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économie en liberté

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se démarquant franchement des séries exis- tantes, s'oppose à tous les dogmatismes et confronte l'état le plus récent de la science économique aux problèmes concrets et quotidiens de notre développement sous une forme :

— simple : elle évite délibérément les complications secondaires et les formali- sations qui encombrent l'analyse écono- mique. Mais la simplicité n'exclut pas la rigueur ;

— critique : la science économique est une science politique qui s'enlise souvent dans une justification implicite de l'état social existant ;

— ouverte : aux autres sciences sociales (psy- chologie, psychanalyse, sociologie, science politique), dont les principaux résultats attendent d'être pris en compte dans l'ana- lyse économique ;

— originale : la présence de dessins démon- tre que l'humour est aussi un instrument d'analyse et témoigne que la science éco- nomique n'est pas obligatoirement austère.

Ainsi économie en liberté veut aider cha- cun à mieux comprendre la Société dans laquelle il vit et contribuer à une péda- gogie de la liberté.

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L'inflation créatrice

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É C O N O M I E EN L I B E R T É

C O L L E C T I O N D I R I G É E P A R

J A C Q U E S A T T A L I AUDITEUR AU CONSEIL D'ÉTAT

MAITRE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE

M A R C G U I L L A U M E PROFESSEUR D'ÉCONOMIE A L'UNIVERSITÉ PARIS IX

MAITRE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE

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L'inflation créatrice Essai sur les fonctions socio-politiques

de l'inflation

ALBERT MEISTER

DESSINS DE PUIG ROSADO

économie en liberté PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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Dépôt légal. — 1 édition : 4 trimestre 1975 © 1975, Presses Universitaires de France

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

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introduction

A l'instar de la guerre, des épidémies, de l'analphabétisme, l'inflation est considérée comme l'une de ces malédictions de l'humanité contre lesquelles il s'agit de mobiliser les énergies et d'utiliser les meilleurs D.D.T. du moment. Ainsi perçu, le phénomène amène quelques remarques :

— l'attitude instrumentale de lutte contre le fléau laisse supposer une connaissance du phénomène, un diagnostic sûr, une théorie validée et acceptée. Or, s'agissant de l'inflation, nous savons que tel n'est pas le cas, ainsi que le montrent les polémiques et les analyses contradic- toires qui divisent les économistes. Quant aux mesures prises, et malgré le succès de certaines d'entre elles, force est bien de voir qu'elles relèvent du pilotage à vue, du coup d'accélération suivi du coup de frein afin de maintenir le véhicule en mouvement et dans la direction qu'il sem- blait avoir prise auparavant. Les mesures prises sont pour l'essentiel de type conservatoire, de sauvegarde des équilibres existants. Et c'est même cette réaction défensive qui, entre autres, apparente l'inflation à ces autres fléaux que l'espèce humaine n'a cessé de combattre sans jamais les comprendre tout à fait. Il n'est pas non plus surprenant de constater le recours à des explications mécanistes à propos de tous ces fléaux — on sait la faveur que connaissent toujours en matière d'inflation les théories quantitatives de la monnaie, ainsi que le respect qui entoure les méca- nismes économiques. Bref, quelles que soient les explications du phé- nomène, les meilleurs remèdes utilisés contre l'inflation se montrent ina- déquats ou insuffisants, aboutissent à des situations qu'en partant des

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prémisses théoriques habituelles on peut à bon droit qualifier d'irra- tionnelles, comme par exemple cette stagflation, ou hausse des prix en situation de stagnation et même de récession et de chômage.

— mais si les mécanismes économiques ne fonctionnent plus, c'est qu'il y a de toute évidence des données non économiques à considérer, et que les économistes, et plus encore les « monistes » monétaires, ont tendance à ranger, avec un certain dédain, dans la catégorie des « fac- teurs sociologiques », englobant en une sorte de pêle-mêle les change- ments dans la consommation, le poids croissant des groupes de pression, la transformation des attitudes à l'égard du travail et l'hédonisme de nos contemporains, etc. C'est bien entendu de ces facteurs qu'il sera question ici, l'inflation allant même jusqu'à n'être considérée que comme la manifestation dans l'ordre économique de changements dans les structures de nos sociétés, ainsi d'ailleurs que l'instrument facilitant ces changements; de la même façon que les guerres et les épidémies peuvent être considérées comme des régulations d'ordre démographique et écologique, à la fois signes des pressions de croissance dans ces domaines et moyens d'atteindre de nouveaux équilibres. De ce point de vue, on pourra même se poser la question de savoir si l'inflation n'est pas un des effets des nouvelles formes de compétition économique et politique qui se sont substituées à une guerre que les moyens nucléaires interdisent à cause de leurs retombées indifférenciées sur les camps en présence. L'inflation appa- raîtrait alors comme le prix à payer pour participer à cette compétition — dont les sociétés multinationales sont les protagonistes bien plus que les Etats eux-mêmes, mais en relations avec ces derniers — et, dans le même temps, le prix à payer pour adapter les institutions et les individus et leurs groupes aux nouvelles formes de compétition et à leurs effets.

— bien sûr le prix à payer n'est pas le même pour tous, comme dans les guerres, les famines ou tout autre « fléau ». Et si l'inflation est devenue préoccupante aujourd'hui, c'est bien que les transformations structurelles auxquelles elle est liée ou dont elle est l'effet atteignent la classe dominante elle-même : l'inflation n'est même devenue pro- blème, de la même façon que la pollution est devenue « problème social » — dont on parle, dont on écrit — que depuis le moment où, disons pour simplifier, les riches n'ont plus pu éviter le contact des pauvres et ont commencé, comme eux, à souffrir des encombrements, des mauvaises odeurs ou des eaux infectées. En d'autres termes, un problème ne devient phénomène social que quand il affecte la classe dominante — sous forme de silicose, de promiscuité, il y avait longtemps que la classe ouvrière connaissait la pollution et les contraintes de l'envi- ronnement, mais on n'en parlait guère car elles ne menaçaient pas

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l'ordre social et la configuration du pouvoir... de la même façon que les pays riches ne parlent guère de la sécheresse africaine ou des famines indiennes qui ne modifient pas leur ordre du monde. Une telle consta- tation est importante pour notre propos, en ce sens qu'elle nous signale que les causes de l'inflation sont à rechercher au cœur même de l'équilibre social, c'est-à-dire dans la configuration du pouvoir et ses modifications.

— par la même, on comprend que l'inflation soit le plus souvent considérée comme un mal puisqu'elle traduit ou accentue un déséqui- libre social. Nous ne pourrons cependant adopter un tel point de vue ici et, d'emblée, pour illustrer la perspective dans laquelle le phénomène sera étudié, je prendrai un exemple à propos de ce qui est en passe d'être considéré comme une nouvelle malédiction de l'espèce humaine : les accidents d'automobile. Considérés du point de vue de l'équilibre social, les quelque 16 ooo morts annuels sur les routes de ce pays ne constituent peut-être que le prix à payer pour la satisfaction que la vitesse apporte aux citoyens et l'exutoire à une agressivité qui, canalisée autrement, risquerait d'être dangereuse pour ce même équilibre. Les aspects à la fois ludiques et guerriers (le jeu du sang) ont sans doute été sous-estimés et l'on peut se demander si, sur le plan de la stabilité sociale, il serait souhaitable de viser à réduire davantage le nombre des accidents, c'est-à-dire de rendre plus sévères les conditions d'accès au terrain de jeu ainsi que les règles du jeu lui-même. Le « fléau- automobile » présente plus d'un point commun avec le « fléau-inflation » : les deux semblent ne pas pouvoir être maîtrisés, les deux ont leurs gagnants (les spéculateurs, l'industrie automobile) et leurs perdants; les mesures prises pour les endiguer ressortissent bien souvent du palliatif (plus d'autoroutes, de parkings, hausse des salaires, etc.) et vont même à contresens (plus d'autoroutes donc plus de circulation, hausse des revenus donc plus forte pression de la demande, etc.). Cependant, si dans leurs racines et leurs motivations profondes les deux phénomènes demeurent opaques, il semble dès à présent que nous puissions les envi- sager comme des régulations visant à rétablir des équilibres à certains niveaux de l'ordre social, tout comme les autres fléaux indiqués pour commencer sont eux aussi des régulations mais dans l'ordre de la nature, dans l'équilibre entre l'homme et l'environnement.

Ainsi, de la même façon que l'auto constitue un régulateur de l'agressivité l'inflation serait un régulateur de l'équilibre du système

1. Bien sûr, l'auto sert aussi à se déplacer... Je n'envisage pas cette fonction ici.

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social, c'est-à-dire d'un équilibre institutionnalisé de forces antagonistes (classes, organisations, mouvements). Constamment menacé par les luttes qui le déchirent, les altérations qui le minent de l'intérieur et les pressions qu'il subit de l'extérieur, le système détient avec l'inflation un moyen de conserver l'équilibre. Concrètement, sous la pression reven- dicative, les équipes ou classes dirigeantes lâchent du lest, arrosent, subventionnent, accroissent les pouvoirs d'achat, en un mot assouplissent ou allègent la domination et maintiennent ainsi l'équilibre dont elles profitent. J'essaierai d'ailleurs de montrer que le recours à l'inflation comme politique de gouvernement intervient au moment où d'autres régulations ne sont plus possibles, telles la guerre ou la crise ou la répression violente. L'inflation dont il s'agit est bien entendu l'inflation mesurée, à certains égards même contrôlée (au moins au départ), ram- pante, caractéristique de nos pays occidentaux développés. Par oppo- sition à cette « inflation de gouvernement », il ne sera pas question ici de « l'inflation de débordement » qu'ont connue l'Allemagne de 1922-1923 et, plus récemment, le Chili.

Mais cette inflation de prévention du déséquilibre social ne semble bien constituer qu'un premier type. En gros, c'est d'elle que la théorie classique rend compte et que l'on pourrait appeler inflation systémique, dans le sens où elle constitue une régulation d'adaptation du système socio-économique. Mais à côté de ce premier type, ces dernières années font apparaître une nouvelle source d'inflation, dont une théorie de la stagflation — théorie qui reste à faire — devrait rendre compte : c'est l'inflation provoquée par les frais de construction du nouveau système socio-économique qui, sous nos yeux et par le biais des sociétés multi- nationales, est en train de déployer ses ramifications et de mettre sur pieds par-dessus frontières et idéologies ce que j'appellerai l' Ensemble occidental, conglomérat transnational bien plus qu'international, d'entre- prises et d'Etats, de personnels et de nations, de managers et de ministres, mais surtout, on le verra, double système de très faible visibilité insti- tutionnelle, d'information et de communications, d'intégration et de domination. L'inflation dont il s'agit est donc celle entraînée par les nécessités de l'autofinancement, de maximisation du cash-flow (bénéfice net + amortissement). Par opposition à la première qui est d'adapta- tion, cette seconde inflation est essentiellement une inflation de croissance, d'édification d'un monde différent dont le nôtre est la gangue. Certes, les puissances économiques de nos nations industrielles s'étaient large- ment édifiées grâce à l'autofinancement, mais il s'agissait avant tout de constructions nationales qui n'acquirent leurs dimensions internationales qu'au terme d'une longue implantation dans leur pays d'origine.

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En outre, il s'agissait avant tout de géants industriels alors que les « monstres » d'aujourd'hui sont avant tout financiers. Nous verrons d'ailleurs des différences peut-être plus importantes pour notre propos, en particulier les explications idéologiques touchant le prélèvement de la plus-value.

Dans la pratique toutefois, les deux inflations sont difficiles à dissocier et réagissent l'une sur l'autre. Nos sociétés se caractérisent en effet par le mélange des éléments du passé avec ceux de l'avenir, par la péné- tration de nos systèmes socio-économiques nationaux par le système transnational en construction. Déjà en marge des institutions nationales ou les utilisant ou les phagocytant, on peut lire l'action des systèmes d'organisation nouveaux : les parlements, les appareils d'Etat, les insti- tutions internationales sont peu à peu dessaisis de certaines de leurs compétences ou employés à des buts nouveaux, manœuvrés, pervertis. Déjà les gouvernements ont perdu leur contrôle sur leur monnaie, sur les courants d'investissements, et sont en train de le perdre en matière de politiques des transports, des migrations, des communications. Autre- fois privilèges des Etats souverains, les décisions dans ces domaines sont de plus en plus influencées par les grandes entreprises au cours de négociations conjointes. Mais en cette matière comme en d'autres, le discours politique reste bien en retard et la vie politique comme les programmes des partis demeurent centrés sur l'idée de l'Etat-nation, défini par des frontières et souverain dans ces limites. La pratique poli- tique elle-même, telle qu'elle apparaît dans les élections ou dans les Parlements, se trouve dépassée par la pratique économique qui, elle, s'innerve de plus en plus aux réseaux invisibles du système transnational.

Dans cette compénétration, les systèmes nationaux trouvent dans l'inflation un moyen de ménager les transitions, de freiner le chan- gement, de retarder certaines décisions ou d'en faire avaler d'autres, de prolonger un équilibre des forces sociales, des classes, des notabilités, de faire survivre des habitudes, parfois même une certaine bonhomie. Mais aussi, l'inflation sert à combattre l'inertie, dont on sous-estime toujours le poids et qui, en face de la rationalité froide et sans manières de la technocratie montante, tend à se muer en refus. Bref, l'inflation apparaît à la fois comme un anti-rouille susceptible de dégripper des scléroses, et comme un assouplisseur du changement — le langage coloré de certains hommes d'affaires parlera ici de vaseline.

Cette inflation adaptatrice se superpose à l'inflation de croissance, et l'on peut même ajouter qu'elle est d'autant plus forte que les chan- gements structurels imposés par la construction de l'économie trans- nationale sont plus importants. Plus le monde qui est en train de naître

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croît avec vigueur, plus le système qui est en train de disparaître doit s'adapter afin de se prolonger. D'ores et déjà cependant, l'initiative appartient au monde nouveau; les modes, le ton et les façons d'être et les styles de relations ne sont plus ceux de nos sociétés nationales. Certes, les entreprises, les grandes banques, les grandes agences de ser- vices portent toujours des noms nationaux, mais leur gestion et leur financement sont de caractère multinational et leurs produits sont non seulement de diffusion mais de conception planétaire. Et j'espère savoir montrer que ces produits, comme les techniques dont ils sont issus, sont les éléments d'unification du monde occidental développé, y compris de ses idées politiques et de sa culture. En bref, ce que les sociologues ont appelé la société postindustrielle a pour infrastructure et centre nerveux le système transnational.

C'est d'abord au niveau des centres de décision que les deux systèmes se rencontrent et, de ce point de vue, les différences sont notoires. Nos systèmes sociopolitiques nationaux sont lisibles dans des statuts, des débats, des lois; l'institutionalisation y est partout visible et pesante. Tout au contraire, le système transnational est invisible, secret; les décisions sont prises en comités restreints, dont les traces ne subsistent pas; la présence physique des participants n'est même pas nécessaire; ce système est un centre et un influx nerveux, et alors que nos systèmes nationaux (et leurs constructions internationales, type Nations Unies) sont symbolisés par la pierre, par l'édifice, c'est au contraire l'électro- nique qui symbolise le système transnational. Et c'est l'invisibilité et le secret transnationaux qui ont donné la forme à la rencontre des deux sys- tèmes, la caractéristique générale des négociations, accords et compromis passés étant la discrétion, le public et même les responsables situés au-dessous du niveau des grands décideurs n'en étant informés qu'au moment où ils déploient déjà leurs conséquences.

La complexité atteinte par nos systèmes nationaux, et qui s'accentue au fur et à mesure de leur interpénétration avec le transnational, milite en faveur de la discrétion et, en même temps, la favorise. La fragilité des systèmes complexes, la faible fiabilité de certains éléments et leur possibilité de bloquer tout un secteur d'activité (transporteurs, aiguil- leurs du ciel, etc.), la rapidité de riposte des groupes de pression et des organisations de défense professionnelle retranchent les décideurs dans le secret de leurs cabinets. Par ailleurs, la complexité et la multi- plicité des centres de décisions et des instances et partenaires concernés favorisent aussi le secret, tant et si bien qu'on ne sait parfois plus qui décide ni ce qu'on décide... l'univers de l'urbanisme et de la construction immobilière en étant un bon exemple. Nous verrons d'ailleurs à ce

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propos que la complexité du système l'amène de lui-même, et pour sa propre conservation, à décentraliser les décisions et à conférer davantage d'autonomie à certains de ses éléments : la décentralisation et la régio- nalisation, de même que l'autonomie des équipes de travail dans l'industrie, voire même l'autogestion, correspondent en réalité à une demande du système en vue de son renforcement. Enfin, et c'est là une autre caractéristique, également accentuée par l'interpénétration des deux systèmes, il devient de plus en plus difficile pour les décideurs eux-mêmes d'introduire des changements importants, chaque domaine d'activité étant déjà marqué par d'innombrables décisions antérieures devenues réglementations et constituant un enchevêtrement de liens entre les partenaires concernés : le cas le plus typique en la matière — et qui frise d'ailleurs la caricature! — est naturellement celui de l'agriculture de la communauté européenne, dont une véritable mon- tagne de dispositions, de textes, de règles vise à guider le développement. Dans ce domaine, il devient pratiquement impossible de prendre des décisions d'envergure et ce n'est pas par hasard qu'une façon de trancher certaines questions épineuses est de recourir à des mesures distributives, dont la portée inflationniste est cependant évidente.

Mais en même temps qu'il apparaît difficile d'y introduire de grands changements — en France, chaque fois que les ventes à l'étranger baissent de 1 % ce sont près de 20 000 emplois qui sont menacés —, dans le même temps le système se montre d'une sensibilité extrême pour détecter les perturbations et d'une très grande souplesse et rapidité de régulation. De ce point de vue, on pourra s'interroger sur les nouveaux rôles joués par les oppositions et les contestations, dont les manifestations et les revendications servent à la régulation du système, un peu de la même façon que l'éternuement nous prévient qu'une partie de notre corps va prendre froid et qu'il faut donc la couvrir. La régulation est donc anticipatrice, intervient avant que la crise ou la perturbation annoncée ne se déclenche. Un bon exemple de cette sensibilité de détec- tion et de rapidité de réponse nous a été donné par la revendication du S.M.I.G. à 1 000 F, dont la satisfaction rapide a en outre contribué à priver les syndicats d'un thème mobilisateur. Il ne fait toutefois pas de doute que, dans les conditions où elle a été consentie, l'augmentation a eu une portée inflationniste; mais davantage que cela, c'est le rôle joué par l'inflation en tant que moyen de gouvernement, outil de régu- lation, qu'il faut souligner.

Certes, à côté de telles revendications aisément négociées et satis- faites, il existe encore bien des contestations qui sont réglées par la répression. J'essaierai cependant de montrer qu'il s'agit là de survi-

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vances du passé, traduisant l'insuffisant développement du système dans certains domaines, où les nouvelles formes d'intégration sociale sont encore embryonnaires — cadre de vie, loisirs, culture — et au sujet desquels toute une fraction de la population (et donc de l'électorat), menacée par le changement et sentant le besoin de se raccrocher à de vieilles valeurs et aux certitudes du passé, attend précisément ce type de réponse brutale.

L'inflation apparaît donc comme le coût à payer pour la régulation d'un système socio-économique ayant atteint le haut degré de complexité caractéristique de la société postindustrielle, comme la crise économique de jadis était le coût à payer pour les essoufflements de croissance des sociétés industrielles, comme la guerre était le coût à payer pour la naissance puis l'affirmation des Etats-nations. Bien sûr, il ne s'ensuit pas que toute secousse sera désormais évitée : mai 1968 fut une crise précisément dans ces domaines socioculturels évoqués plus haut, et pour lesquels les possibilités de régulation faisaient alors défaut — il n'est d'ailleurs pas surprenant que ces dernières années aient été carac- térisées par le renforcement ou la mise sur pied des moyens et insti- tutions de détection du climat social (en face du développement de cette prévention, dont font aussi bien partie les différentes formes d'ani- mation socioculturelle que les institutions de participation scolaire et universitaire, le renforcement des forces de police apparaît dérisoire, même si bien plus apparent...). Au total, la commotion de 1968 fut extrêmement bénéfique pour le développement de la sensibilité du système sociopolitique et de ses capacités d'autorégulation rapide. Il n'en reste pas moins, et plus encore en ces temps de ralentissement de la croissance et de montée du chômage, que le spectre de la crise écono- mique demeure vivant dans la sensibilité et le souvenir populaires, sen- timent peut-être attisé par la nouveauté inquiétante d'une prospérité sans précédent et, bien que par à-coups seulement — il faut toujours prendre garde de surestimer les troubles de la conscience — avivés par l'information sur la brutalité des régulations naturelles (guerres, épi- démies, famines, etc.) qui sévissent aux périphéries du monde occidental. Ce qui apparaît cependant bien plus important du point de vue de la sensibilité est le développement de l'anxiété, dont il faut se demander si elle n'est pas liée à la fois à la complexité et à la rationalité du système. Et s'interroger sur ce problème n'est pas perdre de vue l'inflation : au sein du secteur tertiaire (dont il sera rappelé que les développements ont une incidence inflationniste) la lutte contre l'anxiété occupe un nombre croissant de spécialistes, animateurs de toutes sortes, psycho- logues de l'adaptation, sociologues de l'intégration, tous occupés à

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ajuster la population à ce que le système attend d'elle, et à éviter qu'elle ne sombre dans l'apathie et la morosité. Puisqu'il ne recourt plus à la transcendance pour s'expliquer et se légitimer, le système se doit d'inté- grer la population sur de nouvelles bases; dont, bien sûr, la consomma- tion et la fête, qu'il s'efforce de rendre permanente. D'où l'armée des spécialistes de l'intégration, dont les techniques sont d'ailleurs au point et le coût amplement justifié — les enquêtes sur le bonheur n'indiquent-elles pas qu'une grande majorité des habitants de ce pays se déclarent heureux ?

Même si ces enquêtes sur le « bonheur » sont sujettes à caution sur le plan technique, elles ne doivent pas moins retenir notre attention : tout d'abord elles nous rappellent utilement la position de marginalité des intellectuels qui écrivent et dissertent des changements sociaux et qui, en partie parce qu'ils sentent que leur rôle social diminue et qu'ils sont de plus en plus évincés des moyens de communication de masse et de l'élaboration des politiques culturelles, ont tendance à noircir le tableau, à projeter leur propre insatisfaction sur l'ensemble de la popu- lation; leur « pessimisme cosmique », comme dit L. Pauwells, risque de fausser leurs analyses, et l'on doit tenir compte de ce préjugé. Certes, demander aux gens s'ils sont heureux est inciter à un jugement synthé- tique de plus en plus difficile à faire, tant les rôles sociaux de chacun se sont diversifiés et segmentarisés : nous avons tous des zones de bonheur, des « petits jardins » d'épanouissement et/ou d'oubli, et même si le sentiment d'inutilité, de vanité tend à prévaloir, nous réalisons tous qu'il est plus facile de vivre dans l'absurde que sans eau sur l'évier... Synthèse ou moyenne de ces sentiments et réalités contradictoires, le bonheur — comme le malheur — n'est plus jamais total, il oscille conti- nuellement entre la médiocrité du quotidien et de ses contraintes et de ses horaires et disciplines, et les « bons moments » grapillés ici et là, durant les vacances ou les sorties, lors de retrouvailles de famille ou de collègues de travail Le bonheur c'est un peu le solde positif de ce mélange, et l'on comprend que notre société d'intégration s'emploie à valoriser les petites choses qui améliorent cette moyenne. Car c'est même ce sentiment de la moyenne qui est une des caractéristiques de nos sociétés avancées et, en particulier, du fait que les individus déclarent appartenir à la classe moyenne beaucoup plus fréquemment que ne le laisse supposer la distribution réelle des revenus — davantage que par

1. Avant qu'elle ne tourne à l'aigre, la partie de campagne du film de Claude GORETTA, L'invitation, est un de ces bons moments dont les gens ordinaires — et, n'en déplaise, vous et moi — sont si friands.

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ces derniers, c'est par l'esprit qu'ils appartiennent à la classe moyenne. Même si les petits artisans, petits commerçants et professions libérales

diminuent proportionnellement à la population active, les couches sala- riées moyennes augmentent. En outre, les moyens modernes de l'inté- gration sociale accroissent encore ce nombre, et il faudra montrer que l'inflation joue, elle aussi, un rôle dans cette évolution : pour les familles de classe moyenne, qui possèdent leurs biens de consommation de longue durée, leur appartement et, de plus en plus, leur résidence secondaire, l'inflation constitue, avant la lettre, un véritable impôt négatif : au fur et à mesure que le temps s'écoule, les mensualités des dettes à rem- bourser pour ces biens et commodités pèsent de moins en moins dans les budgets, les patrimoines prennent de la valeur, les dépenses engagées aujourd'hui pour les études des enfants feront de ceux-ci des investis- sements encore plus rentables demain. Ces enrichissements, ces résultats de la conjoncture inflationniste sont des éléments qui pèsent lourd dans cette moyenne qu'est le bonheur et, en même temps, conformisent toute cette partie de la population; et enfin, par retour, en font à la fois un allié fidèle du système politique et un partenaire sans cesse récompensé par le pouvoir. Mais qui dit classe moyenne dit à la fois classe supérieure et classe inférieure, tout comme prolétariat implique bourgeoisie — le fait que ce dernier couple de termes soit peu à peu abandonné par les analystes de la pratique politique n'est-il d'ailleurs pas révélateur de l'émergence des classes moyennes et de ce qu'on pourrait appeler l' « esprit classe moyenne »? Et c'est même la généralisation de cet esprit au sein de la population entière qui interdit aujourd'hui d'assi- miler la classe dirigeante à la seule bourgeoisie. Le transfert du pouvoir aux managers salariés dans les entreprises et, peut-être plus encore, le rôle de partenaires responsables fait aux groupes professionnels de toutes sortes au sein de la concertation économique et sociale ont constitué une promotion extraordinaire, et somme toute assez récente, d'éléments venus des classes moyennes, à la fois avides de pouvoir et de respecta- bilité. Bien sûr, le sommet de la pyramide concentre l'essentiel des pouvoirs — c'est le Tout-Etat de Jean Ferniot ou la nouvelle classe politique de Gilles Martinet —, mais ce qui caractérise aussi notre société complexe, c'est qu'elle crée de plus en plus de centres intermé- diaires et décentralisés de décision. Tous ces niveaux moyens du pouvoir politique, économique et social sont aussi les points de rencontre de la classe dirigeante avec les couches montantes et les centres d'irridiation de l'esprit classe moyenne : l'âpreté au gain d'origine paysanne et petite bourgeoise y rencontre et se combine avec « l'enrichissez-vous » plus élégant du sommet, le goût pour la respectabilité avec le respect des

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« vraies valeurs » et le conservatisme et la culture, l'appétit de pro- motion avec le goût pour le pouvoir. En fait, toute déconcentration, tout dialogue, toute concertation étendent le règne de l'esprit de classe moyenne, et cela au-delà des idéologies et des explications et des affi- liations politiques traditionnelles.

Au cœur de cet ensemble de valeurs de classe moyenne, l'efficacité, la rationalité. C'est-à-dire le refus de toute médiation idéologique, reli- gieuse ou morale entre les objectifs et les moyens. Le système trouve en lui-même sa légitimité et refuse toute transcendance; ce qui est légitime est ce qui fonctionne, ce qui réussit. Le succès crée la norme. Certes, les vieilles valeurs, les anciennes explications sont toujours utilisées pour justifier les décisions et en accroître la vraisemblance ou emporter l'adhésion. Et, comme on l'a dit, l'appareil d'intégration est précisément employé à ces fins. Si l'on gratte cependant cette couche de rationali- sations (au sens des psychanalystes) on aperçoit bien vite la rationalité et la froide instrumentalité. Mais comme ces dernières sont sources d'anxiété, le système se doit d'intégrer encore davantage, de trouver de nouvelles justifications et de nouveaux mots d'ordre, ballons d'ailleurs très rapidement dégonflés, à l'instar des publicités et des animations qui doivent sans cesse se renouveler pour continuer d'accrocher. L'obser- vation d'une telle course aux thèmes nouveaux est d'ailleurs passion- nante, qu'elle se situe dans le domaine commercial, social, religieux ou dans celui de la politique (pour ce dernier, se souvenir des accroche- cœurs successifs de la participation, de la régionalisation, de la Nouvelle Société, du Programme de Provins, etc.). Il convient d'ailleurs de se garder d'envisager ces thèmes mobilisateurs avec l'œil sévère ou triste du moraliste. Que le commerce, la politique, le social et la religion doivent y recourir n'est d'ailleurs rien de nouveau. Ce qui, par contre, est très nouveau, c'est que ces thèmes ne trouvent plus aujourd'hui à s'ancrer sur des systèmes de valeurs solides et stables. Même dans les milieux où l'emprise des valeurs traditionnelles de respect de l'autorité, de solidarité, du travail bien fait, de révérence à l'égard de la culture, etc., est restée vivante (dans la paysannerie, la classe ouvrière, la province rurale), les mots d'ordre politiques, les nouveaux thèmes sociaux ou religieux accrochent plus difficilement. Partout s'impose peu à peu l'idée que le discours est trompe-l'œil, que sa fonction est davantage de cacher que de dévoiler, qu'il est emballage et, comme ce dernier, sert davantage à tromper l'acheteur qu'à protéger le produit. Nous verrons d'ailleurs certaines des conséquences de cette prise de conscience.

Un des aspects les plus intéressants de la rationalité et du discours qui la masque concerne le stockage, l'utilisation et la suppression des

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déchets du système. En termes rationnels, il s'agit aussi bien des encombrantes carcasses d'automobiles que des vieux, en un mot des obsolescents machines et techniques, ainsi que des hommes porteurs, utilisateurs et serviteurs de ces techniques. Les deux décennies qui suivent la deuxième guerre mondiale sont marquées par une rationalité totale : les déchets matériels sont abandonnés dans la nature, les vieil- lards sont logés le plus à l'étroit possible afin de ne pas alourdir l'effort de construction de logements pour les jeunes, et aidés le moins possible afin qu'ils disparaissent rapidement. Quant aux chômeurs qui ne trouvent pas à se réembaucher par suite d'une formation dépassée par le progrès technique, ils se débrouillent comme ils peuvent. Les choses changent durant ces dernières années, où il saute brusquement aux yeux que les montagnes de déchets et les pollutions risquent de menacer le bonheur, la santé et donc l'intégration de la population; où l'on s'aperçoit que le vieillissement de la population fait des vieux une force électorale qu'il serait imprudent de négliger; où les conséquences des efforts intenses de modernisation et de rationalisation et d'automati- sation du travail se font voir sous forme de chômeurs dont la sous- qualification ou la qualification dépassée les rend irrécupérables mais qui, à cause de leur nombre subitement très élevé, risquent de devenir une menace d'agitation sociale. Les thèmes de la protection de la nature, de la solidarité avec « nos anciens » et de la promotion et formation permanente des travailleurs servent à cacher sous un habit humaniste et humanitaire la portée limitée des mesures prises et qui, parce qu'elles sont toutes de caractère nettement inflationniste, ne peuvent être conduites très loin. En fait, ces trois domaines offrent de bons exemples de l'interpénétration de nos sociétés du passé avec la société moderne en construction. L'inflation facilite la transition d'un système à l'autre et ce n'est donc pas demain qu'elle cessera, même si l'on peut déjà, à partir de l'analyse de ce qui germe actuellement, prévoir comment le nouveau système résoudra rationnellement la question de ses déchets.

— La première partie sera consacrée à l'inflation de croissance, signe et effet de la construction de l'Ensemble occidental. Déjà maintenant le chiffre d'affaires et les actifs consolidés de certaines sociétés multi- nationales dépassent les produits nationaux bruts de plusieurs Etats, même développés, et la production de ces firmes augmente deux fois plus vite que le P.N.B. mondial. Quant à l'intégration entre les grandes firmes, elle dessine et jette les bases d'une programmation économique internationale, objectif que la concertation entre pays s'avère incapable

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de réaliser, chacun d'eux demeurant occupé à essayer de vendre davan- tage aux autres tout en leur achetant moins, et rejetant toute harmo- nisation dans ce domaine... comme dans les autres. Comme toujours dans l'histoire, la collaboration et l'unification seront imposées, et au bénéfice de qui sera assez puissant pour les imposer. Mais, cette fois, les pays ne se trouvent plus en face d'un conquérant extérieur, visible et menaçant, contre lequel ils pourraient mobiliser leurs énergies. Cette fois le danger est seulement symbolisé par ces « cinquièmes colonnes » que sont les filiales locales des grandes firmes; et davantage que puissance économique et domination (ce qu'elles sont au niveau d'économies sous- développées), le danger tient en une forme d'organisation, une logique. Et c'est même parce que les firmes multinationales, et le système trans- national qu'elles engendrent, sont une forme supérieure — en complexité, en abstraction — d'organisation économique et (inévitablement, par la suite) sociopolitique, qu'elles sont si séduisantes pour l'intelligence et la volonté de puissance.

Il est clair cependant que la partie n'est pas encore gagnée et que la pression de maximisation de l'autofinancement devra se maintenir durant de longues années. Les prévisions de besoins de capitaux des grandes firmes atteignent des montants gigantesques, et cela même sans tenir compte de l'introduction de technologies encore inconnues — comme cela sera le cas sans doute dans les plastiques, dont la révo- lution ne fait que commencer.

— Face au renforcement des grandes firmes et à leur intégration par le biais de leurs luttes pour le contrôle et l'hégémonie, les Etats nationaux sont contraints à une attitude purement défensive. C'est cette adaptation des systèmes institutionnels nationaux qui nous retiendra dans une deuxième partie. Comme je l'ai déjà évoqué, les classes diri- geantes nationales trouvent dans l'inflation un moyen de surmonter leurs contradictions internes et, en particulier pour la technostructure d'Etat, un outil permettant de sauvegarder les apparences de la démo- cratie parlementaire traditionnelle. En fait, les institutions politiques de cette dernière sont de plus en plus formelles, les décisions importantes étant prises au cours de concertations et de négociations entre les grands partenaires économiques et sociaux : entreprises, administrations, orga- nisations professionnelles et syndicales. Ce système de négociations et d'accords est particulièrement intéressant à suivre en matière de poli- tique des revenus : c'est dans ce secteur qu'on peut le mieux lire le consensus — certains diront la connivence — qui lie ces grands parte- naires pour le maintien de la stratification sociale actuelle, c'est-à-dire de l'équilibre social. Il n'en reste pas moins que, à la faveur de cet équi-

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libre conservé sur le plan institutionnel, une nouvelle distribution du pouvoir social est en train de s'opérer, dans laquelle le système trans- national est non seulement participant mais élément moteur.

— La troisième partie sera consacrée au rôle de l'inflation pour l'inté- gration des populations dans le nouveau système socio-économique en construction. La société qui est en train de prendre forme sous nos yeux sera peut-être un jour considérée comme une belle pièce de collection d'une esthétique sociologique, qu'il reste d'ailleurs à imaginer... De plus en plus dégagée de la nature et de ses aléas, ayant appris à se passer de toute transcendance, ayant développé une logique et une cohérence idéologique suffisantes pour assurer la cohésion, assez pla- nifiée pour ne plus craindre le hasard, bienveillante, persuasive et géné- reuse parce que puissante et dominante, une telle société est déjà pen- sable sans plus rien emprunter à la science-fiction. Et c'est précisément le rôle de l'inflation d'intégration que de distiller le bonheur durant la construction de ce bel édifice.

L'inflation apparaît donc sous sa double nature, comme prix du changement et comme coût de l'adaptation (des institutions et des hommes) à ce changement. Au point où nous sommes rendus, rien ne nous autorise cependant à la considérer comme une nouvelle malé- diction sur les sociétés humaines. La juger ainsi serait porter un juge- ment sur le sens de l'histoire, sur lequel elle pèse, n'en doutons pas, mais qui ne se dégagera qu'avec le recul. Toutefois, ce qui est sûr dès maintenant, c'est que l'inflation est un phénomène macro-économique et macro-social bien trop puissant pour être influencé de façon autre que superficielle par les plans de stabilisation ou de lutte contre la sur- chauffe actuellement en vigueur ici et là, et bien trop profond pour être conjuré par le recours aux fameux mécanismes économiques qu'elle a depuis longtemps fait sauter. Les plans plus ambitieux de lutte que l'on a proposés ne sont d'ailleurs pas sans rappeler les projets de paix mondiale qui, de temps à autre, sont soumis à l'opinion et qui, obnu- bilés par la générosité et le désir de fraternité, oublient toujours de poser la question : que fera-t-on une fois qu'on aura supprimé la guerre Par quelles autres activités aventureuses, ludiques, domina- trices la remplacera-t-on ? Il en est un peu de même pour l'inflation de croissance (dont l'inflation d'adaptation est le complément), et dont on ne sait ce qui arriverait si on pouvait la supprimer. Poser une telle

1. C'est la question de J. K. GALBRAITH dans La paix indésirable, Paris, Calmann- Lévy, 1968, 209 p.

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question, de même que supposer que les ressources dégagées pourraient être consacrées à des tâches humanitaires (l'éducation, la santé, etc.) relèvent de l'idée que l'humanité en est déjà arrivée à pouvoir maîtriser son destin, donc qu'elle le comprend. Quels que soient les doutes ou les espoirs à cet égard, s'interroger sur les fonctions de l'inflation peut contribuer à cette réflexion.

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première partie

l'inflation de croissance et l'édification

du système transnational

On considérera ici l'inflation de croissance évoquée dans les pages précédentes comme l'effet de la construction du système économique transnational. Les profondes transformations technologiques et écono- miques à l'œuvre dans cette construction se traduisent par une demande extraordinaire de capitaux à long terme, qui ne peuvent être rassemblés par les circuits traditionnels de l'épargne. En fait, 68,7 % du total des investissements fixes réalisés par les entreprises de la Communauté euro- péenne en 1970 provenaient de leur propre cash-flow, et le VIe plan français prévoyait même que près de 80 % des investissements privés proviendraient de l'autofinancement.

La maximisation du cash-flow est rendue possible par l'affaiblissement des mécanismes de concurrence et elle contribue à les affaiblir davantage. Les entreprises se transforment en percepteurs car la part d'autofinan- cement incorporée dans les prix constitue une sorte de taxe prélevée sur les consommateurs. Mais il s'agit là d'un impôt qui n'est ni décidé ni contrôlé par la société dans son ensemble, et nous verrons même que les Etats en ont perdu le contrôle, car les lieux et les modes de détermination de cette nouvelle taxation échappent aux juridictions nationales. Pour dirigistes qu'ils soient, les Etats perdent ainsi l'une de leurs prérogatives essentielles.

Impôt, taxe forcée, épargne indirecte, surprofit, peu importe le terme qui désigne le surprix payé par le consommateur; ce qu'il convient de chercher ce sont ses utilisations économiques et leurs impli- cations sociales plus larges. Accuser les monopoles ou analyser la crois-

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E ssai sur les fonctions socio-politiques de l'inflation, l'ouvrage l'envisage

comme la manifestation dans l'ordre économique des changements dans les struc- tures de nos sociétés, ainsi que comme l'instrument facilitant ces changements. Trois types d'inflation sont distingués : une inflation de croissance, correspondant aux ponctions d'épargne (sur-prix) réalisées principalement par les entreprises multi- nationales au profit de la construction du système économique transnational ; une inflation d'adaptation, qui provient des efforts de modernisation des sociétés natio- nales, du renforcement de leurs techno-structures et du jeu de la concertation qui supplante peu à peu les institutions parlementaires ; enfin, une inflation d'intégration, correspondant aux coûts de plus en plus lourds entraînés par la manipulation des populations et leur intégration dans la société de consommation. Nos sociétés modernes apparaissent des sociétés sans projet autre que de durer, la croissance étant pour elles une façon de s'adapter ; c'est donc dans le système lui- même et dans sa lutte contre l'entropie qu'il faut rechercher le projet social; l'infla- tion étant une régulation systémique au profit de l'équilibre social.

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