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collection milieux

dirigée parJean-Claude BEAUNE

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Le présent ouvrage est issu d’une recherche intitulée « Genèse d’un paysage industriel :la proche banlieue parisienne. Les effets du décret de 1810 », réalisée en 2002 pour lecompte du ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement en réponseà l’appel d’offre de son programme de recherche « Politiques publiques et paysages »lancé en 1997 (décision de subvention n° 98149).Il a reçu le soutien financier du ministère de l’Écologie et du Développement durable.

Les auteurs remercient pour leur aide Dominique Bureau, Martine Berlan-Darqué etDaniel Terrasson et pour leurs appuis les membres de l’équipe « Histoire, Techniques,Technologie, Patrimoine » du CNAM.La première moitié de ce travail est d’André Guillerme, la seconde d’Anne-Cécile

Lefort ; Gérard Jigaudon a réalisé la cartographie – notamment des transports – et labibliographie.

Photo de couverture : Studio Fernand, Archives municipales de Saint-Ouen.

© 2004, Éditions Champ Vallon 01420 SeysselISBN 2-87673-409-5ISSN 0291-71576

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ANDRE GUILLERME

ANNE-CECILE LEFORT

GERARD JIGAUDONcollection milieuxCHAMP VALLON

DANGEREUX, INSALUBRESET INCOMMODES

PAYSAGES INDUSTRIELS EN BANLIEUE PARISIENNEXIXe-XXe SIÈCLES

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Le département de la Seine en 1852.

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INTRODUCTION

L’industrialisation a marqué à jamais le paysage francilien. Elle a fait dela banlieue une figure typique de l’urbanisation, difficile à comparer aveccelle de Londres ou Berlin. Hier sinistrés, en friche, presque en ruine,aujourd’hui sauvegardés, restaurés, réhabilités, liftés, ses bâtiments ont,avant-hier, à l’âge noir, vécu et craché à pleins poumons des suies et desoxydes. Bien avant encore, ils ont éclos là, non par hasard, mais souvent parla volonté de l’État – le préfet de police – pour décongestionner la capitaledes turpitudes délétères de ses établissements dangereux. Témoin de cetteévolution : la cheminée d’usine née dans les années 1810, grimpant presquejusqu’aux sombres nuages de l’orage pour y disperser ses fumées, s’étei-gnant dans les années 1970 pour être démolie. Une bonne centaine vers1830, un millier dans les années 1870, une centaine vers 1975 ; une dizaineaujourd’hui. Témoins encore les hauts murs de moellons encaissant desrues larges mais désertes ; la brique mécanique habillant les sheds, les ver-rières, les portails monumentaux, les cités ouvrières.Le département de la Seine – aujourd’hui Paris et sa première couronne –,

le plus riche de France, a vécu deux siècles d’intense activité industrielle.Brouillonne et artisanale dans sa prime jeunesse, elle est vite disciplinéepar la puissance publique alors qu’elle tente de s’insérer dans le tissu urbaindense pour y quêter la main-d’œuvre et de s’approprier cours et entresols.À Paris, dès 1806, le préfet de police dessine la première – et la plusancienne – politique publique environnementale, la première signature dudéveloppement durable, ordonnant le classement des manufactures dudépartement de la Seine en quatre catégories dont la première interdit laproximité des habitations, les deux suivantes exigeant une enquête préa-lable dite « commodo et incommodo ». Cet arrêt, modifié, est décrété danstout l’empire cinq ans plus tard, confirmé par ordonnance royale en 1815 etmaintenu dans certaines contrées de l’ancien Empire comme la Belgique1.

1. Rares sont les études concernant l’histoire des pollutions industrielles et de la politiquede l’environnement en Belgique, citons : Devos, « Milieuverontreiniging door de industrieomstreeks het midden van de 19de eeuw », Bijdragen tot de geschiedenis, liber alumnorum Karel

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En France il est fréquemment amendé jusqu’en 1917, date qui étend lademande d’autorisation au site. Cette police industrielle gérée par la préfecture agace la liberté d’entre-

prendre, surtout lorsque, dans les années 1820, la mécanisation séduit lecapitalisme français. Dès lors, la loi s’applique avec discernement : lesindustrieux polluants sont exclus, confinés ; ils essartent la banlieue. Lesindustries pollueuses sont protégées par leur richesse ; elles se vêtent debâtiments sobres et se parent de hautes cheminées. Dans les proches fau-bourgs, elles constituent des isolats vite remplis par la spéculation foncièreet le logement ouvrier. La mixité des activités est à l’œuvre ; elle durejusqu’aux années 1960-1970. Dans la Plaine-Saint-Denis, seul un tiers duterrain est affecté à des usages non industriels. Aujourd’hui encore àl’heure du tertiaire, il est difficile de trouver une vraie place à l’activitéhumaine non économique ou non productive au milieu des immeubles debureaux.Le paysage industriel a de fait une spécificité française marquée par deux

siècles de gouvernance environnementale modulée par le décret de 1810 etl’ordonnance de 1815. S’ils semblent avoir été appliqués avec un certainlaxisme hors de la Seine1, ils sont gérés ici avec une efficacité certaine pourdiverses raisons qu’on tente de déterminer. Pour le monarque de l’État-nation, la capitale doit être à la fois la plus

éclairée des étoiles industrielles et la moins sale des mégapoles. Sous lamain du prince, gorgée de savants, d’artistes, d’entrepreneurs, de techno-logues, de rentiers, d’étrangers, d’ambassadeurs, bref de témoins de l’utilitépublique très française, Paris est le paysage obligé du premier consul, del’Empereur, du Roi. Ville de luxe, productrice de luxe, elle ne cessed’amplifier son marché, de développer de nouvelles entreprises, de nou-velles techniques issues des arts et de la chimie. Ville consommatrice, ellerejette aussi, plus que les autres, des matières qu’une multitude de petitsmétiers récupèrent et transforment selon le mode dominant de productionartisanale, la fermentation. Engoncée dans plusieurs ceintures successives,elle respire mal et transpire beaucoup. Avec la mutation in situ desmatières organiques, l’espace parisien est partout puant ; mais la sueuracide est particulièrement lourde dans l’axillaire des quartiers vétustes, unesueur variable en intensité et en odeur selon l’épiderme urbain, la saison, letemps ; selon le métier dominant. Si l’odeur est une sensibilité sociale, la

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INTRODUCTION

Van Isacker, Antwerpen, 1980, pp. 347-384 ; Halleux, Cockerill : deux siècles de technologie, Per-ron, Alleur-Liège, 2002.1. Pour la France provinciale voir : Massard-Guilbaud, Culture, technique, gestion de

l’espace. Une histoire sociale de la pollution industrielle dans les villes françaises, 1789-1914,mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Histoire, Université de Lyon II, déc. 2003. PourGrenoble : Baret-Bourgoin, Environnement et sensibilités. Les Grenoblois et leur ville au 19esiècle, thèse, Histoire, Université de Lyon II, déc. 2002. Pour Nantes : Pinson, L’Indépendanceconfisquée d’une ville ouvrière : Chantenay, Nantes, ACL, 1982.

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puanteur est une catégorie politique, de sorte que le paysage obligé duprince n’est pas seulement visuel, il est aussi olfactif, gustatif. « Le paysageappartient au sens, donc peut-être à celui qui le regarde et le traduit…Cette évidence de formes les plus communes de la connaissance est pour-tant, à l’autre bout du spectre, le fruit inconscient de tous les savoirs qui s’ynouent : savoirs statistique, topographique, cartographique, géologique,historique »1. Ajoutons : mécanique, géographique, médical, militaire, chi-mique. Il est l’objet de toute l’attention de l’État révolutionnaire et de sessavants.Parmi ceux-ci, Chaptal (1756-1832) est la figure tutélaire. Maître à penser

l’espace et d’abord l’espace industriel, il sait ce qui est bon pour la ville etce qui ne l’est pas : de l’artisanat faisons table rase, de l’industrie faisons laville. Promoteur du canal de l’Ourcq destiné d’abord au lavage des rues dela capitale, ce ministre de l’Intérieur démissionnaire avise le préfet depolice des craintes des tout nouveaux industriels face à la grogne des rive-rains mécontents des odeurs jugées délétères qui émanent de leurs usines.Des maires s’associent aux pétitionnaires. Avec son collègue chimisteGuyton-Morveau, promoteur de l’assainissement de l’air par les acides,Chaptal présente, en 1805, un rapport devant l’Institut de France. Ils sépa-rent les manufactures en deux catégories : les bonnes, industrielles ; lesmauvaises, artisanales. Le préfet de police s’en inspire et, pour l’appliquer àson département, fait appel aux connaisseurs, des pharmaciens reconnus,experts des poisons, des toxines comme des fragrances urbaines, desvaleurs cachées dans la matière, guérisseurs des maladies des artisans. Laposition change, le nez aussi : à la binarité de Chaptal succède une triade defabriques classées selon la toxicité. Les plus dangereuses doivent fuirl’agglomération, les plus incommodes sont tolérées, les plus insalubres, sur-veillées, ordonne le préfet de police en 1806. Né en 1801, le conseil de salu-brité, gestionnaire de la santé publique, écoute les partis, s’associe les archi-tectes voyers et les commissaires de police pour enquêter avant l’éventuelleimplantation. D’emblée il semble jouir de la confiance bourgeoise ; enoutre ses recommandations techniques sont utiles aux artistes : il signe ainsila gouvernance de la science dans l’économie et l’espace urbain.Insistons sur cet instant qui initie le pouvoir central à la surveillance arti-

sanale et industrielle, sur ce moment qui fait sortir de la terre viabilisée,dans une tenue maraîchère – le Marais, exutoire de la Seine – déjà ver-doyante d’artisans, l’industrie, nouvelle catégorie de la pensée économique.Le prince juge cette industrie comme une belle plante semée par la science,donc fragile, et qui mérite les soins constants du politique ; tandis qu’elleest jugée par le voisinage comme une mauvaise herbe, vénéneuse, résis-

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INTRODUCTION

1. Nora, présentation de « Paysages », Les Lieux de mémoire. II. La Nation, Paris, Galli-mard, 1986, p. 433.

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tante et qui doit être déracinée. Conflits, appel aux experts, pondération,contradiction, consensus, on est là au cœur de la gouvernance, des rapportsentre société urbaine – celle des nantis, des travailleurs, des résidents, desflâneurs, des associations – et ordre politique – ministériel, préfectoral,municipal. On est dans les premières consciences du développement soute-nable, durable, puisque l’arrêt préfectoral vise un certain équilibre entrel’utilité publique, l’archétype du développement manufacturier et l’envi-ronnement aux sens perçus de l’époque – l’odorat et la vue, accessoirementl’ouïe – qui font paysage. Moment extraordinaire, instant premier dont ilimporte de croiser les regards de tous les acteurs : politiques, artisanaux,industriels, riverains, rentiers, et ceci d’autant qu’on dispose des richesarchives de la Préfecture de police, des manifestes et des rapports savantsargumentés, contradictoires ou visant le consensus, d’analyses techniquespubliées avec la précision scientifique des nouvelles revues chargées de dif-fuser l’innovation.Les vingt ans qui chevauchent le premier décret environnemental, celui

du 15 octobre 1810 qui généralise l’arrêt préfectoral à l’ensemble del’Empire alors à son apogée, voient croître les fabriques de toute taille et lapollution manufacturière1. Ces ateliers ne poussent pas n’importe comment.Certains sont empotés ; d’autres mis en semis, en pépinière ; d’autres plan-tés en parterre – en zone réservée –, arrachés, transplantés. La situationdépend de la volonté de l’entrepreneur, du coût foncier, de la proximitéviaire, du relief, de la disponibilité de la main-d’œuvre, de l’investissement,mais d’abord des dits et non-dits du décret et de l’ordonnance de 1815. Si le tissu industriel s’étend sous l’égide de l’État, le développement

incontrôlé de l’urbanisation fait fi de la loi. Il cerne ces îlots de production àhaut risque, déborde ces ateliers miasmatiques. Ses promoteurs réclamentjustice, condamnent cette présence dans les greffes du tissu urbain. Le pro-blème posé nous renvoie à celui, dramatique, de l’usine d’AZF à Toulouse :pour permettre à la France de synthétiser, selon le procédé allemand Haberet en autonomie, le nitrate d’ammonium destiné à l’agriculture voire àl’armement, une usine est implantée en 1920 à la périphérie de la capitaledu Languedoc pour réduire le chômage latent et embaucher une main-d’œuvre spécialisée dans l’armement depuis la guerre. L’usine est peu à peuentourée d’habitations. Le contentieux est déjà abordé un siècle plus tôt àParis, dès 1819 : l’encerclement urbain du tissu manufacturier est plusieursfois expertisé, soumis au politique et classé. Comme on le verra, la solutionn’est pas politique mais économique : l’indemnisation du propriétaire-rive-rain dont le montant pousse souvent l’industriel à chercher un autre site,vierge, donc éloigné.

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INTRODUCTION

1. En 1818, 22 % des décès du département de la Seine sont dus à des maladies pulmo-naires : asthme, cathare, fluxion, phtisie et à la toxicité de l’air.

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Dès 1820, l’industrialisation galopante, la valeur ajoutée monétaire desgrands établissements et des entreprises prometteuses, font basculer la gou-vernance du préfet aux dépens de la valorisation environnementale.Désormais l’industrie porte la puissance nationale, l’économie, l’ordrenationaliste ; elle marche au pied de paix comme de guerre. Elle est utileaux périphéries citadines car elle y entasse les basses couches sociales. Elley range les classes ouvrières, pas encore agressives. En somme, l’industrieest tolérée dans les proches faubourgs et les espaces encore agraires, dansles franges de la capitale et ses dents creuses ; les arts délétères, eux, sontexclus s’ils ne se soumettent pas aux perfectionnements de leur métier.Désormais, la signature du préfet de police semble porter sur l’hygiène et lasanté publiques, le transfert des voiries – dépôts de boue – loin de l’agglo-mération, l’assainissement et le dépoussiérage ; comme si le préfet appli-quait enfin le décret à son propre gouvernorat, l’espace public.

Le territoire étudié couvre les trois départements actuels des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne qui constituent la pre-mière couronne de la région Île-de-France. Ce découpage à partir desanciens départements de la Seine et de la Seine-et-Oise date de 1964. Ilsemble donc inadapté à une étude historique, mais il convient de rappelerque les fonds d’archives de l’ancien département de la Seine ont été répar-tis dans les fonds des archives départementales des nouvelles préfectures,soit, pour la banlieue : Nanterre, Bobigny et Créteil. Il est illusoire de dres-ser un tableau de l’industrialisation de la banlieue sans prendre en comptece phénomène dans Paris, intra-muros. L’implantation d’un grand nombred’établissements industriels est d’abord le résultat de transferts parisiens,ces déplacements s’irradiant depuis le cœur de la capitale. Le mécanismed’industrialisation de la banlieue trouve son origine dans des événementsqui affectent la capitale. En 1860, une vaste couronne est annexée, délimi-tée à l’intérieur par l’enceinte des Fermiers généraux – de Lavoisier – et àl’extérieur par l’enceinte des fortifications de Thiers. Au-delà, quelquesétablissements assimilables à la grande industrie, mais les activités tradi-tionnelles sont encore majoritaires en banlieue.La croissance urbaine – plusieurs milliers de constructions par an – et les

ressources du sol donnent naissance à une importante activité extractive àBagneux, Châtillon, Meudon, Gentilly, Vanves, Clamart, Issy-les-Moulineaux où l’on tire le calcaire, de même qu’à Villejuif, Vitry ou LaQueue-en-Brie. On relève la présence de sablières à Villejuif, Villeneuve-le-Roi ou Ablon. Les autres matériaux extraits sont utilisés dans les brique-teries, les tuileries, les fours à plâtre – Romainville, Pantin et Le Pré-Saint-Gervais. Par nature ces activités sont localisées dans des gîtes géologiquesbien déterminés, mais elles se développent aussi suite à la fermeture descarrières intra-muros.

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Les établissements traitant les cuirs et peaux colonisent les rives descours d’eau, notamment de la Bièvre. Présents dans Paris depuis la fin duXIVe siècle, ils remontent le cours de la rivière vers les communes deGentilly, Arcueil et Cachan. On les rencontre aussi en banlieue Nord versSaint-Denis, sur les petits affluents séquanais. Le blanchissage rechercheaussi le plan d’eau et les terrains y attenant pour l’étendage : il est très pré-sent – et pour longtemps – à Boulogne, Clichy, Gentilly.La banlieue se trouve déjà investie par les activités dangereuses dont

l’exemple le plus célèbre est la voirie de Bondy, transférée de Montfauconpar la volonté préfectorale dans les années 1820, mais aussi les industriesliées à la présence des abattoirs de la Villette qui essaiment à Aubervillierset Pantin.Le paysagement de la banlieue est dû en grande part aux industries pari-

siennes chassées par le caractère dangereux de leur activité, les grands tra-vaux d’Haussmann ou l’imposition de l’octroi aux agglomérations annexéesen 1860. La périphérie héberge les activités les plus polluantes, les plusexplosives et les plus dévoreuses d’espace : chimie, métallurgie lourde,mécanique, etc. Cependant, ce mouvement ne concerne pas la banlieuedans son ensemble. Les nouvelles implantations intéressent presque exclu-sivement les communes du nord et du nord-ouest bordées par une voied’eau – la Seine et les canaux – et limitrophes de Paris. En 1872, Suresnes,Puteaux, Courbevoie, Clichy, Saint-Ouen, Saint-Denis et Aubervilliersconcentrent la quasi-totalité des établissements industriels recensés par leCentre d’histoire des techniques (CDHT)1. La plupart de ces établissementsont une origine parisienne et leur déplacement vers la banlieue s’est effec-tué dans le même secteur géographique : les entreprises implantées dans lesquartiers nord-est de la capitale ont tendance à émigrer vers la banlieuenord-est.Le paysage manufacturier se densifie, quoique à un rythme légèrement

plus lent, dans les années 1870-1880, à la chute du second Empire. L’indus-trie lourde se développe au détriment des activités traditionnelles. Les che-minées grimpent au ciel, le charbon, arrivé du nord par péniche, noircit lesfaçades et silicose les poitrines, la pluie acide décape les métaux. De cetteépoque, date l’industrialisation de la Plaine-Saint-Denis, confirmée par lamise en service en 1884 d’une ligne ferroviaire spécifique – et unique pourla métropole – pour le transport des marchandises, malgré l’hostilité desgrandes compagnies privées du Nord et de l’Est.Dès la fin des années 1880, s’amorce une reprise qui dure jusqu’au pre-

mier conflit mondial voire au-delà. Paris perd sa suprématie industrielle auprofit de sa banlieue, mais le développement périphérique ne se satisfaitplus du transfert d’établissements parisiens. De nouvelles branches d’acti-

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INTRODUCTION

1. Daumas (dir.), Évolution de la géographie industrielle de Paris et sa proche banlieue auXIXe siècle, Paris, CDHT, 1977. Rapport pour le ministère de l’Équipement.

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vité plantent un paysage massif, cyclopéen : automobile, aéronautique,électricité. La périphérie acquiert son autonomie, sa synergie propre et sonidentité. Elle prend figure d’une énorme machine revêtue de métal et dematériaux ignifuges, bruyante, arrogante, suffisante, jamais satisfaite de sesespaces de sueur. La crasse industrielle y est vertueuse.La répartition des implantations évolue. Les secteurs les plus densément

occupés sont bien moins recherchés. Même si le nord-ouest accueille desactivités nouvelles, l’industrialisation pousse au sud, vers Issy-les-Mouli-neaux, au nord vers Courbevoie, Asnières et Gennevilliers. Les communeslimitrophes de Paris qui n’ont jusqu’alors connu aucune implantationd’importance – sauf Ivry-sur-Seine – sont touchées. Paris se trouve au centred’une épaisse ceinture manufacturière sectionnée par deux bouteilles d’oxy-gène, à l’ouest le bois de Boulogne et Neuilly, à l’est le bois de Vincennes etSaint-Mandé, espaces peu manufacturiers protégés par la pugnacité desmaires, des électeurs et les contraintes de l’ordonnance de 1806.L’entre-deux-guerres change peu la géographie des implantations, mais

la production s’accroît notablement. Durant le conflit, il faut d’abord soute-nir le pied de guerre, faire fi de la pollution, de la mort, réduire lescontraintes du décret de 1810. Puis, il faut nourrir ce marché toujours plusimportant que représentent Paris et sa région pendant la période prospèredes années 1920, période de concentration et de structuration des activitéstraditionnelles – alimentation, habillement, arts graphiques.La crise des années trente ne ralentit pas significativement l’activité de la

banlieue. À l’inertie de la croissance, s’ajoute la prime des secteurs depointe attirés par une main-d’œuvre de grande qualité ; il n’y a pas plus defermetures d’établissements mais plus de créations dues à d’importantesentreprises. La tache sombre de l’industrie s’étend au sud – vallée del’Orge, plateau de Saclay – et au nord – boucle de Gennevilliers – ; elledéborde Argenteuil et Bezons.La drôle de guerre, surtout l’Occupation, stoppe la croissance. Le niveau

de la production de 1938 n’est atteint qu’en 1948. À vrai dire, la repriseattend 1954. Mais alors, conséquence lointaine du décret de 1810, une nou-velle répartition des implantations se dessine, aux dépens des communes lesplus industrialisées – et par conséquent les plus peuplées – bordant la capi-tale au nord et à l’ouest, tandis que les communes les plus éloignées, àl’industrialisation plus tardive, connaissent une forte croissance.Le décret du 5 janvier 1955 oblige toute création ou toute extension de

locaux industriels de plus 500 m2 à être agréée. Ce décret s’inscrit dans unepolitique volontariste de décentralisation qui limite l’expansion de la régionparisienne et favorise un rééquilibrage des activités en faveur des autresrégions françaises, dans le cadre d’une gouvernance du territoire.Dans les décennies suivantes les anciennes structures subissent une

mutation sans précédent. Cette nouvelle révolution industrielle – ou plutôt

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INTRODUCTION

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informationnelle – touche l’ensemble des activités et bouleverse l’organisa-tion sociale. Après avoir rejeté les activités de main-d’œuvre, la région pari-sienne – qui devient région Île-de-France – attire l’essentiel des industriesde haute technologie les plus dynamiques. Finalement Paris – et sa cou-ronne – renforce sa domination en constituant le plus grand pôle technolo-gique français : universités scientifiques, grandes écoles, centres derecherche fondamentale et appliquée et sièges de firmes mondiales. Lasuprématie parisienne se fait relais de la mondialisation, le col blanc rem-place le bleu de chauffe. L’air perd ses fumées, ses suies et ses sulfures,gagne des carbures automobiles, des métaux lourds ; le sol imperméabilisépeut effacer les aléas saisonniers – asphalte pour fixer la poussière, bétonpour masquer les dépôts incontrôlés. La noirceur des façades est gomméepar l’obligation décennale du ravalement1. Nouveau visage, nouveau pay-sage.

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INTRODUCTION

1. Le ravalement relève d’un arrêté municipal. Depuis 1960 le ravalement décennal est obli-gatoire dans Paris – l’entretien des façades et leur maintien en bon état de propreté sont décré-tés le 26 mars 1852 – et de plus en plus en banlieue.

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Première partie

HAHA1

PRESSIONS ET IMPRESSIONS MANUFACTURIÈRES A PARIS

(1800-1820)

1. « Ouverture au mur d’un jardin ou d’un parc avec un fossé au dehors », AAM, 33, 1809,p. 192.

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1LES PAYSAGES DE L’ETAT

Avant de pénétrer dans la problématique, pour tenter de saisir le « pay-sagement » industriel il est apparu nécessaire de comprendre ce que signifiele paysage pour le législateur napoléonien, quel atelier de paysage voulait-ilentreprendre, quels sens portait-il aux paysages, au paysage urbain et péri-urbain, à celui de Paris. Dans le second XVIIIe siècle s’élabore, en France,parmi les élites mais aussi dans la couche moins bourgeoise des citadins,une nouvelle vision paysagère qui accorde plus importance à la verdure et àses valeurs thérapeutiques – le pneumatique de Lavoisier – tandis que lapureté de l’air – comme celle de l’eau – devient une référence de l’hygié-nisme urbain. À côté du paysage figuratif accessible au commun des mor-tels, plus verdoyant, plus habité, se développent une iconographie de l’Étatet d’abord un paysage scientifique : celui des militaires – avec la géométriedescriptive promue par Gaspard Monge et la cartographie pour l’état-major – qui codifient la langue géographique ; celui des médecins qui per-çoivent dans l’espace urbain les traits de la maladie, en brossent la topogra-phie. La puissance publique qui est alors, on l’oublie bien trop souventpour le répéter, dominée par le pied de guerre, a un besoin impérieuxd’embrasser d’« un seul coup d’œil ». Ce regard que Michel Foucault auraitqualifié de benthamien – mais il n’a pas pour seuls objectifs surveiller etpunir – s’ancre dans la reconnaissance militaire – collecte exhaustive desdonnées paysagères – et dans la statistique dont l’apogée se situe pourMichelle Perrot entre 1795 et 1805. Précisément la grande ville et ses fau-bourgs sont les sites que privilégie l’État pour expérimenter les nouveauxregards qu’il porte sur la société civile. Le décret du 15 octobre 1810 est unnouvel appareil iconographique destiné à mettre en ordre le paysage manu-facturier urbain. Il fait partie du déterminisme politique.

Tous ceux1 qui ont abordé récemment la question historique du paysage enFrance reconnaissent que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des change-

1. Notamment Cachin, Roncayolo, Nordman dans Les Lieux de mémoire, op. cit., Brian, LaMesure de l’État : administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.

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ments importants s’opèrent dans la manière de figurer, de décrire, de re-pré-senter et de diffuser le paysage. Ainsi, en peinture, selon Françoise Cachin, lepaysage français, campagnard, naît très précisément à cette époque et s’épa-nouit dans la fièvre révolutionnaire qui donne au tiers-état urbain et éclairél’impression d’une nature domestiquée, « à mi-chemin entre l’univers rus-tique du cultivateur et le cosmos idéal du parc à la Le Nôtre »1… Mélangeharmonieux et indissociable de culture et de nature… C’est toujours la natureemployée de l’Encyclopédie, soumise et transformée par l’industrie humaine.Des restes de « nature naturelle » sont « canalisés, humanisés, habités, han-tés »2. L’influence des Lumières, du goût nordique, de l’absolutisme éclairéparisien, de l’hygiénisme, les nouvelles attitudes et représentations des élitesjouent alors un rôle déterminant dans les glissements épistémiques qui affec-tent le paysage, cette catégorie complexe de la pensée sensible. Ces glisse-ments qui, de loin, font coupure, révolution, se manifestent surtout entre1780 et 1810. Alors se constituent, par agglomération de points de vue, unesynthèse paysagère savante, un savoir, un paysage « théorique » qui tendent àêtre partagés entre les jeunes intellectuels, ceux issus notamment de l’Écolepolytechnique et des Écoles normales, à l’extrême fin du siècle. Pour le prou-ver, il faut d’abord sonder ces terres de la science pour saisir l’en deçà duregard qui catégorise le paysage du tout jeune XIXe siècle.Ces élites, polytechniciennes, médicales, qui renouvellent les cercles

savants de province3, qui fréquentent les salons mondains parisiens, quivêtent les uniformes de l’Empire, représentent souvent l’État4. Ce sont cesfonctionnaires qui exécutent ou font exécuter, appliquent, les mouvementsde l’État – circulaires, arrêtés – et qui les mettent dans le paysage dont ilsont l’administration. Ainsi, en septembre 1805, le directeur des Ponts etChaussées, Crétet, fixe avec son conseil général la figuration routière : surles cartes, la couleur rouge désigne la toute-puissance de l’État, les routes depremière classe, la bleue les routes départementales, la jaune les chemins. Etpourquoi pas la verte ? Parce que cette couleur désigne la mort encorefraîche, l’ultime couleur de la décomposition – engrais vert, cuir vert, suifvert, suif brun, saignant, sanglant. Il y a bien coloration des cartes routièresmais aussi coloration des bornes kilométriques, paysagement ordonné desvoies terrestres de la nation. En somme, figuration de l’État dans le paysage.Si l’on croit que l’État est dépourvu de sens parce qu’il n’a pas de corps, du

moins est-il animé par des hommes – Turgot, Bonaparte, Chaptal – qui veu-lent lui donner vie, le faire reconnaître et lui assurer une puissance toujoursplus grande. Pour développer cet État-nation spécifique qu’est la France aux

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1. Cachin, « Le paysage du peintre », in Nora, op. cit., p. 437. Elle précise, p. 449, entre1759 et 1781, d’après les statistiques du Salon, que les paysages passent de 11 à 68, sextuplent,alors que le nombre total de tableaux double (124 à 232).2. Ibid., p. 465.3. Roche, Les Académies de province au XVIIIe siècle, Paris, 1985.4. Du moins c’est sur ceux-là que nous portons notre analyse.

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XVIIIe et XIXe siècles, il est nécessaire de le nourrir de renseignements : statis-tiques pour l’Intérieur, militaires pour les frontières, diplomatiques pourl’extérieur1. À la veille de la Révolution, pour asseoir sa puissance euro-péenne, l’État presque constitué, grand protecteur de la science, se doted’outils capables de figurer, toujours avec la meilleure précision, ses paysagespour lui permettre d’agir immédiatement, « à la vitesse du courant élec-trique » : les généraux disposent des ingénieurs géographes et de leurs recon-naissances militaires, les futurs préfets des géomètres du cadastre et des sta-tistiques départementales, les ingénieurs généraux des ponts et chaussées oudes mines des conducteurs et des relevés topographiques, bref de dessina-teurs, de papier et de crayons, de quoi paysager ce que le représentant del’État veut2. Dernier exemple : la loi du 16 septembre 1807, qui définit les

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LES PAYSAGES DE L’ETAT

1. Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire (XVIe-XIXe siècles), Paris, Galli-mard, 1998.2. Bourienne, secrétaire du premier consul à Bonaparte in Mémoires, Paris, 1829, VIII,

p. 332 :« – Général…, je regardais cette vilaine rive gauche de la Seine, qui m’offusque toujours par

la malpropreté qui y règne…

Carte du cours du Rhin levée de 1777 à 1785 par les officiers du génie,extraite de Berthaut, Les Ingénieurs-géographes militaires (1624-1831) – Étude historique, Paris, 1902, pl. 24

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plans généraux d’alignement des villes, semble avoir quelques difficultés às’appliquer, les maires et les propriétaires étant plutôt réticents à cette main-mise de l’État sur le local. Dans une lettre plus tardive aux préfets, le ministrede l’Intérieur précise bien les intentions paysagères de la loi : « l’objet n’estpas seulement, comme on aurait pu le croire, d’embellir les villes et d’amélio-rer leurs communications intérieures ; mais aussi d’ajouter beaucoup à lavaleur de toutes les maisons urbaines »1. Il fixe alors pour le plan la palettedes couleurs : noir pour les limites de terrain, rouge très vif pour les aligne-ments projetés, jaune pour les surfaces à restituer à la voie publique, bistrepour les terrains non bâtis, jaune lavé pour les rues nouvelles.

LES PAYSAGES SCIENTIFIQUES

Attardons-nous d’abord sur deux nouveaux outils très fortement perfec-tionnés entre 1780 et 1810 par des ingénieurs, des topographes, des géo-graphes, des géomètres, en somme des scientifiques surtout militaires, pourtenter de représenter le plus justement possible un site : la géométrie des-criptive et la cartographie.

Géométrie descriptive

La naissance de l’École du génie de Mézières, entre 1748 et 1750, toutepremière école d’ingénieurs, marque l’essor de la géométrie en tant queprincipal outil d’une mathématique appliquée à la science de la guerre2.Cette discipline sert à représenter les places – relief et plan – et à décliner lapoussée des terres, le parcours des troupes, le cheminement de l’artillerie.Bref à figurer l’occupation militaire de l’espace. Mathématique guerrière, la géométrie conçoit l’espace à surveiller et à

protéger. Vêtue, de Monge à Poncelet, du drapeau français, armée desenseignes du génie militaire, un temps gardée secrète, elle monte, entre1780 et 1820, au créneau de la recherche spatiale. N’exigeant que l’aide ducrayon et du rapporteur, elle est pure abstraction et référent de toute spé-culation guerrière. Elle étend ses lignes et les entrelace à mesure de la puis-

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« – Vous avez bien raison, c’est bien laid ; c’est dégoûtant de voir laver le linge sale devantvos fenêtres. Allons. Écrivez : “ Le quai de l’École de Natation sera achevé dans la campagneprochaine ”. Envoyez cela au Ministre de l’Intérieur. »1. Lettre du 17 août 1813, Circulaires, instructions et autres actes émanés du Ministère de

l’Intérieur ou relatifs à ce département de 1797 à 1821, Paris, 1821, II, p. 473.2. Bossut, professeur de mathématiques, y introduit l’étude de la perspective, de la théorie

des ombres, des éléments du calcul différentiel et intégral, de la géométrie, de la mécanique etsurtout de l’hydrodynamique. Sur cette école, Taton, « École du génie de Mézières », in Taton,Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Paris, 1964, nouvelle édition,1985, pp. 559-615.

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sance de sa réflexion. Elle décompose la réalité quotidienne des formes et lareconstitue sur l’écran de la pensée militaire en autant d’objets fractals. Desdéblais-remblais, des routes maritimes, des familles de courbes, elle saittirer de l’écheveau des « traces » l’essence du « réseau », nouvelle catégoriede l’ingénieur1. Elle se joue de la gravitation universelle, des frottements,des charges, du temps ; du réseau, elle trace le degré zéro – le point –, ledegré un – la ligne – et en reconnaît le degré ultime – le graphe. Son sup-port, ramené par Monge à deux dimensions, celles de n’importe quelle sur-face plane, autorise toutes les descriptions, les représentations du visible –de l’aérien –, de l’invisible – du souterrain – et de l’imaginaire – du paysage.Dès 1781, Gaspard Monge soumet avec succès à la géométrie la

recherche des routes les plus avantageuses. Modestes résultats qui montrentcependant qu’indépendamment de toute considération mécanique une géo-métrie des parcours peut apporter une contribution non négligeable à latactique militaire. Lazare Carnot, qui estime que « la géométrie est néces-saire aux généraux pour saisir en un instant la disposition, l’ordonnance etla marche des troupes »2, analyse « la géométrie de situation qui est à la géo-métrie de position, ce qu’est le mouvement au repos ». Elle consiste à savoir« par quelle rue on doit passer pour traverser une seule fois des ponts dispo-sés sur une rivière sinueuse »3, comment « chemine un fil qui forme successi-vement toutes les mailles d’un tricot, quel parcours suit le cavalier sur unéchiquier pour occuper une seule fois les cases » ; « mouvements géomé-triques dont la théorie est le passage de la géométrie à la mécanique »4. Cesrésultats sont élégamment repris et développés par Charles Dupin, le filsspirituel de Monge, entre 1810 et 1815, pour sa « théorie générale desroutes » destinée à perfectionner le coup d’œil militaire et à offrir « à l’offi-cier qui dirige les opérations, des combinaisons d’un ordre supérieur »5. Dès la création de l’École polytechnique (an II), les mathématiques occu-

pent la moitié de l’emploi du temps scolaire de la première année6 : géomé-trie à trois dimensions, mécanique des solides et des fluides, calcul de l’effetdes machines, géométrie descriptive. « Langue imitative qui a le double avan-tage de peindre et de parler aux yeux, la géométrie fortifie éminemmentl’imagination ; elle apprend à saisir rapidement et avec une grande précisionun vaste ensemble de formes ; à juger de leur analogie et de leurs différences,

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1. Guillerme, « Réseau : genèse d’une catégorie dans la pensée de l’ingénieur sous la Res-tauration », Flux, 6, 1991, pp. 5-17. Le « réseau », le « net », est conçu par l’ingénieur-géographed’Allent en 1799.2. Éloge de Vauban, Paris, 1784, § VIII.3. Question résolue par le mathématicien Euler vers 1760 à propos des sept ponts de

Kœnig s berg.4. Géométrie de position à l’usage de ceux qui se destinent à mesurer les terrains, Paris, 1803,

in Révolution et mathématique, op. cit., pp. 474-475.5. Application de géométrie et de méchanique, Paris, 1818, p. 117.6. Sont organisés aussi des visites d’atelier de mécanique et de chimie, des cours de salu-

brité, Fourcy, Histoire de l’École polytechnique, Paris, 1828, pp. 265 sq.

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dans leurs rapports de position et de grandeur. Elle assure à l’ingénieur mili-taire ce coup d’œil qui fait saisir, à la vue d’un terrain varié, la loi générale deses formes principales, et ce que ces formes présentent de favorable aux opé-rations de la guerre. Elle donne à l’ingénieur des Ponts et Chaussées cettesûreté de vue qui, dans les enchaînements des montagnes et des vallées, faitpressentir les grandes directions les plus propres au tracé des routes et descanaux… Les travaux des mines exigent une géométrie souterraine, où lascience seule doit guider à défaut de la vue »1. Bref, elle est « la langue del’artiste et de l’homme de génie »2. Surtout, dans ce milieu polytechnicien, lalangue du représentant du service public, de l’administrateur de l’intérêtpublic, du gestionnaire de l’espace. Dupin, devenu en 1819 professeur demécanique au Conservatoire des arts et métiers, fait de la géométrie la basedu dessin industriel, de la théorie des machines, de la révolution industrielle.

Cartographie

Des progrès sensibles sont réalisés dans la topographie, depuis la fin desannées 1780, tant sur le plan scientifique qu’administratif : la planchette –

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1. Organisation de l’École polytechnique, 7 vendémiaire an 4, ms Archives du génie, art. 19,sect. 2.2. Poncelet, Traité des propriétés projectives, Paris, 1822, p. XVII.

Routes et canaux en 1832.N’y figurent pas les chemins vicinaux.

La région parisienne est la plus réticulée et la mieux desservie par les transports.

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elle est au topographe ce que la peinture en tube est à l’impressionniste –,perfectionnée en 1789-1790 par Cugnot, et le sextant de Borda permettentde dessiner avec plus de promptitude les levés expéditifs1.En 1802, le ministre de la Guerre, Berthier, crée une commission d’ingé-

nieurs géographes « chargée de lui proposer les moyens de simplifier et derendre uniformes les signes et les conventions en usage dans les cartes, lesplans et les dessins topographiques »2. Elle doit notamment choisir le modede représentation du relief entre les courbes de niveau, l’ombre et les lignesde plus grande pente. Les premières sont appliquées par Meunier àCherbourg, par Dupaintriel dans ses Recherches géographiques (1791) et saCarte hydrographique de la France (1799), par d’Allent et Girez dans lalevée de Saint-Omer (1792) et intéressent les terrains plats, les dernièresesquissées par Réaumur dans le second volume de son monumental Voyagedans les Alpes (1786) et améliorées dans la Carte physique et minéralogiquedu Mont Blanc de Ramond (1797-1799) connotent mieux les reliefs escar-pés. La commission, encore trop attachée aux formes picturales, opte pourl’ombre portée qui « imite la nature comme dans les tableaux »3, solutionadoptée d’emblée par l’École polytechnique mais rejetée par l’École dugénie de Metz qui préconise l’emploi seul des lignes et des courbes deniveau. L’École des Ponts et Chaussées, celles des Mines, des ingénieursgéographes continueront jusqu’en 1818 à enseigner l’ombre. À cette date,la Commission royale de la carte de France présidée par Laplace condam-nera la vue axonométrique. On assiste aussi durant cette période à une volonté de codifier la langue

géographique pour mieux décrire le terrain envahi. D’Allent fait de la divi-sion du sol en « bassins » le cadre de la reconnaissance militaire qu’ilapplique au Rhin en 1799 et à l’atlas des places fortes du Dépôt desFortifications exécuté en 1806. Au Dépôt général de la Guerre on diffuse,grâce au Mémorial, une terminologie plus précise : le général Vallonge défi-nit les éléments essentiels du paysage – mont, montagne, pic, aiguille, dent,plateau, embranchement, chaînon, contrefort, rameau – et soulignel’absence de termes pour « noyau » des groupes de montagne, « nœud » dechaînes et de contreforts… justement ces anastomoses du relief, ces lieux del’interconnexion des traits et des branches4. De son côté, le conseil desMines préconise de rapporter les nivellements à exécuter non plus à la base

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1. Epailly, « Mémoire sur l’emploi du sextant dans les levés expéditifs », Journal de l’Écolepolytechnique, 1804, pp. 88-112. Pour la géologie, Rudwick, « The emergence of a visual lan-guage for geological science (1760-1840) », History of Science, 14, 1976, pp. 149-195.2. Procès-verbaux de cette commission in Mémorial du Dépôt de la Guerre, 2, 1803-1810,

pp. 1-124.3. Cité par Haxo, Mémoire sur le figuré du terrain dans les cartes topographiques, Paris,

1822, p. 7.4. « Coup d’œil sur les systèmes de géologie et sur la langue topographique », Mémorial du

Dépôt de la Guerre, 4, 1813, p. 156.

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du bassin minier, mais à la mer, aboutissement de tous les bassins, degré zérod’une topographie universelle1, d’une géographie civile.En trente ans, la géométrie descriptive a su innover et s’est immiscée

dans les fondements de la représentation non picturale, celle des « artsutiles » dont on verra bientôt jouer le rôle dans le paysagement urbain. Lacartographie s’est précisée, détaillée en morphèmes.

Le paysage médical

Du côté de la médecine, la maladie prend du relief. En 1776, la SociétéRoyale de Médecine est créée sur l’initiative de Lassonne, premier médecindu Roi, et de Vicq d’Azir, anatomiste, pour « éclairer » les médecins de pro-vince. Elle entame une vaste enquête météorologique – tableau journalierdu temps qu’il fait et des maladies contemporaines – à partir des admissionshospitalières et des consultations médicales, confiée au père Cotte, météo-rologue2. Surtout, elle se fixe d’emblée pour objectif, ambitieux, « d’avoirun plan topographique et médical de la France, dans lequel le tempéra-ment, la constitution et les maladies des habitants de chaque province oucanton seraient considérés relativement à la nature et à l’exposition dusol »3, inspirée des Observations sur les maladies des armées dans les campset dans les garnisons de Pringle, publiées à Londres en 1750 et traduites en1771. Elle établit des programmes de concours – danger du rouissage du chanvre,

émanation des eaux stagnantes, nyctalopie, etc. – et analyse les observationsdiverses que lui transmettent ses membres. Surtout, elle lance un appeld’offre permanent quant aux topographies médicales des lieux où exercentses membres, les meilleurs travaux étant couronnés de prix4. Le plan typecomprend notamment un exposé de la nature du sol, des vents qui y domi-nent, du relief du pays – « Y trouve-t-on des étangs, et le terrain est-il couvertde forêts ? Y a-t-il des marais qui se dessèchent en été, et en sort-il des exha-laisons putrides ? » – et de l’agriculture. « On fera connaître le tempéramentdes habitants, leur manière de se nourrir et de se vêtir, leurs habitudes et leursmœurs, leurs occupations, la construction de leurs maisons »5. Ces topogra-phies médicales doivent saisir toutes les données environnementales et lesmettre en relation avec la santé. Il s’agit en somme de faire une cartographiemédicale, de figurer le paysage dont le plan type codifie les morphèmes.

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1. Sur la topographique médicale, Barles, La Ville délétère, Seyssel, Champ Vallon, 1997.2. Analysée par Le Roy Ladurie et Desaive, « Le climat de la France (1776-1792) : séries

thermiques », in Le Roy Ladurie (éd.), Médecins, climat et épidémies à la fin du XVIIIe siècle,Paris, 1972, pp. 21-36.3. « Préface », MSRM, 1, 1776, p. 110, cité par Barles, op. cit., p. 21.4. Barles, op. cit., p. 22.5. MSRM, op. cit., pp. XIV-XVIII.

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LES PAYSAGES DE L’ETAT

1. S. Chassagne, Oberkampf, un entrepreneur capitaliste au siècle des Lumières, Paris, 1980.2. J. Ankaert, La Bièvre et ses moulins, Thèse EPHE, 1999.3. « Rapport général sur les travaux du Conseil de salubrité, pendant l’année 1821 », AINE,

1821, 2, p. 19. La première fabrique implantée en 1814 en France est celle de Brodard à Clichy-la-Garenne, au bord de la Seine. Rapport n° 84 du 5 novembre 1814. 4 Hallé, « Procès-verbal de la visite faite le long des deux rives de la rivière Seine, depuis le

Pont-neuf jusqu’à la Rapée et la Garre, le 14 février 1790 », MSRM, an VI, p. lxxxviij. Je remer-cie Sabine Barles qui a bien voulu me communiquer ces références.

Sourdant près de Saint-Cyr, la Bièvre se languit jusqu’à Buc. Puis entre Jouy et Bièvres, sonpeu d’énergie est capté par les nouveaux moulins qui mécanisent les nouvelles manufactures,notamment les grandes filatures d’Oberkampf1 et de Dollfus. Plus en aval, une vingtaine demoulins à farine nourrissent la capitale2, mais « par disette d’eau, ne travaillent guère que lamoitié de l’année »3. Proche de la capitale, depuis longtemps assaillie de tanneries et demoulins, saturée et usée, elle est le mouroir des vieux métiers condamnés par Chaptal. À lademande de la Société Royale de Médecine, Hallé en a fait une première topographie médi-cale en 1790 et l’a mise à mort. « À l’embouchure de la rivière des Gobelins, on remarque quela rive inférieure… est composée d’un amoncellement très élevé, tant de matières qui parais-sent provenir du curage, que d’autres immondices réunies en très grande quantité, et dans unétat de fermentation tel que l’un d’entre nous, M. Boncerf, qui était descendu sur cette rive,un peu plus sous le vent qui soufflait sud-est, a été saisi à la gorge au point que dans l’espaced’une demi-heure, sa gorge est devenue douloureuse et sa langue s’est gonflée sensiblement…Cette vase remuée est de couleur noire… et répand une odeur très désagréable, surtout dansun endroit, où les eaux des blanchisseuses se mêlent à ce terrain infect »4. La section dite desGobelins, qui court depuis Gentilly, est la plus manufacturière et la plus dangereuse. Le cours,parfois divisé, est encaissé entre deux rangs de bâtiments dont la hauteur ne dépasse jamaisdix mètres, imbibés, fondés sur pilotis, entrecoupés de lavoirs, de tiroirs, de puisards, de fossesà tan, de dépotoirs, de poulaillers, annexes du pauvre. Dans cette zone saturée d’humiditésalutaire, dans ces caves ou celliers œuvrent des centaines de blanchisseuses-nourrices, de tis-serands et de tanneurs ; les premières usant de lessives à base d’acides gras et de soude pourlaver le linge sali dans la capitale, les seconds de farine de froment fermentée pour apprêterles toiles, donc acide, les derniers d’acides organiques et de corps gras. Les eaux résiduaires

La Bièvre aux Gobelins.

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1. Hallé, « Rapport sur l’état actuel du cours de la rivière de Bièvre », MSRM, 1790, p. lxx.2. « Rapport général », AINE, 1821, p. 24.3. Voir le beau travail de Jacques Donzelot, La Police des familles, Paris, Minuit, 1976.4. Recherches et considérations sur la rivière de la Bièvre ou des Gobelins, et sur les moyens

d’améliorer son cours relativement à la salubrité publique, et à l’industrie manufacturière de laville de Paris, Paris, 1821, p. 15.5. « Rapport général… », op. cit., p. 24.6. Propriété du chimiste qui y place ainsi ses produits. Elle est située sur la Bièvre, à

l’intérieur du boulevard.7. Rapport n° 199 du 24 juillet 1818 du Conseil de Salubrité de la Seine, Archives de la

Préfcture de police, note « Rapport ».8. Boudet, « Infection de la Seine », Rapport général des travaux du Conseil d’Hygiène

publique et de salubrité du département de la Seine depuis 1872 jusqu’à 1877 inclusivement, Paris,1880-1881, p. 335.

sont abondantes. « La manière dont l’eau est distribuée présente d’abord de nombreux incon-véniens par l’odeur infecte qu’elle répand presque partout ; ensuite il semble qu’on peut assezraisonnablement lui attribuer la fréquence de certaines maladies très communes dansquelques-uns des endroits où elle passe »… Autour du moulin Croulebarbe, « au rendez-vousdes ruisseaux des rues de l’Oursine, Censier et Mouffetard », au voisinage de l’égout de laSalpêtrière, « on y a vu plus qu’en aucun autre endroit des maux de gorge gangreneux »1. Ilfaut curer, paver, daller le fond, combler canaux et bassins, déplacer les moulins hors les murs,couvrir les égouts, augmenter et uniformiser la pente, préconise Hallé : en somme faire dis-paraître les fabriques. Trop risqué alors pour la paix intérieure. Entre Rungis et Arcueil, entre1805 et 1815, de nombreuses lavandières se sont nouvellement installées pour échapper àl’autorisation du préfet de police et au contrôle du conseil de salubrité de la Seine, avec lesencouragements de certains des maires, grands propriétaires terriens prêts à équiper leursprairies inondables. « Un peu d’argent a introduit » aussi « ces infractions ; et maintenant c’estleur existence même qui les autorise. Le fait s’est converti en droit »2. Le lavage du linge est unmétier, plutôt féminin, difficile, délicat et douloureux, sensible aux aléas atmosphériques, quise combine bien avec le métier de nourrice. L’État qui, sous la Restauration, prend en chargeles enfants abandonnés pour les confier à des nourrices agréées, mais mal payées3, encourageainsi ce métier d’appoint. Parent-Duchatelet et Pavet de Courteille, médecins, en 18204,compta bilisent plusieurs centaines de blanchisseuses collées aux bords de la Bièvre avec leurmarmaille dépenaillée, catéchétique et diarrhéique, nouvellement installées, qui puisent l’eaudéjà trouble, la chargent et la rejettent. « Que penser, en effet, du linge que l’on trempe pourle laver dans ces eaux chargées de pourritures ? » s’interroge Huzard5. « Quoi de plus insalu-bre ? Quoi de plus propre à développer, à transmettre, à fomenter des germes de maladies ? »Car ces nouvelles venues provoquent la colère de celles qui, entre Arcueil et Paris, viventaussi de cette eau peu courante et qui s’y sont installées dans les années 1780 parce qu’elles nepouvaient pas payer la taxe de 3 sous pour exercer le blanchiment au bord de la Seine.« Depuis quelques années les blanchisseurs établis dans le Clos Payen6 se sont aperçus quedans certaines saisons, d’abord, lorsque l’eau était basse et par conséquent dans l’été, puismaintenant dans presque toutes les saisons, l’eau de la Bièvre laisse sur le linge qu’ils laventdes taches, des empreintes d’un jaune foncé qui donnent à ce linge l’aspect d’un linge sale oumal lavé. Cet inconvénient est très grave par ses suites. Il fait perdre aux blanchisseurs leurspratiques : il les appauvrit, et par contrecoup il appauvrit le propriétaire qui loue à ces blan-chisseurs et qui en est abandonné. Enfin, par le progrès qu’a fait le mal, il est visible que l’eaude la Bièvre se détériore, et ce dommage ne compromet pas moins l’intérêt public quel’intérêt particulier ». En 1818, à son embouchure dans la Seine, la Bièvre « charrie toujoursune eau noire, bourbeuse et infecte », constate Deyeux7, Une autre expertise réalisée en 1822par Parent-Duchatelet et Pavet de Courteille, plus détaillée, aboutira aux mêmes conclusions.« Depuis Cachan, les émanations sont intolérables : le fer, le plomb, le cuivre, l’argent et lespeintures à base de plomb ne tardent pas à se couvrir d’une couche de sulfure métallique. Leblanchissage du linge y devient presqu’impossible »8. La Bièvre est condamnée pour sénilité.

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LES PAYSAGES DE L’ETAT

1. Cette année-là, Lepecq de la Clôture publie sa topographie de Normandie (Rouen, Caen,Évreux…), certainement la mieux conçue de toutes.2. Sous la Restauration la statistique médicale, adjointe à la topographie, constitue la base

de l’hygiène publique. Voir Michel Lévy, Traité d’hygiène publique, Paris, 1844, 2 vol.3. Volney, La Loi naturelle, Paris, 1796, éd. Gaulmier, Paris, 1980, p. 56.4. Observations sur les hôpitaux, Paris, 1789, p. 18.5. Volney, op. cit., p. 55.

Six topographies sont publiées ou mentionnées dans les Histoire etMémoires de la Société Royale de Médecine en 1776, quatre en 17781, unecentaine de sites sont analysés lorsque éclate la Révolution qui désorganisela Société et freine ainsi les publications ; mais les médecins en publierontencore une bonne centaine durant le Directoire et l’Empire. La topogra-phie médicale amorce son déclin autour de 1830 pour s’éteindre avec lesiècle.Dans son rapport, le médecin découpe l’agglomération en secteurs qu’il

juge homogènes – qui présentent une certaine topographie et une certainephysionomie – et dans lesquels la constitution humaine est aussi homo-gène. On n’y trouve ni statistique – du moins jusqu’à l’Empire2 – ni carte,ce qui laisse supposer que cette topographie suffit à elle-même, qu’il n’estpas nécessaire de la traduire en une autre représentation topographique,un paysage par exemple. La longue série de descriptions débouche sur unemultiplicité de facteurs à vrai dire hétérogènes sur les causes de l’insalu-brité. Parmi ces facteurs, la malpropreté, « cause seconde et souvent pre-mière d’une foule d’incommodités, même de maladies graves ; il estconstaté en médecine qu’elle n’engendre pas moins les dartres, la gale, lateigne, la lèpre, que l’usage des aliments corrompus ou âcres ; qu’elle favo-rise les influences contagieuses de la peste, des fièvres malignes ; qu’elle lessuscite même dans les hôpitaux et dans les prisons ; qu’elle occasionne desrhumatismes en encroûtant la peau de crasse et s’opposant à la respiration,sans compter la honteuse incommodité d’être dévoré d’insectes qui sontl’apanage immonde de la misère et de l’avilissement »3. Pour Cabanis, laville est miasmatique et dangereuse. Les hôpitaux doivent être élevés horsdes villes et distribués selon des pavillons séparés par des jardins4. LeCatéchisme du citoyen, best-seller du sociologue moraliste Volney, fait de lapropreté une vertu. « Tant dans les vêtements que dans la maison, elleempêche les effets pernicieux de l’humidité, des mauvaises odeurs, desmiasmes contagieux qui s’élèvent de toutes choses abandonnées à la putré-faction : la propreté entretient la libre transpiration, elle renouvelle l’air,rafraîchit le sang et porte l’allégresse même dans l’esprit »5. Le paysage jar-diné, verdoyant, propre, est signe de salubrité, de beauté médicale. La mal-propreté dont la ville est couverte doit être éliminée. Saisir son origine etdès lors la réduire, tel est l’objectif hygiéniste. Pour le médecin, le faubourg constitue l’ultime barrage à l’épidémie et à

l’épizootie. Il y doit scruter les perturbations topographiques et ne cesse

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d’y enquêter : la Bièvre, le Croult, le canal Saint-Martin, les égouts périphé-riques, mais aussi les confins de la capitale, Villetaneuse, Vitry, Bondy,Maisons-Alfort.

LE PAYSAGE GUERRIER

Ces abstractions de l’environnement tangible, visible, audible, olfactif,qui figurent elles aussi un paysage codé et codifié permettent au gestion-naire de l’espace guerrier « d’embrasser d’un seul coup d’œil » son terri-toire. Ce « coup d’œil » est enseigné à l’École polytechnique1.

Reconnaissance militaire

Le Génie, fondateur de la géométrie descriptive et de la topographie,dispose d’une avance certaine dans l’art d’appréhender le paysage. Au planlocal, il crée dès 1774, pour chaque place forte, un atlas regroupant toutesles données disponibles « pour y puiser sans délai, dépense ni travail leséclaircissements désirables ou nécessaires suivant les circonstances »2.Véritable banque de données locales, l’atlas comprend sept mémoires ettrois états statistiques sur la fortification, la frontière, la situation géogra-phique et économique de la place et de son territoire, le tout reproduit dansun format uniforme. Un exemplaire est déposé au Bureau des fortifica-tions, à Paris, un autre auprès de la direction régionale des fortifications. L’âge d’or de la statistique est d’abord militaire et frontalier ; il mûrit au

rythme des occupations consulaires et des extensions toujours pluspérilleuses de l’Empire. Car la guerre de mouvement exige des bases et deslignes d’opération tracées au plus juste des calculs stratégiques : des rensei-gnements de l’éclaireur géographe peut dépendre l’issue de la bataille.

« La guerre est déclarée, les armées s’assemblent, mais quelle positionoccupe l’ennemi ; par quels renseignements, à quels indices peut-on recon-naître ses desseins ? où sont ses magasins ? d’où viennent ses convois ? quellesroutes suivent ses transports ? vers quels points se forment ses entrepôts ?« Des ingénieurs se répandent sur la surface du territoire, et, les instru-

ments à la main, calculent les lignes imaginaires par lesquelles ils unissent lespoints principaux du pays ; les cieux mêmes sont interrogés pour apprendreà connaître la terre. D’autres, dans ce réseau de triangles, inscrivent des tri-angles plus petits et, guidés par les points nombreux que ceux-ci détermi-nent, projettent sur un plan les contours du terrain et de tous les objets qu’il

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1. Gay de Vernon l’enseigne de 1797 à 1808, Traité élémentaire d’art militaire et de fortifica-tion à l’usage des élèves de l’École polytechnique et des élèves des écoles militaires. Paris, 1805,p. VII.2. Lettre du duc d’Aiguillon, ministre de la Guerre, aux directeurs du 7 mars 1774, citée par

Blanchard, Les Ingénieurs du « roy » de Louis XIV à Louis XVI, Montpellier, 1979, p. 408.

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offre à sa surface. Le dessin d’imitation, la peinture même, viennent ausecours de la géométrie, et, sur ce canevas rigoureux, reproduisent danstoute leur magie les formes et les couleurs : c’est la magie elle-même réduiteaux dimensions de son image… Le Gouvernement, le Ministre, le Général,ont alors sous les yeux le pays borné à la grandeur qui permet de l’embrasserd’un coup d’œil, c’est alors que la carte parle à l’imagination comme au juge-ment, et peut inspirer les pensées, les projets, les combinaisons que la vue dusol eût fait naître »1.

Cette reconnaissance militaire précise et précieuse de l’ingénieur géo-graphe d’Allent est une des deux principales recommandations du Comitémilitaire près du Département de la Guerre en l’an VII : à la descriptiontopographique des sites, géographes, officiers du Génie ou des troupeslégères doivent joindre des mémoires sur la direction et la qualité desroutes, sur la navigation, les crues, les gués, les confluences ; « sur le plus oule moins de fertilité du pays, et le genre de ses productions, sur la popula-tion en hommes, chevaux et bestiaux », ajoute le commandant de l’arméedes Alpes, Kellermann2.Car, en cas de conquête ou de contre-attaque, « il faut que le Gouverne-

ment puisse embrasser d’un seul coup d’œil la configuration générale dupays… les lignes de départ, d’opération et de communication des armées ;quels moyens d’irruption, de diversion, de retraite elles peuvent offrir ;quelles troupes peuvent y faire la guerre ; quelles combinaisons il faut for-mer des différentes armes ; quels obstacles enfin chacune y doit rencontrer :et, parmi ces obstacles, il est nécessaire qu’il distingue les grands accidentsdu terrain, les parties inaccessibles, les cols, les défilés, les passages faciles àdéfendre, les séries de position et ce que l’art ajoute à la nature ; le systèmedes places et des camps retranchés, des lignes et des canaux défensifs ; lamanière dont les forteresses saisissent les eaux et les routes, maîtrisent lepays, favorisent tous les mouvements des troupes mobiles… Ces considéra-tions tiennent aux opérations militaires. Combien d’autres notions le Gou-vernement est forcé de réunir sur les ressources en tout genre que présentele pays, sur l’espèce et la qualité des substances qu’il produit, sur les contri-butions qu’il peut fournir, sur les bras, les matériaux, l’industrie qu’on peutmettre à profit dans les sièges et dans les travaux militaires »3… L’Esprit dusystème de la guerre moderne de Bülow (1799) n’a point d’autre objet :« avec ces principes tellement sûrs et démontrés, un général peut combinerles opérations d’une campagne comme un mécanicien, la construction d’uninstrument, avec une précision mathématique »4.

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LES PAYSAGES DE L’ETAT

1. D’Allent, « Essai de reconnaissances militaires », Mémorial topographique et militaire, 4,germinal an XI, p. 22.2. Kellermann, « Résumé du travail sur le système défensif des frontières de la République

française – an VII ». Ms Archives militaires de Vincennes, 1408, MR 1161.3. « Essai… », op. cit., p. 23.4. Trad. Tranchant de Laverne, Paris, an X (1801), p. VI.

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L’« Essai de reconnaissances » militaires d’Allent est un véritable plai-doyer statistique et stratégique1. Écrit en 1802, il est une « topologie », lepremier à fixer avec autant de soins le but et le sujet des observations mili-taires – et par conséquent civiles. Il fait que « la géographie est plutôt untableau écrit que peint ; elle donne les contours et les distances alors que latopographie seule donne les formes »2. Il préfigure l’un des deux principauxobjectifs que Napoléon assigne l’année suivante à la réforme du Dépôt dela Guerre : « encourager les progrès et l’extension de la topographie, quidoit compléter la connaissance de notre territoire et offrir des donnéespositives sur ceux de l’étranger où nous pouvons avoir à nous placer pourprotéger nos frontières et nos alliés »3. Cette reconnaissance sert à tirer lemeilleur parti de l’occupation même transitoire d’une contrée ennemie4.Elle prépare l’assiette du tribut et, en ce sens, elle est à l’extérieur ce que lecadastre est à l’intérieur. Promu par Neufchâteau et Chaptal, créé par la loidu 25 septembre 1807, le cadastre effectue, dans une commune, le métré detoutes les parcelles et classe celles-ci selon le degré de fertilité du sol afind’en évaluer le revenu imposable. En somme, il figure le paysage rural éco-nomique post-physiocratique.Grâce à cette reconnaissance, le chef de guerre a le coup d’œil, « la

faculté de juger promptement, en voyant une position, le nombred’hommes nécessaire pour l’occuper, les emplacements favorables aux dif-férentes armes, et les différents fronts de bandière à y faire occuper auxtroupes »5. L’armistice mue le chef de guerre en commandant de place, avecles mêmes outils de gouvernance.

Poliorcétique

Les différents regards de l’État guerrier se croisent plus particulièrementau-dessus des faubourgs de la ville riche. Les routes du roi y convergent, bor-dées d’ormes majestueux qui offrent l’ombre au repos du routier. C’est làque l’envahisseur plante son siège et laboure de tranchées les lignesd’attaque. C’est là que se constitue le no man’s land, la légèreté du bâti, ladéfense avancée faite de galeries majeures, mineures, branchées, réticulées,minées. Là, viennent s’emboucher les rivières et ruisseaux qui nourrissent

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1. D’Allent, op. cit., pp. 4-5.2. « Aussi la topographie est l’intermédiaire entre la terre et la géographie », Vallongue,

« Avertissement » au Mémorial topographique et militaire, 3, nivôse an XI, p. 231.3. « Rapport au ministre de la Guerre sur les travaux du Dépôt de la Guerre, an X (1803) »,

in Vallongue « Discours préliminaire aux reconnaissances militaires », Mémorial topographiqueet militaire, 3, 1810, p. 12.4. Cf. de La Roche Aymon, Traité des troupes légères, Paris, 1806, qui contient de bons

articles sur la topographie, les rapports, la reconnaissance.5. Lambel, Considérations sur la défense des États, d’après le système militaire actuel de

l’Europe, Paris, 1824, p. 6.