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Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie amĂ©ricaine Ă  un Ăąge de dĂ©clin des espĂ©rances | 1 Cet article est la version revue et augmentĂ©e d’une recension parue sur ce site il y a deux ans. Je remercie Thibaut Gress de le publier sous cette nouvelle forme. (juillet 2014) Autoportrait de Narcisse Dans son livre Un art moyen 1 , Pierre Bourdieu montre que la pratique de la photographie, art apparemment trĂšs libre et trĂšs indĂ©terminĂ© quant Ă  son objet, est en fait fortement dĂ©terminĂ© socialement. On ne prend pas de photographie n’importe quand, alors mĂȘme que les appareils individuels le permettraient, mais lors des temps forts de la vie sociale : mariage, fĂȘtes, bal de promotion etc. Le regard et la pratique du photographe ordinaire, loin d’ĂȘtre neutres et spontanĂ©s, sont selon Bourdieu marquĂ©s par des pratiques et des attentes sociales trĂšs conventionnelles. Presque un demi-siĂšcle aprĂšs ce livre, l’époque des photographies avec l’appareil Kodak-PathĂ© semble lointaine, maintenant que nous pouvons prendre en permanence des photos avec un tĂ©lĂ©phone. Ce n’est pas seulement la technologie qui a Ă©voluĂ©, ce aussi sont les mentalitĂ©s et les pratiques. Nous continuons bien, comme le disait Bourdieu, Ă  « Ă©terniser et solenniser les temps forts de la vie collective » (le mariage, les vacances, mais aussi le concert, la soirĂ©e en boĂźte de nuit
) mais la photographie ne sert plus seulement, et plus d’abord, Ă  fabriquer « des images privĂ©es de la vie privĂ©e ». Au contraire, la plupart des photographies sont vouĂ©es aujourd’hui Ă  ĂȘtre mises aussitĂŽt sur Instagram, repostĂ©es sur Facebook et stockĂ©es sur un profil Google+. De lĂ  la mode des selfies, ces autoportraits diffusĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux. Ils participe d’une mise en scĂšne permanente de soi Ă  travers une image exposĂ©e publiquement au plus grand nombre. La façon mĂȘme de prendre la photo a profondĂ©ment changĂ©. Comme l’explique trĂšs bien cet article « We’re all narcissists now » : « Today, no one bothers to use the remote shutter trigger or even the timer to make a self-portrait. We contemporary narcissists simply hold the camera or the phone in front of our faces and push the button ». « Aujourd’hui, plus personne ne prend la peine d’utiliser le dĂ©clencheur Ă  distance ou mĂȘme le retardateur pour faire un autoportrait. Nous les narcisses contemporains tenons juste l’appareil ou le tĂ©lĂ©phone devant notre visage avant d’appuyer sur le bouton ». L’appareil n’est plus ouvert sur le monde mais braquĂ© sur nous. Le point de fuite n’est plus Ă  l’horizon, dans le prolongement du bras qui tient l’appareil, mais situĂ© directement sur nous : « The vanishing point is not off in the distance, but on our bodies ».

Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie

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Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie américaineà un ùge de déclin des espérances

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Cet article est la version revue et augmentĂ©e d’une recension parue sur ce site il y a deux ans. Je remercie ThibautGress de le publier sous cette nouvelle forme. (juillet 2014)

Autoportrait de Narcisse

Dans son livre Un art moyen 1, Pierre Bourdieu montre que la pratique de laphotographie, art apparemment trĂšs libre et trĂšs indĂ©terminĂ© quant Ă  son objet, est enfait fortement dĂ©terminĂ© socialement. On ne prend pas de photographie n’importequand, alors mĂȘme que les appareils individuels le permettraient, mais lors des tempsforts de la vie sociale : mariage, fĂȘtes, bal de promotion etc. Le regard et la pratique duphotographe ordinaire, loin d’ĂȘtre neutres et spontanĂ©s, sont selon Bourdieu marquĂ©spar des pratiques et des attentes sociales trĂšs conventionnelles.

Presque un demi-siĂšcle aprĂšs ce livre, l’époque des photographies avec l’appareilKodak-PathĂ© semble lointaine, maintenant que nous pouvons prendre en permanencedes photos avec un tĂ©lĂ©phone. Ce n’est pas seulement la technologie qui a Ă©voluĂ©, ceaussi sont les mentalitĂ©s et les pratiques. Nous continuons bien, comme le disaitBourdieu, Ă  « Ă©terniser et solenniser les temps forts de la vie collective » (le mariage,les vacances, mais aussi le concert, la soirĂ©e en boĂźte de nuit
) mais la photographiene sert plus seulement, et plus d’abord, Ă  fabriquer « des images privĂ©es de la vieprivĂ©e ».

Au contraire, la plupart des photographies sont vouĂ©es aujourd’hui Ă  ĂȘtre misesaussitĂŽt sur Instagram, repostĂ©es sur Facebook et stockĂ©es sur un profil Google+. DelĂ  la mode des selfies, ces autoportraits diffusĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux. Ils participed’une mise en scĂšne permanente de soi Ă  travers une image exposĂ©e publiquement auplus grand nombre. La façon mĂȘme de prendre la photo a profondĂ©ment changĂ©.Comme l’explique trĂšs bien cet article « We’re all narcissists now » : « Today, no onebothers to use the remote shutter trigger or even the timer to make a self-portrait. Wecontemporary narcissists simply hold the camera or the phone in front of our faces andpush the button ». « Aujourd’hui, plus personne ne prend la peine d’utiliser ledĂ©clencheur Ă  distance ou mĂȘme le retardateur pour faire un autoportrait. Nous lesnarcisses contemporains tenons juste l’appareil ou le tĂ©lĂ©phone devant notre visageavant d’appuyer sur le bouton ». L’appareil n’est plus ouvert sur le monde mais braquĂ©sur nous. Le point de fuite n’est plus Ă  l’horizon, dans le prolongement du bras quitient l’appareil, mais situĂ© directement sur nous : « The vanishing point is not off in thedistance, but on our bodies ».

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La photographie actuelle n’est pas moins conventionnelle ni moins normĂ©e socialementqu’à l’époque du livre de Bourdieu. Mais il est incontestable que ces normes ontchangĂ© dans le sens d’un renfermement du photographe sur lui-mĂȘme. L’étonnementde Bourdieu quant Ă  l’absence d’« anarchie de l’improvisation individuelle » vauttoujours. Alors que nous pouvons prendre un nombre gigantesque de photos avec lemoindre smartphone, nous prenons tous Ă  peu prĂšs les mĂȘmes images : les vacances,les soirĂ©es entre amis, la petite qui fait ses premiers pas, le hublot de l’avion aumoment du dĂ©collage etc. Nous ne sommes pas plus objectifs ni « artistes » qu’il y acinquante ans, alors mĂȘme que nous aurions encore plus les moyens technologiques del’ĂȘtre. Cela montre que ce n’est pas l’évolution des appareils qui nous a rendus plusauto-centrĂ©s. En revanche, il est indĂ©niable que la complaisance envers soi trouve unvecteur privilĂ©giĂ© de satisfaction grĂące aux smartphones et aux rĂ©seaux sociaux.

De plus, nous savons dĂ©sormais prendre la pause spontanĂ©ment car on peut nousphotographier Ă  chaque instant. Et par cette posture faussement spontanĂ©e, nousinvitons les autres Ă  chercher avec nous le lieu invisible de l’intĂ©rioritĂ©, Ă  partir duquelprendrait sens et vie notre enveloppe corporelle. Cette tentative de mettre au jour lavie intĂ©rieure voudrait rĂ©vĂ©ler ce qui irradie de notre personnalitĂ©. Elle pourraitcependant rĂ©vĂ©ler d’abord la vanitĂ© de cette quĂȘte d’un au-delĂ  authentique desapparences. L’ironie est que plus on traque ce soi intime, plus on se complait dans uneimage de soi Ă©phĂ©mĂšre et mise en scĂšne -plus on se perd, en fait, dans les mirages dece que Christopher Lasch appelait la culture du narcissisme.

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Robert Cornélius, autoportrait (1839)

La pratique de la photographie prise spontanĂ©ment et massivement diffusĂ©e, est unindice probant de la montĂ©e du narcissisme comme trait typique de l’individucontemporain. De fait, depuis une quinzaine d’annĂ©es, de nombreuses Ă©tudes ont parusur ce trouble de la personnalitĂ©, notamment autour du pervers manipulateur, dansson rapport Ă  autrui 2, au travail 3 ou dans le couple 4. Si l’intĂ©rĂȘt pour ce sujet relĂšveen partie d’un effet de mode, il est aussi le signe d’une inquiĂ©tude quant Ă  l’évolutionde nos sociĂ©tĂ©s et des comportements qui s’y dĂ©veloppent. Pourquoi notre Ă©poqueserait-elle propice Ă  l’apparition de pervers de cette sorte ?

C’est l’intĂ©rĂȘt du livre de Christopher Lasch, La culture du narcissisme 5, de montrerque le narcissisme, au-delĂ  des cas strictement cliniques, est devenu un phĂ©nomĂšnesocial gĂ©nĂ©ralisĂ©. Lasch Ă©tablit de façon trĂšs convaincante un lien de cause Ă  effetentre ce profil psychologique et l’organisation de la sociĂ©tĂ© moderne.

S’appuyant sur une description psycho-sociologique des troubles engendrĂ©s par laculture de masse, sa thĂšse tranche avec les thĂ©ories habituelles sur le traitement despathologies : loin de dĂ©fendre une meilleure prise en charge institutionnelle descitoyens, Lasch montre que c’est bien justement la mise en place d’une sociĂ©tĂ© deprotection qui est Ă  l’origine du narcissisme sous sa forme actuelle : « A mesure queles points de vue et les pratiques thĂ©rapeutiques acquiĂšrent une audience de plus enplus vaste, un nombre sans cesse accru de gens se trouvent disqualifiĂ©s, en fait,lorsqu’il s’agit d’endosser des responsabilitĂ©s d’adultes ; et ils tombent sous ladĂ©pendance d’une autoritĂ© mĂ©dicale quelconque. Le narcissisme est l’expressionpsychologique de cette dĂ©pendance 6 ».

Le narcissisme est le rĂ©vĂ©lateur d’un malaise plus diffus mais gĂ©nĂ©ralisĂ© et qui touchetous les secteurs de la vie sociale. Lasch met en lumiĂšre une crise dans notre culture,qui s’avĂšre dĂ©sormais incapable de former des individus accomplis et autonomes. Sonlivre est un saisissant portrait de Dorian Gray de « l’homme psychologique », cetindividu contemporain moyen qui se trouve de plus en plus dessaisi de sa propre vie.

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La figure de Narcisse, de la mythologie Ă  la psychanalyse

Il convient d’éviter un contresens massivement rĂ©pandu sur ce terme de narcissisme,que l’on prend communĂ©ment pour un synonyme d’égocentrisme ou de vanitĂ©. Pourcela, il faut revenir Ă  la lĂ©gende grecque. On sait que Narcisse, fascinĂ© par son reflet,finit par trop se pencher, tombe Ă  l’eau et se noie. A trop s’aimer, il aurait provoquĂ© saperte.

Dans le langage courant, l’idĂ©e est restĂ©e : est dit narcissique l’individu qui a une tropgrande estime de soi : il veut toujours ĂȘtre le centre de l’attention, il ramĂšne tout Ă  lui.Lorsqu’on accuse un Ă©crivain ou un cinĂ©aste de tomber dans ce travers, on lui reprochede faire des oeuvres nombrilistes, de se mettre outrageusement en scĂšne. L’histoire deNarcisse pourrait donc ĂȘtre lue comme une mise en garde contre l’amour excessif desoi.

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NĂ©anmoins, le sens clinique du terme est Ă  l’opposĂ© de cette vision populaire. La clefdu mythe est que Narcisse ne s’est pas reconnu dans l’eau. Il ne savait pas que c’étaitlui qu’il contemplait : « Narcisse se noie dans son reflet sans jamais comprendre qu’ils’agit d’un reflet, explique Lasch. Il prend sa propre image pour quelqu’un d’autre etcherche Ă  l’embrasser sans penser un instant Ă  sa sĂ»retĂ©. La leçon de l’histoire n’estpas que Narcisse tombe amoureux de lui-mĂȘme mais que, incapable de reconnaĂźtre sonpropre reflet, il ne possĂšde pas le concept de la diffĂ©rence entre lui-mĂȘme et sonenvironnement. »

C’est pourquoi au sens clinique, le narcissisme est une pathologie de la personnalitĂ©.L’individu qui en souffre a sans cesse besoin d’attirer l’attention sur lui non parsatisfaction mais par manque. Il se montre Ă©touffant pour les autres, dont il ne sait pasprendre en compte les dĂ©sirs, du fait de son manque d’empathie. C’est pourquoi, il necherche dans la relation Ă  autrui que sa satisfaction. Il a tendance Ă  se comporter enparasite de son entourage ; il vampirise leur Ă©nergie, leur bonne volontĂ©, tout leurtemps parce qu’il est fonciĂšrement incapable de se supporter. Il veut les placer sous sadĂ©pendance et se donner le sentiment de les dominer, afin de compenser ses proprescarences en terme d’estime de soi.

Une culture de l’infantilisation

A l’opposĂ© de tout Ă©goĂŻsme (qui suppose au moins la capacitĂ© Ă  dĂ©finir rationnellementson intĂ©rĂȘt et ses chances de rĂ©ussite), le type du narcissique se caractĂ©rise donc parla dĂ©tresse et l’anxiĂ©tĂ© permanentes face au monde, en particulier par une incapacitĂ© Ă constituer un rapport apaisĂ© Ă  son environnement.

« MalgrĂ© ses illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres pours’estimer lui-mĂȘme ; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son Ă©mancipationapparente des liens familiaux et des contraintes institutionnelles ne lui apporte pas,pour autant, la libertĂ© d’ĂȘtre autonome et de se complaire dans son individualitĂ©. Ellecontribue, au contraire, Ă  l’insĂ©curitĂ© qu’il ne peut maĂźtriser qu’en voyant son « moigrandiose » reflĂ©tĂ© dans l’attention que lui porte autrui, ou en s’attachant Ă  ceux quiirradient la cĂ©lĂ©britĂ©, la puissance et le charisme »7.

Pensons par exemple Ă  l’apprenti-comique jouĂ© par De Niro, dans King of Comedy deScorcese, dont le seul rĂȘve est de passer dans le show tĂ©lĂ©visĂ© Ă  la mode et qui, pourarriver Ă  ses fins, finit par prendre en otage le prĂ©sentateur qu’il idolĂątre.

La société contemporaine, estime Lasch, nous maintient ou nous ramÚne dans un était

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immature en nous promettant, via la publicitĂ© ou la propagande pour le progrĂšs, dessatisfactions illusoires, engendrant de ce fait un surcroĂźt de frustrations et d’angoisses.Pourquoi ne suis-je pas Ă©panoui, riche et gĂ©nial comme on me l’a promis ? se demandele narcisse d’aujourd’hui, dĂ©sarçonnĂ© quand ses rĂȘves finissent par se heurter Ă  larĂ©alitĂ©.

Il n’est donc pas si certain que notre civilisation des LumiĂšres soit encore Ă  mĂȘmed’amener tout homme Ă  l’état de maturitĂ© : elle croit ĂȘtre sorti pour de bon del’enfance de l’humanitĂ©, des conflits avec la nature et des drames de l’histoire 8

Incapable de combler ses dĂ©sirs, repliĂ© sur lui-mĂȘme, le narcissique Ă©prouve toutessortes de reprĂ©sentations dĂ©primantes : peur de vieillir en particulier, peur de ladĂ©crĂ©pitude physique et de la mort. CoupĂ© des autres, sans relations stables, lenarcissique comprend que l’avancĂ©e dans l’ñge ne peut ĂȘtre synonymed’accomplissement, mais d’affaiblissement et de solitude accrue. Pour contrer cesimages, il dĂ©veloppera des fantasmes qui serviront de dĂ©fenses psychiques : exaltationidĂ©alisĂ©e de sa personne, espoirs dĂ©lirants d’une fusion cosmique (mentalitĂ© New Age),quĂȘte spirituelle de puretĂ© (gnosticisme), rejet du passĂ© et attentes irrĂ©alistes quant Ă l’avenir (idĂ©ologie progressiste) etc.

« En prolongeant le sentiment de dĂ©pendance jusque dans l’ñge adulte, la sociĂ©tĂ©moderne favorise le dĂ©veloppement de modes narcissiques attĂ©nuĂ©s chez des gens qui,en d’autres circonstances, auraient peut-ĂȘtre acceptĂ© les limites inĂ©vitables de leurlibertĂ© et de leur pouvoir personnels – limites inhĂ©rentes Ă  la condition humaine – endĂ©veloppant leurs compĂ©tences en tant que parents et travailleurs 9 ».

Lasch dĂ©crit tout le contraire d’une culture de l’égotisme ou de l’orgueil. BercĂ©d’illusions quant Ă  la possibilitĂ© d’ĂȘtre en paix avec lui-mĂȘme et de s’accomplir, lenarcissique ne fait que s’enfoncer dans ses troubles. Le remĂšde semble donc aggraverle mal : c’est pourquoi Lasch pointe la responsabilitĂ© de l’institution psychanalytique.

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Le Caravage, Narcisse (vers 1597-1599), Galerie nationale d’art ancien, Rome

La psychalyse, une religion pour notre temps ?

La psychanalyse s’est diffusĂ©e dans une sociĂ©tĂ© sĂ©cularisĂ©e, qui recherche son salutnon plus dans la religion mais dans la cure psychologique. S’agit-il encore bien d’unevoie de salut ?

« Assailli par l’anxiĂ©tĂ©, la dĂ©pression, un mĂ©contentement vague et un sentiment devide intĂ©rieur, “l’homme psychologique” du XXe siĂšcle ne cherche vraiment ni sonpropre dĂ©veloppement ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dansdes conditions de plus en plus dĂ©favorables. Ses principaux alliĂ©s, dans la lutte pouratteindre un Ă©quilibre personnel, ne sont ni les prĂȘtres, ni les apĂŽtres de l’autonomie,ni des modĂšles de rĂ©ussites du type capitaines d’industrie ; ce sont les thĂ©rapeutes. Ilse tourne vers ces derniers dans l’espoir de parvenir Ă  cet Ă©quivalent moderne dusalut : la “santĂ© mentale”. » 10.

Lasch met en lumiĂšre la responsabilitĂ© des psychanalystes dans la formation d’unscientisme mĂ©dical. Prendre soin de son corps, avoir une bonne image de soi, assumerses dĂ©sirs, dĂ©passer sa culpabilité  La thĂ©rapie serait-elle devenue notre religion, unereligion d’aprĂšs la mort de Dieu ?

« L’atmosphĂšre actuelle n’est pas religieuse mais thĂ©rapeutique. Ce que les genscherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins leretour d’un Ăąge d’or antĂ©rieur, mais la santĂ©, la sĂ©curitĂ© psychique, l’impression,l’illusion momentanĂ©e d’un bien-ĂȘtre personnel. MĂȘme le radicalisme des annĂ©es 1960a Ă©tĂ© utilisĂ©, non comme une religion de remplacement mais comme une forme dethĂ©rapie par un grand nombre de ceux qui l’ont embrassĂ©, pour des raisons plutĂŽtpersonnelles que politiques. Une politique « radicale » donnait but et signification Ă des existences vides 11. »

Si les mouvements post-freudiens proposent bien de donner un nouveau sens Ă l’existence, par une meilleure comprĂ©hension des conflits intĂ©rieurs du sujet, c’estqu’ils prĂ©tendent dĂ©passer les illusions religieuses. Il n’est pourtant pas certain,montre Lasch, que la thĂ©rapie soit plus bĂ©nĂ©fique que le maintien de ces illusions. Il sepourrait au contraire qu’elles n’aient fait qu’aggraver cet Ă©tat de minoritĂ© de l’homme :

« La thĂ©rapie s’est Ă©tablie comme le successeur de l’individualisme farouche et de lareligion ; ce qui ne signifie pas que le “triomphe de la thĂ©rapeutique” soit devenu une

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nouvelle religion en soi. De fait, la thĂ©rapie constitue une antireligion, non pas parcequ’elle s’attache aux explications rationnelles ou aux mĂ©thodes scientifiques deguĂ©rison, mais bien parce que la sociĂ©tĂ© moderne “n’a pas d’avenir”, et ne prĂȘte doncaucune attention Ă  ce qui ne relĂšve pas de ses besoins immĂ©diats. MĂȘme lorsque lesthĂ©rapeutes parlent de la nĂ©cessitĂ© de “l’amour” et de la “signification” ou du “sens”,ils ne dĂ©finissent ces notions qu’en termes de satisfaction des besoins affectifs dumalade [
] LibĂ©rer l’humanitĂ© de notions aussi attardĂ©es que l’amour et le devoir, telleest la mission des thĂ©rapies postfreudiennes, et particuliĂšrement de leurs disciples etvulgarisateurs, pour qui santĂ© mentale signifie suppression des inhibitions etgratification immĂ©diate des pulsions » 12.

Analyse pas terminĂ©e, analyse interminable : en privant l’homme de ses illusions, on nelui a pas dessillĂ© les yeux ; on n’a fait qu’engendrer des illusions plus douces, plusaliĂ©nantes. La pratique thĂ©rapeutique finit par produire des effets pervers, contrairesaux objectifs grandioses annoncĂ©es : les premiĂšres victimes de la rĂ©duction de l’hommeĂ  ses pulsions sont alors les pulsions elles-mĂȘmes. Il ne peut y avoir d’accomplissementdu dĂ©sir s’il ne se fait pas au nom d’un idĂ©al qui dĂ©passe la simple satisfactionorganique. Le sujet, en qui affluent et grouillent les pulsions, ne peut leur trouver unsens que s’il parvient Ă  les sublimer dans un idĂ©al. C’est en ce sens que, pour Lasch, lareligion Ă©tait paradoxalement une cure meilleure que la psychanalyse, en ce qu’elleobtenait, au moins de certains de ses adeptes, une sublimation des pulsions (quĂȘte deDieu, ravissement extatique, amour de l’humanité ) et qu’elle mettait l’homme face Ă ses limites, en vexant sa propension Ă  se croire tout-puissant.

La critique du thĂ©rapeutisme montre Ă  la fois comment le monde de la cure a permisde repĂ©rer l’expansion d’un trouble ; puis comment s’est constituĂ© en rĂ©ponse unscientisme d’un type nouveau. La psychanalyse n’est pas Ă  l’origine du narcissismemais a contribuĂ© Ă  l’aggraver.

Le miroir du narcissisme

Pour Narcisse, le monde n’est que le miroir de ses dĂ©sirs. Et si le monde ne le satisfaitpas, c’est qu’il est mauvais. La psychanalyse post-freudienne, ne permet plus, selonLasch, au sujet de sortir de lui-mĂȘme ; au contraire, elle l’enfonce dans ses turpitudes.L’exaltation du moi entraĂźne en fait un effondrement de ce dernier. Lasch voit ceprocessus mortifĂšre Ă  l’oeuvre dans la littĂ©rature, qui lui sert ici de miroir grossissantpour un phĂ©nomĂšne plus gĂ©nĂ©ral :

« La popularité du genre autobiographique et de la confession témoigne, évidemment,

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du nouveau narcissisme qui s’étend Ă  toute la culture amĂ©ricaine. Pourtant, lesmeilleures Ɠuvres dans cette veine, parce qu’elles dĂ©voilent le moi prĂ©cisĂ©ment,tentent d’établir une distance critique par rapport Ă  ce moi et de mieux apprĂ©henderles forces historiques – reproduites sous forme psychologique – qui ont rendu leconcept mĂȘme d’identitĂ© de plus en plus problĂ©matique. Le seul fait d’écrireprĂ©suppose dĂ©jĂ  un dĂ©tachement envers le moi. De plus, l’objectivation de sa propreexpĂ©rience, ainsi que l’ont montrĂ© les Ă©tudes psychiatriques sur le narcissisme, permetaux « sources profondes du grandiose et de l’exhibitionnisme – aprĂšs avoir Ă©tĂ©convenablement inhibĂ©es dans leurs projets, apprivoisĂ©es et neutralisĂ©es – de trouverun accĂšs » Ă  la rĂ©alitĂ©. Pourtant, l’interpĂ©nĂ©tration croissante de la fiction, dujournalisme et de l’autobiographie montre de façon indĂ©niable que de nombreuxĂ©crivains parviennent de plus en plus malaisĂ©ment Ă  atteindre ce dĂ©tachementindispensable Ă  l’art » 13.

En rompant les barriĂšres imposĂ©es au dĂ©sir, notre sociĂ©tĂ© engendre chez l’individu dessentiments d’impuissance et de rage rentrĂ©e. L’écrivain, parce qu’il pousse jusqu’aubout un processus que l’homme ordinaire ne vit pas complĂštement, est le premier Ă exprimer parfaitement cette misĂšre existentielle :

« Le voyage intĂ©rieur ne rĂ©vĂšle que le vide. L’écrivain ne voit plus la vie reflĂ©tĂ©e dansson esprit mais, au contraire, le monde, mĂȘme vide, comme son propre miroir.Lorsqu’il rend compte de ses expĂ©riences « intĂ©rieures », ce n’est pas pour nousdonner un tableau objectif d’un fragment reprĂ©sentatif de la rĂ©alitĂ©, mais pour sĂ©duireafin qu’on s’intĂ©resse Ă  lui, qu’on l’acclame, qu’on sympathise, qu’ainsi l’on conforteson identitĂ© chancelante 14 ».

En France, la vogue de l’autofiction a certainement marquĂ© l’aboutissement de cerenfermement de l’écrivain sur lui-mĂȘme.

La littĂ©rature, quand elle ne veut ĂȘtre que le miroir de l’écrivain qui nous parle de lui,n’est plus capable d’offrir une quelconque image du monde. La quĂȘte intĂ©rieure de soiest bien un miroir aux alouettes : « Plus l’homme s’objective dans son travail, plus larĂ©alitĂ© prend l’apparence d’une illusion. [
] Pour le moi-acteur, la seule rĂ©alitĂ© estl’identitĂ© qu’il parvient Ă  construire Ă  partir de matĂ©riaux fournis par la publicitĂ© et laculture de masse, de thĂšmes de films et romans populaires [
] Afin de polir et deparfaire le rĂŽle qu’il s’est choisi, le nouveau Narcisse contemple son propre reflet, nonpas tant pour s’admirer que pour y chercher sans relĂąche les failles, les signes defatigue ou de dĂ©crĂ©pitude. [
] Tous, tant que nous sommes, acteurs et spectateurs,

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vivons entourĂ©s de miroirs ; en eux, nous cherchons Ă  nous rassurer sur notre pouvoirde captiver ou d’impressionner les autres, tout en demeurant anxieusement Ă  l’affĂ»td’imperfections qui pourraient nuire Ă  l’apparence que nous voulons donner.L’industrie de la publicitĂ© encourage dĂ©libĂ©rĂ©ment ce souci des apparences » 15.

A mesure que l’identitĂ© individuelle vacille, le monde, note Lasch, devient une suiteconfuse d’images tremblotantes. La culture du narcissisme est, on le voit, unimpitoyable miroir de nous-mĂȘmes.

La moralisation du sport

Un terrain d’étude privilĂ©giĂ© du narcissisme est celui, justement, du terrain de sport.Quand l’activitĂ© sportive n’est plus considĂ©rĂ©e comme un moyen pour l’hommed’éprouver ses forces dans un jeu rĂ©glĂ©, quand la compĂ©tition est assujettie Ă  desexigences morales, financiĂšres et politiques, elle devient un instrumentd’embrigadement. Le sport perd son sens initial, ĂȘtre une occasion d’éprouver noscapacitĂ©s et d’admirer des performances exceptionnelles 16. Il vire Ă  son tour Ă  larecherche de la performance et de la victoire calculĂ©e :

« Le dicton de George Allen – « Gagner n’est pas le plus important, c’est la seule chosequi compte » – reprĂ©sente la derniĂšre dĂ©fense de l’esprit d’équipe contre sadĂ©tĂ©rioration. GĂ©nĂ©ralement citĂ© comme preuve de l’hypertrophie de la compĂ©tition, cegenre d’affirmation peut, au contraire, la garder dans des limites raisonnables. [
]Aujourd’hui, les gens associent la rivalitĂ© Ă  l’agression sans frein ; il leur est difficile deconcevoir une situation de compĂ©tition qui ne conduise pas directement Ă  des pensĂ©esde meurtre. [
] A l’origine de ces propos gĂźt la conviction que l’excellence, de fait,s’atteint au dĂ©triment d’autrui ; la compĂ©tition tend Ă  devenir meurtriĂšre, Ă  moinsd’ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par la coopĂ©ration ; et la rivalitĂ© sportive, si elle n’est pas contrĂŽlĂ©e,exprimera la rage intĂ©rieure que l’homme contemporain cherche dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă Ă©touffer (pages 157-158).[/efn_note] ».

Dans un monde oĂč les individus sont montĂ©s les uns contre les autres, il devientdifficile de maintenir un rĂ©seau d’amis, de camarades, de partenaires de jeux.L’association libre et fraternelle devient l’exception, la mĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e et laconcurrence larvĂ©e, la rĂšgle :

« Dans une sociĂ©tĂ© bureaucratique, la fidĂ©litĂ© Ă  une organisation perd de sa force. Siles sportifs s’appliquent encore Ă  subordonner leurs propres performances Ă  celles del’équipe, ce n’est pas parce que celle-ci, en tant qu’entitĂ©, transcende les intĂ©rĂȘts

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individuels, mais simplement pour conserver des rapports harmonieux avec leurscollĂšgues. Dans la mesure oĂč il distrait les foules, le sportif cherche avant tout Ă promouvoir son propre intĂ©rĂȘt, et vend ses services au plus offrant. Les meilleurs setransforment en cĂ©lĂ©britĂ©s ; ils deviennent alors des supports publicitaires et touchentdes sommes qui dĂ©passent souvent leurs salaires dĂ©jĂ  Ă©levĂ©s 17 ».

Le dĂ©clin de l’esprit sportif touche Ă  une dimension essentielles de notre existence :celle du corps, des bases physiques, matĂ©rielles de notre vie. Le sport doit maintenantservir Ă  entretenir une bonne image de soi (squash en milieu de semaine avec lescollĂšgues
). Il n’est pas valorisĂ© pour lui-mĂȘme, pour le plaisir du jeu oĂč l’on Ă©prouveses forces, mais pour ses bienfaits sur la santĂ© et pour l’image qu’il vĂ©hicule :motivation et dynamisme.

L’étude du sport sert Ă  montrer un dĂ©clin de l’esprit d’équipe qui s’étend au monde dutravail en gĂ©nĂ©ral. Lasch montre comment la mentalitĂ© du capitalisme avancĂ© ruine lamentalitĂ© industrieuse des origines. L’auteur n’est donc pas tant critique ducapitalisme que de la concentration de la production entre de grandes firmes 18. LacompĂ©tition sur le terrain ne se fait plus seulement pour jouer et gagner, mais au profitdes annonceurs, des politiques et des thĂ©rapeutes, qui cherchent Ă  promouvoir par cebiais la conformitĂ© des individus Ă  des normes de bonne santĂ© morale et physique.

Ce qui se manifeste dans le sport est une dĂ©gradation de l’esprit d’entreprise, uneperte du sens de l’initiative : le capitalisme, en se “bureaucratisant” travaille Ă  sapropre disparition.

Ce que l’individu perd en se salariant pour une grande entreprise, il sembleraitnĂ©anmoins qu’il le rĂ©cupĂšre par l’autonomie promue par un mode de vie libĂ©ral.

Émancipation ou aliĂ©nation de l’individu ?

L’émancipation de l’individu apparaĂźt, au dĂ©part, comme un effet bĂ©nĂ©fique de lamontĂ©e du niveau de vie et des opportunitĂ©s permises par un marchĂ© libre. Laschmontre que cette libĂ©ration, provoquĂ©e par l’extension du capitalisme industriel, finitpar ĂȘtre nuisible aux individus : libĂ©rĂ©s de leurs attachements, de plus en plusinterchangeables, ils ne peuvent s’engager sĂ©rieusement dans une voieprofessionnelle. Le travail devient moins une affaire de compĂ©tence et de dĂ©vouementpersonnel qu’un jeu de mise en scĂšne de soi. L’employĂ© des grandes firmes anonymesdoit jouer un rĂŽle, se montrer plus malin que les autres, gruger ses collĂšgues et sessupĂ©rieurs.

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La distance au rĂŽle est amoindrie : il faut ĂȘtre personnellement, affectivement, investidans son travail, faire des dĂ©clarations amoureuses Ă  son entreprise 19. Cette exigencede sincĂ©ritĂ© provoque chez ceux qui en sont victime des angoisses. La distance au rĂŽlene peut ĂȘtre artificiellement rĂ©tablie qu’en surjouant son personnage, ironiquement, enessayant, dans son for intĂ©rieur, de ne pas se laisser « coloniser » par les mots d’ordrede la “motivation”.

L’individualisme sert d’expression Ă  un dĂ©sir de retrait dans la sphĂšre privĂ©e, loin de lafamille et du bureau. Illusoire façon de retrouver une autonomie que le travail nepermet plus d’acquĂ©rir :

« La critique de la « privatisation », bien qu’elle contribue Ă  maintenir en Ă©veil lebesoin d’une existence plus communautaire, devient fallacieuse alors que diminue lapossibilitĂ© d’une authentique vie privĂ©e. Il se peut qu’à l’instar de ses prĂ©dĂ©cesseurs,l’AmĂ©ricain contemporain se montre incapable d’établir aucune sorte de vie commune,mais les tendances Ă  la concentration de la sociĂ©tĂ© industrielle moderne n’en ont pasmoins sapĂ© son isolement. Ayant livrĂ© ses compĂ©tences techniques aux grandesentreprises, il ne peut plus pourvoir lui-mĂȘme Ă  ses besoins matĂ©riels. 20. »

Le rapport Ă  l’entourage se fait sur le mode de la dĂ©rision : je les frĂ©quente mais justedans mon intĂ©rĂȘt ; je vais au travail mais juste pour gagner ma vie, sans y croire :

« Ce qui est Ă  dĂ©noncer dans le mouvement de prises de conscience, ce n’est pas qu’iltraite de problĂšmes banals ou irrĂ©els, mais qu’il fournit des solutions qui vont Ă l’encontre de ses propres intentions. NĂ© d’un profond malaise, dĂ» Ă  la dĂ©tĂ©rioration desrelations personnelles, ce mouvement conseille aux gens de ne pas trop s’engager enamour et en amitiĂ©, d’éviter de devenir trop dĂ©pendant des autres et de vivre dansl’instant –alors que ce sont, prĂ©cisĂ©ment, ces comportements qui sont Ă  l’origine dumalaise » 21.

Le dĂ©veloppement de la personnalitĂ© narcissique a lieu dans une sociĂ©tĂ© qui a rompuses liens avec le passĂ© et se trouve, de ce fait, incapable de prĂ©parer l’avenir.L’individu, privĂ© de conscience historique, est enfermĂ© dans un prĂ©sent rĂ©trĂ©ci 22.

Dans un autre essai, Le moi assiĂ©gĂ© Lasch Ă©crit : « Dans une Ă©poque troublĂ©e commela nĂŽtre, la vie quotidienne se transforme en un exercice de survie. Les gens vivent aujour le jour. Ils Ă©vitent de penser au passĂ©, de crainte de succomber Ă  une “nostalgie”dĂ©primante ; et lorsqu’ils pensent Ă  l’avenir, c’est pour y trouver comment se prĂ©munirdes dĂ©sastres que tous ou presque s’attendent dĂ©sormais Ă  affronter. [
] AssiĂ©gĂ©, le

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moi se resserre jusqu’à ne plus former qu’un noyau dĂ©fensif, armĂ© contre l’adversitĂ©.L’équilibre Ă©motionnel requiert un moi minimal, et non plus le moi impĂ©rial d’antan »23.

Plusieurs passages de La culture du narcissisme sont Ă©crits en Ă©cho aux thĂšses deFreud sur les frustrations provoquĂ©e par la domestication de l’homme dans lacivilisation (je souligne) :

« Aujourd’hui, les AmĂ©ricains sont dominĂ©s, non par le sens de possibilitĂ©s infinies,mais bien plutĂŽt par la banalitĂ© de l’ordre social qu’ils ont Ă©rigĂ© contre de tellespossibilitĂ©s. Comme ils ont intĂ©riorisĂ© les contraintes sociales au moyen desquelles ilstentaient, jadis, de garder leurs appĂ©tits dans des limites civilisĂ©es, ils se sententmaintenant annihilĂ©s par l’ennui, Ă  l’instar de ces animaux dont l’instinct s’étioleen captivitĂ©. Le retour Ă  la sauvagerie les menace si peu qu’ils rĂȘvent prĂ©cisĂ©mentd’une vie instinctive plus vigoureuse. Les gens se plaignent d’ĂȘtre incapables desensation. Ils sont Ă  la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leursappĂ©tits blasĂ©s et de redonner vie Ă  leur chair endormie. Ils condamnent le surmoi etexaltent la fiĂšvre perdue des sens. Les peuples industrialisĂ©s du XXe siĂšcle ontconstruit tant de barriĂšres psychologiques pour faire piĂšce aux Ă©motions fortes, et ilsont investi dans ces dĂ©fenses tant d’énergie, Ă©manant d’impulsions interdites qu’ilssont incapables de se souvenir de l’impression que l’on ressent lorsqu’on est inondĂ©par le dĂ©sir. Ils ont plutĂŽt tendance Ă  se consumer, d’une rage issue de dĂ©fensesĂ©rigĂ©es contre le dĂ©sir, laquelle donne, Ă  son tour, naissance Ă  de nouvelles dĂ©fensescontre elle-mĂȘme. Apparemment incolores, soumis et sociables, ils bouillonnent d’unecolĂšre intĂ©rieure Ă  laquelle une sociĂ©tĂ© bureaucratique, dense et surpeuplĂ©e, ne peutoffrir que peu d’exutoires lĂ©gitimes 24. »

L’ùre de l’individualisme ne marque pas le triomphe mais l’effondrement de l’individu.

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La guerre des sexes

Autre Ă©chec pointĂ© par Lasch, celui de la libĂ©ration sexuelle. Celle-ci a voulu satisfairedes demandes d’émancipation de la femme par rapport Ă  son rĂŽle de mĂšre. Mais iln’est pas si certain, selon Lasch, que cela ait fait leur bonheur : au lieu d’ĂȘtre soumisesĂ  leur mari, elles se sont retrouvĂ©es de plus en plus sous la coupe de leur patron, deleur banquier. Qui plus est, les revendications fĂ©ministes n’ont pas eu les effetsescomptĂ©s : au lieu d’un apaisement des relations de couple, elles ont dĂ©clenchĂ© une

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nouvelle guerre des sexes. L’homme, faute de correspondre Ă  l’ami idĂ©al, au tendrecompagnon, est considĂ©rĂ© Ă  prĂ©sent comme un rival, un phallocrate. Le mĂȘmemĂ©canisme narcissique est encore Ă  l’oeuvre : des dĂ©sirs excessifs ne peuvent ĂȘtresatisfaits et engendrent en retour des frustrations inĂ©dites. Le mythe du princecharmant continue donc de faire des dĂ©gĂąts
 Lasch ne parle pas en misogyne quiproposerait un retour de la femme au foyer. Il montre que l’équilibre ancien du couplea Ă©tĂ© rompu au profit d’une situation de rivalitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e entre hommes et femmes :la libĂ©ration annoncĂ©e n’a pas su aboutir Ă  un Ă©quilibre meilleur 25

Pire, la sexualisation inconditionnelle de la relation amoureuse (droit Ă  l’orgasme) sefait au prix de ce que Lasch appelle une fuite devant les sentiments (flight fromfeeling). Les individus ne ressentent plus rien, ni des sentiments des autres ni d’eux-mĂȘmes. Ils voudraient ĂȘtre des machines Ă  jouir, sans entraves, mais leur chair est plustriste que jamais
 L’idĂ©al d’épanouissement absolu par la sexualitĂ© aboutit Ă  deshommes et des femmes nĂ©vrosĂ©s, hostiles les uns aux autres.

Le modĂšle du libertinage bourgeois, en « contaminant » les diffĂ©rentes couches de lasociĂ©tĂ©, fait sauter toute la distance polie qu’hommes et femmes avaient su Ă©tablirentre eux. Chaque sexe ne se faisait pas trop d’illusions sur les faiblesses de l’autre. Ilapprenait Ă  les accepter, avec un mĂ©lange d’ironie et de bonhomie. En s’attaquant Ă  lavie de famille prĂ©cairement maintenue dans les milieux modestes, l’idĂ©ologie libertairea constituĂ© une nouvelle forme de lutte des classes.

Lorsqu’il montre que les dĂ©sordres narcissiques proviennent des couches socialessupĂ©rieures et dĂ©stabilisent les classes populaires, Lasch semble pointer un complotdes Ă©lites. Tout le mal viendrait des dirigeants, qui auraient trouvĂ© le moyend’oppresser la masse par les moyens d’une bureaucratie tentaculaire. De plus, pourqu’elle soit contente de son sort, on l’abrutirait par la tĂ©lĂ©vision, la thĂ©rapie et despromesses d’épanouissement illusoires. Lasch rĂ©pond Ă  ce soupçon :

« Qu’on ne se mĂ©prenne pas. Je ne veux pas donner Ă  entendre qu’il existe une vasteconspiration contre nos libertĂ©s. Toutes ces actions Ă©tĂ© entreprises en pleine lumiĂšreet, dans l’ensemble, avec de bonnes intentions. Elles n’ont pas Ă©tĂ© non plus le faitd’une politique cohĂ©rente de contrĂŽle social. Les gens qui formulent une politiquevoient rarement au-delĂ  des problĂšmes immĂ©diats. [
] Ce qui donne cohĂ©rence auxactions entreprises par les directeurs et professionnels qui gĂšrent le systĂšme, c’est leurvolontĂ© de promouvoir et de prĂ©server le capitalisme des grandes sociĂ©tĂ©s dont ilstirent, eux-mĂȘmes, le plus grand profit. Les besoins de ce systĂšme modĂšlent lapolitique mise en Ɠuvre, et circonscrivent les limites des discussions publiques sur ce

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sujet. Si nous sommes, pour la plupart, conscients de l’existence de ce systĂšme, nousignorons, en revanche, la classe qui le gĂšre et qui monopolise la richesse qu’il crĂ©e.Nous nous refusons Ă  faire une analyse « de classe » parce qu’elle pourrait ressemblerĂ  une explication par la « thĂ©orie de la conspiration ». Mais nous nous interdisons, dumĂȘme coup, de comprendre comment sont nĂ©es nos difficultĂ©s prĂ©sentes, pourquoielles persistent, et comment elles pourraient ĂȘtre rĂ©solues 26 ».

Mettre les dirigeants face Ă  leur responsabilitĂ© n’est pas les accuser d’intentionsmalveillantes. Le rĂŽle des dominants dans le dĂ©clin de l’AmĂ©rique contemporaine estprĂ©cisĂ© par Lasch dans son dernier livre, La rĂ©volte des Ă©lites 27.

L’éclatement de la famille

Tout son projet de Lasch est de retracer une Ă©volution sociale qui ne date pas de ladĂ©cennie oĂč il Ă©crit, les annĂ©es 1970, mais qui a commencĂ© Ă  la fin du 19Ăšme siĂšcle.Dans la postface, l’auteur revient sur son projet pour exposer son hypothĂšse de dĂ©part.Il y explique pourquoi la famille est un lieu privilĂ©giĂ© de comprĂ©hension d’une culture,en quoi son Ă©tude est dĂ©terminante pour une sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e, et quelles sont lesrĂ©percussions de son dĂ©clin l’AmĂ©rique d’aujourd’hui (je souligne) :

« Le narcissisme de la culture et de la personnalitĂ©, tel que je l’ai compris, n’était passimplement synonyme d’égoĂŻsme [
] L’école, les groupes d’affinitĂ©s, la communicationde masse et les « travailleurs sociaux » avaient minĂ© l’autoritĂ© parentale et s’étaientemparĂ© d’un grand nombre de fonctions familiales touchant Ă  l’éducation des enfants.Je me suis dit que des changements d’une telle ampleur, dans une activitĂ© d’uneimportance aussi fondamentale, devaient avoir eu des rĂ©percussions psychologiquestrĂšs Ă©tendues. La Culture du Narcissisme Ă©tait une tentative d’analyse de cesrĂ©percussions – d’exploration de la dimension psychologique des changements Ă long terme dans la structure de l’autoritĂ© culturelle. Mes hypothĂšses de baseprovenaient d’un ensemble d’études, dues pour la plupart Ă  des anthropologues, Ă  dessociologues et Ă  des psychanalystes qui s’intĂ©ressaient Ă  l’étude de la culture et quianalysaient les effets de celle-ci sur la personnalitĂ©. Les chercheurs appartenant Ă cette Ă©cole maintenaient que chaque culture Ă©tablit des modĂšles distinctsd’éducation et de socialisation des enfants qui ont pour effet de produire untype de personnalitĂ© distinct adaptĂ© aux besoins de cette culture [
] Un certainnombre d’autres observateurs Ă©taient parvenus Ă  des conclusions semblables quant Ă la direction que prenaient les changements subis par la personnalitĂ©. Ils parlaient del’effondrement des « contrĂŽles pulsionnels », du « dĂ©clin du surmoi » et de l’influencecroissante des groupes d’affinitĂ©s. Les psychiatres, en outre, constataient une

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transformation dans les symptĂŽmes qu’ils dĂ©tectaient chez leurs patients. LesnĂ©vroses classiques traitĂ©es par Freud, disaient-ils, Ă©taient remplacĂ©es par desdĂ©sordres de la personnalitĂ© de type narcissique. Sheldon Bach a fait remarqueren 1976 : “Nous avions l’habitude de voir arriver des gens ayant des pulsions, commel’obsession de se laver les mains, des phobies et des nĂ©vroses bien repĂ©rĂ©es.Aujourd’hui, on voit arriver surtout des Narcisses contemporains” » 28.

Narcisse au cinéma : la fuite devant les sentiments

Je voudrais pour finir illustrer le propos de Lasch par deux exemples pris au cinĂ©ma.Puisque Narcisse aime outrageusement se mettre en scĂšne, il n’est pas surprenant quele monde de fiction crĂ©Ă© par Hollywood regorge de personnages souffrant de ce mal. Side plus, ces films se passent dans le milieu de la tĂ©lĂ©vision, on peut ĂȘtre assurĂ© d’ytrouver un vivier


J’ai dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© King of Comedy de Scorcese, dont un cĂ©lĂšbre critique de cinĂ©ma a ditqu’il est « one of the most arid, painful, wounded movies I’ve ever seen [
] It isfrustrating to watch, unpleasant to remember, and, in its own way, quite effective 29 ».En transposant, on en dirait autant du livre de Lasch, si dans les deux cas, cettevexation infligĂ©e au narcissisme n’avait pas un cĂŽtĂ© salutaire.

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La prostituĂ©e du film d’Alan J. Pakula, Klute (1971), jouĂ©e par Jane Fonda, consulterĂ©guliĂšrement une psychanalyste. Elle lui raconte que, pour satisfaire les fantasmes deses clients, elle est parvenue Ă  simuler parfaitement ses Ă©motions. Elle joue sur mesurele rĂŽle qu’ils veulent. Si elle a choisi de gagner sa vie par la prostitution, affirme t-elle,c’est pour obtenir une parfaite maĂźtrise sur ses dĂ©sirs. Elle confesse finalement, facecamĂ©ra, le vide intĂ©rieur de son existence : sa sexualitĂ© simulĂ©e l’a privĂ©e de toutsentiment.

La productrice de tĂ©lĂ©vision jouĂ©e par Faye Dunaway dans Network, de Sidney Lumet(1976), est elle aussi incapable de sentiments humains sincĂšres. Elle mĂšne sa viecomme si elle Ă©tait un personnage de show tĂ©lĂ© : « If I stay with you, lui lance sonamant horrifiĂ©, I’ll be destroyed [
] like everything you and the institution of televisiontouch is destroyed. You are television incarnate, Diana : indifferent to suffering,insensitive to joy. You are madness, Diana, virulent madness, and everything you touchdies with you 30 ».

Ces deux hĂ©roĂŻnes jouent un rĂŽle en permanence. C’est mĂȘme leur seule personnalitĂ© :quand elles ne jouent plus leur personnage, elles ne retrouvent aucune personnalitĂ©propre. Elles sont devenues de parfaites crĂ©atures de fiction.

C’est peut-ĂȘtre dans ces moments oĂč Hollywood fait des films qui sont des miroirs sanscomplaisance de son temps, qu’il Ă©chappe le plus Ă  sa tendance inhĂ©rente aunarcissisme.

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La productrice de tĂ©lĂ©vision (Faye Dunaway) dans Network de Sidney Lumet(1976) et la prostituĂ©e (Jane Fonda) dans Klute d’Alan J. Pakula (1971). DeuxhĂ©roĂŻnes qui pratiquent cette “fuite devant les sentiments” dont parle Lasch :la premiĂšre au nom de ses ambitions professionnelles, la seconde poursatisfaire les fantasmes de ses clients. ExubĂ©rantes dans leur travail, elles sontfroides et indiffĂ©rentes en privĂ©, incapables d’émotions vĂ©ritables.

L’Anti-Narcisse

Depuis quarante ans, les essais dĂ©nonçant les maux contemporains n’ont pas manquĂ©.On a critiquĂ© pĂȘle-mĂȘle la sociĂ©tĂ© de consommation (ou du spectacle), l’ùre du vide,l’homo festivus, le dĂ©sordre amoureux ou encore la fin de la valeur-travail et la mort del’athĂ©isme
 On ne cesse Ă©galement de protester contre l’assistanat, la perte du sensdes valeurs
 On a identifiĂ© Ă  chaque fois les effets du mal, sans vraiment trouver lescauses. Je crois que Lasch, en un seul livre, a fait mieux que toutes ces analysesrĂ©unies, car il a rĂ©ussi Ă  montrer les conditions sociales d’apparition de la pathologiepsychologique spĂ©cifique de notre temps. ComplĂ©tant en somme Freud par Marx etWeber, il a brossĂ© un portrait sans fard de l’homme contemporains -nous- non pour leplaisir d’ĂȘtre vexant, mais pour faire la lumiĂšre sur les tendances les plus mortifĂšres denotre culture. Le portrait de Dorian Gray rĂ©vĂ©lait les tares et les vices du personnage ;le portrait de Narcisse rĂ©vĂšle l’infantilisation d’un individu qui ne sait plus se prendreen charge et faire sa vie.

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Dans sa postface, l’auteur Ă©crit :

« Les critiques ont accueilli La Culture du Narcissisme comme une « jĂ©rĂ©miade »supplĂ©mentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les annĂ©es soixante-dix. Ceux qui ont trouvĂ© le livre trop sinistre ont annoncĂ© qu’il serait de toute façonbientĂŽt dĂ©passĂ©, puisque la dĂ©cennie qui allait commencer nĂ©cessiterait bientĂŽt unnouvel ensemble de tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afinde se distinguer des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes » 31. Il n’y a bien sĂ»r pas un mot Ă  changerĂ  ce livre, qui est sans doute encore plus actuel aujourd’hui qu’hier. Le narcissismen’est pas qu’un travers superficiel d’une Ă©poque trop tournĂ©e sur elle-mĂȘme mais lesymptĂŽme d’une crise profonde. Aux discours optimistes et satisfaits, il oppose unedĂ©marche qui ne flatte personne et qui est, pour cette raison, anti-narcissique.

Le constat peut paraĂźtre dĂ©sespĂ©rant et mĂȘme profondĂ©ment pessimiste. NĂ©anmoins, iln’y aurait pas de sens de la part de Lasch Ă  faire ce constat s’il ne croyait pas en noscapacitĂ©s Ă  prendre conscience de nos aveuglements quant aux bienfaits automatiquesde l’idĂ©ologie du progrĂšs. En voulant mettre fin Ă  tous les conflits et en nouspromettant un avenir de satisfactions illimitĂ©es, notre sociĂ©tĂ© s’est enfermĂ©e dans desillusions grandioses et dĂ©risoires, oublieuse des limites de l’ĂȘtre humain, de ce queJean-Claude MichĂ©a appelle sa part de tragique « non pas centrale mais irrĂ©ductible »32.

Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965.1.cf. Albert Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Dunod, 2003.2.cf. Marie-France Hirigoyen, Le HarcĂšlement moral : la violence perverse au3.quotidien, La DĂ©couverte, 1998.cf. Pascale Chapaux-Morelli et Pascal Couderc, La manipulation affective dans le4.couple : Faire face Ă  un pervers narcissique, Albin Michel, 2010.Christopher Lasch, The Culture of Narcissism : American Life in an Age of5.Diminishing Expectations, 1979 ; La culture du narcissisme : la vie amĂ©ricaine Ă un Ăąge de dĂ©clin des espĂ©rances, 2006, Flammarion, ChampsPage 284.6.Page 37.7.C’est pourquoi on peut accueillir avec scepticisme la profession de foi optimiste8.de Luc Ferry dans son dernier essai, L’innovation destructrice (Plon, 2014), quivoit dans la civilisation occidentale la seule et unique Ă  avoir sorti l’homme de sonĂ©tat de minoritĂ©. D’une part, notre civilisation n’est peut-ĂȘtre pas la seule Ă l’avoir fait ; de plus, il n’est pas certain qu’elle ait dĂ©finitivement rĂ©ussi. Il se

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pourrait que le culte du progrĂšs nous aveugle largement. L’essai de Ferry n’estd’ailleurs, dans ce rappel de l’importance des traditions, qu’une reprise non-ditedes thĂšses de Lasch et MichĂ©a. Or, il termine, malgrĂ© cette mise en garde, surune dĂ©fense inconditionnelle de l’innovation et du progrĂšs, qu’il considĂšre commeindispensables. L’alerte aura Ă©tĂ© donc chaude mais de courte durĂ©e. Sa rĂ©flexionest au moins l’occasion pour lui de se moquer des contradictions del’entrepreneur « moderne », qui veut en revenir aux bonnes vieilles mĂ©thodes demanagement tout en appelant sans cesse ses employĂ©s Ă  rĂ©volutionner leursoutils de production.Page 284-285.9.Page 40.10.Page 34.11.Pages 40-4112.Page 46.13.Page 50.14.Page 129.15.Jean-Claude MichĂ©a a montrĂ© les dĂ©rives du sport sous l’influence de la mentalitĂ©16.utilitariste, dans son essai Le plus beau but Ă©tait une passe (Climats, 2014). [Lireune recension du livre sur cesite->http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article541]. La coupe du mondeau BrĂ©sil ne nous a-t-elle pas montrĂ© nombre de matchs oĂč les Ă©quipes jouaientnon pour gagner, mais pour ne pas perdre, et oĂč la violence sournoise a Ă©tĂ©utilisĂ©e comme tactique pour dĂ©stabiliser l’adversaire ?Page 159.17.On retrouve lĂ  des critiques proches de celles portĂ©es par John Kenneth18.Galbraith. Voir Le nouvel Ă©tat industriel, 1968.Sur cette forme de soumission nouvelle induite par les mĂ©thodes de management19.de pointe, voir le livre de FrĂ©dĂ©ric Lordon, Capitalisme, dĂ©sir et servitude. Marxet Spinoza, La Fabrique, 2010.Pages 36.20.Page 57.21.Je forme cette expression de « prĂ©sent rĂ©trĂ©ci » Ă  partir de la notion22.bergsonienne de prĂ©sent Ă©largi. Se placer dans le prĂ©sent Ă©largi signifie pourBergson ressaisir le passĂ© (mĂ©moire), qui presse sur le prĂ©sent comme durĂ©eactuelle (attention) et qui s’ouvre sur l’avenir (volontĂ©). On pourrait dire que lenarcissique, Ă©touffĂ© dans une durĂ©e de plus en plus pauvre, est au contraireamnĂ©sique, indiffĂ©rent et aboulique.Christopher Lasch, Le moi assiĂ©gĂ©. Essai sur l’érosion de la personnalitĂ©, Climats,23.

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Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie américaineà un ùge de déclin des espérances

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2008. Dans ce livre, Lasch retrouve une Ă©tymologie possible de narcisse : du grecnarkĂš, la torpeur. Le narcissisme est un narcotique. Ce point est essentiel : lenarcissisme ne tĂ©moigne pas d’une suractivitĂ© mais bien d’un dĂ©sir d’apaisementdes tensions, de la quĂȘte d’un “Nirvana” comme Ă©chappatoire aux conflits etcontradictions de l’existence. Narcisse ne rĂȘve que d’une chose : vivre sa viecomme un songe. Bergson pointait dans le Rire ce risque pour l’ĂȘtre vivant de selaisser aller au somnambulisme. Nietzsche pointait pour sa part un “bouddhismeeuropĂ©en”, l’Europe dĂ©signant le monde occidental au sens large, et le“bouddhisme” un instinct de dĂ©pression profonde, menant au nihilisme. Voir laGĂ©nĂ©alogie de la morale, avant-propos, §5, ou encore Fragments posthumes, X,25 [222].Pages 38-3924.Voir le livre de Lasch, Les femmes et la vie ordinaire : Amour, mariage et25.fĂ©minisme, Climats 2006.Page 275.26.La rĂ©volte des Ă©lites et la trahison de la dĂ©mocratie, Champs, Flammarion, 2010.27.Voir sur ce site [un compte-rendu de celivre->http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article374].Pages 294-296.28.« L’un des films les plus arides, pĂ©nibles et douloureux que j’ai jamais vu. Le voir29.est frustrant, s’en souvenir est dĂ©sagrĂ©able et, Ă  sa maniĂšre, il est trĂšs efficace ».Lire [la chronique de RogerEbert->http://rogerebert.suntimes.com/apps/pbcs.dll/article?AID=/19830515/REVIEWS/50420001/1023] sur le film.« Si je reste avec toi, je serai anĂ©anti, anĂ©anti comme tout ce que toi et la30.tĂ©lĂ©vision touchez. Tu es la tĂ©lĂ©vision incarnĂ©e, Diana : indiffĂ©rente Ă  lasouffrance, insensible Ă  la joie. Tu es folle, Diana, folle Ă  lier et tout ce que tutouches meurt avec toi ».Page 293.31.Jean-Claude MichĂ©a, Orwell Ă©ducateur, Climats 200332.