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Chronique des falsifications : à propos de Lavoisier et d’un mot légendaire

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Chroniquedes falsifications :

à propos de Lavoisieret d’un mot légendaire

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James Guillaume naît à Londres en 1844, fils d’un père suissehorloger et d’une mère française. Lorsqu’il atteint l’âge de quatreans, ses parents reviennent en Suisse. En 1866, il fonde une section

de la Première Internationale (l’Association internationaledes travailleurs, ou AIT) dans la petite ville suisse de Locle.Il rencontre Michel Bakounine en 1869 et se rallie au combat

qu’il mène dans l’Internationale contre Marx et les “autoritaires”.Il est le principal dirigeant de la Fédération jurassienne de l’AITd’inspiration anarchiste et l’un des principaux piliers du courant

bakouniniste avec les sections espagnole, belge et italienne.Après l’exclusion des partisans de Bakounine au Congrès

de l’Internationale de La Haye (1872), il est l’un des organisateursdu congrès extraordinaire des bakouninistes de Saint-Imier,

qui réunit les fédérations jurassienne, italienne, espagnole et deuxfantomatiques fédérations (française et américaine), puis du congrès

international de 1873, qui se présente comme la continuationde l’AIT. Mais Bakounine lui-même abandonne la partie en 1874et, malgré le renfort de la section belge en 1876, l’année même

de la mort de Bakounine, le dernier congrès tenu à Verviers en 1877marque l’acte de décès de cette Internationale “anti-autoritaire”.

James Guillaume organise encore en octobre 1880 un ultime congrèsde la fédération jurassienne, qui disparaît peu après.

James Guillaume se consacre alors essentiellement à une activitéd’historien. Sa passion pour la Révolution française et les travaux

qu’il lui a consacrés lui valent d’être nommé en 1887 membred’une commission sise à Paris, chargée de publier les documentsd’archives de la Révolution. Il se fait naturaliser français en 1887,

l’année même où paraît le volume de documents qu’il a collationnéssur la Législative. En dehors d’une édition des œuvres de Bakounine

menée en commun avec Max Netlau, jusqu’à sa mort en 1916,à Londres, peu après son 70e anniversaire, il consacre l’essentiel

de son temps à l’étude de la Révolution française et publieplusieurs tomes d’Etudes révolutionnaires qui lui sont consacrés.Nous publions ci-après sa conférence consacrée à la fabrication

d’un faux, le fameux cri : “La République n’a pas besoinde savants.” Pour des raisons de place, nous y avons fait quelquescoupures, qui ne portent que sur des formules orales rhétoriques,quelques répétitions, quelques fragments de citations ou quelques

détails tout à fait secondairespar rapport à l’objet même de l’article.

LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 49

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CHRONIQUE DES FALSIFICATIONS : À PROPOS DE LAVOISIER ET D’UN MOT LÉGENDAIRE

C’EST le 19 floréal an II queLavoisier fut condamné à mortavec vingt-sept autres anciensfermiers généraux. Je ne vous

ferai l’histoire ni de sa captivité de cinqmois ni de son procès (...) (2). Je diraiseulement qu’en tuant Lavoisier, la Ré-volution tua, sans le savoir, l’un dessiens. Lui-même, dans une notice auto-biographique écrite en prison, publiée en1888 par son dernier biographe et sonéditeur, M. Grimaux, de l’Académie dessciences (3), rappelait fièrement “qu’iln’avait pas attendu l’époque de la Révo-lution pour manifester ses principes surla liberté et l’égalité” ; il se prévalait mê-me, comme d’une preuve de patriotisme,d’avoir pris les armes contre la royautéau 10 août et contre les Girondins au31 mai (4).

Le créateur de la chimie moderne ap-partenait à la Révolution, parce qu’ilcroyait à la raison et au progrès ; et c’estpour cela qu’il travailla avec tant d’ar-deur, d’une part, à la réforme de l’ins-truction publique (on connaît son remar-quable projet, présenté au Comité d’ins-truction publique en septembre 1793) ;d’autre part, à la réalisation de ce systè-me de mesures décimales déduites de lagrandeur de la terre, ce “bienfait de laRévolution” (5), dont il disait : “Jamaisrien de plus grand et de plus simple, deplus cohérent dans toutes ses parties,n’est sorti de la main des hommes” (6).

Une anecdote répétéeUne anecdote qui a été répétée dans

toutes les biographies, avec un certainnombre de variantes, veut que Lavoisier,

après sa condamnation, ait demandé autribunal un sursis pour achever quelquesexpériences, et qu’il lui ait été répondu :“La République n’a pas besoin de sa-vants.”

Louis Blanc, à qui l’on doit la réfuta-tion de tant de légendes contre-révolution-naires, s’est laissé prendre à celle-ci : il acru à la réalité de la demande de sursis, enmettant néanmoins en doute l’authenticitéde la réponse prêtée au tribunal. Il a écrit,en effet :« Il est affreux d’avoir à dire qu’on le

condamna, et plus affreux encore d’avoirà rappeler qu’il ne put obtenir un délaipour compléter des expériences utiles.Les uns prêtent à Dumas (le président

du tribunal révolutionnaire), les autres à

Un mot légendaire :“La Républiquen’a pas besoin de savants” (1)

Les sous-titres sont de la rédaction(1) Lecture faite à l’assemblée générale de la So-ciété de l’histoire de la Révolution, à la Sorbonne,le 29 avril 1900.(2) On peut consulter à ce sujet les Procès-verbauxdu Comité d’instruction publique de la Conventionnationale, tome III, pages 16-26, 236-242, et tomeIV, pages 379-391.(3) Edouard Grimaux, Lavoisier, Paris, 1888 ;deuxième édition, 1896, p. 383.(4) Voici le passage relatif au 10 août et au 31 mai :“Dans toutes les occasions, il a porté les armespour la défense de la liberté, notamment le 10 août1792, où il a été commandé pour la garde du ma-gasin des poudres de l’Arsenal, et le 31 mai 1793,où il a été commandé avec le bataillon de la sec-tion des Piques pour occuper le poste de la Placede la Révolution.”(5) Considérant du décret de la Convention du11 septembre 1793 sur l’établissement d’une Com-mission temporaire des poids et mesures. Ce consi-dérant a été rédigé par Lavoisier (Procès-verbauxdu Comité d’instruction publique de la Conventionnationale, tome II, pages 372 et 384).(6) “Eclaircissements historiques sur les mesuresdes anciens” : Œuvres de Lavoisier, tome VI,p. 703.

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Fouquier-Tinville, une réponse que rendheureusement douteuse l’excès de sabrutale imbécillité, joint à la non-concordance des témoignages : “Nousn’avons pas besoin de savants”. »

Et il ajoute en note :« La réponse dont il s’agit est attribuée

à Dumas par les auteurs de l’Art de véri-fier les dates, t. 1er, p. 183. Elle est attri-buée à Fouquier-Tinville par l’auteur del’article Lavoisier du Dictionnaire de laConversation ; et, quant à la Biographieuniverselle (de Michaud), elle ne nommepersonne et s’exprime ainsi : “Le chef decette horrible troupe, etc.” » (7).

Eugène Despois, dont la perspicacitéhabituelle s’est trouvée en défaut cettefois, a partagé l’erreur de Louis Blanc ets’est joint à lui pour “flétrir le refusinepte et barbare du sursis sollicité pourterminer des expériences” (8).

Georges Pouchet est le premier quiait vu clair en cette affaire ; et c’est l’ex-cès de fantaisie d’une des versions de laréponse attribuée au président du tribu-nal qui a été pour lui l’indice dénoncia-teur de la fausseté de l’anecdote.

Cette version est celle que le trop in-génieux Fourcroy, professeur éloquent,mais politique versatile, a insérée dansun discours pro domo suâ prononcé le15 thermidor an IV, à l’occasion d’unepompe funèbre en l’honneur de Lavoi-sier, organisée par le lycée des Arts.

Des calomniateurs intéressés com-mençaient à l’accuser d’avoir laissé froi-dement périr son maître, lorsqu’il eût pule sauver, ou même d’avoir demandé samort. Pour repousser cette imputationatroce, Fourcroy n’imagina rien demieux que de prétendre — ce qui est ab-solument contraire à la vérité — qu’enfloréal an II, il se trouvait lui-même me-nacé de la guillotine (9), et tous les sa-vants avec lui, et que le souci de leurconservation personnelle les avait tousréduits à garder le silence.« (...) Quelques jours encore, s’écrie

Fourcroy, et leur sang ne se mêlait-il pasà celui de cette illustre victime ? Le ju-ge-bourreau n’avait-il pas annoncé que“la République n’avait plus besoin de sa-vants”, et qu’un seul homme d’esprit suf-fisait à la tête des affaires ? » (10).

Une originepost-thermidorienne

Cette allusion à la dictature de Robes-pierre trahit l’origine post-thermidorien-ne du propos, et par conséquent sa non-authenticité.

Voici le commentaire de Pouchet à cesujet : « On a prétendu que Lavoisieravait imploré un sursis pour terminer cer-taines expériences. L’homme qui avait né-gligé de prendre un défenseur (11) n’a pasdû descendre à la prière. Quant à cette ré-ponse prêtée plus tard par Fourcroy auprésident du tribunal, “que la Républiquen’avait plus besoin de savants, et qu’unseul homme d’esprit suffisait à la tête desaffaires”, une telle phrase n’appartientpas certainement au langage de floréal,où Robespierre n’était pas encore le tyranqu’on renversera le 9 thermidor, et où lapensée ne serait venue à personne, pasmême aux fidèles de Robespierre, de sup-poser un homme d’esprit à la tête des af-faires » (12).

Pouchet avait raison ; mais il ne pos-sédait pas de preuves décisives — pal-pables et matérielles, en quelque sorte —à l’appui de son dire.

Ces preuves qui lui manquaient, je lesai cherchées et recueillies, et je vous lesapporte.

Nous allons, si vous le voulez bien,passer rapidement en revue les récits quenous possédons du procès de Lavoi-

(7) Louis Blanc, Histoire de la Révolution fran-çaise, livre XI, chapitre XI.(8) Eugène Despois, Le Vandalisme révolution-naire, p. 139.(9) Au printemps de l’an II, Fourcroy est occupé,en collaboration avec David et Barère, à faireprendre par le Comité de salut public cette éton-nante série d’arrêtés sur les beaux-arts, les lettreset les sciences, qu’on appelle les arrêtés de flo-réal.(10) Notice sur la vie et les travaux de Lavoisier,Paris, imprimerie de la Feuille du cultivateur,l’an IVe, p. 46.(11) Pouchet exagère un peu. Il est vrai qu’auprocès, Lavoisier n’eut qu’un défenseur d’office,comme tous ses coaccusés ; mais il avait rédigépeu auparavant une défense détaillée, qui fut pu-bliée sous le titre de Réponse aux inculpationsfaites contre les ci-devant fermiers généraux.Cette défense a été réimprimée par Grimaux autome VI desŒuvres de Lavoisier.(12) Georges Pouchet, Les Sciences pendant laTerreur, deuxième édition, p. 43.

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CHRONIQUE DES FALSIFICATIONS : À PROPOS DE LAVOISIER ET D’UN MOT LÉGENDAIRE

sier (13) et les versions successives del’historiette suspecte, et nous arriverons,par cet examen, à en déterminer l’origineet à en démontrer la fausseté.

Remarquons, tout d’abord, que si lemot fameux avait été prononcé, il auraitdû l’être par Coffinhal, et non par Du-mas ou Fouquier-Tinville, puisque niDumas ni Fouquier n’étaient présents :ce fut Coffinhal, vice-président, qui pré-sida la section du tribunal révolutionnai-re chargée du jugement des anciens fer-miers généraux, et ce fut le substitutLiendon qui prononça le réquisitoire.

Un témoin oculaireOn possède, du procès de Lavoisier et

de ses coaccusés, un récit dû à un témoinoculaire : c’est celui de Delahante jeune,l’un des trois adjoints aux fermiers géné-raux qui, impliqués à tort dans l’affaire,furent mis hors des débats par un décret dela Convention rendu le 19 floréal, sur lesinstances d’un des juges, Dobsen, et noti-fié d’urgence au tribunal. Les très intéres-sants Mémoires de Delahante jeune ontété publiés il y a quelques années par sonpetit-fils (...) (14).

Si un fait aussi notable qu’une deman-de de sursis s’était produit après lacondamnation, il l’eût mentionné : car ilne s’est pas astreint, dans ses Mémoires, àne parler que des choses qu’il a vues deses yeux, et il a narré, par exemple, l’his-toire du fermier général Didelut, victimede son aveugle sécurité, histoire qu’il neconnaissait que par ouïdire. Le silencegardé par Delahante au sujet d’une de-mande de sursis et de la réponse qu’y au-rait faite le président est donc une premiè-re preuve négative d’un très grand poids.

La plus ancienne Notice biographiquesur Lavoisier est celle qui fut écrite parson ex-collègue à l’Académie dessciences, l’astronome Lalande, et inséréeen nivôse an IV dans le Magazine ency-clopédique de Millin.

Lalande, en y racontant la condamna-tion de l’illustre savant, parle d’une attes-tation du Bureau de consultation des artset métiers, qui aurait été présentée auxjuges ; mais il ne dit rien d’un sursis de-mandé et refusé : “Au moment, écrit-il, oùl’on s’occupait de ce prétendu jugement,

on porta au tribunal un rapport fait par lecitoyen Hallé au Bureau de consultation,où il y avait un tableau des ouvrages et dumérite de Lavoisier, capable de faire im-pression sur des êtres pensants (15) : maisil ne fut pas même lu par ces hommes, quin’étaient que des instruments aveugles,stupides et féroces de la cruauté et de lamort” (16). Dans la Notice de Lalandecomme dans les Mémoires de Delahante,le silence gardé sur un fait aussi capital estbien significatif.

Vingt-sept moisaprès l’événement

Maintenant viennent ceux qui préten-dent savoir ce qu’ont ignoré et l’exactLalande et le minutieux Delahante, l’unet l’autre si bien placés pour avoir connutous les détails du procès (...). La men-tion d’une demande de sursis se trouvedans une cantate du littérateur CharlesDésaudray, directeur du lycée des Arts,qui fut exécutée le 15 thermidor an IVdans cette même cérémonie funèbre oùFourcroy prononça son discours apologé-tique. Cette cantate est intitulée : La mortde Lavoisier, hiérodrame, mis en musiquepar le citoyen Langlé.

Il en existe un exemplaire à la Biblio-thèque nationale (Ye 20004, in 12). Per-mettez-moi de vous lire les huit vers quirelatent l’anecdote en paraphrasant la ré-ponse attribuée au président ; ils sontbien mauvais, mais ce n’est pas de lapoésie que nous y cherchons :

“Le second Coryphée”« A la mort condamné, cependant il

espèreQu’il pourra terminer un travail im-

portantPour être utile encore, il lui faut un

instant.(13) Je laisse de côté le compte rendu donné parle Bulletin du tribunal révolutionnaire, compterendu où, naturellement, on ne voit pas figurer laprétendue demande de sursis.(14) Adrien Delahante, Une famille de finance auXVIIIe siècle, Paris, Hetzel, 1880, tome II.(15) Le rapport de Hallé avait été fait à la deman-de de Lavoisier lui-même. La minute de la lettrede Lavoisier au Bureau de consultation, en datedu 29 germinal, se trouve aux archives duConservatoire des arts et métiers.(16)Magazine encyclopédique, tome V, p. 187.

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 49

De quelques jours il veut que l’on dif-fère !Un vandale (17) à ces mots répond en

rugissant :“Dans le fond des tombeaux emporte

ta science ;De tes arts nous saurons nous passer à

présent ;C’est du fer qu’il nous faut, il suffit à

la France”. »Et le versificateur ajoute en note : “Ré-

ponse mémorable du brigand Dumas.”Le fait est répété, trois ans plus tard, en

l’an VII, sous une forme vague, par Que-nard (18), dans la Notice sur Lavoisierécrite par lui pour la Collection de por-traits d’hommes de la Révolution, de Bon-neville. Quenard s’exprime ainsi :« Il avait demandé un sursis pour termi-

ner un dernier ouvrage. “Le peuple n’a pasbesoin de chimie”, lui répondit-on » (19).

Il est répété également, en l’an IX, parDesessarts dans les Siècles littéraires de laFrance ; et cet auteur est le seul qui aitcorrigé un détail de l’anecdote pour larendre plus vraisemblable, en attribuant laréponse à Coffinhal.

Il donne en outre le texte même des pa-roles qu’il prétend avoir été prononcéespar Lavoisier et enjolive la réponse duprésident en y ajoutant une phrase inédite.Ainsi, à mesure que le temps s’écoule etqu’on s’éroigne de l’événement, les dé-tails se précisent et prennent plus de relief.Voici la version de Desessarts :« Ce fut le 16 floréal (20) de l’an II

(1794) que Lavoisier fut traduit au tribu-nal révolutionnaire. Comme il prévoyait lesort qui l’attendait, il demanda à sesjuges, ou plutôt à ses bourreaux, de diffé-rer sa mort pendant quinze jours. “J’ai be-soin de ce temps, leur dit-il, pour terminerdes expériences destinées à un travail im-portant, dont je m’occupe depuis plusieursannées. Je ne regretterai point alors la vie.J’en ferai le sacrifice à ma patrie.” Untigre qui présidait ce tribunal de sang,Coffinhal, fit cette réponse barbare à La-voisier : “La République n’a pas besoin desavants et de chimistes. Le cours de la jus-tice ne peut être suspendu” » (21).

Encore une preuve négative à mention-ner, pour achever l’énumération.

Un écrivain infiniment plus sérieuxque Desessarts, Quenard et Désaudray,

Biot, dans son Essai sur l’histoire généra-le des sciences pendant la Révolutionfrançaise (an XI, 1803), a parlé du procèset de la mort de Lavoisier (22).

Il ne dit pas un mot de la prétendue de-mande de sursis et de la réponse du prési-dent. Si Biot eût cru l’histoire vraie, iln’eût pas manqué de la rapporter, car il ci-te volontiers les anecdotes qui lui parais-sent intéressantes (...) ; or, quel trait eûtmieux mérité d’étre conservé à la postéritéque celui du sursis refusé à Lavoisier ?

Le silence de Biot montre qu’il necroyait pas à l’authenticité de ce récit.

Georges CuvierMais, plus de vingt ans après la Révo-

lution, sous le règne de Louis XVIII, voicivenir un historien qui possède, nous dit-on, des renseignements particuliers, etdont la parole sera, par conséquent, décisi-ve. C’est Georges Cuvier, le grand natura-liste, qui a écrit pour la Biographie univer-selle de Michaud l’article Lavoisier.

Il a rédigé sa notice, pour la plus gran-de partie, sur des documents communi-qués par Mme Lavoisier elle-même.Voyons ce qu’il va nous dire :“Un citoyen courageux, M. Hallé, osa

tenter seul un effort public. Il se hâta defaire, au lycée des Arts, un rapport sur ceque les découvertes de ce grand hommeavaient d’utile (23), et ce rapport fut pro-duit au tribunal. Lavoisier lui-même nedédaigna pas de demander aux misé-rables qui venaient de le condamner undélai de quelques jours, afin, disait-il, de

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(17) Cette expression de vandale est à retenir. Onverra plus loi à qui Désaudray a emprunté cetteépithète.(18) L’avocat P. Quenard avait été le collègue deLavoisier à l’assemblée des représentants de lacommune de Paris en 1789.(19) Collection de portraits d’hommes de la Ré-volution, Paris, an VII, tome II.(20) Le 16 floréal est la date du décret renvoyantles anciens fermiers généraux au tribunal révolu-tionnaire. La date de la comparution de Lavoisieret de ses coaccusés devant le tribunal et de leurcondamnation est le 19 floréal.(21) Desessarts, Siècles littéraires de la France,Paris, an IX, tome IV, p. 124.(22) Page 55.(23) Cuvier fait erreur : le rapport de Hallé avaitété présenté au Bureau de consultation des arts etmétiers, comme on l’a déjà vu, et non au lycéedes Arts.

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CHRONIQUE DES FALSIFICATIONS : À PROPOS DE LAVOISIER ET D’UN MOT LÉGENDAIRE

pouvoir terminer des expériences salu-taires pour l’humanité. Il entendait sansdoute ses recherches sur la transpiration,qui avaient été suspendues en effet parson emprisonnement lorsqu’elles promet-taient les plus beaux résultats. Tout fut in-utile. Le chef de cette horrible troupe ré-pondit d’une voix féroce qu’on n’avaitplus besoin de savants et le coup fatal futporté le 8 mai 1794.”

(...) Cuvier n’apporte pas ici un témoi-gnage personnel et direct. Le manuscrit deMme Lavoisier dont il a eu communications’arrête à l’année 1793 ; sur le procès, lebiographe n’a d’autres informations quecelles qu’il a pu recueillir dans les publi-cations déjà faites. Or il se trompe au sujetde Hallé. Sa supposition que les expé-riences en vue desquelles Lavoisier auraitdemandé un sursis se rapportaient à ses re-cherches sur la transpiration est une hypo-thèse presque comique (24). Enfin, sa pré-occupation visible d’éviter d’écrire unnom propre — d’où l’emploi de cette bi-zarre périphrase, “le chef de cette horribletroupe”— indique bien qu’il ne possédaitd’autres source que les versions diver-gentes parlant de Dumas, de Fouquier-Tinville et de Coffinhal, et que, n’ayantpas de raison décisive pour suivre l’uneplutôt que l’autre, il cherchait à les conci-lier sans se compromettre, en se réfugiantdans le vague de l’expression.

“Une de ces inventionscalomnieuses...”

Je regrette que M. Grimaux, l’éminentbiographe de Lavoisier, sans entrer dansces considérations, ait cru devoir s’incli-ner devant l’autorité de Cuvier, corroboréepar celle de Fourcroy : sa confiance dansces deux savants l’a décidé à admettrel’authenticité d’une histoire que lui-mêmedéclare pourtant invraisemblable et sus-pecte.“Le manque de témoignages certains,

a-t-il écrit, l’invraisemblance d’une de-mande de sursis de la part de Lavoisiertendraient à faire rejeter le fait commeune de ces inventions calomnieuses dontles partis vainqueurs accablent les partisvaincus, s’il ne se trouvait indiqué parCuvier.” Et plus loin : “La réponse deCoffinhal (25) ne me paraît pas pouvoir

être mise en doute après la phrase deFourcroy.”

(...) Pour moi, je vous ai montré, envous les lisant l’une après l’autre, et en lesdiscutant, ce que valent toutes les versionsd’une légende haineuse et sotte, de Four-croy jusqu’à Cuvier en passant par Désau-dray, Quenard, Desessarts et l’Art de véri-fier les dates ; je leur ai opposé le silencede ceux qui furent le mieux renseignés ; ilme reste à donner encore une dernièrepreuve négative, qui me paraît, celle-là,absolument péremptoire. Au printemps del’an III, moins d’un an après la mort deLavoisier, eut lieu le procès de Fouquier-Tinville et d’un certain nombre d’anciensjuges et jurés du Tribunal révolutionnaire,procès où une multitude de témoins vin-rent apporter à la charge des accusés unequantité d’imputations, vraies ou fausses.Si l’histoire du sursis demandé par Lavoi-sier et refusé par le tribunal eût été authen-tique, n’aurait-elle pas été rappelée dansune occasion comme celle-là ? Or, à l’au-dience du 2 floréal an III, où l’on parla duprocès des fermiers généraux, Dobsen, an-cien juge au Tribunal révolutionnaire —celui-là même qui avait sauvé la vie à De-lahante et à ses deux collègues en provo-quant le décret du 19 floréal an II —, citécomme témoin, raconta ce qu’il savait dece procès, parla de ses démarches en fa-veur des trois adjoints, rappela différentsdétails : il ne dit pas un mot de la préten-due demande de sursis (26). A l’occasionde cette déposition de Dobsen, le rédac-teur du compte rendu du procès de Fou-quier a consacré un paragraphe spécial à

(24) Dans la première de toutes les versions del’anecdote, que l’on trouvera plus loin — ver-sion qui vit le jour sept mois seulement après lamort de Lavoisier, et dont toutes les autres sontissues —, on avait eu soin de dire, pour rendreLavoisier plus intéressant et les juges plus cou-pables, qu’il s’agissait d’expériences “utiles à laRépublique”.(25) M. Grimaux parle ici de la “réponse de Cof-finhal” comme si c’était à Coffinhal que Four-croy eût attribué le propos du “juge-bourreau”.Fourcroy ne nomme personne ; mais Désaudray,dans la note de sa cantate exécutée le même jouret dans la même cérémonie, désigne expressé-ment Dumas. Et c’était bien Dumas que Fourcroyavait en vue, puisque — comme on le verra tout àl’heure — c’est Dumas qui est nommé dans ledocument dont Fourcroy s’est servi.(26) Histoire parlementaire de Buchez et Roux,tome XXXV, p. 124.

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 49

la mort de Lavoisier (27) : il est égalementresté muet à l’égard du sursis demandé etrefusé. A l’audience du 5 floréal an III, ilfut de nouveau question du procès des fer-miers généraux ; on parla de la rédactionde l’acte d’accusation, de l’irrégularité dujugement, sur la minute duquel la dé-claration du jury avait été laissée en blanc(28) : et dans cette audience encore, per-sonne ne mentionna ce fait monstrueuxqu’il eût été si à propos de dénoncer et defaire constater judiciairement (...).

Le premier éditeurde la légende

Le premier éditeur de la légende, jevais vous le nommer (...).

Dans son troisième Rapport sur le van-dalisme, lu à la Convention le 24 frimairean III, c’est-à-dire dix-huit mois avant lacérémonie du 15 thermidor an IV, et septmois après la mort de Lavoisier, Grégoirea glissé ce petit alinéa :« Il faut transmettre à l’histoire un

propos de Dumas, concernant une sciencedont les bienfaits incalculables s’appli-quent à divers arts, et spécialement à celuide la guerre. Lavoisier témoignait le désirde ne monter que quinze jours plus tard àl’échafaud, afin de compléter des expé-riences utiles à la République. Dumas(29) lui répond : “Nous n’avons plus be-soin de chimistes” » (30).

C’est ici la source originelle à laquelleont puisé tous ceux qui ont répété l’anec-dote, en l’arrangeant ou en la déformantselon leurs passions politiques ou le degréde leur ignorance. C’est par Grégoire quecette niaise calomnie a été lancée dans lemonde.

Mais il y a plus. C’est Grégoire aussiqui a fourni à Fourcroy ce trait sur les“hommes d’esprit” dont celui-ci a ornéson apologie. Un autre et plus ancien rap-port de Grégoire sur le vandalisme, celuidu 14 fructidor an II, contient, en effet, lesdeux lignes que voici : “Dumas disaitqu’il fallait guillotiner tous les hommesd’esprit. Chez Robespierre, on disait qu’iln’en fallait plus qu’un” (32).

Pris sur le faitVoilà, sous sa forme première, et tel

qu’il fut fabriqué au lendemain même de

Thermidor par la haine et la peur, le motque Fourcroy devait s’approprier deux ansaprès. Et notons un détail qui nous montrele falsificateur pris sur le fait : c’est que,en combinant cet endroit avec l’extrait durapport du 24 frimaire an III pour en com-poser sa phrase oratoire, Fourcroy s’estpermis d’y introduire une chose qui n’yétait pas et qui le dénature, mais qui ser-vait son dessein.

Sous la plume de Grégoire, en effet, lepropos attribué à l’entourage de Robes-pierre, où l’on disait qu’il ne fallait plusqu’un seul homme d’esprit, n’avait qu’uncaractère général ; Fourcroy l’a reprispour l’appliquer au cas spécial de Lavoi-sier, en le plaçant dans la bouche d’unjuge. Combinaisons, additions et adultéra-tions : opérations tantôt inconscientes, tan-tôt méditées, d’où sortent, pour être offertsen pâture à la crédulité humaine, ce qu’onappelle les mots historiques !

Et maintenant que la démonstration estachevée, j’ose croire que personne ne re-fusera son adhésion à une conclusion ainsiformulée. La demande de sursis est unefable inventée de toutes pièces. La répon-se du juge est, pour employer l’expressionexcellente de M. Grimaux, “une de ces in-ventions calomnieuses dont les partisvainqueurs accablent les partis vaincus”.

Et de cette double invention, nousconnaissons sinon l’auteur, du moinsl’éditeur responsable : c’est l’homme quifit à la Convention, après Thermidor,cette série de rapports tissus d’injures etde faussetés, qui ont fourni aux ennemisde la Révolution tout un arsenal d’accu-sations ineptes et odieuses, c’est l’évê-que Grégoire.

James Guillaume(27) Ibidem, p. 125..edu/IMG/pdf/C-R-Entre-vueIG-07-01-2010.pdf(28) Moniteur, 21 floréal an III, séance de laConvention du 16 floréal.(29) L’erreur initiale qui a substitué Dumas à Cof-finhal, et que tous ont répétée, excepté Desessarts,a donc été commise par Grégoire. Nul ne s’en éton-nera de ceux qui connaissent son inexactitude pas-sée en proverbe.(30) Grégoire, Troisième rapport sur le vanda-lisme, p. 2.(31) Instruction publique. Rapport sur les destruc-tions opérées par le vandalisme et sur les moyensde les réprimer, par Grégoire. Séance du 14 fructi-dor, l’an II de la République une et indivisible, sui-vi du décret de la Convention nationale. De l’Im-primerie nationale, in 8°, p. 13.