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Les fictions en droit*43)
Christine Biquet**44)
. Les fictions entendues largement . Les fictions juridiques
1.-Selon le Professeur et Juge Jean-Louis Baudouin : Le droit vit de fictions qui
sopposent au rel, officialise le mensonge et fabrique dlibrment lerreur.1)
Mais quelles sont ces fictions qui alimentent le droit? Que recouvre cette notion?
Il est deux manires dfinir la fiction en droit. La premire consiste la dfinir
partir du sens commun du mot fiction. La seconde consiste la dfinir partir du sens
que reoit ce mot dans le vocabulaire juridique.
Le sens commun du mot fiction dsigne, selon le dictionnaire Larousse, une cration
de limagination ; ce qui est du domaine de limaginaire, de lirrel.2) La fiction
* Cest un immense honneur davoir t invite ici la prestigieuse Universit de Hanyang dans
le cadre de la Chaire de droit continental. Jadresse mes plus vifs remerciements au Professeur
Soo-Gon PARK (Kyung Hee University), responsable de la Chaire de droit continental, au
Professeur Hyo Soon NAM (Seoul National University), Prsident de lAssociation Henri
Capitant corenne, au Professeur Joon-Hyong LEE (Hanyang University) ainsi quau
Professeur Sool NAMKOONG (Gyeongsang National University), charg de la dlicate tche
de la traduction. Je les remercie, ainsi que leurs collaborateurs, pour leur chaleureux accueil et
le temps prcieux quils ont aimablement consacr la parfaite organisation de cette
confrence, place sous lgide de la Fondation pour le droit continental et du Centre lgal de
Core. Cest galement un grand dfi que je relve en toute humilit tant le sujet qui mest
imparti est vaste et dlicat cerner.
** Professeur ordinaire la Facult de droit de lUniversit de Lige, Belgique
1) J.-L. BAUDOUIN, Rapport gnral sur le thme : La vrit dans le droit des
personnes-Aspects nouveaux, in La vrit et le droit, Travaux de lAssociation Henri
Capitant 1987, t. 38, Paris, Economica, 1989, p. 22.
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soppose ainsi au rel. Partant de cette dfinition, on pourrait tre tent de dfinir la fiction
en droit comme tout cart entre le droit et la ralit, entre la vrit en droit et la vrit en
fait. Dans cette dfinition trs large, il y aurait fiction juridique chaque fois que le droit nie
ou dforme le rel. Ainsi, si lon sen tient aux textes de notre Code civil, un enfant n
dune relation incestueuse ne peut pas avoir de pre sur le plan juridique, alors que
biologiquement il a un pre.
Dans le vocabulaire juridique, la notion de fiction reoit toutefois une dfinition plus
troite. On peut se rfrer au clbre Vocabulaire juridique publi sous la direction du
Professeur Grard Cornu et de lAssociation Henri Capitant. La fiction y est dfinie comme
un artifice de technique juridique (en principe rserv au lgislateur souverain),
mensonge de la loi (et bienfait de celle-ci) consistant faire comme si, supposer un
fait contraire la ralit, en vue de produire un effet de droit.3) Ainsi, lenfant
simplement conu est considr comme tant dj n en vue de bnficier de certains
droits, notamment celui dhriter. Il en rsulte que le lgislateur met sciemment le faux
la place du vrai4) en vue de produire un effet de droit.
Pour les besoins de lexpos, nous retiendrons ces deux dfinitions de la fiction en droit,
lune que nous qualifierons de large induite partir du sens commun du mot fiction, lautre,
que nous qualifierons de technique, reue dans le vocabulaire juridique.
Dans lune comme dans lautre de ces dfinitions, la notion de fiction juridique, comme
dailleurs lidentification des situations qui permettent de lillustrer, est source de
discussions. Cela se comprend ds lors que la notion de fiction implique une ngation-ou,
tout le moins dans le sens large-une dformation de la ralit par le droit. Or, il ny a
pas concept plus difficile saisir que la ralit ou la vrit. La ralit peut tre
plurielle selon langle sous lequel on se place. Elle peut dpendre des reprsentations que
lon sen fait, lesquelles voluent avec le temps. Il en dcoule une relativit dans
lapprhension de lide de fiction.
Quant au droit lui-mme, sans entrer dans le dbat entre positivisme et jusnaturalisme, il
ne peut tre ni quil est le rsultat dune construction, tout le moins technique, avec ses
concepts, ses classifications et ses rgles. Or, il arrive que le droit se contredise et cre
2) http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fiction.
3) G. Cornu (sous la direction de) et Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 6me d.,
Paris, Quadrige, Presses Universitaires de France, 2004, p. 402.
4) P. Delnoy, Elments de mthodologie juridique, 3me d., Bruxelles, Larcier, 2008, p. 273, n 77.
Les fictions en droit 277
des fictions en son sein mme.
De l, il dcoule que les fictions peuvent consister tantt dans un cart entre le droit et
la ralit extrieure quil entend rgler, tantt dans une contradiction au sein mme du
systme juridique. Dans lun comme dans lautre cas, les fictions sont sources de
discussions, la ralit des choses comme la ralit juridique tant souvent dlicates
apprhender et sujettes volution.
Notre expos se divisera en deux parties. Dans un premier temps, nous mettrons
plusieurs considrations en lien avec le concept de fiction entendu largement. Dans un
second temps, nous envisagerons plusieurs mcanismes juridiques parmi les plus souvent
cits pour illustrer la notion de fiction au sens technique du terme.
. Les fictions entendues largement
2.-Abordons immdiatement la premire partie consacre aux fictions entendues
largement. Nous situerons dabord le concept de fiction par rapport au concept de
prsomption lgale (1). Nous observerons ensuite quil arrive que la fiction soit le rsultat
dun dtour de langage (2), en particulier lorsquil sagit dexprimer lautorit du droit
lui-mme (3). Nous illustrerons alors, au travers de la matire de la filiation, la difficult
dapprhender la ralit souvent plurielle ainsi que la ncessit pour la loi doprer des
choix politiques (4). Nous observerons aussi que la souverainet du lgislateur est
aujourdhui tempre par lessor des droits fondamentaux (5).
1. Fiction et prsomption lgale
3.-La notion technique de fiction, telle quelle est reue dans le vocabulaire juridique, se
distingue de la notion de prsomption lgale. Lorsquil nonce une fiction, le lgislateur met
sciemment le faux la place du vrai tandis que lorsquil nonce une prsomption, le
lgislateur demeure dans la ligne du vrai.5)
Ainsi, il y a fiction lorsque le lgislateur dcide que lenfant simplement conu doit tre
considr comme dj n lorsquil y va de son intrt (selon ladage Infans conceptus pro
5) Voy. J. DABIN, La technique de llaboration du droit positif, Bruylant, Bruxelles, Sirey,
Paris, 1935, p. 275.
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nato habetur quoties de commodis ejus agitur). Il sagit de faire bnficier lenfant
simplement conu de certains droits, notamment celui dhriter. Le lgislateur dcide ainsi
que lenfant simplement conu doit tre considr comme dj n alors que tel nest pas le
cas. Par l, le lgislateur feint de croire que lenfant est dj n.
A linverse, lorsquil dicte la prsomption que le pre est le mari de la mre, le
lgislateur se fonde sur des probabilits, sur une vraisemblance. Trs souvent, en effet,
lorsquune femme marie met un enfant au monde, elle a conu cet enfant avec son mari et
non avec un autre homme. Envisage au regard de la gnralit des cas, la prsomption,
mme irrfragable, est dans la ligne de la ralit. Cest la raison pour laquelle elle se
distingue, enseigne-t-on, de la fiction.
Toutefois, lorsque le lgislateur ne permet pas de renverser la prsomption alors quil est
patent que, dans un cas donn, elle nest pas conforme la ralit, la prsomption apparat
comme une fiction. La prsomption apparatra dautant plus comme une fiction, lorsque cest
sciemment que le lgislateur fait obstacle la preuve contraire. Aussi bien, dans une
conception large de la notion de fiction, on peut ranger sous la notion de fiction les
prsomptions qui sont dmenties par les faits sans que la preuve puisse en tre apporte.6)
Il en va ainsi des prsomptions irrfragables, pour lesquelles le lgislateur nadmet jamais
la preuve contraire, comme aussi des prsomptions rfragables pour lesquelles le lgislateur
rduit dessein la possibilit de fournir la preuve contraire. Lorsquil nest pas permis de
prouver contre la prsomption alors quil est patent quelle nest pas conforme la ralit,
la prsomption est constitutive dune fiction au sens large.
2. Fiction et dtours de langage
4.-Il arrive que des rgles de fond soient exprimes par le dtour dune fiction ou dune
prsomption alors quelles auraient pu tre exprimes directement comme telles.
Tel est le cas de la clause rpute non crite alors quil aurait suffi de la dclarer
nulle. Tel est le cas de la condition rpute accomplie alors que la sanction aurait
pu tre exprime sous la forme dune dchance. Tel est le cas de la prsomption
dinterposition de personne en matire de libralits alors que la rgle aurait pu tre
exprime sous la forme dune incapacit de recevoir. Tel est le cas de la rgle que nul
6) Voy. L. BERGEL, Le rle des fictions dans le systme juridique , Revue de droit de
McGILL, 1988, p. 362, n 4.
Les fictions en droit 279
nest cens ignorer la loi alors quil aurait suffi dnoncer que lignorance de la loi ne fait
pas obstacle son application. Tel est encore le cas de la vrit de la chose juge
alors quil suffit de parler en termes dautorit de chose juge.
Lnonc de la rgle par un dtour de langage peut poursuivre diffrents objectifs. Tantt
il sagit de faire comprendre par une mtaphore le rsultat de la rgle elle-mme. Tantt il
sagit dexprimer la raison dtre de la rgle en mme temps que la rgle elle-mme.
Tantt encore il sagit de fonder lautorit du droit.
5.-Le dtour de langage peut tout dabord consister dans une mtaphore pour mieux faire
comprendre leffet de la rgle. Il ne sagit pas dexpliquer la raison dtre de la rgle mais
le rsultat auquel elle aboutit.
Tel est le cas chaque fois que la loi rpute une clause non crite au sein (dun
acte juridique unilatral ou) dun contrat. Par l, le lgislateur indique que la clause est
nulle ou, plus simplement, pour reprendre lexpression du lgislateur europen en matire
de clauses abusives, que la clause ne lie pas et na ds lors aucune force obligatoire.7)
Tel est encore le cas de la condition suspensive que le Code civil rpute accomplie
lorsque cest le dbiteur, oblig sous cette condition, qui en a empch la ralisation (art.
1178 C. civ.). Ainsi, la condition suspensive dobtention dun crdit est gnralement prvue
en faveur de lacheteur dans le cas de la vente dun immeuble. Si lacheteur sabstient de
solliciter le crdit ou de communiquer les renseignements sollicits par la banque de sorte
que le crdit lui est finalement refus, cest lui qui a empch la ralisation de la condition.
Aussi bien, la condition sera rpute accomplie, cest--dire que la vente sera pure et
simple comme si la condition stait ralise, en loccurrence, comme sil avait obtenu son
crdit. La sanction est en ralit une dchance qui consiste dans la perte du bnfice de la
condition. Le texte aurait ds lors pu tre rdig comme suit : Le dbiteur, oblig sous
condition, est dchu du droit de se prvaloir de la dfaillance de la condition lorsquil en a
empch laccomplissement.8) Le recours la fiction de la condition rpute accomplie
7) Au sujet des distinctions que peuvent recouvrir ces diffrentes notions (clause nulle, clause
qui ne lie pas, clause rpute non crite), voy. not. P. WERY, Droit des obligations, vol. 1,
Thorie gnrales des contrats, Larcier, 2010, p. 327, n 333 et s.
8) Comp.. ISSA-SAYEGH, Les Fictions en droit priv, Thse de doctorat soutenue en 1968
lUniversit de Dakar, p. 90, n 207, qui propose de rcrire larticle 1178 C. civ. comme suit :
Si le dbiteur a empch la ralisation de la condition, il sera nanmoins tenu des
obligations auxquelles il avait consenti sous cette condition ; cet ouvrage est disponible
sous le lien : www.sist.sn/gsdl/collect/butravau/archives/HASHb119.dir/THD-15.pdf.
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permet simplement dillustrer par une mtaphore leffet de la sanction : le dbiteur est tenu
comme si la condition stait ralise. La fiction a l une valeur pdagogique pour faire
comprendre le rsultat de la rgle.
Il arrive que la doctrine recoure elle aussi ce type de fictions vertu pdagogique.
Ainsi, en va-t-il de lide fictive de la continuation de la personne du dfunt par ses
hritiers qui permet dillustrer par une mtaphore la rgle selon laquelle les hritiers (
vocation universelle) succdent en principe tout le patrimoine du dfunt en ce compris
ses dettes (mme au-del de lactif de la succession).
6.-Dans dautres hypothses, lnonc de la rgle par un dtour de langage permet
dexprimer la raison dtre de la rgle. Le dtour par la prsomption irrfragable permet
dexprimer le fondement de la rgle en mme tant que la rgle elle-mme.
On songe la prsomption dinterposition de personne qui complte les rgles que le
Code civil dicte en matire dincapacit de recevoir. Le mdecin est incapable de recevoir
la donation que le patient, finalement dcd, lui a faite durant sa dernire maladie (art.
909). Une telle donation est galement nulle si les parties ont eu recours une simulation
par interposition de personne, en faisant intervenir un proche du mdecin la place du
mdecin lui-mme. Lhritier qui entend faire annuler la donation faite un proche du
mdecin doit alors prouver linterposition de personne ; il doit ainsi prouver que, dans
lintention de toutes les parties, la donation tait en ralit destine au mdecin. Une telle
preuve nest gure aise. Aussi bien, pour faciliter la tche de lhritier, le Code civil
prsume quil y a interposition de personne chaque fois que le patient a fait la donation au
conjoint du mdecin ou aux pre, mre, enfants ou autres descendants du mdecin (art.
911). Cette prsomption a pendant longtemps t irrfragable en France;9) elle est toujours
irrfragable en Belgique. En raison de son caractre irrfragable, il nest pas permis de
lcarter en prouvant que le patient avait rellement lintention de gratifier le proche du
mdecin et non le mdecin lui-mme. La rgle aurait en consquence pu tre formule
directement, en dclarant les conjoint, pre, mre, enfants et autres descendants du mdecin
incapables de recevoir.10)
9) Voy. larticle 911 du Code civil franais, tel quil a t modifi par la loi n 2006-728 du 23
juin 2006 portant rforme des successions et des libralits ; cette occasion, la prsomption
dinterposition de personne est devenue rfragable.
10) G. Wicker, Les fictions juridiques. Contribution lanalyse de lacte juridique, Paris, L.G.D.J.,
1997, p. 13, n 3.2.
Les fictions en droit 281
Mais, quelle que soit la forme, directe ou indirecte, sous laquelle la rgle est exprime,
demeure la question de lopportunit du choix politique quelle renferme, savoir en
loccurrence quil nest jamais permis aux conjoint, pre, mre, enfants et autres
descendants du mdecin dchapper lincapacit de recevoir, mme quand il serait prouv
quil ny a pas eu volont de gratifier le mdecin lui-mme. Aussi bien, mme lorsque la
rgle est exprime directement, sans dtour de langage, la fiction resurgit chaque fois quil
y a inadquation entre la raison dtre de la rgle et sa porte absolue.
Il convient dobserver que cest prcisment en raison de pareille inadquation que le
lgislateur franais a supprim le caractre irrfragable de la prsomption dinterposition de
personne pour ne plus lui imprimer aujourdhui quun caractre seulement rfragable.
3. La fiction : fondement de lautorit du droit?
7.-Plus fondamentalement, il est recouru la fiction pour asseoir lautorit du droit en
ses deux composantes que sont la loi et la dcision de justice. En tmoignent les maximes :
Nul nest cens ignorer la loi et Ce qui a t jug doit tre tenu pour la vrit,
fictions qui ont pu tre qualifies de vertigineuses.11)
La maxime Nul nest cens ignorer la loi (Nemo censetur ignorare jus), en
mme temps quelle prtend la justifier, nonce en ralit la rgle quil est interdit de se
prvaloir de son ignorance de la loi pour chapper son application. Or, il ne peut pas tre
srieusement prtendu aujourdhui que tout citoyen connaisse la loi, mme dans la sphre
limite de ses domaines de vie et dactivits. Les lois manent de diffrents niveaux de
pouvoir, elles se multiplient, se font et se dfont une vitesse vertigineuse, leur lisibilit et
leur articulation sont chaque jour plus dlicates mme pour les juristes les plus avertis.
Aussi bien, en ce quelle repose sur une fiction, la prtendue connaissance des lois est
impuissante justifier leur application ceux qui les ignorent.
Lapplication des lois mme ceux qui les ignorent se justifie pourtant par la ncessit
de prserver lautorit de la loi. En effet, sil suffisait dinvoquer son ignorance pour
chapper la loi, le fonctionnement du systme juridique serait compromis. Cela tant, le
dsordre lgislatif qui rgne actuellement risque, si lon ny prend garde, de mener
limplosion du systme.
11) O. CAYLA, Le jeu de la fiction entre comme ci et comme a , La fiction,
Droits-Revue franaise de thorie juridique, n 21, P.U.F., 1995, p. 11.
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Une nuance a t admise en droit pnal, en ce sens que lignorance invincible de la loi
constitue une cause de justification de nature carter la culpabilit. Le caractre invincible
de lignorance, qui dcoule gnralement du fait davoir t induit en erreur par une
administration publique, est strictement apprci par les tribunaux : il convient de vrifier
si tout homme raisonnable et prudent plac dans les mmes circonstances naurait pas d
sapercevoir de lerreur de ladministration.
En matire contractuelle, il est par ailleurs admis que le consentement puisse tre vici
en raison dune erreur de droit. En ce cas, il sagit uniquement dobtenir lannulation dun
contrat ; il ne sagit pas dchapper lapplication de la loi que lon ignorait. La maxime
Nul nest cens ignorer la loi na donc pas lieu de sappliquer.
8.-La maxime : Ce qui a t jug doit tre tenu pour la vrit (Res judicata pro
veritate habeteur) exprime la rgle de lautorit de la chose juge. Sous rserve des
voies de recours, il est interdit de remettre en question devant les tribunaux ce qui a t
prcdemment jug par eux. En classant la rgle de lautorit de la chose juge parmi les
prsomptions (art. 1351 C. civ.), les auteurs du Code civil ont entendu la justifier par la
prsomption irrfragable de vrit qui sattache toute dcision de justice.12)
Il arrive toutefois que des juges napprcient pas correctement les faits qui leur sont
soumis ; il arrive aussi que des juges se trompent sur le choix ou linterprtation de la
rgle de droit appliquer. Lorsque tel est effectivement le cas, la prsomption de vrit qui
sattache la dcision est une fiction, partant impuissante justifier linterdiction pour le
justiciable dinvoquer lerreur qui entache le jugement quon lui oppose. La vrit de la
chose juge peut tout au plus tre considre comme une mtaphore permettant de faire
comprendre le rsultat de la rgle, savoir qu limage de la vrit si on peut la
dcouvrir, le jugement est incontestable. Mais, en ce quelle constitue une fiction, elle ne
permet pas de justifier la raison dtre de la rgle.
Linterdiction de contester les dcisions de justice autrement que par les voies de recours
se justifie pourtant par la ncessit dviter des procs rptition. Linstance tant
puise, il convient dassurer la stabilit des rapports juridique et la paix sociale. Il y va
dune saine administration de la justice et partant du bon fonctionnement du systme
juridique. La conciliation de lintrt gnral ainsi dcrit et des intrts particuliers des
12) R. PERROT et N. Fricro, Autorit de la chose juge au civil sur le civil , in
JurisClasseur Code Civil, Art. 1349 1353, Fasc. 20, aot 2010, n 3.
Les fictions en droit 283
justiciables doit tre recherche au travers dun systme quilibr de voies de recours
comme aussi en amont par le recrutement de juges de haut niveau, appels uvrer dans
un cadre qui assure tout la fois la rapidit de la justice et de la qualit des jugements
rendus.
4. Ralit en droit, ralits en fait : lexemple de la filiation
9.-Il arrive que le droit refuse de prendre en compte la ralit ou, du moins, une ralit.
Tel est le cas du principe du nominalisme montaire qui, tantt pour des raisons tenant
la simplification des rapports juridiques, tantt pour des raisons de politique conomique,
nie la ralit conomique de la dprciation montaire. Tel est galement le cas, ainsi que
nous allons le dvelopper, de la filiation juridique lorsquelle refuse de prendre en compte la
filiation biologique.
Le refus du droit de prendre en compte sinon la ralit, du moins une ralit, sexplique
par un choix politique. Il constitue une fiction au sens large du terme, mais non une fiction
au sens technique de la notion, telle quelle est reue dans le vocabulaire juridique. Encore
la distinction entre choix politique et choix de technique juridique nest-elle pas
parfaitement tanche.
Lapprhension des fictions au regard de la conformit du droit la ralit des faits est
aussi malaise que lapprhension de la ralit elle-mme. La ralit est rarement univoque,
elle peut tre plurielle selon langle sous lequel on se place. Aussi bien, le constat que le
droit ne correspond pas une perception de la ralit nimplique pas ncessairement quil
ne corresponde pas une autre perception de la mme ralit. Le concept de fiction sen
trouve relativis. La matire de la filiation permet dillustrer ce propos.
10.-La filiation juridique ne correspond pas ncessairement la filiation biologique. Une
telle dichotomie entre filiation juridique et filiation biologique se rencontre en cas dadoption.
Ladoption cre, par un mode purement volontaire (consacr dans un jugement), un lien de
filiation entre deux personnes (en principe) biologiquement trangres lune lautre. Sil
sagit dune adoption plnire, la plus frquente de nos jours, le lien nouveau de filiation,
loin de sadditionner la filiation dorigine, est purement et simplement substitu celle-ci
; lenfant adopt cesse dtre li juridiquement sa famille dorigine pour nentretenir un
lien de filiation quavec sa nouvelle famille.
En cas dadoption plnire, on se trouve de prime abord en prsence dune double fiction :
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cration dun lien de filiation avec la famille de ladoptant et effacement complet de la filiation
dorigine.13) La premire-cration dun lien de filiation avec la famille de ladoptant-nest
cependant pas une fiction si lon admet que la filiation nest pas que dordre biologique,
quelle peut galement tre socio-affective. La seconde apparat en revanche comme une
fiction, puisquil sagit de supprimer juridiquement la filiation biologique de lenfant. Il
appartient cependant au lgislateur de choisir la ralit de la filiation, en loccurrence
socio-affective ou biologique, quil entend consacrer juridiquement. Quelle soit qualifie ou
non de fiction, la rgle est le rsultat dun choix politique. Mais, comme nous le verrons, les
choix politiques du lgislateur nchappent plus aujourdhui tout contrle du juge.
11.-La dichotomie entre filiation juridique et filiation biologique peut exister en dehors de
ladoption. Soit un enfant n dune femme marie. Le Code civil rige en prsomption que
lenfant dune femme marie a pour pre le mari de sa mre. Cette prsomption lgale est
fonde sur le fait que trs souvent lenfant dune femme marie a effectivement pour pre
le mari de sa mre. Il est cependant des hypothses o le pre de lenfant nest pas le mari
de la mre. Tel est le cas lorsque la mre a conu lenfant avec un autre homme que son
mari dans le cadre dune relation adultre.
Soucieux de prserver la paix des familles, le Code civil de 1804 limitait trs strictement
les hypothses dans lesquelles le mari, et lpoque lui seul, pouvait contester sa paternit ;
les possibilits de contestation de la paternit du mari taient strictement limites, voire
quasi-inexistantes. Il en rsultait des cas flagrants o la filiation juridique (le mari de la
mre) ne concidaient pas avec la filiation biologique (lamant de la mre). La prsomption
dbouchait alors, de prime abord, sur une fiction au sens large.
Aujourdhui, le lgislateur, nous songeons en particulier au lgislateur belge, quant il ne
paralyse pas purement et simplement la prsomption de paternit en cas de situations
dmontrant une crise conjugale (sparation de fait, domiciles spars, ), ouvre beaucoup
plus largement les possibilits de contestation de la paternit du mari ; il largit par
ailleurs les titulaires du droit de contestation, savoir non seulement le mari lui-mme, la
mre et lenfant mais encore, du moins en Belgique, le pre biologique.14)
13) Voy. Cl. Neirinck, Filiation adoptive-Gnralits , in JurisClasseur Code Civil, Art. 343
370-2, Fasc. 10, fvrier 2003, n 1. En Belgique, ladoption plnire na pas deffet rtroactif ;
la filiation dorigine est maintenue pour le pass; voy. Y.-H. LELEU, Droit des personnes et
des familles, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 659, n 723 ; p. 652, n 704.
14) Y.-H. LELEU, Droit des personnes et des familles, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 583, n 610 et s.
Les fictions en droit 285
Il nen demeure pas moins des situations dans lesquelles filiation juridique (le mari de la
mre) et filiation biologique (lamant de la mre) ne concident pas. Dune part, des dlais
sont prvus pour agir. Dautre part, la possession dtat de lenfant lgard du mari fait
obstacle la contestation de la paternit du mari. Il faut entendre par possession dtat le
fait que lenfant a toujours t trait par le mari de la mre comme son enfant et
rciproquement que lenfant a toujours considr le mari de sa mre comme son pre, quil
a toujours t considr comme tel par les proches et la socit toute entire.
En faisant obstacle toute contestation, la possession dtat conforte la filiation juridique
au mpris de la filiation biologique. Sagit-il pour autant dune fiction ? Oui, si lon
considre que la filiation ne peut tre que biologique. Non, si lon admet que la filiation
peut recouvrir autre chose que la ralit biologique, en loccurrence la ralit socio-affective
dont tmoigne la possession dtat.15) En toute hypothse, la solution rsulte dun choix
politique, cependant, nous le verrons, susceptible aujourdhui dun contrle marginal.16)
12.-Pour illustrer la dualit entre la filiation juridique et la filiation biologique lgard
du pre, on peut encore citer lexemple de la femme marie qui, dans le cadre de la
procration mdicalement assiste, recourt une insmination artificielle avec le sperme
dun donneur, soit avec le sperme dun autre homme que son mari. Biologiquement, lenfant
a pour pre le donneur de sperme alors que juridiquement, le pre est le mari de la mre.
Si le mari a donn son consentement linsmination artificielle, sa paternit ne pourra
pas tre conteste, ni par lui-mme, ni par autrui. Sagit-il dune fiction ? Tout dpend
encore une fois de la faon dont on apprhende la parentalit : ralit exclusivement
biologique ou projet socio-affectif. La ralit socio-affective nest ici quen ltat de projet,
puisque le consentement du pre au moment de la procration suffit.
13.-A lgard de la mre, la notion de filiation est galement susceptible de recouvrir
diverses ralits : filiation biologique au sens de gntique, filiation gestatrice tant ainsi
pris en compte le fait davoir port lenfant, filiation socio-affective, filiation socio-affective
15) Y.-H. LELEU, Droit des personnes et des familles, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 599, n 627.
16) Pour une condamnation de la rgle qui fait de la possession dtat un obstacle absolu toute
demande en contestation de paternit du mari de la mre, voy. C. Const., arrt n 20/2011, 3
fvrier 2011, disponible sous le lien http://www.const-court.be/public/f/2011/2011-020f.pdf :
Larticle 318, 1er, du Code civil viole larticle 22 de la Constitution, combin avec larticle 8
de la Convention europenne des droits de lhomme, dans la mesure o la demande en
contestation de paternit nest pas recevable si lenfant a la possession dtat lgard du
mari de la mre.
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en ltat de projet.17) Le Code civil belge dfinit la filiation maternelle comme une filiation
gestatrice : la mre est celle qui a port lenfant et qui a accouch. Lorsque la mre a
recouru, dans le cadre dune procration mdicalement assiste, un don dovocyte et
quelle a port lenfant, elle est considre juridiquement comme tant la mre alors que
biologiquement ou, pour le dire autrement, gntiquement, lenfant est celui de la femme qui
a fait don de lovocyte.
A linverse, lorsquune femme souhaitant un enfant fait appel une mre porteuse et que
lenfant a t conu avec un ovocyte de la femme en dsir denfant, la mre qui a port
lenfant est la mre juridique, alors pourtant que biologiquement, lenfant a pour mre la
femme en dsir denfant qui a donn son ovocyte. Lattitude adopter face de tels cas de
figure pose lvidence des questions thiques, que le droit se doit de trancher.
5. La souverainet du lgislateur tempre laune des droits fondamentaux-Encore
lexemple de la filiation
14.-Le lgislateur, enseignait-on, est tout puissant en sorte quil peut refuser de
consacrer juridiquement une situation quil condamne ou qui perturbe lordre quil entend
tablir. Le Code civil de 1804 considrait linstitution du mariage comme le socle de la
famille ; pour cette raison, il rservait un statut discriminatoire aux enfants ns dune mre
clibataire, appels alors enfants naturels ; il refusait par ailleurs que soit tablie la filiation
des enfants adultrins et incestueux.
Envisageons dabord le cas des enfants dits naturels. Sous lempire des anciens textes, la
femme clibataire qui accouchait dun enfant conu par elle ntait pas, contrairement la
femme marie, automatiquement considre comme la mre de lenfant quelle avait mis au
monde. Il fallait, pour que la filiation de la mre soit juridiquement tablie, quelle procde
la reconnaissance de son enfant. Mais mme reconnu par sa mre, lenfant naturel ne
disposait pas des mmes droits que lenfant issu du mariage de sa mre : sa parent
naturelle avec sa mre ne lui permettait pas de voir tabli son lien de parent avec les
autres personnes de la famille de sa mre ; en matire dhritage, ses droits taient bien
moindres. Tel tait le choix du lgislateur franais et, sa suite, du lgislateur belge.
17) Voy. J.-L. BAUDOUIN, Rapport gnral sur le thme : La vrit dans le droit des
personnes-Aspects nouveaux , in La vrit et le droit, Travaux de lAssociation Henri
Capitant 1987, t. 38, Paris, Economica, 1989, p. 26.
Les fictions en droit 287
Entre-temps, cependant, lun et lautre pays ont adhr la Convention europenne des
droits de lhomme, dont le respect est assur par la Cour europenne des droits de lhomme
qui sige Strasbourg. La Cour europenne des droits de lhomme a condamn un tel
systme sur le fondement des articles 8 et 14 de la Convention europenne des droits de
lhomme.18) Elle a jug quun tel systme, qui oblige la mre clibataire reconnatre son
enfant, qui prive lenfant naturel de parent au-del de sa mre et qui rduit les droits
successoraux de lenfant naturel mconnat le droit au respect de la vie prive et familiale
(article 8) et est source de discrimination injustifie fonde sur la naissance (article 14).
LEtat belge a en consquence t condamn.
Les Etats europens ont par la suite modifi leur lgislation sur la filiation pour se
mettre en conformit avec la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lhomme.
Le concept denfant naturel a disparu des textes lgislatifs.
15.-Envisageons maintenant le cas des enfants adultrins. On entend par enfant adultrin,
un enfant qui est le fruit dun adultre de son pre et/ou de sa mre biologique, soit un
enfant issu de la relation dune personne marie avec une autre personne que son conjoint.
Sous lempire du Code civil de 1804, la filiation des enfants adultrins ne pouvait pas tre
tablie juridiquement. Les mentalits ont, l aussi, volu si bien quil est aujourdhui
parfaitement possible, notamment en France et en Belgique, dtablir une filiation adultrine.
En revanche, sagissant des enfants incestueux, il demeure des discriminations dans les
textes. Pour faire bref, on parlera denfant incestueux lorsque lenfant est issu dune relation
entre ascendants, entre descendants ou entre frre et sur. Tel est ce que lon nomme
linceste absolu. En ltat actuel des textes, le Code civil refuse, tant en France quen
Belgique, la possibilit dtablir le second lien de filiation dun enfant lorsque ltablissement
de ce second lien ferait apparatre le caractre incestueux de la relation dont il est issu.
Le plus souvent, la filiation de lenfant est dabord tablie, ds sa naissance, lgard de
sa mre. Aussi bien, un enfant incestueux ne peut-il pas voir sa filiation ensuite tablie
lgard de son pre biologique. Pour des raisons touchant lordre des familles et la
moralit publique, lenfant incestueux na pas et ne peut pas avoir juridiquement de pre. Il
sagit dune fiction, entendue dans son sens large, visant prserver lordre public et les
bonnes murs. A limage des discriminations qui touchaient les enfants naturels et
adultrins, cette fiction a cependant pour effet de priver un enfant innocent de filiation
18) Voy. C.E.D.H., Marcks c. Belgique, arrt du 13 juin 1979.
288 30 1
paternelle. En Belgique, cette discrimination qui touche les enfants incestueux a t
condamne par la Cour constitutionnelle au nom des principes dgalit et de non
discrimination inscrits dans la Constitution.19)
Ds lors que les lois quil dicte sont susceptibles dun contrle laune notamment de la
Convention europenne des droits de lhomme ou de la Constitution, le lgislateur nest plus
tout puissant pour apprhender les ralits ou refuser de les consacrer juridiquement.
Llaboration des lois est le rsultat dun choix politique mais ce choix politique se trouve
encadr par des normes suprieures.
. Les fictions juridiques
16.-Nous en venons maintenant la seconde partie de notre expos. Il sagit denvisager,
sans aucune prtention dexhaustivit, les mcanismes juridiques les plus souvent cits pour
illustrer la notion de fiction envisage comme un artifice de technique juridique. Nous
voquerons successivement la personnalit juridique des personnes morales (1), la
reprsentation (2), le mandat apparent et lapparence (3), la rtroactivit (4), le paiement
subrogatoire (5), la reprsentation successorale (6) et limmobilisation par destination (7).
Pour la plupart de ces mcanismes est nanmoins discute la question sils sont ou non
constitutifs dun tel artifice.
1. La personnalit juridique des personnes morales
17.-Le droit reconnat la personnalit juridique ou, pour le dire autrement, la qualit de
sujet de droit, cest--dire laptitude tre titulaire de droits et dobligations, aux personnes
physiques ainsi qu des groupements de personnes physiques ou autres entits, appels
personnes morales.
Alors quhistoriquement, le droit romain refusait la qualit de sujet de droit certaines
personnes physiques (les esclaves), le droit dote aujourdhui toutes les personnes physiques
de la personnalit juridique. La personnalit juridique dbute avec la naissance (si lenfant
est n vivant et viable) et se termine avec la mort. Cest dans le contexte de la difficult
19) C. Const., arrt n 103/2012, 9 aot 2012, disponible sous le lien : http://www.const-court.
be/public/f/2012/2012-103f.pdf.
Les fictions en droit 289
de saisir le dbut de la vie humaine quil convient de situer la fiction de ladage Infans
conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur, savoir que lenfant
simplement conu est considr comme tant dj n lorsquil y a va de son intrt. La
fiction constitue une exception la rgle que la personnalit juridique dune personne
physique dbute avec sa naissance.
Le droit reconnat aussi la personnalit juridique des groupements de personnes
physiques ou autres entits, appels personnes morales. Lorsquelles sont dotes de la
personnalit juridique, les personnes morales constituent des sujets de droit. Elles sont
directement dpositaires dun patrimoine, se trouvent titulaires de droits et dobligations,
peuvent tre lies par des contrats et voir leur responsabilit engage. Les tiers ont
juridiquement pour interlocuteur un sujet de droit unique, distinct de la collectivit de ses
membres. Les relations sociales et conomiques en sont facilites.
La controverse fut pre entre partisans de la thse de la fiction des personnes morales et
ceux de la thse de la ralit des personnes morales. Que faut-il en penser ? Les
personnes morales sont-elles des tres fictifs ? Les personnes morales ne constituent pas
des tres fictifs si on prend en compte leur ralit, savoir le groupement ou lentit qui
constitue un fait social. Les personnes morales constituent au contraire une fiction si on
prtend que cest par une fausse assimilation aux personnes physiques que le droit leur
octroie la personnalit juridique. Le droit peut toutefois parfaitement octroyer la personnalit
juridique des groupements et autres entits sans les considrer comme des personnes
physiques.20)
L o la fiction se fait jour, cest lorsque, cdant la tentation de lanthropomorphisme,
on se convainc que la personne morale, limage de ltre humain, est un tre dot dune
conscience et dune volont propres, qui transcenderaient la volont, individuelle ou
collective, des personnes physiques qui la composent.21) La personne morale nagit pas par
elle-mme ; elle agit ncessairement par lentremise de personnes physiques. Son intrt
nest pas totalement distinct des intrts particuliers de ses membres.
20) Voy. L. Franois, Les syndicats et la personnalit juridique , note sous Cass., 28 avril
1966, Rev. Crit. Jur. B., 1968, spc. pp. 39 et 40, note 1, p. 48, n 9.
21) L. Franois, Le cap des temptes, 2e d., Paris, L.G.D.J., Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 152, n
88, note 32, p. 240, n 141 ; V. WESTER-OUISSE, Drives anthropomorphistes de la
personnalit morale : ascendances et influences , J.C.P., d. G., 2009, n 16, I, 137 ; R.
Aydogdu, Conflits dintrts et socits commerciales : la dontologie dpasse la fiction ,
in Lavocat et les conflits dintrts, Limal, Anthemis, 2011, p. 101 et s.
290 30 1
Et cest ainsi que se posent de dlicates questions touchant au rgime juridique des
personnes morales, dont la moindre nest pas la question de leur responsabilit pnale,
aujourdhui consacre dans plusieurs Etats. Ds lors quelle punit en dfinitive les personnes
physiques sous-jacentes, mme celles qui sont innocentes (par exemple les actionnaires
minoritaires), il y a assurment lieu de sinterroger sur la faon de concilier la responsabilit
pnale des personnes morales avec le principe de la personnalit des peines.
2. La reprsentation
18.-Cest galement propos du mcanisme de la reprsentation que lide de la fiction a
t avance.
Il arrive quune personne se trouve lie par un acte juridique ou un contrat alors que
cest une autre personne qui y a consenti en son nom et pour son compte. Tel est le
mcanisme de la reprsentation. Si on fait abstraction de la reprsentation des personnes
morales par leurs organes, le mcanisme de la reprsentation puise sa source tantt dans
un contrat, le contrat de mandat, tantt dans la loi, tantt encore dans une dcision de
justice. Ainsi, par le mcanisme de la reprsentation, le mandant, le mineur, la personne
fragilise place sous un statut dincapacit, le failli, se trouve partie un acte juridique
ou un contrat auquel il ou elle na pas consenti personnellement ; cest une autre
personne, le mandataire, le tuteur, ladministrateur provisoire, le curateur, qui a consenti
en son nom et pour son compte.
Sagit-il l dune fiction ? Oui, si lon considre que la personne reprsente est partie
lacte parce que la volont de son reprsentant doit tre considre comme la sienne propre.
Lassimilation de la volont du reprsentant la volont de la personne reprsente est une
fiction vertu pdagogique. Elle permet ltudiant ou au non-juriste de comprendre la
porte du mcanisme et la situation qui en rsulte. Mais au-del de sa valeur dimage,
lassimilation de la volont du reprsentant celle du reprsent ne justifie pas quune
personne se trouve engage juridiquement par la volont dune autre personne. Certes, la
fiction est attnue dans lhypothse du contrat de mandat puisque, dans ce cas, cest par
la volont du mandant que le mandataire, qui dispose cependant dune marge de manuvre,
a t investi du pouvoir dagir au nom dautrui. La fiction de lassimilation de la volont du
reprsent celle du reprsentant demeure en revanche entire dans lhypothse o la
reprsentation est impose par la loi ou par une dcision judiciaire.22)
Les fictions en droit 291
Il est cependant possible de dpasser le stade de la fiction en mettant laccent sur le
pouvoir de reprsentation. Si le reprsent est li par lacte, cest parce que le pouvoir
dexercer ses prrogatives a t confi une autre personne soit volontairement, soit
dautorit par la loi ou par une dcision de justice. Il faut alors admettre que, si la
formation de lacte juridique requiert une volont, cette volont ne doit pas ncessairement
tre celle du titulaire du droit subjectif la base de lacte ; elle peut galement maner
dun tiers auquel les prrogatives se rapportant au droit subjectif exerc ont t transfres
par application du mcanisme de la reprsentation.23)
3. Le mandat apparent et lapparence
19.-Il arrive quune personne se prsente comme le mandataire dune autre personne alors
quelle ne lest pas et quelle ne dispose daucun pouvoir de la reprsenter ; aucun mandat
ne lui a t consenti par la personne quelle prtend reprsenter, aucune disposition lgale,
ni aucune dcision de justice ne lui confre un quelconque pouvoir de reprsentation.
Ce prtendu mandataire conclut un contrat de vente ou de service au nom et pour le
compte de la personne quil prtend reprsenter. Faute de pouvoir de reprsentation, ce
contrat ne peut pas voir le jour. Une personne ne peut pas tre engage par une autre si
cette dernire ne dispose pas du pouvoir de la reprsenter. Libre elle de ratifier par la
suite le contrat de vente ou de service prtendument conclu en son nom. Elle demeure
cependant libre de ratifier ou de ne pas ratifier ce qui nest quune apparence de contrat
conclu avec elle.
20.-Il arrive cependant que le droit ait gard cette apparence de contrat en vue de
protger lacheteur ou le client qui a cru contracter avec le vendeur ou le prestataire au
nom duquel le pseudo mandataire prtendait agir. La croyance lgitime du cocontractant en
lexistence du pouvoir de reprsentation de la personne avec laquelle il a trait va lui
permettre de considrer cette apparence de pouvoir de reprsentation comme un vritable
pouvoir de reprsentation ; il pourra ainsi considrer lapparence de contrat conclu comme
un contrat effectivement conclu. Il en rsulte que le vendeur ou le prestataire au nom
22) Ou, sagissant de la reprsentation des intrts collectifs, lorsque les dcisions sont prises
la majorit ; voy. Ch. HANNOUM, Les fictions en droit conomique , Droits-Revue
franaise de thorie juridique, n 21, P.U.F., 1995, p. 86.
23) Voy. G. Wicker, Les fictions juridiques. Contribution lanalyse de lacte juridique, Paris,
L.G.D.J., 1997, spc. p. 69, n 62, p. 78, n 73.
292 30 1
duquel le soi-disant mandataire a agi va se trouver li par un contrat de vente ou de
service auquel il aurait normalement d rester tranger. Le contrat est considr comme
valablement conclu non point sur le fondement dun pouvoir de reprsentation en
loccurrence absent mais sur le fondement dune apparence de pouvoir de reprsentation.24)
Au nom de lapparence, les intrts du cocontractant abus sont prservs au mpris des
intrts du soi-disant mandant, lui aussi abus.
Il est dautres hypothses o le droit prend en compte lapparence au mpris des intrts
du vritable titulaire du droit : paiement dans les mains du crancier apparent ; hritier
apparent ; acquisition de la proprit dun bien meuble corporel par le prise de possession
de bonne foi, cest--dire dans lignorance que le vendeur nen tait pas le propritaire ;
acquisition de la proprit par la prescription acquisitive encore appele usucapion, ce qui
suppose lcoulement dun dlai.
Toutes ces hypothse o le droit prend en compte lapparence constituent-elles des
fictions ? La prise en compte de lapparence par le droit constitue une fiction si on considre
que la seule ralit prendre en compte est la ralit qui dcoule de lapplication des
rgles de principe : le paiement nest valablement effectu que sil a lieu dans les mains du
crancier et non dun tiers ; le transfert de la proprit ne peut soprer que si le vendeur
tait lui-mme propritaire. En revanche, la conscration de lapparence par le droit nest
pas une fiction si on admet que lapparence constitue elle aussi une ralit. La ralit, on
la dit, peut tre plurielle, selon langle sous lequel on lapprhende. Il appartient au
lgislateur de dpartager les uns et les autres et de consacrer, sil lestime opportun, la
ralit dcoulant de lapparence au mpris des rgles de principe.25) Dans un systme o la
cration des rgles relve au premier chef du pouvoir lgislatif, la prise en compte de
lapparence par le juge en labsence de disposition lgale cet effet pose cependant
question ; on parle alors pudiquement, comme dans lhypothse du mandat apparent, de
luvre crative de la jurisprudence.
24) En Belgique, la Cour de cassation requiert non seulement la croyance lgitime du
cocontractant mais encore que lapparence de mandat soit imputable au pseudo-mandant,
condition dimputabilit qui ne requiert cependant pas une faute dans le chef de ce
pseudo-mandant (Cass., 20 janvier 2000, Rev. Dr. Comm. B.., 2000, p. 483, note P.A. Foriers).
25) Voy. J. DABIN, La technique de llaboration du droit positif, Bruylant, Bruxelles, Sirey,
Paris, 1935, p. 147.
Les fictions en droit 293
4. La rtroactivit
21.-Il y a rtroactivit chaque fois quun acte ou un fait juridique produit ses effets
partir dune date antrieure celle laquelle il est intervenu. La situation ancienne est
alors considre comme nayant jamais exist.26) Tel est le cas lorsquun contrat est annul
ou rsolu.
Prenons lexemple dun contrat de vente entre A et B. Il se peut que ce contrat soit par
la suite annul pour un problme touchant sa conclusion ; par exemple le consentement
du vendeur avait t vici en raison des menaces que lacheteur avait profres son
gard. Il se peut aussi que le contrat ait t valablement conclu mais quil soit par la suite
rsolu en raison du non paiement du prix par lacheteur. Il se peut encore que le vendeur
ait vendu son bien sous la condition rsolutoire que lacheteur dcde avant lui ; or, il
savre que lacheteur dcde avant le vendeur de sorte que la vente est anantie par leffet
de la ralisation de la condition rsolutoire.
Dans chacune de ces trois hypothses, le contrat entre A et B est ananti avec effet
rtroactif. Lannulation du contrat, sa rsolution pour inexcution fautive ainsi que la
survenance de la condition rsolutoire emportent lanantissement du contrat au jour de sa
conclusion. Le contrat est juridiquement effac, en ce compris pour le pass. Il y aura, le
cas chant, lieu restitution entre les parties.
22.-La rtroactivit est susceptible de porter prjudice aux tiers. En prsence dun contrat
qui, telle la vente, est translatif de proprit, lannulation ou la rsolution du contrat
emporte anantissement avec effet rtroactif du transfert de proprit qui en avait rsult.
Or, il se peut quavant que son titre de proprit ait disparu, lacheteur B ait revendu le
bien un sous-acqureur C. Si, aprs cette seconde vente, la premire vente entre A et B
est annule ou rsolue, le transfert de proprit disparat avec effet rtroactif. Lacheteur B
sera cens navoir jamais t propritaire du bien. Nayant jamais t propritaire, B. na
pas pu en transmettre la proprit au sous-acqureur C. Ainsi, le sous-acqureur C, qui est
tiers la premire vente entre A et B, sera considr a posteriori comme nayant jamais
pu acqurir la proprit du bien qui lui a t revendu. Pour le dire autrement, on feint
lhypothse du dfaut de proprit.27)
26) G. Wicker, Les fictions juridiques. Contribution lanalyse de lacte juridique, Paris, L.G.D.J.,
1997, p. 245, n 255.
27) Voy. J. DABIN, La technique de llaboration du droit positif, Bruylant, Bruxelles, Sirey,
294 30 1
Mme si les tiers ne sont pas toujours dmunis face elle, la rtroactivit efface le
contrat, en ce compris pour le pass. Or, il est matriellement impossible de remonter le
temps, deffacer le pass. En consquence, la rtroactivit apparat comme une fiction.
Il y a fiction par rapport la ralit du contrat conclu ou, du moins, par rapport son
apparence. Un contrat avait t conclu et par suite de sa conclusion, lacheteur tait devenu
propritaire du bien acquis. La rtroactivit de lanantissement du contrat conduit nier
cette ralit et faire comme si elle navait jamais exist. Il y a donc fiction nier un
tat de fait qui a exist dans le pass.
23.-Cette ide de fiction de la rtroactivit doit cependant tre relativise au regard de
linstitution dans laquelle elle sinsre.
Tel est le cas en cas dannulation du contrat. Lannulation sanctionne un dfaut au stade
de la formation du contrat. Dans le cas du consentement du vendeur extorqu sous la
menace, lannulation du contrat sanctionne un vice de consentement du vendeur ; le
consentement du vendeur ntait pas libre puisquil avait t donn sous la menace. Il
existait un dfaut qui affectait un lment essentiel du contrat, en loccurrence le
consentement du vendeur. Dans les systmes franais et belge, la nullit du contrat na pas
lieu de plein droit ; il faut quelle soit prononce par le juge. Cependant, le juge qui annule
le contrat ne fait que constater quil prsentait un dfaut lors de sa formation, et que, en
consquence, le contrat na pas t valablement conclu. Cest donc logiquement que les
effets de lannulation du contrat remontent sa conclusion. Juridiquement, il ny a pas
rtroactivit.
Aussi bien, si lon sinterroge sur lexistence dune fiction au regard de la ralit du
contrat conclu, il faut dcider quil ny a pas fiction : le contrat ntait pas valablement
form puisquun de ses lments essentiels tait vici. De fiction, il est en revanche bel et
bien question si on prend en considration lapparence de contrat valablement conclu.
Comme on la dit, cette apparence est parfois prise en considration par le lgislateur. Il
arrive que le lgislateur tienne compte de lapparence en vue de permettre au tiers, en
loccurrence le sous-acqureur C, de faire chec laction en revendication que le vendeur
initial A intenterait par suite de la disparition rtroactive de la premire vente. Il convient
ainsi de rserver le cas o le sous-acqureur C. pourrait se prvaloir de la prescription
acquisitive, encore appele usucapion, ce qui suppose toutefois lcoulement dun dlai (10,
Paris, 1935, p. 335.
Les fictions en droit 295
20 ou 30 ans selon les cas en Belgique). Pour les biens meubles corporels, il ny a pas de
dlai ; si le sous-acqureur C en a pris possession de bonne foi, cest--dire dans
lignorance que son vendeur nen tait pas le propritaire, il en devient immdiatement
propritaire par leffet de la loi.
24.-La fiction de la rtroactivit peut, en revanche, difficilement tre dnie en cas de
rsolution du contrat pour inexcution fautive. Alors que lannulation sanctionne un dfaut
dans la formation du contrat, la rsolution sanctionne un problme au stade de son
excution. Dans lhypothse de la rsolution, aucun dfaut naffectait la formation du contrat.
Avant sa rsolution, le contrat existait bel et bien, lacheteur B. tait effectivement
propritaire du bien acquis ; le contrat comme le transfert de proprit qui en rsultait
constituaient bien plus quune apparence. La partie victime de linexcution aurait dailleurs
trs bien pu choisir de demander lexcution du contrat charge de la partie rcalcitrante
plutt que de poursuivre sa rsolution. Certes, la sanction de la rsolution et le retour au
pristin tat se justifient par le caractre synallagmatique du contrat, par le fait que les
prestations rciproques se tiennent lieu mutuellement de contreparties. Certes aussi, il plane
au dessus de tout contrat synallagmatique lventualit dune rsolution pour inexcution
fautive. Toutefois, lexistence de cette ventualit ne nous parat pas de nature dnier le
caractre rtroactif de la rsolution, ni partant la fiction qui en rsulte.28) En toute
hypothse, cest au lgislateur quil appartient de trancher entre, dune part, lintrt du
vendeur impay qui entend rcuprer son bien et, dautre part, lintrt du sous-acqureur C,
qui ayant acquis le bien de B, est dsireux de le conserver. Leffet rtroactif de la rsolution
permet en principe de sauvegarder les intrts du vendeur A. Nous disons en principe
car il convient de rserver les cas o, par exception, la loi accorde quand mme, sagissant
spcialement des biens meubles corporels, la proprit au sous-acqureur de bonne foi.
De mme, il plane au dessus de tout contrat conclu sous une condition rsolutoire, le
risque de la ralisation de cette condition rsolutoire et partant de lanantissement avec
effet rtroactif. Certes, le droit de proprit acquis sous une condition rsolutoire est fragile.
Certes aussi, le sous-acqureur qui acquiert un droit prcdemment acquis par son auteur sous
condition rsolutoire ne saurait avoir plus de droit que son propre vendeur. Lventualit de
28) Comp. G. Wicker, Les fictions juridiques. Contribution lanalyse de lacte juridique, Paris,
L.G.D.J., 1997, p. 283 et s., n 301 et s., qui explique quau regard de la notion de cause qui
se prolonge au stade de lexcution du contrat, la rtroactivit nest une fiction ni dans
lhypothse de la rsolution, ni dans lhypothse de la ralisation de la condition rsolutoire.
296 30 1
sa ralisation ne nous parat toutefois pas de nature remettre en cause le caractre
rtroactif de lanantissement du contrat par suite de la ralisation de la condition
rsolutoire, ni partant la fiction qui en rsulte. Cela, moins que la fiction ne consiste,
alors que la condition est toujours pendante, considrer comme tant pur et simple le
droit acquis sous condition rsolutoire.
Pour illustrer le concept de rtroactivit et la fiction qui en rsulte, on peut encore citer
leffet dclaratif du partage. Chacun des hritiers est cens avoir recueilli seul et
immdiatement du dfunt les biens qui lui ont t attribus par le partage (art. 883 C. civ.).
Il en rsulte que les actes de disposition accomplis par des cohritiers pendant la dure de
lindivision en lien avec des biens finalement attribus un autre cohritier disparaissent
avec effet rtroactif. Lhritier reoit ces biens libres des charges qui auraient t cres
sur sa part par un autre cohritier.
Nous aurions pu encore citer la rtroactivit de la ralisation de la condition suspensive
ainsi que la rtroactivit de la ratification dun acte juridique accompli sans pouvoir.
5. Le paiement subrogatoire
25.-Cest encore propos du paiement subrogatoire quil a t question de fiction. Avant
denvisager le paiement subrogatoire, il nous faut dfinir la notion de subrogation personnelle.
La subrogation personnelle est dfinie comme la : substitution dune personne une
autre dans un rapport de droit en vue de permettre la premire dexercer tout ou partie
des droits qui appartiennent la seconde.29) Le paiement subrogatoire est une hypothse
de subrogation personnelle.
Le paiement subrogatoire suppose un paiement effectu par une autre personne que le
dbiteur. En ce cas, il arrive que le tiers qui a pay, lequel est dnomm tiers solvens, soit
subrog lgard du dbiteur dans les droits du crancier quil a dsintress. Tout
paiement effectu par un tiers nemporte pas subrogation. Pour que le paiement soit
subrogatoire, il faut soit une convention, soit une disposition lgale spcifique. Parmi les
hypothses de paiement subrogatoire en vertu de la loi, on peut citer lhypothse de la
caution qui, par le paiement de la dette quelle garantit, est immdiatement subroge dans
les droits du crancier contre le dbiteur garanti ; on peut citer aussi lhypothse de
29) G. Cornu (sous la direction de) et Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 6me d.,
Paris, Quadrige, Presses Universitaires de France, 2004, p. 873.
Les fictions en droit 297
lassureur qui, par le paiement de lindemnit son assur, est immdiatement subrog
dans les droits de son assur contre le tiers responsable du sinistre. Par leffet du paiement
subrogatoire, le tiers solvens prend la place du crancier lgard de la crance quil a
paye ; il est admis exercer contre le dbiteur la crance mme quil a paye.
Le paiement subrogatoire constitue une fiction si on lanalyse comme une forme
particulire de paiement. Le paiement par sa nature a un effet extinctif. Cest donc une
fiction de considrer que la crance paye renat immdiatement, par leffet de la
subrogation, au profit du tiers solvens. Il y a l une rupture logique au sein du systme
juridique lui-mme. Ou bien la crance est teinte, ou bien elle ne lest pas.
Le paiement subrogatoire ne constitue pas, en revanche, une fiction si on lanalyse
comme un mode particulier de transfert de crance fond sur un paiement. Telle est
lanalyse qui domine aujourdhui. Par le transfert de la crance dcoulant du paiement, le
crancier originaire perd sa qualit de crancier au profit du tiers solvens qui le devient
sa place. Dans lopinion qui met en avant le caractre translatif du paiement subrogatoire, il
ny a rien dillogique ce que le tiers solvens devienne titulaire de la crance quil a paye.30)
6. La reprsentation successorale
26.-Il arrive que la loi elle-mme indique quelle recourt une fiction. Tel est le cas de
la reprsentation successorale (art. 739 C. civ.). Le but de cette fiction est de droger la
rgle de la proximit des degrs dans la dvolution successorale. Dans le Code civil de
1804, il sagissait, pour faire bref, de permettre aux descendants dun successible prdcd
de se voir attribuer la part que ce successible aurait recueillie sil avait survcu au dfunt.
En vertu de ce mcanisme, les petits-enfants peuvent recueillir dans la succession de leur
grand-pre la part que leur pre prdcd aurait recueillie sil ntait pas dcd avant le
grand-pre. Grce lexception qui est ainsi apporte la rgle de la priorit des degrs,
le fait que dautres enfants, toujours en vie, du grand-pre soient appels la succession
na pas pour effet dliminer les petits-enfants dont le pre est prdcd.
Pour parvenir cet objectif que nul ne conteste, le Code civil recourt la fiction de la
reprsentation successorale. Par dfinition, lhritier prdcd est mort. Il ne saurait donc
pas tre reprsent au sens o lon entend en droit des obligations. Il nest videmment pas
30) J. MESTRE, La subrogation personnelle, Paris, L.G.D.J., 1979, p. 698, n 639 et 640.
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question dagir au nom et pour le compte dune personne dcde. Il sagit pour les
descendants doccuper la place laisse vacante par lhritier prdcd dans la succession et
partant dexercer pour eux-mmes les droits qui seraient revenus leur auteur prdcd
sil tait toujours en vie.
En France, le mcanisme a t tendu en faveur des descendants dun hritier vivant
mais indigne comme aussi en faveur des descendants dun hritier vivant mais qui a
renonc la succession. Dans ce dernier cas, il sagit de permettre la transmission de
patrimoine trans-gnrationnelle. Mais cest par une nouvelle fiction que lon prtend que
les descendants occupent la place et exercent les droits de lhritier indigne ou renonant.
Comment admettre, en effet, que lenfant de lindigne ou du renonant exerce les
droits de son auteur, alors que celui-ci en a t dchu ou les a abdiqus?.31)
Aussi bien, sur le plan de la technique utilise, certains auteurs franais proposent
dabandonner la fiction de la reprsentation successorale pour consacrer directement la rgle
du partage par souche.32) Avec une telle modification, le recours la fiction de la
reprsentation successorale deviendrait inutile.33)
7. Limmobilisation par destination
27.-Cest enfin le concept dimmobilisation par destination qui est souvent cit pour
illustrer la notion de fiction juridique.
Le Code civil distingue les biens immobiliers et les biens mobiliers (art. 516 C. civ.). Par
l, il se rfre un critre physique : alors que les immeubles ne peuvent pas tre
dplacs (fonds de terre, construction incorpore au sol, ), les meubles peuvent tre
transports dun endroit un autre.
Le Code civil opre ensuite une rupture logique avec la distinction quil a prcdemment
nonce. Alors quils peuvent facilement tre transports, certains meubles, dits immeubles
par destination, sont classs parmi les immeubles ct du sol et des btiments (art. 517
31) Voy. M. Grimaldi, La reprsentation de lhritier renonant , Defrnois, 2008, art. 38698,
p. 28, n 5.
32) Cela, dans les cas o la fiction avait lieu de sappliquer.
33) Voy. M. Grimaldi, op. cit. ; S. Gaudemet, La reprsentation successorale au lendemain de
la loi du 23 juin 2006 , Defrnois 2006, art. 38447, p. 1379, n 21 et s. ; A.
BERTRAND-MIRKOVIC, La reprsentation de lhritier renonant- propos de la loi du
23 juin 2006 , Droit de la famille n 12, Dcembre 2006, tude 56, n 47 et s.
Les fictions en droit 299
C. civ.). Ne visant ici que le seul cas des meubles immobiliss par destination conomique,34)
nous citerons titre dexemples : le mobilier professionnel, le matriel informatique, loutillage,
les vhicules servant la livraison des biens produits ainsi que, sil sagit dune ferme, le
tracteur, la moissonneuse-batteuse, les vaches laitires et autres animaux dlevage. Ces
biens meubles que le propritaire a affects lexploitation situe sur son fonds,
spcialement amnag cet effet, sont qualifis dimmeubles par destination, en loccurrence
dimmeubles par destination conomique.
Il convient de souligner que les meubles ainsi cits ne deviennent immeubles par
destination conomique que si tant ceux-ci que limmeuble qui abrite lexploitation
appartiennent au mme propritaire. Cest ce que lon nomme la condition dunicit de
propritaire. Dans le cas contraire, si le commerant, lartisan, lagriculteur, nest pas
propritaire mais simplement locataire de limmeuble qui abrite son exploitation, le mobilier
professionnel, le matriel informatique, loutillage, les vhicules servant la livraison, le
tracteur, ne sont pas immobiliss par destination et demeurent des biens meubles. Ainsi,
la qualification (meuble ou immeuble) de biens dquipement professionnel, pourtant
identiques, varie selon que le professionnel qui les a affects son activit professionnelle
est ou non propritaire de limmeuble dans lequel il exerce celle-ci.
28.-Le fait de considrer des meubles, parfaitement transportables, comme des immeubles
est lvidence une fiction. Le lgislateur entend par l que ces meubles soient traits, sil
y a unicit de propritaire, comme sils taient des immeubles et partant soumis au mme
rgime juridique que les immeubles. Il entend plus prcisment que les meubles ainsi
affects lexploitation dans limmeuble soient soumis, en cas dunicit de propritaire, au
mme rgime que limmeuble auquel ils se trouvent immobiliss par destination. La raison
dtre de cette fiction repose sur lunit conomique qui existe entre limmeuble qui abrite
lexploitation et les meubles que le propritaire a mis au service de limmeuble ainsi
amnag.
Il en rsulte quen cas de vente de limmeuble sans autre prcision, le vendeur soblige
dlivrer non seulement limmeuble par nature mais aussi les meubles qui y sont immobiliss
par destination, notamment le matriel dquipement professionnel. Limmobilisation permet
34) A ct des meubles immobiliss par destination conomique, il existe les meubles immobiliss
par attache perptuelle demeure. Au sujet des immeubles par destination, voy. P. LECOCQ,
Manuel de droit des biens, t. 1, Biens et proprit, Bruxelles, Larcier, 2012, n 19 39.
300 30 1
ainsi de prciser lobjet de la vente en cas de silence des parties.
Il en rsulte aussi que lhypothque qui grve limmeuble par nature stend aux meubles
qui y sont ou y seront immobiliss par destination. En cas de ralisation de lhypothque,
le crancier hypothcaire peut exercer son droit de prfrence non seulement sur le produit
de ralisation du sol et des constructions qui y sont incorpores mais encore sur le matriel
dquipement professionnel que le propritaire y a affect. Grce cette extension de
lhypothque, le dbiteur obtiendra plus facilement du crdit.
A linverse, la fiction de limmobilisation devrait aboutir lexclusion du matriel
professionnel de lassiette des srets mobilires lorsque le professionnel est galement
propritaire de limmeuble dans lequel il exerce son activit professionnelle. Le matriel
professionnel tant de ce fait devenu fictivement immeuble, il ne devrait pas pouvoir tre
grev dune sret mobilire qui, comme son nom lindique, ne peut grever que des
meubles. Il arrive cependant que la loi ou, en cas de silence de la loi, la jurisprudence
droge cette consquence de la fiction en permettant la constitution35) ou, moyennant
certaines conditions, la sauvegarde36) de srets mobilires sur des meubles pourtant
devenus, par leffet de la fiction, immeubles par destination. La ncessit de sauvegarder
lunit conomique existant entre limmeuble par nature et les meubles qui y sont
immobiliss trouve ainsi de nombreuses exceptions en matire de srets mobilires, tant
entendu que, pour chacune de ces exceptions, le lgislateur doit rgler le conflit de rang
susceptible de surgir avec lhypothque.
29.-Il nest pas contest, en raison de lunit conomique que limmobilisation par
destination entend prserver, que la procdure de saisie immobilire permet de saisir
limmeuble, ensemble avec les meubles qui y sont immobiliss par destination. Cependant, la
procdure de saisie immobilire, longue et coteuse, nest pas indique lorsque la crance
qui doit tre recouvre par la voie de la saisie est de loin infrieure la valeur de
35) Ainsi, en Belgique, le gage sur fonds de commerce, dont ne fait pas partie limmeuble par
nature, englobe cependant le matriel et loutillage, mme sils sont immobiliss par
destination conomique.
36) Ainsi, en Belgique, le vendeur de biens mobiliers ou le crancier qui a expos des frais pour
la conservation de biens mobiliers est dot par la loi dun privilge sur le bien quil a vendu
ou quil a contribu conserver. Ce privilge disparat en principe en cas dimmobilisation
chez lacheteur ou le client ; cependant, il est possible au vendeur ou au conservateur
deffectuer une formalit pour sauvegarder son privilge en cas dimmobilisation sil porte sur
du matriel professionnel.
Les fictions en droit 301
limmeuble. Aussi bien, en pareille hypothse, sest pose la question de la possibilit pour
le crancier de diligenter une saisie mobilire sur quelques biens dquipement professionnel,
cest--dire de limiter lassiette de sa saisie ce qui est ncessaire lapurement de sa
crance. Suivant en cela la tradition et la doctrine majoritaire, la Cour de cassation belge a
refus que du matriel dquipement professionnel immobilis par destination conomique,
par exemple un vhicule de livraison, puisse faire lobjet dune saisie mobilire. Ainsi, le
matriel et les vhicules immobiliss ne peuvent faire lobjet que dune saisie immobilire
ensemble avec limmeuble au service duquel ils sont affects.37)
Il convient de sinterroger sur lopportunit de protger lunit conomique en cas de
saisie. Sagit-il, en vue den prserver la valeur, dinterdire la ralisation spare de
limmeuble par nature et des biens meubles qui y sont affects ? Pourtant, il arrive que la
saisie immobilire de lensemble dbouche quand mme, en vue dobtenir un prix plus
important, sur une vente par lots spars.38) Sagit-il de crer une insaisissabilit relative
du matriel professionnel immobilis ? On ne comprendrait pas toutefois quune telle faveur
soit rserve au seul dbiteur qui est propritaire de limmeuble dans lequel il exerce son
activit, lexclusion du dbiteur, qui exerce la mme activit mais qui nest pas
propritaire de limmeuble dans lequel il lexerce. Sagit-il de contraindre le crancier dune
somme modeste largir sa saisie limmeuble et la totalit du matriel dquipement
professionnel? Leffet en serait pervers puisque cela reviendrait priver le dbiteur de la
possibilit de poursuivre son exploitation.
Dtaches de la proprit immobilire, les notions de fonds de commerce ou dentreprise
qui depuis lors ont fait leur apparition sont galement fondes sur une unit conomique.
Pourtant, nul na jamais song interdire la saisie dlments isols du fonds de commerce,
ni partant obliger le crancier qui entendrait saisir un lment du fonds de commerce
tendre sa saisie lintgralit des lments qui le composent.
Aussi bien, si la fiction de limmobilisation par destination conomique avait assurment
pour but en 1804 dinterdire que des lments du matriel professionnel ( lpoque essentiellement
agricole) soient saisis sparment de limmeuble ( lpoque essentiellement la ferme) au
37) Cass., 15 fvrier 2007, disponible sur le site http://www.cassonline.be.
38) Voy. M.-C. de Lambertye-Autrand, Biens-Immeubles par destination-Immeubles par lobjet
auquel ils sappliquent , in JurisClasseur Code Civil, Art. 522 526, janvier 2012, n 132, o
il est question de ladjudication dun lot spar de machines dans le cadre dune saisie
immobilire dune usine.
302 30 1
service duquel ils sont affects, une telle consquence ne nous parat plus justifie
aujourdhui. De la mme manire que les consquences de cette fiction ont t relativises
lgard des srets mobilires, elles devraient tre relativises en matire de saisies.39)
Sur le plan de la technique utilise, on soulignera que la fiction de limmobilisation par
destination a un caractre transversal en ce quelle est susceptible dirradier le champ
dapplication de toutes les dispositions, dans le Code civil mais aussi ailleurs, qui traitent
des meubles ou des immeubles. Cependant, une poque o les lgislations se multiplient
en tous sens et o, par la force des choses, les juristes ont une connaissance de plus en
plus parcellaire du droit, une telle technique de lgislation ne nous parat plus indique. En
raison tout la fois de lartifice quelle implique et de son caractre diffus, la fiction
large spectre rend laccs au droit malais, du moins, lorsquil ny est pas fait cho dans
les dispositions qui sy rfrent.
* * *
30.-Au terme de cet expos, force est de constater le caractre htrogne des fictions.
Tantt la fiction ne constitue quune mtaphore pour exprimer leffet de la rgle sans
cependant en expliquer le fondement : clause rpute non crite, condition dfaillie rpute
ralise, continuation de la personne du dfunt par ses hritiers, reprsentant cens
extrioriser la volont mme de la personne reprsente. Envisages comme de simples
mtaphores, ces fictions ne posent pas problme si, du moins sagissant des dernires
cites, on les considre bien pour ce quelles sont : des fictions et non la ralit : la
personnalit juridique est intransmissible, le dfunt ne revit pas au travers de ses hritiers,
la personne reprsente nexprime pas sa volont au travers de son reprsentant. Cela vaut
aussi pour les reprsentations anthropomorphiques des personnes morales : les personnes
morales, si elles correspondent bien une ralit, ne sont cependant pas des tres humains,
dous de conscience et de volont propres.
Tantt la fiction fonde prtendument lautorit du droit, sagissant de ladage : Nul
nest cens ignorer la loi et de la vrit de la chose juge. On ne peut que dplorer
de telles formules. Les rgles quelles expriment, savoir linterdiction de se prvaloir de
39) Voy., en ce sens, G. de LEVAL, La saisie immobilire, Rpertoire notarial, Bruxelles, Larcier,
2012, p. 107, n 66.
Mots-cls: la fiction, la ralit, la prsomption lgale, le dtour de langage, lautorit du droit, la souverainet du lgislateur, le mandat apparent, la rtroactivit, la reprsentation successorale, limmobilisation par destination
Les fictions en droit 303
son ignorance de la loi pour chapper son application et lautorit de la chose juge, ne
sont pas fondes sur des fictions mais sur la ncessit dassurer le bon fonctionnement du
systme juridique ; elles sont du reste quelque peu nuances.
Tantt la fiction rsulte du refus du droit de consacrer sinon la ralit, du moins une
ralit. Le constat de pareille fiction renvoie alors la question de lopportunit du choix
politique la base de ce refus. Tel est le cas du principe du nominalisme montaire en
matire de dettes de somme. Tel est galement le cas des dichotomies qui peuvent exister
entre filiation juridique et filiation biologique. Encore, la filiation biologique nest-elle quune
des facettes de la filiation, celle-ce pouvant galement tre socio-affective, socio-affective
en ltat de projet ou gestatrice. Au risque dtre condamns par la Cour europenne des
droits de lhomme ou le juge constitutionnel, les choix politiques ports par les lois doivent
respecter les droits fondamentaux ainsi que les principes dgalit et de non-discrimination.
Tantt les fictions, relles ou prtendues, relvent de la technique juridique. Il arrive que
les problmes quelles suscitent soient purement techniques sans que les rsultats quelles
consacrent ne donnent lieu discussion : enfant simplement conu considr comme dj
n lorsquil y va de son intrt, paiement subrogatoire. Mais il arrive aussi quelles
suscitent un questionnement qui dpasse la simple technique : rtroactivit et protection des
tiers, immobilisation par destination conomique et possibilit de saisir isolment un meuble
ainsi immobilis. Cest que la distinction entre choix politique et choix de technique
juridique nest pas parfaitement tanche
(: 2013. 2. 15 / : 2013. 3. 13 / : 2013. 3. 21)
304 30 1
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: , , , , , , ,
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Les fictions en droit 305
*40)
(dfinition)
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