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Clandestine

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Du même auteur

L’Océan miniatureroman

Seuil, 1983

Simone Signoret ou La mémoire partagéeessai biographique

Robert Laffont, 1990

La Beauté du gesteessai sur le piano et le tai chi chuan

Calmann-Lévy, 1994

Passage de l’Angeroman

Calmann-Lévy, 1995

L’Homme qui savait toutLe roman de Pic de la Mirandole

romanSeuil, 2001

et «Points », n° P981

EN COLLABORATION

Entretiens sur la fin des tempsConversations avec Stephen Jay Gould, Jean Delumeau,

Jean-Claude Carrière et Umberto EcoFayard, 1998

Little BangLe roman des commencements(avec Jean-Philippe de Tonnac)

roman mythologiqueNiL éditions, 1999

Sommes-nous seuls dans l’Univers ?Conversations avec Jean Heidmann, Alfred Vidal-Madjar,

Nicolas Prantzos et Hubert ReevesFayard, 2000

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Catherine David

Clandestinerécit

Éditions du Seuil25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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ISBN 978-2-02-122198-5

© EDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2003

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelqueprocédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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A Brigitte et ses enfantsWendy, Corinne, Fred

A FrançoisA la mémoire de Nicolas

Aux Birman

A mes enfants Raphaël et JudithA Aurélien et suivants…

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La fiction est la seule vérité sur la condition humaine.

ERNESTO SABATO

Dès que le vent soufflera, je repartira…

RENAUD

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En ce temps-là, le West était encore Far.Mary-Louise Shriver posa ses valises dans l’en-trée puis remonta à l’étage pour une dernièretournée d’inspection dans sa chambre, au fonddu couloir, celle qui donnait sur la véranda,puis revisita en un clin d’œil tous ses rêves dejeune fille. La chambre était impeccablementrangée, balayée, tiroirs fermés. Elle s’adressa unsourire charmeur dans le miroir accroché à laporte, à la manière de Shirley Temple, la mini-star des années 30, qui avait à peu près son âge et qu’elle admirait intensément. Elle avaitgardé ses bigoudis toute la nuit, sa coiffureétait ravissante.

En cette heure solennelle, Mary-Louise n’é-tait plus une petite fille. Elle était prête à tour-ner la page, excitée de quitter la maison d’ElmStreet, la rue des Ormes, tant aimée, si douce

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et confortable avec sa véranda finementgrillagée et son back-yard sans prétention, d’oùl’on voyait les montagnes Rocheuses, les mysté-rieuses Rockies, bleues sur fond bleu, couleurdu temps comme la robe de Peau-d’Ane.

Le train de Chicago partait dans une heure.Ses parents l’attendaient dans la voiture, trèsémus. Leur fille unique s’envolait du nid pourquatre ans d’études.

Les jeunes gens de son école s’étaient inscritsdans l’université locale, à Boulder. Mais Mary-Louise avait d’autres ambitions, et elle avaitobtenu une bourse d’études pour aller sur la côte Est, au prestigieux collège de filles deWellesley. Ses parents, Ina and Joe (Aïna etDjo-ouh), s’étaient beaucoup réjouis de ce premier succès, qui en annonçait beaucoupd’autres. Leur petite Mary-Louise était néesous une bonne étoile et un magnifique destinl’attendait.

Au fond, cette victoire qui l’éloignait dessiens répondait à son vœu le plus secret. Sortirde sa province, voir le vaste monde ! A Chicago,elle devait prendre une correspondance quil’emmènerait jusqu’à Boston. Trois jours de

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voyage… Mary-Louise lança un baiser à lamaison, caressa du regard le carré de gazonqui s’inclinait vers la rue, et sur lequel lesenfants du quartier faisaient de la luge enhiver. Un dernier regret lui chauffa les joues,un flirt passionné avec son amoureux, Herbert,dit Herb, qui avait eu lieu ici même, sur labalancelle, quelques jours auparavant. Herbavait même glissé sa main sous son corsage…Bah, elle n’y pensait plus.

Sur le quai de la gare, Ina n’avait pas réussià retenir ses larmes en dépit des préceptes austères de la Divine Science, une petite sectepleine de bonnes intentions dont elle lisaitchaque matin les brochures hebdomadaires, et Mary-Louise en avait senti le goût salé surses lèvres après leur dernier baiser. Les poucesaccrochés aux bretelles qui encadraient sabedaine, le cœur brisé, Joe sifflotait, commetoujours lorsqu’il était pris d’émotion, labouche ouverte, filtrant l’air dans un petitcreux formé sous le palais par la langue repliéeen conque.

Mary-Louise prit place sur un siège en moles-kine, Pardon me boys, is this the Chatanooga

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choo-choo ?, le signal du départ retentit une fois,deux fois, le train démarra très lentement, dansun halètement de pistons, et Mary-Louisequitta sans regret son enfance exquise, avecjuste ce goût de sel sur les lèvres, ce pincementau cœur, rien d’autre, gare au mélo, des œillèreset on avance.

Par la fenêtre, bercée par le roulis du train,Mary-Louise regardait défiler le grand pays où les antilopes errent, where the antelopesroam, en pensant à son grand-père maternel,William Sanford, celui qui avait une jambe debois. Il avait fait le voyage en sens inverse, àl’époque de la conquête de l’Ouest. Mais il luiavait fallu plusieurs semaines dans son coveredwagon, fusil au poing, harcelé par les Sioux etles Cheyennes, pour parcourir la même dis-tance ! On ne savait pourquoi, il n’avait paspoussé jusqu’en Californie mais s’était arrêtéà Denver, juste avant le grand barrage desRockies, et de là, il avait écrit à sa fiancéeAngelina Rider, dans l’Illinois, pour qu’ellevienne le rejoindre, et ils avaient fait souche,neuf enfants ! Ina, la mère de Mary-Louise,était la petite dernière.

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Dans les années 1870, Denver était encoreun fouillis de baraques en bois, avec quelquescommerces et l’incontournable saloon, la der-nière étape dans la grande plaine de l’Ouest, le bout du monde. En quelques décennies, la bourgade était devenue l’une des grandesmétropoles de la région. Mais la tradition étaitvivace, et, en cette année 1943, on voyaitencore des chapeaux de cow-boys au milieu desgratte-ciel.

A Wellesley, Mary-Louise s’étonna d’aimerla bière salée. L’Est n’avait rien de bien nouveau.Elle était tombée dans une seconde famille, un gynécée tranquille et rassurant. Loin desgarçons, loin des problèmes. Elle adora lescavalcades dans les couloirs, les batailles depolochons, les gloussements de filles, les fêtesbon enfant. Innocente et fière de l’être, Mary-Louise s’épanouissait dans ce cocon et travaillaitbien, mais les études l’intéressaient moins queses rêves d’avenir.

Elle passa quelques soirées à tricoter pieu-sement des chandails pour les enfants de laFrance en reconstruction, et le tricot précisa la destination du rêve. C’était décidé, après ses

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études, quand la guerre serait finie, au lieu deretourner dans le Colorado, elle se rendraitpour un an ou deux à Paris, la Ville Lumière,ville des Droits de l’Homme, ville des libertés,ville de l’amour romantique. Elle retrouveraitplus tard dans les photographies de RobertDoisneau l’atmosphère charmante qu’elle ima-ginait alors.

Une vieille demoiselle à bouclettes, MissDennis, initiait les étudiantes aux subtilités dela langue française, sans oublier l’imparfait du subjonctif, d’un maniement si délicat.Miss Dennis avait un goût particulier pour laphonétique, et poussa Mary-Louise, cette élèvesi motivée, à se défaire de son accent nasillardde l’Amérique profonde. Il ne lui en resteraitplus qu’une légère modulation impossible àidentifier. Un jour, Simone de Beauvoir vintfaire une conférence à Wellesley, mais son arro-gance et son chignon de matrone déplurentaux collégiennes.

Avec cette audace des simples, cette boule-versante sûreté dans l’erreur qui n’appartientqu’aux innocents, Mary-Louise débarque àParis en novembre 1947, après une intermi-

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nable traversée, treize jours sur un transporteurde troupes, puis un bref et traumatisant pas-sage à travers l’Allemagne dévastée. Elle ne saitpas qu’elle va y rester trente-cinq ans. A vingt-deux ans, c’est une jeune fille au regard clair,une proie idéale car les Américaines sont à lamode dans le climat fiévreux de l’après-guerre,comme le seront plus tard les longues Suédoises,dans les années 70. Sveltes mais dodues, clairescomme des dessins animés, les Américainesouvrent de grands yeux de biche, utilisent des savons parfumés, elles ont les dents bienalignées. Rien de sulfureux, rien à voir avec une Marlène Dietrich, une Greta Garbo, cesfemmes fatales qui font des manières.

Les Américaines ne voyaient pas le mal. Cesbelles plantes candides n’avaient pas la voixcassée par le vermouth et les Gauloises bleues,elles étaient confiantes, leur idéal leur mettaitdu rose aux joues. Dans la capitale des faux-semblants et de la dissimulation, leur sincéritéles parait d’exotisme et donnait à certainshommes une furieuse envie de les protéger.

Cette mode ajoutait quelque chose d’excitantà sa beauté involontaire et lui donnait sur ses

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soupirants un ascendant dont elle ne voulaitrien savoir. Car Mary-Louise ne souhaitait rienmaîtriser, elle se laissait guider par son étoile,d’avance prête à tous les sacrifices pour com-plaire à l’Homme, le Monsieur qui éveilleraitses sens et ravirait son cœur. Cette aventurièrepleine de grâce avait des rêves de midinette,cette routarde en chemisier blanc attendait sonPrince. Elle trouva un logement à la Sorbonne,un job à l’ambassade américaine, elle circulaitdans le métro et trouvait que les Parisiensavaient les cheveux sales. Les femmes relevaientleurs manteaux avant de s’asseoir, pour ne pasuser le tissu. En 1947, beaucoup d’immeublesn’avaient pas l’eau courante. Plus que tout,Mary-Louise haïssait les toilettes à la turque,encore très répandues, avec les journauxdécoupés accrochés à un clou.

Mary-Louise n’a pas rencontré les existen-tialistes, n’a pas dansé avec Juliette Gréco dansles caves de Saint-Germain-des-Prés. Elle n’amême jamais revu Simone de Beauvoir. Au lieude participer à la surprise-partie du siècle, ellea rencontré mon père au sourire si doux.

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Selon les sages du Talmud, l’imbécile nedésire pas comprendre, mais seulement dévoilerson cœur. Dévoiler son cœur, ah oui, bonneidée, il serait temps, allons-y sans hésiter,voyons un peu, voici mon cœur dévoilé, entréelibre, mon cœur ce batteur de génie avec samusique sans paroles, rythme liquide, sangpour sang, torrent bondissant, pulsations,échanges, toute cette machinerie d’organes,voici des fruits, des fleurs, des feuilles et desbranches, et puis voici mon cœur qui ne bat quepour vous…

En confidence, l’imbécile, c’est moi, car j’airenoncé à comprendre, mais le désir est violent de dévoiler, ou plutôt d’éclairer. Lecœur du fœtus commence à battre environtrois semaines après la conception. Dès cet

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instant magique, les deux cœurs cohabitentdans le même corps, et poussent leur doublechansonnette. Notre première musique, c’estça : un duo entraînant, un paso doble, doublerythme, double mélodie, coups de gong ducœur de la mère, bouleversant boogie-woogiedu cœur de bébé, sans parler du concert permanent des borborygmes familiers. Allthat jazz !

Devenir mère, c’est aussi réaliser, avec uneffroi sans remède, que ce battement nouveau,ce tohu-bohu fondateur, si vital qu’il soit, n’estpas pour autant éternel. La jeune mère sait déjàqu’elle mourra, elle a peu ou prou accepté cetteinsupportable idée pour ce qui la concerne,mais dès que l’enfant s’annonce, elle fait retourà son désir archaïque, se sent immortelle etattribue à l’enfant le pouvoir de faire fuir lesmonstres, de remonter les pendules, de vaincrela mort. Elle sera prolongée au-delà de sa dispa-rition par son bébé, du seul fait que son cœurminiature battra quelques années de plus quele sien, du moins est-elle en droit de le suppo-ser… Mais en entendant le boogie-woogie dubébé, elle comprend soudain, éclair de vérité,

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REALISATION : PAO EDITIONS DU SEUIL

IMPRESSION : BUSSIERE CAMEDAN IMPRIMERIES

A SAINT-AMAND-MONTROND (CHER)DEPOT LEGAL : JANVIER 2003. N° 57057 (XXXX)