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Animal triste ; À Carthage ; Dürer, Goya, Molière. Face aux ruines brûlantes de Carthage, prise et incendiée après trois ans de siège en - 146, Scipion Émilien « fondit en larmes, laissant voir qu’il pleurait sur l’ennemi. Puis il médita longue- ment en lui-même, ayant pris conscience qu’il faut qu’une puissance divine fasse traverser aux cités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu’ils sont, des mutations comparables à celles que connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d’Ilion (…) tel aussi celui des Assyriens, des Mèdes et des Perses (…) et tel celui des Macédoniens (…). Tournant les yeux vers l’historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers [de l’Iliade, NB] lui eussent échappé : “un jour viendra où la sainte Ilion aura vécu / et Priam, et les guerriers de Priam à la bonne lance de frêne“. Et comme Polybe l’interrogeait sans ambages (…) il ne se retint pas de prononcer claire- ment le nom de sa patrie pour laquelle, eu égard aux vicissitudes de la condition humaine, il éprouvait sans doute des craintes ». Cette page d’Appien (95-165), qui arrive peu après la description saisissante des chars romains écrasant sous leurs roues dans les rues de la rivale vaincue hommes, femmes et enfants carthaginois, m’émeut étrangement. Et peu me chaut ce qu’il doit à Polybe (dont le texte est à peu près perdu…) ou en quoi il diffère de Diodore, Appien, qui écrit sous les Antonins, au temps de la plus grande puissance romaine alors présumée éternelle, Appien, donc, me montre le Romain victorieux voyant au-delà de l’évidence, l’évidence du triomphe définitif sur la cité rivale et de l’inéluctable hégémonie de Rome sur le monde connu – ce que voit Scipion Émilien, c’est la mort de ce qui naît en ce jour sur le sol africain. Cette Carthage qu’il fallait détruire, selon le vœu obsessionnel du vieux Caton, et qui le fut avec une impitoyable efficacité, qu’en reste-t-il pour nous ? Le cliché d’Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants ? La somptueuse et surchargée, à l’outré décor oriental, Salammbô de Flaubert ? Le film baroque et grandiose de Giovanni Pastrone Cabiria (1914) dont les flamboyants intertitres sont de Gabriele d’Annunzio, et qui est, juste avant Birth of a nation et Intolerance de Griffith, le premier vrai chef-d’œuvre du cinématographe ? Mais de la réelle Carthage, dont il ne demeure que quelques vestiges archéologiques, vides de sens sans contexte écrit, et quelques inscriptions, et surtout une histoire tout entière narrée par ses ennemis, que peut-on savoir ? Malgré la pauvreté, ou le parti-pris, de nos sources, Hédi Dridi réussit le tour de force de nous faire connaître ce que fut cette civilisation broyée dans Carthage et le monde punique, ouvrage publié dans notre collection Guides Belles Lettres des civilisations qu’anime avec une énergie rare l’historien de Rome Jean-Noël Robert, collection que je chéris particulièrement parce que chaque volume, toujours, m’apprend des faits que j’ignorais, de la Birmanie au monde des Mayas… – et tant pis si je parais faire de la réclame : avoir chez soi ces livres à la fois exhaustifs, exactement informés et de consultation aisée est indispensable pour connaître dans sa diversité l’histoire de l’espèce humaine. (J’ajoute, pour les parents inquiets de la terrifiante indigence des programmes scolaires : leurs enfants trouveront dans cette collection les connaissances fondamentales pour devenir « un honnête homme » – qui peut être une femme, d’ailleurs). Après cette ligne en pointillé, entr’acte qui a permis à mes lecteurs d’acquérir avec empres- sement le guide de Hédi Dridi, et l’ayant lu, de vivre en Carthaginois, flânant sur les remparts aux côtés d’Amilcar ou de l’héroïque Sophonisbe, ou bavardant avec de finauds marchands sur une esplanade de temple, une force insinuante me ramène à l’image de Scipion Émilien qui me fas- cine jusqu’à l’obsession, parce que Scipion agit à l’opposé de ce que le sens commun en atten- dait : il n’entonne pas un hymne joyeux pour avoir remporté la guerre séculaire qui a si souvent menacé d’abolir sa patrie – il pleure. Vainqueur victime de cette maladie de l’âme : la mélancolie. La Chronique des Belles Lettres 1 Hédi Dridi Carthage et le monde punique Guide Belles Lettres des Civilisations 288 p. 2006. 15 e 3 mars 2006 Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. D E S B E L L E S L E T T R E S LA CHRONIQUE 5

Chroniques 5

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Chroniques Michel Desgranges

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Animal triste ; À Carthage ; Dürer, Goya, Molière.

Face aux ruines brûlantes de Carthage, prise et incendiée après trois ans de siège en - 146,Scipion Émilien « fondit en larmes, laissant voir qu’il pleurait sur l’ennemi. Puis il médita longue-ment en lui-même, ayant pris conscience qu’il faut qu’une puissance divine fasse traverser auxcités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu’ils sont, des mutations comparables à cellesque connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d’Ilion (…) tel aussi celui desAssyriens, des Mèdes et des Perses (…) et tel celui des Macédoniens (…). Tournant les yeux versl’historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers [de l’Iliade, NB] lui eussent échappé : “unjour viendra où la sainte Ilion aura vécu / et Priam, et les guerriers de Priam à la bonne lance defrêne“. Et comme Polybe l’interrogeait sans ambages (…) il ne se retint pas de prononcer claire-ment le nom de sa patrie pour laquelle, eu égard aux vicissitudes de la condition humaine, iléprouvait sans doute des craintes ».

Cette page d’Appien (95-165), qui arrive peu après la description saisissante des charsromains écrasant sous leurs roues dans les rues de la rivale vaincue hommes, femmes et enfantscarthaginois, m’émeut étrangement. Et peu me chaut ce qu’il doit à Polybe (dont le texte est àpeu près perdu…) ou en quoi il diffère de Diodore, Appien, qui écrit sous les Antonins, au tempsde la plus grande puissance romaine alors présumée éternelle, Appien, donc, me montre leRomain victorieux voyant au-delà de l’évidence, l’évidence du triomphe définitif sur la cité rivaleet de l’inéluctable hégémonie de Rome sur le monde connu – ce que voit Scipion Émilien, c’estla mort de ce qui naît en ce jour sur le sol africain.

Cette Carthage qu’il fallait détruire, selon le vœu obsessionnel du vieux Caton, et qui le futavec une impitoyable efficacité, qu’en reste-t-il pour nous ?

Le cliché d’Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants ? La somptueuse et surchargée, àl’outré décor oriental, Salammbô de Flaubert ? Le film baroque et grandiose de Giovanni PastroneCabiria (1914) dont les flamboyants intertitres sont de Gabriele d’Annunzio, et qui est, juste avantBirth of a nation et Intolerance de Griffith, le premier vrai chef-d’œuvre du cinématographe ?

Mais de la réelle Carthage, dont il ne demeure que quelques vestiges archéologiques, vides desens sans contexte écrit, et quelques inscriptions, et surtout une histoire tout entière narrée parses ennemis, que peut-on savoir ?

Malgré la pauvreté, ou le parti-pris, de nos sources, Hédi Dridi réussit le tour de force de nousfaire connaître ce que fut cette civilisation broyée dans Carthage et le monde punique, ouvragepublié dans notre collection Guides Belles Lettres des civilisations qu’anime avec une énergie rarel’historien de Rome Jean-Noël Robert, collection que je chéris particulièrement parce que chaquevolume, toujours, m’apprend des faits que j’ignorais, de la Birmanie au monde des Mayas… – ettant pis si je parais faire de la réclame : avoir chez soi ces livres à la fois exhaustifs, exactementinformés et de consultation aisée est indispensable pour connaître dans sa diversité l’histoire del’espèce humaine. (J’ajoute, pour les parents inquiets de la terrifiante indigence des programmesscolaires : leurs enfants trouveront dans cette collection les connaissances fondamentales pourdevenir « un honnête homme » – qui peut être une femme, d’ailleurs).

Après cette ligne en pointillé, entr’acte qui a permis à mes lecteurs d’acquérir avec empres-sement le guide de Hédi Dridi, et l’ayant lu, de vivre en Carthaginois, flânant sur les remparts auxcôtés d’Amilcar ou de l’héroïque Sophonisbe, ou bavardant avec de finauds marchands sur uneesplanade de temple, une force insinuante me ramène à l’image de Scipion Émilien qui me fas-cine jusqu’à l’obsession, parce que Scipion agit à l’opposé de ce que le sens commun en atten-dait : il n’entonne pas un hymne joyeux pour avoir remporté la guerre séculaire qui a si souventmenacé d’abolir sa patrie – il pleure.

Vainqueur victime de cette maladie de l’âme : la mélancolie.

La Chronique des Belles Lettres 1

Hédi Dridi Carthage et le monde punique

Guide Belles Lettres des Civilisations

288 p. 2006. 15 e

3 mars 2006

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous proposeune libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique.Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leurproposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement.

D E S B E L L E S L E T T R E S

LA CHRONIQUE5

Diagnostic audacieux ? Scipion n’a-t-il pu être seulement saisi d’effondrement nerveux, à pré-sent que l’énergie déployée pour abattre Carthage n’a plus d’emploi ? Peut-être, mais l’on saitdepuis le célébrissime Problème XXX, dont Aristote est bien l’auteur, que grands hommes etmélancolie vont de pair : « Pourquoi les hommes qui se sont illustrés dans la philosophie, la poli-tique, la poésie ou les arts, sont-ils tous manifestement des gens chez lesquels prédomine la bilenoire (mélaïna cholé, qui a donné notre mélancolie) ? », interroge le Stagirite, qui répond aussitôtpar moults exemples et justifications scientifiques.

Et il me plaît de me représenter Scipion qui médite longuement, selon le texte d’Appien, assissur quelque rocher, le coude sur le genou, bras levé pour que la tête repose sur la main, dans laposture canonique fixée par Dürer en Melencolia I.

L’admirable estampe de Dürer (artiste que je vénère avec un fanatisme avoué) est le point dedépart de Mélancolies, Livre d’images, ouvrage dans lequel Maxime Préaud a rassemblé nombred’images, justement, qui montrent la permanence du thème mélancolique, sa symbolique et sesmétaphores, ses variances et ses dérivés, de la Renaissance au XXe siècle, avec une mention par-ticulière pour le Caprice 43 de Goya (« le sommeil de la raison engendre des monstres » – encoreune œuvre qui m’a durablement troublé) ; à regarder ces reproductions de peintures, estampesou gravures, je le trouve, en sa rêverie morbide, bien peu conquérant, cet homme européen quia conquis le monde…

Et sombre lui aussi, notre joyeux Molière, et même si l’on a déjà remarqué qu’il y a du tra-gique dans ses comédies…, c’est sous un angle nouveau que nous le fait découvrir PatrickDandrey dans Les Tréteaux de Saturne, scènes de la mélancolie à l’époque baroque.

Lecteur à l’intelligence aiguë et érudit à la connaissance sûre, Patrick Dandrey n’a rien de cescommentateurs jargonnants qui utilisent un texte classique pour aligner sottises et délires enune logorrhée oublieuse de tout sens ; son propos est de poursuivre l’histoire de la mélancolielà où se sont arrêtés Klibansky, Panofsky et Saxl avec leur magistral Saturne et la mélancolie – àDürer –, et de nous la montrer, bien vivante, aux temps baroques, dans tous ses aspects, au théâ-tre ou dans les illusions de sorcellerie.

« Mélancolie » a connu bien des acceptions différentes, et souvent simultanées ; elle désigneaussi bien la tristesse vague qui nous submerge sans que nous puissions en saisir la raison quediverses formes de conduites extravagantes identifiables à la folie classique ; elle diffère, tout ens’en imprégnant, des songeries sans issue sur la vanité de nos existences, filles de la trop fameusephrase de l’Ecclésiaste qui conduit à un nihilisme radical (et, picturalement, la séparation mélan-colie / vanités est totale) ; elle n’est pas sa suicidaire cousine neurasthénie, elle est un état mou-vant de l’être, et c’est à bon droit que Patrick Dandrey, qui consacre un indispensable chapitre àsa genèse médicale (Hippocrate, Galien…), en traque les manifestations au premier abord dispa-rates, et que Molière a su restituer en toute leur complexité.

Le génie de Molière nous cache aujourd’hui trop d’autres œuvres d’auteurs désormais négligés,par une coupable paresse ; Patrick Dandrey nous en fait redécouvrir beaucoup (et, à le lire, nous netrouvons aucune excuse à notre ignorance), je citerai seulement la tragi-comédie de TristanL’Hermite, La Folie du sage (1642) ; ce titre est un oxymore, et dit tout sur l’humaine condition.

P. S. 1. Dans l’univers des lettres antiques, les auteurs dits « historiens grecs de Rome » ont eulongtemps mauvaise presse, par dédain : les latinistes les ignorent – ce sont des auteurs grecsécrivant en grec, grave faute – , les hellénistes ne les regardent pas plus – ces Grecs sont des traî-tres pour avoir consacré l’essentiel de leur œuvre à Rome.

Heureusement, ce préjugé, surtout répandu chez les « littéraires », s’estompe grâce au travaildes historiens ; nous pouvons donc enfin commencer de lire Appien, et découvrir qu’il est unimmense écrivain, qui souvent égale Tacite ou Thucydide ; pour ma part, je n’hésite pas à pro-clamer que son récit de la chute de Carthage est un chef d’œuvre, dont la lecture m’a boule-versé : Histoire romaine, tome IV, livre VIII : Le livre africain, CUF.

P. S. 2. Pour lire intégralement et comprendre le Problème XXX, l’édition de référence est cellede Pierre Louis, avec traduction et nécessaire commentaire : Aristote, Problèmes, tome III, CUF.

Philippe Muray« Fous-moi donc la paix Avec ma santé Si je veux crever Je t’ai rien demandé. »

(Minimum respect)

Ce jeudi 23 février apparut sur l’écran de mon ordinateur ce message :« Passé huit jours à l’hôpital. Verdict cru : cancer du poumon. Je vous raconte très vite la suite,

qui ne saurait être moins drôle. (…) Philippe »Plus jamais je ne pus parler à Philippe Muray, ni lui ne put m’écrire.Le vendredi 3 mars au matin, j’appris sa mort, survenue la veille en fin d’après-midi.

Maxime PréaudMélancolies. Livre d’images

La génie de la mélancolie Klincksieck.

224 p. + ill. 2005. 33 e

Patrick DandreyLes Tréteaux de Saturne.Scènes de la mélancolie

à l’époque baroque La génie de la mélancolie

Klincksieck.304 p. 2003. 23 e

2 La Chronique des Belles Lettres

10 mars 2006

Je suis sorti pour acheter mes cartouches de cigarettes du week-end, dans un tabac face à unrestaurant qui fut une vieillotte taverne provinciale où Philippe et moi avions nos habitudes, etrécemment transformée en brasserie culturelle pour bobos qui eût excité sa joie.

Ce samedi 4 mars, je lis trois articles consacrés à Philippe ; l’un, de François Taillandier, dansLe Figaro, est excellent (et illustré de la photographie que Philippe autorisait : fumant son cigare) ;les deux autres, superficiels et condescendants, sont publiés dans ces gazettes dont rédacteurs etlecteurs étaient la cible constante de la verve de Philippe, pour leur prétention à représenter etrefaire l’humanité.

Et dans cet univers de transparence obligée, il lui est doucereusement reproché d’avoir étédiscret, « avare de détails sur sa propre vie » et de n’avoir « fourni à ses éditeurs que quelquesrenseignements indispensables ».

Comme c’est curieux… J’étais son éditeur, et je pourrais écrire un épais volume sur la vie dePhilippe.

Nous nous étions connus en 1969 et étions aussitôt devenus amis.Et très vite je veux dire qui il était réellement : un homme bien élevé et intègre, ou, selon l’ex-

pression américaine qui a plus de force que le français : a truly decent man.Bien élevé ? Intègre ? Décent ? Quel sens cela peut-il encore avoir dans notre monde où la

norme du bien est le compassionnel éthique, la sensiblerie lacrimale et l’hygiénisme persécu-teur ? Et même pourquoi parler de sens dans un monde dont l’essence est, justement, d’avoirperdu toute notion du sens ?

Comment raconter, pour mieux dire Philippe, trente-six années d’amitié ? De complicité, derires et dégoûts communs et, pour ma part, d’admiration constante ?

Et cela regarde-t-il quelqu’un d’autre que lui et moi ?Pourtant, je vais parler de sa vie, de crainte que soient écrites sur lui trop d’erreurs et d’inepties.

Lorsque je le connus, il avait déjà publié, chez Flammarion, à vingt ans, un premier roman,un roman d’adolescent qu’il expulsa de sa bibliographie et je l’en taquinais, lui disant que ce livreque je désignais sous le titre moqueur de « l’arrière de Suzon » existait malgré son déni, et qu’unjour quelque pensum de thésard l’écraserait de sémiologie.

Dans les années soixante-dix, Philippe devint, un temps, sérieux comme le voulait l’époque,un sérieux qui le fit dériver dans la mouvance de Sollers et Tel quel ; il publia Chant Pluriel et Aucœur des Hachloums chez Gallimard, Jubila, au Seuil, que je n’ai jamais relus depuis qu’il me lesoffrit mais, que l’on gratte les scories de ce temps, et déjà se dévoile un écrivain majeur.

Puis il y eut son Céline et, surtout, Le XIXe siècle à travers les âges, qui connut un véritable suc-cès public ; le temps des errances et expérimentations était fini, et Muray était désormais seule-ment Muray.

Même si, adolescent, il envisagea d’être peintre, et renonça, il ne voulut jamais être qu’écri-vain, non littérateur ou gendelettres – écrivain : un individu qui, chaque jour, reste enfermé chezlui durant un certain nombre d’heures pour exprimer par des mots appropriés ce qu’il a de meil-leur à exprimer.

Et qui, s’il parle des hommes et de ce qu’ils font, consacre aussi un certain nombre d’heuresà s’informer sur cette activité humaine présente, et sur ce qu’elle fut jadis et naguère, et ce qu’ilen fut dit.

Cela s’appelle aussi un travail.Si ce travail a quelque qualité et quelque hauteur, il trouve des lecteurs, dont le nombre suf-

fit pour encourager l’écrivain à le poursuivre.Mais non, sauf accident, à le faire vivre car l’écrivain, même aux goûts modestes, est un

homme qui a besoin de nourriture, d’habits, de toit.Pour qui a de la fortune, ou un emploi qui lui laisse des loisirs, le souci ne se pose pas ; qui en

est dépourvu se cherche alors une situation dans le domaine qu’il croit être le sien : la presse litté-raire ou l’édition – il devient un professionnel des lettres, et consacre l’essentiel de son énergie à unestratégie d’entr’aide cauteleuse avec ses confrères du même trottoir : « j’écris un bon article surton livre et tu en feras écrire un ejusdem farinae sur le mien par un tel dont je sais qu’il te doit unservice » ou « je publie avec une grosse avance ton roman (in petto : un roman de merde) et n’ou-blie pas que tu es juré d’un prix auquel je présente ma dernière œuvre » – rien de tout cela ne sedit à haute voix : cela va de soi. (Quoique… Un jour, Yves Berger, alors grand manitou littéraire deGrasset, m’invita à déjeuner pour me livrer cette confidence : « c’est désolant, Michel, mais nousne pouvons plus publier que des auteurs qui peuvent nous rendre des services »).

Philippe n’avait ni fortune ni emploi à loisirs rétribués et, même si son œuvre lui ouvrait déjàles portes du milieu (au sens d’Albert Simonin) intello-littéraire, sa simple honnêteté, et un élé-mentaire respect de soi, lui interdisaient d’être un atome, ou une étoile, d’un univers de com-promissions constantes, de trahisons et de jalousies, de mensonges et de flatteries hypocrites…

Ce qu’il décida fut digne : il fit le choix d’écrire discrètement plus de cent romans policierspopulaires assez bêtas et plutôt rigolos (nous nous en amusions souvent) vendus à plusieurs dizai-nes de millions d’exemplaires (et je pense que tout Français a lu Philippe sans le savoir…) ; cela

AppienHistoire romaine, tome IV,livre VIII : Le livre africainCollection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par P. Goukowsky,

avec la collaboration de S. Lancel.

CXXXVI-236 p. Cartes(2001) 2e tirage 2002. 60 e

AristoteProblèmes, tome III,

sections XXVIII-XXXVIII. Index.Collection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par P. Louis.328 p. Index

(1994) 2e tirage 2003. 52 e

La Chronique des Belles Lettres 3

ne fut pas sans lui coûter de peine, cela lui permit d’être ce qu’il voulait être : un écrivain authen-tiquement libre.

C’est sans hésiter que je révèle ainsi non pas tout, mais l’essentiel, du secret du discret Murayavare de détails, car pour moi qui sais combien il lui eût été, socialement, facile d’être l’une desvedettes médiatiques de la France des lettres, ce choix montre l’honneur de l’homme ; si lui n’enparlait pas, ce n’est pas par quelque honte, mais parce qu’il avait la conviction, fortement expri-mée dans son œuvre, que tout individu a le droit fondamental de ne dire sur lui-même que cequ’il estime pertinent de dire.

Ces dernières années, ce monde que Philippe exécrait finit par le reconnaître, pour les rai-sons mêmes et de la manière même qu’il a si finement disséquées : il devint de plus en plus régu-lièrement cité, commenté, exploité par ceux qu’il crucifiait, en partie parce que son talents’imposait, surtout parce qu’il est dans la nature de ce misérable univers (le vide est un avaleur…)de s’approprier un opposant – cela lui valut une sorte de reconnaissance qui ne le souilla pas nine le fléchit, et il ne se soucia guère que lui fut accolé le cliché de misanthrope réactionnaire.

D’autant qu’il n’était ni l’un ni l’autre.Détester une société – la nôtre en l’occurrence – n’est pas exclure d’aimer les hommes ni d’en

rencontrer ; Philippe refusait les pitreries et exhibitions médiatiques, mais il avait une vie socialetout à fait normale – j’entends : dans la norme de tout être humain qu’il soit plombier ou uni-versitaire – et pour de banales raisons d’affinités ou de circonstances, ses relations se trouvaientsurtout dans les milieux dits littéraires.

C’est à ce misanthrope qui savait fréquenter du monde sans en être prisonnier que je doisd’avoir connu Jean-Edern Hallier (et je vécus avec ce dernier une étonnante et longue comédiepicaresque qu’il faudra bien que je conte un jour), Milan Kundera (et ce fut l’aventure de L’Atelierdu Roman) et bien d’autres rencontres précieuses. (Sur les rapports de Philippe avec Hallier, cf.son texte sur L’Idiot international dans Moderne contre Moderne).

Quant à réactionnaire… Admirateur inconditionnel de Balzac (à ce propos : il faudra bien voirque la série des Exorcismes spirituels sont la Comédie humaine de la fin et du début de deux mil-lénaires), Philippe ne militait pourtant pas pour le trône et l’autel ; il ne militait d’ailleurs pourrien : il montrait ce qu’était le monde devenu, mais ne demandait pas le retour à un fantasméordre aboli ; je n’en dirai pas plus : toute son œuvre est là pour nier l’absurde étiquette.

Retour à la fin des années 80. Après Sollers, Philippe se laissa enjôler par un autre paon,celui-ci alliant miraculeusement l’absence de tout don pour l’écriture à une ignorance encyclopé-dique, Bernard-Henri Lévy. Et donc furent édités par la bouffonne maison Grasset deux livres dePhilippe, Postérité, son premier grand roman (où ses biographes comprendront son refus d’avoirdes enfants), et cet essai qui est une merveille d’intelligence, de style, et de compréhension dugénie, La Gloire de Rubens. Il reçut pour cela d’appréciables à-valoir, et comprit trop tard qu’ilssignifiaient qu’on l’achetait, non qu’on voulût vendre ses œuvres.

Ainsi sommes-nous faits : la sûreté de nos jugements sur l’humanité guide peu notre conduiteavec les hommes que nous côtoyons, mais Philippe finit par admettre ce qu’il savait et, – sanséclats, trop bien élevé, je l’ai dit, pour les criailleries rancunières – il se sépara des pipole germa-nopratins, qui le haïssaient et le craignaient pour être l’écrivain qu’ils ne pouvaient être.

En 1991, je publiai son Empire du Bien où il ridiculisait la domination étouffante des cordicoles.Puis j’ai publié huit autres livres de Philippe, dont On ferme, son roman le plus puissant et le

plus maîtrisé.Que fut, pour son éditeur, l’auteur ? Un auteur parfait.Jamais entre nous ne se tint une discussion sur ce qui pollue usuellement les relations

auteur / éditeur, les questions d’argent – nous avions une fois conclu un contrat, identiquementrenouvelé durant quatorze ans de titre en titre, et cela suffisait pour que le sujet fût clos ; jamaisnon plus il ne se plaignît, comme tant d’autres, que son nouveau livre ne fût pas en pile dans tellelibrairie, où ne fît pas le titre de Une des media ni ne téléphonait quotidiennement pour connaî-tre ses ventes du jour ; il écrivait, me remettait un manuscrit typographiquement irréprochable,demandait qu’il fût édité sans fautes et sous la présentation qu’il avait conçue ; ses seuls reprochesvinrent de l’étrange incapacité de nos fournisseurs à imprimer ses couvertures de la couleur exactequ’il avait choisie et indiquée sur le nuancier Pantone – c’étaient des reproches justes.

À la fin du siècle dernier, je l’ai dit, il fut peu à peu intégré à la catégorie socio-culturelle despenseurs-qui-comptent, et son nom était mécaniquement cité dans des listes de bons ou deméchants salués ou conspués par l’intelligentsia, sans la moindre relation de sens avec ses écrits ;heureusement, il se trouva aussi des romanciers et des essayistes, de la génération suivant celledes incultes histrions soixante-huitards terrifiés par la concurrence du talent, qui surent le lire vrai-ment, comprendre que sa dénonciation de l’envie du pénal et des malfaisantes lubies d’homo fes-tivus décrivent mieux notre société que tout opus de sociologue mondain, et qui, ni jaloux nienvieux, lui accordèrent sans crainte sa place – la première, pour la lucidité, le style, la verve.

Il y eut pourtant un rejet.À la place d’un essai, dont nous avions décidé ensemble du thème, et qui devait être une

charge contre une grotesque et éphémère fureur médiatique, Philippe me demanda de publier

4 La Chronique des Belles Lettres

Philippe Muray Moderne contre moderne.Exorcismes spirituels IV

Hors collection448 p. 2005. 25 e

Philippe MurayExorcismes spirituels III

Hors collection464 p. 2002. 21 e

un recueil de poèmes, que lui-même appelait vers de mirliton, précédés d’une préface danslaquelle il règle férocement son compte à la poésie.

Cette préface, pourtant substantielle en pages, en savoir intelligent et en densité critique, futignorée ; libraires et critiques virent seulement que des lignes n’atteignaient pas la marge – c’étaitdonc de la poésie, qui ne se vend pas (certains commerçants nous retournèrent même le livre,refusant de l’exposer) et dont on ne parle pas (et les media n’en parlèrent pas).

Le recueil est Minimum respect – et je remercie François Taillandier de lui avoir rendu justicedans son article sur Philippe ; je n’écrirai pas que c’est mon livre préféré (j’aime également toutesles pages et toutes les phrases de Philippe), même si j’ai pour lui la coutumière tendresse éprou-vée pour tout être disgracié / négligé, je dirai seulement que sous cette forme parodique setrouve ce que Philippe a écrit de plus radicalement violent, et, peut-être, de plus réjouissant.

À la mi-février, Philippe m’envoya un disque ; il y récite – chante ? – sur une entraînante etadéquate musique d’Alexandre Josso, treize poèmes de Minimum respect ; il aimait ce projet, il l’aaccompli avec sérieux, et en même temps une distance amusée, c’est donc un disque gai – maisen ce jour, à l’écouter, ce n’est pas de la gaieté que je ressens (et, « gaieté », c’est le nom de larue parisienne où il écrivait…).

Philippe n’était ni un pamphlétaire ni un polémiste ; il était, dans le sens jadis appliqué àDiderot ou Voltaire, un philosophe, projetant la lumière du sens sur un monde d’imposture ; ilavait choisi de le faire en provoquant le rire plutôt que l’ennui et de ce choix, qui n’obérait enrien la cohérence et la profondeur de sa pensée, est née une œuvre majeure et unique.

Et ce contempteur de la société était un amoureux de la vie et des hommes.

« Message bien reçu Et bienvenu

Je ne suis pas déçu D’être venu »

(Minimum respect)

P. S. 1. Certains livres de Philippe sont épuisés ; nous avions projeté ensemble leur réimpres-sion, et ils seront disponibles, avec les modifications de présentation qu’il souhaitait, dans les pro-chains jours.

P. S. 2. Philippe a écrit une œuvre très ample demeurée inédite pour des raisons que j’admet-tais à demi ; lorsque ces textes seront publiés, il apparaîtra encore plus grand.

Éloge du plomb ; Monthermant jeté et retrouvé ;De l’amitié à l’omniscience.

La première fois que, encore adolescent, j’eus la fierté de travailler dans un journal, non paspour mais dans, à l’imprimerie, parmi les linotypistes et typographes, ce fut dans cet ancienimmeuble parisien, mitoyen du café où fut assassiné Jaurès, dont les planchers et plafonds igno-rant tout parallélisme évoquaient les inquiétantes perspectives du Cabinet du docteur Caligari deRobert Wiene, et qui était alors le siège du Combat de Henry Smadja, ce merveilleux milliardairesurnommé par ses employés la peur du salaire, mais qui faisait vivre sur sa cassette personnelleun quotidien déficitaire dont les collaborateurs, pourvu qu’ils eussent du talent, pouvaient écrirece qui leur chantait, et quels que fussent leurs engagements politiques souvent opposés, seuljournal réellement libre jamais publié en France.

Sorte de factotum stagiaire, et bien sûr bénévole, j’eusse alors sacrifié tout mon argent depoche pour la joie de vivre dans le plomb, ce plomb qui fondait dans les linotypes pour ressor-tir sous forme de lignes de textes dont la longueur se nommait justification, petites barres que letypographe plaçait, suivant les indications d’une maquette gribouillée par le secrétaire de rédac-tion, dans une forme, cadre métallique de la taille exacte de la page à imprimer, les titres étant,eux, composés en caractères mobiles pris dans le meuble dit casse, le travail s’effectuant sur unetable à la surface absolument plane toujours appelée marbre, bien que celui-ci eût été remplacépar de la fonte (mais j’ai connu, à Sancerre, une imprimerie où le marbre était toujours en unmarbre acquis sous le second Empire…).

Oui, j’aimais ce plomb qui, d’un texte manuscrit ou tapé avec multiples fautes de frappe surune machine à écrire mécanique aux touches usées, allait faire naître un journal, ou même unlivre – pour l’offrir au monde.

(Les vapeurs de plomb en fusion, on le sait depuis l’Antiquité, provoquent le saturnisme ; ons’en préservait en buvant du lait, dont des bouteilles étaient quotidiennement distribuées auxouvriers ; leur syndicat obtint que ce don se fit sous forme de prime en billets de banque, quifurent transformés en pastis et Beaujolais, et jamais je n’entendis parler de victime du saturnisme– mes actuels contemporains, décervelés par des programmes télévisés plus redoutablement effi-caces que l’ubuesque machine à… chantée par Jarry, eux, tombent raides morts en regardant àtravers une vitre blindée un inerte plomb de pêche).

La Chronique des Belles Lettres 5

17 mars 2006

Philippe Muray Minimum respect

Hors collection192 p. 2003. 13 e

Ainsi flânais-je entre marbres et machines, sans emploi autre que me complaire dans monémerveillement quand un typo me tendit une feuille humide – une épreuve faite à la brosse surla forme – puis, me désignant du même mouvement un article et cette règle d’aluminium ditetypomètre, sur laquelle il avait placé son index à un certain endroit, il m’ordonna :

– C’est trop long de ça, coupe.Et il fit une marque au crayon sur l’épreuve, pour m’indiquer ce que je devais ôter.Le texte était d’Henry de Montherlant, écrivain pour lequel j’éprouvais alors une intense

admiration intellectuelle, que le commandement du typo transforma aussitôt en effroi physique.J’essayai de marchander, il me fut rappelé que le plomb n’est pas du caoutchouc, et quand

ça n’entre pas ça n’entre pas – je coupais.Alors je vis le typo prendre de ses doigts noircis d’encre les lignes devenues inutiles, et les jeter

en un seau, où elles seraient récupérées pour être fondues dans une linotype en d’autres phrasesd’un autre auteur, peut-être médiocre.

Passèrent des décennies, et je ne pensais plus beaucoup à Montherlant (et quand trouver letemps de relire ?), mais ce souvenir me revint, avec une nostalgie acérée (ont disparu et les véri-tables imprimeries et la mise en page et le plomb, tout cela remplacé par d’excrémentiellescochonneries informatiques) quand Charles Dantzig, en ce temps auteur débutant protégé deJean-Edern Hallier – et qu’il a curieusement omis dans son virevoltant Dictionnaire égoïste, au suc-cès critique et commercial d’ailleurs mérité – me proposa de publier dans la collection L’Idiotinternational qu’il dirigeait un essai virtuose de Philippe de Saint Robert Montherlant ou la relèvedu soir, contenant quatre-vingt-treize lettres inédites de l’auteur du Chaos et la nuit.

Publier des pages de Montherlant au lieu de les mutiler ? Dois-je vraiment dire que j’acquies-çai dans la seconde à la demande de Charles ? D’autant que le texte de Saint Robert est sansdoute celui qui éclaire le mieux, sans néfaste adulation, et l’homme et l’œuvre ; quant aux let-tres (de 1955 à 1972, année de son suicide), elles nous montrent un Montherlant bien peu hau-tain, contrairement à sa légende noire, disponible et cordial, et qui, s’il a le bon goût d’énoncercette indispensable règle : « je n’achète jamais un journal », dévoile cependant qu’il écrivait souspseudonyme des articles pour critiquer férocement ses propres livres…

Montherlant et Saint Robert furent liés, dit ce dernier, par une amitié de vingt ans mais, tiensdonc, que peut-on appeler amitié ?

Nous trouverons la réponse dans l’œuvre de l’un de ces grands Romains si chers àMontherlant, le traité De amicitia, L’Amitié que Cicéron écrivit en - 44, un an avant qu’un soldatd’Antoine ne lui coupe la tête et les mains pour les exposer à Rome sur les Rostres (ce n’était pasun geste d’admiration, ni même ce que l’on appelle aujourd’hui dans les milieux artistiques offi-ciels une installation).

Construit sous la forme traditionnelle du dialogue, ce traité fait partie des livres que l’on peutranger dans la catégorie des compagnons, ceux que l’on emporte en promenade avec la certi-tude d’y trouver, en laissant le vent l’ouvrir, une pensée qui nous réconfortera, répondra à uneinquiétude, nous encouragera dans le choix d’une conduite, aussi l’avons-nous inclus dans unecollection tenant, pour les dames, dans un sac à main, nos Classiques en poche, avec le texte latin,la fluide traduction de François Combès et une préface et des notes de François Prost très suffi-santes pour qu’un lecteur peu familier de Rome trouve toute l’information nécessaire afin d’ap-précier aisément le texte de Cicéron ; tout est dit aussi sur le contexte philosophique et politiquede l’œuvre, et quand Cicéron écrit, à propos de la mort d’un ami : « J’ai été seul frappé siquelqu’un l’a été. Or s’affliger de ses propres ennuis (incommodis), ce n’est pas aimer ses amis,mais s’aimer soi-même », il n’est pas inutile de savoir que c’est là un axiome issu du stoïcisme.

En une regrettable imperfection, la langue française dispose d’un verbe unique pour dési-gner des actions qu’il serait prudent de ne pas confondre, et le pitoyable aimer désigne aussi bienle lien qui unit l’amateur de ce légume au poireau que Montaigne à La Boétie ou Roméo à Juliette(j’aurais bien cité Laila et Majnu, mais n’aurais été compris que des connaisseurs de littératuresoufie et de films hindi…).

L’amour est pourtant supposé se distinguer assez nettement de l’amitié, et c’est sans doutepour cette raison que le célébrissime dialogue de Platon connu sous le titre de Banquet s’intituleégalement « de l’amour : genre moral » et non « de l’amitié… ».

Quoique… Fidèle à sa piégeuse maïeutique, dont j’ai déjà dit mon rejet, Socrate-Platonemberlificote ses interlocuteurs dans l’amour du beau et du bien, confondant et distinguant enun même énoncé nature et propriété et montrant qu’il dupe pour mieux duper ; pourtant cetexte nous apprend quelque chose sur l’amour, quelque chose qui sera différent pour chaque lec-teur et peut-être à chaque lecture, et qui fait qu’il est beau (littérairement, c’est superbe) et bien(c’est plus qu’intelligent) de souvent le relire (rappelons en passant aux partisans et adversairesde l’amour fusionnel que sa genèse est dans le discours d’Aristophane) et dans notre édition : LeBanquet, CUF.

Pourquoi cette édition parmi tant d’autres ? Parce qu’elle contient le texte grec, et qu’est trèsjolie notre police de grec créée en 1921 pour notre Collection des Universités de France, parce quela traduction nouvelle de Paul Vicaire est exacte, et parce que nous avons conservé l’indispen-sable introduction de Léon Robin.

6 La Chronique des Belles Lettres

Philippe de Saint RobertMontherlant

ou la relève du soir Avec quatre-vingt-treize

lettres inédites.L’Idiot international320 p. 1992. 21,34 e

Cicéron, L’Amitié Classiques en Poche

Traduit par R. Combes.Introduction et notes

de Fr. Prost.XXXII-160 p.

Bibliographie. Index.(1996) 2002. 6 e

Platon, Œuvres complètes,tome IV, 2e partie : Le Banquet

Collection des Universités de France, série grecque

Notice de L. Robin.Texte établiet traduit par P.Vicaire, avec le concours de J. Laborderie.

CXXIV-184 p.(1989) 3e tirage.2e éd.2002.28 e

Il existe autant de commentaires du Banquet que le texte contient de lettres ; je ne lesconnais pas tous : je ne suis pas Pic de la Mirandole.

S’identifier, positivement ou négativement, à Pic pour indiquer la possession d’un savoir totalen tous domaines était, dans ma jeunesse, une expression populaire ; j’eus la mauvaise surprisel’an dernier de découvrir qu’il existe désormais des professionnels du commerce du livre qui igno-rent son nom et que s’est évanouie cette gloire reposant, comme bien souvent toute gloire popu-laire, sur un malentendu.

Pic savait-il tout, de ce que l’on pouvait savoir en son temps ? Répondons prudemment qu’ilen donna l’impression lorsqu’il proposa à Rome en 1486, à 23 ans, ses neuf cents thèses, ouconclusions, philosophiques et théologiques dont l’essentiel nous est restitué dans Pic de laMirandole, un itinéraire philosophique de Louis Valcke.

J’ai dévoré cette monographie comme un double roman d’aventures, d’abord en son sensproprement romanesque, puisque dans la courte vie de Jean Pic, comte de la Mirandole (1463-1494), on trouve exil, prison, vaudeville amoureux, grands hommes et traîtres obscurs et très tôt,la mort, peut-être par empoisonnement…, mais surtout roman d’aventure intellectuelle puisquePic aborda et traita la quasi-totalité des connaissances humaines, de la philosophie aux mathé-matiques, de l’astronomie / astrologie à la magie et sorcellerie (goétia) qu’il différenciait, de l’artpoétique à la numérologie…

Je ne chercherai pas plus si Pic possédait ou non un savoir réellement universel ; ce qui fondesa véritable gloire est que, de ce qu’il savait, et est prodigieux, il sut construire une vision neuvede l’homme et de l’univers, dont nous sommes les héritiers.

P. S. 1. Cette chronique fut rédigée avant la mort de Philippe Muray ; me relisant, je trouveun goût acide à l’évocation de L’Amitié…

P. S. 2. Je remercie les très nombreux lecteurs et lectrices qui m’ont écrit cette semaine pour medire leur admiration – et leur amitié, justement – pour Philippe ; qu’ils me pardonnent de ne pouvoirrépondre à chacun, mais qu’ils sachent que je leur suis reconnaissant de leurs émouvants messages.

Revanche d’un laid ; Pertinenece du lieu commun ;Un concours chez les hétaïres.

« Il était excessivement horrible à voir, affreux, bedonnant, la tête proéminente, camus,voûté, noir, courtaud, cagneux, les bras courts, bancal, moustachu – une erreur du jour – ; et desurcroît, handicap pire que sa laideur, il était privé de parole ».

Ajoutons qu’il était esclave, et esclave aux champs, sort plus pénible et méprisable qu’êtreattaché aux corvées de la maison.

De cet homme disgracié, et qui allait connaître une rare célébrité, nous possédons un buste,exposé à la villa Albani, à Rome, et mon vieux Larousse en écrit : « rien n’est physiquement plusmisérable que cette figure d’Ésope, et rien n’est plus doux, plus noble et plus persuasif ».

Admirons le sculpteur anonyme, dont nous pouvons être certain que jamais il ne rencontrason modèle, pour avoir si bien exprimé le contraste entre l’apparence physique repoussante etla lumière intérieure de la sagesse.

Opposition fondatrice de la légende d’Ésope, en elle-même un apologue, sur la tromperie del’apparence.

Et opposition trop belle pour être vraie ? Car à ses multiples infortunes, des savants ajoutè-rent à Ésope une nouvelle tare : n’avoir jamais existé.

Reproche formulé en dépit de nos sources qui, depuis Hérodote, et plus fortement à l’épo-que classique, le citent en établissant une tradition constante à laquelle je me range : Ésope vécutau VIe siècle avant notre ère et mourut vers - 563.

Quant à son œuvre, que pour ces mêmes savants jamais il ne composa, j’ose prétendre qu’ilfaut bien que ces Fables que nous lisons eussent un auteur, et je pousse l’audace jusqu’à croireque cet auteur fut Ésope, et que les Fables d’Ésope sont d’Ésope (pour l’essentiel, j’admets qu’il yeut, pour le recueil que nous possédons : Fables, des mises en forme et ajouts postérieurs).

Le doute est nécessaire à la connaissance, mais ce doute doit être fondé sur des faits ; en l’ab-sence de ceux-ci, je préfère tenir pour vrais, avec quelque prudence envers les détails et anecdo-tes trop exemplaires, récits d’historiens et références littéraires, et écrire qu’ont réellement existéSocrate (qui, lui aussi fort laid, pourrait n’être qu’une allégorie du Philosophe…) ou Pythagore.

Pour ce que fut la vie d’Ésope, nous possédons un texte portant le titre audacieux de Vied’Ésope, auquel j’ai emprunté la citation ouvrant cette chronique, et qui fut en butte aux mêmesattaques d’inauthenticité que son héros.

De cette Vie, nous ne connaissons ni l’auteur ni la date de la composition et nous en possé-dons plusieurs versions dont les divergences sont propices aux hypothèses ; dans son introduc-tion à sa traduction – la première en français – Corinne Jouanno fait avec mesure le point surl’affaire ; mon opinion, qui n’est pas une certitude, est qu’apparut vers les Ve ou IVe siècle av. J.-C.une Vie d’Ésope issue de récits colportés oralement, qu’elle fut remaniée, complétée, mutilée, etc.

Louis ValckePic de la Mirandole.

Un itinéraire philosophique Le Miroir des Humanistes

496 p. 2005. 30 e

La Chronique des Belles Lettres 7

24 mars 2006

Ésope, Fables Collection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par E. Chambry.

LIV-324 p.(1927) 6e tirage. 2005.35 e

au fil des siècles, et pour ce qui nous est parvenu, libre à chacun de se satisfaire du simple plai-sir de la lecture, ou de céder aux charmes vénéneux de la critique textuelle (et je ne me mêleraipas de débattre de l’antériorité des influences – certains épisodes de la Vie seraient-ils desemprunts à la Comédie nouvelle, ou l’inverse ? etc., ad nauseam).

Plaisir de lecture, ai-je dit, et il est grand ; cette vie est le récit d’une ascension et d’une chute(au sens propre, et mortelle) : Ésope muet recouvre la parole grâce à Isis, cloue le bec aux rail-leurs, évite le fouet par ses apologues, tire son maître de mauvais pas (idiot et prétentieux, cemaître qui se voulait philosophe avait fait le pari stupide de boire la mer jusqu’à la dernière goutte– Ésope le sauvera de son imprudence) et gagne enfin liberté et gloire.

Non seulement le hideux Ésope se montre meilleur philosophe que tout philosophe, mais il a d’au-tres atouts cachés : un membre viril « gros et long » dont il satisfait à neuf reprises l’épouse, compa-rée à une « truie en rut », de son maître (ce qui manquera tourner mal – pourquoi ? lire la Vie…).

Les grincheux jugeront que cette vie, qui est en soi, je le redis, une fable en contenant centautres, a de fâcheux airs de cliché ou de lieu commun ; mais le cliché n’est autre qu’une observa-tion du réel, une observation si juste qu’elle est ressassée jusqu’à se travestir en évidence enoubliant qu’elle fut d’abord cachée avant que ne la formulât un originel découvreur, et toutecette sagesse qui va de soi et fonde désormais nos connaissances les plus élémentaires (merci, LaFontaine…) nous la devons pour l’essentiel à Ésope, aux péripéties de sa vie et à ses paroles.

Cette Vie a pour mérite supplémentaire de nous faire partager l’existence quotidienne deceux qui sont absents de l’histoire et de la littérature classiques : les esclaves, et de nous les mon-trer dans leurs rapports entre eux et avec les puissants de l’époque, de cela aussi, il y a d’utilesenseignements à tirer.

Me ferai-je l’écho de la plainte obsessionnelle d’une certaine école contemporaine, cereproche que les textes antiques refusent la parole aux classes défavorisées, aux femmes et, sansdoute, aux nourrissons ? ou rétorquerai-je que ces dédaignés sont bien bavards chez Plaute ouAristophane et que, de toute façon, la nature des œuvres historiques est de relater l’exception-nel (nous avons peu d’histoire d’hommes qui n’ont rien fait et à qui rien n’est arrivé, même denoble naissance…), qu’il en va de même, me semble-t-il, pour l’épopée et la plus grande part dela littérature ? ou ferai-je seulement remarquer que, même s’ils sont rares, il existe des textes quidonnent la parole aux humbles ?

L’un de ces textes a pour auteur Alciphron et nous l’intitulons Lettres de pêcheurs, de paysans,de parasites et d’hétaïres.

Qu’écrivent ces petites gens ? Ils se plaignent souvent (de la grêle, de la sécheresse, de la pluie,des esclaves paresseux pour les paysans, des tempêtes ou d’avoir ramené dans leurs filets un cha-meau décomposé au lieu des thons espérés pour les pêcheurs, d’hôtes parcimonieux pour lesparasites, d’amants inconstants ou de protecteurs pingres pour les hétaïres), mais ils se réjouissentaussi, boivent trop de vin, chantent d’heureuses amours, bref content une vie ordinaire danslaquelle l’extraordinaire n’est qu’anecdotique, sans grandes actions dignes de passer à la postérité,sans héroïsme autre que celui de travailler pour survivre et faire contre mauvaise fortune bon cœur,vies quelconques qui sont celles, en tout lieu et toute époque, de l’immense majorité des humains,vies qui sont, malgré des siècles (et des technologies…) de distance, plus semblables à la nôtreque les vies de Périclès ou Alexandre (ou que celle de Bill Gates…) dans leurs modestes peines etjoies, vies qui sont le plus profondément et authentiquement tout bêtement humaines…

Mais alors que je loue l’œuvre d’Alciphron voici qu’arrive le savant, tout joyeux de me gâchermon simple bonheur de simple lecteur, et qui ricane de ma naïveté, et d’avoir gobé l’authenti-cité de ces lettres : « ô niais ! s’exclame-t-il, cet Alciphron, nous ne connaissons rien de lui ! Toutjuste pouvons-nous supposer qu’il vécut vers l’an 200 de notre ère, et qu’il fut un rhéteur (cela,nous le déduisons de son œuvre qui n’est qu’un exercice rhétorique), et le texte que tu admiresn’est qu’un labeur scolaire prétendant faire parler des hommes et femmes censés avoir vécu auIVe siècle av. J.-C., et morts depuis belle lurette ! »

Le savant a raison : jamais le pêcheur Kymothoos (Coursevague) n’écrivit à son épouseTritônis (Fille de Triton) ni le parasite Platylaimos (Grandgousier) à son collègue Erébintholéôn(Lion-des-Pois), mais peu me chaut : je sais fort bien que ces pêcheurs etc. étaient en fait anal-phabètes, je sais aussi que le dessein du mystérieux Alciphron était d’offrir à son public un tableauvraisemblable de l’existence de ses fictifs épistoliers, et que, son public les côtoyant et les connais-sant, ces humbles, il ne pouvait espérer réussir son exercice qu’en respectant la réalité – pour cetteraison, je tiens cette œuvre d’imagination pour une représentation authentique.

Et je crois sans hésitation qu’un jour de l’an - 350, il y eut bien une hétaïre (supérieure à lasimple prostituée, ses charmes incluant la maîtrise des arts de la conversation et de la musique)qui, à la fin d’un banquet, organisa avec ses amies un concours des plus beaux seins et des plusbelles fesses, et tant pis si elle ne se nommait pas Mègara, et qu’au même moment un parasite(en français de naguère : un écornifleur, cf. Jules Renard) dénonça effectivement à son bienfai-teur la frivolité de son épouse, et est-ce grave s’il portait un nom autre que Scordolépisos (Pelure-d’ail) ?, et qu’un paysan maudit le loup qui avait mangé sa chèvre au bon lait…

Et je me satisfais d’avoir, grâce à Alciphron, pu découvrir et partager la vie de ces femmes ethommes, si lointains et si semblables.

Michel Desgranges

8 La Chronique des Belles Lettres

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Vie d’Ésope La Roue à Livres

Introduction, traduction et notes par C. Jouanno.

272 p. Bibliographie. Index.2006. 23 e

AlciphronLettres de pêcheurs, de paysans,

de parasites et d'hétaïresLa Roue à Livres

Introduction, traduction et notes par A.-M.Ozanam.

208 p. (1999) 2e tirage 2004.19 e

Impression IDG, Langres.