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ECOLE DES HAUTES ETUDES EN SCIENCES SOCIALESMASTER EN SCIENCES SOCIALES
Mémoire de MASTER
Pour obtenir le grade de
Diplôme de MASTER
Discipline : THEORIES ET PRATIQUE DU LANGAGE ET DES ARTS
Présenté et soutenu
Par
Choon Woo YEE
le 02 octobre 2007
Titre :
La poétique de la modernité chez les impressionnistes et chez
Baudelaire
Directeur de MASTER
Giovanni CARERI
JURY
1
Giovanni CARERI
Yves HERSANT
2
TABLES DES MATIÈRES
INTRODUCTION.......................................................................................2
CHAPITRE I : DE L’IMAGINAIRE À LA PERCEPTION..........................9
A. La matérialisation du paysage.....................................11
B. Le contexte culturel du XIXe siècle.............................22
CHAPITRE II : DU SYMBOLE À L’ALLÉGORIE...................................30
A. L’allégorisation du monde...........................................30
B. L’« éphémérité » et la « fragmentarité » du monde 39
C. La beauté « moderne »..................................................51
CHAPITRE III : DU « NÉANT » À L’ « AMOR FATI »............................62
A. Le néant et l’apparence................................................63
B. Une grande compassion fleurissant dans le « mal »75
CONCLUSION........................................................................................91
Bibliographie...........................................................................................96
3
Introduction
L’idée de l’art chez Goethe se résume dans cette expression :
« L’art est une autre nature »1. Pourtant, cette autre nature, qui est
apparemment mystérieuse, participe, selon lui, de l’intelligible, car
elle naît de la raison de l’homme. On lit, dans cette vision de l’art de
Goethe, une admiration de la nature de l’homme moderne en même
temps qu’une manifestation de sa volonté qui vise à saisir la nature
par l'intelligence. Son esthétique, qui naît des réflexions profondes
sur l’objet et le sujet, « se tient à une croisée entre création et
connaissance »2, comme on le constate dans sa remarque : « Nous
ne connaissons de monde qu’en tant qu’il est en rapport avec
l’homme ; nous ne voulons d’art qu’en tant qu’il est empreint de ce
rapport »3. Cette vision du monde et de l’art de Goethe a beaucoup
influencé le romantisme allemand. Et plus tard, cette
compréhension goethéenne de la nature plus ou moins panthéiste
s’incarnera dans la peinture des impressionnistes français et dans la
poésie de Baudelaire qui montrent une nouvelle sensibilité vis-à-vis
de la nature, formée dans le contexte du XIXe siècle caractérisé,
entre autres, par le développement important de la technologie.
Pour rendre compte de la singularité de l’art des
impressionnistes et de Baudelaire, nous allons mettre en avant
l’adjectif « moderne », ou sa forme substantive « modernité » qui
semble être une clé de la compréhension de leur esthétique. Par
« modernité », on entend surtout l’« expérience du temps »4 mise au
1 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, trad. Jean-Marie Schaeffer, Paris, Flammarion, 1996, p. 323 : « L’art est une autre nature, mystérieuse elle aussi, mais davantage intelligible ; car elle naît de la raison. »
2 D. Cohn, La Lyre d’Orphée, Paris, Flammarion, 1999, p. 178. 3 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 322.4 V. Borso, « Baudelaire, Benjamin et la/les modernité/s », dans L’année
Baudelaire, no 8, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 150 : « Bohrer, en relisant Baudelaire, met l’accent sur un aspect fondamental de la modernité : la temporalité. La dimension nouvelle de la modernité est l’expérience du temps, ainsi qu’une expérience tout à fait particulière de la subjectivité et de
4
point notamment par Baudelaire, et l’attitude vis-à-vis de la nature
caractérisée par la notion de l’« immanence » spinoziste. Selon
Baudelaire, « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le
contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et
l’immuable »5. Le poète lit dans tout ce qu’il rencontre dans la vie
quotidienne les signes de la fugacité. Par exemple, ce qu’il voit dans
la foule d’une grande ville Paris, c’est l’« éphémérité » de sa vie. Il
n’est pas difficile de trouver cette temporalité de la modernité chez
les impressionnistes. Ils veulent travailler en plein air comme des
pêcheurs à la ligne pour découvrir la nature dans sa réalité, plutôt
que d’étudier la pose alanguie du modèle courbaturé à l’ombre de
l’atelier. Or, ce qu’ils y ont découvert n’était pas la nature immobile
qui garantit l’éternité dans sa tranquillité, mais une nature
« transitoire » qui se trouvait dans le changement éternel. Cette
nouvelle vision du monde sans précédent, inventée par eux
(Baudelaire et les impressionnistes), leur a permis d’être considéré
respectivement comme le premier poète moderne et comme les
peintres innovateurs auxquelles on doit « un bouleversement
d’importance au moins égale à celui de la Renaissance dans
l’histoire de l’art occidental »6.
Cette modernité au plan temporel attire d’autant plus notre
attention qu’elle se rapporte à l’immanence spinoziste, au lieu de la
transcendance, en ce qui concerne la compréhension de la nature.
Sur le « plan d’immanence »7, même la fugacité du monde n’est pas
l’espace. » 5 C. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Pléiade »,
1961, p. 1163.6 M. Jimenez , Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 307.7 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris,
Ed. de Minuit, (coll. « Critique »), 1980, p. 326 : « Rien ne se subjective, mais des heccéités se forment d’après les compositions de puissances ou d’affects non subjectivés. Ce plan, qui ne connaît que les longitudes et les latitudes, les vitesses et les heccéités, nous l’appelons plan de consistance ou de composition (par opposition au plan d’organisation et de développement). C’est nécessairement un plan d’immanence et d’univocité. Nous l’appelons donc plan de Nature, bien que la nature n’ait rien à voir là-dedans, puisque ce plan ne fait aucune différence entre le naturel et l’artificiel. Il a beau croître en dimensions, il n’a jamais une dimension supplémentaire à ce qui se passe sur lui. Par là
5
niée, mais plutôt affirmée dans sa réalité non voilée ; en effet, les
œuvres de Baudelaire et les peintures des impressionnistes n’ont
pas un ailleurs théologique. Leur Dieu, s’il existe, serait une nature-
dieu fragmentée dans les choses. Ainsi, la modernité baudelairienne
et spinoziste fonctionnera comme fil conducteur pour notre étude.
Cependant, le rapprochement de deux genres d’art, c’est-à-dire
la poésie et la peinture, entraînerait d’un point de vue critique
quelque problème, sans parler de l’« ut pictura poesis » ; en effet, il
est relativement facile de rendre compte des idées artistiques du
poète par rapport aux peintres impressionnistes, puisque, tandis
que celui-là écrit ses idées artistiques soit dans ses œuvres soit
dans ses critiques, ceux-ci n’écrivent leurs idées que de façon
éparse. En plus, étant donné que l’on trouve rarement les
correspondances ou d’autres documents qui montreraient des
échanges d’idées artistiques entre les deux protagonistes, on aurait
du mal à les faire rapprocher pour la compréhension de leur vision
du monde. En fait, on trouve une seule remarque de Baudelaire sur
Manet8. On risquerait donc de conclure qu’entre Baudelaire et les
impressionnistes, il est assez difficile de trouver une communication
trans-esthétique, comme André Chastel qui écrit :
« Si les prédilections de Baudelaire appellent quelque chose, ce
n’est pas la fluidité, les effets sensibles, la touche lâche de
l’Impressionnisme [...]. C’est toujours à Delacroix et aux grandes
scènes aux coloris sourds et pathétiques, qu’il nous invite à revenir. »9
Nous pensons que ses remarques sont très justes au niveau des
critiques de l’art de Baudelaire, mais qu’elles ne sont pas bien
même il est naturel et immanent. » 8 Baudelaire fait l’éloge de Manet pour son goût décidé pour la réalité dans sa
peinture Guitariste ; C. Baudelaire, « Peintures et aqua-fortistes », op. cit., p. 1145-1146.
9 A. Chastel, « Avons-nous bien lu Baudelaire? », L’image dans le miroir, Paris, Gallimard, 1980, p. 33.
6
fondées à un niveau plus général et profond, car l’« ut pictura
poesis » est une conversation trans-personnelle ; et si l’on essaie de
dégager la structure de la vision de Baudelaire non pas dans ses
critiques artistiques mais dans ses poèmes, on peut bien découvrir
le champ de leur conversation.
Quant à l’« Ut pictura poesis erit » (la poésie est comme la
peinture), cette phrase que Horace avait employée, pour la
première fois, pour prétendre se faire l’égal des peintres de son
temps, et qui était une véritable doctrine en vigueur depuis la
Renaissance jusqu’à Lessing, a provoqué la longue controverse10.
Celle-ci est résumée dans ces deux questions : « La peinture doit-
elle être telle une poésie muette et un poème tel un tableau
parlant ? » Or, l’important, ce n’est pas de hiérarchiser ces deux
genres artistiques, ni d’insister sur leur égalité, il s’agirait plutôt de
l’ « interesthétique »11 entre eux, parce que « les deux arts diffèrent
aussi bien par leur matière que par leur mode d’imitation »12.
Prétendre qu’il n’existe aucune différence entre ces genres, comme
le dit Lessing, fait encourir le risque de tomber dans « les
jugements les plus superficiels »13.
En fait, on trouve les rapprochements de deux arts. Par
exemple, Baudelaire a composé deux poèmes, « Le Masque » et
« Danse macabre » dédiés à Ernest Christophe (1827-1892), qui
doivent se lire comme une ekphrasis des statues de ce statuaire,
10 M. Jimenez, op. cit., p. 104-105.11 N. Savy, « Aut Pictura ; Baudelaire, Manet, Zola », Romantisme (66), 1989, p.
41.12 Lessing, Laocoon, Paris, Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1990, p.
42.13 Lessing, op. cit., p. 42 : « Mais, tout comme s’il n’existait aucune différence de
ce genre, des critiques modernes ont tiré de cette conformité des effets les conclusions les plus incongrues. Tantôt ils resserrent la poésie dans les limites étroites de la peinture, tantôt ils laissent la peinture embrasser toute la large sphère de la poésie. Tout ce qui est bon pour l’une doit aussi l’être pour l’autre. […] Imbus de cette idée, ils prononcent du ton le plus assuré les jugements les plus superficiels lorsque, comparant les ouvrages d’un poète avec ceux d’un peintre sur un même sujet, ils considèrent les différences comme des fautes dont ils incriminent l’un ou l’autre, selon qu’ils s’intéressent plus à la poésie ou à la peinture. Bien pis, cette critique vicieuse a, jusqu’à un certain point, induit en erreur les artistes eux-mêmes. »
7
dramatisée par l’irruption de la voix du poète au sein de sa
description. On trouve aussi les critiques favorables de Baudelaire
sur les artistes, qui semblent proches des impressionnistes dans
leurs expressions du paysage, tels que Constantin Guys (1802-
1892), Charles Meryon (1821-1868), James Abbott McNeill Whistler
(1834 - 1903). Baudelaire apprécie une série d’eaux-fortes de
Meryon représentant « avec plus de poésie » les paysages de Paris
tels que le ciel brumeux, les obélisques de l’industrie vomissant
contre le firmament leurs coalitions de fumées ; ses œuvres
acquièrent « la profondeur des perspectives augmentée par la
pensée des drames qui y sont contenus »14. Le ciel brumeux, les
fumées des usines, qui sont les figures fugitives, renforcent sans
doute « la pensée des drames ». Chez Whistler, Baudelaire lit aussi
la « poésie profonde » dans « une série d’eaux-fortes subtiles,
éveillées comme l’improvisation et l’inspiration, représentant les
bords de la Tamise ; merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de
cordages ; chaos de brumes, de fourneaux et de fumées
tirebouchonnées »15.
On trouve un autre exemple qui montre un échange entre la
littérature et la peinture. Émile Zola, considéré comme le vrai
défenseur de Manet, défend une œuvre de Manet, Olympia, qui est
refusé à l’Exposition Universelle en 1867, dans un article de
l’Événement en brochure, qu’il publie en 1867. Manet, à son tour,
fait un portrait de Zola pour lui, dans lequel on trouve les signes qui
rappellent l’événement de la défense de Zola pour Manet : une
reproduction d’Olympia au mur, un grand ouvrage d’histoire de l’art
entre les mains de Zola qui évoque la critique d’art16.
Goethe soutient cette relation étroite entre la littérature et la
peinture avec cette remarque : « La poésie pointe vers les mystères
de la nature et cherche à les élucider par l’image. La philosophie
14 C. Baudelaire, « Peintres et aqua-fortistes», op. cit., p. 1149.15 Ibid., p. 1148.16 N. Savy, op. cit., p. 43.
8
pointe vers les mystères de la raison et cherche à les élucider grâce
aux mots »17. Pour lui, le mot et l’image sont des corrélats qui se
cherchent éternellement. D’après T.W. Adorno, la convergence des
arts constitue la caractéristique fondamentale de l’art
« moderne » 18.
Alors, quel est le dénominateur commun de Baudelaire et des
impressionnistes au niveau de l’expression artistique ? C’est le
« regard », doté d’une sensibilité de saisir dans l’espace le temps
fugitif, qui est la temporalité spécifique de la modernité. Sur cette
base, nous allons examiner la nouvelle forme de conversation entre
la poésie et la peinture, fondée sur l’autonomie de chaque domaine
et sur le rapport renoué par la correspondance du mode de voir.
Notre travail, qui a pour but d’examiner la modernité poétique
des impressionnistes et de Baudelaire en nous référant à la pensée
spinoziste, se déroulera sur ces trois grands axes : i) le plan
épistémologique où l’on examinera dans quelle condition historique
et sociale leur nouvelle révolution de la vision était possible, ii) le
plan esthétique où l’on examinera l’émergence du beau moderne
évoqué par l’éphémérité et la « fragmentarité » du monde, iii) le
plan éthique où l’on examinera comment l’esthétique moderne en
deuil devant le néant, qui est déjà prévu à partir de l’éphémérité et
la fragmentarité, ne se dirige pas vers le nihilisme, mais plutôt vers
une grande compassion envers l’Autre.
Dans le premier chapitre, nous allons s’interroger sur le
contexte historico-culturel dans lequel la nouvelle vision du monde
de Baudelaire et les impressionnistes était possible. Comme
l’exprime G. Picon, la peinture du milieu du XIXe siècle sort enfin de
l’« imaginaire » pour explorer le monde de la « perception ». Elle
17 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 318.18 M. Jimenez, op. cit., p. 111.
9
commence par s’occuper du monde sensible, négligé pour la
mémoire et la rêverie collectives qui faisait l’objet de l’ancienne
peinture. Afin de rendre compte de ce changement de la vision du
monde, nous allons examiner d’abord l’évolution de la peinture du
paysage et de « la philosophie de la culture » dans laquelle
s’incarne la compréhension de la nature. Et puis, nous allons
envisager dans quelle condition matérielle et technique du XIXe
siècle était possible l’accélération de la révolution de la vision du
monde des impressionnistes et de Baudelaire.
Ensuite, nous allons considérer l’esthétique singulière de
l’impressionnisme et de Baudelaire, en s’appuyant sur l’allégorie qui
serait indispensable à la compréhension de leurs œuvres.
L’allégorie est comprise souvent comme une métaphore inférieure
par rapport au symbole. Se pose donc ici une question
fondamentale : « Comment est-ce que cette rhétorique froide et
inférieure peut servir d’une clé pour la compréhension des œuvres
de l’impressionnisme et de Baudelaire ? » Pourtant, dès que l’on
pose cette question, on se rend compte que cette question est mal
posée, parce que l’allégorie n’est pas seulement une sorte de
métaphore, mais aussi, surtout, elle est une manifestation de la
vision du monde. C’est pourquoi l’allégorie doit être comprise non
seulement du point de vue esthétique, mais aussi du point de vue
épistémologique et ontologique.
Nous allons s’interroger sur la question suivante : pourquoi
l’époque moderne ne peut-elle être (re)présentée que sous la forme
de l’allégorie pour être interprétée ? Et puis nous allons étudier
comment l’allégorie se définit étymologiquement et dans son usage
historique, surtout, à l’aide de Benjamin. Ensuite, nous allons
examiner comment ce monde est allégorisé dans leurs œuvres.
Finalement nous allons déterminer la nature de la beauté moderne
tirée de l’esthétique de l’allégorie.
10
Finalement, nous allons se demander comment l’esthétique de
l’allégorie chez les impressionnistes se transforme en éthique non
nihiliste. En fait, ce que les impressionnistes et Baudelaire
ressentent devant la fugacité du monde serait certainement le
sentiment terrifiant du néant. Pourtant, dans les tableaux des
impressionnistes, on trouve rarement une ambiance morose. Ils
nous donnent souvent les paysages fantastiques agréables malgré
leur illisibilité. Ce que Baudelaire éprouve dans le « capitale
infâme », ce n’est pas un désespoir, mais « le charme infernal ».
Comment serait-ce possible au centre du néant ? C’est là que surgit
un grand problème éthique vers lequel se dirige l’esthétique de
l’allégorie : une grande compassion. Après avoir examiné ce que
veut dire l’« apparence », qui est considéré comme une seule réalité
dans le monde de l’impressionnisme, nous allons examiner comment
une grande fleur de la compassion envers autrui fleurit chez eux.
11
Chapitre I : De l’imaginaire à la perception
G. Picon fait remarquer la fin de l’« imaginaire », dans son
ouvrage, 1863 Naissance de la peinture moderne19, qui marquerait
une séparation entre la peinture moderne et la peinture classique.
Selon lui, les images prémodernes sont assujetties à l’ordre
supérieur. Du coup, « chaque image fait signe d’un autre, d’un
ailleurs, elle est empruntée à la réserve d’un monde, d’un
imaginaire et d’une connaissance qui contiennent tout ce qui mérite
d’être représenté »20. Chaque personnage appartient donc à un
passé qui lui donne tout son sens. Les événements représentés
appellent notre esprit et notre œil vers « un ailleurs ». En bref, dans
la tradition occidentale, baptisée par l’esprit judéo-chrétien d’un
côté et par l’esprit grec de l’autre, l’image dans l’art plastique tient
la place toujours subordonnée à l’autre réalité tenue pour plus
véridique ; l’Idea, le Logos, la Parole ou le Discours. À la différence
de la peinture classique, la scène de la peinture moderne ne vient
plus de tel ou tel imaginaire tiré d’une réalité spirituelle, comme
dans Déjeuner sur l’herbe de Manet, qui est cher pour G. Picon,
puisqu’elle représente, de manière symbolique, la peinture
moderne. La scène de Déjeuner sur l’herbe est vu, soit « perçu ».
Du coup, elle n’évoque rien hors de ses éléments représentés. La
mise en scène suit des hasards. L’action du personnage n’est plus le
résultat d’une action antérieure, mais celui de la nécessité
intérieure. Il ne s’agit plus d’un passé spirituel par lequel la
peinture classique était hantée, mais d’une présence matérielle. La
peinture ne cherche de vérité que plastique. C’est pourquoi, dans
Déjeuner sur l’herbe, les regards des personnages, qui se sont
libérés de la charge de raconter quelque chose, ne se croisent pas,
19 G. Picon, 1863, Naissance de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1988.20 Ibid., p. 55.
12
mais plutôt se dirigent vers l’extérieur du cadre de la peinture,
comme les Ménines de Vélasquez. Ainsi, le passage de l’imaginaire
à la perception entraîne plusieurs bouleversements dans la tradition
de la peinture :
« Fin de l’imaginaire, fin de tout ce qui appartient à une mémoire et
à une rêverie collectives, fin des modèles que la vie individuelle ne
rencontre pas, mais peut reconstituer, réanimer : légendes et mythes,
grandes actions et grandes figures de l’histoire, figurations idéales de
la beauté, objets idéaux du désir. Fin du monde comme ensemble,
comme totalité dans l’espace et le temps se tenant à l’arrière-plan de
chaque image présentée, fin du monde comme hiérarchie par rapport
à laquelle chaque image choisie se situe et se justifie. Plus
exactement, ce qui finit, c’est la possibilité de redonner à cet
imaginaire une autorité universalisable, de le faire vivre pour tous. »21
On voit ici une revalorisation du quotidien qui a été déjà
réalisée dans la peinture de genre hollandaise du XVIIe siècle22. Les
personnages représentés dans la peinture des impressionnistes sont
les individus en chair et en os que l’on pourrait rencontrer dans la
rue, comme une femme dans l’Olympia de Manet. Le personnage de
Manet pourrait évoquer le féminin, la misère, la prostitution, etc.,
c’est-à-dire du sens social, mais jamais du sens mythologique.
Comme l’indique N. Savy, « Manet peint ce qui existe, au lieu de
copier des Vénus qui dans la réalité n’existent plus »23. La peinture
moderne travaille avec le seul texte de sa « visualité », tandis que la
peinture classique travaille avec les textes mythologiques, ou
spirituels. Cela veut dire que la peinture est enfin sortie du poids du
passé, et qu’elle a obtenu son autonomie.
21 Ibid., p. 56.22 Cf. T. Todorov, Éloge du quotidien, Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe
siècle, Paris, Adam Biro, 1993.23 N. Savy, op. cit., p. 46
13
C’est dans ce contexte que G. Picon considère que l’année
1863, date à laquelle avait lieu pour la première fois le Salon des
Refusés qui a permis de rendre célèbre le Déjeuner sur l’herbe de
Manet, correspond à la naissance de la peinture moderne : « À
dater de cette année 1863, l’histoire de la peinture sera
essentiellement celle d’une perception, et non pas d’un imaginaire » 24. Selon lui, la peinture de perception s’étend jusqu’au cubisme,
l’abstraction, l’action-painting. En fait, Kandinsky, le fondateur de
l’abstraction avoue dans son ouvrage Regards sur le passé (1912)
qu’il est considérablement influencé par Monet. À l’exposition des
impressionnistes à Moscou, il a découvert la possibilité d’une
peinture sans objet25. Les artistes américains d'avant-garde tels que
Jackson Pollock, Mark Rothko ou Sam Francis dans les années 1950
considèrent également Monet comme leur père spirituel parce qu’il
avait « attaqué les principes traditionnels du tableau de chevalet »
et donné « le point de départ d'une nouvelle tendance picturale »26.
Ainsi le passage de l’imaginaire à la perception a changé « la face
de la peinture occidentale »27 et l’impressionnisme est « perçu
comme un bouleversement d’importance au moins égale à celui de
la Renaissance dans l’histoire de l’art occidental » 28.
Or, on ne devrait pas oublier que ce changement de l’histoire
de l’art n’est pas donné d’emblée, et qu’il ne sera pas limité
seulement à l’histoire de l’art. C’est-à-dire que ce changement s’est
réalisé progressivement à travers l’histoire de l’esprit concernant la
compréhension de la nature. La modernité baudelairienne doit être
comprise dans ce contexte général du changement épistémologique
de la nature. Dans le domaine de la peinture, c’est la peinture du
paysage qui résume cette mutation spirituelle pendant cinq siècles.
Pour cette étude, nous allons d’abord retracer l’histoire de la
24 G. Picon, op. cit., p. 57.25 P. Piguet, L’oeil, no 504, mars 1999, p. 61.26 http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=131927 C. Castandet, Connaissances des arts, no 620, 2004, p. 39.28 M. Jimenez, Ibid., p. 307.
14
représentation du paysage, en se référant au contexte que propose
l’histoire de la philosophie de la culture. Ensuite, nous allons
examiner dans quelle condition socio-culturelle la nouvelle vision du
monde des impressionnistes et celle de Baudelaire était possible. Le
développement de la technologie du XIXe siècle attire tout
particulièrement notre intérêt, puisqu’il leur a permis l’expérience
du temps moderne ; ce sera, notamment, le train, la photographie.
A. La matérialisation du paysage
On ne peut pas voir ce qui n’existe pas. Autrement dit, on ne
peut voir que tout ce qui existe. D’ailleurs, tout ce qui existe veut
être vu « avant qu’il y eût des yeux pour voir », à en croire
Bachelard29 ; à savoir, le monde est plein d’yeux qui veulent voir et
également être vu. Chacune des choses dans le monde existe donc
comme un miroir l’une pour l’autre pour réfléchir l’autre devant soi.
C’est dans ces reflets réciproques que se dévoile la beauté du
monde. Pourtant, il a fallu beaucoup de temps pour que l’homme
puisse ouvrir ses yeux à la beauté de la nature, même s’il avait déjà
les yeux biologiques pour voir, depuis que « le grand œil des eaux
tranquilles » a découvert pour la première fois la beauté du monde.
Parce que la beauté de la nature ne peut être vue que par l’« oeil
culturel », qui n’est pas donné d’emblée, mais qui se forme
lentement au fur et à mesure que la culture de l’homme évolue.
C’est pourquoi l’homme est d’abord un être culturel, c’est-à-dire,
29 G. Bachelard, Le droit de rêver, Paris, PUF, p. 13 : « Le monde veut être vu : avant qu’il y eût des yeux pour voir, l’œil de l’eau, le grand œil des eaux tranquilles regardait les fleurs s’épanouir. Et c’est dans ce reflet [...] que le monde a pris la première conscience de sa beauté. »
15
« un animal symbolique », pour reprendre l’expression de
Cassirer30.
C’est, avant toute chose, aux impressionnistes que nous devons
« l’œil culturel » pour découvrir la beauté du monde. En fait, ils ont
découvert la lumière, la couleur, et enfin la Nature à travers le
paysage. Les impressionnistes ne sont pas, bien entendu, les
premiers à avoir inventé la peinture du paysage. Quant au nouveau
domaine du paysage, on peut remarquer les grandes écoles du
paysage telles que « flamande au XVe siècle, néerlandaise au XVIIe
siècle, anglaise aux XVIIIe et XIXe siècles, française, enfin au XIXe
siècle avec l’école de Barbizon »31 avant les impressionnistes.
Le mot paysage, qui désigne une représentation peinte du
monde réel, apparaît pour la première fois dans le dictionnaire
français-latin de Robert Estienne publié en 1549 pour s’appliquer
d’abord à la peinture avant de devenir aux XVIIIe et XIXe siècle un
objet littéraire32. Les lois du paysage fixées par Le Caravage sont
raffinées par Poussin et le Lorrain durant tout le XVIIe siècle. Le
paysage devient le thème préféré des peintres vénitiens avant les
peintres flamands33. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’il n’y
avait pas de peinture du paysage avant la Renaissance. En fait, on
trouve les enluminures médiévales plus ou moins réaliste dans
30 La philosophie de Cassirer peut être qualifiée d'une philosophie de la culture. Chez lui, les questions fondamentales posées à l’être humain comme « Qu’est-ce que l’homme ? » « Qu’est-ce que l’histoire ? » convergent sur une question comme « Qu’est-ce que la culture ? ». Sa philosophie part donc de deux positions : i) L’homme et la culture s’interpénètrent, ii) L’homme se considère comme un être culturel, c’est-à-dire, « un animal symbolique ». Pour lui, l'esprit humain se développe par symbolisation toujours plus précise et sophistiquée. Le symbole produit par l'esprit permet à l'être humain de toujours mieux connaître le monde qui l'entoure. Cette symbolisation part de la perception brute telle qu'elle est donnée par les sens, pour ensuite la structurer au moyen de concepts et idées toujours plus exacts. Ainsi, pour Cassirer, la science moderne constitue l'aboutissement du développement de l'esprit humain, tel que l'histoire de la connaissance et de la pensée le montre.
31 A. Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 65.32 M. Périgord, Le paysage en France, PUF, 1996, p. 9 ; M. Périgord, p. 16 : « Le
thème du paysage tient une place importante dans les carnets de voyage de Mérimée, Flaubert, Stendhal, Chateaubriand où il devient, à part entière, un objet littéraire. »
33 M. Périgord, op. cit., p. 14.
16
lesquelles se représentent les travaux de l’année, suivant les quatre
saisons, des moissonneurs en juillet, des chasseurs en janvier.
Cependant, ces peintures du paysage ne sont pas « réalistes » au
sens du XIXe siècle du terme, mais elles sont assujetties à un ordre
supérieur : dresser le répertoire exhaustif et systématique des
situations de la vie34. Ces genres nouveaux affirment
progressivement, depuis le XVIe, leur droit à l’existence ; les objets
usuels, qui servaient des accessoires, acquièrent une dignité
propre ; le paysage devient un thème à part entière35. On pourrait
désigner l’humanisme de la Renaissance comme cause majeure de
ce changement ; en effet, l’humanisme, qui met les valeurs
humaines au-dessus des autres valeurs, a encouragé la volonté de
laïciser le paysage en le libérant de toute référence religieuse. Par
exemple, Érasme, un des plus représentatifs de la Renaissance,
souligne la fusion de la vie matérielle et de la vie spirituelle36.
D’après A. Roger, c’est chez les peintres de Flandres et de
Pays-bas que s’épanouit le naturalisme descriptif qui a été
développé, à l’origine, par les peintres italiens de quattrocento ; en
effet, les écoles du Nord, à la différence de ces derniers, ont su
représenter les choses naturelles comme étant inséparables de leur
environnement naturel, et non comme des objets isolés. « Par
conséquent, dans le Nord, la découverte de la nature ne pouvait
qu’aboutir à la découverte de la peinture de paysage »37. C’est
également au XVIIe siècle aux Pays-Bas que la vie quotidienne
devient un sujet à part entière comme la peinture du paysage. Pour
la première fois, la vie quotidienne des êtres anonymes, et non plus
l’histoire des Saintes ou le mythe greco-romain, devient le thème
34 T. Todorov, Éloge du quotidien, op. cit., p. 10.35 Ibid., p. 11. 36 Ibid., p. 30.37 A. Roger, op. cit., p. 67 ; Otto Pächt, Le paysage dans l’air italien. Les
premières études d’après nature dans l’art italien et les premiers paysages de calendriers, Saint-Pierre-de-Salerne, Gérard Monfort, 1991, pp. 66-68.
17
central. Todorov résume la signification de ce changement de la
peinture :
« L’accessoire a acquis le statut de l’essentiel ; ce qui était
subordonné est devenu autonome. Il s’agit là d’un mouvement plus
général qui conduit à l’émancipation progressive des genres de
peinture profane par rapport à la peinture religieuse. »38
Le réalisme néerlandais ne s’intéresse plus au sujet religieux,
mais il veut représenter le monde réel tel qu’il est, comme il est et
parce qu’il est. Il ne s’agit plus, pour lui, de l’idéal, ni des règles de
beauté39. La peinture à sujets historiques et religieux partagera le
devant de la scène avec la peinture « réaliste »40.
Alors, une question se pose ici : « Quel changement
épistémologique de la nature a entraîné le triomphe progressif de la
peinture du paysage contre la peinture religieuse ? » C’est là que
s’impose la pensée de Spinoza de la nature, basée sur la raison
rationnelle et la science de la nature. Selon l’auteur de l’Éthique, la
nature ne se constitue que par deux éléments : la substance et sa
modification, le mode41. Selon l’interprétation deleuzienne, la
38 T. Todorov, Éloge du quotidien, op. cit., p. 10.39 Ibid., p. 137.40 Ibid., p. 12.41 Spinoza considère les choses dans la nature comme le mode (B. Spinoza,
Ethique. Œuvres de Spinoza III, trad. Charles Appuhn, GF Flammarion, 1965, p. 22 : « J’entends par mode est les affections d’une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu. » (DE DIEU, définitions V) qui est la modification de la substance (B. Spinoza, op. cit., p. 21 : « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé. » (DE DIEU, définitions III). Selon lui, la substance est « ce qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé. » C’est-à-dire qu’elle a « la cause de soi » (B. Spinoza, op. cit., p. 21 : « J’entends par la cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue sinon comme existante .» (DE DIEU, définitions I), tandis que le mode a besoin de l’autre cause pour exister. Cela revient à dire que l’origine du mode remonte à la cause première : la substance. Mais il faut noter que la substance spinoziste n’est pas séparable du mode, tandis que le Dieu chrétien et l’Idée platonicienne sont indépendants du mode. En ce sens, la relation entre la substance et le mode est univoque ; l’univoque signifie que la voix du mode est justement celle de la substance. Enfin, on se rend compte que
18
philosophie de Spinoza est l’ontologie de l’immanence. Spinoza a
rejeté l’idée de la transcendance chrétienne qui insiste sur la
création du monde par Dieu et sur la téléologie. Le Dieu de Spinoza
entre plutôt dans le monde et devient la rationalité et la vitalité, loin
d’être un être doué de volonté ou de l’intention42 . Selon lui, la
nature n’est pas créée par l’étant hors de la nature, mais se fait par
lui-même. D’autre part, cette philosophie de l’immanence remonte à
la philosophie grecque de la nature. Les atomistes grecques disaient
que rien ne naît du Néant [Ex nihilo nihil]43 . Selon eux, si le monde
ne peut pas commencer par néant, il ne peut non plus retourner au
Néant, car le monde n’a pas de dehors dans lequel les éléments du
monde peuvent glisser. Cela revient à dire que le départ de leur
pensée se trouve dans l’être. Ils nient bien sûr que le monde est
créé par Dieu, du fait qu’il n’y a pas d’espace où Dieu peut se tenir
debout dans le monde dépourvu de dehors. Épicure soutient aussi
cette opinion. Il dit : « Et le tout a toujours été tel qu’il est
maintenant et sera toujours tel. Car il n’est rien en quoi il puisse se
changer ; et, en dehors du tout, il n’est rien qui, étant entré en lui,
ferait le changement. »44 Cette attitude d’Épicure sous-entend le
monisme matérialiste. Épicure prétend que même l’âme, qui est en
général acceptée comme immatérielle, est en réalité matérielle :
« Or il n’est pas possible de penser par soi l’incorporel, sauf le vide.
Or le vide ne peut ni agir ni subir, mais fournit seulement à travers lui
le mouvement aux corps. De sorte que ceux qui disent que l’âme est
la substance infinie n’est rien d’autre que la seule nature divine, soit Dieu. 42 B. Spinoza, Ethique. Œuvres de Spinoza III, trad. Charles Appuhn, GF
Flammarion, 1965, p. 43 : « Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses. »
43 Par exemple, Épicure dit : « Tout d’abord rien ne naît du non-étant » (Épicure, Lettres et Maximes, trad. Marcel Conche, Paris, PUF, 1999, p. 101). Lucrèce dit aussi : « De rien rien ne peut naître. » (Lucrèce, De la nature. Tome I, Paris, Les belles lettres, 1999, p. 52.)
44 Épicure, op. cit., p. 101.
19
un incorporel parlent pour ne rien dire. Car, si elle était telle, elle ne
pourrait en rien agir ni subir. »45
Il entend donc « observer toutes choses d’après les
sensations. »46 L’atomisme, qui n’admet pas l’infiltration de ce qui
est transcendant, a déclaré la mort de Dieu avant Nietzsche. En un
mot, les dieux sont inutiles au système matérialiste du monde tel
que le concevait Épicure et, avant lui, Démocrite.
C’est Cassirer qui étudie l’évolution de la « philosophie de la
culture », qui s’intéresse à la relation entre la nature et la culture, à
partir de la compréhension spinoziste de la nature. Il explique, dans
son article intitulé La fondation naturaliste et la fondation
humaniste de la philosophie de la culture47, le mouvement
historique de la pensée spinoziste sous l’angle de la philosophie de
la culture. Selon lui, la philosophie de la culture ne date que de la
Renaissance. Mais les premiers germes de la philosophie de la
culture à venir furent longtemps réprimés par la formidable force
positive et productive comme les sciences mathématiques de la
nature : la géométrie, l’analyse, la mécanique, etc. Dans ce climat
intellectuel, Spinoza a voulu expliquer l’éthique elle-même par la
rigueur mathématique et géographique. C’est là que l’on voit naître
le monisme métaphysique aussi bien que méthodique de Spinoza. La
philosophie de la culture plus ou moins empêchée par le poids des
sciences mathématiques s’élance de nouveau au cours de la
seconde moitié du dix-huitième siècle, l’ère de la littérature
classique allemande éclose par Goethe, Schiller et Herder.
45 Ibid., p. 115.46 Ibid., p. 101 : « De plus, il faut observer toutes choses d’après les sensations
et, de façon générale, d’après les appréhensions immédiates, soit de la pensée, soit de n’importe lequel des critères, de même encore d’après les affections présentes, afin que nous ayons de quoi procéder à partir de signes à des inférences au sujet de ce qui attend confirmation et de l’invisible »
47 E. Cassirer, « La fondation naturaliste et la fondation humaniste la philosophie de la culture », dans L’idée de l’histoire, Paris, Les Éditions du Cerf, 1988.
20
L’influence de Spinoza est remarquable, entre autres, chez
Schelling. Il prône le monisme spinoziste et l’éternité de l’âme :
« Puisqu’il est dans la nature de la philosophie de considérer les
choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’elles
sont infinies ou en tant qu’elles constituent l’identité absolue, la
véritable philosophie réside en la preuve que l’identité absolue
(l’infini) n’est pas sortie d’elle-même et que tout ce qui est, en tant
que cela est, constitue l’infinité. De tous les philosophes, seul Spinoza
a reconnu ce principe, bien qu’il n’en ait pas apporté la preuve
intégrale, pas plus qu’il ne l’a formulée avec suffisamment de
précision pour écarter tout malentendu. »48
Schelling ne voit pas la nature comme ce qui s’épuise dans
l’extension et le mouvement mécanique et géométrique. Il la
regarde plutôt comme un ensemble de formes et de forces vitales.
Cette vision de la nature de Schelling, caractérisée par « la
spiritualisation de la nature »49, nourrit notamment la philosophie
de la culture du romantisme du XIXe siècle. Cassirer n’oublie pas
d’ajouter qu’il y avait un autre courant opposé chez les penseurs
français de la philosophie de la culture, qui ont voulu remplacer « la
spiritualisation de la nature » par « une matérialisation de la
culture ». Selon eux, si l’on veut établir une véritable science de la
culture, la métaphysique - ou la théologie - doit céder sa place à la
chimie et la physique, à la zoologie et la botanique, à l’anatomie et
la physiologie. D’après eux, la philosophie de la culture n’est qu’une
sorte de botanique appliquée.50 En ce sens, leurs intuitions
fondamentales étaient fondées sur la vision du monde de Darwin et
Spencer, non celle de Newton et Laplace. On peut donc dire que la
philosophie de la nature française a enrichi, à l’inverse de la
48 Schelling, Darstellung meines Systems der Philosophie, parag. 14, S. W. IV, 120 ; Cassirer, op. cit., p. 27.
49 E. Cassirer, op. cit., p. 32.50 Ibid p. 34.
21
philosophie de la culture allemande, la science de la nature.
Cependant, dans les deux cas, on ne saurait oublier l’influence de la
pensée spinoziste de la nature.
Quant à la fondation humaniste de la philosophie de la culture,
la pensée de Goethe et Herder est très intéressante. Ils ne suivent
pas la voie de Kant, basée sur le dualisme entre la nature et la
liberté, entre le « mundis sensibilis » et le « mundis intelligibilis »
tout en soulignant l’importance de la réalité matérielle51. Se gardant
de tomber sous le subjectivisme totalitaire englobant les objets d’un
point de vue totalitaire, ils considèrent les êtres humains comme
doués d’une capacité « spécifique », mais non « supérieure ». Seuls
les hommes peuvent accorder la durée à l’instant ; seuls ils
distinguent, choisissent et ordonnent. C’est pourquoi les activités
représentatives telles que l’histoire, la langue, les Beaux-arts,
l’intuition religieuse, le concept philosophique ne sont possibles que
chez l’homme. Ce que les hommes réalisent est l’objectivation et la
contemplation de soi en se fondant sur les mises en forme
théorique, esthétique et éthique. Il semble que la pensée de Goethe
et Herder garde un équilibre philosophique propre entre la
spiritualisation de la nature du romantisme allemand et la
matérialisation de la culture française. De manière générale, on
pourrait dire que l’aspect spirituel de la nature est mis en avant en
Allemagne, tandis que l’aspect matériel de la nature est mis en
avant en France, bien que la pensée spinoziste de la nature prêche
déjà l’équilibre entre le corporel et le spirituel.
Revenons à notre sujet du paysage. Qu’est-ce que le paysage ?
Un pays/objet naturel devient un paysage/objet esthétique à travers
l’« artialisation »52, pour reprendre l’expression de A. Roger. Cela
51 Par exemple, Goethe dit : « Le poète dépend de la représentation. Celle-ci atteint son plus haut niveau lorsqu’elle rivalise avec la réalité, c’est-à-dire lorsque l’esprit rend ses descriptions tellement vivantes que leur présence s’impose à tous » ( J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 316).
52 A. Roger, op. cit., p. 8.
22
veut dire qu’un pays sans expression ne devient le « visage »53
expressif d’un pays qu’à l’aide de l’artialisation. En d’autres termes,
le visage « naturel » d’un pays devient le visage « culturel » d’un
pays. Le « paysage » renaît comme un être vivant, comme une
personne. C’est-à-dire que la nature, toujours prête à être
allégorisée ou personnifiée, ne peut se réduire désormais à une
composition inorganique sans âme, ni peut être plus mystifié sans
base matérielle. C’est pourquoi la peinture du paysage ne doit être
comprise qu’à travers la philosophie de la culture.
Le titre de ce chapitre, La matérialisation du paysage, implique
donc une revalorisation du paysage, qui était souvent négligé ou
utilisé pour un autre but transcendantal, et il propose également
que l’on considère le paysage comme un « être-visage » aussi bien
spirituel que matériel. L’usage de ce titre a aussi une intention de
l’opposer à « la spiritualisation du paysage », qui nous semble être
un principe de la peinture du paysage du romantisme allemand.
Cette opposition nous révélera plus nettement ce que l’on veut
signifier par ce titre.
Les œuvres de Caspar David Friedrich (1774 - 1840), un des
représentants de la peinture du romantisme allemand, révèlent une
volonté d’accéder à une réalité aussi bien cachée que
transcendantale, et une aspiration à l’infini. L’image de la fenêtre
préférée par l’artiste incarne le « seuil »54 symbolique qui sépare les
deux mondes infranchissables : le monde purement spirituel et le
monde en apparence55. Pour lui, l'homme devient une âme ; le corps
53 M. Périgord, op. cit., p. 22 : « Devant la difficulté d’élaborer une définition précise et complète, cet auteur se contente d’une étude étymologique, le mot étant formé du radical « pays » comportant une connotation de ruralité, de terroir, alors qu’« âge » souligne un ensemble de traits, de caractères du terrain perceptible à l’œil. Ainsi, le paysage pourrait être tout simplement le visage d’un pays. »
54 M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 28 : « Le seuil qui sépare les deux espaces indique en même temps la distance entre les deux modes d’être, profane et religieux. [...] Une fonction rituelle analogue est dévolue au seuil des habitations humaines. »
55 A. Montandon, « De la peinture romantique allemande », Romantisme (16), 1977, p. 84.
23
perd son importance. La souffrance physique n'est donc plus un
sujet de tragédie. Son monde artistique est qualifié d’une volonté de
retrouver dans un monde profane l’expérience du sacré et de
l’absolu. Il est vraiment un « homme religieux » 56 au sens d’Eliade
du terme. On trouve aussi chez Runge « une volonté d’appréhender
la totalité et l’infinité de la nature [...] afin que l’homme puisse
passer du sensible au spirituel dans une élévation totale de
l’âme »57. Du coup, le paysage qu’ils veulent représenter est un
paysage spirituel et moral typiquement allemand, qui serait compris
comme une expression du Sublime et comme une nostalgie des
lointains inaccessibles, sans référence à l'art antique ou à l'art
Italien. C’est pourquoi on l’appelle un peintre non-figuratif malgré
ses œuvres fortement réalistes. C’est aussi pourquoi on doit
considérer la peinture du paysage du romantisme allemand comme
« un état d’esprit » 58, non comme « un style ».
Comme l’indique Montandon, la peinture du romantisme
allemand est « la première manifestation théologique de l’art
moderne »59. C’est pourquoi la peinture du paysage du romantisme
allemand s’oppose à la peinture de genre hollandaise du XVIIe
siècle, qui veut exprimer la beauté spirituelle inséparable de la
réalité matérielle. On peut dire donc que la peinture du romantisme
allemand a découvert la tragédie du paysage, tandis que la peinture
de genre hollandaise du XVIIe a découvert la beauté de la vie. En
56 Selon Eliade, pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène. Il veut découvrir l’espace sacré devant le « Chaos » qui entoure son monde. M. Eliade, op. cit., p. 25 : « Plus encore : pour l’homme religieux, cette non-homogénéité spatial se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soi réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure. »
57 A. Montandon, op. cit., p. 88.58 Ibid., p. 82 : « Les repères formels sont également des guides très incertains
dans la mesure où le romantisme est plus un état d’esprit, une représentation du monde et une expérience de la nature et de l’histoire qu’un style. »
59 A. Montandon, op. cit., p. 84 : « L’art romantique n’est pas seulement l’art de l’infini, de l’expérience métaphysique, de la solitude tragique de l’être et de la quête nostalgique d’un idéal inaccessible, c’est un art qui a déplacé le sens même de l’art. La peinture romantique allemande est la première manifestation théologique de l’art moderne . »
24
1834, lors de la visite de l'atelier de Friedrich, le sculpteur David
d'Angers a un célèbre mot pour définir l'art de Friedrich : « Cet
homme a découvert la tragédie du paysage .» Sur ce point, la
peinture du romantisme allemand s’oppose aussi à
l’impressionnisme, qui s’apparente à la peinture de genre
hollandaise du XVIIe.
Cependant, il n’est pas difficile de trouver un lien esthétique
entre deux écoles : la valorisation de la sensibilité de l’artiste. Pour
eux, le sentiment de l’artiste est en commun le nouveau et unique
législateur. Mais leurs intentions artistiques, malgré un principe
artistique commun, s’opposent. Les artistes du romantisme veulent
évoquer ce qui est invisible aux dépens de ce qui visible, tandis que
les artistes de l’impressionnisme veulent exprimer à la fois ce qui
est visible (la nature telle qu’elle est) et ce qui est invisible (la
nature telle qu’elle était, et telle qu’elle sera) dans leur perception
et leur imagination sur le même plan. C’est-à-dire, chez les
premiers, la transcendance est transcendante à la nature, tandis
que, chez les derniers, la transcendance est immanente à la nature.
En fait, la seule ambition des impressionnistes est de traduire le
paysage en tant que visage de la nature dans sa richesse aussi bien
spirituelle que matérielle. L’« au-delà » hors du monde sensible
n’intéresse pas les impressionnistes. Comme, pour Kant, l’objet de
la connaissance est limité au monde phénoménal, pour les
impressionnistes, l’objet de la représentation est limité au monde
sensible, mais qui n’est pas considéré comme séparable du
« mundis intelligibilis » à la différence de Kant. Une remarque de
Venturi adressée à Manet résume bien ce que veulent atteindre les
impressionnistes: « l’âme des choses chez Monet »60. À la
60 F. Mathey, Les Impressionnistes et leur temps, Hazan, 1992, p. 12 : « Ainsi que l’écrit L. Venturi, « la joie, l’animation, l’esprit des images s’expriment chez Renoir, l’âme des choses chez Monet, la maîtrise, pas le moins du monde ingénue, chez Degas, la grandeur, le raffinement, la science énorme chez Cézanne, la religiosité champêtre et l’ampleur épique chez Pissarro, la finesse et la tranquillité chez Sisley . »
25
représentation académique du « sujet », déterminé par la Fable ou
l’Histoire, ou les conventions bourgeoises, s’est substituée la
contemplation du « motif », un arbre, une chaumière, un horizon,
détaché de l’espace et de la durée, source universelle de valeur ; la
peinture y coïncide avec son contenu, sans aucune suggestion
étrangère.
L’impressionnisme est donc le signe d’une libération, d’un
affranchissement, le retour au sentiment immédiat. Pour les
impressionnistes, l’univers extérieur est un clavier musical, un
« motif » sur lequel ils peuvent chanter selon son cœur. Le monde
des impressionnistes est celui plein de vie, comme les femmes avec
les joues roses dans les œuvres de Manet, et les coquelicots fleuris
en plein champ dans les œuvres de Monet. Cette liberté ne manque
pas de choquer les contemporains dont la vision était pétrifiée par
l’école des Beaux-Arts, mais nous sentons aujourd’hui que
l’expérience impressionniste s’intègre naturellement dans la
tradition picturale issue de la Renaissance, en poursuivant de façon
toujours plus fidèle l’exploration optique de la réalité. Du coup, l’art
impressionniste est loin de l’art exsangue, qui représente le monde
imaginaire et irréel, mais il est surtout l’art vivifiant malgré qu’il
évoque, par l’allégorie, la fugacité de la vie (Nous allons examiner
l’allégorie en détail dans le chapitre II).
Baudelaire affirme la réalité moderne comme il le dit dans la
critique sur Manet :
« MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la
réalité moderne, – ce qui est déjà un bon symptôme, – cette
imagination vive et ample, sensible, audacieuse, sans laquelle, il faut
bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs
sans maître, des agents sans gouvernement. » 61
61 C. Baudelaire, « Peintres et aqua-fortistes», op. cit., p. 1146.
26
C’est Monet qui a expérimenté, de façon tenace, la perception
pendant plus de quarante ans pour la renouveler dans un même
espace de Giverny dont il fait un « laboratoire »62 de la nature. Cela
veut dire que son ambition artistique ne se trouve jamais dans
transcription de la beauté du monde extérieur, mais se trouve dans
l’extension de la perception et une compréhension plus complète du
monde en train de devenir. Les études de la Nature de Monet
culminent dans la série des nymphéas qu’il a faite depuis 1897
jusqu’à sa mort. Ses grandes compositions de Nymphéas, dont les
plus achevées sont celles qu’il exécute peu avant sa mort pour le
musée de l’Orangerie, constituent, en effet, selon le mot d’André
Masson, la « Sixtine de l’impressionnisme », témoignant d’une
liberté et d’une audace prodigieuse. Les spectateurs entourés de
ces tableaux auraient une illusion comme s’ils étaient plongés dans
la nature réelle. Il n’est donc pas exagéré de dire que Monet a
inventé une « Nature ». On y trouve la surface de l’eau calme,
immobile, rigide et profonde, le plan établi par les feuilles plates
des nymphéas. Sur cette eau, les boutons et les fleurs sont posés,
s’ouvrent, éclatent, se referment. Au-dessus, le ciel avec ses nuages
errants, les branches d’arbres qui se balancent, se mêlent aux
herbes aquatiques, liées et déliées sans cesse par le courant
paisible. Sa peinture devient le « poème panthéiste » 63.
B. Le contexte culturel du XIXe siècle
Notre intérêt se dirige maintenant vers le contexte
socioculturel du XIXe siècle dans lequel s’est formée la nouvelle
vision du monde des impressionnistes et de Baudelaire, laquelle ne
62 J. Clay, Comprendre l’impressionnisme, Paris, Chêne, 1984, p. 4.63 V. Bougault, Connaissances des arts, no 638, Mai 2006, p. 50.
27
peut être isolée dans la seule manifestation picturale, mais doit
s’apparenter à l’une ou l’autre des conceptions générales de la
réalité sensible.
Se trouvant dans le courant matérialiste depuis la Renaissance,
l’accélération technique et scientifique sans précédent, qui
caractérise la seconde moitié du XIXe siècle, ne pouvait pas ne pas
façonner de nouvelles mentalités, un nouveau type de sensibilité.
Huyghe résume ce lien étroit entre la science et l’impressionnisme
dans une expression : « un sensualisme rationnel »64. Partant de
leur sensibilité artistique, les impressionnistes souhaitent saisir la
nature à partir de l’observation rationnelle ; partant de la rigueur
rationnelle, la science veut être plus sensible pour saisir la réalité
dynamique. Pourtant, la science du XIXe siècle était obligée
d’abandonner sa croyance en la sûreté du monde, et sa conviction
qu’elle détient le pouvoir de connaître la réalité transcendante des
choses. On s’aperçoit que l’inconnu s’accroît à mesure qu’on
l’explore. En 1859, avec De l’origine des espèces, Darwin dénonce
le statut de l’homme privilégié par Dieu ; la géométrie non
euclidienne, le machinisme, la microphysique, l’électromécanique,
l’astronomie, bientôt la radioactivité accélèrent la « débâcle » des
certitudes du siècle. Ce n’est donc pas un hasard si
l’impressionnisme a aimé peindre les « débâcles »65. Gustave
Geffroy se demande « pourquoi l’art serait condamné à observer les
lois de l’ancienne physique ? »66 La débâcle de la croyance en la
capacité de perception de l’homme s’observe également :
« L’homme s’apercevra vite, écrit Pierre Francastel, que son œil,
dans lequel il avait pris tant de confiance, est incapable de lui
révéler naturellement la position d’un cheval au galop. »67 Dans tous
les domaines de la pensée du XIXe siècle, la substitution du
64 R. Huyghe, La relève du réel, Paris, Flammarion, 1974, p. 13. 65 Ibid p. 1666 J. Clay, op. cit., p. 7.67 Ibid., p. 8.
28
« mouvant » au « fixe », de l’instable et de l’indéfinissable à
l’immobile se produit. Berthelot majore l’importance de la chimie
organique aux dépens de la théorie quantique de Lavoisier ; Claude
Bernard souligne celle d’une interprétation générale de la vie tirée
de l’étude empirique aux dépens du dénombrement des
phénomènes à la Linné. C’est-à-dire qu’il accentue encore plus
l’importance de la dynamique des fonctions aux dépens des
substrats ; Chevreul analyse la lumière pour en tirer une conception
entièrement nouvelle68. Une division croissante de la touche des
impressionnistes coïncide curieusement avec la conception nouvelle
que la physique moderne a donnée de la matière ; en effet, la
physique moderne a découvert que la matière n’est qu’une vibration
de l’énergie, et qu’elle ne peut plus être considérée comme un état
solide69. C’est-à-dire que la matière et l’énergie ne sont pas de
substances distinctes, mais sont des états échangeables
réciproquement. La nature n’est qu’un « champ de forces
dynamiques »70. L’échange réciproque entre la matière et l’énergie
nous rappelle la poétique de la correspondance de Baudelaire, dans
laquelle les éléments différents de la nature s’entendent dans la
langue commune. Selon la théorie de la matière-énergie, le « moi »
n’est qu’un état énergétique fugace qui va bientôt se transformer en
un autre état. Le « moi » ne sait pas d’où son corps-énergie provient
dans le passé. En ce sens, on se trouve dans le même champ
énergétique dans lequel s’estompent toutes les distinctions
matérielles telles que le moi et le toi, le vieillard et le jeune, l’arbre
et la pierre, la couleur et l’odeur. L’univers est une forêt de
symboles où tous se répondent.
68 P. Francastel, Art et Technique, Paris, Minuit, 1956, 137.69 Dans son ouvrage essentiel, Le nouvel esprit scientifique (1934), Gaston
Bachelard opère un dépassement du débat empirisme/rationalisme. Pour Bachelard, le matérialisme rationnel se trouve au centre d'un spectre épistémologique dont les deux extrémités sont constituées par l'idéalisme et le matérialisme. Cf. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 2003.
70 J. Clay, op. cit., p. 7.
29
C’est notamment grâce à l’expérience du mouvement et de la
vitesse, accélérée par la science et la technique que les
impressionnistes et Baudelaire ont découvert la réalité en perpétuel
changement. Il nous semble donc inévitable d’examiner les
développements technologiques de cette époque (surtout le train et
la photographie), car la technologie porte directement sur la
condition matérielle, donc sur le mode de perception. En fait,
l’impact du train est remarquable. Nous disposons d’une quantité
remarquable de récits sur les voyages en train, qui manifestent les
vives émotions de leurs auteurs. Par exemple, Victor Hugo écrit
dans une lettre du 22 août 1837 :
« C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en
rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs au bord du champ ne
sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou
blanches. [...] Les villes, les cloches et les arbres dansent et se mêlent
follement à l’horizon. »71
Jacob Burckhardt lui aussi raconte une expérience semblable :
« On ne peut absolument pas distinguer correctement les objets les
plus proches, les arbres, les maisons, etc., comme on se retourne pour
les voir, on les a dépassés depuis longtemps. »72
En comparant les récits de voyages en train avec celui de
Goethe73, Wolfgang Schivelbusch signale que ces expériences de
voyages en train détruisent la relation profonde entre le voyageur et
l’espace du voyage pré-industriel dans lequel l’espace traversé est
perçu avec une profonde intensité et jusque dans les détails.74 71 A. Castelot, La belle histoire des voyages, Paris, Librairie Académique Perrin,
1965, p. 366-7.72 W. Schivelbusch, Histoire des voyages en train. Trad. par J.-F. Boutout, Paris,
Le Promeneur, 1990, p. 61.73 Ibid., p. 57-8., citant Goethe , Werke, Berlin(Est) vol 15, p348. Il s’agit du
voyage de Goethe de Francfort à Heidelberg en 1797.74 Ibid., p. 57-8.
30
Derrière ce changement se trouve un vaste développement
sans précédent des réseaux de chemin de fer dans presque toute
l’Europe et aux États-Unis, lequel était possible par la production
massive du fer et du charbon de cette époque-là. Au milieu du XIXe
siècle, vingt ans après la première mise en service du Liverpool-
Manchester (1825), le chemin de fer comptait déjà 90
000 kilomètres de lignes dans le monde75. En France, la ligne de
Paris à Saint Germain-en-Laye est inaugurée en 1837. À la fin du
siècle, la construction de six grandes lignes desservant toute la
France et l’Europe est achevée.76 Ces nouveaux phénomènes
technologico-industriels provoquent un choc, notamment, chez les
écrivains et les peintres. T. Gautier laisse une description
impressionnante de la locomotive à vapeur dans son explication
critique de Chants Modernes de Maxime Ducamp, et là nous
constatons une sorte de réaction passionnée et enthousiasmée,
s’agissant de la première figuration de l’icône industrielle :
« En lisant cette pièce, assurément fort bien faite, nous pensions à
une esquisse de Turner que nous avons vue à Londres et qui
représentait un convoi de chemin de fer s’avançant à toute vapeur sur
un viaduc, par un orage épouvantable. C’est un vrai cataclysme.
Éclairs palpitants, des ailes comme de grands oiseaux de fer, babels
de nuages s’écroulant sous les coups de foudre, tourbillons de pluie
vaporisée par le vent ; on eût dit le décor de la fin du monde. »77
Monet commence à peindre la gare, conçue à cette époque
comme le symbole de la civilisation technologique, dans son
75 En France, la ligne de Paris à Saint Germain en Laye est pour la première fois inaugurée en 1837.
76 DE plus, de nombreux canaux furent conçus et mis en service et « l’omnibus à impériale » s’améliora à cette époque. France Ministère de la Culture, L’impressionnisme et le paysage français, Paris, Réunions des Musées Nationaux, 1985, p. 140.
77 T. Gautier, Histoire du romantisme, Paris, L’harmattan, 1993, p. 321.
31
dynamisme78. Nous pouvons dire que le langage pictural et le
langage littéraire ont inscrit presque simultanément le nouvel objet
dans la culture.
Le voyage en train bouleverse le mode de perception du
paysage. Lorsque l’on regarde par la fenêtre du train en mouvement
le spectacle qui continue à se dérouler sous forme de panorama, le
paysage encadré devient une vue instable et déroutante de fond en
comble. Cette « fenêtre ouverte » 79 du train n’est plus donc celle de
la Renaissance. En d’autres termes, le paysage représenté par cette
fenêtre n’est plus celui auquel on s’est accoutumé depuis la
Renaissance. L’œil ne peut, face à cette expérience troublante, se
référer à Alberti ; le paysage se dissout derrière la fenêtre en ne
laissant pas le temps suffisant de le saisir complètement. Dans ce
contexte, la perception du voyage en train s’assimile à celle de
l’excitation dans une grande ville, comme l’indique Schivelbusch :
« Il (G. Simmel) la (une perception propre aux grandes villes)
caractérise par l’« intensification de la vie nerveuse qui résulte de
l’échange rapide et continuel des impressions extérieures et
intérieures.» […] La différence qualitative de l’excitation dans la
grande ville ou dans le chemin de fer est, dans ce contexte,
indifférente. Ce qui est déterminant, c’est l’accroissement quantitatif
des impressions que l’appareil de perception doit recevoir et traiter.
Cet accroissement des excitations qui est produit par l’élévation de la
vitesse est ressenti comme une charge. »80
Ce que Baudelaire éprouve dans Paris ne serait pas loin de là.
78 Cf. Centre de création industrielle, Le Temps des Gares, Centre George Pompidou, Paris, Composition Bussière Arts Graphiques, 1978., et Les Grandes Gares parisiennes au 19e siècle, sous la direction de K. Bowie, Ville de Paris, 1988.
79 L. B. Alberti, De la Peinture, Trad. par J. L. Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 115 : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire. »
80 W. Schivelbusch, Histoire des voyages en train, op. cit., p. 62.
32
On notera un autre domaine où l’art et la technologie étaient
entremêlés, engendrant assez de débats sur sa nature ; la
photographie, et surtout la réussite remportée par Jules Marey et
Edward Muybridge dans leur essai de saisir le mouvement par le
média photographique. Depuis que Nicéphore Niepce a réussi à
obtenir la première image photographique, la photographie est
devenue, par les inventions, les améliorations et les remplacements,
un appareil puissant technique qui peut fixer le mouvement en
images. Un de ses explorateurs, Edward Muybridge n’hésite pas à
entamer ses photographies d’animaux en mouvement consécutif ;
the walk, the amble, the trot, the rack, the canter, the gallop, the
ricochet, the leap, the buck and the kick, the flight of birds.81 En
France, Marey parvient à inventer son « fusil
chronophotographique » en 1882.82 Grâce à ces innovations, on
pouvait remettre en question les objets vus en mouvement. Par
exemple, à la rencontre de Muybridge, le peintre Messonier « a eu
l’élégance de reconnaître qu’avant d’étudier ses photographies, il
s’était trompé dans toutes les interprétations du mouvement des
animaux. »83 Il est indéniable que ces expérimentations
photographiques ont élargi énormément le champ visuel de
l’époque. Les images animées ont donné la possibilité de
représenter le temps travaillant invisiblement l’espace. Donc André
Rouillé dit : « Et de même chaque image photographique disloque
l’espace pour n’en retenir que des fragments, elle arrête, isole, et
abstrait des unités chiffrées de la temporalité. »84
On pourrait dire que les photographies de Marey et Muybridge
fixent sous forme d’images ce que les voyageurs voient de façon
81 K. MacDonnelle, Edward Muybridge ; l’homme qui a inventé l’image animée. Trad. par P. Vieilhomme, Chêne, Paris, 1972, p. 26.
82 F. Dagognet, Etienne-Jules Marey ; la passion de la trace, Paris, Hazin, 1978, p. 72-5.
83 K. MacDonnelle, op. cit., p. 28.84 A. Rouillé, L’empire de la photographie ;1839-1870, Paris, Le Sycomore,
1982.p. 166.
33
floue à travers la fenêtre du train, ce que le flâneur du Paris de
Baudelaire est forcé de laisser échapper parmi la foule. La
photographie rend visible et durable, en un clin d’œil, ce qui est au
point de s’immerger dans le passé. Elle sauve de l’oubli ce qui vient
de disparaître en le fixant dans l’image. De plus, elle nous révèle
une de nos perceptions habituelles, inconsciente avant d’être fixée
en image. Benjamin dit que la photographie nous renseigne sur cet
inconscient de la vue :
« C'est dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens
auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses
isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement,
ses agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous
ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous
ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel. »85
On pourrait dire, à l’instar de Benjamin, que les yeux des
impressionnistes ont visualisé l’inconscience du paysage cachée aux
yeux habitués. C’est-à-dire qu’ils ont su saisir le moment le plus
fugace du paysage comme lorsqu’on l’aperçoit du train. Du coup, il
s’agit pour eux du paysage inconscient auquel on ne peut attribuer
une couleur et une forme fixes, à la différence du paysage conscient
qui apparaît nettement dans ses contours. Ainsi, l’idée de l’objet,
qu’on peut saisir l’objet dans son immobilité, est complètement
bouleversée avec l’arrivée de la nouvelle technologie. Francastel dit
que les impressionnistes ont substitué à l’ancienne notion de l’objet
une notion nouvelle en renouvelant l’étude analytique de la lumière
et de la couleur86. Baudelaire a su saisir la fugacité de la foule d’une
grande ville à l’aide de son « œil-déclencheur » attentif.
85 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), Œuvres III, trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, « coll. « folio/essais »), 2000, p. 103.
86 P. Francastel, op. cit., p. 138-139.
34
Ainsi, l’art des impressionnistes et de Baudelaire, qualifié
d’esthétique matérialiste de la modernité, coïncide avec un moment
charnière où l’imaginaire se trouve bouleversé par les
développements de la technologie tels que le train et la
photographie.
35
Chapitre II : Du symbole à l’allégorie
Dans le chapitre I, nous avons étudié le contexte philosophique
et le contexte social quant à la compréhension de la vision du
monde chez les impressionnistes et chez Baudelaire. Maintenant,
notre intérêt se dirige vers leur esthétique singulière : l’allégorie.
Celle-ci s’oppose en général au symbole dans lequel s’exprime la
volonté de l’union avec un être transcendantal comme la religion ou
l’aspiration à la belle totalité comme le classicisme. Or, la
perception exacte de la réalité du XIXe siècle ne soutient plus
l’aspiration humaine à telle union et telle totalité. En réalité, toutes
les choses de la nature, soit dans une réalité spirituelle, soit dans
une réalité matérielle, existent dans un état instable (la fugacité,
l’instantanéité, la fragmentarité, la fluidité, etc.). C’est là que
s’impose l’allégorie, qui semble apte à exprimer cette réalité tant
spirituelle que matérielle. Dans ce chapitre, nous allons voir
comment les œuvres des impressionnistes et la poésie de
Baudelaire peuvent être compris comme des allégories, après avoir
examiné les traits caractéristiques de l’allégorie, et en nous
demandant quelle est, finalement, la beauté moderne chez eux.
A. L’allégorisation du monde
Charlotte, un héros dans un roman de Goethe, Les Affinités
électives, dit en admirant le paysage depuis son nouveau pavillon.
« Plus on regardait autour de soi, plus on découvrait de beautés. »87
87 J.W. Goethe, Les Affinités électives, trad. Pierre du Colombier, Paris, Gallimard, 1954, p. 257.
36
Comme la remarque Charlotte, le Beau est, en quelque sorte,
une chose qui doit être « découverte » plutôt que comme une chose
qui existe d’une manière manifeste. Car le Beau n’est réservé qu’à
celui qui est attentif qui veut la découvrir. En ce sens, le Beau est
« constitutif » au sens kantien du terme. Il s’agit chez les
impressionnistes et Baudelaire de l’« œil », qui permet de découvrir
la beauté moderne. C’est grâce à l’« œil » des impressionnistes que
l’on est arrivé à apprécier la beauté du « visage » de la nature
[paysage]. L’œil de Baudelaire nous permet de voir le visage de la
foule et sa beauté. On pourrait donc dire que l’impressionnisme est
« un œil », comme dit Cézanne :
« Monet n’est qu’un œil, mais quel œil ! »88
Pourtant, l’acte de voir ne signifie pas seulement d’apercevoir
le contour des choses, mais aussi d’apprendre les choses même
dans leur profondeur. C’est pourquoi il faut un « œil attentif », et
non pas seulement « un œil biologique » pour voir la beauté de la
nature. Cet « œil attentif » nous arrache aux contraintes des
habitudes soit de penser, soit de sentir ou d’agir, aux constances
spatio-temporelles, sur lesquelles est établie notre vision du monde.
Grâce à cet œil réveillé, on découvre enfin une réalité du monde
dans son étrangeté, sa virginité, et dans sa beauté. Or, cet œil doit
être aussi un œil rêveur, parce que, tant que la nature est un être-
visage, et qu’elle a donc sa vie propre, pour rendre compte de son
dynamisme, il faut un œil qui peut pénétrer profondément dans les
choses. C’est pourquoi cet œil peut être nommé aussi « œil
interprétatif ». Ainsi, avec l’œil à la fois réveillé et rêveur, la réalité
se renouvellera.
88 L. Bortolatto, Monet 1870-1889, Paris, Flammarion, 1981, p.12 ; L. Venturi, Les Archives de l’impressionnisme, 1939.
37
Or, un autre problème se pose lorsque l’on veut interpréter le
monde. C’est-à-dire que le monde en tant qu’objet de
l’interprétation ne se présente pas automatiquement à n’importe qui
pour qu’il puisse l’interpréter facilement. C’est pourquoi est
demandé un œil « interprétatif », non un œil purement
« biologique ». Ainsi il est primordial de présenter, dans un premier
temps, un monde propre à un travail d’interprétation. Cette
difficulté « double » de l’interprétation du monde nous amène à une
scène dans l’Ancien Testament.
Nabuchodonosor, le roi de Babylone, eut un songe troublant et
devient dès lors insomniaque. Il convoque alors les magiciens, les
devins et les enchanteurs pour leur ordonner d’interpréter le songe.
Ces derniers lui demandent de leur raconter, au préalable, le
contenu de son rêve. Mais le roi dit : « La chose m'a échappé ; si
vous ne me faites connaître le songe et son explication, vous serez
mis en pièces, et vos maisons seront réduites en un tas
d'immondices. »89 Comment peut-on exécuter l’interprétation de
quoi que ce soit, sans le texte ? Daniel, prisonnier amené à Babylone
suite à l’occupation de Jérusalem par le roi, intervient pour exposer
ce dont le roi a rêvé, et puis il réussit à en dévoiler la signification :
la statue composite et l’histoire prophétique du royaume. On trouve
un épisode identique dans le même chapitre de la Bible.
Balthazar, roi de Babylone, le fils de Nabuchodonosor, a donné,
un jour, un grand festin à ses grands au nombre de mille. Comme il
a bu le vin, il a fait apporter les vases d’or et d’argent que son père
Nabuchodonosor avait volés du temple de Jérusalem. Tous boivent
du vin en louant les dieux d’or et d’argent, d’airain, de fer, de bois,
et de pierre. « En ce même moment, les doigts d’une main d’homme
sortirent, et écrivirent, vis-à-vis du chandelier, sur le plâtre de la
muraille du palais du roi »90. Bouleversé par cette scène bizarre, le
89 La Sainte Bible, Valence, Bibles & Publications Chrétiennes, 1985, Daniel, 2 : 5-6.
90 Daniel, 5 : 1-30.
38
roi a fait venir les enchanteurs, les Chaldéens et les augures. Mais
ils n’ont pas pu lire l’écriture ni faire connaître au roi
l’interprétation. Le roi convoque alors, selon le conseil de la reine,
Daniel, qui est devenu chef des devins, des enchanteurs, des
Chaldéens après avoir réussi à l’interprétation du rêve de son père
Nabuchodonosor. Il accomplit sa mission cette fois aussi avec
succès.
Dans cet épisode, le songe est remplacé par l’écriture, et
l’injonction de raconter le rêve par celle de lire l’écriture. Toutefois,
il n’est pas difficile de constater le dénominateur commun de ces
deux épisodes. Dans l’histoire de Balthazar, l’écriture n’est pas
physiquement absente, mais herméneutiquement absente, tant
qu’elle est illisible ou impossible à prononcer. Elle peut être
considérée, donc, comme une allégorie qui est aussi une image et
une figure qu’il faut regarder avant d’en avoir le sens. Sa présence
matérielle n’est pas encore ancrée dans un système représentatif,
de sorte qu’il faut avant tout présenter ce signe dans un autre
langage, autrement dit, le traduire comme l’a fait Daniel. Dans un
contexte sécularisé, Daniel est l’emblème du narrateur- l’interprète,
qu’il soit historien, psychanalyste, critique littéraire ; le rêve de
Nabuchodonosor aussi bien que l’écriture dans l’épisode de
Balthazar est la réalité pleine de mystères qui doit être présentée
verbalement avant d’être analysée.
Il n’est pas difficile de découvrir une analogie entre Daniel et
les artistes-interprètes, en l’occurrence, les impressionnistes et
Baudelaire. Or, dans ce cas, qui est le roi Nabuchodonosor ou le roi
Balthazar ? À quoi correspond le rêve présenté par Daniel ou
l’écriture devenue lisible par lui aussi ? La réponse à la deuxième
question est relativement plus facile que la réponse à la première.
Le rêve présenté et l’écriture devenue lisible correspondraient
respectivement aux œuvres des impressionnistes et de Baudelaire :
à savoir, le rêve (présenté) = l’image impressionniste, et l’écriture
39
(devenue lisible) = la poésie de Baudelaire. La réponse à la
première question est un peu plus compliquée, parce qu’il n’est pas
facile de trouver l’équivalent du roi Nabuchodonosor ou du roi
Balthazar. On ne sait pas qui a rêvé, ni qui a vu l’écriture énigme.
Pourtant, il s’avère bientôt que le sujet du rêve ou le témoin de
l’écriture énigme serait l’époque moderne. Parce que les « œuvres-
rêves » des impressionnistes et de Baudelaire sont à la fois la
narration du rêve que l’époque moderne a rêvé et son
interprétation. En bref, la modernité est le songe (= l’expression) de
l’époque moderne. 91 Notre tâche est donc d’interpréter le songe de
l’époque moderne, qui est narré dans les œuvres « allégoriques »
des impressionnistes et de Baudelaire. Comment les interpréter,
alors ? Ce ne sera pas tellement difficile, parce que les clés de
l’interprétation sont déjà incluses aux œuvres. Il suffit de suivre le
chemin de l’allégorie qui nous guidera.
Étymologiquement, l’allégorie signifie « parler autrement »,
« dire une chose pour une autre ». La façon dont Daniel interprète
du rêve du roi Nabuchodonosor est typiquement allégorique ; cela
veut dire que le rêve du roi est plein de l’allégorie. Selon
l’interprétation de Daniel, dans ce rêve, où se présente une statue
composée des membres composés de différents éléments minéraux,
la tête en or pur incarne le roi ; la poitrine et les bras d'argent
incarnent un autre royaume qui dominera sur toute la terre ; le
ventre et les cuisses d’airain incarnent un troisième royaume ; les
jambes de fer incarnent un quatrième royaume, fort comme du fer ;
les pieds en partie de fer et en partie d'argile évoquent la division
du quatrième royaume, etc. Comme nous le constatons dans cette
interprétation, les figures représentées n’existent que pour leurs
contenus abstraits. Ainsi, l’allégorie consiste surtout à « donner
91 E. Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Payot, 1978, p. 253 : « Car le XIXe siècle est en lui-même pétrin de rêves, de mélanges, de rumeurs […]. La forme sous laquelle ce siècle a copié, a imité en rêve, a mélangé et a remplacé les époques passées se cristallise en hiéroglyphes . »
40
corps » à une idée abstraite. Par exemple, « la mort est souvent
représentée par une femme armée d’une faux ; la justice apparaît
également sous les traits d’une femme aux yeux bandés tenant un
glaive et une balance ; l’Amour est un Cupidon avec ses armes ; la
poésie, jeune et belle femme aux seins nus et rebondis, couronnée
de laurier et portant souvent une robe étoilée »92. Ainsi, l’allégorie
se présente souvent par la personnification. L’allégorie se comprend
aussi comme une sorte de métaphore continuée. Du coup, « la
convention de la fable est une clé de l’allégorie : en parlant du
monde animal, l’auteur nous parle du monde des humains. En
parlant d’une chose, l’allégorie nous parle d’autre chose : c’est ce
que veut dire l’étymologie du terme »93.
C’est dans les études de l’histoire de l’art que l’allégorie joue
un rôle primordial. Selon Panofsky, la connaissance de l’histoire des
types est indispensable pour la compréhension du « sens-
signification »94 de l’œuvre d’art, à la différence du « sens-
phénomène » dont la compréhension dépend de la connaissance
stylistique. C’est l’allégorie qui est essentiel dans la connaissance
typique. Par exemple, c’est à travers des études d’histoire des types
qu’une œuvre de Dürer, le Rêve du docteur (gravure sur cuivre),
92 M. Pougeoise, Dictionnaire de poétique, Belin, 2006, p. 26.93 H. Morier, Dictionnaire de Poétique et de rhétorique, PUF, 1998, p. 6594 Panofsky distingue deux couches de la signification lorsqu’il s’agit de
l’interprétation d’une œuvre d’art : le « sens-phénomène » qui correspond au sens direct, et le « sens-signification » qui correspond au sens indirect. Le premier dépend de notre expérience existentielle vitale, tandis que le deuxième dépende de la base d’une connaissance transmise littérairement, c’est-à-dire d’une connaissance surajoutée par la culture. C’est ici que se commence l’interprétation au sens propre. Depuis ce stade, l’allégorie et la symbolique font donc l’objet de l’interprétation. C’est pourquoi l’historien de l’art n’a aucun droit qui l’autorise à établir à l’intérieur de ce sens signifiant une distinction entre telles représentations qu’il tient pour « essentielles sur le plan artistique » et telles autres qu’il croit pouvoir négliger parce qu’elles ne sont pour lui qu’ « allégories compliquées » ou « symbolique abstruse ». Pour lui, il ne s’agit pas en effet de marquer une différence entre ce qui est essentiel ou non, mais trouver des sources cachées qui serviraient de clef à l’interprétation. Bref, pour la compréhension fondamentale de l’œuvre d’art, on doit se référer sans cesse à son contexte historique. Cf. Panofsky (E.), « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976.
41
entre dans la série des « représentations de la paresse »
incroyablement répandues au Moyen Age. Nous ne nous mettrons
pas devant les « pêches » de Renoir, que nous savons appartenir au
« type » de la nature morte dépourvue de sens signifiant, en quête
d’un texte susceptible de nous dévoiler une signification allégorique
des fruits. En revanche, si un personnage féminin du « type » des
personnifications de la vertu nous présente une pêche de façon
ostentatoire, alors bien sûr il nous faudra partir à la recherche d’un
tel texte. Nous y découvrirons que la pêche peut être un attribut de
la vérité. Ce que Panofsky veut dire par « type » correspond
exactement à l’« allégorie » chez Todorov. Selon lui, dans l’exégèse
biblique ou dans l’interprétation des œuvres littéraires, l’allégorie
se considère comme l’ensemble du symbolique ou une suite de
métaphores. Par exemple, les deux fils d’Abraham, celui de la
servante et celui de femme libre signifient les deux Testaments.
Dans un texte intitulé Déjà, la mer concrète et réelle s’efface peu à
peu, aux yeux de Baudelaire, pour se transformer en une
transparente allégorie de la vie.95 Les scènes allégoriques dans la
Bible, qui font donc l’objet de l’exégèse biblique, se présentent
souvent directement dans les œuvres plastiques en faisant, cette
fois, l’objet d’études iconographiques. C’est ici que l’exégèse
biblique et l’iconologie se rencontrent.
Pourtant, l’allégorie est, en général, sous-estimée par rapport
au symbole. De plus, elle est censée avoir un sens presque toujours
péjoratif : on la qualifie de la froideur, de la pauvreté, de la fadeur,
et de l’arbitraire. Selon, A. Lalande :
« C’est que les éléments qui forment l’allégorie n’ont pas d’intérêt
propre, ni même souvent de signification quelconque, en dehors du
95 Cf. T. Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 55.
42
rôle qui leur est intentionnellement attribué. Elles sont
nécessairement artificielles et presque toujours compliquées. » 96
En revanche, on qualifie le symbole du vivant, de l’évocateur, et
du naturel. Selon T. Todorov : « L’allégorie a un sens qu’on
transmet et qu’on apprend ; le symbole produit un effet, une
signification.»97 Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve chez
Goethe une prédilection pour le symbole :
« Il y a une grande différence entre le poète qui descend de
l’universel vers le particulier et celui qui regarde l’universel dans le
particulier. La première démarche produit l’allégorie, dans laquelle le
particulier ne possède qu’une valeur d’exemple, d’illustration de
l’universel ; la seconde correspond à la véritable nature de la poésie,
elle énonce quelque chose de particulier sans penser à l’universel et
sans y renvoyer. Celui qui comprend ce particulier de manière vivante
recueille en même temps l’universel, sans s’en apercevoir, ou alors
seulement sur le tard. »98
L’appréciation de Diderot n’est pas différente de celle de
Goethe : l’allégorie est « la ressource ordinaire des esprits
stériles »99. Néanmoins, on trouve une remarque un peu favorable à
l’égard de l’allégorie. Selon P. Maillard : « L’allégorie peut encore
rendre compte du cheminement d’une réflexion qui, partant d’une
observation concrète, révèle, par analogie ou similitude une réalité
abstraite »100. Bref, l’allégorie est « rarement sublime » et « presque
toujours froide et obscure » 101.
Paradoxalement, ce sont ces traits négatifs de l’allégorie qui
nous intéressent. En effet, l’allégorie « descend », en rappelant
96 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1996, p. 37.
97 T. Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1985, p. 239.98 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 310.99 P. Maillard, « L’allégorie Baudelaire », Romantisme (107), 2000, p. 29.100 M. Pougeoise, op. cit., p. 28.101 P. Maillard, op. cit., p. 29.
43
toutes les valeurs négatives, vers le bas pour atteindre la mort ou la
destruction ; tandis que le symbole « monte », en rappelant toutes
les valeurs positives, vers le haut pour atteindre « la vie » ou la
totalité. C’est pourquoi les images des fragments en commun chez
les impressionnistes et chez Baudelaire peuvent être qualifiées de
l’allégorie ; les fragments « descendent » vers la mort, comme le
clinamen d’Épicure qui tomber librement dans le vide.
Benjamin, qui a examiné la poésie de Baudelaire du point de
vue de l’allégorie, explique de façon très convaincante l’allégorie
par rapport au Trauerspiel. Selon lui, c’est l’allégorie qui est la clef
de la compréhension du Trauerspiel qui se distingue de la
« tragédie » grecque. Q’est-ce que le Trauerspiel ? Benjamin
explique : « Trauerspiel et tragédie se distinguent par la différence
de leurs positions vis-à-vis du temps historique. Dans la tragédie le
héros meurt parce que nul n’est capable de vivre dans le temps
rempli [erfüllt] […] Le temps du Trauerspiel n’est pas rempli, et
pourtant il est fini. Il est non individuel sans être d’une universalité
historique. Le Trauerspiel est, dans tous les sens, une forme
intermédiaire. […]. Les morts deviennent revenants »102. Benjamin
explique la différence entre le Trauerspiel et la tragédie par leurs
différences vis-à-vis du temps historique. Le héros de la tragédie,
qui vit le temps rempli, meurt de la distance entre son être et son
essence. Il commet la faute dans l’ignorance, de sorte qu’il décède.
La mort du héros est déjà déterminée par la force énorme
dépassant un individu. Le héros de la tragédie se révolte contre le
destin et les dieux, mais il est obligé de retourner à la force du
destin et finalement aux dieux. « Il meurt – dit Benjamin - de
l’immortalité. La mort est une immortalité ironique »103. Au
contraire, le temps du Trauerspiel n’est pas rempli mais plutôt vide.
Mais dans le Trauerspiel, il n’y a pas le seul et unique héros aux
102 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Müller, Paris, Flammarion, 1985, Ibid., p. 256-8.
103 Ibid., p. 256-7.
44
prises avec son propre destin, mais seulement des constellations de
personnages principaux104. Cela signifie que, dans le Trauerspiel, il
ne s’agit plus de mort mythique du héros comme dans la tragédie,
mais plutôt de mort historique de tous les personnages. Il n’y a
aucune rupture entre l’être et l’essence des personnages
principaux ; ses morts sont donc biologiques loin d’être nécessaires.
Leur mort ne signifie ni leur retour au monde de dieux, ni leur
achèvement. Bref, dans la tragédie où il s’agit du mythe, la vision du
monde est fondée sur le temps tragique aussi bien téléologique
qu’eschatologique ; au contraire dans le Trauerspiel où il s’agit de
l’histoire, la vision du monde est fondée sur le temps mélancolique
aussi bien non-téléologique que non-eschatologique. D’ailleurs, le
Trauerspiel est loin d’être tragique au point que la mélancolie se
neutralise avec le comique.
C’est l’allégorie qui joue un rôle important dans le Trauerspiel.
Elle s’oppose avant toute chose au symbole à maints égards. Elle
symptomatise et fragmente le symbole. Par exemple, les figures
comme les statues antiques ou les œuvres de la Renaissance
symbolisent la liberté, l’accomplissement et la beauté du corps ; au
contraire, les figures comme les œuvres baroques allégoriques
évoquent le manque de liberté, l’inachèvement et la destruction de
la beauté du corps. La vraie omniprésence divine n’est réalisée que
par la fragmentation du monde. Les signifiés symboliques sont
dispersés partout en tant qu’allégories. C’est pourquoi le
Trauerspiel souligne le caractère terrestre des choses. Il a « l’idée
de la catastrophe » au lieu de l’idée de « l’idéal historique de la
restauration».105
104 Ibid., p. 141 : « La majorité des personnages principaux, tels qu’on les trouve dans tant de drames baroques – Léon et Balbus dans Léon d’Arménie, Catherine et le Chah Abas dans Catherine de Géorgie, Cardenio et Celinde dans le drame du même nom, Néron et Agrippine, Massinissa et Sophonisbe chez Lohenstein – ne relève pas du tragique, mais correspond bien au théâtre de la tristesse. »
105 Ibid., p. 66 : « Dans la pensée théologico-juridique si caractéristique de ce siècle, c’est l’exaltation retardatrice de la transcendance qui s’exprime ; c’est elle qui est à l’origine du ton provocant avec lequel le baroque met l’accent sur
45
Il en est de même pour la peinture de l’impressionnisme. Ce qui
compte chez impressionnistes n’est plus l’idée de l’idéal, mais l’idée
du quotidien. La beauté ne se trouve plus dans un statut idéal
réalisant cette idée, mais plutôt dans les objets ordinaires même
fragmentés. Les regards des peintres impressionnistes ne
s’orientent plus vers le « haut », mais vers le « bas » pour retrouver
les objets ignorés par l’Histoire. Le problème de la peinture n’est
donc plus de « créer », mais de « découvrir ». On doit cette
méthodologie, qui vise à retrouver l’« histoire » dans les objets
rejetés dans la corbeille de l’Histoire, à Aby Warburg, dont
l’esthétique se résume dans « la survivance de l’antiquité »
[Nachleben der Antike]. Selon lui, « le bon Dieu niche dans le
détail », non plus dans les choses qui incarnent, au premier plan, les
valeurs supérieures telles que l’ordre, l’accord, la proportion, etc.
Or, cette attitude singulière du beau n’est pas loin de l’attitude
immanente de la nature. La cathédrale de Monet n’est plus un
espace sacré, qualifié de la non-homogénéité spatiale106, par lequel
on communique avec l’être transcendant ; les nuages des
impressionnistes ne sont plus un voile qui cache la vérité de l’au-
delà ; le coquelicot dans le champ n’est plus apprécié par la
référence à l’« idée du bien »107 platonicienne. La cathédrale est un
espace tant profane que sacré, c’est-à-dire immanent. Elle est
comme une autre maison humaine, destinée à l’effondrement, qui
n’éviterait pas le poids du temps. Le nuage n’est qu’un objet
allégorique le plus préféré par les impressionnistes pour sa
puissance évocatrice de la fluidité et la fragmentarité. Le coquelicot
est « un instant du monde »108, ainsi que le nymphéa de Monet, qui
le caractère terrestre des choses. Comme antithèse à l’idéal historique de la restauration, il voit en effet l’idée de la catastrophe. »
106 M. Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 25.107 Platon, La République, trad. Robert Baccou, Paris, GF-Flammarion, p. 276.108 G. Bachelard, Le droit de rêver, op. cit., p.10 : « Tant de jeunesse retrouvée,
une si fidèle soumission au rythme du jour et de la nuit, une telle ponctualité à dire l’instant d’aurore, voilà ce qui fait du nymphéa la fleur même de l’impressionnisme. Le nymphéa est un instant du monde. Il est un matin des yeux. Il est la fleur surprenante d’une aube d’été . »
46
évoque tous les êtres beaux, mais en même temps fugaces, destinés
à la mort.
B. L’« éphémérité » et la « fragmentarité » du monde
L’allégorie dans les poèmes de Baudelaire et dans les œuvres
des impressionnistes est par-dessus tout celle de la mort. En ce
sens, l’observation de Benjamin sur les œuvres de Baudelaire en dit
long sur son monde allégorique :
« L’allégorie baroque ne voit le cadavre que de l’extérieur.
Baudelaire le voit de l’intérieur. »109
En fait, l’allégorie de la mort dans la peinture baroque est
directement exposée avec des figures évoquant la mort, comme une
gravure de Hendrick Goltzius (1558-1617), dont L'Amour et le
Crâne110 de Baudelaire est considéré comme l’ekphrasis111. Dans
cette gravure, on découvre facilement les allégories de la
mort évoquant la vanité et l’éphémérité de la vie, notamment le
crâne et les autres choses qui rappellent indirectement la mort,
telles que les bulles rondes, les nuages, les fleurs et un enfant-
cupidon. Mais dans les œuvres de Baudelaire, l’allégorie de la mort
n’est pas directe. La mort est implicitement évoquée dans les
109 W. Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle ; le livre des passages, Trad. par J. Lacoste, Paris, CERF, 1993, p. 684.
110 C. Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 113 : « L'Amour est assis sur le crâne / De l'Humanité, / Et sur ce trône le profane, / Au rire effronté, // Souffle gaiement des bulles rondes / Qui montent dans l'air, / Comme pour rejoindre les mondes / Au fond de l'éther. // Le globe lumineux et frêle / Prend un grand essor, / Crève et crache son âme grêle / Comme un songe d'or. // J'entends le crâne à chaque bulle / Prier et gémir : / - « Ce jeu féroce et ridicule, / Quand doit-il finir? // Car ce que ta bouche cruelle / Eparpille en l'air, / Monstre assassin, c'est ma cervelle, / Mon sang et ma chair ! » »
111 P. Maillard, op. cit., p. 33.
47
scènes de la vie quotidienne, par exemple par les figures montrant
la décrépitude humaine, les nuages, les rues brumeux, le crépuscule
du matin, les passants, la foule, etc. Les images allégoriques sont
fragmentées partout comme les choses qu’elles rappellent. Il n’est
pas étonnant de voir que ces derniers objets de Baudelaire se
présentent également dans les tableaux des impressionnistes.
La mort est intériorisée dans la mélancolie du poète. C’est-à-
dire, le poète voit la face de la mort dans toutes les choses qu’il
rencontre. Sa mélancolie l’oblige à voir le monde dans la
« catastrophe en permanence », comme le dit Benjamin : « Le
spleen est le sentiment qui correspond à la catastrophe en
permanence»112. Or, d’où vient la mélancolie moderne ? Elle n’est
pas sans rapport avec la mort de Dieu que Spinoza a déjà déclaré
bien avant Nietzsche. Il n’y a plus de salut transcendant dans le
monde moderne. Du coup, le poète et les peintres voient « partout »
la fluidité éternelle au lieu de l’éternité immobile, et rencontrent
« toujours » le dévoreur du temps au lieu du bon Dieu. Le monde
familier s’évapore pour devenir une illusion, un rêve, une peur et
une ruine. Une nouvelle perception du monde se résume bien dans
une remarque de Buci-Glucksmann : « On pourrait dire que
l’allégorie fait voir en noir, dans la dépossession destructive, ce que
l’utopie réalise en rouge, ou rose .»113 Le présent, qui était rempli
du sens, est devenu vide. Un sentiment de vide sévit. C’est là que se
croisent l’allégorie et la perte de l’aura, qui pourrait être compris
comme une expérience heureuse du temps rempli114. Aux yeux de
Baudelaire, qui connaît bien le caractère passager de la modernité,
le monde se trouvant dans la perte de l’aura apparaît comme un
rêve.
112 C. Buci-Glucksmann, La raison baroque (de Baudelaire à Benjamin), Paris, Galilée, 1984, p. 80.
113 Ibid., p. 66-67.114 Ibid., p. 183 : « Benjamin a donc parfaitement raison d’insister sur les aspects
nouveaux de l’allégorie moderne liée la perte de l’aura : l’intériorisation de la mort comme expérience d’écriture et la réinscription d’un figural dans la modernité . »
48
« Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir. »115
La foule, dont Baudelaire jouit volontiers comme un objet de la
sainte prostitution de l’âme, semble comme un fantôme sans aucune
substance, et comme « une voile » qui vaporise Paris comme une
fantasmagorie, comme dit Benjamin : « La foule est le voile à
travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en
fantasmagorie. »116 Or, il n’est pas le seul à ressentir du précaire de
la modernité. Pour Zola, la foule n’est plus qu’un magma informel
déferlant sur la marchandise :
« La foule n’était plus qu’une poussière humaine…, qu’une montée
continue et bourdonnante, tout un peuple en l’air, voyageant dans les
découpures de l’énorme charpente métallique, se dessinant en noir
sur la clarté diffuse des vitres émaillées. »[Au bonheur des dames] 117
Bouddha, qui avait une même vision du monde « moderne »
que Baudelaire, exprime même idée dans un très beau poème :
« Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d’une
lampe,
Comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle,
Comme un rêve, un éclair ou un nuage :
Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés. »118
115 C. Baudelaire, « Une Charogne » dans Les fleurs du mal », op. cit., p. 29.116 W. Benjamin, Paris, Paris, capitale du 19e siècle ; le livre des passages, op. cit.,
p. 54.117 J. Clay, op. cit., p. 8.118 Soûtra du Diamant, trad. P. Cornu et P. Carré, Paris, Fayard, 2003, p. 74.
49
Il en est de même pour les impressionnistes. Pour eux, la
nature se révèle surtout dans son éphémérité. C’est pourquoi les
paysages des impressionnistes semblent souvent comme des rêves
malgré leur ambition réaliste de peindre la nature de façon
objective. C’est dans ce même contexte que le paysage du soleil
couchant est préféré par les impressionnistes. Dans le monde mis
en fantasmagorie, tous les vivants changent tout le temps jusqu’à
leur disparition définitive et, plus exactement, encore après leur
mort. Tout risque d’éclater en fragments sous l’influence du temps
redoutable. Tout souffre sous le poids du temps. Chaque instant
nous dévore, comme le dit Baudelaire :
« Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: "Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison. 수수수희
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! »119
Ce poème nous révèle une vérité horrible : le nouveau Dieu à
l’époque moderne n’a rien à voir avec le Bon Dieu garantissant la
vie éternelle, et qu’il n’est rien d’autre qu’un Dieu sinistre, soit le
Temps. Ce Dieu chuchote à notre oreille que tout est vaporeux, et
tout sera dévoré par lui-même. Baudelaire nous conseille d’être ivre
pour ne pas sentir le poids du temps :
119 C. Baudelaire, « L'Horloge » dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 85.
50
« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour
ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous
penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. »120
Il est également question, chez les impressionniste, de la
sensibilité du temps moderne despotique qui « brise nos épaules et
nous penche vers la terre ». Ce temps redoutable pulvérise chaque
instant tout ce qui existe. Tout est fugace et éphémère. Or,
comment peut-on visualiser cette sensibilité indicible,
irreprésentable ? « Temporaliser » l’espace devient désormais une
grande ambition des impressionnistes. La profondeur du temps est
allégorisé par la profondeur de l’espace tel que paysages dentelés,
horizons fuyants, perspectives de villes illuminées par les ardeurs
concentrées des soleils couchants. Par exemple, dans La maison du
pécheur, Varengeville121 de Monet, l’horizon, qui a acquiert une
profondeur spatiale en contraste avec la maison du pécheur au
premier plan, est en train de s’effacer dans la brume pour laisser sa
place au ciel et à la mer. Ce tableau semble évoquer une profondeur
du temps rêveur, dont on ne saurait jamais le commencement et la
fin, et qui coule sans cesse sur les êtres.
C’est pourquoi ils ont quitté la forêt de Fontainebleau vers
Argenteuil, et vers la Normandie à la recherche de la mer et le
fleuve qui constituent des lieux idéals pour exprimer la profondeur
du temps et également son éphémérité. Huyghe a raison lorsqu’il
dit que l’impressionnisme commence avec l’eau :
« Cette tendance se manifeste d’abord par la hantise de l’eau qui
supplante peu à peu l’univers des solides. Ceux-ci triomphaient encore
avec le paysage réaliste du milieu du XIXe siècle ; Rousseau, Courbet
peignent le règne du végétal et du minéral. Rocs, troncs, sol et
120 C. Baudelaire, « Enivrez-vous » dans Le Spleen de Paris, op. cit., p. 286.121 W. 732, 1882, 60*78.
51
feuillages drus semblent inclure la nature entière. Quant à l’eau, elle
n’est que mare, dans Rousseau, surface morte, lisse, sans
mouvements ni frissons, soumise à l’horizontalité des choses pesantes.
Dans Courbet, elle perd sa mobilité. [...] Bientôt Daubigny, après, il
est vrai, Corot, peintre des eaux courantes et chantantes, succombe à
l’attirance du monde liquide. [...] Ici commence le vertige de l’eau, ici
commence l’impressionnisme. »122
Cette école nouvelle découvre la mer à Honfleur et au Havre et
le fleuve à Argenteuil, à la Grenouillère de Croissy-Sur-Seine et
Monet, surtout, à Giverny. Dans son laboratoire, le bassin de
Giverny, Monet a expérimenté avec ténacité les effets de l’eau dans
un même endroit. Monet résume son ambition picturale :
« J’ai toujours eu horreur des théories ; je n’ai que le mérite d’avoir
peint directement devant la nature en cherchant à rendre mes
impressions devant les effets les plus fugitifs et je reste désolé d’avoir
été la cause du nom donné à un groupe dont la plupart n’avaient rien
d’impressionniste. »123
Dans le paysage de l’eau, tout coule sur la mer, sur le fleuve,
même sur le bassin dormant en révélant la fluidité et la fugacité. Le
train, un symbole de l’expérience inouï du temps du XIXe, ressort
bien sur le paysage plus ou moins paisible en ajoutant sa vitesse
fulgurante (Par exemple, Le Pont du chemin de fer, Argenteuil124 de
Monet). Cela nous rappelle le « Panta Rei » (Tout coule) héraclitéen.
La croyance en l’immobilité des formes se révèle finalement être
une illusion. On ne peut jamais se baigner deux fois dans le même
fleuve changeant. En ce sens, toutes les choses ne sont qu’une
« impression » qui se trouve dans l’instant fugace, comme le dit
Rilke : « Cette fois-ci je serai écrit. Je suis l’impression qui va se
122 R. Huyghe, op. cit., p. 16.123 F. Mathey, op. cit., p. 88.124 W.318, W.319, 1874, 54*73.
52
transposer. » 125 Un être naît, grandit et finalement meurt ; le fleuve
coule sans repos. Il en est de même pour les gens dans une ville. La
« foule » baudelairienne flotte sur les trottoirs comme les nuages
qui passent sans que l’on ne sache d’où ils viennent et où ils vont.
Toutes les choses dans la nature se trouvent en mouvement et en
changement, bref en « devenir ». Elles doivent donc se comprendre
dans leurs dynamisme comme « des événements incorporels à la
surface »126, non comme des états de choses quantitatifs et
qualitatifs . Si Baudelaire « fait de Paris une sorte de théâtre
allégorique de la temporalité terrestre » 127 , les impressionnistes
font de la seine et la mer de la Normandie une sorte de théâtre
allégorique du temps fugace. On trouve ici une sorte de
sacralisation « moderne » du monde ; en effet, les impressionnistes
ont immortalisé sur leurs toiles ces paysages franciliens, de même,
Baudelaire a éternisé Paris telle une cathédrale pour les âmes
modernes. Pourtant, cette sacralisation ne présente aucune rupture
spatiale visant à une expérience sacrée128 comme le fait l’« homme
religieux », puisque, pour l’homme moderne, l’espace est
homogène. Paris est donc une allégorie des milliers des autres
grandes villes fourmillant de la foule, de même que la plage de la
125 G. Bachelard, L’air et les songes, Paris, José Corti, 1943, p.13.126 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, (coll. « Critique »),
1969, p. 15 : « Les mélanges en général déterminent des états de choses quantitatifs et qualitatifs : les dimensions d’un ensemble, ou bien le rouge du fer, le vert d’un arbre. Mais ce que nous voulons dire par ‘grandir’, ‘diminuer’, ‘rougir’, ‘verdoyer’, ‘trancher’, ‘être tranché’, etc., est d’une tout autre sorte : non plus du tout des états de choses ou des mélanges au fond des corps, mais des événements incorporels à la surface, qui résultent de ces mélanges. »
127 P. Labarthe, « Paris comme décore allégorique », L’année Baudelaire, no 1, Paris, Klincksieck, 1995, p. 42.
128 M. Eliade, op. cit., p. 25 : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. « N’approche pas d’ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Il y a donc un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d’autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l’homme religieux, cette non-homogénéité spatial se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soi réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure . »
53
Normandie est une allégorie des milliers des autres plages du
monde, où l’on ressent de même manière l’éphémérité du temps.
Ainsi, l’image de l’eau fugace résume bien l’expérience du
temps moderne éprouvé par les impressionnistes, face à la
« vaporisation » de toutes les choses. Le nuage est une allégorie
privilégiée, par excellence, de la vaporisation. Toutes les choses
s’évaporent pour devenir nuage. La brume est le nuage qui est
tombée à raz de sol129 ; la fumée est le nuage symbolique qui sort
des corps solides ; le fleuve est le nuage terrestre condensé qui
coule vers la mer. En un mot, chez les impressionnistes, tout ce qui
s’évapore est nuage, de la même manière que chez Bachelard tout
ce qui coule est eau130. L’homme moderne ne connaît pas son
fondement existentiel comme nuage, qui flotte substantiellement et
en même temps comme un fantôme sur le vide. Il ne sait pas d’où il
est et vers où il va aller. Il va et vient entre « la vaporisation et la
centralisation » comme une expression de Baudelaire :
« De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. »131
« Je » n’existe plus ainsi que le nuage fugace ; cependant, « je »
suis en tant qu’être qui contemple « mon » être éphémère. Ce « je »
n’existe donc que dialectiquement. C’est là que se croisent
l’ontologie du nuage et celle de l’homme. Le nuage est une
figuration de l’ontologie immanente, non point de l’ontologie
transcendante, dans laquelle le nuage se représente pour montrer
des rapports entre la terre et le ciel, entre le monde sensible et
l’espace divin. Hubert Damisch, dans son analyse des œuvres du
Corrège, indique la fonction historico-sémiotique qu’ont assumé les
nuages dans les tableaux occidentaux en ces termes :
129 Dans le monde d’allégorie, tout doit d’abord tomber, comme le suggère sa définition. .
130 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 158 : « Tout liquide est une eau . » 131 C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », op. cit., p. 676.
54
« C’est dans la Vision d’Abraham et la Lapidation de Moïse, Caleb
et Nun que l’on noterait pour la première fois l’occurrence de la nuée
accompagnant une théophanie et celle du nuage qui dérobe un
personnage à la vue et aux corps de ses adversaires. »132
Dans ce cas, on pourrait dire que les nuages sont présents à
travers toute l’histoire de la peinture occidentale, surtout
chrétienne, dotés de la valeur de la hiérophanie, en tant que figure
graphique ayant fonction de manifester le sacré. En paraphrasant
Mircea Eliade, il y a sans exception la représentation des nuages là
où il y a l ’« obsession ontologique » de l’humanité, qui s’exprime
par le souhait de retourner au temps de l’origine et qui se réalise
par la rencontre symbolique et artistique avec le sacré.133 Car les
nuages servent de véhicules en transportant les corps divinisés vers
le haut ou bien les corps célestes vers le bas. Dans Le voyageur au-
dessus de la mer de nuages de Caspar David Friedrich, le nuage est
un seuil symbolique qui sépare ontologiquement la terre du ciel. Au
fur et à mesure que le paysage se détache de l’étroit cadrage de « la
veduta » où il se contente de jouer un rôle relativement accessoire
comme la scène d’arrière-plan et qu’il prend progressivement sa
forme autonome en embrassant toute la vue de la nature ; les
nuages obtiennent une place appropriée pour se faire jour en tant
que composants inévitables de ce paysage. Le ciel doit être décoré
des nuages dépourvus peu ou prou de connotation religieuse,
comme la terre se remplit des scènes séculières et naturelles. C’est
avec les impressionnistes que les nuages se libèrent totalement de
la connotation religieuse.
Ici, ce qui nous intéresse, c’est le statut du nuage renouvelé
par les impressionnistes. En fait, le nuage dans la peinture des
132 Il s’agit des mosaïques de la nef de Santa-Marie-Majeure à Rome lesquelles datent du règne de Sixte III (432-440) ; H. Damisch, Théorie du nuage, Paris, Seuil, 1972, p. 147. Citant A. Graban, Le Haut Moyen Age, Genève, 1957, p. 35.
133 M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 85.
55
impressionnistes est à la fois un principe de leur peinture et un
objet à peindre, de même que « la mélancolie de Baudelaire, comme
vaporisation du moi, est à la fois principe et objet d’un travail
allégorique »134. Ils voient tous les phénomènes comme des nuages.
Dans le paysage de Baudelaire, même la fleur s’évapore135 :
« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige ! »
Dans les tableaux de Monet, tout se vaporise, y compris les
hommes. Regardons un tableau Les Barques, régates à
Argenteuil136. Dans la scène représentant tous les éléments de la
nature tels que le ciel, le fleuve, les régates, les maisons, les arbres,
les plaisanciers, la toile est entièrement saturée de nuages
fragmentés et fluides ; les nuages flottant dans le ciel occupent deux
tiers de la toile ; les nuages reflétés sur le fleuve occupent un tiers
de la toile ; les voiles des régates, qui sont teintées de la couleur du
nuage, ne sont distinguées des nuages que par leur contour. Les
maisons et la terre, qui ne sont pas le sujet principal, se trouvent à
la frontière du ciel et le fleuve comme une bande fragile, qui divise
la toile. Elles semblent suspendues entre deux mondes nuageux : les
nuages réels et les nuages reflétés. L’existence des plaisanciers
semble la plus menacée. Ils sont presque assujettis aux nuages.
Toutes les choses solides entre les deux nuages semblent devenir
nuage. En plus, les voiles des régates, qui lient deux nuages,
n’évoquent aucun des « axis mundi »137 qui symbolisent la
134 P. Maillard, op. cit., p. 39.135 C.Baudelaire, « Harmonie du soir », dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 45. 136 W. 339, 1874, 60*100.137 M. Eliade, op. cit., p. 38 : « La communication avec le Ciel est exprimée
indifféremment par un certain nombre d’images se référant toutes à l’Axis mundi : pilier (df. l’universalis columna), échelle (cf. l’échelle de Jacob), montagne, arbre, liane, etc. »
56
communication entre le ciel et la terre. Les régates se trouvent
seulement entre les deux eaux fluides. Elles flottent sur le vide,
comme le nuage.
Regardons un autre tableau qui représente aussi les nuages :
Le Bassin d’Argenteuil138 de Monet. Dans ce tableau, représentant
les promeneurs au bord de la Seine et les bateaux, les deux tiers de
la toile sont occupés par les nuages. Il semble que les nuages se
promènent comme les promeneurs, et qu’ils flottent comme les
bateaux. Les touffes épaisses des arbres alignés au bord de la Seine
semblent devenir bientôt nuages épais. Ce qui triomphe n’est ni
promeneur, ni bateaux, ni arbres, mais les nuages, qui allégorise
l’éphémérité des êtres dans une ambiance paisible.
Ce n’est donc pas par hasard que Baudelaire commence par un
poème dont le nuage constituant le thème central. L’allégorie du
nuage fait son apparition la plus frappante dans le premier poème
du Spleen de Paris. Le résumé poétique le plus emblématique de
son esthétique, ce poème se compose d’une conversation entre
« l’homme énigmatique » et son interlocuteur qui l’interroge sur ce
qu’il aime le plus. Or l’homme énigmatique opte pour les nuages en
dernière instance, après avoir écarté la famille, l’amitié, la patrie, la
beauté, la richesse matérielle et la religion.
« Eh! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
J’aime les nuages...les nuages qui passent....
Là-bas...là-bas....les merveilleux nuages. »139
L’étranger aime les nuages qui passent et s’éloignent sans
cesse vers ailleurs, vers on ne sait quel endroit, donc vers la limite
de la vue. Cette allégorie du nuage, qui montre de façon étonnante
la « fugacité » des choses, fait état du « caractère de passage de
138 W.225, 1872, 60*80.139 C. Baudelaire, « L’étranger », dans Le Spleen de Paris, op. cit., p. 231.
57
l’homme »140, à savoir, la vacuité de la vie humaine. En fait, la figure
allégorique des nuages fugaces et insaisissables apparaît très
souvent chez Baudelaire, en particulier dans Le Spleen de Paris. Par
exemple, dans « Les vocations » où quatre jeunes garçons
conversent au sujet de leur prédilection, l’un d’entre eux incite tous
les autres en disant ; « Regarder, regarder là-bas...! Le voyez-vous?
Il est aussi sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu,
qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu’il nous regarde. (....)
Le Dieu »141 . Ces nuées sur lesquelles se déplacent les divinités
nous rappellent les nuées peintes dans les tableaux pré-modernes.
Dans un autre poème « La Béatrice », cette fois, ce n’est pas le
Dieu, mais ce sont les démons qui se tiennent sur les nuages : « Je
vis en plein midi descendre sur ma tête / un nuage funèbre et gros
d’une tempête / Qui portait un troupeau de démons vicieux /
Semblables à des nains cruels et curieux »142. Ainsi, les nuages de
Baudelaire, dans lesquels s’entremêlent le Dieu et les démons, sont
une allégorie du monde se trouvant « par-delà bien et mal »
nietzschéen.
Dans le ciel, les nuages jouent un grand spectacle qui évolue et
change ; sur la terre, les foules passent en faisant de l’espace
familier un théâtre fascinant et étrange à la fois. Le paysage de
Baudelaire réclame ce parallélisme du ciel et de la terre, de même
que les paysages impressionnistes. Donc, on ne s’étonnera pas de
voir « les mouvantes architectures »143 de Dieu se transformer en
vapeurs dans l’imaginaire fantasmagorique de Baudelaire.
140 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-5), Œuvres philosophiques complètes, VI, trad. M. de Gandillac, (éd. G. Colli et M. Montinari), Paris, Gallimard, 1971, p. 25 : « Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but ; ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin. »
141 C. Baudelaire, « Les Vocations », dans Le Spleen de Paris, op. cit., p. 282.142 C. Baudelaire, « La Béatrice » dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 110.143 C. Baudelaire, « La soupe et les nuages » dans Le Spleen de Pairs, op. cit., p.
298.
58
S’il y a une vaporisation dans le ciel, il y a une fragmentation
sur la terre, comme l’indique Huyghe :
« Tout ce qui en elle (nature) évoquait l’immobilité, la stabilité
s’efface ; elle (nature) est sollicitée de plus en plus par le fluide et
l’impalpable ; elle perd ses qualités de poids, de densité, de fermeté ;
à la fois son contenu, sa forme et sa tangibilité pour se dissoudre en
une apparence impondérable. »144
La cathédrale, maison de Dieu, symbole de l’infini divin et de la
dureté spirituelle, non seulement se vaporise, mais aussi se
fragmente. Pour Benjamin, la cathédrale de Monet n’est qu’« une
fourmilière de pierres »145. En fait, toutes les cathédrales de Rouen
de Monet se trouvent dans le mouvement. Elles nous donnent
l’impression de flotter dans l’« air » comme la brume ou les nuages.
Leur substantialité est douteuse. La visibilité des tableaux
impressionnistes réclame une certaine distance de par leur
technique picturale, donc à leur proximité, les contours des objets
peints sont flous et se mélangent avec d’autres qui les entourent. La
cathédrale de Monet est vraiment « aérienne », comme le dit
Bachelard. Les tableaux ne reflètent que l’impression instantanée
que le peintre a eue, au lieu de traduire la vérité éternelle de l’objet.
La cathédrale de Monet n’a rien à voir avec la « cathédrale
gothique »146 de Friedrich, qui surgit avec une puissance
magnétique singulière au milieu des brumes comme un des
hiéroglyphes particulièrement riches de signification, signe
inépuisable d’une quête infinie, qui appelle la rêverie d’une union
harmonieuse de l’homme et de Dieu. Monet peint des toiles sur le
même sujet, à différentes heures du jour. Les cathédrales reflètent
donc les impressions diverses selon les heures écoulées dans
144 R. Huyghe, op. cit., p. 16145 W. Benjamin, Charles Baudelaire. Trad. par J. Lacoste, Paris, Payot, 1979, p.
177. 146 « Croix et cathédrale dans la montagne », 1812, 37 x 45 cm.
59
l’atmosphère légèrement vaporeuse. Elles nous apparaissent comme
une sorte de château de sable, dépourvu du poids ontologique. La
cathédrale, considérée souvent comme le symbole de l’éternité, est
en réalité « la seule chose qui meurt constamment »147. Elle va
réellement subir l’amenuisement continuel au fil du temps. En
somme, la vérité divine cède sa place à la réalité matérielle de la
« fugacité ». Comme le montre la cathédrale de Monet, les choses
dans la réalité se composent de nombreux fragments soit au niveau
temporel, soit au niveau spatial. On voit tout, mais le tout est en
fragments. Cette fragmentarité fait partie du caractère de la
modernité. Pour Monet, la cathédrale est à la fois la réalité
matérielle et une allégorie qui nous montre l’« énergie en
Weltanschauung »148 de l’époque moderne.
C. La beauté « moderne »
Nous allons essayer de mettre en lumière l’esthétique que les
impressionnistes et Baudelaire ont fondée.
Se posent ici les questions concernant leur esthétique : Quelle
est la beauté singulière qu’ils ont trouvée à travers le regard froid
d’allégorie ? Quelle « énergie en Weltanschauung » leur esthétique
contient-elle ? Sur quels points leur esthétique se distingue-t-elle de
celles du passé ? Leur beauté peut se résumer par-dessus tout en un
mot : la mort, qui est déjà évoquée par les expressions telles que
l’éphémérité, la fragmentarité, la fugacité, la vaporisation, etc. Or,
147 F. Ponge, « Le galet »,dans Oeuvres complètes, Tome I, édition établie par M. Collot, G. Farasse, J.M. Gleize, J. Martel, R. Melançon et B. Veck, sous la direction de B. Beugnot, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1999, p. 53.
148 E. Panofsky, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », dans La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976, p. 252.
60
leur mort se manifeste en particulier sur le visage : le visage du
pays (=paysage) chez les impressionnistes, le visage de la foule
chez Baudelaire. Dans un poème de Baudelaire intitulé « Allégorie »,
l’allégorie elle-même est allégorisée par une femme pour montrer sa
« face de la mort ».
« Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire
Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-né, - sans haine et sans remords. »149
Comme le montre de manière symbolique ce poème, toutes les
allégories dans le monde de Baudelaire et des impressionnistes se
dirigent vers la mort. La mort n’évoque pas autre chose, par
exemple, la vie éternelle, l’échappée vers un univers supérieur, etc.
Elle est dépourvue d’un sens transcendantal ; elle est
biologique comme dans Trauerspiel du drame baroque allemand. En
un mot, l’allégorie de la mort exprime sa mort propre, soit dans les
fragments, soit dans la fugacité. Ainsi, ce que la modernité du XIXe
siècle a découvert est la mort de la « nature-visage ». La beauté
moderne ne signifie plus donc une imitation de la « belle nature »
comme chez Platon, ni « une représentation symbolique de l’infini » 150 comme chez Schelling, ni le divin dans la nature comme dans
l’esthétique néoplatonicienne du poète et théologien Kosegarten151,
ni l'idéal de la jeunesse apollinienne.
La mort, beauté moderne, s’observe surtout comme un gouffre
qui refuse notre regard direct. Elle s’incarne par le regard de la
Méduse, comme l’indique Benjamin : « Le visage de la modernité
elle-même nous foudroie d’un regard immémorial. Tel le regard de
149 C. Baudelaire, « Allégorie », dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 109.150 T. Todorov, Théories du symbole, op. cit., p. 235. 151 A. Montandon, op. cit. p. 86.
61
la Méduse pour les Grecs. »152 La pétrification par le regard de la
Méduse signifie la mort. C’est pourquoi regarder la Méduse est
interdit. En fait, l’interdiction de regarder en arrière n’est pas rare
dans la mythologie judéo-chrétienne et grecque. Nous connaissons
la femme de Lot qui devient une statue de sel,153 et également le
poète apollinien Orphée, qui descend au royaume d’Hadès pour
sauver de la mort Eurydice, mais qui la perd pour de bon finalement
à cause de son regard impatient jeté en arrière.154 Certes, il y a,
dans l’imaginaire occidental, une interdiction suprême concernant
le voir, l’œil, et l’image. L’image ne se laisse pas voir, lorsqu’elle
concerne le fondamental, l’originel, et le divin. A ce propos, Freud
met en avant ses hypothèses sur la Méduse.155 D’après lui, la
Méduse symbolise « la femme inaccessible, qui repousse toute
convoitise sexuelle », « protégée de tout regard-désir par un interdit
dont la transgression entraînerait la castration mythique qu’est la
pétrification », donc elle n’est rien d’autre que « l’image de la
mère », comme l’objet du premier éros, renversé en image répulsive
dans l’angoisse seconde de l’inceste. Nietzsche identifie la Méduse
à la puissance dionysiaque comme la pulsion la plus fondamentale
de l’être humain avec ses terreurs et atrocités, qui ne cesse de jaillir
du « gouffre » voilé derrière le monde apollinien.
« L’excitation fiévreuse de ces fêtes (dionysiaques), dont
connaissance était venue aux Grecs par toutes les voies de terre et de
mer, il semble qu’ils en furent un temps protégés et tenus à l’abri par
la figure orgueilleusement érigée de leur Apollon, lequel ne pouvait
152 W. Benjamin, Paris, la capitale du 19e siècle; le livre des passages, op. cit., p. 56.
153 La Bible, Genèse, 19:23. 154 Ovide, La Métamorphose, p. 254-5.155 S. Freud, « Das Medusenhaupt » dans Gesammelte Werke, London, Imago
Publishing Co., 1940-42, vol XVII, p 47-8., cité par C. La Cassagnère «Image Picturale et image littéraire dans le nocturne romantique: Essai de poétique inter-textuelle », Romantisme (49), 1985, p. 53.
62
opposer la tête de Méduse à nulle puissance plus redoutable que cette
puissance grotesque et mortelle du dionysiaque. »156
Pour Freud aussi bien que pour Nietzsche, le regard fatal de la
Méduse prend une signification fondamentale, en ce qui concerne
les confins de la conscience, de l’ordre et de la logique. Il est
défendu de regarder cette image refoulée par la culture, car ceci
n’est pas possible. L’interdiction s’explique ainsi par l’impossibilité.
On ne peut pas voir ce qui n’existe pas. Cela nous rappelle une
devinette de Konrad Richter que Freud cite dans « Psychologie des
masses et analyse de moi » (1921)
« Christophe portait le Christ
Le Christ portait le monde entier
Dis-moi où Christophe
A ce moment a mis le pied ? »157
Dans cette devinette, le regard de Christophe ne peut pas être
jeté vers le bas, là où ses pieds s’appuient sur le sol dans la rivière.
Son pied est mis sur le néant, soit sur le rien, car il porte le Christ
qui porte le monde entier. Logiquement il ne reste rien à Christophe
pour qu’il puisse se tenir debout. L’eau, qui coule dans la rivière
qu’il traverse, n’appartient pas au monde mais à l’image. Ses pieds
sont plongés dans l’eau donc il n’est pas capable de les regarder,
son regard étant rivé sur le haut. Le regard en arrière se déplace
dans ce cas en bas. On ne peut pas le regarder, parce qu’il n’y a
rien. C’est Benjamin qui se rend compte que l’œil moderne
s’approche grâce au contexte historique de ce « sol de Christophe »
qui est le vide. L’œil attentif et détrompé des impressionnistes et de
156 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie. Trad. Par P. Lacoue-Labarthe, Paris, Gallimard, 1977, p. 33.
157 S. Freud, « Psychologie des masses et analyse de moi », Œuvres Complètes XVI, Paris, PUF, 1991, p. 28., citant Konrad Richter, Der deutsche St. Christoph, Berlin, 1896.
63
Baudelaire arrive à rencontrer le regard fatal dans la vie
quotidienne et dans les paysages qu’ils ont artialisés par le principe
de la représentation des nuages.
Ce dont le regard de Baudelaire a besoin, n’est donc pas du
verre de couleurs qui nous pousse à voir la « vie en beau », mais du
verre transparent qui nous permet de voir, sans illusion, le gouffre
de la « vie en vrai ».
« Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui
dis : « – Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres
roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ?
Impudent que vous êtes ! Vous osez vous promener dans des quartiers
pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en
beau ! » […] Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de
fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai
tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord
postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de
briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le
bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre. »158
En fait, le vitrier, qui est accusé par le narrateur de ne pas
avoir des verres de couleur, est le poète lui-même ; en revanche, le
narrateur, qui veut des verres de couleur, représente ceux qui
veulent rester toujours dans le beau illusoire à l’abri du regard de la
Méduse. En ce sens, le palais de cristal, qui doit se briser en mille
pièces, ne veut exprimer rien d’autre que la beauté traditionnelle,
tirée de l’« imaginaire » au sens de G. Picon du terme. Le paradis
n’est donc rien d’autre qu’une illusion que le verre de couleur
produit. Baudelaire n’hésite donc pas à changer l’or [le paradis] en
fer [l’enfer].
« Par toi je change l’or en fer
158 C. Baudelaire, « Le mauvais vitrier » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 238.
64
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages. »159
L’enfer n’est rien d’autre que le monde moderne débordant du
« cadavre cher ». Le paradis, construit sur l’illusion du verre de
couleur, doit être mis en pièces par « la foudre »160. Le monde en
ruine est trop prosaïque pour être chanté par un vers. C’est
pourquoi il faut le verre transparent de la « prose », au lieu du verre
de couleur du « vers ».161 Le désir de voir par le verre de couleur est
naturel et compréhensible, mais il ne nous amène jamais à la vérité.
Pourtant, sacrifier la beauté à la vérité n’est pas facile, comme l’a
fait Baudelaire162. Il y a là la tristesse du poète qui ne peut dire en
vers que le monde est beau, en regardant le monde par le verre de
couleur. En ce sens, les tableaux des impressionnistes sont proches
de la prose. Les impressionnistes ont jeté aussi le verre de couleur
[les règles de beauté] pour découvrir la vérité de la vie prosaïque,
comme l’a fait Baudelaire.
C’est Monet qui a changé la Gare Saint-Lazare163 en enfer.
Dans la toile, tout se vaporise en tohu-bohu. La gare est vraiment
construit « en fer », non en or. Ce monde en nuées n’est rien d’autre
que l’âge de fer au sens mythologique,164 loin d’être l’âge d’or que
159 C. Baudelaire, « Alchimie de la douleur » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 72.160 L’intéressant, c’est que le titre original sanskrit de Soûtra du cœur, qui
recueille les enseignements essentiels de Bouddha, est Soûtra de la « foudre », c’est-à-dire, Vajracchedikā-prajñāpāramitā-sūtra. Vajra veut dire la foudre. La foudre doit tomber sur notre tête pour nous réveiller de l’ignorance, de l’illusion.
161 J.-P. Avice, « Le sacrifice de la beauté », L’année Baudelaire, no 1, Klincksieck, 1995, p. 20.
162 Ibid., p. 20.163 1877, 75*104.164 Voir Ovide, Les Métamorphoses. Trad. par J. Chamonard, Paris, Flammarion,
1966, p. 44-45, et Hésiode, « Les travaux et les jours », Théogonies-Les travaux et les jours-Le bouclier. Etabli et Traduit par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 90-93.
65
l’homme doit reconstituer dans le dépassement de l’histoire. Les
nuages incarnent tout ce drame que cette époque joue, comme s’ils
symbolisaient et matérialisaient sur l’écran du ciel « l’absence d’une
partie transcendantale, l’absence affectant un acte dans l’ordre
humain des connexions sociales ou une âme dans l’ordre éthique
des valeurs supra-personnelles .»165 Or, ce qui est intéressant, c’est
que ce monde en nuées correspond non seulement à l’âge de fer au
sens figuré mais aussi à l’âge de fer au sens propre. Car le 19e siècle
est la civilisation construite en fer, à une grande échelle. Elle est
« sur fer » et « en fer ».
Il y a un autre enfer terrestre. Meule, soleil couchant166 de
Monet, nous montre un de « grands sarcophages ». Une grande
meule représentée sur toile est une sorte de grand sarcophage qui
contient des milliers de blés morts. Le ciel est tout rouge comme le
feu de l’enfer. La toile est couverte de traces de mort. On y trouve le
principe de la destruction dionysiaque qui s’apparente à l’allégorie.
Or, comment l’esthétique de la destruction ou de la mort peut-
elle se justifier du point de vue de la perception ? Il s’agit là de la
perception du mouvement des choses. L’esthétique moderne ne se
réfère plus à l’immobilité, mais directement au mouvement.
Examiner la perception bergsonienne du mouvement semble donc
inévitable pour comprendre la beauté moderne de la mort. La vision
de Bergson sur le mouvement et le changement se rapporte à la
tentative de surmonter la métaphysique de Zénon d'Élée. D’après
Bergson, la métaphysique de Zénon prend le mouvement et le
changement pour de l’absurdité :
« La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d'Élée
relatifs au changement et au mouvement. C'est Zénon qui, en attirant
l'attention sur l'absurdité de ce qu'il appelait mouvement et
165 G. Lukács, La théorie du roman. Trad. Par J. Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, p. 55.
166 W.1289, 1891, 73*92.
66
changement, amena les philosophes – Platon le premier – à chercher
la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. »167
Comme on le sait, Zénon souligne l’impossibilité du mouvement
par des arguments célèbres : par exemple, « Achille ne peut jamais
atteindre la tortue! », « La flèche lancée est toujours immobile.»168
Pour cette raison, la métaphysique de Zénon cherche la réalité des
choses au-dessus du temps, par-delà ce qui se meut et ce qui
change, en dehors de ce que nos sens perçoivent. Bergson
poursuit :
« Elle prétendait dépasser l’expérience ; elle ne faisait en réalité
que substituer à l'expérience mouvante et pleine, susceptible d'un
approfondissement croissant, grosse par là de révélations, un extrait
fixé, desséché, vidé, un système d'idées générales abstraites, tirées de
cette même expérience ou plutôt de ces couches les plus superfi-
cielles. » 169
En bref, Zénon prétend que l’on doit dépasser l'expérience
pour trouver la vérité. Mais Bergson réfute ceci en disant que
l’impossibilité du mouvement n’est que « l'enveloppe concep-
tuelle »170. Par exemple, le paradoxe d’Achille et la tortue résulte de
la conviction fausse que l’on peut traiter le mouvement comme on
traite l'espace. Bergson dit que la solution de ce paradoxe est très
simple. A savoir, c’est d’interroger Achille, car il aurait, sans doute,
167 H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, (coll. « Quadrige »), 1998, p. 156.
168 Le premier argument : « Si la tortue a de l’avance sur Achille, celui-ci ne pourra jamais la rattraper, quelle que soit sa vitesse; car, pendant qu’Achille court pour atteindre le point d’où est partie la tortue, celle-ci avance de telle sorte qu’Achille ne pourra jamais annuler cette avance ». Le seconde argument : « La flèche lancée est toujours immobile; en effet, tout corps est soit en mouvement, soit en repos, et il est en repos quand il se trouve dans un espace égal à son volume; or la flèche se trouve, à chaque instant, dans un espace égal à son volume. »
169 H. Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., p. 8-9. 170 Ibid., p. 9.
67
finit par rejoindre et dépasser la tortue. Bergson imagine la réponse
d’Achille :
« Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la
tortue a quitté, de celui-ci au point qu'elle a quitté encore, etc. ; c'est
ainsi qu'il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m'y
prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de
suite : finalement, après un certain nombre de pas, j'en fais un dernier
par lequel j'enjambe la tortue. »171
L’expérience dépasse la théorie. Et le mouvement comprend du
repos, puisque le repos est une sorte de mouvement inactif. C’est la
raison pour laquelle tout mouvement est indivisible. En un mot, le
fond de toute pensée doit se trouver dans l’expérience. C’est dans
ce contexte que Bergson dit : « La métaphysique deviendra alors
l'expérience même. »172 Restituer au mouvement sa mobilité, au
changement sa fluidité, au temps sa durée, c’est justement la
métaphysique de Bergson.
D’après la pensée bergsonienne, un beau immuable ou l’idéal
de beauté objective se révèle tout de suite comme une fausse
croyance. La beauté tirée du monde sensible ne peut être appréciée
dans une illusion de l’immuabilité, puisque, selon Bergson, le
changement est la substance même des choses173. Si le mouvement
est substantiel, on devrait dire que la mort est aussi substantielle.
Baudelaire nous montre que même la jouissance spirituelle provient
du monde changeant. Notre âme voyage dans le temps qui passe
sans cesse autour de nous, même lorsque l’on reste immobile.
171 Ibid., p. 160. 172 Ibid., p. 9.173 Ibid., p. 174 : « Faisons effort, au contraire, pour apercevoir le changement tel
qu’il est, dans son indivisibilité naturelle : nous voyons qu’il est la substance même des choses, et ni le mouvement ne nous apparaît plus sous la forme évanouissante qui le rendait insaisissable à la pensée, ni la substance avec l’immutabilité qui la rendait inaccessible à notre expérience. »
68
« Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon
âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque
le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? »174
La perception du mouvement ne se limite pas à la réception
passive des impressions extérieures. Elle doit être un œil qui peut
pénétrer dans les choses, dans leur réalité dynamique. C’est
pourquoi il s’agit d’un « percept »175 qui met en déroute nos
manières habituelles de percevoir, non de l’acte de la perception.
Une nouvelle imagination s’impose là pour la perception qui
permettrait de voir le mouvement intérieur des choses. C’est
l’imagination matérielle, pour reprendre l’expression de Bachelard,
que l’on trouve dans les œuvres des impressionnistes et de
Baudelaire. Cette imagination, qui est différente de l’imagination
formelle, se contentant de nommer les choses, donne vie à la cause
matérielle. C’est donc par cette imagination que l’on connaît les
choses176. Or, selon Bachelard, l’imagination n’est pas une faculté
de former des images, mais celle de déformer les images177. Elle est
surtout une faculté de nous libérer des images premières pour que
nous puissions changer les images. Il s’agit donc d’une faculté
imaginaire qui peut réveiller des images en sommeil, non point de
telle ou telle image particulière. C’est là que surgit un terme
fondamental correspondant à l’imagination : l’imaginaire. C’est
grâce à l’imagination matérielle que l’on s’ouvre vers le monde.
Comme le proclame Blake : « L’imagination n’est pas un état, c’est
174 C. Baudelaire, « Les Projets » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 266.175 A. Bouaniche, Gilles Deleuze, une introduction, Pocket, 2007, p. 274. 176 G. Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p. 2 : « Il y a les
images de la matière, des images directes de la matière, la vue les nomme, mais la main les connaît. […] Ces images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le devenir des surfaces.»
177 Ibid., p. 7 : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imagination. »
69
l’existence humaine elle-même »178. On se trouve devant un nouvel
imaginaire : l’imaginaire matériel.
Regardons La Grenouillère179 de Monet. Il n’y a pas d’objets
que l’on pourrait nommer conformément à leurs contours. On se
trouve devant des choses anonymes : des gens, des arbres, des
bateaux. Les arbres perdent encore une fois leurs formes dans les
reflets de l’eau. Le paysage nous apparaît comme une matière
informelle. D’où provient cet effet de flou ? C’est à cause de la
distance entre la présence et la représentation, c’est-à-dire, entre la
matière elle-même et sa perception consciente. En effet, une
présence se divise en nombreuses images selon l’approche ou
l’éloignement d’un sujet, qui n’est aussi qu’une image corporelle. Il
y a, en fait, l’interaction entre les deux images. Selon Bergson,
l’image d’une chose se rapporte à toutes les autres images dont elle
subit intégralement l’influence et sur lesquelles elle réagit
immédiatement180. C’est pourquoi une présence en tant qu’objet ne
peut être représentée par un sujet que par des images multipliées.
Lorsque Bachelard dit que l’imaginaire se présente toujours comme
un au-delà de ses images, il a raison181 . Sur la toile de Monet,
chaque présence se multiplie dans sa potentialité visuelle. C’est-à-
dire qu’une présence se divise, chaque instant, imperceptiblement,
en son passé et en son avenir. Elle n’est rien d’autre que le « pur
devenir », pour reprendre une notion importante de G. Deleuze, qui
esquive toujours le présent, faisant coïncider le futur et le passé182.
178 Ibid., p. 7.179 W.134, 1869, 75*100.180 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, (coll. « Quadrige »), 1999,
p. 14 : « Mon corps est donc, dans l'ensemble du monde matériel, une image qui agit comme les autres images, recevant et rendant du mouvement, avec cette seule différence, peut-être, que mon corps paraît choisir, dans une certaine mesure, la manière de rendre ce qu'il reçoit. »
181 G. Bachelard, L’air et les songes, op. cit., p. 8.182 Selon Gilles Deleuze, Platon distingue deux dimensions des choses ; la
dimension des choses qui sont limitées et mesurées et celle des choses qui sont sans mesure. La première correspond aux qualités fixes, et la seconde au « pur devenir » et aux mouvements. Les choses du « pur devenir » esquivent toujours le présent, faisant coïncider le futur et le passé, tandis que les choses avec des qualités fixes supposent des arrêts et des repos en établissant le présent et en
70
Le terme « impression » n’est donc pas loin de cette notion du « pur
devenir » deleuzienne. En effet, une impression n’est qu’un recueil
des traces du pur devenir d’une présence. Cela explique l’état flou
de La Grenouillère ; les traces du temps qu’une présence traîne, ne
peuvent se condenser en une image nette. En ce sens, une présence
est débordante d’images et du temps. Et dans ce magasin, chaque
image est une sorte de l’image de la mort, puisque le passé n’a sa
réalité que dans ses images. Par exemple, quand on regarde
avec nostalgie nos photos d’enfance, on ressent un sentiment de
perte, puisque l’enfance est irrécupérable. Le « moi » de l’enfance
n’existe plus ; il est en quelque sorte « mort ». En ce sens, la mort
biologique à venir n’est pas une expérience unique dans la vie d’un
individu. Il est déjà mort mille fois dans les images du passé, et il va
mourir également répétitivement selon la même logique. La
substantialité d’une existence est douteuse. C’est pourquoi on est
obligé de considérer le monde comme un rêve, comme le pensent
aussi les impressionnistes et Baudelaire. L’imagination de Monet se
trouve ainsi dans une imagination matérielle qui saisit la réalité des
choses dans leurs images dynamiques. Il découvre la mort des
choses dans son imagination créative.
Dans les poèmes de Baudelaire, les êtres humains ne sont pas
des objets simples qui peuvent être identifiés par leurs
physionomies ou leurs noms. Dans leur intérieur, coule le temps de
leur vie. Ce qui attire le regard de Baudelaire dans « Les Petites
Vieilles » n’est pas leurs noms, ni leurs professions, mais les temps
immesurables qui s’écoulent dans leur intérieur.
« Je vois s'épanouir vos passions novices ;
assignant les sujets. Les deux dimensions correspondent respectivement à ce qui reçoit l’action de l’Idée et à ce qui se dérobe à cette action. Cela revient à dire que ce dont il s’agit ici, comme l’indique Deleuze, n’est pas la distinction entre le Modèle et la copie, mais entre les copies et les simulacres. Le simulacre résiste donc à chacun des deux ; le modèle et la copie. (G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 9-10.)
71
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!
Mon âme resplendit de toutes vos vertus! »183
Si un peintre impressionniste peignait cette scène du poème,
on y trouverait une image floue de petites vieilles, dans laquelle se
mêlent leurs vices et leurs vertus que leur a laissés la vie. Il ne
serait pas difficile d’y trouver aussi l’ombre de leur mort. Sous les
représentations des impressionnistes et de Baudelaire coule
silencieusement le fleuve de la mort et la vie. La vie se comprend
par la mort, la mort conditionne la vie. Dans le paradoxe de la vie et
la mort, la mort est devenue un paysage de la beauté.
183 C. Baudelaire, « Les Petites Vieilles » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 85.
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Chapitre III : Du « Néant » à l’ « Amor fati »
Nous avons essayé de mettre au jour l’esthétique singulière des
impressionnistes et de Baudelaire. Cependant se posent ici les
questions fondamentales : « Pourquoi la mort, qui est redoutable en
soi, est-elle belle, contrairement aux idées reçues ? » « La fugacité
de la vie découverte par les impressionnistes et Baudelaire nous
amènera-t-elle enfin au nihilisme dont Nietzsche se méfie ? »,
« Notre vie est-elle sans valeur, puisque tout est vide ? »
Dans Poétique, Aristote dit que ce qui est imité dans un tableau
nous plait, bien que l’objet de l’imitation soit abominable dans le
réel, par exemple, les formes des bêtes les plus viles et celles des
cadavres184. En effet, les objets représentés dans un tableau ne nous
font pas peur. Car le danger n’est pas réel. Pourtant, dans la mort
représentée en tant qu’objet esthétique par les impressionnistes et
par Baudelaire, il y a quelque chose qui provoque notre malaise,
bien qu’elle se trouve simplement dans le domaine artistique. Car
elle touche la dimension existentielle par delà une simple
manifestation artistique. Alors, comment peut-on regarder avec
courage la « face de la mort » qui se trouve partout dans notre vie ?
Comment les impressionnistes et Baudelaire convertissent-ils la
mort en énergie de vie ? Ce chapitre sera consacré à l’étude de
l’aspect éthique de l’esthétique de la mort pour que leur esthétique
singulière soit plus compréhensible. Pour cela, nous allons d’abord
examiner comment l’esthétique de la mort se comprend sur le plan
existentiel. Puis, nous traiterons d’un thème de la « compassion »
184 Aristote, Poétique, Paris, J. Delalain, 1874, P. 6 : « L’homme est le plus imitatif des animaux, c’est même une des propriétés qui nous distinguent d’eux : c’est par l’imitation que nous prenons nos premières leçons ; enfin tout ce qui est imité nous plait, on peut en juger par les arts. Des objets que nous ne verrions qu’avec peine, s’ils étaient réels, des bêtes hideuses, des cadavres, nous les voyons avec plaisir dans un tableau, lors même qu’ils sont rendus avec la plus grande vérité. »
73
qui semble essentielle pour la compréhension de l’esthétique
moderne.
A. Le néant et l’apparence
La vision du monde au sens large contient nécessairement la
dimension du pathos. Prenons l’exemple de la définition de la vision
du monde qu’en donne Goldmann en ces termes : « Une vision du
monde, c’est précisément cet ensemble d’aspirations, de sentiments
et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent,
d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes »185. Les
manifestations du pathos, que ce soit affectivité, sensibilité,
sentiment, sensation, etc., sont considérées, en général, comme
secondaires à la compréhension intellectuelle du monde, et tiennent
toujours la troisième place par rapport au penser et au vouloir186,
vraisemblablement parce que le sentir ne se prête pas facilement à
l’analyse à cause de son apparence subjective et instable. Pourtant
la modernité a remarqué l’importance de cette dimension
fondamentale du « sentir », dont le représentant emblématique peut
être trouvé chez Nietzsche et surtout dans sa notion de volonté de
puissance.
Nous nous interrogerons alors sur ce qui caractérise le pathos
de l’esthétique moderne de la mort . C’est tout d’abord le sentiment
du néant. L’ombre de la mort se dessinant sur le visage de la nature
suffit à nous faire peur, puisque ce visage est aussi notre visage.
185 L. Goldmann, Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959, p. 26. 186 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-
finitude-solitude (1929-1930), trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 104 : « Dès le départ, la psychologie a toujours distingué penser, vouloir et ressentir. Ce n’est pas par hasard qu’elle nommera le fait de ressentir en troisième classe du vécu. Car naturellement, l’homme est avant tout l’être vivant raisonnable. Avant tout et en premier lieu, il pense et il veut . »
74
Notre vie est comme une étincelle se ² le vaste royaume de la
mort. Sur la scène du monde moderne, toute la « Divine Comédie »
de la vie se déroule devant nous, non pas comme un jeu d’ombres —
car nous y vivons et y souffrons, et il faut vivre encore — mais avec
le sentiment fugitif que tout cela est couvert de l’ombre sinistre de
la mort. Or, qu’est-ce que le néant qui nie tout ce qui existe, qui fait
que tout ce qui existe est fugace, et qui nous pétrifie comme le
regard de la Méduse ?
Malheureusement, le sentiment du néant, qui caractérise le
pathos moderne, n’est pas étudié sérieusement. La pensée du néant
de Heidegger servira donc de point de départ de l’étude
métaphysique du néant. Heidegger s’en interroge :
« D’où vient que partout l’étant ait prééminence et revendique pour
soi tout « est », tandis que ce qui n’est pas un étant, le rien compris de
la sorte comme l’Être lui-même, reste oublié ? »187
Certes, c’est l’étant que l’existence scientifique a étudié188. On
s’est peu interrogé sur le néant, bien qu’il soit le plus simple. 189 Il
rôde autour de nous le visage pâle190. Selon Heidegger, nous
rencontrons souvent le néant dans notre vie quotidienne ; nous
savons que le néant est là, lorsque l’angoisse est passée, disant que
l’angoisse qui l’a troublé n’était « rien »191. « L’angoisse, dit-il,
187 Ibid., p. 45.188 Ibid., p. 50 : « Ce à quoi est relative la relation au monde, c’est l’existant lui-
même – et rien d’autre. Ce dont toute attitude reçoit sa conduite directive, c’est l’existant lui-même — et rien de plus. […] Or, chose remarquable, c’est précisément dans la manière dont l’homme qui fait des recherches s’assure de ce qui est absolument sien, qu’il parle d’un Autre. Ce que la recherche doit pénétrer, c’est simplement « ce qui est », et en dehors de cela — rien : uniquement « ce qui est », outre cela—rien : exclusivement « ce qui est », et au-delà — rien.»
189 Ibid., p. 45 : « Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. »190 M. Heidegger, Questions I et II, trad. collective, Paris, Gallimard, (coll.« Tel »),
1968, p. 55 : « Quoi qu’il puisse en être, nous connaissons le Néant, bien que ce soit simplement comme ce dont, tous les jours, nous parlons par-ci par-là. Et ce Néant vulgaire, anémié sous la pâleur d’une évidence toute faite, ce Néant qui sans se faire remarquer rôde autour de nos parleries, nous pouvons même lui donner, sans hésiter, l’apprêt d’une définition. »
75
dévoile le néant »192. L’angoisse correspondrait à la mélancolie de
Baudelaire. La science connaît bien ce fantôme pâle, mais elle ne
veut pas l’étudier comme l’indique Heidegger : « Si la science est
dans son droit, un seul point se trouve fixé : c’est que du Rien la
science ne prétend rien savoir.»193 Le néant est le seul objet que la
science ne peut pas avoir comme thème de réflexion, puisque
chaque fois qu’on l’interroge, on se heurte à une contradiction :
« Qu’est-ce que le Néant ? ….. Corrélativement, toute réponse à
cette question est, dès l’origine, impossible, car elle se présente, et
par la force des choses, sous la forme suivante : le Néant « est » ceci
et cela. Question et réponse à l’égard du Néant impliquent donc le
même contresens. »194
En ce sens, le néant est indubitablement une horreur pour la
science. Quel est alors ce néant redoutable ? Le néant est
généralement défini comme « la négation radicale de la totalité de
l’existant »195. Pour cette raison, si on veut rencontrer le néant, on
doit d’abord rencontrer l’ensemble de l’étant. Est-ce que c’est
possible ? Heidegger répond que « non ». D’après lui, ceci est
possible seulement dans l’idée :
« Seulement, même abstraction faite du caractère problématique
que présente le rapport entre la négation et le Néant, comment nous,
être finis, rendrons-nous accessible en soi et en même temps à nous
l’ensemble de l’existant en sa totalité ? Tout au plus pouvons-nous
penser dans son « Idée » l’ensemble de l’existant, nier par la pensée
ce que nous imaginons ainsi, puis le « penser » comme nié. »196 191 Ibid., p. 59 : « Que l’angoisse dévoile le Néant, c’est ce que l’homme confirme
lui-même lorsque l’angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcés de dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n’était « réellement »… rien. En effet : le Néant lui-même – comme tel – était là. »
192 Ibid., p. 59.193 Ibid., p. 51.194 Ibid., p. 52.195 Ibid., p. 55.196 Ibid., p. 55.
76
C’est pour cette raison que Heidegger dit que « le Néant est
originairement antérieur au « Non » et à la négation »197. L’homme
en tant qu’être fini ne peut rencontrer l’ensemble de l’étant. Il peut
se trouver seulement dans le milieu des étants198, puisque même un
étant, qui se trouve devant nous, quel qu’il soit, reflète vaguement
l’ensemble de l’étant. Autrement dit, « bien qu’elle ait ainsi
l’apparence de se disperser, la banalité quotidienne n’en assure pas
moins toujours la cohérence de l’existant en son ensemble, bien
qu’une ombre la dissimule. »199 Cela nous rappelle directement les
notions spinozistes du mode et de la substance ; l’étant correspond
au mode et l’ensemble de l’étant à la substance. Le fait que l’on ne
peut rencontrer l’ensemble de l’étant correspond au fait que l’on ne
peut pas rencontrer la substance elle-même, puisque l’on ne sent la
substance qu’à travers le mode. En tout cas, l’important est que l’on
peut ressentir l’ensemble de l’étant dans chaque étant, de même
que l’on ressent la substance dans le mode. Cela signifie que l’on
peut rencontrer le néant dans chaque étant. C’est un renversement
copernicienne de la pensée. Enfin, on peut comprendre ce que
Heidegger veut dire par « le rien compris de la sorte comme l’Être
lui-même » 200. Si le néant se dévoile par l’angoisse, il se présente
« avec » l’étant dans sa totalité, non pas comme un étant, non pas
« à coté de » l’ensemble de l’étant :
« Le Néant se dévoile dans l’angoisse – mais non point comme un
existant. Il n’est pas davantage donné comme un objet. L’angoisse, ce
n’est pas l’acte de concevoir le Néant. Toutefois, le Néant est révélé
197 Ibid., p. 53.198 Ibid., p. 56 : « S’il est sûr que jamais nous ne saisissions absolument en soi
l’ensemble de l’existant, il est non moins certain que nous nous trouvons placés au milieu de cet existant, qui nous est dévoilé en son ensemble d’une manière ou d’une autre. Finalement, une différence essentielle intervient entre saisir l’ensemble de l’existant en soi, et se sentir au milieu de l’existant en son ensemble. »
199 Ibid., p. 56.200 Ibid., p. 45.
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par elle et en elle, non pas, répétons-le, que le Néant s’y montre à
l’état séparé, « à côté » de l’existant dans son ensemble, lequel est en
proie à l’oppression que l’on ressent. Nous préférerions dire que dans
l’angoisse, le Néant se présente d’un seul et même coup avec
l’existant. Que signifie maintenant cette indivision, ce « seul et même
coup » ? »201
Le fait que le néant se présente avec de l’existant dans son
ensemble sous-entend que le néant ne peut se comprendre ni
comme la négation totale de l’ensemble de l’étant, ni
l’anéantissement de l’étant, mais comme l’évènement qui se trouve
dans chaque étant202. Le néant se trouve avec l’étant lui-même
comme la force qui « néantit » ; ce n’est plus l’événement qui se
produit en dehors de l’étant. Si l’on détermine le néant comme
l’évènement séparé de l’étant, on risquerait de tomber dans une
erreur qui nous fait réduire le néant à un étant. Il en est de même
pour l’être ; si l’on détermine l’être comme l’évènement séparé de
l’étant, on rencontre le contresens d’où l’être devient un étant. Cela
revient à dire que l’être et le néant suivent le même destin ; ils ne
sont plus les événements hors des étants ; depuis lors, on doit
parler du néant, de la même manière que l’on parle de l’être de
l’étant ; on ne parle du néant qu’à travers l’étant.
C’est ici que se croisent le néant de Heidegger et l’allégorie
des impressionnistes et de Baudelaire. Leur allégorie de la mort est
toujours celle des étants. Selon Baudelaire, la puissance de
l’allégorie consiste en ce qu’elle n’enseigne pas par la voix, mais par
la forme et par la couleur, qui n’est rien d’autre que les étants203. En
effet, les allégories de Baudelaire sont constituées par les étants 201 Ibid., p. 60.202 Ibid., p. 61 : « Cette expulsion (du néant) totalement répulsante, qui renvoie à
l’existant en train de glisser dans tout son ensemble, c’est elle dont le Néant obsède la réalité-humaine dans l’angoisse, et qui est comme telle l’essence du Néant : le néantissement (Nichtung). Pas plus qu’elle n’est un anéantissement de l’existant, elle ne résulte d’une négation. Le néantir ne se laisse mettre au compte ni d’un anéantissement ni d’une négation. C’est le Néant lui même qui néantit (das Nichts selbst nichtet). »
78
habituels tels ceux que constituent, dans son Paris, les chiffonniers,
les vieilles, les nuages, etc. Même l’allégorie est allégorisée par la
femme. Chez les impressionnistes, la mort est toujours celle des
étants, qui font partie du paysage, comme le fleuve, les régates, les
arbres, les bateaux, les fleurs, la mer, etc. Par exemple, quand on
regarde la série des Cathédrales de Rouen ou la série des
Nymphéas, on se trouve devant une dialectique entre l’existence
des étants et la force du néant qui les néantit. Si on les apprécie à
une bonne distance, on constate bien l’existence des étants tels que
la cathédrale, les nymphéas. Mais si l’on s’en approche pour bien
les apprécier, on devient embarrassé par l’effacement des formes et
la couleur des tableaux. On se trouve soudain devant des matières
amorphes. C’est là que fonctionne le néant comme la force qui
néantit. On ne se trouve plus devant une cathédrale, ni devant un
joli étang à Giverny. Peut-on trouver quelque chose d’autre qui nous
montre plus nettement que le néant se rapporte aux étants que les
tableaux de l’impressionnisme?
Il est intéressant que la pensée du néant s’apparente à la
pensée bouddhique. Le Bouddhisme résume en bref sa pensée de la
façon suivante : le monde des formes existe à la manière de la
vacuité [śûnya] 204 (le non-soi et l’impermanence de l’être du
203 C. Baudelaire, « Paradis artificiels », op. cit., p. 375-376 : « Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans le cerveau avec une intensité victorieuse. […] Fourier et Swedenborg, l'un avec ses analogies, l'autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et l'animal qui tombent sous votre regard, et au lieu d'enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L'intelligence de l'allégorie prend en vous des proportions à vous-même inconnues; nous noterons, en passant, que l'allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l'une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l'intelligence illuminée par l'ivresse. »
204 Cf. « Soûtra du cœur », dans Hui Neng, Le soûtra de l’estrade du don de la loi, trad. F. Morel, Paris, La Table Ronde, 2001, p. 395-9 ; Soûtra de l’éveil parfait et Traité de la Naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Trad. Catherine Despeux, Paris, Fayard, 2005, p. 180 : « Vacuité : concept clé du Grand Véhicule, il désigne le fait que les choses sont dénuées de nature propre, c’est ce qui leur permet d’apparaître sous de multiples formes. »
79
monde), et la vacuité ne se trouve que dans le monde des formes205.
Cela signifie que l’on doit penser l’être dans le néant, et
inversement, le néant dans l’être. C’est ici que se croisent le néant
et le non-soi bouddhique ; le néant en tant que négation de l’étant
ne veut pas dire l’anéantissement de l’étant, mais la disparition de
l’identité de l’étant (non-soi) ; le néant nous dit qu’il n’existe rien
qui garde éternellement son identité. En un mot, tous les étants
existent comme le non-soi, c’est-à-dire le néant. L’oubli de l’être de
Heidegger a trait à cela. Toutefois, l’important dans les deux
pensées de Heidegger et de Bouddha est que la compréhension de
l’être concerne le monde des formes. Par exemple, Bouddha, au lieu
de chercher à se sacrifier pour prouver la vérité indicible de la
transcendance, tel un héros tragique ou un martyr, déclare, comme
Zarathoustra, sa renaissance interminable dans ce monde-ci. Errant
éveillé, homme du neutre, il mène sa vie complètement ordinaire et
quotidienne.
Dans « Danse Macabre » de Baudelaire, les yeux d’une femme
belle comme une fleur sont faits de « vide et de ténèbres » :
« Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,
Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
O charme d'un néant follement attifé.
[...]
Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?
Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. » 206
205 « Soûtra du cœur », dans Hui Neng, Le soûtra de l’estrade du don de la loi, op. cit., p. 395 : « La matière n’est pas différente du vide, le vide n’est pas différent de la matière, la matière est donc le vide, et le vide est la matière. »
206 Baudelaire, « Danse Macabre » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 92.
80
Aux yeux du poète, toutes les formes ont le charme du néant. Il
voit « un squelette » même dans le visage d’une jeune femme ; elle
est d’autant plus belle qu’elle a un charme du néant. Ainsi,
l’apparence d’une femme devient une source à la fois du néant et de
la beauté.
C’est là que surgit le sujet de l’apparence qui constitue la
problématique majeure de l’histoire de la philosophie occidentale.
Pour Platon, les choses sensibles, c'est-à-dire le monde terrestre, ne
sont pas la réalité véritable ; ce n'est qu'une « apparence », une
ombre, une copie des choses intelligibles, seules vraies, seules
réelles ; le monde sensible est aperçu par les sens ; le monde
intelligible est perçu par la raison207. Schopenhauer dit que les
philosophes ont le don d’apercevoir parfois les hommes et les
choses (=les apparences) comme de simples fantômes ou des
rêves208. Ainsi, l’apparence est en général sous-estimée pour laisser
une place à une réalité supérieure. Cette apparence n’est-elle qu’un
vain fantôme qui évoque toujours le néant ? En fait, le problème de
l’apparence se divise en deux niveaux : le statut de l’apparence dans
l’histoire de l’art et son statut dans l’histoire de la philosophie.
Dans le premier, la valeur de l’apparence en tant que
représentation artistique est ignorée depuis Platon. D’abord, pour
Platon, la peinture n’est qu’une copie d’une apparence, non d’une
réalité. Elle est donc loin du vrai. En effet, l’absolu (=l’Idée de Bien)
ne se manifeste pas dans le sensible ; il n’apparaît pas par essence ;
le domaine de l’« apparaître » est trompeur. La peinture en tant
207 Platon, La République, trad. Robert Baccou, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 275-276 : « Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible, l’idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu’elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence ; et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique. »
208 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie. Trad. Par G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1949, p. 23 : « C’est dans ce don d’apercevoir parfois les hommes et les choses comme de simples fantômes ou des rêves, que Schopenhauer reconnaît la marque de l’aptitude philosophique. »
81
qu’imitation d’une apparence est donc éloignée deux fois de « ce qui
est »(=l’essence). Elle n’est qu’un fantôme209. De plus, l’image
artistique, c’est-à-dire, l’apparence en tant que représentation
artistique était obligée de servir l’autre ordre ontologiquement
supérieur qu’elle ne pouvait absolument plus ignorer. C’est enfin
avec le passage de l’imaginaire à la perception que l’image
artistique obtient son autonomie. Par exemple Zola écrit au sujet
d’Olympia : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas de réponse
extérieure à l’apparence elle-même. »210 Cette remarque est
extrêmement importante pour appréhender ce qui a changé à cette
époque-là dans le statut de l’image. A la question « qu’est-ce que
cela veut dire, tout ce qui est peint sur la toile ? », Zola répond, en
employant le mot « apparence ». Cela veut dire que l’image qu’a
représentée Manet ne renvoie pas à l’ailleurs, mais qu’elle se suffit
à elle-même, se réfère à elle-même. Donc il n’y a pas d’autre réalité
que celle de l’image représentée et que celle de l’« apparence ». Ce
déplacement de l’image fait qu’elle n’a plus de texte sauf « celui de
sa visualité ».211 L’image s’articule à l’œil seul et à sa vision seule,
en représentant non pas le monde déjà interprété antérieurement
par le texte mais le monde tel qu’il est perçu. Cela revient à dire
que dans la peinture moderne, surtout dans la peinture
impressionniste, la signification des figures peintes ne réside que
dans l’apparence même de ses figures et nulle part ailleurs.
209 Dans La République, Platon expose sa défiance vis-à-vis de l’art en prenant l’exemple du lit en explicitant les relations entretenues entre le lit en soi ou l’idée du lit, les différents échantillons de lits sensibles qui participent tous de l’idée du lit, et la représentation picturale d’un lit sensible. Pour Platon, le lit sensible est déjà mimesis du lit intelligible. Produire une peinture, une imitation du lit sensible, c’est donc s’éloigner encore d’un degré de l’idée de lit, dont le lit sensible n’est que l’imitation. La critique platonicienne de l’art mimétique est donc entièrement liée à sa conception du rapport entre intelligible et sensible, où les apparences sensibles sont les copies des idées intelligibles, qui seules possèdent la véritable réalité. (Platon, La République, 597a-598c, op. cit., p. 361-362)
210 Cité par G. Picon, op. cit., p. 92.211 Ibid., p. 66.
82
L’important, c’est que la revalorisation du statut de l’image
artistique n’est pas séparable du changement épistémologique du
monde. Maintenant, nous abordons la notion de « monde en
apparence » qui ne se rapporte ni à l’ailleurs transcendantal, ni à la
profondeur herméneutique. Aux yeux de Baudelaire, le monde est
vide et profond. Pourtant, le monde en apparence ne signifie pas
quelque manque ontologique.
« Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques
Qui ne recèlent point de secrets précieux ;
Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!
Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut! J’adore ta beauté! »212
Pour l’homme moderne, en effet, il n’y a ni le pays ontologique
qu’il a perdu, ni le pays ontologique qu’il va perdre. Son pays
ontologique ne se trouve pas loin, mais près de lui.
« Il faut, – se dit-il, – que ma pensée soit une grande vagabonde
pour aller chercher si loin ce qui est si près de moi. Le plaisir et le
bonheur sont dans la première auberge venue, dans l’auberge du
hasard, si féconde en voluptés. Un grand feu, des faïences voyantes,
un souper passable, un vin rude, et un lit très large avec des draps un
peu âpres, mais frais ; quoi de mieux ? »213
Ce monde en tant qu’« auberge-apparence » est son pays
ontologique, c’est-à-dire, le paradis. « Notre temple domestique » 214
212 C. Baudelaire, « L’amour du mensonge » dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 93-94.
213 C. Baudelaire, « Les projets » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 266.214 F. Ponge, ‘L’objet, c’est la poétique’, dans Oeuvres complètes I, op. cit., p. 657.
83
se trouve près de nous : les rues parisiennes, les plages de
Normandie, les bords de la Seine, le jardin de Monet à Giverny, etc.
Dans un poème « Le Masque » dédié à Ernest Christophe,
statuaire, Baudelaire nous montre de façon dramatique que la
profondeur ontologique se découvre à l'en deçà, c’est-à-dire, à
l’apparence, non à l’au-delà. Le poète se tient devant une statue
représentant une jeune femme élégante et divine. La Volupté
l’appelle et l’Amour la couronne. Cependant, dès qu’il s’approche
d’elle, et qu’il tourne autour de sa beauté, il est bouleversé. Sa face,
qui promet le bonheur, se révèle comme un masque. Derrière le
masque, il y a un vrai visage de la même femme, mais qui pleure
cette fois.
« – Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite,
Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ?
– Elle pleure insensé, parce qu’elle a vécu !
Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain. après-demain et toujours ! – comme nous ! »215
Le vrai visage n’appartient pas à l’espace métaphysique,
contrairement à l’idée platonicienne qu’il y a l’essence, derrière
l’apparence, qui ne connaît ni temps, ni changement, ni devenir
dans sa béatitude ontologique, rayonnante de la vérité inamovible.
En contrepartie, Baudelaire trouve là une vie également soumise au
temps, au poids que le temps impose sur les épaules des mortels. En
somme, le poète trouve une autre apparence derrière le masque qui
est aussi une apparence. Pour lui, la profondeur se niche dans
l’apparence elle-même des choses, et cette apparence est
paradoxalement la source inépuisable de la beauté. « Le Masque »
215 C. Baudelaire, « Le Masque » dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 23.
84
dénonce toute conception du beau qui nierait la fatalité du
périssable, du transitoire. Nous assistons devant une apparence qui
incarne à la fois le principe plastique apollinien et le principe
destructif dionysiaque. Selon Nietzsche, le monde plein de la
plénitude et de la douleur est crée par un Dieu artiste, qui dépasse
toutes les dichotomies : le bien et le mal, la construction et la
destruction ; il est totalement irresponsable et amoral. Mais ce
monde est un salut à chaque instant, seulement dans son
apparence.
« Le monde est à chaque instant le stade actuel de cette guérison
de Dieu, la vision éternellement changeante et toujours neuve de
l’être le plus souffrant, le plus contradictoire, le plus riche en
disparates, qui ne peut se libérer qu’au moyen de l’apparence. »216
Ainsi perçue, « l’apparence » assume aussi le rôle le plus
important chez les impressionnistes. Tout le paysage
impressionniste « s’exprime » à travers son apparence : le paysage
actuel de la ville, du bord de la mer, des jardins, des gares. Ainsi, il
s’agit là de l’« expression », non de la représentation. Les rides des
vieillards expriment les vieillards eux-mêmes ; les vagues expriment
la mer elle-même. En quoi consiste alors la différence entre la
représentation et l’expression ? Celle-là suppose un rapport
médiatisé entre le représenté et le représentant, tandis que celle-ci
ne connaît pas une division et une médiation. Par exemple, une
image [représentant] qui « représente » un oiseau n’est pas l’oiseau
réel [représenté], mais lui ressemble picturalement. En revanche,
un visage, qui exprime la terreur, concerne directement le sujet de
la terreur. C’est-à-dire que l’exprimé n’existe pas hors de ses
expressions, comme le dit Deleuze : « Par expression, nous
entendons comme toujours cette relation qui comporte
essentiellement une torsion, entre un exprimant et un exprimé, telle
216 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 174.
85
que l’exprimé n’existe pas hors de l’exprimant, bien que l’exprimant
s’y rapporte comme à quelque chose de tout à fait autre. »217
Chaque expression est comme l’existence de l’exprimé 218, de même
que le mode spinoziste est comme l’existence de la substance. Dans
« Le Masque », la face « exprime » à la fois la volupté et la douleur
de la femme. C’est là que surgit l’important de la « surface ». En
effet, dans la nature, tout est exprimé par le mouvement sur la
surface. D’après H. Bergson, dans l’art, il s’agit de la perception
dans la surface : « L’art nous fait sans doute découvrir dans les
choses plus de qualités et plus de nuances que nous n’en
apercevons naturellement. Il dilate notre perception, mais en
surface plutôt qu’en profondeur. »219 La surface fugace du monde
moderne de l’impressionnisme et de Baudelaire exprime l’époque
moderne à l’aide de l’allégorie. En ce sens, l’allégorie n’est pas
seulement le signe conventionnel, mais ainsi une expression
authentique. Les nuages, l’allégorie privilégiée par les
impressionnistes, expriment leur fugacité, leur profondeur sans
fond. En d’autres termes, les nuages sont l’apparence des
apparences et n’ont pas d’essence à révéler. La mise en
fantasmagorie du monde en commun chez les impressionnistes et
chez Baudelaire n’a donc pas de connotation transcendantale, mais
souligne les caractères fantasmagoriques des apparences du
monde. Étant donné la ressemblance entre l’ontologie des nuages et
celle de l’homme, J.-F. Lyotard a raison quand il compare les nuages
à la pensée post-moderne qui se dresse contre toute sorte de
dichotomie métaphysique :
217 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 334.218 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Les Éditions de
Minuit, (coll. « Arguments »), 1968, p. 34. Gilles Deleuze remet en valeur l’idée de l’expression qui a une longue histoire « cachée » et « maudite » en raison de sa tendance panthéiste, mais qui prend une place centrale dans « la philosophie de l’immanence » de Spinoza et aussi dans la philosophie de Leibniz, représentative de la pensée baroque (Ibid., p. 299 sq. Id., Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Ed. de Minuit, (coll. « Critique »), 1988).
219 H. Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., 1998, p. 175.
86
« Les pensées sont des nuages. La périphérie d’un nuage n’est pas
mesurable exactement, c’est une ligne fractale de Mandelbrot. Les
pensées sont poussées ou tirées à des vitesses variables. Elles ont de
la profondeur mais le cœur et la peau sont faits du même grain. Les
pensées ne cessent pas de changer de position l’une envers
l’autre. »220
Derrière le monde fugace se trouve encore une fois le monde
fugace, à la différence de la croyance platonicienne qu’il y aurait
une réalité immobile. En ce sens, la série de Monet n’est qu’un essai
d’enlever les masques du monde. Plus Monet enlève les masques de
la cathédrale de Rouen, plus il s’aperçoit qu’il n’y plus une réalité
absolue, immobile. Plus il s’approche du monde sensible, plus il
s’affronte à la réalité fugace. Ainsi, le monde ne connaît pas le
dualisme de la profondeur et de la surface, comme chez Platon. Les
apparences du monde ne sont plus fantômes, ni ombres de la réalité
absolue. Elles sont plutôt uniques sources de la beauté et du bien.
L’illusion de la réalité immobile doit se briser en morceaux pour
retrouver la valeur de la réalité fugace des apparences. Le monde
sensible ne se sépare pas du monde intelligent ; le particulier
coïncide avec l’universel221. Benjamin soutient cette idée. Selon lui,
le monde poétique de Baudelaire est caractérisé par une tension
entre le sensible et l’intelligible :
« La base décisive de la production de Baudelaire est la tension qui
caractérise chez lui le rapport entre une « sensitivité » extrêmement
aiguë et une contemplation extrêmement concentrée. Ce rapport se
retrouve, sur le plan de la théorie, entre la doctrine des
correspondances et la doctrine de l’allégorie. [...] Sa poésie jaillit de la
coopération de ces tendances qui lui étaient naturelles. »222
220 J.-F. Lyotard, Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990, p. 21. 221 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 317 : « Le particulier et l’universel
coïncident : le particulier est l’universel tel qu’il apparaît selon la diversité des conditions. »
222 W. Benjamin, « Zentralpark », Charles Baudelaire, op. cit., p. 232.
87
On ne peut plus distinguer la copie de l’original. La copie
exprime l’original, l’original n’est qu’incarné par la copie. On
devrait appeler cette ontologie, dans laquelle il n’y a plus de
distinction entre l’origine et la copie, l’immanence transcendantale.
Tout ce qui est transcendant n’est que transcendant lorsqu’il n’est
pas transcendant, comme l’indique Bouddha :
« Subhûti, le nom de cet enseignement du Dharma est
« Connaissance transcendante », et c’est sous ce titre qu’il faudra le
retenir. Pourquoi ? Parce que, Subhûti, cette connaissance que le
Tathâgata223 a qualifiée de « Connaissance transcendante » est
transcendante parce qu’elle n’est pas une transcendance. C’est pour
cela qu’on l’appelle Connaissance transcendante – Bouddha .»224
B. Une grande compassion fleurissant dans le « mal »
Nous venons de voir que le monde des apparences n’existe
qu’avec le néant. Cela signifie que le néant compris comme une
substance isolée n’existe pas, et qu’il est immanent à tout ce qui
existe. Comme le prétendent les atomistes grecs, rien ne naît du
néant [Ex nihilo nihil] . Même lorsque Épicure dit que la mort ne
nous concerne pas, parce que l’on ne peut la sentir, cela ne veut pas
dire que la mort est une substance isolée du sujet mortel, mais
223 Soûtra de la liberté inconcevable. Les enseignements de Vimalakîtri, trad. P. Carré, Paris, Fayard, 2000, p. 210 : « Ainsi-Venu, Celui-qui-vient-de-l’Ainsité, Celui qui A Réalisé (ssk avagata) l’Ainsité (tathatâ), l’a réalisé au sens propre, qui est intégration et pas seulement compréhension. »
224 Soûtra du Diamant, op. cit., p. 40. Prajnaparamita signifie la sagesse qui permet d’atteindre l’autre rive. Dharma est l’enseignement de Bouddha, et Tathâgata est l’appellation du Bouddha, qui signifie l’Ainsi-venu ou bien celui qui est venu de l’Ainsi.
88
qu’elle est un état des étants hors de la sensibilité ; la mort, tout
comme le néant, est immanente. Nous nous tenons simplement au
milieu des étants entourés de l’ombre sinistre du néant. Ce qui nous
intéresse est le fait que nous nous trouvons devant quelque chose.
Or, on ressent parfois l’étrangeté devant les choses habituelles
lorsqu’elles deviennent trop proches, trop familières justement.
Paradoxalement, on finit par la trouver angoissante. Freud appelle
unheimisch [inquiétante étrangeté] cet étrange sentiment qui naît
de la familiarité avec les choses. Cette expérience bizarre s’explique
par le fait que, à un moment inattendu, surgit, dans les choses,
l’oublié ou le caché ou le refoulé. On ressent l’antiquité en ce qui se
trouve proche de nous ; on trouve sacré ce qui est considéré comme
trivial. Baudelaire lie cet étrange sentiment à l’expérience de
l’opium. Dans un état extatique provoqué par l’opium, le plus trivial
entraîne un intérêt exagéré :
« Cependant l’opium avait produit son effet accoutumé, qui est de
revêtir tout le monde extérieur d’une intensité d’intérêt. Dans le
tremblement d’une feuille, – dans la couleur d’un brin d’herbe, – dans
la forme d’un trèfle, – dans le bourdonnement d’une abeille, – dans
l’éclat d’une goutte de rosée, – dans le soupir du vent, – dans les
vagues odeurs échappées de la forêt, – se produisait tout un monde
d’inspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées
désordonnées et rapsodiques. » 225
Sans cette sorte d’expérience, les impressionnistes n’auraient
pu traduire la nature dans d’aussi beaux tableaux. Ainsi, le simple
fait que quelque chose existe suffit à nous étonner. Pourquoi cette
expérience n’est-elle pas toujours possible? Pourquoi cette
expérience est-elle souvent oubliée ? C’est dans ce contexte que
Heidegger qualifie la métaphysique occidentale de l’histoire de
« l’oubli de l’Être ». D’après lui, la philosophie occidentale, surtout
225 C. Baudelaire, « Paradis artificiels », op. cit., p. 373.
89
la métaphysique, a eu pour objet de trouver l’essence immuable des
étants au nom de Dieu ou de l’Idée. Par conséquent, le fait que les
étants existent est oublié. Pour lui, l’essentiel dans la problématique
de la métaphysique est surtout de reconnaître ce qui existe déjà. Il
s’interroge sur « pourquoi la chose plutôt que rien ? » (Heidegger) ?
Selon lui, le monde existe comme physis :
« Or, que dit le mot φύσις ? Il dit ce qui s’épanouit de soi-même
(par exemple, l’épanouissement d’une rose), le fait de se déployer en
s’ouvrant et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se
tenir dans cet apparaître et d’y demeurer, bref il dit la perdominance
perdurant dans un s’épanouir (das aufgebend-verweilende
Walten) .»226
Ainsi, physis est ce qui se donne comme une sorte d’expérience
à travers l’ouverture des étants ; par exemple, l’apparition du soleil,
la croissance des plantes, la naissance des animaux. En outre, cette
ouverture des existants se montre totalement, en dehors de la
volonté humaine. Selon Heidegger, l’être de l’étant est d’abord un
événement merveilleux et énigmatique avant d’être objet d’analyse.
C’est par ce sentiment merveille que les Grecs font l’expérience de
physis. Après les Grecs, oubliant cet événement merveilleux de
l’être, on a commencé à penser à l’être de l’étant par l’étantité (ou
étance )227, c’est-à-dire par sa substantialité. C’est ainsi que
226 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique (1935), trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1967, p. 27.
227 L’étantité/étance (die Seiendheit, ούσία) est ce qui fait l’étant être tel qu’il est, à savoir l’essence intérieure de l’étant. De la sorte, « le τò ǒν grec […] ne désigne donc pas l’étant lui-même, ce qui est étant, mais le « étant », l’étance, l’être-étant, l’être. » (M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, ibid., p. 42.) Pour Platon, il comprend l’être de l’étant dans son étantité, ίδέα : « « Qu’est-ce que l’étantité de l’étant ? » L’être de l’étant repose dans l’étantité. Mais celle-là – l’ούσία – Platon la détermine comme ίδέα, Aristote comme étant l’ένέργεια. » (M. Heidegger, Questions I et II, op. cit., p. 329.) Si bien que la métaphysique grec, selon Heidegger, a la caractère ontologique et théologique à la fois (ontothéologique), tant qu’etant, dès le début, s’est décelé en tant qu’étant : « La métaphysique se meut dans le domaine de l’ǒν ή ǒν. Sa représentation vaut pour l’étant en tant qu’étant. De la sorte, la métaphysique représente partout l’étant comme tel dans sa totalité, l’étantité de
90
l’histoire de la métaphysique est l’histoire de « l’oubli de l’Être »228,
comme Heidegger l’indique proprement. Pour Heidegger, il s’agit
donc de cette question : « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que
rien ? »229, et non pas de cette question « qu’est-ce que l’étant ? ».
Heidegger dit que cette question est la question fondamentale de la
métaphysique. Selon lui, la métaphysique doit donc viser l’être de
l’étant230, soit « la vérité de l’Être lui-même »231.
Ce sont les impressionnistes qui souhaitent contempler la
nature dans le sentiment de la merveille, surtout au moment du
changement : la floraison des nymphéas, le soleil couchant, le
champ de coquelicots, le ressac de la mer, etc. La raison pour
laquelle ils sont beaux n’est pas qu’ils sont utiles, mais qu’ils
existent. Le sentiment de la merveille amène Baudelaire à la re-
connaissance du paysage quotidien des parisiens défavorisés, et à
sa poétisation : les veuves, les pauvres, les vieillards, les
chiffonniers. Les gens de basse classe, que la société bourgeoise a
ignorés, attire paradoxalement ses intérêts, en suscitant en lui
l’émerveillement. L’identification du merveilleux au beau est un
l’étant. (l’ούσία de ǒν). Mais le métaphysique représente d’une double manière l’étantité de l’étant : d’abord la totalité de l’étant comme tel, au sens de ses traits les plus généraux mais, en même temps, la totalité de l’étant comme tel au sens de l’étant le plus haut et, partant, divin. Le décèlement de l’étant comme tel s’est effectué nommément sous cette forme double dans la métaphysique d’Aristote. Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant, la métaphysique est en soi, de cette façon double et une, la vérité de l’étant dans sa généralité et son plus haut sommet. Elle est, selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie. [...] Le caractère théologique de l’ontologie ne tient donc pas au fait que la métaphysique grecque fut plus tard assumée par la théologie d’église du christianisme et transformée par elle. Il tient bien plutôt à la manière dont l’étant, dès l’origine, s’est dé-celé en tant qu’étant. » (Ibid., p. 40.)
228 M. Heidegger, Etre et temps (1927), trad. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 25 : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli »
229 M. Heidegger. Questions I et II, op. cit., p. 43.230 Ibid., p. 329 : « La philosophie recherche ce qu’est l’étant en tant qu’il est. La
philosophie est en route vers l’être de l’étant, c’est-à-dire vers l’étant visé dans son être. »
231 Ibid., p. 25 : « Dans la mesure où une pensée se dispose à expérimenter le fondement de la métaphysique, dans la mesure où cette pensée tente de penser la vérité de l’Être lui-même, au lieu de représenter seulement l’étant en tant qu’étant, la pensée a, d’une certaine manière, abandonné la métaphysique. »
91
trait caractéristique de la poésie moderne, comme on peut le
vérifier dans « Fusées » de Journaux intimes de Baudelaire :
«Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; - d’où il
suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise,
l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la
beauté. »232
Néanmoins, une question se pose : pourquoi la vie des gens des
classes populaires provoque-elle l’émerveillement ? Le poète est
particulièrement choqué par les conditions misérables de leur vie :
« Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage
Moulus par le travail et tourmentés par l'âge
Ereintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l'énorme Paris »233
Les êtres, qui sont obligés de trouver leurs moyens de survivre
dans les sacs poubelle gisant au pied des immeubles bourgeois,
suffisent à émerveiller l’œil perçant du poète.
Le sentiment de la merveille peut être examiné sur le plan
socio-historique. Philippe Hamon note que « la merveille » est un
mot-clé de la compréhension du 19e siècle : la fameuse liste des
« sept merveilles (architecturales) », la Bibliothèque des merveilles
(Merveilles de l’architecture, Merveilles de la photographie,
Merveilles du monde invisible, etc.) publié chez Hachette et les
innombrables gros volumes abondamment illustrés, intitulés
« Merveilles de l’Exposition » qui fleurissent en librairie après
chaque exposition universelle.234 Selon lui, l’exposition universelle
232 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p. 1154.233 C. Baudelaire, « Le Vin de Chiffonniers » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 101. 234 P. Hamon, Exposition : Littérature et Architecture au 19e siècle, Paris, José
Corti, 1989, p. 72, note 30.
92
montre clairement l’importance de la « merveille » dans la mentalité
du XIXe siècle235 ; elle donne l’occasion de voir ce que l’on ne
pouvait pas voir. Ainsi, la merveille s’établit lorsqu’il y a une
giration brusque du visible et de l’invisible. Le lien entre le
merveilleux et le voir doit être compris dans ses complicités et ses
contradictions. Pour Baudelaire, ce qui s’enfuit devient merveille.
Dans « À une passante »236, une femme en grand deuil passe comme
l’éclair devant le poète sans lui accorder un instant pour la
connaître. La femme en deuil est sûrement une allégorie de la mort
qui incarne la « fugitive beauté ». Pour le poète, Paris est une ville
saturée de la merveille poétique :
« La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux.
Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère,
mais nous ne le voyons pas. »237
Pour Baudelaire, le merveilleux est toujours présent comme
l’atmosphère, mais il n’est pas donné sans effort. Il faut savoir
désarticuler le temps qui s’écoule sur un plan géométrique, donc
mesurable, et chercher des anfractuosités pour y jeter des regards.
La notion d’impression est assez proche de cela. Elle réveille
l’inertie visuelle en remettant en question la perception immédiate.
Comme l’indique à juste titre G. Bazin, elle « arrache le sujet aux
contraintes des habitudes soit de penser, soit de sentir ou d’agir,
aux constances spatio-temporelles, sur lesquelles sa vision du
monde est établie, pour le confronter avec une réalité de ce monde,
ressentie soudain dans son étrangeté, sa virginité. »238 C’est ainsi
que le nouveau se trouve dans l’ancien et l’ancien dans le nouveau.
235 Ibid., p. 72 : « Toutes les expositions ont en commun [...], plutôt l’émerveillement devant « le nouveau » sous toutes les formes. Et la mise en scène de la merveille demande certaines techniques. »
236 C. Baudelaire, « À une passante » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 88.237 C. Baudelaire, « Salon de 1846 », op. cit., p. 952.238 1874 ; Naissance de l’impressionnisme, Bordeaux, Galerie des Beaux-arts,
1974, p. 14.
93
La merveille se niche donc dans les objets habituels, non pas
dans les objets qui surgissent soudainement. C’est en ce sens que
Baudelaire dit que le convalescent et l’enfant ont une faculté de voir
les choses dans leurs nouveaux aspects :
« Or la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le
convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de
s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en
apparence. [...] L’enfant voit tout en nouveauté, il est toujours ivre.
Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie
avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. »239
La beauté n’est découverte que par l’œil attentif qui est ouvert
vers le monde. Elle se niche dans les détails, dans les fragments. Or,
comment et pourquoi les objets d’apparence banale peuvent-ils être
revalorisés comme des nouveautés ? Apparaît ici une temporalité
nouvelle de la modernité : le retour éternel. Ce sont des vieux objets
qui ré-actualisent l’antiquité. La mort redevient vie pour l’enrichir,
comme les morts reviennent dans le drame baroque, parce que la
mort est « la chose la moins originale, la plus originaire »240. Le
revenant est muet, mais il parle par ses accessoires. Ninfa est aussi
muette. Avant d’être un message à transmettre, elle est une
gestuelle corporelle s’exprimant par les cheveux et les vêtements en
agitation pathétique, à la manière des chevelures serpentantes et
ondulantes du Vénus de Botticelli, lesquelles contrastent
dramatiquement avec son visage serein et angélique.
Le retour éternel de Baudelaire est allégorisé surtout par le
chiffonnier en tant qu’agent permanent de « recyclage ». Par sa
main, les objets morts oubliés et ensevelis renaissent pour servir
encore une fois la société. L’allégorie parle ainsi de l’oublié, de la
mort ensevelie, du féminin enfoui. Dans cette temporalité
239 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p. 1159.240 W. Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle ; le livre des passages, op. cit., p. 828
et 832.
94
spécifique, s’entremêlent la vie et la mort, le bien et le mal, la
construction et la destruction. Le Dieu artiste, dépassant toutes les
dichotomies, privilégie le retour éternel.
Les objets quotidiens ne sont perçus dans le sentiment de la
nouveauté que lorsque l’on ressent leurs regards antiques comme
« l’unique apparition d’un lointain », c’est-à-dire, que lorsque l’on
est entouré de l’« aura » 241 des objets, si familiers soient-ils.
L’expérience de la nouveauté est donc, surtout, l’expérience de
l’« aura ». La raison pour laquelle la cathédrale de Rouen est belle
aux yeux de Monet n’est pas qu’elle est dotée d’un sens
transcendantal, mais qu’elle se trouve dans l’unique apparition avec
ses objets saturés de l’antiquité : la terre, la pierre, l’air. Les
nymphéas sont beaux non seulement parce qu’ils sont de couleurs
sensuelles, mais aussi parce qu’ils apparaissent dans leur unicité
temporelle. Il y a de l’antiquité même dans une pierre, dans une
fleur, parce qu’elles comportent en elles l’histoire du changement
de l’univers entier.
Pour Baudelaire, l’antiquité surgit à travers l’estampille du
temps :
« Pour s’y (dans l’antique) trop plonger, il perd la mémoire du
présent ; il abdique la valeur et les priviléges fournis par la
circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l’estampille
que le temps imprime à nos sensations ».242
241 Walter Benjamin introduit ce concept dans son essai écrit en 1936 « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » pour caractériser la spécificité de l’œuvre d’art qui est unique, liée à un endroit précis et qui s’inscrit dans l’histoire. Il définit l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. » (einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie auch sein mag). (W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres III, op. cit., p. 75.) Pour illustrer son propos, il donne l’exemple d’un observateur admirant une chaîne de montagnes un jour d’été. Le sentiment qu’il ressent à ce moment ne pourra pas être reproduit, parce qu’il est impossible de reproduire cet instant-là.
242 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p.1165.
95
Il ne faut donc pas aller au musée pour retrouver l’antiquité.
On n’a qu’à retrouver l’estampille du temps dans les objets près de
nous. La beauté originale émanant l’antiquité n’a rien à voir avec
l’imitation mécanique de la vie antique. Baudelaire souligne que, si
l’on veut comprendre le caractère de la beauté présente, on doit
surtout étudier notre vie actuelle pour en extraire de l’antiquité. Par
exemple, pour comprendre la beauté des femmes contemporaines, il
ne faut pas étudier les draperies de Rubens ou de Véronèse. Il faut
plutôt étudier le geste et le port de la femme actuelle. Si l’on veut
peindre le portrait d’un pur-sang, on doit aller au turf au lieu d’aller
au musée243. Dans les accessoires de la vie présente, il y a toutes les
vitalités tant modernes qu’antiques. L’antiquité jaillit sans cesse de
la nouveauté moderne. Pour reprendre la fameuse formule d’Aby
Warburg, « le bon Dieu niche dans le détail », non plus dans les
choses qui incarnent, au premier plan, les valeurs supérieures telles
que l’ordre, l’accord, la proportion, etc244. On n’a pas le droit de
mépriser les éléments transitoires et fugitifs. En les supprimant, on
tombe dans « le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable »245.
L’antiquité et la modernité s’entremêlent, de même que le démodé
et la mode ne s’opposent pas. « Alors, notre dialectique, dit
Benjamin, accouche de ce monstre pour la pensée : le moderne
serait ce qui refuse d’opposer en lui la mode et le démodé. »246
Baudelaire lui aussi souligne la « forme amphibie du temps »247 :
« En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir
antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met
involontairement en ait été extraite. »248
243 Ibid., p.1164-1165. 244 G. Didi-Huberman, Ninfa Moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard,
2002, p. 60.245 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p.1163. 246 W. Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle ; le livre des passages, op. cit., p. 828
et 832.247 C. Buci-Glucksmann, op. cit., p. 63.248 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p.1164.
96
Si les impressionnistes sortent de l’atelier sombre pour voir la
lumière naturelle, c’est pour retrouver l’antiquité qui jaillit du
paysage présent. La « survivance de l’Antiquité » s’explique, chez
Benjamin, par le terme de l’« origine » dans Origine du drame
baroque allemand :
« L’origine [Ursprung], bien qu’étant une catégorie tout à fait
historique [historische Kategorie], n’a pourtant rien à voir avec la
genèse [Entstehung]. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est
né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin.
L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir [im Fluss des
Werdens als Strudel], et elle entraîne dans son rythme la matière de
ce qui est en train d’apparaître. »249
L’origine de Benjamin est une catégorie rigoureusement
historique, elle n’est pas « ce qui est déjà né » à rechercher dans le
passé, mais « ce qui est en train d’apparaître » dans le présent. Son
plan d’apparition se trouve dans l’histoire actuelle. C’est le premier
trait caractéristique de l’origine qui n’a rien à voir avec la
représentation de la genèse sous quelque forme que ce soit.
Pourtant, il ne faut pas oublier que le temps du retour éternel
est paradoxal ; en effet, le temps des choses est à la fois le « présent
vivant »250 qui « rassemble, résorbe le passé et le futur » et « un
présent vide » qui se divise à l’infini en passé et en futur, se
trouvant seulement comme le « passé-futur » 251. C’est la raison pour
249 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), op. cit., p. 43.250 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 14 : « Le seul temps des corps et états
de choses, c’est le présent. Car le présent vivant est l’étendue temporelle qui accompagne l’acte, qui exprime et mesure l’action de l’agent, la passion du patient. Mais, à la mesure de l’unité des corps entre eux, à la mesure de l’unité du principe actif et du principe passif, un présent cosmique embrasse l’univers entier : seuls les corps existent dans l’espace, et seul le présent dans le temps. Il n’y a pas de causes et d’effets parmi les corps : tous les corps sont causes, causes les uns par rapport aux autres, les uns pour les autres. »
251 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 176.
97
laquelle la modernité est qualifiée à la fois de la vacuité et de l’« à-
présent »252, c’est-à-dire, le temps saturé.
C’est ici que s’articule une autre moitié de l’art baudelairien :
l’éternel. Si la moitié de l’art est le fugitif, et qu’une autre moitié est
l’éternel, l’éternel se comprend en ce sens que l’antique renaîtra
« répétitivement » et « éternellement » dans le fugitif. C’est-à-dire
que la moitié de l’art n’est pas séparable de l’apparence. L’art ne se
trouve pas hors de l’apparence. C’est la raison pour laquelle
Baudelaire souligne le rapport univoque de deux éléments du beau :
un élément éternel et un élément relatif :
« Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité
est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif,
circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble,
l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui
est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau,
le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et
non approprié à la nature humaine. »253
C’est dans le même contexte qu’il souligne la corrélation
perpétuelle entre l’âme et le corps :
« La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce
qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est
matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le
spirituel d’où il dérive. »254
252 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1942), trad. M. de Gandillac, Œuvres III, op. cit., p. 439 : « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’ « à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. [...] Elle (la mode) est le saut du tigre dans le passé. »
253 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p. 1154.254 Ibid., p. 1165.
98
Baudelaire compare le monde à un magasin d’images et de
signes255. L’univers visible déborde d’ « images-estampilles »
imprimées par le temps antique qui revient éternellement. Pour les
impressionnistes et Baudelaire, il s’agit d’« ici et maintenant » [hic
et nunc], non pas du « passé-ailleurs », ni de l’« avenir-ailleurs ».
C’est la raison pour laquelle, comme l’indique à juste titre V. Borso,
le commencement de la modernité et la fin d’une histoire
téléologique coïncident256.
Ici se pose une question : Pourquoi l’antiquité qui jaillit à
travers l’estampille du temps est-elle belle ? Parce que l’on ressent
le destin en commun dans les estampilles qui se trouvent dans leur
apparition unique. On est là, on était là, on serait là. Même avec une
pierre, on partage l’immémorial où on aurait été un corps. Même
avec un arbre, on partage l’avenir, puisqu’on serait une source en
commun pour certains étants futurs. C’est-à-dire que l’on partage
avec tout ce qui nous entoure l’histoire de l’univers entier. On se
solidarise dans la mémoire collective ontologique. Voilà pourquoi on
parle de « fraternité ». La beauté rencontre enfin l’amour. On est
tous le frère et la sœur, pourtant on est voué à la mort. On partage
le destin de la mort. Mais on ne peut l’éviter, on doit le vivre. Dans
« Les sept vieillards », le poète ressent « un frisson fraternel » à la
fois mystérieux et absurde pour les sept vieillards qu’il rencontre
par hasard. Un vieillard portant les guenilles jaunes, qui semble
sortir de l’enfer, marche, empêtré dans la neige et la boue. Son
pareil le suit. Au bout de quelques minutes, saisi d’inquiétude, le
poète compte sept vieillards. Il se rend compte soudain qu’il partage
le destin en commun avec « ces spectres baroques » : la
décrépitude humaine [corporel] et l’éternel [spirituel].
« Que celui-là qui rit de mon inquiétude
255 C. Baudelaire, « Salon de 1859 », op. cit., p. 1044. 256 V. Borso, « Baudelaire, Benjamin et la/les modernité/s », dans L’année
Baudelaire, no 8, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 154.
99
Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel
Songe bien que malgré tant de décrépitude
Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel ! »257
C’est là que naît une compassion pour l’autrui. Dans le retour
éternel, il n’y a plus de distinction entre le sujet et l’objet, qui suit la
même loi mystérieuse de la nature258. Le destin du poète n’est pas
différent de celui des vieillards voués à la mort imminente.
Baudelaire se rencontre lui-même dans l’autrui. « Le crépuscule du
matin » montre la circulation de la douleur de la vie qui provoque la
compassion brisant son cœur.
« C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux. »259
À la nuit de la douleur succède un matin de la douleur, de
même que, derrière le masque, il y a aussi un autre masque de la
douleur. Il y a un débordement permanent de la souffrance
nocturne. Dans les tableaux des impressionnistes, sous les nuages,
il y a d’autres nuages qui coulent dans l’eau. Sur les vagues agitées,
il y a des plaisanciers aussi agitées. Dans le paysage des
impressionnistes et de Baudelaire, il n’y a aucune théophanie
triomphale. Le paysage naturel et urbain est teinté d’une couleur
257 C. Baudelaire, « Les sept vieillards » dans Les fleurs du mal, op. cit., 83.258 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 326 : « Il y a dans l’objet une loi
inconnue qui correspond à une loi inconnue dans le sujet. »259 C. Baudelaire, « Le crépuscule du matin » dans Les fleurs du mal, op. cit., p.
99.
100
triste. Le poète pleure donc dans la compassion en regardant une
vieille femme :
« Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée
déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort
jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec
presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende,
et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. […] Et je me
couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même. »260
Alors, le poète, qui n’hésite pas à participer à la douleur
d’autrui, quelle fleur parmi les mortelles veut-il voir s’épanouir ? On
voit les fleurs écloses de la compassion dans la forêt de la
« correspondance » :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »261
Mortelles souffrant mille morts, les êtres humains se
transforment en êtres nobles dans la forêt de la correspondance.
Tous les êtres perdant leur individualité se répondent avec des
regards familiers ; ils s’entendent dans leurs parfums. Ce n’est rien
d’autre qu’une fête universelle des êtres, se laissant néantir sans
remords, arrivés à un accord parfait, à l’état de détachement. C’est
un état de la correspondance réservée aux êtres qui s’enivrent
volontiers « de vin, de poésie ou de vertu » « pour n’être pas les 260 C. Baudelaire, « Les fenêtres » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 288.261 C. Baudelaire, « Correspondances » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 11.
101
esclaves martyrisés du Temps »262. La modernité veut à la fois la
raison et l’ivresse, de même qu’elle favorise à la fois la perception
et l’imagination. Elle contemple la réalité fugace par sa puissance
rationnelle, en même temps, elle veut parvenir au dépassement
total de soi-même par l’ivresse, afin de participer à la fête des êtres.
Baudelaire s’enivre de la poésie, les impressionnistes s’enivrent de
la peinture. Dans l’ivresse universelle, le temps se concentre sur le
présent, les objets se solidarisent dans leur fraternité. Toutes les
choses respirent la nature, et bavardent dans la convivialité. C’est
seulement dans cette ivresse que toutes les choses sont animées. La
fête dionysiaque, que Nietzsche décrit, ressemble exactement à la
correspondance baudelairienne.
« Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien se renoue
d’homme à homme, mais même la nature qui nous est devenue
étrangère, hostile ou asservie, fête sa réconciliation avec l’homme,
son fils prodigue. La terre offre d’elle-même ses dons, les bêtes fauves
des rochers et des déserts approchent pacifiées. […] Dans cet évangile
de l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni,
réconcilié, fondu avec son prochain, mais il se sent identique à lui,
comme si le voile de Maïa se déchirait et ne flottait plus qu’en
lambeaux autour du mystère de l’Unité originelle. […] De même qu’à
présent les animaux parlent et la terre donne du lait et du miel, une
réalité surnaturelle parle par lui, il se sent dieu, il marche extasié et
soulevé au-dessus de lui-même, comme ces dieux qu’il a vu marcher
en rêve. L’homme n’est plus artiste, il est lui-même œuvre d’art.»263
Le monde des « fleurs du mal » de Baudelaire ne serait pas loin
d’un monde dionysiaque où il n’y a plus de morale basée sur le bien
et le mal, où les animaux, les hommes, les plantes se réconcilient,
s’aiment, où rien n’est indifférent. Cela nous amènera à l’Amor
fati nietzschéen qui s’oppose à la haine de la vie :
262 C. Baudelaire, « Enivrez-vous » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 286.263 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 25-26.
102
« Je veux apprendre de plus en plus à considérer la nécessité dans
les choses comme le Beau en soi : − ainsi je serai l’un de ceux qui
embellissent les choses. Amor fati : que ceci soit désormais mon
amour ! je ne ferai pas de guerre contre la laideur ; je n’accuserai
point, je n’accuserai pas même les accusateurs. Détourner le regard :
que ceci soit ma seule négation ! et à tout prendre : je veux à partir
d’un moment quelconque n’être plus autre chose que pure
adhésion ! »264
En général, on considère le Beau comme l’opposition du Laid.
Mais Nietzsche le considère comme les choses elles-mêmes qui se
trouvent nécessairement devant lui ; si bien qu’il ne veut pas lutter
contre la laideur. Ça veut dire que l’Amor fati veut contempler
esthétiquement la vie, et non moralement. Il considère comme
montrant l’« incapacité esthétique » la « balance morale »265 qui
veut juger les choses à partir de la dichotomie entre le bien et le
mal. Pour lui, il faut une nouvelle balance qui contemplera les
choses telles qu’elles sont pour apprécier leur beauté. Ce sera juste
une balance « esthétique », à savoir, Amor fati266. Ceux qui prennent
l’Amor fati pour leur seul amour diront que « nous voulons être rien
que ceux qui disent oui (aux choses) ! »267
264 F. Nietzsche, Le gai savoir (1882), trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1982, p. 189, « 276 ».
265 F. Nietzsche, Le gai savoir, op. cit., p. 365 : « Mon désir est que l’on pèse de moins en moins avec les plats de la balance morale, de plus en plus avec ceux d’une balance esthétique et qu’en fin de compte l’on ressente la morale en tant que caractéristique d’une époque retardataire et de son incapacité esthétique. »
266 Deleuze entend Amor fati dans les événements : « On ne peut rien dire de plus, jamais on n’a rien dit de plus : devenir digne de ce qui nous arrive, donc en vouloir et en dégager l’événement, devenir le fils de ses propres événements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair » (Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 175). Vouloir volontiers l’événement, à savoir, ne pas craindre ce qui nous arrive, c’est Amor fati deleuzien. C’est dans le même contexte que Lévinas met en évidence l’« amour de la vie » : « Toute opposition à la vie, se réfugie dans la vie et se réfère à ses valeurs. Voilà l’amour de la vie, harmonie préétablie ave ce qui va seulement nous arriver. » (E. Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1971, p. 154)
267 F. Nietzsche, Le gai savoir, op. cit., p. 365.
103
L’Amor fati de Baudelaire n’hésite pas à faire du monde sa
famille. Ceux qui aiment la vie entrent dans la foule, ainsi qu’ils
entrent dans « un immense réservoir d’électricité » :
« L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito.
L’amateur de la vie fait du monde sa famille. […] Ainsi l’amoureux de
la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense
réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir
aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience,
qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la
grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable
du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus
vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. »268
Dans le champ de l’immense charité, on devient famille, bien
qu’on soit fugace, mortel, et qu’on se trouve au milieu des ruines
des allégories.
« Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! »269
Seul « un moi insatiable du non-moi », qui est « hors de chez
soi, et pourtant se sentir partout chez soi », peut jouir de la vie
multiple en regardant les choses en tant que belles. Le paysage des
impressionnistes est déjà en train de jouir de la fête dionysiaque.
Dans ce paysage, tout est « un moi insatiable du non-moi ». Les
frontières qui séparent les êtres sont effondrés. Il y a une vraie fête
universelle de couleurs et de formes, dépassant l’individualité. Dans
le jardin de Monet, des nymphéas s’épanouissent sur la boue
comme un symbole du retour éternel, de même que les fleurs de
Baudelaire s’éclosent sur la terre du mal, de la douleur, de la mort.
Dans l’épilogue de Spleen de Paris, fier d’avoir vécu et souffert
dans d’autres que soi-même, le poète monte sur la montagne. S’il
268 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », op. cit., p. 1160-1161. 269 C. Baudelaire, « Les Petites Vieilles » dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 85.
104
était malade dans sa vie, c’est que tous les êtres étaient malades,
comme l’était Vimalakîrti, un éveillé bouddhique déjà libéré du
karma270 . Il voit s’épanouit une grande fleur de la compassion sur la
ville infernale de la foule dans laquelle il était en même temps
malade et heureux.
« Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne,
Où toute énormité fleurit comme une fleur.
[…]
Je voulais m’enivrer de l’énorme catin
Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.
Que tu dormes encor dans les draps du matin,
[…]
Je t’aime, ô capitale infâme ! »271
Quant aux impressionnistes, si leur paysage nous semble à la
fois animé de vie, comme une fête dionysiaque, et triste, rappelant
la vacuité de la vie, c’est qu’ils ont, comme Baudelaire, une grande
compassion pour les êtres fugaces.
270 Soûtra de la liberté inconcevable. Les enseignements de Vimalakîtri, trad. P. Carré, Paris, Fayard, 2000, p. 83 : « Mon mal vient de l’ignorance et de la soif. Je suis malade parce que tous les êtres sont malades, et mon mal ne cessera que le jour où tous les êtres seront guéris. Pourquoi ? Parce que c’est pour les êtres que le bodhisattva plonge dans le cercle des morts et des renaissances. Et entre la naissance et la mort, il y a la maladie. Si les êtres trouvaient moyen de s’affranchir de tous leurs maux, le bodhisattva ne serait plus jamais malade. […]. Eh bien, la maladie du bodhisattva n’a d’autre cause que la grande compassion. »
271 C. Baudelaire, « Épilogue » dans Le spleen de Paris, op. cit., p. 310.
105
Conclusion
La modernité caractérise l’énergie d’une époque à l’œuvre
dans son rapport à l’antiquité. Ce que nous voulions mettre au jour
dans la modernité des impressionnistes et de Baudelaire est
notamment cette « énergie en Weltanschauung ». Dans le premier
chapitre, nous avons essayé de déterminer les facteurs historico-
culturels qui ont conditionné la nouvelle vision des impressionnistes
et de Baudelaire. Cette énergie n’a pas jailli brusquement au XIXe
siècle, mais elle s’est formée progressivement à mesure que
s’approfondissait la connaissance de la nature de l’homme. Cette
nouvelle vision du monde a effacé la frontière entre la matière et
l’énergie, de même que Spinoza a effacé la frontière entre le mode
et la substance. Il s’agit donc de l’énergie matérielle. Dans le
deuxième chapitre, nous avons analysé comment cette énergie s’est
concrétisée dans les œuvres des impressionnistes et de Baudelaire.
Dans cette problématique de la modernité, l’époque moderne se
présente comme une sorte de rêve, puisque le monde est saturé de
la fugacité. Voilà qui explique pourquoi l’allégorie, qui est à la fois
une rhétorique et un outil épistémologique, joue un rôle essentiel
dans l’interprétation du rêve de l’époque moderne, dont les
représentations impressionnistes et les poèmes de Baudelaire
constituent les contenus. Nous avons tenté de faire apparaître leur
esthétique singulière à la lumière de l’allégorie : l’éphémérité, la
fragmentarité et la mort. Dans le dernier chapitre, nous avons mis
l’accent sur l’aspect éthique de l’esthétique moderne de la mort. Le
monde fugace, loin d’être plongé dans le désespoir du nihilisme, est
sauvé par la compassion des impressionnistes et de Baudelaire.
L’allégorie, à laquelle nous avons attribué un rôle essentiel
dans la compréhension du monde des impressionnistes et de
106
Baudelaire, est souvent personnifiée. Cela explique que la valeur
abstraite n’a pas d’autre moyen de s’exprimer que dans un corps
concret incarnant à la fois le spirituel et le matériel, en l’occurrence
l’homme. On ne trouve donc aucune raison de reprocher à cette
rhétorique d’être pauvre, froide et anthropomorphique. Il en est de
même pour l’« artialisation » du pays en paysage par les
Néerlandais du XVIIe siècle, et celle de la nature en « nature-
visage » par les impressionnistes et Baudelaire. Loin d’être de
l’anthropomorphisme, leurs tentatives esthétiques nous montrent
que l’homme n’a pas de statut spécial dans la nature, et que même
les êtres les plus infimes ont raison d’être comme l’homme. En effet
la nature tant matérielle que spirituelle est vie jusque dans sa partie
la plus infime272 et l’art doit être examiné à la lumière de la vie273.
Ainsi, la nature devient un « être-visage » avec les impressionnistes
et Baudelaire. C’est-à-dire que la nature a sa « vie » et son temps
antique [âge] : vie+âge = visage.
En ce sens, la pensée de Lévinas, dans laquelle le visage revêt
une importance métaphysique, est instructive. Le « moi » lévinasien
se rend vers l’autre étranger et hétérogène qui n’appartient plus à
ma totalité, et qui ne peut pas être réduit au Même par moi. Pour
Lévinas, c’est d’abord le « moi » qui peut annuler son identité :
« Mais l’analyse qui conduisit à mes conclusions ne partait ni d’un
Dieu, ni d’un esprit, ni d’une personne, ni d’une âme, ni d’un animal
rational. Chacun de ces termes est substance identique. Se dédire
de son identité est affaire de Moi. »274 Le « moi » et l’« autre », en
tant que devenir, sont en voie de se trouver dans le changement
perpétuel ; si bien que l’on ne peut présupposer ni l’autre identique
qui doit être saisi par le moi, ni le moi identique qui veut saisir
l’autre. L’autre ainsi que le moi maintient la profondeur
272 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 327.273 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 170.274 E. Lévinas, Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Bernard Grasset,
1991, p. 76.
107
substantielle irréductible d’autant plus qu’il est le mode exprimant
la substance. L’autre en tant qu’« autre absolument autre » est,
dans un sens, un univers infini. C’est dans ce contexte qu’il s’agit de
« l’idée de l’infini » lévinasienne par rapport à l’autre. L’autre
demeure « infiniment transcendant, infiniment
étranger ».275 L’altérité n’est donc pas relative :
« Autrui n’est pas, dit Lévinas, autre d’une altérité relative comme,
dans une comparaison, les espèces, fussent-elles ultimes, qui
s’excluent réciproquement, mais qui se placent encore dans la
communauté de leur genre. L’altérité d’Autrui ne dépend pas d’une
qualité quelconque qui le distinguerait de moi, car une distinction de
cette nature impliquerait précisément entre nous cette communauté
de genre qui annule déjà l’altérité. »276
En résumé, l’autre est l’autre en tant qu’idée de l’infini qui ne
peut se réduire à « une totalité divine ou humaine ». 277 Ainsi,
l’analyse de l’autre commence par le moi et se termine par « le
dépassement du subjectif ».278 L’autre dépasse le « moi » ; de même,
le sujet dépasse l’objet. Il y a une distance infranchissable absolue
entre le sujet et l’objet, comme le montre bien Goethe :
« L’objet contient tout ce qui est dans le sujet, et que quelque chose
de plus. Le sujet contient tout ce qui est dans l’objet, et quelque chose
de plus. Nous sommes doublement perdus et protégés : lorsque nous
accordons à l’objet son excédent, nous insistons en même temps sur
notre sujet. »279
Paradoxalement, cette distance fait naître la compassion.
Aborder Autrui, selon Lévinas, « c’est recevoir d’Autrui au-delà de
275 E. Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 211.276 Ibid., p. 211.277 Ibid., p. 44.278 Ibid., p. 44.279 J. W. Goethe, Écrits sur l’art, op. cit., p. 327.
108
la capacité du Moi »280. Le moi rencontre d’abord l’« autre-visage »,
puisque le visage dévoile son être : « La présentation du visage me
met en rapport avec l’être. »281 L’autre en tant que visage, de sa
misère, de sa faim, fait appel à « moi » sans que je puisse être sourd
à son appel ; la nudité totale de ses yeux me sollicite de l’accueillir :
« L’infini se présente comme visage dans la résistance éthique qui
paralyse mes pouvoirs et se lève dure et absolue du fond des yeux
sans défense dans sa nudité et sa misère. »282 Le visage me parle et
m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui
s’exerce. Certes, la présence de l’autre devant moi est un
événement qui me rappelle une responsabilité envers lui et qui
m’ouvre à l’humanité. C’est dans ce contexte que Lévinas dit :
« C’est seulement en abordant Autrui que j’assiste à moi-même. »283
Nous constatons que l’amour de Baudelaire pour la foule et
celui des impressionnistes pour la nature se révèlent comme
l’amour des autres en tant que visage absolu. Réveillant en nous la
responsabilité devenue insensible envers eux, les autres
baudelairiens et impressionnistes nous montrent que nous ne
sommes pas un être isolé dans la nature, et que nous pouvons
renaître, seulement par la compassion pour eux et la solidarité avec
eux, comme un être de la liberté prenant l’Amor fati pour son
unique amour. C’est là que l’éthique des impressionnistes et de
Baudelaire rencontre celle de Kant, laquelle vise à l’accord de la
Nature et de la Liberté284.
Contemplant la vie dans sa fugacité, Baudelaire et les
impressionnistes ont su lui attribuer un sens positif. Épicuriens
280 E. Lévinas, Totalité et infini, op.cit., p. 43.281 Ibid., p. 233.282 Ibid., p. 218.283 Ibid., p. 194.284 J. Lacroix, Kant et Kantisme, PUF, (coll. « que sais-je ? ») 1966, p. 76 : « La
morale en somme c’est l’insertion de l’intelligible dans le sensible. Mais si c’est là que les rapports de la Nature et de la Liberté prennent tout leur sens, ils ne sont pas les seuls : ils constituent aussi des aspects essentiels de l’esthétique de Kant. »
109
surtout vis-à-vis de la mort, ils l’ont comprise comme immanente à
la vie, non comme ce qui interrompt la vie285. En effet, selon
Épicure, il n’y a rien qui change à l'échelle universelle286. La mort et
la naissance n’ajouteront rien, ne soustrairont rien à l’univers. Tout
est fugace, mais la fugacité constitue la vie. S’il y a de l’éternel dans
la vie, c’est la fugacité. Seule la fugacité reviendra éternellement.
Le « retour éternel » deviendra alors le « retour fugace ». Plus
exactement, le temps dialectique de l’« à-présent » et du « présent
vide» se déroulera éternellement. Par ailleurs, le monde sera
éternel en ce sens que le monde rêveur ou fantasmagorique ne peut
jamais se réveiller éternellement de son rêve. Bouddha, qui s’est
rendu compte, il y a plus de 2 500 ans, de la vacuité de la vie,
prêche que nous ne sommes venus de nulle part ; par conséquent,
nous n’avons pas un ailleurs vers où nous devons nous rendre. Le
terme de l’Ainsi-venu [tathâgata], un des noms de Bouddha,
implique déjà cette vérité de la vacuité. En fait, le terme sanskrit de
l’Ainsi-venu est, à l’origine, composé de deux mots opposés : Ainsi-
venu et Ainsi-allé. Cela veut dire qu’il est venu à la manière de la
vacuité et qu’il s’en est allé de la même manière ; en même temps, il
est venu, et il n’est pas venu ; il est donc venu ainsi. En même
temps, il est allé, et il n’est pas allé ; il est donc allé ainsi. Le terme
de l’Ainsi implique déjà la vérité paradoxale. Bouddha prêche
encore : « l’Éveil est adhésion à l’Ainsité »287. Il en est de même
pour la mort. Elle est là ainsi. Les impressionnistes et Baudelaire
ont su contempler ainsi le monde. Leurs œuvres, qui sont une
manifestation d’une grande compassion pour les choses de la
nature, ne sont rien d’autre que des saluts esthétiques pour leur vie
fugace. Ils nous ont bien montré que la vérité, la beauté et la vie
peuvent coexister dans le monde.
285 Épicure, Lettres et Maximes, trad. Marcel Conche, Paris, PUF, 1999, p. 231 : « La mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas, n’est rien par rapport à nous .»
286 Ibid., p. 101.287 Soûtra de la liberté inconcevable, op. cit., p. 65.
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