68
DNSEP Option Art Domaine Communication, Mention Intermédias ESAM Caen/Cherbourg 2013 COMMENT HABITER L’ESPACE ? Marianne Frassati

COMMENT HABITER L'ESPACE ?

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

DNSEP Option Art Domaine Communication, Mention IntermédiasESAM Caen/Cherbourg 2013

COMMENT HABITER L’ESPACE ?

Marianne Frassati

Page 2: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

2

Introduction 5

Chapitre 1 : La condition urbaine 7

1. La ville dispersée 8

morcellement de l’espace morcellement du temps vécu construction de nouvelles proximités

2 . Un être sans intériorité et sans corps 12

les dangers de l’utopie de la communication dégradation du lien social

3 . Régime de circulation et connexion des lieux 16

multiplicité des rythmes perceptions croisées zonage, ségrégation et surveillance/des mécanismes disciplinaires

Chapitre 2 : Quand les théories tentent de définir les pratiques 23

1. L’esthétique relationnelle (ou le potentiel social) 24

définition application limites

2 . L’art contextuel (un art en contexte réel) 29

définition quand l’art est en décalage avec son contexte de création et d’exposition l’exemple d’une oeuvre véritablement contextuelle limites

3 . L’artivisme (un art politique) 34

définition Reclaim the Streets le 18 juin 1999 la relation conflictuelle entre l’artivisme et la politique

Page 3: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

3

Chapitre 3 : Explorer la ville autrement 43

1. De la nécessité de l’in situ 44

première approche : Daniel Buren les enjeux de la commande publique les oeuvres éphémères dans l’espace urbain : animation culturelle ou véritable réflexion sur la ville ?

2 . L’ordinaire urbain 51

l’écriture comme expérience du monde et de la vie la figure du pont la pratique du field recording

3 . Appropriation ou ré-appropriation de l’espace urbain 56

reconsidérer le territoire à partir de ses marges bousculer les habitudes perceptives l’identité des villes en question

Conclusion 62

Bibliographie 64

Page 4: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

4

Page 5: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

5

Dans une interview pour la revue Mouvement, Pascal Le Brun-Cordier propose une liste non-exhaustive de références artistiques qui lui ont inspiré la création des Zones Artistiques Temporaires de Montpellier : « J’ai suivi, ces dernières années, de grandes manifestations comme Lille 2004, Estuaire, Evento, Nuit Blanche, les rendez-vous du Channel à Calais, Metropolis à Copenhague, Burning Man dans le Nevada, mais aussi des projets ruraux comme Promenade(s), le Nombril du monde, insulaires comme à Terschellings (Pays-Bas), des actions de quartiers comme ECObox, des démarches artivistes, le mouvement des free parties, des flash mobs... »2

Une telle profusion d’événements artistiques en situation, qui plus est à l’échelle internationale, pose question. Comment expliquer l’essor de ces pratiques en milieu urbain ? S’agit-il uniquement d’une démocratisation de l’art qui vient rompre avec le système marchand et les lieux institutionnels d’exposition ? Bien que cet aspect soit souvent le moteur des démarches artistiques citées précédemment, nous pouvons également voir là un questionnement de notre rapport au monde, à cet environnement urbain auquel nous ne prêtons plus attention. Afin de développer cette thèse sur notre relation à la ville par le biais de l’art, nous poserons la question suivante : comment la création artistique permet-elle de reconsidérer le rapport de l’individu à l’espace urbain ?Dans un premier temps, nous verrons qu’avant de s’interroger sur le comment, il faut s’intéresser au pourquoi. En effet, la création artistique, par sa recherche d’une autre manière de vivre la ville, nous amène à réfléchir sur ce contexte si particulier qu’est notre environnement urbain. Comment a-t-il évolué ? Qu’est-il devenu en ce XXIème siècle ? Pourquoi les artistes s’emparent de ce terrain d’expérimentation ? En somme, quels sont les problèmes majeurs de la ville moderne ? C’est en faisant le constat de la condition urbaine que nous pourrons comprendre les enjeux d’un art qui intervient comme une tentative de dépassement de la fonctionnalité et de l’usage.Par la suite, nous explorerons le champ théorique qui s’efforce de définir des pratiques artistiques répondant aux problèmes que pose l’urbain, à savoir la question du lien social, du fonctionnalisme et du quotidien aliénant mais aussi de la marginalisation, du zonage et de la ségrégation. Cette étude nous fera entrevoir les limites de définitions trop utopistes ou génériques. Nous finirons donc par un tour d’horizon de la création artistique qui explore l’imaginaire urbain en structurant notre réflexion selon plusieurs axes : la nécessité ou non de l’in situ, l’ordinaire urbain et son potentiel créatif et l’appropriation ou la ré-appropriation de l’espace urbain.

1 - Pascal Le Brun-Cordier, entretien avec Julie Bordenave, « Quartiers libres », Mouvement, n° 58, janvier-mars 2011, p. 92

1

Page 6: COMMENT HABITER L'ESPACE ?
Page 7: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

« [La ville] est à la fois un lieu de rencontres et de conflits, d’accord et de dissensus, c’est-à-dire de partage, au double sens du terme : comme mise en commun et comme division. Mise en commun qui s’effectue toujours de manière ponctuelle, division qui peut prendre la forme de ghetto, de gated communities ou encore d’une augmentation de l’intensité des flux urbains. »

(Introduction de Théorique. 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 5 et 6)

1

La condition urbaine

Page 8: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

8

1. La ville dispersée

S’il est une observation que tout un chacun peu porter sur la ville, c’est bien celle de l’organisation des espaces qui la constituent. Soumise à un régime de transformations intensif, la ville apparaît comme constamment en travaux et ce dans le but d’être plus fonctionnelle ou attractive. Ces « mises à jour » permanentes dessinent un nouveau visage, celui d’un espace urbain aux frontières extrêmement floues du fait d’un phénomène d’étalement, d’éclatement et de fragmentation. Les zones commerciales périphériques poussent comme des champignons tandis que les distances semblent se réduire toujours plus grâce à l’usage croissant de l’automobile et à l’aménagement des grands axes de circulation. De tels bouleversements ont radicalement modifié le modèle de la ville compacte pour le faire évoluer en une ville dispersée.

« Traduit par des termes descriptifs : aires métropolitaines aux États-Unis (à partir de 1910) et au Canada (quelques décennies plus tard), aires urbaines en France (depuis 1996), ce modèle procède de l’étalement spatial du processus d’urbanisation et surtout de l’affirmation de nouveaux pôles (ou nouvelles centralités) dans les auréoles des étalements périphériques formées successivement autour des villes-centres. La ville dispersée est donc de nature polycentrique. Elle témoigne également de l’intensité des déplacements quotidiens séquentiels, ce qui en fait une ville du mouvement. »2

Dans ce contexte, l’espace et le temps sont vécus et liés entre eux d’une manière bien particulière. Et, contrairement à ce que certains discours voudraient dénoncer, la ville dispersée ne proclame pas la fin de la proximité, elle en crée au contraire de nouvelles.

morcellement de l’espace

À l’image d’un puzzle, la ville est constituée d’un ensemble de pièces différentes et connectées entre elles (de manière plus ou moins efficace). Chaque individu est amené à parcourir plusieurs espaces quotidiennement, entre quartier d’affaire, zone résidentielle et commerciale ou de loisirs. La ville n’est donc pas appréhendée dans son ensemble mais de manière fragmentaire selon notre subjectivité et nos besoins. Cela explique la bonne connaissance que nous avons de certaines rues, quartiers ou enseignes de magasins alors que nous pouvons nous perdre dans une rue parallèle, que nous ne fréquentons jamais. Un tel constat n’a rien d’alarmant au vu des échelles, parfois démesurées, des grandes villes ; cependant il laisse à penser que notre relation à l’espace urbain est purement fonctionnelle et donc subie plutôt que choisie.Que dire alors de l’espace public ? Et d’abord, que signifie vraiment cette expression, a-t-elle encore du sens de nos jours ? Par définition commun et ouvert à tous, l’espace public serait un lieu de rencontres de tous les citoyens, sans distinction aucune. Pourtant il est

2 - Jacques Chevalier, « La question de la proximité dans la ville dispersée : plaidoyer pour une “ échelle des proximités ” » in Espaces et SOciétés, http://eso.cnrs.fr/TELECHARGEMENTS/revue/ESO_14/JChevalier.pdf

Page 9: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

9

difficile d’imaginer que la ville puisse concentrer l’espace des échanges au sein de quelques lieux privilégiés. En effet, bien que l’espace public évoque par amalgame les rues commerçantes et autres voies piétonnes - la plupart du temps implantées en centre-ville - ces dernières n’en demeurent pas moins des lieux de consommation où se juxtaposent des activités de service à l’intérieur d’espaces privés. Autrement dit, et à y regarder de plus près, cet espace n’a rien de public si ce n’est la rue qui le traverse. Ce n’est pas non plus parce qu’un très grand nombre d’individus se regroupe en des endroits précis que ces derniers sont propices à la rencontre ou à l’échange. De nombreuses observations font d’ailleurs état de cet individu paradoxalement seul au milieu de la foule. À défaut d’espace public, Elie During choisi donc de parler d’« espaces collectifs »3, par nature fragmentaires et hétérogènes. Le terme semble plus juste, en ce qui concerne le caractère hétérogène tout en introduisant une dimension sociale positive dans l’idée d’un espace partagé par un groupe.

Mais ce ne sont pas tant les expressions que la dissémination des espaces qui nous intéresse ici. La ville est spatiophage, elle ne cesse de s’étendre toujours plus loin, se transforme en communauté d’agglomération, en mégapole et même lorsque ses limites semblent lui échapper et que son engorgement s’accentue, son développement ne diminue pas. Les villes tentaculaires absorbent tout sur leur passage et rares sont les zones rurales qui subsistent à une trop faible proximité d’un tel monstre. Même à l’échelle d’une petite ou moyenne ville de France les observations sont les mêmes, dans une moindre mesure évidemment. Quelle place reste-t-il à l’individu dans cet environnement ?Comment ne pas perdre tous ses repères lorsque l’on s’immerge dans une métropole aussi insaisissable que le Tokyo que nous propose Sofia Coppola dans Lost in translation ? Plus qu’un décor pour ce film, la ville s’apparente presque ici à un personnage ou tout du moins constitue le véritable sujet du récit. Dans son introduction à une réflexion sur « l’urbain sans figure », Michel Lussault décrit d’ailleurs brièvement l’un des passages du film : « un des protagonistes, lors d’une superbe scène, observant Tokyo de la fenêtre de sa chambre située à un étage élevé d’un hôtel de luxe, échoue à comprendre visuellement l’agrégat urbain qu’il contemple à ses pieds, ce que traduit le mouvement oscillant de la caméra d’une extrémité du champ de vision de l’héroïne à l’autre ».4 Une telle difficulté à saisir l’espace qui nous environne, et ce depuis n’importe quel point de vue, est révélatrice de l’impact du développement constant et croissant de l’urbain. Il ne faut pas oublier également que les transformations opérées à l’échelle d’une ville sont ciblées et visent bien souvent les mêmes types d’espaces - centre-ville, quartiers résidentiels aisés, zones commerciales, etc. De ce fait des zones urbaines importantes, habitées par les populations les plus pauvres, se retrouvent mises à l’écart des pôles d’attractivité. Ce sont à ces problèmes que tentent aujourd’hui de répondre les urbanistes et architectes et non sans mal car les transformations des villes s’opèrent à une vitesse incroyable.

3 - Elie During, « Plaidoyer pour un art dispersé » in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 634 - Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2012

Page 10: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

10

morcellement du temps vécu

Le tissu urbain ressemble donc à un patchwork aux pièces parfois trouées, ces « non-lieux » dont on ne sait pas encore quoi faire. Et cette dissémination des espaces va de paire, pour le citadin, avec une division des temporalités. Comme l’explique Pascal Michon, « les individus eux-mêmes ont rencontré de plus en plus de difficultés à accorder les différentes temporalités dans lesquelles ils sont pris. La fluidification générale de la vie provoquée par la diffusion d’horaires flexibles non choisis, la précarisation des emplois, le chevauchement fréquent des activités, l’intrusion des technologies de communication se sont traduits bien souvent par un morcellement du temps vécu »5. L’étude que nous fournit ce philosophe et historien est des plus pertinente. Après avoir situé le contexte historique qui donne naissance aux villes telles que nous les connaissons aujourd’hui, il soulève les principaux problèmes qui affectent les individus et notamment celui des rythmes de vie. Exposant les limites des analyses et réponses théoriques apportées par les sociologues, fonctionnaires territoriaux et autres spécialistes, il propose quatre séries de transformations nécessaires selon lui :

« 1. Tenir ensemble le problème des rythmes des interactions sociales et celui des rythmes des corps et du langage qui soutiennent en permanence ces interactions. Introduire ainsi dans la réflexion sur la ville une dimension anthropologique et poétique, sans laquelle tout se ramène à des questions purement techniques.2. Sortir de la fascination pour les moments de concentration festive et repenser ceux de la vie associative et politique. Sortir également de la fascination pour les technologies de télécommunication et d’information et repenser la puissance de potentialisation propre à l’activité du langage qui reste à leur fondement.3. Dépasser la conception métrique qui réduit les rythmes à de simples successions linéaires et calculables de temps forts et faibles et empêche de les concevoir comme des systèmes où les différences d’intensités fortes et faibles sont multidimensionnelles et croisées (comme par exemple dans le rythme qui soutient la signifiance d’un poème).4. Lutter contre la vision technocratique dissipative du social et revaloriser le rôle du conflit dans les processus d’individuation singulière et collective. »

6

Ces principes, presque utopiques, sont révélateurs des maux liés à la fragmentation de notre temporalité. Même si les solutions proposées ici paraissent difficilement réalisables, elles n’en demeurent pas moins la marche à suivre si l’on veut retrouver une relation plus personnelle et humaine à notre environnement. Ces transformations peuvent et doivent également se retrouver dans le champ de l’art, ouvert à tous les possibles, afin de proposer une autre manière de vivre et d’appréhender l’espace urbain.

5 - Pascal Michon, « L’eurythmie comme utopie urbaine » in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 146 - Ibid. p. 19 et 20

Page 11: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

11

construction de nouvelles proximités

Nous pourrions penser, après avoir fait état du morcellement de l’espace et du temps propre à la ville diffuse, que la notion de proximité s’est perdue dans cet éclatement spatio-temporel. Cela présupposerait donc que l’ancien modèle urbain, plus compact, était d’avantage propice aux échanges. Mais la proximité entre des individus issus de différents groupes sociaux s’établit-elle nécessairement lorsque la distance métrique est faible ? Si tel est le cas, cela reviendrait à penser que les connexions opérées entre les habitants sont conditionnées par un certain périmètre spatial et donc non-choisies. À l’évidence, les relations qui se tissent entre les individus au sein d’une ville sont bien plus complexes et ne relèvent pas essentiellement d’une question de distance physique. Sans entrer dans les méandres de l’espace virtuel, qui autorise des échanges impensables il y a de cela vingt ans du fait de l’abolition de la notion de distance géographique, l’espace réel, aussi fragmenté soit-il, permet à de nouvelles proximités de voir le jour.C’est ce qu’expose le chercheur Jacques Chevalier dans le numéro 14 de la revue ESO lorsqu’il parle d’une « échelle des proximités ». Il observe dans un premier temps que les groupes sociaux sont répartis de la même manière qu’avant - lorsque la ville était monocentrique et non dispersée - selon trois variables : « l’auréolisation (associée aux étapes de la vie), [la] sectorisation (déterminée par la position socio-économique) et [l’] insularisation (liée aux origines ethniques, dans les villes nourries par une immigration continue) ».7 À partir de ces variables une forme de proximité peut se développer entre des individus d’un même groupe social selon quelques caractéristiques communes telles que l’apparence, le niveau de revenu ou encore le comportement. « Tout en gardant un intervalle respectable entre soi et les autres, entre la sphère privée et la sphère publique, il s’agit avant tout de se donner une identité et de reconnaître une identité voisine à ceux qui sont aperçus ou réellement côtoyés. C’est cette identité qui est alors supposée faire lien, construire du relationnel. »8

À ce stade de l’analyse, nous pourrions reprocher au chercheur la simplification qu’il fait de la ville dispersée en considérant l’individu comme casanier alors que, nous l’avons vu précédemment, ce dernier oscille sans cesse entre mobilité et immobilité, partageant son temps entre plusieurs espaces. Cependant Jacques Chevalier a conscience de l’exagération qu’il propose quant à la vision de la ville dans cette première analyse, c’est pourquoi il nous soumet une seconde lecture qui, cette fois-ci, prend en compte les mobilités qui ont cours dans la ville dispersée. La dimension temporelle intervient alors couplée à la spatialisation afin d’évoquer les parcours individuels ou collectifs régulés et déterminés par des tracés bien définis. « Il existe en effet une métastructure faite d’axes et de noeuds qui constituent des réseaux plus ou moins denses et complexes créant des relations connectives entre des lieux, métastructure qui encourage la multiplication et la diversification de ces derniers et contribue à l’accentuation de la polycentricité ».9

7 - Jacques Chevalier, op. cit. p. 208 - Ibid, p. 209 - Ibid. p. 20

Page 12: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

12

La métastructure décrite ici est l’élément moteur du rapport qui s’établit entre l’individu et son environnement urbain mais aussi entre tous les citadins eux-mêmes. Les connexions ne s’effectuent plus seulement à l’échelle d’une rue ou d’un quartier mais bien d’un lieu à un autre par l’intermédiaire d’un réseau. En ce sens il paraît plus juste de parler d’une échelle des proximités, celles-ci étant singulières, évolutives et non-assimilables à la définition générique de « proximité ». Du local au multi-local, chaque échange intervient d’une manière particulière, venant enrichir la relation de l’individu à son environnement et aux autres.En définitive, le discours nostalgique qui veut faire regretter un temps passé où la solidarité, la proximité et la rencontre étaient affaires communes nie les nouvelles dimensions spatiales et temporelles d’une ville diffuse dans laquelle le centre n’est plus l’unique point névralgique. Si l’individualisme n’a cessé de croître depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, cela ne sonne pas nécessairement la fin de toutes proximités mais plutôt leur redéfinition. De même l’ère de la communication dans laquelle nous sommes entrés avec l’essor des NTIC nécessite une nouvelle manière d’appréhender l’échange afin d’éviter de s’engouffrer plus profondément dans une société de l’exclusion.

2 . Un être sans intériorité et sans corps

les dangers de l’utopie de la communication

À ce propos, Philippe Breton critique avec lucidité les travers de ce qu’il nomme « l’utopie de la communication » et ses conséquences néfastes sur la société et l’individu. Dans un essai de sociologie

10, le chercheur se propose de répondre à la question suivante : pourquoi accorde-t-on autant d’importance à la communication, depuis le milieu du XXème siècle ? Contrairement à l’échelle des proximités de Jacques Chevalier qui suggère plusieurs formes de partages sans en décrire ses effets, l’utopie de la communication, telle qu’analysée par Philippe Breton, révèle les excès d’une valeur post-traumatique - la communication - faisant de l’humain un être vidé de son intériorité car entièrement tourné vers le social. Afin de comprendre ce constat, il est nécessaire d’expliquer l’ouvrage du chercheur. Si les relations entre individus ainsi que leur rapport au monde qui les environne ne sont pas explicitement décrits, ils n’en demeurent pas moins liés aux remarques que formule Philippe Breton au fil de sa thèse. En effet, la communication s’inscrit dans le contexte d’une société, qui elle-même se développe au sein d’une ville. Par cet acte le citadin éprouve son rapport à l’autre tout autant qu’à la ville et à ce qui la constitue. L’utopie, telle que définie par Lesjek Kolakowski, serait « la foi en une société où non seulement les sources du mal, du conflit ou de l’agression sont écartées mais où se réalise une réconciliation totale entre ce que l’homme est, ce qu’il devient et ce qui l’entoure ».11 Il faut bien noter ici que l’utopie reste un projet imaginaire qui n’est donc pas amené à se

10 - Philippe Breton, L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 199711 - Cité par Gilles Lapouge in Utopie et civilisations, Albin Michel, Paris, 1991, p. 278-279

Page 13: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

13

réaliser. Associée à la communication, cette notion prend un sens tout particulier dans un contexte social très difficile, à savoir l’après-guerre. Ce projet utopique, théorisé pour la première fois par Norbert Wiener, se développe à trois niveaux : « une société idéale, une autre définition anthropologique de l’homme, la promotion de la communication comme valeur »12. Mais une telle ambition nécessite la redéfinition de l’homme en un Homo communicans, pour reprendre les termes de Breton. Si nous tendons effectivement vers cette utopie, alors le modèle humain n’est autre qu’un « être sans intériorité et sans corps, qui vit dans une société sans secret, un être tout entier tourné vers le social, qui n’existe qu’à travers l’information et l’échange, dans une société rendue transparente grâce aux nouvelles “ machines à communiquer ” ».13 L’homme nouveau n’agirait donc qu’en réaction aux autres ? Il n’y aurait plus de race et donc plus d’exclusion dans un monde où l’homme se définit par ses relations. Mais dans les faits, ces pensées s’incarnent-elles et sous quelles formes ?

Bien que l’utopie de la communication prône l’échange et la transparence, elle n’en demeure pas moins dangereuse par son apologie systématique du consensus. C’est en ce sens que l’essai de Philippe Breton apparaît comme très éclairant, car, contrairement à ses contemporains qui vantent les mérites de la communication, ce chercheur pointe ses effets pervers dans l’excès. Il évoque dans un premier temps les ambiguïtés de la communication, à commencer par sa définition qui pose problème encore aujourd’hui. Par un effet de mode et de facilité, ce terme est employé régulièrement pour qualifier des pratiques hétérogènes. De nouvelles formations universitaires se targuent notamment de ce nom qui reste cependant très obscur quant à la définition du domaine d’étude qu’il concerne. À ce sujet, Philippe Breton écrit : « L’imprécision notable du terme de communication confère en fait à cette notion une très grande souplesse, pour ne pas dire un certain opportunisme, qui rend possible sa pénétration dans tous les domaines concernés ».14 Si bien qu’un véritable déplacement du rôle et de la fonction de cet outil qu’est la communication s’opère par rapport à ses finalités. À titre d’exemple, l’auteur évoque la confusion entre le fait réel et sa représentation, essentiellement médiatique. Au lieu de n’être qu’un intermédiaire, un simple passeur, le média est devenu un centre névralgique qui déforme le message voire l’annihile complètement. Si l’échange ne peut plus se faire directement entre l’émetteur et le destinataire ou que la nature de son contenu est modifiée, alors nous sommes dans cette société autiste que décrivent Sfez et Baudrillard .Une telle constatation amène à réfléchir sur le développement des outils de communication. N’a-t-on pas relégué la qualité du message au profit de l’ergonomie des produits ? Alors que les smartphones et autres tablettes envahissent les marchés, qu’en est-il de la relation entre l’émetteur et le récepteur ? De tels outils ne favorisent-ils pas l’individualisme ? Quelles relations à l’environnement urbain et aux autres autorisent-ils ?

12 - Philippe Breton, op.cit., p. 5013 - Ibid., p. 5014 - Ibid., p. 130

Page 14: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

14

@.2: S1Eep1ng|3e@#ty, installation-performance sur l’idée de «  corps augmenté  » de Frédéric Deslias & Gaël L, compagnie Le Clair-Obscur. Présentée aux Ateliers Intermédiaires à Caen en avril 2012.

Le corps de la performeuse Sandra Devaux est isolé du monde, emprisonné dans un cerceuil de verre. Aucun contact direct ne permet de dialoguer avec elle. Les échanges sont médiatisés par le réseau : les messages publiés sur le mur de SleepinBeauty sont retranscrits à Sandra via une voix synthétique anonyme. La machine scanne alors en retour son corps pour publier en réponse son état émotionnel. La performeuse est un médium muet, inerte, léthargique, qui ne communique que via des états captés.

(Crédits photos : Le Clair-Obscur. Pour plus d’informations : http://www.leclairobscur.net)

Page 15: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

15

dégradation du lien social

Comme l’a très justement écrit Guy Debord, « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».15 Cette idée se retrouve dans l’utopie de la communication qu’analyse Philippe Breton. Ce dernier développe cet aspect en abordant le rôle clé des médias et en prenant pour exemple le voyeurisme permis par les émissions de télé-réalité. Selon lui, « les médias ne font après tout que remplir un vide dont ils ne sont guère responsables ».16 Est-il alors possible de combler ce vide autrement que par des représentations très stéréotypées et extrêmement codifiées diffusées par les médias ? Quelle est la cause de cette absence ou manque de lien social ? Malheureusement l’auteur ne répond pas à ces questions et ne fait que les soulever discrètement. Guy Debord, quant à lui, a le mérite de pointer les failles et les dangers du système lorsqu’il écrit : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. »17

Si l’on en croit Guy Debord, ce vide dont nous parlions précédemment serait en fait lié à un sentiment de dépossession de sa propre existence. Théorie des plus négatives qu’il faut tout de même relativiser quand on sait que ce livre a été écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Mais des liens sont tout de même perceptibles entre la théorie situationniste et la dénonciation des effets pervers de l’utopie de la communication par Breton. Ce chercheur reprend en effet certaines des observations faites pendant les années soixante par des groupes artistiques soucieux de la cohésion sociale (les situationnistes et Fluxus, par exemple). Il est regrettable que la partie de son essai qu’il consacre à la critique ne soit pas plus étoffée car les questions qu’elle soulève sont des plus pertinentes, encore aujourd’hui.

Il n’est cependant pas le premier à s’interroger sur les causes de la dégradation des relations inter-humaines. Hannah Arendt, dans un ouvrage intitulé Condition de l’homme moderne, étudie entre autres les comportements humains dans la sphère publique. Elle explique ainsi que ce qui pousse le fabricateur vers la place du marché c’est le désir de voir des produits et non des hommes. « C’est ce manque de relations avec autrui, ce souci primordial de marchandises échangeables que Marx a flétris en y dénonçant la déshumanisation, l’aliénation de soi de la société commerciale, qui en effet exclut les hommes en tant qu’hommes et, par un remarquable renversement du rapport antique entre le privé et le public, exige que les hommes ne se fassent voir que dans le privé de leurs familles ou l’intimité de leurs amis. »

18 Ici la communication n’est envisagée que de

15 - Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992, thèse 1 p. 1516 - Philippe Breton, op. cit., p. 15117 - Guy Debord, op. cit., thèse 39 p. 3118 - Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, Paris, 2010, p. 271

Page 16: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

16

manière utilitaire, dans le cadre d’un échange de marchandises. Les relations ponctuelles observables au sein d’une ville sont majoritairement de cette nature. Elles évoluent parfois à long terme ou restent superficielles, par nécessité.Dans une journée nous sommes amenés à communiquer un très grand nombre de fois, que ce soit par le langage ou par le corps. Autant de brefs instants d’échanges qui déterminent notre rapport aux autres. Alternant sans cesse entre mobilité et immobilité, nous divisons notre temps vécu en parcours. Comment perçevons-nous l’environnement urbain lorsque nous sommes pris dans ce mouvement ? Quel(s) rythme(s) pouvons-nous adopter ?

3 . Régime de circulation et connexion des lieux

multiplicité des rythmes

La ville se parcourt, se traverse mais ne se laisse jamais découvrir totalement. Dans nos déplacements quotidiens nous ne saisissons qu’une infime partie d’un réseau en constante évolution. Et pourtant nous pouvons déjà esquisser un portrait : celui d’une ville dans laquelle les lieux sont disséminés dans l’espace et ne sont pas séparables d’un certain régime de circulation. Comme l’explique Rem Koolhaas à propos de ce qu’il appelle la « Ville Générique » : « ce qui est nouveau avec cette voie publique vouée aux déplacements, c’est qu’elle ne peut pas être mesurée par ses dimensions. Le même trajet (disons de quinze kilomètres) procure un grand nombre d’expériences complètement différentes : il peut durer cinq ou quarante minutes ; il peut se parcourir seul ou presque, ou être partagé avec la population entière ».19 Du centre-ville à la périphérie, les chemins sont donc multiples et leur durée varie selon de nombreux paramètres, seul demeure un sentiment d’éloignement. Si le centre-ville est un point névralgique, chaque lieu qui le constitue possède ses caractéristiques propres, bien souvent liées à un régime de circulation. « Là où le mouvement devient synchronisé, il se fige : sur les escalators, près des sorties, devant les parcmètres ou les distributeurs automatiques. Parfois, sous la contrainte, les individus sont canalisés dans un flux, poussés à travers une seule porte, ou forcés de franchir l’intervalle entre deux obstacles temporaires ».20 La marche est plus régulière et monotone lorsque l’on s’éloigne des grands magasins et autres commerces, peut-être par manque de stimuli visuels ? Ou tout simplement par l’habitude d’un parcours que l’on effectue dans l’unique but de se rendre d’un point à un autre. Nous vivons désormais dans plusieurs espaces partagés : l’intimité d’une maison ou d’un appartement, le lieu de travail et celui des loisirs. Nos déplacements quotidiens sont donc rythmés par ce trio d’espaces parcourus.Est-il possible de faire une pause, souffler un peu et prendre le temps de considérer l’environnement qui nous entoure ? Lorsque l’on dispose d’un véhicule il faut trouver une place de stationnement ou, dans le cas des transports en commun, attendre le prochain

19 - Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Payot, 2011, p. 5220 - Ibid., p. 94

Page 17: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

17

arrêt. Mais quand on est à pied toute la difficulté réside dans la recherche d’un banc ou d’un élément similaire pour s’asseoir. Or il est clair que, selon le lieu dans lequel on se trouve, s’il n’a pas été spécialement prévu que l’on s’y arrête cela est visible dans l’aménagement des voies et de ses environs. La quête de l’endroit idéal pour se reposer se révèle alors être un véritable challenge ! Ainsi de très nombreuses rues, rectilignes à n’en plus finir, n’autorisent pas la flânerie, préférant l’utilité dans les déplacements. Certains bancs ont même été remplacés par des sièges inclinés ne permettant pas la position assise puisqu’ils n’offrent qu’un appui, temporaire par nature - triste réponse de l’autorité publique pour lutter contre les individus sans domicile fixe qui se reposent ou dorment sur les bancs.Dans cette course effrénée voulue et pensée par l’aménagement de la ville, le promeneur a peine à se déplacer sans but précis. Il adopte donc la conduite qu’on lui dicte, à l’image de tous ces individus qui déambulent, tels des pantins, pour se rendre d’un point à un autre sans réelle prise de conscience du trajet en lui-même. La connexion entre deux lieux, tantôt douce ou radicale, suggère des tracés conduisant l’individu là où il le souhaite, et non de la manière dont il le souhaite.

La démarche entreprise par le groupe situationniste dans les années soixante se base sur des observations similaires. Critiquant la séparation fonctionnelle à l’oeuvre dans les villes, l’aliénation de l’individu au travail et dans la société du spectacle, les membres de ce groupe proposent d’autres manières de vivre notre relation à l’espace urbain. Cela passe par des expériences de dérive et de psychogéographie - réactualisées aujourd’hui par de nombreux artistes - mais surtout par l’édition d’une revue : L’Internationale Situationniste. Dans un article intitulé Positions situationnistes sur la circulation, Guy Debord énonce neuf principes essentiels qui mettent en évidence les problèmes de circulation en y apportant parfois une solution. Parmi ceux-ci nous retiendrons le n° 3 : « Il nous faut passer de la circulation comme supplément du travail, à la circulation comme plaisir ».21 Douce utopie dans un monde rythmé aujourd’hui encore par des déplacements routiniers contraignants. Mais cette courte phrase a le mérite de pointer l’un des problèmes majeurs de l’urbain : la circulation conditionnée des individus à travers un réseau toujours plus dense et complexe.

perceptions croisées

Si l’on s’intéresse maintenant aux perceptions que l’on a de notre ville, nous constatons qu’en la parcourant sans y prêter attention il est difficile de la saisir dans son ensemble, sans occulter les spécificités des différentes parties qui la constituent. À l’échelle d’un quartier ou d’une rue, nul besoin de sacrifices, l’atmosphère générale peut être perçue si l’on accepte d’éprouver véritablement notre relation à ce « morceau de ville ».

21 - Guy-Ernest Debord, « Positions situationnistes sur la circulation » in L’Internationale Situationniste, n°3, décembre 1959. Lisible à l’adresse suivante : http://i-situationniste.blogspot.fr/2007/04/positions-situationnistes-sur-la.html

Page 18: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

18

Porter une attention particulière à l’environnement sonore de l’espace urbain est une manière d’appréhender un lieu, de discerner certaines de ses spécificités et d’en saisir les dimensions sociologiques, musicales et poétiques. Une étude attentive des flux de circulations et des comportements des citadins permet notamment de capter leurs interactions avec l’espace public. Partant de ce constat à l’échelle de la ville de Caen, j’ai souhaité éprouver autrement et enrichir cette relation immatérielle qui nous lie à l’espace public en la partageant en temps réel avec d’autres personnes se situant dans un lieu éloigné géographiquement. L’enjeu réside dans le croisement des perceptions sonores qui provoque un niveau de conscience particulier. Une relation de réciprocité est mise en place entre les habitants des deux villes, comme un jeu de miroir laissant transparaître les spécificités de chacun.Profitant de l’existence d’un jumelage entre Caen et Nashville, renforcé par le contexte historique qui a rapproché les États-Unis de la France, j’ai choisi de travailler sur le lien qui uni ces deux villes.Le projet consiste en la réalisation et la mise en place de deux sculptures sonores installées dans chacune des villes, en des lieux rendant hommage par leur dénomination au lien gémellaire. Des capteurs sonores disposés en plusieurs endroits dans les rues de Caen et de Nashville ainsi qu’un système de retransmission en temps réel permettent à chacune des sculptures d’émettre des sons. Ceux-ci sont de diverses natures : les conversations des passants dans l’une des rues principales de la ville, les vibrations produites par la circulation des automobilistes sur un pont, la vie des habitants d’un quartier résidentiel ou encore la musique country diffusée par les hauts-parleurs à Nashville. Dès qu’un visiteur s’approche et/ou traverse les éléments qui constituent la sculpture, le son devient audible. L’expérience physique induite ici modifie considérablement notre perception sonore selon les déplacements et positions que nous adoptons. Mais lorsque personne ne passe à proximité, la respiration de la jumelle est imperceptible.

Cette relation de réciprocité instaurée dans le cadre d’un projet artistique propose un croisement de perceptions. Les sources sonores choisies dans la ville révèlent un paysage urbain particulier, presque poétique lorsque l’origine du son nous échappe. Ce qui importe lors de la sélection n’est pas tant ce que représente le lieu d’où est prélevé le son mais plutôt ce qui s’y passe. Ce projet ne met pas en avant la séparation spatiale - des lieux ou des individus -, il donne au contraire la possibilité à une nouvelle relation de s’instaurer, entre les habitants de deux pays, de deux villes plus précisément, mais aussi entre divers espaces d’une seule et même ville. Car cette problématique de la séparation, que nous avons d’ailleurs abordée dans l’étude du morcellement de l’espace et du temps au sein de la ville diffuse, est une constituante majeure de la réflexion sur l’espace urbain.

zonage, ségrégation et surveillance/des mécanismes disciplinaires

« Aujourd’hui l’urbain agence des espaces distincts de plus en plus homogènes, fonctionnellement et/ou socialement. La séparation fonctionnelle est définie par le terme de zonage, alors que la ségrégation renvoie aux problèmes de sépartition spatiale des groupes sociaux et des individus. Il n’y a pas de situation urbaine, dans le monde, où le fait

Page 19: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

19

ségrégatif n’apparaît pas, jusqu’à parfois constituer un mode dominant d’organisation. »22

Métro, boulot, dodo, un cantique qui ne cesse de se ternir au fil des années. Les urbanistes et architectes l’ont bien compris, le modèle fonctionnaliste inscrit en 1933 dans la Charte d’Athènes est trop rigide. Cependant c’est ainsi qu’on été organisées les villes et les conséquences d’un tel zonage sont aujourd’hui très critiquées par la profession.Mais plus encore que cette séparation des usages, celle des classes sociales apparaît comme particulièrement préoccupante. À l’échelle d’une petite ou moyenne ville, les HLM et quartiers dits « sensibles » représentent le lieu d’habitation de la population la plus pauvre. Isolée des autres quartiers d’un point de vue géographique, l’aménagement de son territoire reste la plupart du temps sommaire, le budget des villes étant avant tout consacré aux quartiers plus aisés, au centre historique et, de manière générale, à l’aménagement de la voirie. La tendance s’est quelque peu inversée aujourd’hui du fait d’une prise de conscience des politiques quant à l’importance que prennent certaines de ces enclaves. Que dire alors des ghettos ou des bidonvilles qui couvrent la planète ?Qu’ils soient de très grande taille ou non, ces derniers abritent une classe sociale très pauvre à la merci du reste de la ville. En effet, si le bidonville se retrouve proche du centre ou bien situé, par un effet d’étalement de la ville, il est alors détruit ou déplacé, sans que ses habitants n’aient leur mot à dire. Main d’oeuvre exploitée et pourtant essentielle au développement urbain, ils sont paradoxalement chassés et très utiles. Si cette situation est encore dissimulée en France, elle éclate au grand jour en Inde, en Afrique de l’Ouest ainsi qu’en Amérique, où les individus les plus pauvres trouvent refuge sur les trottoirs. Issue bien souvent de l’immigration, cette classe sociale est la plus touchée par le phénomène de ségrégation propre à nos villes.

À l’inverse, ce processus peut être choisi et concerne dans ce cas les groupes sociaux les plus riches ; c’est le cas notamment des gated communities aux États-Unis. Paradis dorés entourés de barrières et de caméras de surveillance, ces morceaux de ville dans la ville possèdent toutes les commodités nécessaires pour que ses habitants n’éprouvent pas le besoin d’en sortir. Pensés comme des cocons, ils protègent les individus les plus aisés des plus pauvres, entrevus ici comme une menace ou un simple désagrément. « L’organisation urbaine associe donc des sphères, des bulles d’espaces sociaux et fonctionnels interagissants, la mobilité servant de liant pour constituer cette écume spatiale qui partout s’épanche ».23

Et comme si ségrégation et zonage ne suffisaient pas pour isoler et ainsi contrôler les individus, on assiste depuis une dizaine d’années à une intensification des dispositifs de surveillance dans l’espace urbain. Analysée par Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et Punir : naissance de la prison, la société de surveillance s’organise selon le modèle panoptique. « Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt

22 - Michel Lussault, « Le régime de l’urbain généralisé : un nouvel habitat humain » in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 2923 - Ibid., p. 31

Page 20: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

20

il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s’applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n’est plus “ voir sans être vu ”, mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque ».24 De tels mécanismes disciplinaires dans une ville dispersée où les individus subissent leur existence plutôt que ne la choisissent et ne la vivent ne peuvent qu’aboutir à une névrose générale.

En réponse à ce contexte aliénant qu’est devenu l’espace urbain, l’art intervient comme une tentative de dépassement de la fonctionnalité et de l’usage. Par des pratiques hétérogènes, les artistes critiquent tous les travers et maux que nous avons évoqués. Certains vont plus loin que la critique ou la prise de conscience puisqu’ils agissent directement sur la relation qui nous lie à l’espace urbain, en essayant de la rendre plus humaine, plus poétique ou, tout simplement, en permettant à chacun de se reconnaître dans la ville, de l’apprécier enfin pour une autre raison que son fonctionnalisme.

24 - Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 41

Page 21: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

21

Ci-contre et ci-dessus : prison Presidio Modelo à Cuba, construite sur le modèle du panoptique.Crédits photos : Friman, 2005.

Page 22: COMMENT HABITER L'ESPACE ?
Page 23: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

« Le sujet idéal de la société des figurants serait ainsi réduit à la condition de consommateur de temps et d’espace. Car ce qui ne peut se commercialiser a pour destin de disparaître. Les relations interhumaines ne pourront bientôt se tenir en dehors de ces espaces marchands : nous voilà sommés de discuter autour d’une boisson dûment tarifée, forme symbolique des rapports humains contemporains. Vous voulez de la chaleur partagée, du bien-être à deux ? Goûtez donc notre café... »

(Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2008, p.9)

2

Quand les théories tentent de définir les pratiques

Page 24: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

24

Questionner le rapport de l’individu à l’espace urbain à travers la création artistique conduit nécessairement à s’interroger sur les relations qui peuvent s’établir entre des individus qui partagent le même environnement. La détérioration du lien social liée à la condition urbaine est un fait que certains artistes explorent afin de créer de nouveaux partages et de réinjecter du collectif dans l’espace public. D’autres pratiques ne faisant pas intervenir directement le spectateur dans la création d’une pièce amènent également à reconsidérer notre rapport au monde. Esthétique relationnelle, art contextuel ou encore artivisme sont autant de termes permettant de qualifier des démarches très hétérogènes aux objectifs pourtant très proches. Nous allons voir ce qui les distingue en menant une réflexion sur les tentatives de définition de ces pratiques par les théoriciens de l’art, laquelle nous permettra également d’en cerner les limites.

1. l’esthétique relationnelle (ou le potentiel social)

définition

« La possibilité d’un art relationnel (un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé), témoigne d’un bouleversement radical des objectifs esthétiques, culturels et politiques mis en jeu par l’art moderne. Pour en esquisser une sociologie, cette évolution provient essentiellement de la naissance d’une culture urbaine mondiale, et de l’extension de ce modèle citadin à la quasi-totalité des phénomènes culturels. »25

Voilà comment Nicolas Bourriaud définit l’art relationnel tout en exposant le contexte de son origine. Dans son manifeste intitulé Esthétique relationnelle, parut en 1998, il fait bien plus qu’énoncer une théorie ; de son utilité en temps que critère de jugement à ses applications dans le champs de l’art, c’est tout un paysage culturel qui nous est livré ici. Mais attachons nous d’abord à comprendre cette esthétique relationnelle avant de nous intéresser aux artistes qui intègrent cette dimension dans leurs oeuvres.S’il a paru nécessaire à Nicolas Bourriaud de théoriser l’art relationnel, c’est d’abord parce qu’il a fait le constat d’un déficit dans le discours des critiques et philosophes quant au jugement des pratiques contemporaines. Trop centrés sur des problématiques propres aux années soixante, ces derniers auraient eu du mal à cerner les nouveaux enjeux des années quatre-vingt-dix, si l’on en croit l’auteur. La question qui se pose alors est celle du critère de jugement qui doit être redéfini en prenant en compte le contexte présent et non en se référant sans cesse à des modèles issus de l’histoire de l’art.

Marquée par l’essor de la communication, de l’urbanisation et de la consommation, la société qui se profilait à la fin du vingtième siècle était celle des figurants, une évolution

25 - Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2008, p. 14

Page 25: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

25

de la société du spectacle décrite par Guy Debord. Dans ce contexte, l’individu n’est plus seulement le spectateur de sa propre existence, il devient également un consommateur de temps et d’espace.Fins observateurs de l’époque dans laquelle ils vivent, les artistes décryptent rapidement ces phénomènes sociaux et proposent d’autres alternatives à travers leur pratique artistique. Comme l’écrit Nicolas Bourriaud, « L’art est un état de rencontre ».26 Véritable interstice social voulu et pensé par l’artiste, l’oeuvre d’art implique le spectateur, lui permet d’exister véritablement face à elle et instaure donc un échange. Selon Sebastien Biset, « l’esthétique relationnelle s’engage dans la représentation de divers types de liens ».27 Lesquels sont listés dans la note suivante : « On peut, a priori, en distinguer trois catégories fondamentales : les liens sociaux positifs qui désignent des relations orientées vers la justice, l’égalité et la solidarité (Locke, Rousseau, Proudhon, Durkheim) ; les liens sociaux négatifs qui soulignent la prévalence de situations contraignantes, rapports de domination et de subordination (Hobbes, Marx, Bourdieu) ; et les liens sociaux neutres se présentant comme vecteurs et pratiques permettant aux individus d’atteindre les buts qu’ils se sont fixés (Weber, Golfman, Boudon). »28

Nous verrons, après avoir étudié quelques exemples artistiques, que l’esthétique relationnelle est souvent victime de la même critique qui vise à la situer dans la représentation de liens sociaux positifs. Nous chercherons alors à comprendre les arguments d’une telle critique tout en nous appuyant sur la réponse que formule l’auteur.

application

Tentons maintenant de rattacher cette théorie aux pratiques de certains artistes afin d’en saisir ses enjeux. Contrairement à Nicolas Bourriaud qui cite majoritairement le travail de Rirkrit Tiravanija, d’ailleurs à l’origine de sa théorie relationnelle, nous ferons l’analyse d’oeuvres qui mettent davantage en rapport les interactions humaines et leur contexte. En effet, si les repas offerts par l’artiste thaïlandais sont une forme d’art relationnel, ils apparaissent comme totalement décontextualisés puisqu’ils sont proposés au sein d’un lieu institutionnel dédié à l’art dans lequel pénètrent des individus habitués de ces démarches, ou tout du moins avertis. Ce qui nous intéresse, afin d’approfondir le questionnement sur la manière dont les oeuvres d’art nous permettent de reconsidérer notre rapport aux autres et à l’espace urbain, c’est un art qui, dans la mesure du possible, prend en compte le réel aussi bien dans sa conception que dans sa diffusion.En guise d’introduction, l’auteur de l’Estétique relationnelle cite un grand nombre d’exemples qui correspondent à ce qu’il tente de définir et de défendre, parmi lesquels se trouvent Jes Brinch et Henrik Plenge Jacobsen. Ces deux artistes ont en effet proposé une sculpture très controversée sur une place chic de Copenhague, en 1994, intitulée

26 - Ibid., p. 1827 - Sebastien Biset, « L’art, espace potentiel de sociabilité » in Les formes contemporaines de l’art engagé, sous la direction d’Éric Van Essche, Bruxelles, La Lettre Volée, 2007, p. 7028 - Ibid., p. 70

Page 26: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

26

Burn Out, comme tous les autres projets de cette série. On pouvait y voir des voitures brûlées et défoncées ainsi qu’un bus renversé gisant au milieu de morceaux de tôles et de verres brisés. Cette exposition qui devait durer trois mois fut annulée au bout de cinq jours seulement, suite aux dégradations qui se produisaient chaque soir. Des individus, pour la plupart des jeunes des quartiers dits difficiles, venaient en effet casser d’autres voitures, dans la continuité de ce qui était exposé sur la place de la capitale. « En disposant les signes de la colère sociale, en en reproduisant avec un réalisme poussé les effets dévastateurs, Jakobsen et son compère révèlent de manière puissante le malaise qui occupe notre civilisation ».29 Ceci est d’autant plus vrai que les citadins se considérant comme défavorisés vis-à-vis de ce quartier aisé ont profité de l’opportunité qui leur était accordée par les artistes pour exprimer leur sentiment d’injustice et d’abandon. Il serait cependant hâtif de considérer cette oeuvre comme un encouragement à la violence ou une dénonciation morale. La réflexion porte davantage sur la fracture sociale trop souvent dissimulée dans nos sociétés. C’est en cela que la démarche des deux artistes que nous venons d’évoquer peut se rattacher à l’esthétique relationnelle. En prenant pour base de travail la sphère des interactions humaines et son contexte social, Jes Brinch et Henrik Plenge Jacobsen se situent dans une problématique relationnelle indissociable de son inscription dans l’espace urbain.

Jochen Gerz quant à lui, ré-interroge la ville comme espace public par ses propositions artistiques. Contrairement à la sculpture dont nous avons parlé précédemment, l’oeuvre qui retient notre attention ici s’inscrit dans une démarche participative. C’est ce désir de faire intervenir l’autre dans le processus même de création qui relève de l’esthétique relationnelle. Avec Les Mots de Paris, Jochen Gerz décide de mêler dimension sociale et artistique en cherchant d’une part à récolter de l’argent pour une association - Aux Captifs, la Libération, association ayant pour vocation de rencontrer et d’accompagner des personnes qui vivent dans la rue ou de la rue - et d’autre part à mettre en oeuvre une proposition artistique participative sous sa direction. Mis en place dans le cadre de La Mission 2000, ce projet participatif s’est construit en plusieurs étapes. Cela a commencé par des réunions de préparation avec les personnes volontaires ainsi que les membres de l’association pour aboutir à l’installation d’un abribus, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris, avec des textes en neuf langues ainsi qu’une structure pourvue d’une fente permettant de glisser de l’argent. La forme finale de cette oeuvre était visible du 15 juin à la fin du mois d’août 2000. Tous les jours, les participants du projet se rendaient sur le parvis et essayaient de parler aux gens. Une telle description laisse perplexe et pourtant elle ne fait que relater le projet d’un artiste. Si de nombreuses questions se posent, commençons par la plus évidente, à savoir celle du rôle de chacun dans la réalisation des Mots de Paris. Qu’en est-il de l’autorité de l’artiste ? Serait-elle amoindrie par la participation des autres, comme voudrait nous le faire croire Jochen Gerz ? Ou, au contraire, serait-elle renforcée par des collaborateurs

29 - Jean-Max Colard, « Henrik Plenge Jakobsen – Le journal du destructeur », in Les Inrockuptibles, 21 janvier 1998, http://www.lesinrocks.com/1998/01/21/musique/concerts/henrik-plenge-jakobsen-le-journal-du-destructeur-11231530/

Page 27: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

27

aisément manipulables ? Durant les réunions de préparation, les volontaires et membres de l’association ont appris des textes, participé à des ateliers d’écriture et de théâtre. En somme, on leur a fait acquérir la meilleure manière de s’exhiber. Nous pourrions parler de libération des sentiments, de permettre à des individus exclus de mettre des mots sur leur expérience, mais nous serions alors dans le social et non dans l’art. Jusqu’où peut aller l’art sans devenir du social ? Cette question des frontières et de la perméabilité des domaines d’action est très délicate car elle ne saurait posséder de réponse tranchée. Selon Gerz, « le travail de l’artiste est de montrer ce qui est, ne pas faire du beau, mais un acte de présence ».30 Il permet aussi de sur-représenter à la société ceux qu’elle tente de dissimuler autant que possible. L’aspect moralisateur d’une telle démarche ne nuit-il pas à l’oeuvre au profit du social et du politique ? Il faut bien noter que le lieu d’exposition n’était pas choisi au hasard ; Notre-Dame est un symbole du tourisme de masse mais également de la religion. En plaçant son action dans un tel contexte, l’artiste réactive la figure du mendiant en créant un rapport équivoque entre art et religion.Les nombreuses critiques au sujet de l’oeuvre de Jochen Gerz ont réactivé le débat de l’art participatif et surtout de sa dimension sociale. En ce qui concerne notre recherche, le sentiment de manipulation dans la sollicitation du public met en avant l’une des limites de la théorie relationnelle de Bourriaud.

30 - Jochen Gerz cité par Jacques Moran dans l’article « Sans-abris et inactif au musée », in l’Humanité, 27 juin 2000 : http://www.humanite.fr/node/417713

Jochen Gerz, Les Mots de Paris, 2000, in Gerz Jochen, L’anti-monument, Les Mots de Paris, Paris, Actes Sud, 2002.

Page 28: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

28

limites

Il semble logique qu’un art qui questionne les relations sociales propose des expériences mettant en jeu les rapports humains. Cependant les méthodes d’application diffèrent radicalement d’un artiste à l’autre et c’est ce qui est, semble t-il, gage de l’efficacité d’une oeuvre de cette nature. Il faut une grande pertinence mais aussi beaucoup de finesse pour faire de l’art relationnel qui soit encore de l’art et qui amène véritablement le spectateur à une réflexion. En effet, face aux oeuvres relevant de l’esthétique relationnelle « nous avons souvent la sensation d’un travail d’application purement formelle des analyses des sciences humaines dans le monde de l’art ».31 De plus, comme le remarque Sebastien Biset : « force est de constater que les situations construites par les dispositifs relationnels semblent se baser sur le présupposé d’une harmonie entre individus dans toute forme de groupement ».32 Nous ne prétendons pas connaître de bonne ou de mauvaise manière de créer une oeuvre relationnelle mais il apparaît évident, au vu de l’exemple dont nous avons discuté plus haut, qu’il s’agit d’un exercice délicat. L’historienne de l’art Delphine Suchecki écrit d’ailleurs qu’ « avec la plupart des artistes cités dans l’esthétique relationnelle, nous sommes dans une posture intermédiaire qui consiste pour l’artiste à s’intéresser à autre chose qu’à l’art, tout en gardant le plus souvent un langage et des espaces de monstration exclusifs lui assurant ainsi la reconnaissance immédiate du monde de l’art et la mise à l’écart des autres, informulée mais inévitable ».33 La récupération politique d’événements aux frontières très floues est l’un des dangers d’un art social, mais pas seulement. Nous ne nous intéressons ici qu’aux oeuvres qui proposent un rapport à l’autre dans un contexte réel, toutefois certaines pratiques relationnelles sont plus efficaces dans une galerie ou un musée. Que penser alors de ce cadre d’intervention hors-temps et hors-lieu ? Permet-il au visiteur d’éprouver autrement sa relation à l’autre, de s’interroger sur son rapport au monde ?

Nicolas Bourriaud a conscience des critiques qui sont fréquemment adressées aux pratiques relationnelles. Il écrit d’ailleurs : « On leur reproche ainsi de nier les conflits sociaux, les différences, l’impossibilité de communiquer dans un espace social aliéné, au profit d’une modélisation illusoire et élitiste des formes de socialité, parce que limitée au milieu de l’art. [...] Ce que ces critiques oublient, c’est que le contenu de ces propositions artistiques doit être jugé formellement : en rapport à l’histoire de l’art, et en tenant compte de la valeur politique des formes ».34

Ses arguments sont tout à fait recevables et ils défont tant bien que mal la critique, cependant nous ne pouvons cesser de penser que les rapports des individus entre eux, aussi bien qu’à leur environnement, ne peuvent être traités ailleurs que dans l’espace où ils se développent. Cloisonner l’art relationnel à des représentations finit par annihiler

31 - Suchecki Delphine, « À propos de Un espace de l’art ?. Documentaire de Robert Milin, artiste », p. 10 du livret qui accompagne le dvd de Milin Robert, Un espace de l’art ?, Paris, a.p.r.e.s. éditions, 201232 - Sebastien Biset, op. cit., p. 7133 - Suchecki Delphine, op. cit., p. 1034 - Nicolas Bourriaud, op.cit., p. 86

Page 29: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

29

notre capacité de projection dans l’espace réel, faute de lien direct à celui-ci. Lorsque les liens sociaux ne paraissent déjà pas vraisemblables, il est difficile d’imaginer que le contexte institutionnel soit le reflet, pour le temps de l’exposition, d’un espace réel que nous connaissons et vivons quotidiennement.Alors comment la création artistique peut-elle nous permettre de reconsidérer notre rapport au monde ? L’expérimentation in situ est-elle plus apte à traiter des relations qui s’opèrent dans l’espace urbain ?

2 . L’art contextuel (un art en contexte réel)

définition

C’est en 1976 qu’apparaît pour la première fois l’expression « art contextuel ». Lors de la publication de son manifeste, l’artiste polonais Jan Swidzinski propose en effet cette formulation isolée relative à son oeuvre : « L’Art comme art contextuel ». Voici la définition qu’il en donne : « L’art contextuel est une praxis sociale. Il n’est pas concerné par des conclusions d’ordre général ni par la production d’objets tout faits ». Ou encore : « L’art contextuel s’oppose à ce qu’on exclue l’art de la réalité en tant qu’objet autonome de contemplation esthétique ».Cet artiste multidisciplinaire et théoricien invite ici les artistes à produire leurs oeuvres de manière immédiate, en contexte réel, au milieu des gens et non pour les galeries ou les musées. Son opposition au destin marchand de l’oeuvre s’affirme clairement. Il est d’ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages et articles publiés au Canada et en Europe qui prônent l’art contextuel comme nouvelle stratégie de l’art. Les festivals de performance qu’il organise dans le monde entier sont de ce fait l’occasion de matérialiser ses propos.

Lorsqu’en 2002 Paul Ardenne théorise l’art contextuel, il se base évidemment sur le manifeste de son prédécesseur qu’il réactualise et explicite d’avantage en illustrant ses propos par de nombreux exemples d’artistes contemporains. L’ouvrage « Un art contextuel », sous-titré « création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation » apparaît comme une tentative de définition de certaines pratiques artistiques bien précises. « Sous le terme d’art “ contextuel ”, on entendra l’ensemble des formes d’expression artistique qui diffèrent de l’oeuvre d’art au sens traditionnel : art d’intervention et art engagé de caractère activiste [...], art investissant l’espace urbain ou le paysage [...], esthétiques dites participatives ou actives dans le champ de l’économie, des médias ou du spectacle ».35 Selon Paul Ardenne, l’art contextuel serait donc de l’art en contexte réel, autrement dit et pour le citer : une « mise en rapport directe de l’oeuvre et de la réalité, sans intermédiaire ».36

35 - Paul Ardenne, Un art contextuel : Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, Paris, Flammarion, 2011, p. 1136 - Ibid., p. 12

Page 30: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

30

L’art contextuel regroupe des formes d’expression artistique très diversifiées qui naissent dès les débuts du XXème siècle et s’intensifient à partir des années soixante avec le rejet de l’idéalisme, des formes traditionnelles de la représentation et des lieux institutionnels. Les artistes expriment ainsi leur volonté de s’immerger dans le réel.Les avant-gardes et mouvements porteurs d’une telle ambition sont nombreux. Il serait fastidieux d’en dresser une liste mais ils n’en demeurent pas moins capitaux dans l’histoire de l’art, c’est pourquoi nous en citerons quelques-un. Dès le début du XXème siècle, le futurisme, mouvement littéraire et artistique, prend son essor. Il rejette la tradition esthétique tout en exaltant le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse. Le mouvement Dada quant à lui, né dans le contexte si difficile de la Première Guerre Mondiale, remet en cause toutes les conventions et contraintes idéologiques, artistiques et politiques. Puis les années soixante voient se juxtaposer et se succéder plusieurs courants, tels Fluxus dont la volonté est d’épuiser les possibilités du « tout est art », de le dépasser afin de créer une nouvelle subjectivité, l’Actionnisme Viennois avec une remise en cause radicale du geste artistique par des actions et l’utilisation du corps, ou encore l’Internationale Situationniste et ses thèses si subversives, qui émet une critique de la société et de l’urbanisme, prônant sans cesse son refus catégorique de toute production artistique.

Le statut de l’oeuvre d’art se voit transformé par de tels bouleversements ; le processus de création, dans un contexte précis, fait désormais partie intégrante de l’oeuvre. Il ne s’agit plus nécessairement d’objet à contempler mais bien de durée à éprouver. De même les artistes s’investissent dans le réel, travaillent dans cet « atelier sans mur » que décrit Jean-Marc Poinsot.Un autre rapport au spectateur se crée lorsque l’on sort de la représentation pour être dans la présentation ; la notion de participation prend ici tout son sens, de même que les échanges ou les rencontres.

quand l’art est en décalage avec son contexte de création et d’exposition

L’art contextuel serait donc très adapté au milieu où il surgit puisqu’il prend en charge la réalité et ne se contente pas d’un simple simulacre. Nous allons voir que cela n’est pas toujours le cas en prenant l’exemple d’une oeuvre qui, semble-t-il, est en décalage avec son contexte de création.Du 17 au 25 mai 2006, la sculptrice française Clara Halter proposa une installation à Jérusalem : Les tentes de la paix. Il s’agissait, comme son titre l’indique, d’une vingtaine de tentes à l’intérieur desquelles un écran diffusait des messages de paix postés en direct sur un site internet. Une toile de 160 mètres de long sur 70 mètres de large, imprimée du mot « paix » écrit dans plus de cinquante langues, venait compléter cette installation. Les intentions de l’artiste étaient donc très claires : elle souhaitait diffuser un message de paix, parler d’espoir dans une région du monde particulièrement touchée par les conflits. Le choix de la forme, à savoir la tente, renvoie à l’habitat des peuples de la région il y a de cela plusieurs siècles, en cela nous pouvons dire que l’artiste a véritablement inscrit son oeuvre dans l’histoire de ce lieu. Mais qu’en est-il du contexte actuel ? Dans quelle

Page 31: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

31

mesure Clara Halter a-t-elle travaillé avec ce réel si complexe et conflictuel qu’est celui de Jérusalem ?Si l’on se replonge dans la chronologie de cette installation, nous pouvons constater que quelques semaines à peine après l’intervention artistique, à une dizaine de kilomètres du lieu d’implantation des tentes, une violente offensive de Tsahal a eu lieu contre le Hezbollah.

Que penser alors de cette oeuvre qui contraste complètement avec le réel, l’histoire en train de se dérouler ? Un tel décalage rend le propos de l’artiste naïf car il ne suffit pas d’installer vingt tentes pendant plus d’une semaine dans une région marquée par les conflits pour évoquer la paix. Une installation in situ doit nécessairement prendre en considération tout l’impact du lieu. Il est en effet impensable que l’artiste ne se base pas sur ce contexte extrêmement délicat pour créer. Parler d’espoir et de paix à Jérusalem est-il une condition suffisante pour rendre l’oeuvre efficace ? Nous pouvons malheureusement douter que cela suffise. Dans ce cas précis, que peut-on penser de l’intervention artistique ? La subjectivité de l’artiste et son conditionnement socio-culturel ne l’induisent-t-ils pas à développer des formes éloignées d’un réel qui ne lui est pas familier ?Autant de questions qui laissent à penser qu’une oeuvre in situ se comprend dans un contexte précis : celui de sa création et de sa présentation, les deux étant en général en un seul et même lieu.

Clara Halter, Les Tentes de la paix, 2006.

Page 32: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

32

l’exemple d’une oeuvre véritablement contextuelle

Est-il donc possible de créer une oeuvre véritablement contextuelle ? Cela a peut-être déjà été fait et notamment avec le Musée Précaire Albinet de Thomas Hirschhorn. Réalisée à l’invitation des Laboratoires d’Aubervilliers du 20 avril au 13 juin 2004, cette oeuvre dans l’espace public est d’une grande richesse. D’abord parce que le processus même de sa création, avec sa dimension participative, renvoie à l’humain, ensuite parce que ce projet croise plusieurs niveaux et tient compte du réel.Construit au pied d’un HLM avec l’aide des habitants d’un quartier périphérique d’Aubervilliers, ce musée « précaire » fonctionnait grâce à l’investissement de chacun. Il présentait des oeuvres majeures de l’Histoire de l’Art occidental du XXème siècle choisies par Thomas Hirschhorn pour des raisons bien précises. Il s’agissait en effet d’« oeuvres d’art originaux d’artistes, qui eux-mêmes par leur travail ont voulu et (ou) ont changé la vie ».37 On y trouvait : Duchamp, Malevitch, Mondrian, Dali, Beuys, Warhol, Le Corbusier et Fernand Léger. L’ambition de Hirschhorn était donc d’affirmer la force de transformation de l’art mais également de faire exister l’art au-delà des espaces qui lui sont consacrés. Pour ce faire, il a confronté les oeuvres à la réalité, autrement dit les a réactualisées et décontextualisées.

Son projet de musée prenait évidemment en compte la spécificité économique, sociale, politique et culturelle de la cité dans laquelle et avec laquelle il travaillait. Le choix de ce quartier ne s’est pas fait par hasard, il faut bien comprendre qu’une telle démarche soulève des questions politiques, à commencer par celle de l’enclavement d’un quartier. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait d’un projet artistique et non d’un quelconque divertissement culturel mis en place par l’État. Sur ce point Thomas Hirschhorn est très clair : « j’insiste sur le fait que le “ Musée Précaire Albinet ” est un projet artistique. Toute autre interprétation du “ Musée Précaire Albinet ” est un malentendu ou une facilité. Car il ne s’agit pas de réduire l’art à un champ socio-politique et il ne s’agit pas de restreindre la mission de l’art à une mission d’animation culturelle ».

38 Se faisant, l’artiste ne laisse pas de place à une critique qui pourrait lui reprocher le caractère social de son projet. Le Musée Précaire Albinet a cependant permis à des individus de reconsidérer leur rôle dans un quartier de la banlieue parisienne puisqu’ils se sont investis dans la construction, la vie et la maintenance de la structure artistique. De plus, cela a permis aux habitants d’Aubervilliers de percevoir différemment leur quartier et de s’ouvrir à un domaine qu’ils pensaient réservé à une élite : l’art.Finalement, Thomas Hirschhorn a peut-être raison lorsqu’il prône le pouvoir de transformation de la vie par l’art. À ce sujet Delphine Suchecki décrit très bien le potentiel social d’une telle oeuvre : « Peu à peu, ce Musée Précaire devient une véritable sculpture sociale où l’objet sculptural (Algeco et ses annexes) n’est plus qu’un socle où se déposent

37 - Note d’intention de Thomas Hirschhorn rédigée en février 2003, in Thomas Hirschhorn, Musée précaire Albinet : quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, dirigé par Yvane Chapuis, Paris, Éditions Xavier Barral, 200538 - Ibid.

Page 33: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

33

des expositions, une bibliothèque, des débats, des ateliers d’écriture, des conférences, des affiches, des informations, des rencontres, des formations, des sorties. L’oeuvre prolifère, elle est le lieu d’actions, de pensées, de déplacements, de côtoiements de mondes éloignés. Le champ de la parole et de la pensée peut s’ouvrir ».39

La question que pose cependant une telle oeuvre est celle de la trace. En effet, un événement micro-politique reste dans les consciences des participants, mais le changement, tel que pensé par l’artiste, ne peut se produire qu’à une échelle micro-sociale. Il semble d’ailleurs plus judicieux d’entreprendre de tels projets au niveau d’un quartier plutôt que de tenter de toucher le plus grand nombre en risquant ainsi de créer un objet dénué de sens et en tout cas de sincérité. L’efficacité dépend donc de la proximité.

39 - Delphine Suchecki, op. cit., p. 12

3Ci-contre et ci-dessus :Thomas Hirschhorn,Le Musée Précaire Albinet, 2004.

Page 34: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

34

limites

Après l’étude de ces projets artistiques, revenons-en maintenant à la notion d’art contextuel telle que théorisée par Paul Ardenne. Un art en contexte réel, voici le seul élément qui voudrait définir tous les types de pratiques qui s’inscrivent, d’une manière ou d’une autre, dans l’espace réel - la plupart du temps dans la ville. Cette idée, bien qu’attirante au premier abord, apparaît ici comme imprécise et utopique au vu des deux exemples cités précédemment. En cherchant à regrouper sous le même terme des pratiques pourtant très diversifiées on en vient à synthétiser trop rapidement les perspectives et les enjeux de ce type de pratiques. Finalement, qu’il s’agisse d’esthétique relationnelle ou d’art contextuel, il semble qu’à ce jour aucun terme fédérateur ne permette de désigner ces pratiques aux frontières des sphères artistiques, sociales et politiques, tant elles diffèrent quant à leur mode opératoire et à leur finalité.Les vaines tentatives des théoriciens pour nommer des ensembles de pratiques choisis ont tout de même le mérite de nous éclairer sur leurs motivations. Ces dernières sont en effet très révélatrices du contexte actuel de la création artistique, de son rapport délicat aux institutions mais aussi de la difficulté de juger de nouvelles formes d’art. Préoccupés par les problèmes que posent l’urbain, tant au niveau du lien social que du fonctionnalisme, du quotidien aliénant ou de la marginalisation, les artistes sont sans cesse amenés à développer de nouvelles formes d’art qui suivent l’évolution de nos villes. Pour ceux d’entre eux qui ont un véritable engagement politique, la pratique artistique est beaucoup plus critique, souvent illégale et parfois agressive. Ancrées sur un territoire précis, les oeuvres créées par ces artistes dérangent le pouvoir établi car, contrairement à un art relationnel ou contextuel facilement récupérable par les instances dirigeantes, les pratiques relevant d’un art politique sont bien plus virulentes et contestataires.

3 . L’artivisme (un art politique)

définition

Dans le cadre d’un cycle de rencontres - débats proposé par le Master Projets Culturels dans l’Espace Public de Paris, en 2011, Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi

40 proposent la définition suivante : « L’artivisme est l’art d’artistes activistes. Il est parfois l’art sans artiste mais avec des militants. Art engagé et engageant, il cherche à nous mobiliser, à faire prendre position, il propose des outils d’action et de transformation. [...] l’artivisme suggère qu’il existe un troisième terme entre esthétique et politique ».41 Employé dès la fin des années quatre-vingt par les journalistes, l’artivisme désigne donc une forme revendiquée d’art politique. Les oeuvres qui s’insèrent dans l’espace urbain ou

40 - auteures d’Artivisme : Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010.41 - in « Artiviste que fais-tu ? », dossier lisible à l’adresse suivante : http://ddata.over-blog.com/0/16/56/54/AEP-2011/Programme-art--espace--public-2011-.pdf

Page 35: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

35

tout du moins s’y réfèrent dans leur conception ont nécessairement un caractère politique. Il est certes plus dissimulé, notamment lorsque nous sommes dans la représentation plus que dans la présentation, mais sa présence est indéniable. Se voulant agissant, l’artivisme contraste avec d’autres formes d’art puisqu’il ne se contente pas de soulever les problèmes existants, il les combat avec force par des propositions artistiques relevant de l’expérience. Il est clair que la bienséance ou l’esthétisation des problèmes sont inefficaces sur un mode de vérité très peu agressif, c’est pourquoi les artistes qui font le choix d’agir et de faire réagir véritablement adoptent des postures radicales. Ils transforment notre rapport au monde, ne serait-ce que ponctuellement, afin de nous faire entrevoir le grand potentiel de création et la réserve de possibles que constitue l’espace urbain. Cela passe par l’expérience vécue lors d’actions qui s’établissent dans la proximité, la rencontre et le dialogue.

Cette pensée d’un art inséparable de la vie est très proche de celle de Fluxus. Comme l’expliquent Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, le nombre et la diversité des pratiques artivistes est lié à ses héritages multiples (Dada, surréalistes, actionnistes viennois, Fluxus, Provo, situationnistes, yippies, punk, graffitis, etc.). Dans notre tentative de définition et de compréhension de ce que ces deux auteures ont appelé l’artivisme, nous devons en premier lieu nous référer à son contexte historique : « les artivistes de ce livre créent et s’engagent dans un contexte particulier. Celui d’un monde où la chute du mur de Berlin a fait entrer le libéralisme dans une phase achevée de globalisation. Un monde que le 11 septembre 2001 a fini de consacrer comme l’ère de la surveillance généralisée. Où la question écologique devient une urgence. Où le système représentatif est en crise sous l’effet de l’influence de plus en plus structurante du marketing politique et des médias. Un monde où conséquemment la médiation politique, comprise comme la délégation du pouvoir par la voie élective, est largement discréditée et où, de manière corollaire, il y a un désir de “ faire de la politique autrement ”, ailleurs que dans le cénacle politicien et même contre lui. Autant d’éléments qui conditionnent ces engagements et leurs formes ».

42 L’art dont il s’agit ici se présente comme une expérience à vivre en un lieu et un temps donné. En travaillant dans l’espace urbain, les artistes se détachent du circuit institutionnel pour toucher les individus au sein même de leur lieu de vie. Et si l’on associe parfois l’artivisme à des actions violentes, il faut savoir que la plupart des artistes qui font preuve d’un engagement politique usent de détours, d’humour, de jeux et d’absurdités pour produire des situations inédites dans lesquelles le public est amené à se mobiliser et à se questionner sur ses rapports à un environnement qui lui paraît familier. « Pour beaucoup d’artistes, il s’agit moins de dénoncer et contester ce qui dans la société semble inacceptable que de formuler des propositions positives pouvant aller jusqu’à l’exploration concrète d’utopies ».43

Nous observons à ce propos que le collectif semble être inhérent à l’artivisme en ce sens qu’il permet le regroupement et le croisement de plusieurs champs disciplinaires,

42 - Ibid., p. 1743 - Ibid., p. 25

Page 36: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

36

et de ce fait enrichit la réflexion et l’action d’un groupe. À ce sujet Daniel Vander Gucht écrit : « Le collectif est ainsi l’indice de cette nouvelle forme de conscience citoyenne qui transcende la figure charismatique romantique de l’artiste de génie et de l’intellectuel maître à penser. On voit ainsi surgir des collectifs d’artistes qui ont pour dénominateur commun d’envisager leurs pratiques comme des “ espaces d’activation politique ” ».44

Reclaim the Streets le 18 juin 1999

Reclaim the Streets (comprenez : Reprenez les rues) est l’un de ces collectifs que l’on pourrait rattacher à l’artivisme. Fondé pour la première fois en 1991, à Londres, par des ravers privés de free parties criminalisées et des militants écologistes luttant contre la prolifération des autoroutes, il se transforme dès 1994 pour mettre la créativité et l’art au coeur de sa pratique. Prônant la reconquête des espaces publics et particulièrement de ceux qu’envahissent les automobiles et la publicité, le collectif organise de gigantesques fêtes de rues. Ces événements sont bien évidemment l’occasion de mobiliser les habitants, de les faire participer aux actions pour que l’expérience transforme leur rapport à l’espace public. Lassé par les formes traditionnelles de manifestations, pétitions et autres actions vécues sur le mode du sacrifice, le collectif a choisi de rassembler les individus par le jeu et la dimension festive de ses actions. Allant ainsi à l’encontre du caractère sérieux propre au militantisme traditionnel, il reprend notamment la figure du carnaval lors d’une action de grande ampleur menée le 18 juin 1999 à Londres : Carnival against Capital.

L’idée était la suivante : envahir les rues de Londres sous la forme d’un défilé de carnaval tout en invitant les courtiers de bourse et les employés de banque à rejoindre le cortège. Bien entendu cette action se déroulait dans un quartier précis, celui du plus grand centre financier d’Europe et au fil des déambulations le carnaval finissait par se retrouver dans le plus important marché européen de produits dérivés, le London International Financial Futures and Options Exchange. Les participants de ce carnaval inattendu, au nombre de dix mille environ, étaient divisés en quatre groupes identifiables par une couleur : noir, rouge, vert et doré.45 Ils hissaient des bannières dans les rues sur lesquelles on pouvait lire : « Notre résistance est aussi globale que le capital », « La Terre est un trésor commun à tous » et « La seule option, c’est la révolution ». Ils collaient également des affiches du collectif Ne pas plier représentant la Terre sous la forme d’un hamburger, métaphore explicite d’une consommation déraisonnée, et d’autres composées simplement de mots tels : « MoneyWorld » ou encore le fameux « Résistance-Existence ».

La confrontation entre un lieu névralgique du contrôle planétaire et le potentiel d’action de milliers d’individus regroupés dans un moment festif donnait une intensité toute

44 - Daniel Vander Gucht, « Pour en finir avec la mythologie de l’artiste politique : de l’engagement à la responsabilité », in Les formes contemporaines de l’art engagé », op. cit., p. 6645 - le noir (anarchie), le rouge (communisme) et le vert (écologie) sont les couleurs du collectif Reclaim the Streets. Le doré, quant à lui, symbolisait la haute finance puisque c’est ce dont il était question ici.

Page 37: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

37

particulière au Carnival against Capital. « Chassée de l’organisation sociale hiérarchisée, la passion du jeu fonde, en la détruisant, une société de type nouveau, une société de participation réelle »

46 explique l’écrivain belge Raoul Vaneigem. Le spectateur n’existe plus ici puisqu’il est remplacé par le participant ; l’autorité de l’acteur disparaît de ce fait au profit d’une action collective. Surpris par l’événement et la foule considérable d’individus déguisés qui se promenaient en cortèges dans les rues, les policiers n’ont su comment réagir si ce n’est en tentant de contenir les participants. Quelques arrestations ont tout de même eu lieu, si l’on en croit le journal éco-anarchiste Do or Die 8, mais il ne s’agissait alors que d’une quinzaine de personnes, un pourcentage infime en considération des milliers de participants au carnaval. À quoi est dû ce nombre si faible ? Très certainement aux masques et déguisements qui n’autorisaient pas l’identification des individus. Cette stratégie était d’ailleurs clairement inscrite au dos des masques : « Les autorités ont peur du masque, car leur pouvoir réside dans le fait de vous identifier, de vous estampiller et de vous cataloguer, dans le fait de savoir qui vous êtes. Mais un Carnaval a besoin de masques, de milliers de masques et nos masques ne doivent pas dissimuler notre identité mais la révéler… [...] Se masquer c’est libérer ce que nous avons en commun, ce qui nous permet d’agir ensemble, de crier d’une seule voix à ceux qui gouvernent et nous divisent : “ nous sommes tous des imbéciles, des non-conformistes, des réprouvés, des clowns et des criminels ”. Aujourd’hui nous donnerons un visage à cette résistance car en mettant nos masques, nous révélons notre unité et en élevant ensemble nos voix dans la rue, nous disons notre colère à un pouvoir sans visage ».47 Un tel discours en dit long sur les motivations des participants tout en révélant le rapport étroit entre la révolte et la figure du carnaval.

Ainsi, si l’action a permis d’entrevoir la possibilité d’un monde libéré du capitalisme, elle n’en demeurait pas moins anonyme. Les Guerrilla Girls agissent d’ailleurs de la même manière en mettant l’accent sur la lutte plutôt que sur la personne grâce au port de masques. À ce sujet, les auteures d’Artivisme écrivent : « Le refus de la signature procède aussi d’une conception de la création comme pratique collective et entraîne celle-ci vers les territoires de la participation, du dialogue et de la co-construction ».48

la relation conflictuelle entre l’artivisme et la politique

L’action directe serait donc le moyen le plus efficace pour entrer en relation avec les individus et les amener à se questionner sur une problématique qui leur est familière. C’est en tout cas le choix opéré par le collectif The Space Hijackers. Héritiers des situationnistes et de RTS, ils développent des projets dans l’espace urbain car, selon eux, celui-ci tend à être subi plus que vécu par les citadins. Procédant par des retournements

46 - Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1992, p. 33447 - « Carnival Against Capital ! » in Do or Die 8, lisible à l’adresse suivante : http://www.eco-action.org/dod/no8/carnival.html48 - Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi op. cit., p. 165

Page 38: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

38

Carnival Against Capital, 1999.

Page 39: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

39

de situations, The Space Hijackers met souvent les policiers dans l’embarras comme ce fut le cas lors du « Mayday » mené le 1er mai 2008 à Londres, en hommage à celui de 1708. En intégrant les troupes de la police municipale dans l’action, par une invitation à reconstituer les arrestations qui avaient clôturé le Mayday libre d’il y a trois siècles, le collectif anticipe la réaction des forces de l’ordre et les empêche de réagir de manière habituelle. Pris dans la confusion, ne voulant pas s’opposer à cette débauche sous peine de devenir des partenaires de jeu, les policiers ont préféré ne rien faire. Une telle stratégie, dite de frivolité tactique

49, bouleverse les habitudes tout en révélant les contradictions du pouvoir établi. Faut-il tolérer un événement pourtant interdit afin de s’affranchir d’un quelconque partenariat avec les manifestants ? Mais en agissant de la sorte, ne donne-t-on pas raison à ces individus qui ne cherchent après tout qu’à pouvoir faire la fête en toute liberté dans la ville ? Ici, impossible de se retrancher derrière le rôle rigide du policier, il faut réagir d’une manière nouvelle. L’exercice oblige alors les forces de l’ordre à laisser transparaître leur humanité, à l’inverse de la violence qui caractérise trop souvent le pouvoir.

De tels retournements de situations menés sur le mode du jeu et de l’ironie se retrouvent dans de très nombreuses actions des Space Hijackers. Ainsi, s’ils créent la CSG (Citizen Supporting Government) pour surveiller les nouvelles frontières urbaines imposées par le SOCPA

50, c’est avant tout pour révéler l’absurdité d’une telle loi et pour sensibiliser les habitants. Déguisés en agents de cette organisation imaginaire, ils matérialisent les frontières au sol, à l’aide de bandes rouges, afin de permettre à la population de situer visuellement les lieux au-delà desquels il n’est plus permis de manifester. Leur dispositif peut surprendre par la vraisemblance des costumes et l’attitude des agents postés en plusieurs endroits. « Nos agents arrêtent et scannent les passants. Les gens sont informés qu’ils sont sur le point d’entrer dans une zone “ sans liberté d’expression ” et qu’ils doivent se soumettre à un test anti-pensée subversive avant de pénétrer la zone, pour des raisons de sécurité publique et de protection du gouvernement ».

51 Afin de ne pas être dans la confrontation directe avec les forces de l’ordre, chacune des actions menées est pensée sur le mode du jeu, du retournement de situation et donc de l’ironie. En prenant les policiers à leur propre jeu ou en décidant d’endosser leurs rôles, les Space Hijackers entretiennent une relation toute particulière à l’autorité politique. Nul besoin de masques pour garantir l’anonymat quand la frivolité tactique suffit à déstabiliser le pouvoir établi.John Jordan, « désorganisateur » de RTS écrit : « Comme dirait Deleuze “ L’art n’est pas une notion mais un mouvement. L’important n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il fait ”. Et il est certain que l’art change forcément les choses. Mais attention, quand il s’agit d’un objet sur un marché, d’un art qui parle de politique, histoire de se donner bonne conscience, ou

49 - cette expression vient du nom qu’un groupe de douze femmes s’était donné lors d’une manifestation contre le FMI, en octobre 2000.50 - Serious Organized Crime and Police Act est une loi votée par le gouvernement britannique en 2005 qui interdit les manifestations sans autorisation dans certaines zones.51 - cité par les deux auteures d’Artivisme, op. cit., mais lisible en anglais à l’adresse suivante : http://www.spacehijackers.org/html/projects/socpa/bordercontrol.html

Page 40: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

40

bien de cette accoucheuse de nouvelles images qui travaille pour les publicitaires, l’art ne transforme pas forcément les choses dans le bon sens. En revanche quand l’art s’échappe du monde de l’art, quand il oublie son nom, refuse la représentation, abandonne son ego et devient un mouvement collectif de créativité appliqué à la vie quotidienne, alors il peut radicalement transformer à la fois notre représentation du monde et ce qu’il est à l’instant présent ».

52

Finalement, qu’importe la qualification que l’on peut donner à ces pratiques activistes tant qu’elles n’en sont pas affectées. Vouloir regrouper sous un même terme un panel d’actions extrêmement diversifiées permet tout au plus de dresser un catalogue de collectifs et d’oeuvres. Le caractère éphémère des actions décrites dans le livre de Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi justifie cependant une certaine volonté de vouloir catégoriser des pratiques pour finalement en garder une trace. Il est évident que l’artivisme pose la question du statut de l’artiste et, de manière plus générale, des frontières de l’art. Nous pouvons penser qu’il en va de même pour les nombreuses pratiques collectives qui s’inscrivent dans l’espace urbain. Il est alors essentiel de se questionner sur la nécessité ou non d’une intervention dans la ville par l’artiste et sur les problématiques que cela révèle.

52 - in « Épilogue : conversation imaginaire (à partir de propos réels) », Ibid., p. 187

SOCPA Border Control, une action des Space Hijackers, Londres, 5 novembre 2006.

Page 41: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

41

C.S.G.Citizens Supporting Government

Protecting the boundary of freedom

NOYES

PROBABLE SUBVERSIVE

WHAT IS THE SOCPA ZONE?The Serious Organised Crime and Police Act of 2005 de�nes an area, no more than 1 mile around parliament within which freedom of speech is limited unless permission is granted by the police.

CSG Survey 1

Anyone answering NO to any of the above questions should be marked as suspect, with possible terrorist tendencies. Approach with caution.

1. Do you believe in democracy?2. Do you believe people should obey the law?3. Do you believe terrorism is wrong? 4. Do you support the troops �ghting to protect your freedom?5. Do you believe in freedom of speech?6. Do you believe a police force is necessary?7. Should the Police focus on serious, organised crime?8. Should our laws protect the victims of crime rather than the rights of suspected criminals ?9. Should those who keep the country going be allowed to do their job without harassment? 10. Should the police be allowed to listen to the telephone conversations of suspected terrorists?11. Do you believe “If you have nothing to hide you have nothing to fear”?12. Do you have nothing to hide?13. Would you be happy if the police read your email and listened to your telephone conversations ?

14. Do you realise they are probably doing it already?15. Do you believe that some civil rights should be sacri�ced for the greater good?16. Do you believe that there should be some limits to freedom of speech? 17. Should the limit to freedom of speech be there ? 18. Do you believe that cake can be used in a subversive manner? *19. Do you not have any copies of Vanity Fair upon your person? *20. Would you like to join us?

20 questions to protect your freedom

The C.S.G is a group of concerned citizens who believe that the government should be able to do its job without constant harrassment from job-shy, soap dodging, dole spongers. If we all just agreed, and supported our elected representitives, they could really make life better for all of us.

* You may not believe it, but, our amazing police force has had the foresight to detect (and arrest) subversives simply by noticing that they were carrying cake, or that they had in their posession copies of dangerous literature (like Vanity Fair). This kind of forward thinking security force means that, despite the constant threat of terrorist attack (Britain is the No. 1 All-Quaida target), we can all rest easily at night.

Formulaire distribué aux passants par les Space Hijackers lors de leur action SOCPA Border Control, à Londres, le 5 novembre 2006.

Page 42: COMMENT HABITER L'ESPACE ?
Page 43: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

«  La ville s’éprouve plus qu’elle ne se prouve. C’est donc à nous, métropolitains, d’apprendre à “ habiter le temps ” selon la belle expression de Jean - Marie Djibaou. Il faut aller au - devant de nous, lever la tête et changer de regard sur la ville et sur la rue. Devenir explorateurs du quotidien, jouer “ la ville buissonnière ” en faisant confiance au hasard. »

(Luc Gwiazdzinski, «  Un possible manifeste  : éloge de l’errance et de la désorientation », in Erre : variations labyrinthiques, Metz, Centre Pompidou Metz, 2011, p.55)

3

Explorer la ville autrement

Page 44: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

44

Faute de pouvoir nous contenter de ces cases dans lesquelles les critiques voudraient ranger chaque intervention d’artiste, nous allons explorer le paysage urbain par l’intermédiaire de diverses pratiques artistiques et comprendre ainsi comment notre rapport à l’environnement peut se transformer. Bien entendu, les exemples que nous choisissons sont arbitraires - car le champ de la création artistique traitant de l’espace urbain est très vaste - mais ils se veulent cependant représentatifs de certains concepts ou thèmes récurrents.Pour faire suite à l’analyse des actions entreprises par le collectif The Space Hijackers, et notamment questionner la nécessité d’une intervention dans la ville, nous avons choisi d’aborder la notion d’in situ à travers l’oeuvre de Daniel Buren.

1. De la nécessité de l’in situ

première approche : Daniel Buren

À ce stade de l’étude nous sommes effectivement en droit de nous demander si la création dite in situ permet à l’individu de reconsidérer sa relation à l’environnement urbain. Dans un entretien avec Jérôme Sans, Daniel Buren explique comment la récupération et l’utilisation massive de ce terme a fini par en faire oublier le sens.53 Pour sa part, le peintre français employait systématiquement la notion d’in situ dans une signification propre à son travail, à savoir « très simplement et principalement, un travail non seulement en rapport avec le lieu où il se trouve, mais également un travail entièrement fabriqué dans ce lieu ».54 Il ne s’agit plus pour lui de se complaire dans une dimension idéale en créant des oeuvres pour un lieu inconnu, mais plutôt de se confronter aux espaces très changeants de la ville. « Ne pas avoir d’atelier [...] remet en cause la forme de production induite par l’atelier ».55 De plus, et c’est ce qui nous intéresse, son travail est visible par tous puisqu’il s’expose dans l’espace public. Constituées la plupart du temps de bandes colorées de 8,7 cm de large, ses oeuvres proposent aux habitants d’une ville un rapport particulier avec un espace donné.

Prenons l’exemple célèbre mais controversé de son intervention dans la cour d’honneur du Palais-Royal de Paris en 1986. Les Deux Plateaux répondent à la contradiction d’une commande publique qui souhaitait une sculpture aux dimensions monumentales sans que celle-ci ne produise d’effet de monumentalisme. Par son étalement au sol et au sous-sol, l’œuvre de Daniel Buren parvient à occuper les 3 000 m ² de la place sans pour autant masquer l’architecture. C’est au contraire une véritable relation qui s’établit entre le classicisme des bâtiments et la modernité de la proposition artistique par le biais des

53 - Daniel Buren et Jérôme Sans, Au sujet de... : Entretien avec Jérôme Sans, Paris, Flammarion, 1998, p. 10154 - Ibid., p. 10155 - Ibid., p. 164

Page 45: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

45

colonnes. « “ Toucher ” à l’architecture d’un lieu c’est toucher à son sens, son histoire..., c’est indiquer beaucoup de choses de l’esprit du lieu qui ne sont pas uniquement reliées au formel. L’esprit du lieu implique le côté vivant, les personnes qui l’habitent, qui le font fonctionner et cet aspect temporel et humain n’est pas sans conséquence ».56 Ainsi, une grande polémique a entouré ce projet, provenant à la fois du milieu de l’art et des habitants. « Ce qui est intéressant d’abord, c’est de voir qu’une œuvre d’art a pu ouvrir un débat général et politique. Et deuxièmement que ce débat se passe vraiment sur la place publique ».57 Que l’on porte un jugement critique ou non sur ce travail importe peu car le fait même d’exprimer sa pensée signifie que l’on entretient un rapport particulier à l’œuvre. Comme l’explique Christian Ruby, « le passant occasionnel, spectateur presque malgré lui, demeure rarement sans réaction. Provoqué ou séduit, il s’interroge et interroge : qu’est-ce ? de quel artiste ? qui a déposé cette oeuvre ? qui a procédé à ce choix plastique et ce choix du lieu ? en vue de quoi ? À moins qu’il n’émette quelque jugement acerbe ou ironique, souvent pulsionnel au demeurant, y compris lorsque ce jugement trahit une paresse du regard ».58 Contrairement à la statuaire classique, Les Deux Plateaux invitent les passants non pas à contempler les colonnes de Buren mais bien à considérer l’espace que représente cette place, à se l’approprier dans toutes ses dimensions, à grimper sur les colonnes, s’y asseoir ou les contourner. De même, les balustrades en verre entourant le trou qui permet de voir le sous-sol sont devenues un lieu où les gens se regroupent. La place attire donc les individus en son centre grâce aux colonnes et aux balustrades, plutôt que de les cloisonner en périphérie comme c’est le cas avec la majorité des places françaises. Un tel bouleversement, aussi infime soit-il, modifie complètement notre rapport au lieu. C’est en cela que la création in situ, telle que pratiquée par Daniel Buren en tout cas, influe véritablement sur notre relation à l’espace urbain.

Cependant nous ne pouvons parler des Deux Plateaux sans poser la question de la commande publique. Nous avions effectivement rapidement évoqué la genèse du projet avant d’en faire son analyse, mais il est intéressant maintenant d’envisager le rapport entre les pouvoirs politiques et l’art public par le biais de la commande notamment. Utiliser le terme « public » pour qualifier l’art dans l’espace urbain est déjà en soi révélateur d’une idée bien précise sur le type d’oeuvres dont il est question. Le musée étant également un espace public, nous pouvons nous demander pourquoi ce qualificatif a été choisi afin de faire la distinction entre les contextes possibles d’exposition de l’art. Cependant ce n’est pas l’axe que nous avons choisi d’étudier c’est pourquoi, par commodité et habitude de langage, nous utiliserons l’expression « art public » pour parler des oeuvres qui s’inscrivent dans l’espace urbain.

56 - Ibid., p. 9857 - propos de Daniel Buren lors d’un entretien avec Pierre-André Boutang, in « Daniel Buren vit et travaille in situ », un documentaire de Gilles Coudert, inclus dans le dvd dirigé par Gilles Coudert, Works & Process : Daniel Buren, Paris, a.p.r.e.s. éditions, 201158 - Christian Ruby, L’art public : un art de vivre la ville, Bruxelles, La Lettre Volée, 2001, p. 18

Page 46: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

46

Daniel Buren, Les Deux Plateaux, 1986.

Page 47: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

47

les enjeux de la commande publique

Depuis la relance de la politique de commande publique, en 1982, les installations d’oeuvres d’art dans la ville n’ont cessé de se multiplier. Plusieurs noms reviennent souvent dans les réalisations de projets portés par une commande, comme si les artistes en question étaient devenus des spécialistes en la matière. Si la politique dont nous parlons ici semble servir leurs intérêts, en contribuant à leur notoriété et en leur permettant de toucher un plus large public que celui des institutions, elle est aussi pensée en termes stratégiques. Les dirigeants politiques utilisent en effet les projets d’art public à des fins personnelles, afin de s’assurer d’un électorat. Christian Ruby décrit très bien cette stratégie dans son essai lorsqu’il explique que « le processus de réquisition des projets et de réception des réalisations d’art public contemporain, en France notamment, mais plus largement en Europe, est devenu le point d’appui d’une opération d’esthétisation de la société, menée par l’(les) État(s) ».59 Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Que l’on parle de requalification d’un lieu, d’identité ou de regain de lien social, à chaque fois l’artiste est appelé à intervenir dans un cadre bien précis et à des fins plus ou moins déguisées. Dans les cas les plus extrêmes, la commande publique servirait donc à masquer les problèmes que ne peuvent résoudre les urbanistes et les politiques ? C’est en tout cas ce que nous sommes amenés à penser après lecture de l’introduction à Penser la ville par l’art contemporain, un ouvrage restituant la réflexion menée lors de l’Atelier Urbain de 2003, institué par le ministère en charge de l’urbanisme. Ariella Masboungi écrit ceci : « l’art contemporain, qui dialogue depuis plusieurs décennies avec la ville historique pour l’adapter et l’embellir, peut-il contribuer à penser la ville dite “ sans qualités ”, désignée comme non-lieu ? [...] Ses grands espaces, occupés par de la vie urbaine à défaut d’urbanité, restent en attente de la créativité qui leur conférera qualités et identités ».60 L’art a-t-il aujourd’hui vocation à embellir la ville ? Les habitants et usagers de celle-ci ne sont-ils pas les premiers à pouvoir conférer les qualités et identités dont nous parle l’auteur ? De tels propos mettent en évidence l’idée simple et répandue selon laquelle l’art serait la solution aux problèmes d’urbanismes. Et bien que ce texte ait été écrit il y a de cela dix ans, il y a fort à croire que les a priori n’aient pas véritablement changés, sauf peut-être de manière régionale.

La commande publique peut donc être envisagée par certains politiques comme un outil précieux d’embellissement des villes. Les artistes sont ainsi appelés à proposer des projets qui contribuent à la rénovation de lieux anciens et de sites industriels désaffectés. Mais ils sont également sollicités pour donner une identité nouvelle à des espaces en devenir, récents ou laissés à l’abandon trop longtemps. En somme, on leur demande de « créer des lieux identifiables, repères dans la ville qui deviennent lieux de rencontre et témoignent de la créativité contemporaine ».61 Le critère esthétique, nous l’avons vu, occupe une place importante dans les projets qui ont vocation à transformer l’espace public, cependant il ne faut pas non plus oublier le caractère social des oeuvres d’art

59 - Ibid., p. 2760 - Masboungi Ariella (dir.), Penser la ville par l’art contemporain, Paris, Éditions de la Villette, 2004, p. 861 - Ibid., p. 9

Page 48: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

48

installées dans un espace qui aurait perdu tout son potentiel de rassemblement humain. Face à cette demande, comment se positionnent les artistes ? Qu’en est-il de la liberté de création dans un cadre comme celui-ci ? Nous pourrions croire que la commande publique, dirigée par le gouvernement, contraint l’artiste dans des réalisations qui lui échappent. Ce pourrait être le cas si ce dernier ne savait user et profiter d’une telle opportunité pour proposer un projet qui prenne en compte les éléments imposés tout en ayant une dimension sensible qui dépasse de loin la simple idée du beau, voire du décoratif. D’ailleurs certaines commandes octroient une grande liberté au créatif et c’est d’ailleurs ce qui semble intéresser les politiques actuelles, cette idée selon laquelle l’artiste serait plus à même d’identifier les problématiques d’un espace donné parce que justement son point de vue diffère de celui d’un spécialiste. Quelles formes d’art public sont alors envisageables ? Est-il d’ailleurs possible de répondre à cette question ? Il semble qu’il faille analyser dans un premier temps les diverses attentes liées aux oeuvres d’art qui s’inscrivent dans l’espace urbain avant de pouvoir nous interroger sur la forme. « Attend-on d’une oeuvre d’art public contemporain qu’elle figure un événement dans la rue, qu’elle déclenche un processus social, fasse événement ou, au contraire, qu’elle fige un état de la société dans un matériau, qu’elle provoque des effets de sensation communs, l’émission de jugements ou, plutôt, qu’elle sollicite la mémoire et favorise l’émotion publique ? »62

De telles interrogations révèlent les enjeux d’un art en situation. Il ne s’agit pas ici d’occulter le potentiel urbain de chaque espace en pensant qu’ils sont vides de sens tant que l’art n’y a pénétré, mais plutôt d’envisager la création artistique comme une réflexion sur notre rapport à ces espaces, si particuliers et tellement quotidiens. Pourtant, il semble qu’avec l’habitude les oeuvres publiques s’oublient, c’est-à-dire que nous ne les voyons plus, nous n’y prêtons plus aucune attention. L’intervention artistique, par nature surgissante, serait-elle plus apte à faire réagir le citadin ?

les oeuvres éphémères dans l’espace urbain : animation culturelle ou véritable réflexion sur la ville ?

De nombreux exemples pourraient appuyer nos propos mais nous allons nous limiter à l’étude de deux d’entre eux, à savoir « Lille 3000 » et les « Zones Artistiques Temporaires » de Montpellier.Se déroulant sur quatre mois, la nouvelle édition de « Lille 3000 », intitulée Fantastic, a pour ambition de faire rayonner le territoire à travers des expositions, spectacles et métamorphoses urbaines. Au-delà de l’image qu’un tel festival donne à la ville et donc de son pouvoir d’attractivité, comment les propositions artistiques permettent-elles aux habitants de porter un regard nouveau sur leur environnement ? Il est en effet difficile de permettre aux visiteurs d’avoir une expérience sensible et personnelle face à une oeuvre lorsque cette dernière fait l’objet d’une publicité non dissimulée. De plus, la question de la sélection des propositions artistiques par un commissaire se pose nécessairement puisque

62 - Christian Ruby, op., cit., p.16

Page 49: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

49

qu’aucune oeuvre ne semble « déranger » véritablement, que ce soit par sa forme ou son contenu. Certaines d’entre elles ont même un aspect décoratif qui pousse d’avantage le visiteur à venir les contempler, qu’à s’interroger sur leur relation à l’espace dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi « Dentelle Stellaire », une voûte créée par le dessinateur de BD et scénographe François Schuiten, propose une expérience immersive contemplative très appréciée des citadins. Elle s’inscrit dans l’atmosphère fantastique du festival et attire les individus par sa composition et son gigantisme. Par amalgame, une telle oeuvre peut d’ailleurs s’apparenter aux décorations parfois monumentales qui transforment les villes lors des fêtes de fin d’année. « Fantastic est une invitation au rêve et à l’évasion que la dureté de nos sociétés a tendance à altérer ».63 Présentant l’événement de la sorte, Martine Aubry nous rappelle bien qu’il s’agit avant tout ici de divertir la population dans une ambiance festive.

63 - Martine Aubry, Édito du programme « Fantastic », septembre 2012, p. 3

Ci-dessous : François Schuiten, Dentelle Stellaire, Lille, 2012.

Page 50: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

50

Les « Zones Artistiques Temporaires »64 mises en place à Montpellier se caractérisent quant à elles par une temporalité qui ne fige pas les interventions artistiques. Elles sont très limitées dans le temps - entre un et cinq jours - mais aussi dans l’espace car à chaque édition c’est un quartier différent qui est investi. De cette manière, le projet mené par Pascal Le Brun-Cordier rompt complètement avec le format festivalier. S’affranchissant des frontières établies entre la danse, le théâtre de rue, la performance, le street art ou les installations plastiques, les « ZAT » inventent de nouveaux rapports à l’espace urbain. C’est ce que nous rappelle leur directeur artistique lorsqu’il explique que « le projet ZAT vis[e] à explorer la ville sous toutes les coutures, à en révéler les aspects les moins connus, l’interroger, la déséquilibrer et la trouer poétiquement ».65

Cependant, les micro-événements qui se sont et vont se dérouler à Montpellier s’inscrivent à chaque fois dans un contexte spatial et temporel bien précis que ne peut retranscrire un enregistrement, de quelque nature qu’il soit. Tout le potentiel des « ZAT » réside donc dans le fait « d’envisager la création artistique non pas en vue d’une consommation par un public mais comme expérience partagée avec des populations ».66 En cela nous pouvons penser que ce type d’intervention a un impact plus fort sur les habitants de la ville à défaut d’attirer les touristes.Mais là encore le contexte est favorable au surgissement de formes artistiques. Peut-on faire de même dans les quartiers dits « sensibles » qui souffrent de problèmes socio-

64 - Inspirées par la Zone Autonome Temporaire théorisée par Hakim Bey dans : T.A.Z. : The Temporary Autonomous Zone, Ontological anarchy, Poetic terrorism, Autonomedia, 199165 - Pascal Le Brun-Cordier dans une interview menée par Julie Bordenave in « Quartiers libres », dossier « L’art en actions », dans la revue Mouvement, sous la direction de Jean-Marc Adolphe, Paris, Éditions du Mouvement, n° 58, janvier-mars 2011, p. 9266 - Ibid., p. 91

Ci-contre : Johan Lorbeer, Tarzan, Montpellier, 2010.

Crédits photos : Agathe Salem et Marc Abed

Page 51: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

51

économiques incommensurables ? Quelle forme d’art envisager ? Cette réflexion menée par Robert Milin lors d’une résidence à Saint-Denis

67 nous permet d’établir la différence entre des pratiques isolées et d’autres présentées dans le cadre de situations construites. Il est certes pertinent de questionner la ville à travers la mise en place des ZAT mais un engagement plus profond est indispensable lorsque l’on s’attaque à des espaces en crise. « L’oeuvre de Milin nous invite à considérer comme tout aussi remarquable la réalité la plus quotidienne et ordinaire de la ville »68 explique Delphine Suchecki.

2 . L’ordinaire urbain

l’écriture comme expérience du monde et de la vie

« Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »69

Cet extrait d’« Approches de quoi ? » qui ouvre le recueil de L’infra-ordinaire met en évidence l’intérêt de Georges Perec pour le quotidien mais surtout la manière de le raconter. Écrivain rattaché à l’Oulipo

70, il a publié de nombreux ouvrages d’une grande diversité dans les formes d’écriture. Nous retiendrons particulièrement ceux qui témoignent du réalisme et du souci d’exhaustivité dont il faisait preuve afin de tendre vers un épuisement de la réalité et de la rhétorique. Il s’agissait en effet pour Perec de saisir les caractères de chaque espace, d’en décrire les modes d’usages possibles mais également de révéler l’interaction créatrice entre l’individu et ces espaces. Cette première approche, purement littéraire, nous permettra de comprendre les enjeux d’un travail basé, autant que possible, sur les perceptions d’un environnement qui nous est familier.La première question qui se pose est celle de la méthode à adopter pour parler du banal, de tous ces micro-événements si habituels que nous ne voyons plus, auxquels nous ne prêtons aucun intérêt. C’est par la description et plus précisément l’accumulation que Georges Perec a choisi de diriger sa recherche et son expérimentation du quotidien. De ce fait, il déstabilise nos habitudes perceptives et questionne l’évidence de notre familiarité au monde. Son objectif n’est pas la production d’un regard subjectif unique mais plutôt la diffusion de méthodes de captation du réel. D’ailleurs il propose au lecteur une petite méthode pour effectuer, comme lui, des relevés d’événements ou de perceptions quotidiennes :

67 - Retranscrite dans le dvd : Robert Milin, Un espace de l’art ?, Paris, a.p.r.e.s. éditions, 201268 - Delphine Suchecki, « À propos de “ Un espace de l’art ? ”. Documentaire de Robert Milin, artiste » in le livret qui accompagne le dvd Un espace de l’art ?, op. cit., p. 1469 - Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 1170 - Ouvroir de Littérature Potentielle : groupe de recherche en littérature expérimentale fondé en 1960.

Page 52: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

52

« Travaux pratiques

Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.S’appliquer. Prendre son temps.Noterle lieu : la terrasse d’un café près du carrefour Bac Saint-Germainl’heure : sept heures du soirla date : 15 mai 1973le temps : beau fixeNoter ce que l’on voit. […]Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. »71

Dans sa pratique il appliquait les consignes qu’il soumet ici au lecteur. Il ne se contentait pas seulement de cela puisqu’il s’imposait aussi toute une batterie de contraintes, nécessaires à l’élaboration de ses ouvrages. Il alternait donc les points de vue, entre déambulation et position arrêtée, à la terrasse d’un café par exemple, ayant toujours le souci d’un réalisme qui n’était possible qu’en situation réelle. Finalement, sa démarche n’était pas très éloignée de celle des impressionnistes, qui, sortis de leurs ateliers, pouvaient enfin observer le monde sans intermédiaire, avec toute leur subjectivité. Pour Perec, la question du sujet semble parfois poser problème car elle ne permet pas une observation distanciée et désengagée, contrairement à la neutralité d’un regard total. Difficile alors de dresser un panorama de ce qui se déroule dans un espace urbain choisi. Ainsi, les observations qu’il note dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien sont ponctuées de brefs commentaires révélateurs des difficultés rencontrées : « Limites évidentes d’une telle entreprise : même en me fixant comme seul but de regarder, je ne vois pas ce qui se passe à quelques mètres de moi : je ne remarque pas, par exemple, que des voitures se garent ».72 De plus, l’oeil n’étant pas habitué à s’attacher à des détails de faible importance, la tâche descriptive devient rapidement laborieuse suite à la répétition des faits (des voitures ou des bus passent) et l’embarras à les exprimer par le langage.Mais alors quels sont les enjeux d’une telle démarche ? L’approche que fait Perec de l’espace - mais aussi de l’habiter - autorise un retour sur les pratiques et représentations que nous en avons. Ces dernières sont très souvent liées à l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme qui impose des conditionnements dans les perceptions et les modes de vie de chacun. La lecture d’Espèces d’espaces ou de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dévoile un véritable imaginaire urbain, autrement dit un souci des lieux communs, nourri par la pratique perecquienne mais aussi, et pourquoi pas, par la pratique de tous les habitants.

D’autres observations sensibles de l’espace urbain sont possibles, avec d’autres outils, différentes manières de capter et de présenter le réel. Les artistes qui s’investissent dans ce type de démarche n’ont pas tous le même regard, ils n’ont pas non plus les mêmes

71 - Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éd. Galilée, 1974, p. 7072 - Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, p. 21

Page 53: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

53

visées. Tandis que certains s’attachent à un registre presque documentaire, d’autres traquent les événements ou perceptions rares et difficiles à saisir dans un espace donné. D’autres encore recherchent une sorte d’harmonie dans le croisement ou la superposition des perceptions, pourtant banales, créant ainsi des oeuvres poétiques qui nous amènent à reconsidérer notre relation à l’espace urbain.

la figure du pont

Lieu de passage uniquement, le pont est construit afin de relier deux espaces ; il est donc un lien précieux à vocation utilitaire. Hormis quelques exceptions dont l’architecture soignée et démesurée attire l’attention, il est rare de venir sur un pont dans le seul but de le contempler et de saisir l’environnement alentour. Qu’advient-il lorsque l’on dépasse la vision utilitariste pour aller vers la poésie ? Comment peut-on envisager ce nouveau lieu créé comme une jonction entre deux rives ? L’intérêt réside avant tout dans la circulation qui s’effectue sous des formes très diversifiées et des rythmes changeants. Prenons l’exemple de l’environnement sonore d’un pont tournant. Les pas des piétons ne sont que de faibles claquements noyés dans la résonance des vibrations produites par les automobilistes. Le passage d’un camion s’apparente à un coup de tonnerre tandis que le cycliste, pas plus audible qu’un courant d’air, file le long du pont en exerçant une pression tellement légère sur ce dernier qu’il produit tout au plus une faible vibration et quelques cliquetis métalliques. Des canoës glissent furtivement sur l’eau, venant rompre avec les nombreuses vibrations qui font résonner l’architecture du pont. Vient alors un grondement sourd, une machinerie infernale se déclenche, accompagnée par des claquements irréguliers et le pont tourne pour ouvrir le passage à des voiliers qui fendent l’eau en douceur. L’univers sonore est ici en contraste permanent, entre douceur et heurts, rapport haut/bas et pluralité des rythmes. Le promeneur attentif à ce qu’il perçoit prend conscience de la musicalité du pont révélée par le passage de tous les usagers. Comme un concert en plein air, il est le témoin privilégié d’une improvisation collective, une partition qui change de jours en jours sans jamais se répéter.

Harmonic Bridge, une sculpture sonore de Bill Fontana illustre d’ailleurs très bien ce propos. Un monde sonique inaudible à l’oreille est révélé par l’utilisation d’accéléromètres, autrement dit de capteurs de vibrations, placés sur les différentes parties du Millennium Foot Bridge de Londres. La vie musicale cachée de la structure, composée des vibrations produites par l’énergie collective des pas, la charge et le vent, se laisse entendre à travers la sculpture sonore installée en deux espaces : le Hall de Turbine du Tate Modern et le hall principal de la station de métro Southwark. On pourrait reprocher à Bill Fontana d’avoir extrait le son de son contexte d’origine pour le diffuser dans deux espaces différents mais ce serait négliger le choix de ces lieux. Car il est évident qu’une telle décision n’est pas arbitraire, bien au contraire ; en installant sa sculpture sonore au Tate Modern, l’artiste donne une nouvelle signification à ce pont : une métaphore pour lier St Paul et le côté Southwark de la Tamise. De même la sculpture présente dans la station de métro constitue un lien avec ces deux espaces puisque Southwark est la station qu’empruntent la plupart des visiteurs qui se rendent au Tate Modern. En outre, c’est aussi

Page 54: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

54

une manière d’introduire l’art dans un espace qui ne lui est pas dédié et qui est fréquenté par des milliers d’individus chaque jour. Si le réseau du métro n’est pas l’endroit le plus silencieux de la ville, le Hall de Turbine du musée est quant à lui plus calme et son acoustique si particulière permet une écoute immersive.

Il est toutefois possible de se questionner sur la décontextualisation de cet univers sonore et l’impact de ce dernier sur les individus. Peut-on imaginer un dispositif in situ qui permette aux utilisateurs de l’infrastructure de percevoir les sons qu’ils produisent ? Et si oui, qu’est-ce que cela apporterait à l’oeuvre proposée par Bill Fontana ? La présence du référent annihilerait ou amoindrirait considérablement la dimension poétique de l’oeuvre. En ce sens le choix de Bill Fontana quant aux lieux de diffusion nous paraît tout à fait pertinent et efficace. De plus, il ne réserve pas sa sculpture à un public averti car, en plus de la présenter dans un musée, il en installe une autre dans un lieu de passage, là où bon nombre d’usagers du métro pourront l’entendre.L’oeuvre pose ici la question de nos rapports au monde et aux autres par le biais de l’environnement sonore, trop souvent négligé dans nos perceptions quotidiennes.

Ci-dessous : le Millennium Foot Bridge de Londres à partir duquel Bill Fontana a créé ses sculptures sonores.

Page 55: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

55

la pratique du field recording

Passer du paysage visuel au paysage sonore n’est pas chose facile pour notre société de l’image. Nous avons effectivement tendance à privilégier l’oeil dans l’exercice de nos perceptions. Ce conditionnement est malheureusement très fortement ancré en nous du fait d’un apprentissage qui se fait dès la naissance et qui met très largement en avant la vue à défaut des autres sens. De plus, l’environnement urbain dans lequel nous évoluons de manière journalière est saturé de stimuli visuels, si bien que l’on en vient à nier tout le paysage sonore qui nous entoure, ne le considérant plus que comme nuisant. Des mécanismes de sélection psychologiques se mettent en place pour nous permettre de nous protéger de tout ce son que nous ne pouvons cesser d’entendre. Contrairement aux yeux que l’on ferme rapidement et aisément, les oreilles, elles, ne disposent pas d’un système similaire. Condamnés à subir nos perceptions sonores, nous en venons finalement à les reléguer au second rang. Nous allons voir cependant qu’il est possible de reconsidérer notre rapport à l’environnement sonore quotidien à travers une pratique artistique que l’on nomme le field recording - l’équivalent en français d’« enregistrement de terrain » ou « prise de son ».

Il existe de nombreuses manières de tendre un micro vers le monde et autant d’objets auxquels nous pouvons nous intéresser. Si l’on devait les lister, nous pourrions citer, parmi les préoccupations majeures des artistes : la vie quotidienne d’un lieu (domestique, urbain ou naturel), certaines activités (liées à des industries, par exemple), des cérémonies folkloriques ou religieuses ou encore des situations remarquables pour l’oreille. Se distinguant de l’enregistrement en studio, qui décontextualise totalement le son, le field recording prend en compte les circonstances uniques de la captation d’un espace. Il devient alors possible d’établir le portrait sonore d’une ville comme cela a été fait pour Göteborg

73 (Suède) ou Bruxelles.74 Loin de donner à entendre un ensemble homogène et harmonieux, chaque morceau contenu dans l’album révèle les caractéristiques de la vie urbaine en un lieu précis. Dans les compositions de field recording, la sensation d’immersion est immense et permet à l’imagination toutes sortes de projections mentales. L’enregistrement autant que le montage effectués par les artistes produisent une oeuvre originale, sensible, tantôt poétique ou musicale et parfois tellement proche de ce que nous connaissons que l’on a presque envie d’enlever notre casque audio pour tendre l’oreille vers le paysage sonore qui nous entoure.Mais justement, comment envisager ce contexte de diffusion qui brise le rapport direct de l’individu au monde ? Soucieux de saisir des sons véritables, cachés parmi toutes nos perceptions quotidiennes, les artistes qui pratiquent le field recording revendiquent cette part de création in situ. Qu’en est-il de la diffusion ? Fixées sur cd, leurs compositions sont destinées à être entendues dans des conditions d’écoute particulières et avec des outils précis. Inévitablement, les sons captés en milieu urbain ne peuvent être présentés dans ce même espace. L’information acoustique étant bien trop dense, elle ne pourrait que

73 - The Hidden City, Sub Rosa, 2004 (CD)74 - This place is dreaming, Argos Editions, 2004 (CD)

Page 56: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

56

perturber le contexte de perception, laissant l’auditeur dans une incompréhension totale du morceau. Bien que l’idée d’une écoute en contexte réel apparaisse comme séduisante au premier abord, il ne faut pas oublier que ce que cherchent avant tout à révéler les artistes c’est le rapport ténu qui lie l’espace au temps à travers le son.Fine exploratrice d’un environnement qui nous est trop familier, l’oreille de ces artistes perçoit des sonorités parfois si faibles ou simplement trop habituelles qu’elles nous échappent. Par un travail de captation et parfois de collage, la pratique du field recording permet à ceux qui s’y adonnent de recomposer de vibrants paysages sonores, qui, à ne pas manquer, interpellent l’auditeur. Réveillé dans sa torpeur, ce dernier envisagera alors peut-être autrement son rapport au monde, comprenant que le fonctionnalisme dominant conditionne trop nos perceptions et nos actes. En redonnant toute sa place à l’imaginaire urbain, les artistes proposent finalement de nouveaux rapports à l’espace et au temps et révèlent le potentiel créatif des lieux les plus familiers.

3 . Appropriation ou ré-appropriation de l’espace urbain

reconsidérer le territoire à partir de ses marges

« Une guerre silencieusement a lieu, guerre urbaine, guerre des représentations de l’espace avant tout. Guerre qui atteint son paroxysme dans le mariage du bulldozer et de l’uniforme. C’est une guerre sourde qui voit la victoire d’Haussmann, des octroies de Ledoux, de l’urbanisme périphérique, de la vidéo-surveillance, du banc anti-SDF ou de l’urbanisme d’empêchement préventif à destination des populations rom ou mobile. Une ville contre l’étranger, le pauvre, contre la connaissance aussi. »75

Cet extrait du manifeste d’Échelle Inconnue dresse le constat d’un réel insatisfaisant contre lequel ce groupe français a décidé de lutter. Fondé en 1998 et réunissant des individus issus des mondes de l’architecture, de l’art, de la géographie, du journalisme, de la sociologie et de la création informatique, Échelle Inconnue met en place des travaux et expériences artistiques participatives autour de la ville et du territoire. Ils souhaitent avant tout travailler avec ceux qui habitent et vivent la ville, bien souvent de manière marginalisée d’ailleurs. Pourquoi un tel choix ? Qu’est-ce qu’une population exclue apporte au projet artistique que d’autres habitants ne pourraient pas fournir ? Il semblerait que leur objectif soit non seulement de permettre aux individus de se ré-approprier l’espace urbain, mais également de provoquer une prise de conscience de la crise de la ville et des exclusions totalement arbitraires qu’elle induit. Chacune de leurs expérimentations diffère tant de celle qui la précède qu’il est presque impossible d’effectuer un panorama de leurs créations sans en négliger certains aspects. Nous nous contenterons donc de citer deux projets bien précis afin de rendre compte de leur démarche et de la diffusion de leurs travaux.

75 - Pour lire le manifeste du groupe Echelle Inconnue, rendez-vous sur leur site internet : http://www.echelleinconnue.net

Page 57: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

57

Commençons par Les murs-mûres de l’Argonne, un projet mené entre 1999 et 2000 à Orléans, dans la cité de l’Argonne. Il s’agissait ici de travailler avec les jeunes nés dans ce quartier, tous fils de l’immigration des années soixante-dix. En installant pendant quatre mois un atelier au rez-de-chaussée d’un immeuble, Échelle Inconnue a permis aux jeunes de venir parler de l’Argonne, d’en dresser un portrait par la confrontation des mots, des dessins ou des photographies qu’ils faisaient. Cette expérimentation s’est conclue par une exposition et une installation au sein du quartier pour le raconter à travers le regard des jeunes qui y vivent. Finalement, le groupe tenait ici une place de médiateur et de scénographe, la création plastique ayant été assurée par les jeunes de la cité. Ce type de pratique remet en question le rôle de l’artiste qui, tel un psychothérapeute, pousse des individus à s’exprimer par l’écriture, le dessin ou encore la photographie. En permettant à ces jeunes de réaliser le portrait de leur quartier, c’est tout un pan sensible qui a été dévoilé, loin des clichés et stéréotypes courants dans ce type d’enclave. De plus, le public qui a vu l’exposition et l’installation, en majeure partie constitué des familles des jeunes gens et des habitants, a entrevu la manière dont les natifs du quartier appréhendent le monde.

Cet intérêt pour le territoire vécu et traversé par chacun se retrouve d’une toute autre façon dans l’exposition Fiche 16 qui s’est tenue du 18 juin au 11 juillet 2009 à l’espace Échelle Inconnue, à Rouen. Initié par un travail de recherche et de réflexion sur la vidéosurveillance, les membres du groupe ont produit une représentation de cette nouvelle forme de contrôle des individus sous la forme d’une carte contributive. Celle-ci répertorie toutes les caméras, privées et publiques, visibles sur la rive droite de Rouen. Il ne s’agit pas tant d’un objet artistique que d’un relevé consciencieux des dispositifs de vidéo-surveillance présents dans la ville et ce dans le but d’amener la réflexion, de permettre au visiteur de contribuer à ce grand questionnement de qui fait la ville ? Conçu comme un atelier ouvert, l’exposition était donc un prétexte à l’échange sur un sujet délicat mais pourtant crucial. Toujours est-il que la question de la production plastique se pose nécessairement dans le cadre de ce type de pratique. Et d’ailleurs elle pourrait être l’apanage de bon nombre de collectifs qui, à l’image de celui que nous venons d’évoquer, adoptent une démarche singulière tournée vers l’expérimentation d’un territoire.

Ci-contre  : la carte réalisée par Échelle Incon-nue pour l’ex-position Fiche 16, 2009.

Page 58: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

58

bousculer les habitudes perceptives

Pour sa part, Mathias Poisson dessine des cartes très subjectives qui sont la trace mémorielle d’une marche effectuée de manière peu ordinaire. En effet, ses propositions questionnent une pratique qui nous est très familière et à laquelle nous ne faisons plus attention, à savoir la marche. Par la mise en place d’expériences du déplacement agrémentées ou non d’accessoires qui troublent nos perceptions habituelles, l’artiste remet en question notre rapport au monde. Son oeuvre réside donc dans l’expérimentation physique, elle a une temporalité précise et un impact qui se mesure à l’échelle des participants. Contrairement au collectif Échelle Inconnue qui lutte contre le réel de la ville, la pratique de Mathias Poisson révèle le rapport étroit qui lie le corps à l’espace sans être dans la confrontation. « Le visiteur entre dans un bain, sa subjectivité, sa personnalité et ses habitudes perceptives sont mises en jeu pour faire appel à son imaginaire et déplacer ses représentations du réel ».76 Les mouvements, rythmes, respirations et, de manière générale, toutes les constituantes de la marche se manifestent lors de ces promenades. Qu’il s’agisse de la relation du corps à l’espace, de l’influence de nos perceptions sur la marche et inversement, ou encore de la quotidienneté, chacun des parcours proposés par Mathias Poisson est l’occasion de se plonger dans une expérience singulière.

Si les cartes sont un moyens de retranscrire certaines perceptions, elles se présentent avant tout comme des objets de recherche et permettent à ceux qui n’ont pas effectué la marche d’en avoir un aperçu, aussi incomplet soit-il. Cette tentative de matérialisation d’une pratique qui ne peut qu’être vécue pose la question du mode de représentation du déplacement.Le tracé approximatif d’un cheminement sur une carte existante ne peut en aucun cas évoquer la subjectivité et surtout le foisonnement de perceptions qui rythme le trajet. Avec ses dessins, l’artiste finlandais Jussi Kivi esquisse une carte des paysages qu’il a perçus sur son chemin, laissant ainsi de grandes zones blanches inexplorées. Cette forme de représentation a le mérite de s’affranchir des cartes créées par les instituts géographiques pour rendre visible la sensibilité et le parcours de l’artiste. Cependant, elle ne met pas en évidence ses perceptions sonores ou olfactives par exemple, se contentant du visuel. Le travail de Jussi Kivi diffère en cela de certaines des propositions élaborées par Mathias Poisson. Nous pensons ici aux cartes polysensorielles, véritables protocoles d’expérimentation d’un territoire, créées pour les Promenades Blanches.Ce projet, mené en collaboration avec le chorégraphe et artiste visuel Alain Michard, peut se lire comme une tentative d’expérimentation sensorielle de l’espace urbain. En nous privant de repères visuels par le port de lunettes floues, les deux artistes réveillent nos autres sens. Nous sommes alors invités à marcher dans la ville, avec un guide, afin de découvrir la diversité sensible des ambiances urbaines. « Si elles brident en un sens la liberté de la marche, ces propositions ouvrent toutefois aux marcheurs d’autres horizons :

76 - Mathias Poisson, « Démarche artistique », in association -able, http://poissom.free.fr/?browse=d%E9marche%20artistique

Page 59: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

59

ce que masque notre expérience ordinaire, elles le rendent disponible à notre attention en mettant la vue en suspens, en altérant notre perception visuelle et en transformant ainsi notre rapport au mouvement corporel de la marche ».77 Ce simple dispositif permet donc aux promeneurs de reconsidérer leur rapport à un espace qui leur est familier mais qu’ils ont pourtant l’impression de découvrir lors de ces marches.

La question que soulèvent de telles pratiques n’est pas tant celle du territoire en lui-même que la manière dont nous le vivons quotidiennement. C’est ainsi que le travail de Mathias Poisson diffère de celui du collectif Stalker bien que la marche soit également le moyen d’action et de réflexion des membres de ce groupe. De nombreuses pratiques artistiques contemporaines se développent d’ailleurs dans ce champ d’expérimentation. Il semblerait qu’elles s’attachent la plupart du temps à questionner les perceptions ou dans certains cas l’histoire d’une ville.

77 - Laurence Corbel, « Paysages sensibles de Mathias Poisson : de la marche à la carte, et retour », in Itinérances : l’art en déplacement, sous la direction de Laurent Buffet, Paris, De l’Incidence éditeur, 2012, p. 163

Mathias Poisson, Quartier de peines, Marseille, 2003

Page 60: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

60

l’identité des villes en question

« Mais du fait que la croissance humaine est exponentielle, le passé, à un certain moment, va devenir trop “ petit ” pour être habité et partagé par les vivants ».78

Si l’on en croit la thèse développée par Rem Koolhaas, tous les symboles et la mise en valeur de quartiers anciens qui contribueraient à promouvoir l’identité d’une ville ne seraient donc qu’illusions. La commande publique dont nous avons parlé précédemment se positionne justement dans cette revalorisation d’un lieu, ce désir d’attribuer une identité forte à une ville. Que penser de ce type de demande et des nombreuses interventions qui en découlent au regard de la ville générique que nous présente Rem Koolhaas ? Pourquoi, en effet, faudrait-il déplorer la perte de singularité des villes au profit de l’uniformisation ? « La Ville Générique est la ville libérée de l’emprise du centre, du carcan de l’identité. La Ville Générique rompt avec ce cycle destructeur de la dépendance : elle n’est rien d’autre qu’un reflet des besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire. »79

En nous intéressant à l’idée défendue par cet architecte, nous accédons à des questionnements plus profonds sur nos rapports à l’espace urbain, nos usages et nos conditionnements. Les comportements de masse, décrits à plusieurs reprises dans « La Ville Générique », font état d’une circulation humaine extrêmement organisée, aussi bien du côté des habitants que des touristes. Ces derniers révèlent d’ailleurs l’absence d’authenticité de nos métropoles par leurs comportements identiques et déterminés par un système. Les constats que dresse Rem Koolhaas sont très proches des analyses situationnistes. La similitude avec ce groupe est également visible dans la structure de son texte qui ressemble fortement à celle de La Société du spectacle de Guy Debord. Point par point, l’auteur s’attache à critiquer les évidences et les normes admises par notre société. Bien que ses propos restent très liés à l’architecture, ils n’en demeurent pas moins éclairants sur l’évolution de notre environnement mais aussi sur nos modes de pensée. Il est alors possible que les consciences changent dans les années à venir, si ce n’est pas déjà le cas, et que l’on tende, pourquoi pas, vers cette ville qui a su se libérer de toute centralité. Si une telle proposition est envisageable, elle n’en est pas pour autant souhaitable car elle finirait d’anesthésier nos perceptions individuelles et de ce fait n’autoriserait qu’un rapport utilitaire à l’espace urbain.Il est donc nécessaire pour les artistes de prendre en considération la situation actuelle des villes ainsi que la mobilité extrême dans laquelle nous sommes afin de proposer des oeuvres stimulantes. Les marches urbaines que nous avons évoquées à travers les projets de Mathias Poisson notamment apparaissent ici comme des moyens de redonner toute son importance à la relation du corps en mouvement à l’environnement.

78 - Rem Koolhaas, « La Ville Générique » in Junkspace, Paris, Payot, 2011, p. 4579 - Rem Koolhaas, op. cit., p. 49

Page 61: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

61

Romain Vicari et Hannah Deutschle, Ville Générique, plâtre, 2012.

Page 62: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

62

En définitive, qu’il s’agisse d’oeuvres dites publiques, de captation sonore ou visuelle du réel, de la mise en place de protocoles et d’événements, toutes les méthodes employées par les artistes sont avant tout au service d’un questionnement profond sur notre relation à l’espace urbain. Fréquemment considérée comme le lieu de la perte des repères et de l’aliénation, la ville est un objet de recherche mais aussi d’expérimentation. Nous avons pu relever au cours de notre étude les croisements qui s’opèrent sur le plan pratique et théorique entre les différents penseurs et acteurs de l’art. Si le potentiel urbain est grand, les enjeux de la création artistique n’en sont que plus cruciaux puisqu’ils portent sur un espace en perpétuelle mutation qui est le cadre principal de notre vie. Proposer des alternatives à nos habitudes, s’interroger sur les normes et les conditionnements par des chemins détournés permet d’ouvrir une réflexion sur ce rapport, souvent inconsidéré, que nous entretenons avec notre environnement le plus quotidien.

À l’heure du développement effréné des nouvelles technologies et de leur diffusion massive, une nouvelle génération d’artistes s’empare de ces outils pour prolonger le questionnement qui nous intéresse ici. Ils proposent par exemple des expériences de circulation ou de dérives assistées par technologie. En quoi ces démarches diffèrent-elles des marches urbaines si ce n’est par leurs outils numériques ? Le risque de ce type de pratiques est en effet de se contenter de l’aspect gadget des objets à la pointe de la technologie et ainsi de reléguer au second plan l’expérience vécue. Bien entendu les artistes ont conscience de cet écueil mais il se fait d’autant plus présent que les outils numériques se sophistiquent. De plus, que gagne-t-on à créer un espace-temps second ? Notre relation à l’espace urbain est-elle renforcée ou, au contraire, amoindrie par la puissance de la technologie ? Autant de questions qui se posent aujourd’hui et qui rendent manifestes les nouveaux usages de la ville qu’induisent ces nouveaux outils.

Page 63: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

63

Page 64: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

64

Bibliographie :

Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, 1958, Paris, Pocket, 2010 (réédition), 414 p.

Ardenne Paul, Un art contextuel : Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, 2002, Paris, Flammarion, 2011 (réédition), 256 p.

Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, 1998, Dijon, Les Presses du Réel, 2008 (réédition), 128 p.

Breton Philippe, L’utopie de la communication, 1992, Paris, La Découverte, 1997 (réédition), 182 p.

Buffet Laurent (dir.), Itinérances : l’art en déplacement, Paris, De l’Incidence éditeur, 2012, 223 p.

Buren Daniel et Sans Jérôme, Au sujet de... : Entretien avec Jérôme Sans, Paris, Flammarion, 1998, 240 p.

Buren Daniel, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ?, 1998, Paris, Sens & Tonka, 2005 (réédition), 96 p.

Chapuis Yvane (dir.), Thomas Hirschhorn, Musée précaire Albinet : quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, Paris, Éditions Xavier Barral, 2005, 300 p.

Chion Michel, Le promeneur écoutant : essais d’acoulogie, Paris, Plume éditeur, 1993, 195 p.

Cometti Jean-Pierre, Morizot Jacques, Pouivet Roger, Questions d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, 224 p.

Costa Fabienne et Méaux Danièle, Paysages en devenir, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012, 260 p.

Debord Guy, La société du spectacle, 1967, Paris, Gallimard, 1992 (réédition), 224 p.

Deleuze Gilles, Foucault, 1986, Paris, Éditions de Minuit, 2004 (réédition), 144 p.

Genette Gérard (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, 256 p.

Guénin Hélène et Désanges Guillaume (dir.), Erre : variations labyrinthiques, Metz, Centre Pompidou Metz, 2011, 256 p.Koolhaas Rem, Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain, Paris, Payot, 2011, 128 p.Lapouge Gilles, Utopie et civilisations, 1973, Albin Michel, Paris, 1991 (réédition), 284 p.

Lemoine Stéphanie et Ouardi Samira, Artivisme : art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010, 192 p.

Lévy Jacques et Lussault Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, Paris, Belin, 2012 (réédition), 1032 p.

Page 65: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

65

Masboungi Ariella (dir.), Penser la ville par l’art contemporain, Paris, Éditions de la Villette, 2004, 114 p.

Michon Pascal, Lussault Michel, Sauvadet Thomas, During Elie, Labelle Brandon, Bois Yve-Alain, Théorique. 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, 98 p.

Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974, 185 p.

Perec Georges, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, 128 p.

Perec Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1975, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008 (réédition), 64 p.

Ponge Francis, Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, 2008, 228 p.

Ruby Christian, L’art public, un art de vivre la ville, Bruxelles, La Lettre Volée, 2001, 72 p.

Sfez Lucien, Critique de la communication, 1988, Paris, Seuil, 1992 (réédition), 521 p.

Sfez Lucien et Coutlée Gilles (dir.), Technologies et symboliques de la communication, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1990, 432 p.

Soulages François (dir.), Dialogues sur l’art et la technologie : autour d’Edmond Couchot, Paris, L’Harmattan, 2001, 160 p.

Stalker, À travers les territoires actuels : Rome 5, 6, 7, 8 octobre 1995, Paris, J.-M. Place, 2000, 62 p.

Vaneigem Raoul, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967, Paris, Gallimard, 1992 (réédition), 368 p.

Van Essche Eric (dir.), Les formes contemporaines de l’art engagé : de l’art contextuel aux nouvelles pratiques documentaires, Bruxelles, La Lettre Volée, 2007, 268 p.

Varrod Pierre (dir.), Atlas Géopolitique & Culturel : Les grands enjeux démographiques, économiques, politiques, sociaux et culturels du monde contemporain, Paris, Dictionnaires Le Robert-VUEF, 2002, 162 p.

Articles :

Dossier « L’art en actions », dans la revue Mouvement, sous la direction de Jean-Marc Adolphe, Paris, Éditions du Mouvement, n° 58, janvier-mars 2011, 191 pages :« L’âge de faire » par Jean-Marc Adolphe« Quartiers libres » entretien avec Pascal Le Brun-Cordier par Julie Bordenave« Les villes sur le divan » Laurent Petit, psychanalyste urbain par Julie Bordenave« Marseille et les pratiquants d’art » par Fred Kahn« Lettres au monde » Malte Martin et l’atelier Agrafmobile, entretien par Pascaline Vallée« L’art de prendre le maquis » Le groupe Echelle inconnue, par Sébastien Thiery« Témoins des ruines » à Bogota, Rolf Abderhalden et le Mapa Teatro dans un quartier détruit, par Bruno Tackels

Page 66: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

66

Guinochet Fanny, « Les banlieues du monde » in GEO, sous la direction de Marty Jean-Luc, Paris, Prisma Presse, n° 333 novembre 2006, 178 pages.

Saladin Matthieu, « Les formulations du silence dans les écrits de John Cage » in Art Présence, sous la direction de Gloro Jean-Pierre, Pléneuf Val André, Éditions Alpa, n° 65, novembre 2010, 56 p.

Webgraphie :

Chevalier Jacques, « La question de la proximité dans la ville dispersée : plaidoyer pour une “ échelle des proximités ” » in Espaces et SOciétés, http://eso.cnrs.fr/TELECHARGEMENTS/revue/ESO_14/JChevalier.pdf

Colard Jean-Max, « Henrik Plenge Jakobsen – Le journal du destructeur », in Les Inrockuptibles, 21 janvier 1998, http://www.lesinrocks.com/1998/01/21/musique/concerts/henrik-plenge-jakobsen-le-journal-du-destructeur-11231530/

Debord Guy-Ernest, « Positions situationnistes sur la circulation » in L’Internationale Situationniste, sous la direction de Debord Guy, n°3, décembre 1959, http://i-situationniste.blogspot.fr/2007/04/positions-situationnistes-sur-la.html

Deuxant Benoît, Muller Jean-Grégoire et Offergeld Pierre-Charles, « Field recording au fil de l’eau » in La médiathèque de la communauté française de Belgique, http://www.lamediatheque.be/dec/genres_musicaux/field_recording_des_micros/index.php?reset=1&secured=

Exposito Marcelo, « Tactical Frivolity + Rythms of Resistance, 2007 » (vidéo), in Internet Archive, http://archive.org/details/tacticalfrivolity

Holmes Brian, « La géopolitique…do-it-yourself, ou la carte du monde à l’envers » in Continental Drift : the other side of neoliberal globalization, http://brianholmes.wordpress.com/la-geopolitique-do-it-yourself/Jeudy Henri-Pierre et Carre Laurence, « L’art social et l’espace public », in Arts et Cluture, Saguenay-Lac-Saint-Jean, février 2000 : www.sagamie.org/iql/ArtSocial/ArtSocialEtEspacePublic.pdf

Michard Alain et Poisson Mathias, « Promenades Blanches », in l’association -able, http://netable.org/?browse=promenades%20blanches

Moran Jacques, « Sans-abris et inactif au musée », in l’Humanité, 27 juin 2000, http://www.humanite.fr/node/417713

Petit Philippe et Lacroix Alexis, « Zone autonome temporaire, de Hakim Bey (éd. de l’Éclat) » (podcast), in France Culture, 20-07-2011, http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-du-jour-zone-autonome-temporaire-de-hakim-bey-ed-de-l-eclat-2011-07-20.html

« Carnival Against Capital ! » in Do or Die 8, http://www.eco-action.org/dod/no8/carnival.html

Page 67: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

67

Echelle Inconnue, http://www.echelleinconnue.net

Le Clair-Obscur, http://www.leclairobscur.net

Perec Georges : http://remue.net/cont/perec.html

Space Hijackers, http://www.spacehijackers.org/

Discographie :

Brus Christopher, Noto Alva, Mapstation, Helden Johannes, Carlsson Lars, Sherif, Han-sen Peter, Kubisch Christina, Skoglund Daniel/ 8tunnel2, Fröberg Dan, Bauthén Paul, Ilar Ànders, Elggren Leif, Rylander Henrik, Eriksson Anna, The Hidden City : Sound Portraits from Goteborg, Sub Rosa, 2004

Roden Steve, Resonant cities, Trente oiseaux, 2002

Vermeulen Angelo, Blondeel Maria, Building Transmissions, Martiens Go Home, López Francisco, Westerkamp Hildegard, aMute, Bennett Justin, Kyriakides Yannis, Bain Mark, López-Menchero Emilio, This place is dreaming, Bruxelles, Argos Editions, 2004

Filmographie :

Coppola Sophia, Lost in translation, Paris, éditions S.I., 2004

Coudert Gilles, Works & Process : Daniel Buren, Paris, a.p.r.e.s. éditions, 2011

Frese Anne et Seguin Chanel, Les Mots de Paris : Autour d’une oeuvre de Jochen Gerz, Paris, Ministère de la Culture, 2001

Lang Fritz, Metropolis, Paris, Prod. MK2 éditions, 2004

Milin Robert, Un espace de l’art ?, Paris, a.p.r.e.s. éditions, 2012

Tarkovski Andreï, Stalker, Paris, Potemkine films, 2011

Page 68: COMMENT HABITER L'ESPACE ?

68

Je tiens à remercier les professeurs qui m’ont suivie dans l’écriture de ce mémoire : Simonetta Cargioli, Alice Laguarda, Emmanuel Zwenger et Thierry Weyd ; ainsi que ma mère pour ses nombreuses relectures et ses précieux conseils.