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Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2015 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 19 juin 2022 19:10 Spirale arts • lettres • sciences humaines Claire Moeder présente Sayeh Sarfaraz Claire Moeder Stigmate-machine : altérisation et racisation par le haut Numéro 252, printemps 2015 URI : https://id.erudit.org/iderudit/78009ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Spirale magazine culturel inc. ISSN 0225-9044 (imprimé) 1923-3213 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Moeder, C. (2015). Claire Moeder présente Sayeh Sarfaraz. Spirale, (252), 19–30.

Claire Moeder présente Sayeh Sarfaraz

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Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2015 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 19 juin 2022 19:10

Spiralearts • lettres • sciences humaines

Claire Moeder présente Sayeh SarfarazClaire Moeder

Stigmate-machine : altérisation et racisation par le hautNuméro 252, printemps 2015

URI : https://id.erudit.org/iderudit/78009ac

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Éditeur(s)Spirale magazine culturel inc.

ISSN0225-9044 (imprimé)1923-3213 (numérique)

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Citer cet articleMoeder, C. (2015). Claire Moeder présente Sayeh Sarfaraz. Spirale, (252), 19–30.

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SAYEHSARFARAZ

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HISTOIRE CHERCHE PERSONNAGESPAR CLAIRE MOEDER

On a l’impression que cette histoire, comme toutes les histoires vraies, est incomplète. 

— Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal

Sayeh Sarfaraz est de ces artistes qui puisentdans la boîte chaotique du monde comme dansun coffre sans fond. Au fil de son gested’extraction, les parois de ce réceptacle s’étendentet se rétractent, le monde devient fantasque etintransigeant, allégorique et concret : le mondedevient une histoire.

Poursuivant les mots de Jacques Rancière selonqui « le réel doit être fictionné pour être pensé »(Le partage du sensible. Esthétique et politique,éditions La Fabrique, 2000, p. 61), Sayeh Sarfarazpropose des possibilités de penser l’histoirepolitique actuelle à travers les yeux d’un enfantvoulant habiter sa propre histoire. Artistebâtisseuse de fictions, de « réagencementsmatériels des signes et des images », SayehSarfaraz annule l’opposition entre réel etsymbolique pour renégocier la frontière entreraison des faits et raison des histoires. Le politique s’y infiltre partout, produisant de surprenants échos de nos archétypes et de notre enfance.

BOÎTE DE PANDOREAgencés en de vastes installations, les motifscréés par Sayeh Sarfaraz mobilisent diversmatériaux, échelles et niveaux de langage, pourrésister à une lecture trop immédiate de lapolitique moyen-orientale. Ses récits visuels ontun goût amer de réel et trouveront dansl’actualité des résonances indéniables. S’ils sontdirectement issus du contexte iranien, du régimeislamique et de la dictature de MahmoudAhmadinejad, ils n’en finissent pas d’ouvrir

Fox & Friends (détail), 2013 (Vaste et Vague, Carleton-sur-Mer) photo : Robert Dubé

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à d’autres contextes, où l’agitation politique et lesmouvements populaires secouent aujourd’hui lescommunautés : élection contestant le processusdémocratique, censure et emprisonnement dejournalistes, exécutions publiques, tortures,manifestations publiques… Il faut considérercette accumulation de référents et d’enjeuxpolitiques dans ses œuvres non pas comme uneffort de catalogage à visée exhaustive, maisdavantage comme la fabrication d’une boîte dePandore mouvante. Les maux actuels qui s’enéchappent se combinent alors en un inventaire

indocile et inachevé, mis en jeu par le truchementde jouets, de dessins naïfs ou de mots.

Extirpant de la boîte du monde les conflits etinsurrections marqués par la violence, SayehSarfaraz mène plus loin son geste entransformant cet inventaire politique en desformes imaginaires nouvelles où les jouets etdessins agissent comme autant de faux-fuyantspour mener le spectateur vers un récit ambigu,une fiction glissante. L’innocence des figuresenfantines est contrariée et leur référence

Fox & Friends, 2013 vue d’exposition(Maison de la culture Frontenac, Montréal) photo : Guy L’Heureux

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familière s’éclipse pour laisser place à despersonnages intrigants. L’enfance, si elle n’estjamais loin, a désormais perdu son innocence.

« LES IMAGES NE SONT PAS INNOCENTES »(ALFREDO JAAR)Depuis 2009 et jusqu’à récemment en 2014, des figurines Lego s’immiscent dans toutes lesstrates de ses œuvres grand format sous formede tableaux miniatures. Ces personnages à laplastique lissée et au visage universel, quitissent un lien avec l’enfance de tout un chacun,sont regroupés en cellules ou cortèges. Desdizaines de silhouettes reproduisent ici et là lesmanifestations populaires initiées après laréélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad

à la présidence de la République islamiqued’Iran, en 2009. Les jouets manufacturésparadent en rang étroit, le poing levé, parfoisparés de baguettes magiques pour « changer le monde ». Ces scènes étendues au sol, sur dessocles ou des tablettes, rappellent les vuesaériennes de manifestations captées par lesmédias rejouant, grâce à la miniaturisation,toute la puissance de la foule. Le mimétismedisparaît pourtant avec la complexification du regard lorsque la perspective permetd’embrasser la foule tout en la discernant dansses moindres détails. L’artiste produit unefocalisation à la fois fragmentée et rapprochéepour créer une nouvelle modalité de regard et,avec elle, une autre vision de l’histoire, baséedorénavant sur une ubiquité assumée.

Fox & Friends (détail), 2013 (Vaste et Vague, Carleton-sur-Mer) photo : Robert Dubé

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Let’s Play Again? = On rejoue ?, 2014 vue d’exposition (Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop, Sherbrooke) photo : François Lafrance

Let’s Play Again? = On rejoue ? (détail), 2014 photo : François Lafrance

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Let’s Play Again? = On rejoue ? (détail), 2014 photo : François Lafrance

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Wolves in the Wall, 2014 vue d’exposition (The Invisible Dog Art Center, Brooklyn) photo : Simon Courchel

Wolves in the Wall (détail), 2014 photo : Simon Courchel

Wolves in the Wall (détail), 2014photo : Simon Courchel

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Micropolitiques (détail), 2014 béton, gouache, 305 x 488 cm, détail (Salle Alfred-Pellan, Maison des arts de Laval) photo : Guy L’Heureux

Micropolitiques (détail), 2014 photo : Guy L’Heureux

L’ubiquité de ce narrateur visuel qu’est l’artisterappelle la fragilité de son statut face aupolitique : à la fois engagée dans son objet de dénonciation et spectatrice à distance – de par son exil –, elle est investie au cœur del’événement tout en ne pouvant l’observer qu’àtravers une voie médiatisée et nécessairementreconstituée, dans un climat de censure et d’accès restreint à l’information.

DRESSER UNE CARTE DU VISIBLEJusqu’en 2012, Sayeh Sarfaraz associe aux jouetsdes tracés et des organigrammes mettant enscène des personnages-clés de la mappemondegéopolitique. La cartographie mobilise dans ses

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premières installations des noms de dirigeants,des mots-clés et des définitions neutres issues deWikipédia, visant les arcanes du pouvoir auMoyen-Orient et de plusieurs puissancesoccidentales. L’artiste enchevêtre cettecartographie avec des scènes en élévation pourcomposer de vastes dioramas qui désamorcentl’abstraction première de la cartographie, afin derevenir à des éléments concrets. Elle place lesjouets manufacturés et les dessins comme autantde points de bascule d’une carte dresséefragilement à même la structure du lieu qu’elleinvestit dans ses moindres recoins. Lesinstallations de Magic Never Ends, THE TYPHOONCONTINUES AND SO DO YOU, Mapping the WorldUSA, Dictator is in town déploient ainsi le schémade la puissance militaire au cœur du dispositifd’exposition, sur son sol ou ses murs. Cettestratégie de la cartographie s’associe à celles des« récits et histoires », du « carnavalesque », de « lareconstitution et de la fiction », citées à titre deprincipales méthodes employées en art politiquecontemporain par Zanny Begg et Dmitry Vilensky .Elle permet à Sayeh Sarfaraz de creuser la

structure de la domination politique, de mettre enscène des mots érigés en symboles et de soulignerles hiérarchies obscures, grâce à des liensgraphiques tracés à même la surface. Sesinstallations invasives forment des cartes du visibled’après une textualité précise, schématisant ainsiles arcanes d’une mondialisation militairecomplexe. Contaminées par une imagerie descènes de répression et de manifestation, autantd’îlots qui forment des lieux interstitiels derésistance populaire, ses œuvres construisent unrécit violent tout en se singularisant d’une pure« esthétique de l’horreur 1 ».

UN NOUVEAU PAYSAGE DE TRAITÀ partir de 2013, les éléments textuels etschématiques sont délaissés et l’imagerie desœuvres trouve alors une nouvelle avenue.Abandonnant la stricte cartographie, SayehSarfaraz déploie une scénographie populairefaite de cortèges et de grands rassemblementsqui envahit les espaces d’exposition et enredessine parfois les contours.

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Étrange dictature, 2013 vue d’exposition (Montréal, arts interculturels) photo : Paul Litherland

Étrange dictature (détail), 2013photo : Alexandru Argh

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Micropolitiques, 2014 vue d’exposition (Salle Alfred-Pellan, Maison des arts de Laval) photo : Guy L’Heureux

Micropolitiques (détail), 2014 photo : Guy L’Heureux

Micropolitiques (détail), 2014 photo : Guy L’Heureux

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Elle forme des dioramas denses où prédominentdes figurines colorées, érigées en reliques dupouvoir politique et de ses dissidents. Le chaos etle multiple sont orchestrés par des formesrécurrentes tels que le cercle fait de centaines defleurs, la colonne de manifestants ou la rangée dechars et Bassidjis (milice paramilitaire placée sousles ordres de la Garde révolutionnaire iraniennequi a violemment réprimé les manifestations en2009) dressée devant eux. Ces scènes de fouleminiature sont par ailleurs intercalées de scènesdavantage minimales, où chaque élément vient

pointer une symbolique précise puisée dansl’imaginaire collectif : des têtes décapitées ycroisent des portes de prison, tandis que des fusilssont placés aux côtés de pièces de monnaie.L’objet puisé à même l’industrie du jouet y trouveune nouvelle puissance critique. Une codificationpropre à l’artiste apparaît également, mettanten scène les personnages du Guide Suprême, dudictateur et des mollahs, respectivement placésen fantôme, bouffon et ninjas au sein d’unpaysage carnavalesque naissant.

Sayeh Sarfaraz opère en 2014 un glissement de laforme imposée du jouet manufacturé vers laforme réinventée du dessin. Avec elle, les surfacesse modifient et trouvent d’autres cadres narratifspeints sur les surfaces de jeu en bois, lespanneaux bruts en béton ou contreplaqué quiaccueillent des personnages désormaisgraphiques. Le paysage carnavalesque s’imposealors pleinement et établit une nouvelleiconologie autour de silhouettes de tanks, demollahs-lutins, de soldats sans visage, defemmes-enfants ou d’animaux totémiquescomme le hibou. Dans l’étendue de ces dessins,les ensembles chaotiques et structurés alternent,passant du tourbillon d’affrontements violentsentre les opposants au régime aux rangs serrésdes soldats anonymes, suivant un fil d’Ariane faittour à tour de guirlandes de tanks, de mollahs oude nœuds coulants qui évoquent les pendaisonspubliques. Sayeh Sarfaraz poursuit un retour àune narration visuelle archaïque, issue d’uneforme millénaire de récit : l’imagerie tisse alorsavec les fresques, les tapisseries et les séquencesdécoratives de nouveaux liens. Ses installationsprennent part à un langage transversal etuniversel tout en ayant recours à des élémentsculturels persans, s’inspirant des motifs abstraitsou des usages de couleurs comme le bleu perse.

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Au pays des Mollahs, 2015 gouache sur papier, 30 x 20 cm photo : Olivier Rioux

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RAMIFICATIONS DU JEULes œuvres de Sayeh Sarfaraz sont conduites parune méthodologie de l’antagonisme : ellescompilent et considèrent des figures de pouvoir,des scènes, des mots et des gestes réels pourglisser sans cesse vers une imagerie naïve etanonyme qui, sous des atours encyclopédiques, se rattache encore et toujours à l’enfance et aux ramifications du jeu. Loin d’être des scènesstatiques, les installations initient le drame

politique par le biais de stratégies propres aurécréatif : la cachette, avec les tiroirs à ouvrir pour découvrir les biographies de prisonnierspolitiques incarcérés à la prison d’Evin ou lesalcôves cachant dirigeants et manifestants dansles murs ; le plateau, reconstituant le jeu deserpents et échelles pour créer un chemin hérisséde tanks et de mollahs ; l’assemblage, où les blocs de jeu sont amoncelés à l’échelle de salles entières.

Wolves in the Wall, 2014 vue d’exposition (The Invisible Dog Art Center, Brooklyn) photo : Simon Courchel

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On peut déceler dans ses œuvres un gesteparadoxal, où la quête encyclopédique d’unecompréhension du monde se métamorphose enimaginaire enfantin fantasque. Il faut plutôt yvoir un geste de réconciliation dans lequel laviolence du réel rencontre « des jeux pour enfantset d’autres stratagèmes pour dédramatiser unesituation difficile et intense » (Vicky ChaineyGagnon, On rejoue ?, Sherbrooke, GalerieForeman, 2014). Sayeh Sarfaraz réunit plusieursantagonismes pour tendre une passerelle entrece réceptacle du réel marqué par le politique et le récit fictionnel. À l’image du carnaval qu’elleréinterprète, ses parades de lutins, fantômes etfemmes-enfants réinvestissent tout le potentielcathartique et dénonciateur d’une représentationsociale, ludique et ambiguë. Elle construit unehistoire des individus anonymes mise en frictionavec l’Histoire sous son jour héroïque. L’artistereplace au cœur de son système de signes uneexpression à la fois bruyante et silencieuse descorps, une expression allégorique du corps socialtout autant qu’incarnée, redonnant voix à chaqueindividu en prise avec la violence des conflits.Chacune de ses œuvres subvertit ainsi lepolitique des grands récits pour le ramener à uneautre échelle, littéralement miniature : laminiaturisation des formes redonne uneattention aux microrécits dans la topographie de l’espace d’exposition et opère ainsi unrenversement de perspectives où des infimesfragments retrouvent place au cœur du récit politique.

1. Zanny Begg et Dmitry Vilensky, « De la possibilité d’une composition artistiquecontemporaine avant-gardiste », dans Vicky Chainey Gagnon (dir.), Résistance. Etpuis, nous avons construit de nouvelles formes : Manif d’art 7, catalogue d’exposi-tion, Québec, 2014, p. 26-36.

PHOTO DE LA PAGE 19 / Sans titre, 2012crayon couleur sur papier, 42 x 29,7 cm

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Soulèvement social, 2014 vue d’exposition (Circa, Montréal)photo : Guy L’Heureux

Soulèvement social (détail), 2014 photo : Guy L’Heureux