Colas-Blaise - De l'Empreinte à La Représentation (1)

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DE LEMPREINTE LA REPRSENTATION: LE DIALOGUE TEXTE/IMAGE PHOTOGRAPHIQUE

Marion COLAS-BLAISEUniversit du [email protected]

On se propose dexaminer les conditions de possibilit et les modalits de linteraction essentiellement entre limage photographique et le texte verbal, qui contribue, travers lexploration dautres voies que celle de lancrage rciproque, aux tentatives de smiotisation de lexprience spatio-temporelle dun sujet ngociant son rapport au monde. Le but est de dgager des catgories danalyse permettant dapprhender linterface entre diffrents systmes smiotiques (gestuel, photographique, verbal), au profit dune interrogation sur lmergence du texte-nonc verbal par rapport au texte-nonc visuel et gestuel et dune caractrisation des oprations de reconfiguration lies leur dialogue.Adoptant la perspective de la smiotique essentiellement tensive et prenant appui sur louvrage dAnnie Ernaux et de Marc Marie intitul Lusage de la photo, il sagit, plus prcisment, de rinterroger la notion de trace et sa constitution, ainsi que le passage la reprsentation artistique, au gr des tapes dune exprience sensible, passionnelle, perceptivo-cognitive, qui, visant "confrer davantage de ralit" aux moments de jouissance passs, tantt cde linitiative aux choses, tantt leur imprime une orientation subjective, tantt les "transfigure". La rflexion porte surtout sur le dialogue entre les pratiques de la photo, en production et en rception (la photo-souvenir, la photo dart, la photo "mtaphysique"), et sur les modalits dune "translation" vers lcriture verbale, selon quil sagit dcrire partir des photos ou dcrire les photos.

Mots-clefs: photographie, trace, dialogue intersmiotique, translation, description iconique

Dans une note larticle intitul "Smiologie de la langue", mile Benveniste crit ceci: "Le vritable problme smiologique, qui notre connaissance na pas encore t pos, serait de rechercher COMMENT seffectue cette transposition dune nonciation verbale en une reprsentation iconique, quelles sont les correspondances possibles dun systme un autre et dans quelle mesure cette confrontation se laisserait poursuivre jusqu la dtermination de correspondances entre SIGNES distincts"[footnoteRef:1]. Prenant appui sur ces remarques, qui circonscrivent un champ de questionnement, on sinterrogera sur les modalits de cette "translation" dun ordre de langage vers un autre, voire sur les conditions de possibilit dune nonciation complexe multimodale ou polymdiale et sur les modles danalyse qui permettent dapprhender lorganisation dune smiotique-objet mixte, qui se manifeste sous des espces htrognes. [1: mile Benveniste, Problmes de linguistique gnrale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 59.]

La rflexion sadossera louvrage dAnnie Ernaux et de Marc Marie intitul Lusage de la photo (2005), qui relate leur relation amoureuse entre le 6 mars 2003 et le 7 janvier 2004. Plus prcisment, louvrage invite interroger les modalits de la solidarisation dune forme dexpression polymdiale, juxtaposant des photos qui montrent, pour lessentiel, des vtements lancs par terre avant lacte amoureux et des textes verbaux crits partir des photos, avec le plan du contenu fourni, globalement, par le combat contre la dgradation dont est porteur le temps: "lentreprise" de "prsentification" par la mmoire doit apporter un supplment de prsence et un effet de "vrit", en rponse lexigence premire: "Photo, criture, chaque fois il sest agi pour nous de confrer davantage de ralit des moments de jouissance irreprsentables et fugitifs. De saisir lirralit du sexe dans la ralit des traces" (p.13)[footnoteRef:2]. En dautres termes, l"entreprise" dont louvrage se fait lcho doit permettre une exprience renouvele de la mmorisation vive par le truchement de la pense "sensible", qui crdite le re-senti du rel lui-mme dun supplment dintensit. Paralllement, linteraction entre le marquage de lespace (appartement, chambre dhtel) par des vtements jets par terre sous lemprise du dsir, avant lacte amoureux, et ce quon peut appeler la "photo-criture" intime doit proposer un plan de lexpression satisfaisant la lutte contre la maladie, le cancer dont souffre Annie Ernaux. [2: Nos rfrences renvoient A. Ernaux & M. Marie, Lusage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.]

Louvrage permettra ainsi de scruter un double passage: celui qui mne de loccupation de lespace par des objets matriels lnonciation photographique, l"empreinte" de la "scne" et la re-prsentation (au sens de prsentation rpte sous une forme suppose directe, produisant un effet de vrit apparemment immdiat), mais aussi la reprsentation ou reconfiguration proposes; enfin, le passage concerne la "reformulation" de lnonciation photographique en termes verbaux. La question directrice peut tre prcise ainsi: quelles sont les catgories danalyse permettant de rendre compte dune conomie nonciative complexe et des diffrentes dimensions des textes-noncs gestuel, iconique et verbal? Il faudra montrer i) en quoi ceux-ci intgrent les marques de lexprience dun sujet sensible, centre de perception et dmotion, ii) en quoi ils respectent les morphologies propres aux supports mobiliss dans les nonciations particulires lespace qui accueille les vtements parpills sur le sol, la photographie, la page , et iii) en quoi ils se conforment aux contraintes lies aux pratiques discursives, gestuelles, photographiques et verbales, abordes en production et en rception. Sur ces bases, il conviendra de rflchir lentrejeu de ces composantes au sein de la structure intgrative o elles font sens: lobjet-livre Lusage de la photo fournit un support bi-mdial un texte-nonc hybride qui fait se ctoyer des photos et des textes verbaux poursuivant un triple objectif: pour partie, ceux-ci rflchissent de manire mta-discursive l"entreprise" comme telle, dtaillant et commentant les moments du parcours dexpression (action de jeter les vtements par terre, dcouverte de la scne, prises de vue, dcouverte des photos, criture); pour partie, ils sont rdigs partir de ou selon les photos qui, elles-mmes, "se font lcho" dune premire nonciation gestuelle; enfin, les textes verbaux proposent d"crire les photos", en vertu dune transitivit du procs de "(r)criture" mise en vidence par lexpression "photo crite" (p. 13). Il faudra scruter les modalits de lmergence des brassages "intersmiotiques", cest--dire, puisquil y a interaction et non fusion, de la coprsence de deux ou plusieurs systmes de re-prsentation/reprsentation. Le cadre englobant sera celui de la pratique lie lobjet-livre, agence ici avec une pratique "intersmiotique" de type gestuo-icono-verbal; celle-ci coiffe les pratiques, considres elles-mmes comme htrognes, qui sont draines par les textes gestuel, verbal et photographique, tant en production quen rception, et les fait entrer en rsonance en fonction des rgimes retenus. On notera demble que les tentatives de rappropriation de la scne vcue et de reconstruction du sens travers la mmorisation se soldent pour Annie Ernaux (et contrairement Marc Marie) par un chec relatif. Elle voque quatre raisons au moins: le trop de sens, la photo "mtaphysique" pouvant se charger dune "signification perdue" (p.110), ou le trop peu de sens, quand la photo se fait photo dart et que le processus desthtisation se solde par un affaiblissement de laffect. Il sagit du trop peu de sens pour moi, qui a comme corollaire thymique lindiffrence: "Je nprouve rien devant cette photo" (p. 138). cela sajoute la rsistance des photos, qui isolent linstant, devenir les chanons de solidarits narratives, se mettre au service dune squentialisation qui non seulement rende compte du parcours dans lespace (diffrentes pices de lappartement parisien Cergy, une chambre dhtel Bruxelles) et de lordonnancement chronologique, mais qui permette au sujet dexpression de maintenir son identit en renouant avec le pass et en informant le futur travers ses vises: "Sans rflchir jai pris une photo de lensemble [des photos]. Peut-tre pour me donner lillusion de saisir une totalit. Celle de notre histoire. Mais elle nest pas l" (p. 150-151). Dsormais, les rgulations collectives du contexte historique et social absorbent et gomment lexprience individuelle: "Dans quelques annes, ces photos ne diront peut-tre plus rien lun et lautre, juste des tmoignages sur la mode des chaussures au dbut des annes 2000" (p. 151). Enfin, si, revtant une fonction avant tout compensatoire, lcriture est pour Annie Ernaux ce "quelque chose de plus" qui doit combler les vides, le projet lui fait ici prouver ses propres limites. Ce sont les points dachoppement quon se propose de scruter, les rsistances au projet de signification, voire les dtournements dont sont responsables les rnonciations en production et en rception. Ainsi, il sagit de localiser les moments o la pratique de la photo-souvenir ou celle du texte-tmoignage bascule vers dautres pratiques, plus ou moins hybrides, qui dessaisissent le sujet de son vouloir signifier initial. On visera aussi, et comme par contrecoup, valuer lapport des ngociations intersmiotiques qui, constituant les textes-noncs en espaces de mdiation et de recration ncessairement htrognes, portent les traces des tapes successives dun cheminement multimodal qui ne laisse indemne aucun des textes-noncs produits. La rflexion se dveloppera en trois tempsmajeurs : tout dabord, lattention sera focalise sur lnonciation gestuelle, lnonciation-source, en quelque sorte, dont les nonciations photographique et verbaleseront des rnonciations ; ensuite, laccent sera mis sur la dynamique interne la production et la rception du texte-nonc gestuo-photographique; finalement, on examinera les marqueurs de la translation icono-verbale.

I. Lnonciation gestuelleUne premire question concerne le rapport entre lnonciation gestuelle et les "irruptions phoriques", plus ou moins spontanes ou construites, plus ou moins contrles, qui sont suscites par la souffrance et la jouissance en raction aux pressions exerces sur le Moi-chair[footnoteRef:3] et qui marquent lenveloppe du corps propre. Lnonciation gestuelle na en effet de pertinence que sur le fond des tensions et forces qui, pendant un laps dtermin, se dploient dans un champ agonistique. Le corps dAnnie Ernaux est triplement agi: le printemps 2003 tant plac sous le signe dune relation passionnelle, la chair et le corps propre sont la proie du dsir; ensuite, plus souterrainement, le corps est m par la maladie (une tumeur qui singularise le sein droit); enfin, il subit les interventions externes que celle-ci suscite: le corps objet malade est dformpar lhomme(ressortissent ce remodelage des inscriptions sur/dans la peau: des signes des croix bleues, des traits rouges dessins sur la peau (p. 82), le harnachement fix sur, ou introduit dans le corps (la ceinture, la bouteille de plastique pour les produits de chimio, le cordon de plastique gliss sous la clavicule, laiguille plante dans le cathter, p. 82)); le corps objet malade subit galement laction du prolongement ou substitut de lhomme(la machine, travers les brlures causes par les radiations)[footnoteRef:4]. [3: Cf. J. Fontanille, Soma et sma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, p. 61.] [4: Les inscriptions recueillies par lenveloppe ou la chair peuvent tre approches sous diffrents angles: en fonction de lespace, plus ou moins concentr ou tendu, quelles accaparent,et de lintervalle de temps occup; en fonction de lintensit qui caractrise lentrejeu de la pression externe exerce et de la rsistance suscite (inscriptions fleur de peau ou sous la forme dentailles plus profondes); en fonction de la tonicit et des variations de tempo; en fonction de la manire plus ou moins ostensive ou cache (par exemple, laiguille est "masque" par un pansement, p. 83).]

Ainsi, dans quelle mesure selon quelles oprations productrices dune homognit et dune cohrence globale lnonciation gestuelle propose-t-elle une mise en forme signifiante? Comment le Soi-corps propre se ralise-t-il dans le discours en grant le pass et le devenir travers le maintien dans la rptition et la cohrence dune vise? On peut considrer quarrach avec violence, tritur, dform, retourn, mais aussi, dun point de vue syntagmatique, contraint des voisinages improbables sur le sol qui fournit un support plus durable la forme mergeant du conflit entre matire et nergie, le vtement est impliqu trs prcisment dans les trois oprations de dbrayage dgages par J. Fontanille: celle de la "pluralisation et de la dformationde lenveloppe", celle de "linversion du contenu et du contenant" et celle de la "projection du propre sur le non-propre"[footnoteRef:5]. Or, lintressant, ici, concerne les consquences ultimes dune conversion de "lenveloppe fonctionnelle" en objet smiotique autonome. Lautonomisation est acclre et intensifie par un brouillage qui affecte le principe de connexion, la composante mtonymique du processus de smiose. On lapprochera sous trois angles. [5: Cf. J. Fontanille, Soma et sma, ibid.,p.151.]

On pourrait croire que le brouillage rsulte de la "violence" faite aux propositions dusage et dinteraction avec lusager inhrentes aux vtements, travers un "ajustement stratgique"[footnoteRef:6] rendu problmatique par des distorsions, notamment aspectuelles et rythmiques, entre la pratique quotidienne du vtement, laquelle ressortissent, par exemple, les "pliures profondment marques sur le cuir du dessus et de la languette" de la chaussure (p. 45), et l"irruption phorique": on dira que dans le cadre de ces squences gestuelles, lexpression kinesthsique impose par le dsir, qui correspond des mouvements et gestes qui se soustraient en partie la "conscience" (p. 10) et qui font, par exemple, quun "gros tas" est "constitu de lamoncellement dune jupe et de la veste dun tailleur gris retourne sur sa doublure brillante" et que "du monceau merge en se tortillant sur les carreaux un long bas gris fonc" (p. 81), entre en conflit avec la pratique quotidienne norme qui intgre, notamment, la phase du pliage et du rangement du vtement aprs usage. [6: Au sujet de cette notion, voir J. Fontanille, "Textes, objets, situations et formes de vie", dans La Transversalit du sens. Parcours smiotiques, dir. Alonso, J., Bertrand, D., Costantini, M. & Dambrine, S., Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2006, p. 213-240.]

De fait, le brouillage est surtout caus par une rception-interprtation du texte-nonc gestuel qui institue la comptition entre les propositions dusage et les pressions "accidentelles" en principe de lexprience artistique: "Trs vite nous est venue une curiosit, de lexcitation mme, dcouvrir ensemble et photographier la composition toujours nouvelle, imprvisible, dont les lments, pulls, bas, chaussures, staient organiss selon des lois inconnues []" (p. 10). Les "toffes" constituent dsormais une surface dinscription pour une gestualit de type graphique ou pictural qui implique une syntaxe manuelle, sensori-motrice. De ce point de vue, lexprience de la "dcouverte", avec la "manire dtre" (une sensibilit avive) quelle suppose, est sans doute de lordre de linaugural, comme dirait Claude Zilberberg, de la rupture, qui dfait le rapport de contigut contextuelle. la faveur dun dlestage du souvenir et dune exprience neuve, par la remonte dans le sentir qui autorise la surprise et lmerveillement, lexprience dordre artistique tend saffranchir de la cohsion anaphorique des vnements, congdie le processus de smiose indiciel et mtonymique, qui fait des objets le prolongement du corps au plan figuratif, au profit dune rception esthtisante: "Mais toujours, linstant de rcuprer mes affaires et de dtruire cette forme dharmonie, jai eu le cur serr, comme si chaque fois je profanais les vestiges dun lieu saint. nos yeux ctait aussi beau quune uvre dart, tant remarquable dans le jeu de ses couleurs que dans linteraction des toffes; comme si, immobiles pour linstant, elles sapprtaient ramper les unes vers les autres pour perptuer nos gestes" (p. 31). On peut considrer que la rception esthtisante est le pralable ncessaire du ressouvenir. En mme temps, le rembrayage sur le sujet percevant sopre la faveur dune mise en branle de limagination, telle celle qui alimente la figure de la personnification, sur la base du "comme si": celle-ci a pour effet la fictionnalisation de la composition elle-mme et la dnonciation de lillusion de la rfrenciation; elle entrane aussi la complexification et la rouverture de lventail des possibles: travers linteraction imaginaire entre les "toffes", qui potentialise provisoirement la premire organisation statique, la rception esthtisante ouvre, en fin de compte, sur la restitution dun monde "en puissance". Enfin, travers le rapprochement avec luvre dart, la "composition" est apprhende comme une totalit structurale intgrant sa propre clture, une entit autonome, un rseau de solidarits (dpendances) intratextuelles. Lintensification la base de lmotion esthtique a pour corollaire une perte (au moins provisoire) de lintensit lie lvnement pass, laffaiblissement de sa qualit de prsence, de la puissance affectante ncessaire pour quil fasse lobjet dune "prsentification" par le ressouvenir et franchisse les distances temporelles[footnoteRef:7]. [7: Cf. H. Parret au sujet de la "prsentification" chez Husserl: "Lessence de la prsentification consiste dans cette possibilit de reprendre labsent de faon modifie sur la scne o toute vie sexcute, la scne du Prsent vivant", Prsences, Nouveaux Actes Smiotiques, 76-78, 2001, p. 19-20.]

II. Lnonciation photographique et la rception du texte-nonc photographique Dans quelle mesure l"entreprise" de conservation et de ravivement du pass fait-elle les frais des choix oprs au niveau de lnonciation photographique et de lemprise prdicative nouvelle exerce au moment de la rception? Ces points seront abords successivement.

A. La photographie "artistique" Ce sont dabord les choix la base de la configuration mme du texte-nonc photographique qui retiennent notre attention, les modalits smiotiques (le support, le cadrage, le point de vue), les rgimes en intensit et en extensit qui sont privilgis par la mise distance objectivante et lappropriation subjectivante de la "scne": "Les premires photos, crit Marc Marie, sont nes dun dtail. [] Puis mon champ de vision sest largi: ce ntait plus le simple contraste dun vtement par rapport un autre, le reflet de la lumire naturelle sur le cuir dune chaussure, mais lensemble dune scne que je cherchais alors saisir, afin denglober les diffrentes strates dune dramaturgie, la pice que nous venions de jouer pour nous seuls" (p. 147). Ainsi, pour que la photo enclenche un processus de mmorisation vive, deux conditions semblent requises: i) sur la base dune opration de nature synecdochique, le rglage entre le sujet de lnonciation photographique et lobjet doit satisfaire aux critres de la stratgie englobante (une intensit forte: limage affecte vivement et vous lit; elle doit tre couple avec la prise en charge dune tendue privatise); ii) cest grce aux attributs dune totalit unique cohrente que la photographie obit aux rgles de lempreinte, telle quelle a t dfinie notamment par J. Fontanille et H.-R. Shari[footnoteRef:8]: le "rseau dquivalences locales" stablit entre la surface accueillant lempreinte et un "segment tat de choses" qui renvoie, mtonymiquement, lentrejeu des acteurs arrachant leurs vtements et les lanant par terre sous lemprise du dsir, cest--dire transformant lenveloppe des vtements elle-mme en surface dinscription. [8: H.-R. Shari & J. Fontanille, "Approche smiotique du regard photographique: deux empreintes de lIran contemporain", Nouveaux Actes Smiotiques, 73-75, 2001, p. 89.]

Dans ce cas, le basculement de la re-prsentation, qui convient la photo-souvenir mettant le rgime de lempreinte au service du dsenfouissement du pass "Jessaie de dcrire la photo avec un double regard, lun pass, lautre actuel" (p. 24) , vers la reprsentation ou re-cration artistiquesemble d un drglement de la stratgie rgulatrice des tensions au sein de ce que Barthes, dans La Chambre claire, appelle un "champ clos de forces". Annie Ernaux crit ainsi: "Tout est transfigur et dsincarn. Paradoxe de cette photo destine donner plus de ralit notre amour et qui le dralise" (p. 146). Lesthtisation dont elle fait ainsi le procs peut rsulter dun dfaut dajustement entre les demandes adresses par le "rel", en fonction de sa morphologie propre, et les exigences techniques (les procds dordre chimique: la lumire sur certaines substances) et physique (le dispositif optique) en relation avec les interventions du sujet dnonciation (point de vue, cadrage, mise en perspective, mise contribution du flash, choix du support, de la surface dinscription, du grain). Ce quelle dnonce surtout, cest le rsultat produit par une sollicitation paroxystique, une exaltation du vouloir et du pouvoir faire crateur, travers une perspective indite, la mise contribution de la lumire particulire,qui bouleversent lquilibre fragile, en faisant jaillir le signifiant photographique et en lexhibant : "Impression que M. a photographi une toile abstraite dans une galerie de peinture. Il mest impossible de substituer spontanment au mur jaune la moquette verte de la chambre, que la lumire du soleil matinal a blanchie sur son trajet et divise ainsi en deux zones de couleur diffrente, o sont parpills nos dessous, mes bottes de voir dans la rose des sables la robe que je nai porte que cette fois-l " (p. 145-146). En "potentialisant" le "donn", le dcalage dfait les liens de type contextuel ou indiciel. Dfigeant les connexions tablies, familires ou prvisibles, rouvrant lventail des possibles, la photo ouvre galement la voie aux recatgorisations mtaphoriques: "Le long dun pan de mur jaune semblent chuter: une bte noire tte norme et au corps atrophi termin par un appendice en forme de cur" (p.145). Dans le cadre de l"entreprise", la pratique de la photo artistique est perue comme un dtournement de celle de la photo-souvenir.Lesthtisation, ici "agie", alors quelle tait "subie" au moment de la dcouverte de la "composition" forme par les vtements distribus dans lespace, se fait au dtriment de limpression, et lexcs se solde par la-signifiance: "Sur le moment, crit Marc Marie, ctait trs beau. Trop beau. Au final cette image porte en elle la limite de notre travail: l o prdomine la recherche esthtique, le sens fait dfaut" (p.147)[footnoteRef:9]. [9: Au sujet de lopposition entre une "esthtique de lagir", propre luvre dart, et une "esthtique du subir comprise comme lot commun de toutes les photos", voir A. Beyaert-Geslin, "Photo dart et photo de presse. Enqute sur la vie intime des textes et des pratiques", Semiotiche, 4, p. 47-48. On notera ici le lexme "recherche", qui aiguille la rflexion sur la voie des rminiscences "iconologiques", donnes en partage; ainsi, le "pan de mur jaune" embraye sur les configurations culturelles, plus ou moins stabilises et collectives, qui modlisent lactivit nonciatrice singulire.]

Lesthtique ouvre enfin la voie la rception de la photo "mtaphysique", "celle qui vient de vouloir autre chose que ce qui est l. [] Un trou par lequel on aperoit la lumire fixe du temps, du nant" (p. 110), celle qui repousse les limites au profit de llan toujours reconquis, de la dynamique toujours relance qui, on le verra, sautorise de lcart, maintenu indfiniment, entre les systmes de reprsentation.

B. La reconfiguration du texte-nonc gestuel par la rception Il se peut aussi que la rception esthtisante ne soit pas, comme dans le cas prcdent, inscrite en creux dans le texte-nonc gestuo-photographique lui-mme. On verra qu linstar dautres pratiques en rception, galement dviantes par rapport au projet initial par exemple, la pratique de la photo greve dune surcharge symbolique , elle peut tre le fait dune instance rceptrice pluralise, soumise la pression dexpriences antrieures. Optant pour une conception stratifie du discours[footnoteRef:10], on sintressera aux modalits de lorchestration des contenus convoqus par des pratiques de la rception concurrentes, qui tendent brouiller les pistes en se marginalisant tour de rle. On distinguera deux cas de blocage de la remmoration vive, l"vnement" de la rception photographique dviant vers linterprtation symbolique ou introduisant au dtour par le "dcentrement" artistique. [10: Voir J. Fontanille, Smiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998.]

Dans le premier cas, la photo reprsente une chaussure dhomme pitinant un soutien-gorge. Marc Mariela commente en ces termes : "La porte symbolique du clich est si patente que lon peut lgitimement douter du caractre fortuit de la situation. Je me revois pourtant, dcouvrant ce dtail, et esquissant un sourire, tant le hasard pousait les contours dune image convenue: lhomme muselant, dune simple, noire et imprative pression de la semelle, lternel fminin" (p. 48-49). Annie Ernaux note pour sa part : "La lumire du flash confre la botte un caractre dvorant. [] alors que la ralit de ma relation M. ne correspond aucunement cette mise en scne des objets par eux-mmes" (p. 45). Linterprtation sur la base de reprsentations strotypes circulantes, parfaitement conventionnelles, sopre travers la projection dune grille symbolique qui interdit les attributions contextuelles et impermabilise contre une remonte dans la perception des formes et lapprhension sensible. Dceptive, elle est demble disqualifie. Dans le deuxime cas, la rception noue une lecture privilgiant une rationalit de type causaliste ou infrentiel une exprience esthsique et une lecture esthtisante. Le rituel de la dcouverte des photos se prte une squentialisation en trois tapes: "Un dlai dune ou plusieurs semaines, le temps de finir la pellicule et de la porter dvelopper chez Photoservice, sparait la prise des photos de leur dcouverte. Celle-ci seffectuait selon un rituel: interdiction celui qui allait chercher les photos douvrir la pochettesinstaller lun ct de lautre dans le canap, devant un verre, avec un disque en fondsortir une une les photos et les regarder ensembleCtait chaque fois une surprise. On ne reconnaissait pas demble la pice de la maison o la photo avait t prise, ni les vtements. Ce ntait plus la scne que nous avions vue, que nous avions voulu sauver, bientt perdue, mais un tableau trange, aux couleurs souvent somptueuses, avec des formes nigmatiques. Limpression que lacte amoureux de la nuit ou du matin dont on avait du mal, dj, se rappeler la date tait la fois matrialis et transfigur, quil existait maintenant ailleurs, dans un espace mystrieux" (p. 11). Dabord, on assiste une intensification sous leffet de la "surprise", voire de langoisse, qui sanctionne, du point de vue thymique, la rupture par rapport lattente, la "distorsion", selon lexpression de Barthes, "entre la certitudeet loubli"[footnoteRef:11]. Lintensification est lie la remise en question (au moins temporaire et partielle) du savoir et du croire que "a a t", tels quils sont lis de manire spcifique la modalit smiotique de la photographie, aux contraintes et aux possibilits inhrentes au rgime de lempreinte. Le texte nonce au moins une des conditions modales de cette rception : la "dcouverte" des photos rclame une mise en scne rgle avec la prcision du rituel, qui encadre les tapes dun schma narratifqui mne, globalement, de la comptentialisation du sujet spectateur au passage dans un monde autre. On retiendra que la singularisation du lieu et du moment sopre par une vacuation de la quotidiennet. Le blocage saccompagnant dune augmentation de la pression derrire la "fermeture", la rception des photos est suppose correspondre une dtente, une dcharge de lintensit ainsi accumule; de fait, lmotion suscite la surprise donne lieu, on la vu, une nouvelle intensification brusque. [11: R. Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, uvres compltes, t. 3, Paris, Seuil, 1993-1995, p. 1169.]

Dans un deuxime temps, la remise en question, lbranlement perceptivo-cognitif et pathmique donnent lieu non plus un rapprochement entre des formes qui restent identifiables, mais une transformation (une "transfiguration") nonciative de la scne vcue, dont la photo fournit lempreinte, en "tableau". Sur le dj-vcu qui informe le futur et alimente lattente, se dtache le jamais-vu, voire le jamais-touch, si tant est que lappropriation sollicite plus dun canal sensoriel et que la saisie procure des sensations galement tactiles. Lempreinte devient espace de prsentation dune ralit nouvelle, dont lappropriation incombe aux "instances" plurielles sensible, perceptivo-cognitive, pathmique qui se disputent lespace de la rception. Lintressant, du point de vue des processus intersmiotiques, cest que lexprience esthtisante advienne la faveur dun suspens du savoir et du croire "tre vrai", relgus larrire-plan par le doute. De ce point de vue, le texte-nonc "gestuo-photographique" ne ressemble qu lui-mme, offrant la puissance retrouve du mystre. Le doute apparat comme la condition de possibilit dune assomption diffrente. En mme temps, on peut supposer que lexprience de la rception photographique a elle-mme t inflchie par la rception esthtisante du texte-nonc gestuel, qui a continu exercer une pression souterraine. Dans un troisime temps, enfin, la rsolution de la tension sopre par le rtablissement du rapport de la photographie la ralit et au temps remmors, cest--dire par la raffirmation du caractre "dictique" du langage photographique[footnoteRef:12]. [12: R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p.1112. ]

III. La transposition verbale En rendant ainsi incertains, voire en bloquant la "voie nostalgique du souvenir" selon Barthes[footnoteRef:13], laccs au "vcu" et au "re-vcu", les expriences de la production et de la rception gestuo-photographiques inscrivent en creux le besoin dune autre tape de la squence expressive: celle de la translation verbale. [13: R. Barthes, ibid., p. 1169.]

On peut rsumer la problmatique ainsi: il sagissait pour nous, dans un premier temps, de rendre compte du passage transmdiatique menant du texte-nonc gestuel au texte-nonc gestuo-photographique, en montrant en quoi lempreinte ou la trace photographique se prte une gamme de rgimes de "rendu" du gestuel, de la re-prsentation la reprsentation ou re-cration artistiques. Il est ainsi apparu que la "scne" source a donn lieu des reprises nonciatives, en production et en rception, qui lont soumise de nouvelles smiosis mesure que, sous leffet notamment du temps, le "donn" gestuel perdait de son clat initial, tait moins peru comme un "en-soi" dbray tmoin dune scne vcue, que comme un ensemble de figures en attente dune signification et dune assomption vive par le sujet dnonciation au sein dune "composition" indite. L-dessus, le passage du texte-nonc gestuo-photographique au texte-nonc icono-verbal implique une nouvelle "translation transmdiatique"[footnoteRef:14], qui engage une modalit smiotique diffrente, de lordre du "comme" ("comme dans un tableau", selon lexpression de L. Louvel, ou, dirons-nous, "comme sur une photo") ou du "comme si"[footnoteRef:15]. Lhypothse est que sur la base des corrlations valencielles, il est possible de faire se profiler sur le fond de cette diffrence dordre "gntique", et sous le nappage "monomdial" (un seul signifiant, ici verbal), diffrents rgimes de la gestion nonciative de la co-prsence de deux systmes de reprsentation complexes htrognes. [14: L. Louvel entend par "translation transmdiatique" "le passage dun signifiant", par exemple pictural, " un autre signifiant (linguistique) de nature diffrente", "La description picturale", Potique, 112, 1997, p. 477.] [15: Cf. L. Louvel, art. cit., p. 478.]

Dans des cas extrmes de maintien de lapport gestuo-photographique la priphrie du discours source (intensit forte et extensit faible: llment par de lclat de ltrangit nest pas admis dans le champ de discours du sujet de lnonciation verbale) ou dappropriation par intgration et dilution dans le discours cible (intensit et extensit faibles: lapport est dpourvu de sa charge affective et priv de sa matrialit propre), le mdium source sert seulement denclencheur lanant la machine textuelle cible: celle-ci couvre alors lensemble de lempan, de la digression au dveloppement digtique. La digression prouve jusqu sa limite ultime, quand sont menacs les liens anaphoriques et cataphoriques et la cohrence smantique elle-mme; quant la restitution par le dveloppement digtique, la photographie donne lieu non seulement une chronognse, mais une narratognse : "Jtais all acheter des roses boulevard Anspach. Ctait un aprs-midi gris et frais, un samedi. []" (p. 39). Nouant dans le maintenant de la dcouverte de la photo les rtensions aux protensions, il sagit de dplier les strates du pass et dinterroger la capacit des expriences rvolues informer le futur. La narrativisation satisfait ainsi, du moins en partie, une des conditions de russite de l"entreprise" dclines plus haut.Quand lcriture partir de recourt ainsi la narrativisation et la fictionalisation des contenus, il se peut que le lien avec le vcu, voire avec tout ce qui se drobe lapprhension, ne puisse tre nou qua posteriori, sur la base de ltablissement de correspondances partir de limaginaire et des fantasmes dclenchs, comme lors dun test de Rorschach[footnoteRef:16]. [16: Voir Laplanche et Pontalis (1992) au sujet de "lopration par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans lautre, personne ou chose, des qualits, des sentiments, des dsirs, quil mconnat ou refuse en lui"; A. Ernaux note : "Ma premire raction est de chercher dcouvrir dans les formes des objets, des tres, comme devant un test de Rorschach o les taches seraient remplaces par des pices de vtement et de lingerie", p. 24.]

Ailleurs, la photo, dbraye, fait lobjet de prises en charge prdicatives par lentremise dexplorations dtailles qui construisent lespace ainsi que de mises en srie : " droite de la photo, des placards en bois clair, un lave-vaisselle blanc" (p. 53), "Par terre, au premier plan, sur la moquette formant une sorte dtroite coule verte entre la plinthe blanche dun mur et la paroi verticale dun bureau, plusieurs feuilles couvertes dcriture manuscrite, qui se chevauchent, en dsordre" (p. 63), "Sur le parquet, saisissante en gros plan, la mme botte dhomme que sur la premire photo, en cuir noir, style Doc Martens []" (p. 45). Cependant, la question qui insiste concerne lcriture de la photo : comment "rendre" la photo en la "faisant exister" verbalement, comment construire le simulacre du direct, plutt que du "dtournement" quand "un art se met pour un autre"[footnoteRef:17]? Comment basculer du ct de la "monstration" alors mme quil y a changement de canal sensoriel[footnoteRef:18] au profit de l"adhrence" retrouve du rfrent que, prcisment, la photo dart a dnonce[footnoteRef:19] ? [17: Cf. L. Louvel, art. cit., p. 476.] [18: Cf. une des conditions imposes par la monstration selon H.-R.Shari et J. Fontanille dans "Approche smiotique du regard photographique: deux empreintes de lIran contemporain", art. cit., p. 30.] [19: Au sujet de l"adhrence singulire" du rfrent, voir R. Barthes, La Chambre claire, op. cit., p. 1113.]

La "description iconique" semble demble runir sur elle une double tension: lut pictura poesis relve, traditionnellement, dune pense par analogie[footnoteRef:20]. En mme temps, lunit textuelle descriptive est doffice travaille par une tension interne, correspondant aux deux postures nonciatives dgages par P. Hamon: lopration de "dtaille" et la cration danalogies, de mtaphores ou de comparaisons[footnoteRef:21]. Si telles sont les contraintes croises qui psent sur la "description iconique" ou "photographique", on cerne mieux les enjeux lis ce projet dcriture. Mme si, comme le note H. Damisch, "tout [] soppose lide dune correspondance terme terme entre le texte et les images aussi bien qu lhypothse [] qui voudrait que le passage sopre sans reste dun registre lautre du champ smiotique, dont lunit serait garantie par la possibilit dune traduction rcriproque et gnralise"[footnoteRef:22], l"criture photographique" dAnnie Ernaux se veut le lieu dune opration de dbrayage nonciatif o le texte-nonc gestuo-photographique translat se voit confrer le statut dun tout autonome, clairement dmarqu (blanc, retrait). Il doit senlever sur le fond de lcrit (rcit) qui lenchsse, pour tre un en-soi "rendu"au mode direct, aprs gommage des marques de la remise en perspective par le sujet de la reprise. Tout se passe comme si, soriginant dans lcart ou la diffrence, la photo tait reconstruite de lintrieur: "Devant le lit dfait, la table du petit djeuner avec le pot de caf, les toasts et les viennoiseries qui restent dans la corbeille. Sur les draps un petit tas noir []. droite, presque noires cause de lombre dans laquelle elles sont plonges, des roses rouges dans un vase. Au fond, la fentre entrebille" (p.35). Faisant valoir son statut d"interface" entre provenance et destination, son appartenance "bifide"[footnoteRef:23], la "description photographique" devient llment-frontire qui habite la ligne de partage entre la photo et le texte verbal daccueil, lentre-deux o il se trouve pris dans loscillation sans fin entre lune et lautre. ce titre, la description bnficie dune prsence discursive forte: elle nonce quelque chose est trait par le sujet de lnonciation verbale comme ralis comme leffet de sa vise intense et de sa saisie tendue et comme faisant lobjet dune assomption forte; enfin, elle emporte avec elle une prsomption d"authenticit" ou de "vrit". [20: Cf. L. Louvelau sujet du "trope du pictural": il "reposerait sur lanalogie constitutive de lut pictura poesis, 'archi-figure'; il se marquerait dans le texte explicitement par la comparaison, lekphrasis, ou plus discrtement par un travail mtaphorique, mtonymique ou synecdochique, dans lhypotypose, voire dans une oscillation recouvrant peut-tre loscillation mtaphoro-mtonymique, limage dans le texte fonctionnant comme mtonymie (ou synecdoque) et/ou mtaphore", art. cit., p. 476.] [21: P. Hamon, Introduction lanalyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p.64. ] [22: H. Damisch, "La peinture prise aux mots", dans Meyer Schapiro, Les mots et les images, Paris, Macula, 2000, p. 21.] [23: H. Qur, Intermittences du sens: tudes smiotiques, Paris, PUF, 1992, p. 88.]

Or, cest pour ces raisons, prcisment, que l"criture photographique" elle-mme peut se rvler impuissante drainer les expriences passes vers le prsent. Ce qui emporte ladhsion du sujet dnonciation, cest aussi le mode de translation la base de la "description photographique", cest--dire la reprsentation icono-verbale telle que, mobilisant solidairement le plan du contenu et le plan de lexpression et faisant non seulement usage mais encore mention des mots, elle fait intervenir de l"autonymie" au sens o lentend J. Authier-Revuz, et opacifie et complexifie le smantisme du discours[footnoteRef:24]. Une semblable opacit smantique est cre par les modalisations sur le dit, les rflexions thoriques ou commentaires mtadiscursifs, qui sont souvent signals par des tirets doubles ces rupteurs qui, la faveur dun mouvement concessif (le texte se poursuit malgr, mais aussi grce linterruption), dessinent sur la chane un espace hors-phrase bnficiant dune large autonomie smantique et syntaxique: "Sur le carrelage une sorte de damier bleu et beige, des annes 50 prs du placard do elle a t sortie, une poubelle pleine avec des corces doranges presses sur le dessus des ordures" (p. 53). [24: J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles rflexives et non-concidences du dire, Paris, Larousse, 1995.]

cela sajoute, enfin, une double ambigut inhrente au dit lui-mme, qui apparat dconnect de lespace-temps du souvenir. Elle est rsume, du moins en partie, par le prsentatif il y a, appel frquemment par les phrases elliptiques : "Au premier plan, droite, un pull rouge ou une chemise et un dbardeur noir qui paraissent avoir t arrachs et retourns en mme temps" (p. 23). Comme le montrent notamment M. Riegel et alii [footnoteRef:25] et A. Rabatel[footnoteRef:26], deux acceptions se partagent laire couverte par cette expression: en vertu des interprtations prsentative quand il y a se rapproche de "voici" et existentielle quand il y a quivaut "il existe" et sert introduire des rfrents dans lunivers du discours , elle participe une "mimsis du sujet" lorigine de la reprsentation et une "mimsis de lobjet"; comme le suggre lexemple cit prcdemment, elle introduit, en effet, des groupes nominaux qui, au regard de la squence qui suit, jouent le rle thmatique de support de la prdication. [25: M. Riegel, J.-C. Pellat & R. Rioul, La grammaire mthodique du franais, Paris, PUF, 1994.] [26: A. Rabatel, "Valeurs nonciative et reprsentative des 'prsentatifs' cest, il y a, voici/voil: effet point de vue et argumentativit indirecte du rcit", Revue de Smantique et Pragmatique, 2001, 9-10, p. 43-74.]

La prsence insistante de il y a se prte ainsi une double exploitation et propose la "description photographique" un double devenir. Dune part, on passe aisment du dire ce qui est au (se) dire soi: on voit comment sopre un dplacement daccent, un basculement de la description "objective", "dbraye", vers une prise en charge esthtisante laquelle ressortissent galement les tropes. La description tend par un de ses bords non seulement vers lhypotypose, mais vers lekphrasis dfinie par Barthes comme "un morceau brillant, dtachable (ayant donc sa fin en soi, indpendante de toute fonction densemble), qui avait pour objet de dcrire des lieux, des temps, des personnes ou des uvres dart"[footnoteRef:27]. [27: R. Barthes, "Leffet de rel", dans Littrature et ralit, d. Genette, G., Todorov, T., Paris, Seuil, 1982, p. 84; on citera, en vrac: " gauche du jean, la doublure rouge dune veste rouge tale comme une serpillire" (p. 23), et surtout, au sujet des dessous et de la robe parpills sur la moquette verte de la chambre: "Le long dun pan de mur jaune semblent chuter: une bte noire tte norme et au corps atrophi termin par un appendice en forme de cur, [] une grande rose des sables" (p.145).]

Dautre part, le dbrayage dont fait tat lexpression il y a est li dans les textes dAnnie Ernaux une potique de la "litote" qui fait sestomper la charge motive au profit du "dcoupage ultime et microscopique dun champ smantique parcouru" selon P. Hamon[footnoteRef:28] et de linventaire mthodique. Dans ce cas, le sujet oprateur, qui commande un mouvement de balayage par le regard et de dcryptage discontinu, est doublement dpossd de son initiative. [28: P. Hamon, Introduction lanalyse du descriptif, op. cit., p. 64.]

Dun ct, le "dire ce qui est (vu)" est combattu par la projection sur la "description photographique" de modles descriptifs codifis qui la dsapproprient delle-mme: non seulement la description se conforme-t-elle une progression thmes drivs, lclatement de lhyperthme ("cuisine") en sous-thmes ("placards, plan de travail, vier") ayant une fonction de structuration du texte, mais encore la juxtaposition des segments numrs, rendus homofonctionnels, est-elle mise au service dune rticulation textuelle plus gnrale, suivant un ordre impos, surtout spatial: "Sur le plan de travail au-dessus, de chaque ct de lvier reluisant sur le carrelage prs du placard touchant la poubelle, la flaque sombre dun vtement ct dune pantoufle blanche au pied du lave-vaisselle derrire le tas sombre" (p. 53). La description devient un mta-classement, "dmonstration" autant que "monstration", puisque sy dploie avec une certaine ostension le savoir encyclopdique et lexical du descripteur. De lautre ct, l"criture photographique", qui cherche dire prcisment "ce qui est (vu)", est happe par la tentation non pas tant de la gnralisation que de l"exemplarit". "Sur le dbardeur, trs visible, une tiquette blanche. Plus loin, un jean bleu recroquevill, avec sa ceinture noire. gauche du jean, la doublure rouge dune veste rouge tale comme une serpillire. Poss dessus, un caleon bleu carreaux et un soutien-gorge blanc dont la bride sallonge vers le jean. Derrire, une grosse chaussure masculine, style botte, est renverse ct dune chaussette bleue en boule": la suite dA. Rabatel[footnoteRef:29], on dira que le prsentatif il y a, quil est possible de restituer, "exprime une forme abstraite et intellectuelle dostension, de nature interprtative, valant pour lnonciateur comme pour le co-nonciateur"; il tmoigne de lirruption de lobjet, de sa prsentation et sa prsence immdiate retrouve, qui chappe lemprise des variations dans le temps, mais la rfrence nest pas particulire (il ne sagit pas du jean de Marc Marie); il ne porte pas non plus sur lexistence dun jean et dune chaussure en gnral, mais sur un jean et une chaussure "exemplaires", voire, ajouterons-nous, parfaitement prototypiques, une "essence", peut-tre, au sens o lentend Barthes quand, propos de la photographie et du masque, il parle du "sens, en tant quil est absolument pur"[footnoteRef:30]. La vise du sujet qui projette de sen emparer est "lective", plutt que "particularisante"; la vrit produite par la dictisation est "typique", plutt qu"authentique"[footnoteRef:31]. [29: A. Rabatel, art. cit., p. 59.] [30: R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 1131.] [31: ce sujet, cf. J. Fontanille, Soma et sma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, p. 231.]

Dpouille tant des reprsentations culturelles et des codifications lies la squence descriptive que des connexions mtonymiques, la "description photographique" quitte le plan du contingent; la re-prsentation photographique sen trouve elle-mme, et rtrospectivement, reconfigure. Consquence ultime peut-tre: arrachs leur contexte, isols, redistribus, il arrive que les objets soient prsents comme du jamais-vu, voire se prsentent comme voyant, si lon pense ce que Deleuze dit des visions de Van Gogh: la "fleur voit", le "paysage voit"[footnoteRef:32]. [32: G. Deleuze, Quest-ce que la philosophie?, Paris, ditions de Minuit, 1991, p. 166; cit par P. Montebello, "Figure et image dans lesthtique de Deleuze", dans Puissances de limage, Gens, J.-C. & Rodrigo, P., Dijon, ditions Universitaires de Dijon, 2007, p. 72. ]

Entranant la suppression de connexions mtonymiques rassurantes, labsence de noms propres dans les textes dAnnie Ernaux (par opposition ceux de Marc Marie) invite saffranchir davantage de la contingence et rend possible loscillation sans fin: "[] le nom propre [] permet de montrer du doigt, crit Foucault, cest--dire de faire passer subrepticement de lespace o lon parle lespace o lon regarde, cest--dire de lesrefermer commodment lun sur lautre comme sils taient adquats. Mais si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas lencontre mais partir de leur incompatibilit, de manire rester au plus proche de lun et de lautre, alors il faut effacer les noms propres [][footnoteRef:33]. [33: M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 25. ]

Sil sagit pour Annie Ernaux et Marc Marie de scruter les conditions auxquelles la photographie et lcriture verbale font revivre lexprience passe, notre attention a t focalise dabord sur les points de bifurcation ou de basculement, partir desquels prend forme une production/rception signifiante dun autre ordre. Le rituel de la "dcouverte" semble indiquer que face une photographie qui porte les marques dun dplacement "originel" "Rien de nos corps sur les photos. Rien de lamour que nous avons fait. La scne invisible. La douleur de la scne invisible. La douleur de la photo" (p. 110) , la russite dune mmorisation vive rclame un certain degr de mdiation esthsique et esthtique, qui procure un regain dintensit et un supplment de prsence; en retour, lexprience artistique "authentique" doit trouver son ancrage dans le vcu. En mme temps, lessentiel concerne sans doute le maintien de la diffrence ou de lcart et du passage. La russite de l"entreprise"parat rsider dans linstabilit, voire dans le dtournement incessant des pratiques de la photo au moins celles de la photo-souvenir, de la photo dart et de la photo "mtaphysique" et du questionnement indfini ainsi instaur. Elle est lie, enfin, la dynamique de la translation dun mdium un autre: celle-ci donne lieu lexprience intersmiotique dun texte-nonc englobant bi-mdial et, en son sein, celle de formations signifiantes htrognes, auxquelles le maintien "dans linfini de la tche", selon Foucault[footnoteRef:34], confre un surcrot dintensit. [34: Ibid., p. 25.]

rfrences bibliographiques

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Marion Colas-Blaise ProfesseurUniversit du LuxembourgCeReS (Limoges) et CELTED (Metz)23, alle Lopold GoebelL-1635 [email protected]