de manire plus radicale encore.Kierkegaard a repris ce motif de pense schellingien et la transpos dans lecadre polmique de sa critique de la dialectique spculative de Hegel, quimdiatise tout et ramne tout des synthses.

    Ce fut tout particulirement la prtention de Hegel dlever la vrit duchristianisme au plan du concept et de rconcilier, de manire dfinitive, la foiet le savoir qui reprsentait une provocation et un dfi pour le christianisme et,plus particulirement encore, pour les glises protestantes. Ce dfi fut relevpar plusieurs auteurs. On pensera ici Feuerbach, Ruge, Bruno Bauer, DavidFriedrich Strauss et, finalement, Marx. Ce fut alors Kierkegaard qui, du fonddun tourment religieux trs personnel, dveloppa les intuitions les plusprofondes sur le paradoxe de la foi. Son clbre ouvrage de perce portait letitre provocant Ou bien .. ou bien. Ce titre tait tout un programme,puisquil exprimait ce qui manquait la dialectique spculative de stylehglien, savoir la dcision ou lalternative ou bien .. ou bien devantlaquelle se trouve fondamentalement place lexistence humaine et plusparticulirement chrtienne. Dans un tel contexte, on emploieimmanquablement aujourdhui, comme je viens de le faire, le termed existence avec une emphase qui montre que le terme sest compltement

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    16/259

    16loign de ses origines scolastiques. Un usage comparable se retrouve aussi,dune autre manire, dans des tournures bien connues comme celle de la lutte pour lexistence , que chacun doit mener, ou lorsque lon dit qu il yva de lexistence mme . Ce sont des tournures dune insistance particulire,mme si elles laissent parfois davantage rsonner la religion des monnaiesfortes que la crainte et le tremblement du cur chrtien. Mais si quelquuncomme Kierkegaard a pu, dans une polmique saracastique, reprocher au plusclbre philosophe de son poque, Hegel, le professeur absolu de Berlin,davoir oubli lexistence, ctait pour renvoyer, avec une trs claireinsistance, la situation humaine fondamentale du choix et de la dcision,dont la gravit chrtienne et religieuse ne saurait tre attnue ou banalise parla rflexion et la mdiation dialectique.

    Comment se fait-il que cette critique de Hegel, qui datait de la premiremoiti du XIXe sicle, ait pu recevoir une vie nouvelle notre sicle? Pour lecomprendre, il faut prendre conscience de la catastrophe que reprsentrent ledclenchement et le droulement de la Premire Guerre mondiale pour laconscience culturelle de lhumanit europenne. La foi au progrs, qui taitcelle dune socit bougeoise gte par une longue priode de paix et dontloptimisme culturel avait rempli lpoque du libralisme, seffondra tout coup dans les tumultes de la Guerre, qui allait finalement tre une guerre biendiffrente de toutes celles qui lavaient prcde. Le cours de la guerre nallaitplus dpendre de la bravoure personnelle ou du gnie militaire, mais bien de lacomptition entre les industries lourdes de tous les pays. Lhorreur des guerresde tranches, dvastant la nature innocente, les champs et les forts, lesvillages et les villes, ne laissait plus aux hommes dans les tranches et lesabris quune seule pense, exprime alors par Carl Zuckmayer : un jour,quand tout cela sera fini .

    Ltendue de cette dmence dpassait les capacits dapprhension de la jeunesse de cette poque. Partie au combat avec lenthousiasme dunidalisme prt au sacrifice, la jeunesse, de tous les cts, sest trs tt aperueque les formes anciennes de lhonneur militaire, aussi cruelles et sanglantessoient-elles par ailleurs, navaient plus aucune place. Ce qui restait, ctait unvnement insens et irrel - qui reposait en mme temps sur lirralit dunnationalisme exacerb, qui avait mme fini par faire sauter lInternationale dumouvement ouvrier. Il ny avait rien dtonnant ce que les esprits dominantsde lpoque sinterrogent sur ce quil pouvait y avoir de faux dans cette foi enla science, dans cette foi en lhumanisation et en une police du monde, doncsur ce quy avait-il de faux dans cette prtendue volution de la socit vers leprogrs et la libert.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    17/259

    17Il va de soi que la profonde crise culturelle, qui imprgna alors le

    monde culturel europen, devait aussi se rpercuter en philosophie, et plusparticulirement en Allemagne, dont les bouleversements et leffondrementtaient lexpression la plus visible, la plus catastrophique de labsurditgnrale. Ce qui simposa durant ces annes, ce fut ds lors la critique delidalisme fond sur lducation par la culture, qui avait domin jusqualorset qui sappuyait surtout sur la prsence persistante de la philosophie de Kant luniversit, critique qui privait soudainement la philosophie universitaire detoute crdibilit. La conscience dune dsorientation gnrale remplissait lasituation spirituelle de lpoque autour de 1918, quand jai moi-mmecommenc regarder ce qui se passait autour de moi.

    On peut simaginer avec quelle critique et quelle distance les deuxhommes, Jaspers et Heidegger, qui staient rencontrs Fribourg en 1920 locccasion du 60e anniversaire du fondateur de la phnomnologie, EdmundHusserl, considraient laffairement universitaire autour deux et tous lesrituels unversitaires de la scolastique philosophique. Cest ce qui lesrapprocha. Cest aussi ce qui fonda alors leur amiti philosophique - ountait-ce que la tentative dune amiti qui ne devait jamais russirentirement? Elle tirait sa motivation dune rsistance commune et dunedtermination dvelopper des formes de pense nouvelles et radicales.Jaspers venait tout juste de marquer sa propre position philosophique. Dans unlivre intitulPsychologie des visions du monde, il avait notamment fait unetrs large place Kierkegaard. Avec lnergie tnbreuse qui lui est propre,Heidegger tait saut sur Jaspers, mais il voulait en mme temps le radicaliser.Il rdigea une longue explication critique de laPsychologie des visions dumonde de Jaspers, publie depuis11, mais qui demeura indite lpoque, o ille tirait, pour ainsi dire, vers des consquences audacieuses et extrmes.

    Dans son livre, Jaspers avait analys les diffrentes visions du monde laide de figures reprsentatives. Sa tendance gnrale tait alors de montrercomment les diffrents chemins de la pense se dessinent dans la pratique dela vie, tant donn que la vision du monde dpasse luniversalit rigoureuse delorientation scientifique dans le monde. Les visions du monde sont doncautant de dterminations de la volont qui reposent, comme on ditaujourdhui, sur des dcisions existentielles. Ce que ces formes dexistenceavaient en commun et ce qui permettait de les distinguer, Jaspers le dcrivait laide du concept de situation-limite. Il entendait par l des situations dont lecaractre de limite marque la borne de la matrise scientifique du monde. Une

    11 [Cf. M. Heidegger, Remarques sur laPsychologie der Weltschauungen de KarlJaspers , dansPhilosophie 11 (1986) 3-24, et 12 (1986), 3-21].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    18/259

    18situation-limite en est une que lon ne peut plus comprendre comme un cas quitombe sous une loi universelle et o lon ne peut plus sen remettre ladomination scientifique de processus calculables. De telles situations-limitesont, par exemple, la mort, qui pse sur chacun, ou la culpabilit, que chacundoit porter, ou encore lensemble de la configuration personnelle de la vie,quil incombe chacun daccomplir comme celui quil est le seul trepuisquil est un tre unique. Il est sens de dire que ce nest que dans cessituations-limite que se rvle ce que chacun est. Cette rvlation, cette sortiehors des ractions matrisables et calculables et hors des modes decomportement de ltre social est constitutive du concept dexistence.

    Jaspers en tait venu thmatiser ces situations-limites par le biaisdune appropriation critique de la science, qui insistait aussi sur ses limites. Ileut la grande chance davoir auprs de lui une figure dune stature scientifiquevraiment gigantesque en la personne de Max Weber, quil admira et quilsuivit, mme sil le fit, la fin, en lui posant des questions critiques etautocritiques. Ce grand sociologue et polyhistorien reprsentait, et nonseulement pour Jaspers, mais aussi pour toute ma gnration, toute lagrandeur, mais aussi toute labsurdit de lascse par rapport au monde quicaractrise lhomme de science moderne. Sa conscience scientifiqueincorruptible et sa fougue passionne lastreignaient une autolimitationproprement donquichottesque. Elle le conduisait, en effet, exclure demanire fondamentale lhomme agissant, celui qui doit prendre des dcisionsultimes, du domaine de la connaissance scientifique et objective. Mais il ne luien imposait pas moins un devoir de savoir, cest--dire quil lobligeait une thique de la responsabilit . Max Weber devint ainsi le dfenseur, lefondateur et le porte-parole dune sociologie qui sabstenait de tout jugementde valeur. Cela ne voulait pas dire quun rudit exsangue et sans couleur taitalors en train de se livrer ses jeux de mthodique et dobjectivation, celavoulait plutt dire quun individu dun temprament fougueux et duneindomptable passion morale et politique se pliait une telle autolimitiation etquil lexigeait dautrui. Profrer des prophties depuis sa chaire universitairetait aux yeux de ce grand chercheur la pire des aberrations laquelle onpuisse succomber. Or, ce modle qutait pour lui Max Weber, tait aussi pourJaspers un contre-modle puisquil la amen sinterroger de manire plusapprofondie sur les limites de lorientation scientifique dans le monde et dvelopper, si je puis dire, une conception de la raison qui dpasse ses propreslimites. Ce quil a prsent dans saPsychologie des visions du monde et plustard dans les trois tomes de son chef-duvre, quil intitulaPhilosophie,ctait, mme si elle tait gouverne par son propre pathos, uneimpressionnante reprise philosophique et une laboration conceptuelle de ce

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    19/259

    19qui lui tait apparu de positif et de ngatif dans la figure de gant de MaxWeber. La question qui laccompagnait tait de savoir comment il taitpossible, dans le mdium de la pense, de saisir et de prendre la mesure lafois de lincorruptibilit de la recherche scientifique et de la fermet devolont et de conviction quil avaient rencontres dans la force existentielle decet homme.

    Les prsuppositions de Heidegger taient tout autres. Il navait pas tlev, comme Jaspers, dans lesprit des sciences de la nature et de lamdecine. Certes, son gnie lui avait permis, quand il tait jeune, dtre aucourant du dernier tat des sciences de la nature luniversit, ce quengnral on ne serait pas port souponner : lors de son examen de doctorat,ses disciplines secondaires ont t la mathmatique et la physique! Mais sonvritable centre de gravit se trouvait ailleurs, dans le monde historique,surtout dans lhistoire de la thologie, quil avait tudie intensivement, ainsiquen philosophie et en son histoire. Il avait t llve du no-kantisme deHeinrich Rickert et dEmil Lask, avant de tomber sous linfluence de lartmagistral de la description phnomnologique dEdmund Husserl, prenantcomme modle la merveilleuse technique danalyse et le regard concret portsur la chose pratiqus par son matre. Mais il tait aussi all lcole dunautre matre, savoir Aristote. Il stait trs tt familiaris avec sa pense,mais, de toute vidence, linterprtation moderne dAristote propose par lano-scolastique, dont il fit dabord lapprentissage, lui est trs rapidementapparue problmatique et inadquate partir de ses propres interrogationsreligieuses et philosophiques. Cest alors quil est retourn de lui-mme lcole dAristote et quil a pu acqurir une comprhension vivante etimmdiate des dbuts de la pense et du questionnement grecs,comprhension qui tait, par del toute rudition, dune vidence immdiate etqui avait la violence contraignante de ce qui est simple. Sy ajouta le fait quele jeune homme qui smancipait alors lentement de ltroitesse de sonenvironnement rgional, largissant sans cesse ses horizons, se trouvaconfront au climat de lesprit nouveau qui cherchait partout sexprimerdans les tumultes causs par la Guerre mondiale. Bergson, Dilthey, peut-trepas directement Nietzsche, mais en tout cas toute la philosophie qui dpassaitlorientation du no-kantisme sur la science, imprgnrent sa pense.Solidement quip dune rudition, la fois acquise et hrite, mais aussidune passion inne, et profonde, du questionnement, il devint le vritableporte-parole de la nouvelle pense qui se formait dans le champ de laphilosophie.

    Certes, Heidegger ntait pas tout seul. La raction lidalisme culturelde lre de lavant-guerre, idalisme qui tait alors en train de se dissiper, se

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    20/259

    20marquait dans plusieurs domaines. On pense la thologie dialectique qui,chez Karl Barth, sinterrogeait avec une radicalit nouvelle sur le problmedun discours sur Dieu et qui rejetait, avec Fanz Overbeck, le compromistranquille quavait conclu la thologie librale entre la proclamationchrtienne et la recherche historique. On pense aussi, plus gnralement, lacritique de lidalisme qui allait de pair avec la redcouverte de Kierkegaard.

    Mais il y avait aussi dautres crises dans la vie de la science et de laculture qui se faisaient sentir partout. Je me souviens que cest alors que parutla correspondance de Van Gogh, que Heidegger aimait beaucoup citer.Lappropriation de Dostoevski joua aussi un rle colossal cette poque. Laradicalit de sa prsentation de lhomme, la passion qui lamenait mettre enquestion la socit et le progrs, lvocation suggestive et lintense mise enrcit des obsessions humaines et des aberrations de lme - on pourraitcontinuer sans fin et montrer que la pense philosophique qui staitcondense dans la notion dexistence tait lexpression dune nouvelleexposition ltre et dun sentiment de lexistence qui stait rpandu partout.On pensera aussi la posie de lpoque, au balbutiement expressioniste ouaux commencements audacieux de la peinture moderne qui sollicitaient alorsune rponse. On pensera leffet proprement rvolutionaire quexerait sur lesesprits le livre dOswald Spengler sur Le Dclin de lOccident . Conformment lair du temps, le mot de lheure fut prononc quand Heidegger, radicalisantles penses de Jaspers, porta son regard sur lexistence humaine, en partant justement de son caractre de situation-limite.En ralit, ce fut partir de points de dpart et dimpulsions bien diffrentsque le sentiment dexistence de ces annes fut port au concept philosophiquepar Jaspers, dun ct, et par Heidegger, de lautre. Jaspers tait psychiatre et,de toute vidence, un lecteur prodigieux et aux intrts multiples. Quand jesuis venu Heidelberg pour succder Jaspers, on ma montr dans lalibrairie Koesters le banc o Jaspers passait ponctuellement trois heures tousles vendredis matin afin quon lui montre toutes les nouvelles parutions, nonsans se faire envoyer chaque semaine un gros paquet de livres la maison.Dou dun flair sr, qui tait celui dun esprit remarquable et dun observateurdont le sens critique tait trs cultiv, il trouvait toujours de quoi alimenter sarflexion dans le vaste champ de la recherche scientifique qui comportaitquelque porte philosophique. Il parvenait concilier cette conscience quilavait de suivre attentivement la recherche effective avec la bonne conscienceou, mieux, la probit de sa propre pense. Cela lui a fait dcouvrir que deslimites insurmontables sont poses la recherche et qui tiennent lindividualit de lexistence et lobligation quentranent ses dcisions.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    21/259

    21Au fond, il a voulu raffirmer, pour notre temps, lancienne distinction

    kantienne qui avait voulu marquer de faon critique les limites de la raisonthorique afin de fonder, dune nouvelle manire, le vritable royaume desvrits philosophiques et mtaphysiques dans la raison pratique et sesimplications. Jaspers fondait aussi la possibilit de la mtaphysique dunenouvelle manire en rattachant la grande tradition de lhistoire occidentale, samtaphysique, son art et sa religion, lappel la faveur duquel lexistencehumaine devient consciente de sa propre finitude, de son exposition ltredans ses situations-limite, et du fait quelle reste laisse elle-mme pour cequi est de ses propres dcisions face lexistence. Dans les trois grands tomesde LOrientation dans le monde, de Lclaircissement de lexistence et de la Mtaphysique, il arpentait tout le champ de la philosophie dans desmditations dune tonalit singulirement personnelle et dune grandelgance stylistique. Lun de ses chapitres sintitulait La loi du jour et lapassion de la nuit - ce sont l des accents que lon navait vraiment paslhabitude dentendre depuis les chaires philosophiques lpoque de lathorie de la connaissance. Le large bilan du temps prsent que Jaspers avaitprsent en 1930 sous le titre La situation spirituelle de notre temps , lemillime volume dans la collection Goeschen, en imposait aussi par sa justesse et sa capacit dobservation. lpoque o jtais moi-mmetudiant, on disait cependant de Jaspers, avec un peu de mchancet, quiltait dune souveraine supriorit dans la conduite des discussions, mais que lestyle de ses cours magistraux donnait un peu limpression dun causerie lgreou dun dialogue dcousu avec un partenaire anonyme. Plus tard, aprs sondpart pour Ble, aprs la guerre, il se voua tout fait lobservation du coursdu temps en adoptant lattitude dun moraliste qui lanait son appel existentiel la conscience publique et qui prenait des positions, argumentesphilosophiquement, sur des questions aussi controverses que celles de laculpabilit collective ou de la bombe atomique. Toute sa pense tait commela transposition de ses expriences les plus personnelles sur la scne de ladiscussion publique.

    Lapparition et lattitude de Heidegger taient compltementdiffrentes : sa prestation avait quelque chose de dramatique, sa diction taitpuissante et sa concentration dans ses exposs entranait tout ses auditeurssous son charme. Lintention de ce matre de la philosophie ntait pas du toutcelle dun appel moral lauthenticit de lexistence. Certes, il partageait cetappel, et plusieurs aspects de son influence presque magique provenaient decette force dappel, qui manait la fois de son tre et de son enseignement.Mais son intention vritable tait diffrente. Comment la dcrire? Soninterrogation philosophique tait assurment ne du besoin de tirer au clair

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    22/259

    22linquitude profonde dans laquelle sa propre sensibilit religieuse lavaitplong. Cette inquitude tenait une insatisfaction qui concernait aussi bien lathologie que la philosophie de son temps. Depuis le tout dbut, Heideggeraspirait une rigueur de pense autrement plus radicale et plus en prise surlexistence. Cest ce qui lui donnait une porte rvolutionnaire. La questionqui lanimait et dans laquelle il russit condenser tout le sentimentdinquitude de ces annes tait la plus ancienne et la premire question de lamtaphysique, la question de ltre, la question de savoir comment le Daseinhumain, fini, phmre et certain de sa mort, peut, en dpit de sa temporalit,se comprendre dans son tre, et, qui plus est, comprendre cet tre non pas lamanire dune privation, dun manque, comme sil sagissait seulement dedcrire le plrinage passager de lhabitant terrestre travers cette vie jusquce quil participe lternit du divin, il sagissait plutt dy voir la distinctionde ltre de lhomme. Il est tonnant de remarquer que, lors de sa premireapparition, cette intention fondamentale du questionnement de Heidegger, quiengageait un dialogue constant avec la mtaphysique, avec la pense desGrecs, avec la pense dun Thomas, dun Leibniz, dun Kant et dun Hegel,nait pas t aperue, quant sa vise philosophique, par plusieurs de sescontemporains. De mme, lamiti qui se dessinait entre lui et Jaspers reposaitbeaucoup plus sur leur rejet commun de la tranquille routine universitaire, delaffairement du bavardage et de la responsabilit anonyme. De fait,lorsque les deux auteurs se sont mis articuler leur pense avec plus de force,les tensions entre lattitude de pense tout fait personnalise de Jaspers etcelle de Heidegger, tout entier vou sa mission, la chose de la pense,ont commenc se manifester sous une forme toujours plus aigu. Pourdcrire la crispation scolaire de la pense, Jaspers aimait se servir du termecritique de cage , dans laquelle la pense senfermait, terme quil nhsitaitpas invoquer aussi contre le renouvellement de la question de ltre chezHeidegger. Mais tout au long de sa vie, il nen a pas moins eu se battre avecle dfi que Heidegger reprsentait pour lui. On vient tout juste den dcouvrirle tmoignage impressionnant dans la publication de ses notes manuscrites surHeidegger.

    En toute justice, il faut cependant reconnatre que le grand ouvrage deperce de Heidegger,tre et temps, prsentait deux aspects bien diffrents. Cequi exerait un effet rvolutionnaire, ctait le timbre de sa critique de sontemps et lengagement existentiel qui sexprimait dans le vocabulaire deshritiers de Kierkegaard. Mais, de lautre ct, Heidegger sappuyait tout demme assez largement sur lidalisme phnomnologique de Husserl pour quela rsistance de Jaspers soit comprhensible. Litinraire ultrieur deHeidegger allait dailleurs le conduire bien au-del de toute cage

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    23/259

    23dogmatique. Il a lui-mme parl du tournant qui tait arriv sa pense et,de fait, sa pense faisait clater toutes les normes universitaires depuis que lethme de lart, linterprtation de Hlderlin et la confrontation critique avec lafigure extrme de Nietzsche lavaient amen rechercher un nouveau langagepour sa pense. Il na jamais prtendu avoir une nouvelle doctrine proclamer. Lorsque la grande dition de ses crits a commenc paratresuivant ses propres instructions, il lui a donn comme devise : des chemins,non des uvres . Ce sont effectivement toujours de nouveaux chemins et denouvelles tentatives de pense que prsente son uvre ultrieure. Ceschemins, il les avait ouverts des annes avant son engagement politique et,aprs le bref pisode de son erreur politique, il les a poursuivis sans ruptureapparente dans la direction quil avait dj prise auparavant.

    Assurment, le plus tonnant dans la grande postrit de Heidegger aurat le fait quil a su engendrer un enthousiasme inou non seulement auprs deses auditeurs et lecteurs des annes vingt et du dbut des annes trente, avantquil ne tombe en disgrce politique, mais de voir cette raction se produire nouveau aprs la guerre. Cela eut lieu aprs une priode de rclusion relative.Pendant la guerre, il ne pouvait pas publier puisquil nen avait plus lapermission la suite de sa disgrce politique, et aprs la guerre, il ne pouvaitplus enseigner parce quil avait t, cette fois, suspendu en tant quancienrecteur nazi. Il nen est pas moins parvenu faire sentir sa prsence dunemanire vraiment renversante lpoque de la reconstruction de la viematrielle et spirituelle de lAllemagne. Pas vraiment comme professeur,puisquil ne parlait plus que trs peu et trs rarement devant des tudiants.Mais dans ses confrences et ses publications, il a encore une fois ensorceltoute une gnration. Il y avait presque un danger de mort, et qui confrontaitles organisateurs des problmes franchement insolubles, chaque fois queHeidegger annonait quelque part lune de ses confrences cryptiques. Aucunesalle ntait assez grande lpoque, dans les annes cinquante. Lexcitationqui se condensait dans cette pense se communiquait tout le monde, mme ceux qui ne le comprenaient pas. On ne pouvait plus vraiment appeler cela dela philosophie de lexistence ce quil donnait entendre dans les visionsprofondes de ses dernires spculations ou dans la solemnit pathtique de sesinterprtations potiques (Hlderlin, George, Rilke, Trakl, etc.). La Lettre lhumanisme, que nous avons dj voque, avait formellement oppos une finde non-recevoir lirrationalisme du pathos de lexistence qui avait autrefoismarqu leffet dramatique de sa propre pense, mais qui navait jamais t sonintention principale. Ce quil voyait luvre dans lexistentalisme franaislui tait tranger. La Lettre lhumanisme sexprime dailleurs trs clairementl-dessus. Les lecteurs franais, mais sans doute aussi Jaspers, dploraient

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    24/259

    24labsence du thme de lthique chez Heidegger. Ce dernier sest lev contrecette prtention et cette exigence, non pas parce quil sous-estimait la questionde lthique ou la constitution sociale de lexistence, mais parce que lamission de sa pense le contraignait poser des questions plus radicalesencore. Nous ne mditons pas encore assez rsolument lessence de lagir ,disait la dernire phrase de la Lettre. Et le sens de cette dclaration lre delutilitarisme social,a fortiori par del le bien et le mal , est trs clair : latche du penseur nest pas de rester la trane des vnements, en levant ledoigt rprobateur du dogmatique qui veut dnoncer la dissolution des liens etlaffaiblissement des solidarits. Sa tche tait plutt de penser plus avant, enrflchissant ce qui se trouvait au fondement de ces dissolutions provoquespar la rvolution industrielle, afin de de rappeler la pense, rabaisse au plandu calcul et du faire, elle-mme. Il en va de mme de labsence de considration apparente desproblmes sociaux du nous , que lon connat en philosophie comme leproblme de lintersubjectivit : Heidegger fut le premier dcouvrir, par lebiais dune critique ontologique, les prjugs inhrents au concept de sujet,intgrant sa pense la critique de la conscience qui avait t faite par Marx,Nietzsche et Freud. Or cela voulait aussi dire que le Dasein est co-originairement tre-avec ( Mit-Sein). Et l tre-avec ne dsigne pasltre-ensemble de deux sujets, mais un mode originaire de ltre-nous, qui nevient pas complter un moi par un toi , mais qui comprend unecommunaut premire et que lon ne peut pas se contenter de comprendre, lamanire de Hegel, comme esprit . Seul un dieu peut encore noussauver , disait-il12.

    Demandons-nous, pour finir, ce qui est vivant et ce qui est mort dans lapense de ces deux hommes. Cest une question que tout prsent a adresseraux voix du pass. Il est vrai quune nouvelle sobrit, un nouveau dsirdassurance technique et de contrle, une propension viter le risque et lesincertitudes sont caractristiques du sentiment gnral des jeunes gnrationsqui occupent le monde intellectuel depuis les annes soixante. Le pathos delexistence leur apparat aussi tranger que peut ltre celui des grandesattitudes potiques dun Hlderlin ou dun Rilke. Cest pourquoi la figureintellectuelle que reprsente la soi-disant philosophie de lexistence secaractrise aujourdhui par une latence presque complte. Il est vrai que lastructure trs fine des rflexions de Jaspers et leur pathos personnel ont

    12 [Dans lentretien donn (en 1966) lhebdomadaire Der Spiegel, paru le 31 mai 1976;trad. par J. Launay, Rponses et questions sur lhistoire et la politique, Mercure deFrance, 1977].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    25/259

    25beaucoup de peine faire effet lre de lexistence de masse et dessolidarits motives. Mais Heidegger reste malgr tout prsent dune manirequi surprend toujours. Certes, le plus souvent on le rejette en se donnant un airde supriorit , ou encore on le clbre dans des rptitions presquerituelles. Mais, dans les deux cas, cela dmontre quil nest pas facile delignorer. Assurment, ce nest pas tant le pathos de lexistence de sespremires annes qui le rend prsent que lintensit persistante dont faisaitpreuve ce gnie naturel de la pense en se vouant ses propres questionsreligieuses et philosophiques, au point de se rsoudre employer desexpressions si forces quelles en deviennent souvent incomprhensibles, mais chaque fois on reconnat la marque indniable de lauthenticit dune pensedirectement engage. Cest une chelle mondiale quil faut penser si lonveut prendre toute la mesure de la prsence de Heidegger. Que ce soit enAmrique ou en Extrme-Orient, en Inde, en Afrique ou en Amrique latine,partout on peut reconnatre limpulsion de pense qui mane de lui. Le destinglobal de la technicisation et de lindustrialisation a trouv en lui son penseur.Mais, en mme temps, ce qui a galement acquis par lui une nouvelleprsence, cest la diversit et la plurivocit de lhritage de lhumanit qui jouera un rle important dans le dialogue mondial de lavenir.

    On peut donc dire, en terminant, que la grandeur des figures de lespritse mesure aussi au fait que ce quelles ont dire parvient surmonter larsistance et lcart stylistiques qui les sparent du prsent. Ce nest pas tant laphilosophie de lexistence comme telle quil faut retenir, mais le cheminementdes hommes qui ont travers cette phase du pathos de la philosophie delexistence et qui sont alls plus loin quelle. Ce sont eux qui resteront desinterlocuteurs du dialogue philosophique, qui ne date pas seulement dhier. Ilse poursuivra encore demain et aprs-demain.

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    26/259

    262. Martin Heidegger 75 ans (1964)

    Le 26 septembre 1964, Martin Heidegger a eu soixante-quinze ans.Quand un homme qui a connu une renomme internationale ds ses premires

    annes atteint un tel ge biblique, alors on peut dire que cest sa vie qui permetde mesurer le cours du temps. Il y aura donc bientt un demi-sicle quelinfluence de cet esprit aura commenc se faire sentir. Mais ce qui vaut pourle rythme du temps en gnral est aussi vrai dans son cas, savoir quelimpact rvolutionnaire quil a suscit est un peu disparu de la consciencecollective. De nouvelles tendances de lesprit du temps se sont, en effet, fait jour, slevant contre le pouvoir et la vaste influence dun esprit qui nagureoccupait toute la place. Peu peu, lexcitation quil suscitait a fait place unesensibilit mousse, dont les proccupations vont dans une autre direction,trouvant que les mots qui taient autrefois si vivants ont quelque chose demanir, dartificiel et de rigide. Cest ce qui arrive assez couramment. Toutce qui est spirituel a ainsi lhabitude de disparatre, pour parfois renatre et sefaire entendre nouveau dans un monde diffrent.

    Plus nous avanons dans la seconde moiti du XXe sicle, plus sedessine une conscience dpoque qui tablit une nette csure entre cettepoque et notre prsent et ce qui compte pour lui. Toute la terre a t saisie parune nouvelle phase de la rvolution industrielle, introduite par la dcouverte,en physique moderne, de lnergie atomique qui ouvre de grandes possibilitsdavenir, mais qui menace aussi tout notre avenir. Lesprit de notre poque est

    dtermin par des rgulations rationnelles en politique comme en conomie,dans la communaut des hommes et dans celle des peuples, mais aussi danscelle des grands groupes politiques daujourdhui. Les attentes et lesesprances des jeunes ne tendent plus lincertain, limpondrable etlinhabituel, mais au bon fonctionnement de lorganisation rationnelle dumonde. La sobrit dans la planification, le calcul et lobservation exercentaussi une influence profonde et constante sur le style et les formesdexpression culturelle de notre poque, en sorte que lon a horreur de laprofondeur spculative, des obscurs discours divinatoires et du pathosprophtique qui ensorcelaient nagure les esprits. En philosophie, cela setraduit par la tendance rechercher la clart logique, lexactitude et lavrification de tous les noncs. Encore une fois, une foi inconditionne en lascience, que ce soit sous le signe de lathisme marxiste ou sous celui duperfectionnisme technique du monde occidental, amne la philosophie sinterroger sur sa raison dtre.

    Il faut en prendre conscience si lon veut situer luvre de MartinHeidegger de manire non seulement historique, comme un courant du pass

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    27/259

    27plus rcent qui nous devient de plus en plus tranger, mais si lon veut aussicomprendre sa proximit notre prsent, mieux encore, si nous voulonscomprendre en quoi elle est une question adresse notre prsent. Leperfectionnisme technique de notre poque reprsente dautant moins uneinstance contraire la philosophie de Heidegger que celui-ci a t le premier le penser dans toute sa consquence et avec une radicalit qui na pas dgaldans la philosophie universitaire de notre sicle.

    Certes, il est vrai que plusieurs aspects du jeune comme du dernierHeidegger font leffet dune critique de la culture (Kulturkritik ). On reconnatl lune des squelles les plus curieuses de lre de la technique, savoir le faitque la conscience du progrs se trouve mise en question par toutes leslamentations au sujet du nivellement, de luniformisation et de labaissementqui se sont empars de la vie. La critique de la culture reproche la culturecontemporaine de saccompagner dune perte de libert, voire duneoppression de la libert, en sorte quelle serait le contraire de ce quelleprtend tre. Lattitude de Heidegger est ici plus ambigu. Sa critiquepntrante et mordante du on , de la curiosit , du bavardage , bref,de lespace public et de la mdiocrit dans lesquels le Dasein se trouve dabord et le plus souvent , ntait quune tonalit assez secondaire chezlui, mme si on ne pouvait videmment pas ne pas lentendre. Nanmoins, sonton strident a peut-tre touff au dbut la tonalit fondamentale qui tait lethme gnral de la pense heideggrienne. Sa tche tait, en effet, de penserla co-appartenance ncessaire de lauthenticit et de linauthenticit, delessence et de linessentiel, de la vrit et de lerrance. On ne peut donc pasclasser Heidegger parmi les critiques romantiques de la technique, car cest justement son essence quil cherche penser, mais il cherche aussi penserplus loin quelle puisquil cherche penser ce qui est.

    Dailleurs, quiconque a connu le jeune Heidegger en trouvait dj laconfirmation dans la manire extrme dont il se prsentait. Elle necorrespondait pas du tout limage que lon se faisait dun philosophe. Je mesouviens de ma premire rencontre avec lui au printemps de 1923. Marbourg, javais dj eu vent des rumeurs qui circulaient dans le mondeuniversitaire selon lesquelles un jeune gnie tait apparu Fribourg. Onschangeait alors des transcriptions ou des tmoignages sur la diction siparticulire de celui qui tait encore lassistant de Husserl. Je suis all luirendre visite son bureau lUniversit de Fribourg. En entrant dans lecouloir, jai vu quelquun sortir de son bureau, mais qui avait t accompagn jusqu la porte dune autre personne, un homme petit et dapparence sombre.Pensant ds lors quil y avait quelquun dautre dans le bureau de Heidegger, jai attendu encore un peu. Or ce petit homme tait nul autre que Heidegger. Il

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    28/259

    28tait bien diffrent de tous les professeurs de philosophie que javais connus jusque-l. Il ma sembl quil ressemblait plutt un ingnieur ou untechnicien : laconique, ses affaires, renferm, dune nergie contenue etdpourvu de toute la souplesse et de la culture dunhomo literatus.

    Pourtant, si lon veut en rester un instant la physionomie, la premirerencontre avec son regard montrait tout de suite qui il tait, et elle le montreencore : quelquun qui voit13. Un penseur qui a des yeux. mon sens, cestcela qui fait toute sa singularit parmi les matres philosophiques de notretemps, ce don quil avait de toujours rendre si intuitives les choses dont ilparlait dans sa langue particulire et qui faisait si souvent violence toutes lesattentes un peu cultives . Et cela ne se produisait pas seulement dans desvocations momentanes, o lon arrive trouver le mot juste et faire surgirde manire spontane lintuition approprie, cela caractrisait toutes lesanalyses conceptuelles quil prsentait : il ne procdait pas de faonargumentative en passant dune pense lautre, mais des points de vue lesplus diffrents, il revenait toujours la mme chose, confrant pour ainsi dire la description conceptuelle une plasticit ou cette troisime dimension quiest celle de la ralit que lon peut saisir.

    Que la connaissance soit dabord intuition, cest--dire quelle ne trouveson remplissement que dans le regard qui parvient embrasser la chose dunseul coup dil, cela tait la doctrine fondamentale de la phnomnologie deHusserl. La perception sensible qui a directement son objet sous les yeux, dansune donation charnelle, servait de modle pour penser ce que devait aussi trela connaissance par concepts. Tout dpend du remplissement intuitif de ce quiest vis. De fait, dans le mtier de pense quil maniait avec grande probit,Husserl avait dj enseign cet art de la description qui consiste distinguer, comparer et retourner patiemment les choses sous les aspects les plusdiffrents afin de porter le phnomne vis une prsentation accomplie etmene avec la technique de pinceau dun grand matre. Cela paraissait trequelque chose de nouveau ce que la manire de travailler phnomnologiquede Husserl apportait alors, de nouveau parce quelle sefforait de reconqurir,par de nouveaux moyens, quelque chose dancien, doubli et de perdu. Il nefait aucun doute que les grandes poques de la philosophie - que lon pense Athnes au IVe sicle ou Ina au tournant du XIXe - savaient associer lusagedes concepts philosophiques la mme richesse dintuition, quellesparvenaient veiller chez les auditeurs ou les lecteurs. Quand Heideggerprsentait, dans ses cours, des penses quil avait prpares jusquau dernier

    13 [Note du trad.Ein Sehender , littralement un voyant , terme qui nest pas appropriici].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    29/259

    29dtail et quil rendait nouveau vivantes au moment o il les exposait, il luiarrivait souvent de lever les yeux et de regarder du ct de la fentre : alors ilvoyait ce quil pensait et il nous permettait de voir. Quand on lui posait desquestions sur la phnomnologie dans ces premires annes qui ont suivi laPremire Guerre mondiale, cest avec le plus grand droit que Husserl avaitlhabitude de rpondre : la phnomnologie, cest moi et Heidegger .

    Je ne crois pas que Husserl ait dit, suivant la rgle de politesse, Heidegger et moi . Cest quil tait beaucoup trop conscient delimportance missionnaire de la tche quil avait accomplir. Il a d se rendrecompte assez rapidement, au cours des annes vingt, que son lve Heideggerntait pas du tout un collaborateur ou un continuateur du patient travail depense qui avait t luvre de sa vie. La monte soudaine de Heidegger, lafascination incomparable quil exerait, son temprament bouillant, Husserl -qui, lui, tait patient - devait trouver tout cela suspect, aussi suspect que lavaittoujours t, ses yeux, lirruption volcanique qutait aussi Max Scheler. Defait, llve de cet art magistral de la pense tait bien diffrent de son matre :taraud par les grandes questions et les choses ultimes, qui le faisaient frmir jusquau trfonds de son existence, il tait concern par Dieu et la mort, parltre et le nant, autant de questions qui allaient lveiller la vocation de sapense. Les questions brlantes dune gnration bouleverse, dont la traditiondducation et la fiert culturelle avaient t branles, paralyse quelle taitpar lhorreur des guerres de tranche de la Premire Guerre mondiale, cesquestions taient aussi celles de Heidegger.

    lpoque, la correspondance de Van Gogh venait tout juste deparatre. Son furioso pittoresque correspondait bien au sentiment de la vie deces annes. Des extraits de ces lettres se trouvaient sous lencrier de la table detravail de Heidegger qui les citait parfois dans ses cours. Les romans deDostoevski nous remuaient aussi lpoque. Les tomes rouges de lditionPiper de ses uvres brillaient comme des flammes sur toutes les tables detravail. On sentait la mme inquitude dans les cours du jeune Heidegger.Cest ce qui leur donnait une force suggestive incomparable. Dans letourbillon des questions radicales que Heidegger posait, qui se posaient lui etauxquelles il sexposait, on avait limpression que labme qui stait creusentre la philosophie universitaire et le besoin dune vision du monde tait entrain de se fermer.

    Cest encore une fois un aspect extrieur du phnomne Heidegger quiannonait ce quil avait de plus intime : sa voix. Dans les tons graves, elle taitalors vigoureuse et mlodieuse, mais dans les tons plus aigus, compte tenu delexcitation du cours, elle avait quelque chose dun peu gn et, sans tre tropforte, dun peu surmen. Elle semblait toujours tre sur le point de basculer et

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    30/259

    30de seffondrer, la fois angoissante et angoisse. Ce ntait videmment pasune lacune dans sa technique de voix et de respiration qui le poussait ainsi jusquau bord [dun prcipice] et jusqu lextrme limite de la parole - cestplutt la pense qui lentranait jusqu ce bord et cette limite extrmes et quilui coupaient le souffle et la voix.

    On ma dit que lon pouvait aujourdhui entendre sur disque cette voixet cette faon de donner des cours. Je comprends bien quune nouvelledimension sajoute alors la parole crite pour celui qui peut entendre la voixde lauteur, et que la comprhension sen trouve facilite. Mais on voudra mepardonner, moi qui est plus vieux et qui ai fait lexprience de lexcitationsuscite par les confrences relles de Heidegger, de voir une certaine gyptisation dans cette reproductibilit technique de laudace de pensequi tait alors en plein essor. Cest quil ny a aucune vie dans la momificationde la pense. Or, dans la pense de Heidegger, il y avait et il y a de la vie. Dela vie, cest--dire une tentative et une tentation, de laudace et un chemin. mes yeux, lun des plus grands paradoxes de linfluence de la pense deHeidegger rside dans le dluge sans cesse croissant de publications qui luisont consacres et qui sefforcent, souvent avec la plus consciencieuseminutie, de mettre de lordre dans sa pense et de reconstruire sa doctrine de faon systmatique, quon le fasse dans lintention honnte dune meilleurecomprhension ou encore pour le rejeter avec amertume ou en faisant part deses rserves. Vouloir rdiger lasumma de sa pense, cest mes yeux nonseulement inutile, mais surtout nocif. Depuis quetre et temps, en 1927, apos une question et voulu y introduire, il est impossible de mettre tous sestravaux ultrieurs sur le mme plan. Il se situent chaque fois des plansdiffrents. Ils sont comme une escalade constante au cours de laquelle lespoints de vue et les perspectives se dplacent sans arrt, et au cours de laquelleon peut aussi souvent se perdre, en sorte quon ne peut se tirer dune mauvaisepasse quen redescendant sur le sol ferme de lintuition phnomnologique -mais pour se lancer nouveau dans une nouvelle ascension.

    Au plan de la force de lintuition phnomnologique, on reconnathabituellement que lanalyse du monde danstre et temps incarne un exemplemagistral danalyse phnomnologique, mais on estime que les derniers critssemptrent de plus en plus dans des cheveaux invrifiables et duneterminologie un peu mythologique. Il y a l quelque chose de vrai dans lamesure o ses crits sont tous des tmoignages dune pnurie de langage(Sprachnot ) qui la souvent amen sen remettre des moyens de sauvetagequi ont quelque chose de dsespr. Il faut cependant se garder dy voir laconfirmation dun relchement de la force phnomnologique chez Heidegger.Pour sen garder, il suffira de lire, une bonne fois, le chapitre sur laffect, la

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    31/259

    31passion et le sentiment dans son livre sur Nietzsche14. Cest plutt la questionoppose quil faut se poser : pourquoi la force dintuition phnomnologiquede Heidegger, qui ne sest jamais dmentie et quatteste jusqu ce jourlexprience tonnante de toute rencontre avec Heidegger, ne suffit-elle plus?Dans quelle tche est-il entr? De quelle situation durgence cherche-t-il setirer?

    Ses critiques se plaisent dire que sa pense aurait perdu toute espcede sol ferme depuis le soi-disant tournant .tre et temps aurait signifi unegrandiose libration avec son appel l authenticit du Dasein, qui auraitintroduit une nouvelle intensit et une nouvelle responsabilit dans le travailde la pense philosophique. Mais aprs le tournant, qui comprendrait aussilnormit de son funeste garement politique dans les ambitions de pouvoir etles machinations du troisime Reich, il aurait cess de parler de chosesvrifiables, mais, tel un initi qui aurait t introduit aux mystres de son dieu,il ne parlerait plus que de l tre . Il serait devenu un mythomane ou ungnostique qui parlerait comme un sage, mais sans savoir de quoi il parle.Ltre se retire. Ltre se rend prsent. Le nant nantise. La parole parle.Non, mais quels sont ces tres qui agissent dune telle manire? Sagit-il denoms, de pseudonymes pour quelque chose de divin? Est-ce que cest unthologien qui parle ici, ou plutt un prophte qui proclame la nouvelle venuede ltre? Et avec quelle lgitimit? O en reste la probit de la pense dansdes discours aussi invrifiables?

    Ce sont des questions que lon se pose, mais sans voir que toutes cestournures de Heidegger prsupposent leur antithse. Elles viennent sopposer,de manire tranchante et provocante, une habitude de pense bien ancre etqui consiste dire que cest la spontanit de notre pense qui pose quelque chose comme tant , qui nie quelque chose ou qui forme unmot. Le clbre tournant (Kehre) dont parle Heidegger pour marquer cequavait dinsuffisant la manire transcendantale dont se prsentait tre et temps, est tout sauf le renversement (Umkehrung) dune habitude de pensequi serait n son bon vouloir ou dune libre dcision de sa part, cest quelquechose qui lui est arriv [quil a subi]. Il ne sest pas agi dune illuminationmystique, mais de laffaire (Sache) la plus simple de la pense, quelque chosede si simple et de si contraignant que cela ne peut arriver qu une pense quisest risque jusqu la limite. Cest pourquoi il est important de bien faire par

    14 [M. Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 196, t. I, 53-66 : La volont commeaffect, passion et sentiment ; trad. par P. Klossowski, Nietzsche, Gallimard, 1971, t. I,46-56].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    32/259

    32soi-mme lexprience de cette affaire de la pense qui sest empare deHeidegger.

    Dans le tournant, on part de ltre, au lieu de partir de la conscience quipense ltre, mais aussi au lieu de partir du Dasein, pour lequel il y va de sontre, qui se comprend en fonction de son tre et qui en a le souci. Cest ainsique, danstre et temps, Heidegger avait moins pos la question de ltre quilne lavait prpare. Or, aprs 1930, il se met parler du tournant , et il lafait publiquement pour la premire fois aprs la Deuxime Guerre mondiale,dans sa Lettre sur lhumanisme, qui est peut-tre lun de ses plus beaux crits,parce que cest lun de ses plus lgers et celui o il sadresse peut-tre le plusdirectement un interlocuteur. Bien entendu, cela avait t prcd dunesrie dinterprtations de Hlderlin qui rvlaient, de manire indirecte, que sapense tait la recherche dun nouveau langage pour exprimer ces nouvellesintuitions. Ces interprtations des difficiles pomes et passages de Hlderlinsont, en effet, des processus didentification. Cest une entreprise pnible quede faire le compte des violences [interprtatives] quentranent de tellesidentifications. Un tel dcompte ne peut que confirmer ce que lon sait dj, silon suit la pense de Heidegger, savoir quil ne peut tre lcoute que delui-mme, que de ce qui correspond ou fait cho sa tche, que de ce quipromet une rponse sa question, tant il tait possd par son affaire. Ce quily a dtonnant, cest plutt le fait que luvre de Hlderlin ait acquis uneprsence telle pour un penseur quil puisse la lire comme sa propre affaire et partir de ses propres normes. mes yeux, aucune rencontre de Hlderlin,depuis Hellingrath, ngale celle de Heidegger en intensit et sur le plan de laforce suggestive, malgr toutes les dformations et les erreurs de lecture. Celaa dailleurs d signifier une grande libration pour Heidegger, qui lui acertainement dli la langue, que de pouvoir dornavant saventurer, titredinterprte de Hlderlin, sur de nouveaux chemins, qui lui ont permis deparler du ciel et de la terre, des mortels et des divins, du dpart et du retour, dudsert et de la patrie comme sil sagissait de penses et de choses penser.Quand ont paru, plus tard, les confrences Sur lorigine de luvre dart ,que plusieurs avaient dj entendues en 1936 Fribourg, Zurich et Francfort,un nouveau ton tait, en effet, audible. Le terme de terre confrait ltrede luvre dart une vocation conceptuelle, qui confirmait que lesinterprtations de Hlderlin (comme ces confrences dailleurs) taient destapes sur son chemin de pense.

    Do venait ce chemin? O menait-il? Sagissait-il dun chemin de boisqui ne mne nulle part? Ou conduisait-il un but? Il ne conduisait assurmentpas au sommet dun montagne do il serait possible davoir une vue desenvirons tout fait dgage et qui rvlerait sans effort la complexe

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    33/259

    33stratification du paysage. Et il nallait assurment pas sans dtours, sansretours, ni sans garements. Nanmoins, luvre tardive ne se prsente paspour autant comme une succession de tentatives sans but et qui se solderaientpar un chec, dans la mesure o, la fin, on ne saurait toujours pas de faonclaire et distincte ce que cest au juste que ltre , qui nest pas cens treltre dun tant, qui tantt peut tre sans ltant, tantt ne peut pas tre sanslui (ou sans tre ltant tout court). Cest quaprs tout, il y a toujours undbut et une succession de pas sur un chemin.

    La premire question du premier commencement tait bien : en quoiconsiste ltre du Dasein humain? Assurment, il ne sagit pas simplementdune conscience15. Mais de quel type dtre sagit-il donc, sil ne dure pas,comme les toiles ternelles, ou sil na pas le mode dtre de la validit linstar des vrits mathmatiques, mais sil est toujours en train dedisparatre, comme toute vie qui stend entre la naissance et la mort, maisqui, dans sa finitude et son historicit, nen est pas moins un l , un ici, unmaintenant, un prsent dans linstant, qui nest pas un point sans qualits(leerer Punkt ), mais une plnitude de temps et un lieu de rassemblement detout ce qui est? Ltre du Dasein consiste tre un tel l , o le futur et lepass ne sont pas des instants venir ou en train de scouler, mais bien lefutur qui est propre chacun et lhistoire qui constitue ltre de chacun depuisle hasard de la naissance. Puisque le Dasein, qui fait ainsi des projets enfonction de son avenir, doit aussi assumer sa finitude et se trouve comme jetdans ltre, alors cest la facticit et non la conscience de soi, la raison oulesprit qui sera le mot dordre de la premire amorce de la question de ltrechez Heidegger.

    Mais quest-ce que ce l , que Heidegger allait bientt appeler, dunmot presque mystrieux et gnostique, le Dasein en lhomme ? Assurment,ce mot ne dsigne pas seulement une simple prsence, mais aussi unvnement : la disparition, le devenir et loubli emportent non seulement ce l , comme tout ce qui est terrestre - mais ce nest un l que parce quilest fini, cest--dire quil est intimement au fait de sa propre finitude. Ce quiarrive l, ce qui arrive comme l , cest ce que Heidegger appellera plustard la clairire de ltre . Cela porte le nom de clairire parce quon ypntre aprs avoir march sans fin dans la fort obscure et que les arbrescommencent sclaircir pour laisser entrer la lumire du soleil - jusqu ce

    15 [Note du trad. Bewusstsein. Il est noter que lallemand, comme langlais, distingue le Bewusstsein au sens de la prsence soi, par la rflexion, duGewissen qui dsigne laconscience au sens plus moral du terme, laquelle joue videmment un rle plus importantdansSein und Zeit ].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    34/259

    34quon lait traverse et que lobscurit nous entoure nouveau. Ce nestcertainement pas l une mauvaise illustration du destin fini de lhomme.Lorsque Max Scheler est mort en 1927, Martin Heidegger a prononc sonloge dans un cours, quil a termin en disant : un chemin de la philosophievient nouveau de sombrer dans lobscurit .

    Mais ce ntait pas une nouvelle destination de lhomme 16, ni unenouvelle anthropologie philosophique fonde de manire ontologique, quevisait la question de ltre du Dasein chez Heidegger. Si tel tait le cas, ilaurait videmment fallu lasseoir sur autre chose que langoisse et la mort,lennui et le nant. Elle aurait aussi eu prendre en considration dessentiments plus rjouissants et des passions plus difiantes. Mais puisque laquestion portait sur l tre , elle devait sen tenir aux expriences quipermettent de faire ressortir lexprience du l au milieu de la prcarit detous les tants, comme cela a lieu dans le nant de langoisse ou le sentimentde vide de lennui. Or lclaircie de ltre dans le l , qui est dans lhomme,ne se trouve pas seulement en lui. Il me semble que cest un pas important dereconnatre que luvre dart est aussi un vnement de vrit. Heideggermontre quelle nest pas seulement le produit dune cration gniale, maisaussi une uvre qui possde en elle-mme sa propre luminosit, qui est lavec autant de vrit, autant dtre 17. Celui qui a pu contempler un templegrec dans les grandioses contres montagneuses de la Grce pourra suivreHeidegger quand il crit que dans ce temple, aux dimensions modestes etpresque fragiles, qui semble avoir t arrach au monde des forceslmentaires dune renversante intensit, la terre et le ciel, la pierre et lalumire sont beaucoup plus prsents, au sens o ils accdent au l de leuressence vritable.

    On a aussi le sentiment de slever un nouveau plateau, qui dcouvreun nouveau coup doeil, quand lessai sur La chose dit non seulement deluvre dart, cest--dire de lvnement qui ouvre et qui tablit un monde,mais aussi de la chose utilise par lhomme quelle peut tre l et porteuse devrit. Cest que lon peut aussi dire de la chose quelle nest, cest--direquelle se tient par elle-mme tout en ntant contrainte rien, que parce quily a une clairire dans la jungle de ltre, qui se referme sur elle-mme.

    16 [Note du trad. Bestimmung des Menschen. Lexpression qui est entre guillemets dans letexte fait allusion au titre dun crit de Fichte de 1800, que lon peut aussi traduire par la vocation , la destine , voire la dfinition de lhomme].17 [Note du trad. Allusion cette fois un vers de Goethe, so wahr, so seiend , queGadamer aimait beaucoup citer et qui allait tre le titre dune de ses dernires tudes surlesthtique. Cf. notamment HGG, Le mot et la vrit - autant de vrit, autant dtre (1992), dans La Philosophie hermneutique, PUF, 1996, 185-220].

  • 8/13/2019 Chemins de Heidegger

    35/259

    35Il y a enfin le mot. Il ny a pas de chose, l o manque le mot .

    Heidegger a, bien sr, aussi soumis ce pome de Stefan George la torture desa propre inquisition de lui-mme, afin dinterroger le mot , cette nigmequi est ce que lesprit humain a de plus propre et de plus intime, pour savoir cequil nous dit de ltre. On a beau abhorrer toutes les formules de Heideggercomme celles dun destin, dun retrait, dun oubli de ltre, etc., mais ce quila vu, cela doit tout de mme pouvoir tre rendu visible pour peu que lon nesoit pas aveugle, et on peut dabord le faire voir partir du mot. Nous voyonstous, en effet, quil y a des mots qui fonctionnent comme de simples signaux(mme si parfois, ce qui est signifi, nest vraiment rien), mais il y en a aussidautres - et pas seulement dans le discours potique - qui sont eux-mmeslattestation de ce quils communiquent, qui touchent pour ainsi dire de trsprs ce qui est, en sorte quils ne sont pas remplaables ou changeables,puisquils rvlent un l qui ne saccomplit que dans le processus dudiscours lui-mme. Chacun sait ce que veut dire ici [un discours] vide ou rempli . On peut trs bien comprendre partir du chemin de pense deHeidegger que cest bien un tre qui est ici prsent ou qui reste absent.

    Seulement, il faut apprendre voir par la pense si lon veutcomprendre le chemin emprunt par la pense heideggrienne comme autrechose quun ttonnement dsolant dans lobscur crpuscule de lamtaphysique abandonne par Dieu et si lon doit y entendre la questionpoursuivie avec consquence par un penseur. Cest quil est vrai quunlangage fait dfaut ou manque cette pense. Elle trouve dailleurs laconfirmation de ce dfaut ou de ce man