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Conquérir l’espace Emmanuel Espinasse Bande dessinée et tridimensionnalité

Conquérir l'espace

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Mémoire de DNSEP 2015

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Conquérir l’espace

Emmanuel Espinasse

Bande dessinée et tridimensionnalité

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École Européenne Supérieure de l’image d’Angoulême Mémoire de DNSEP, option Art, mention Bande dessinée

2014-2015

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Emmanuel Espinasse

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Bande dessinée et tridimensionnalité

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U ne envie d’espace, de s’échapper de la case, de confrontation au monde ; une envie de raconter, mais à échelle 1 ; une

envie de bande dessinée à taille humaine. L’envie s’est installée, assez lentement pour qu’il me soit impossible d’en discerner l’origine, jusqu’à devenir quelque chose qui tient de l’obsession, un filtre à travers lequel tout prend un sens et une dimension nouvelle. Petit à petit, c’est devenu une angoisse : voir se formuler ce genre d’évidence, c’était réaliser qu’il allait falloir s’y confron-ter, intellectuellement et plastiquement. Et c’est là que l’écriture et la recherche trouvent leur place. Ce mé-moire me permet de remettre à plus tard la concrétisa-tion d’une image entraperçue, qui a toutes les chances de s’évanouir une fois le pinceau trempé dans l’encre.

Après réflexion, il me semble que cette nécessité de faire de la bande dessinée dans l’espace me vient de deux paysages : le premier, c’est celui du souvenir et de l’intime ; le second, c’est le champ actuel de la bande

dessinée, qui s’inscrit dans celui, plus vaste et peut-être plus profondément labouré, de l’art contemporain.

Je ne crois pas avoir fait de BD, enfant. Bien sûr, mes lectures – avides – dans ce domaine ont im-prégné ma façon de dessiner et alimenté mon imagi-nation, mais mes influences se révélaient surtout par les stigmates qu’elles laissaient (bulles, thématiques, personnages) plutôt que par de réelles tentatives de m’approprier les structures du récit séquentiel tel qu’il est habituellement reconnu, sous forme de planches ou de succession de cases. Cependant, j’ai de vives réminiscences d’autres formes de récits, que j’appel-lerais aujourd’hui bandes dessinées. Réalisés à quatre mains avec mon ami L., ces parcours en dessin étaient le pendant graphique des jeux d’extérieur au cours des-quels la cour de récréation devenait un terrain semé d’embûches virtuelles, seulement franchissables par la réalisation d’exploits physiques tout aussi imaginaires. Sur la surface du papier, nous tracions une ligne, à la fois celle de représentation du sol et celle du sens de

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lecture de l’histoire, sur laquelle évoluaient nos avatars (nous étions invariablement les seuls protagonistes du récit). Nous dessinions et nous racontions l’histoire à quatre mains, en improvisant les épreuves que nous devions surmonter – fossés, pièges et obstacles en tous genres – à mesure que nous découvrions et construi-sions ensemble l’espace de la feuille. Ces exercices laissent entrevoir de multiples contraintes à exploiter au sein d’une pratique “adulte” de la bande dessinée : improvisation collaborative, narration orale, récit inte-ractif. Pour lors, c’est la multiplicité de notre implica-tion dans l’exercice qui me fascine – nous étions simul-tanément narrateurs, dessinateurs, acteurs et lecteurs de ces histoires – ainsi que la conception de l’espace qu’il implique. Cette envie de concevoir une narration tri-dimensionnelle, un récit à expérimenter physiquement par l’exploration de l’espace, elle viendrait de là.

Évidemment, le contexte contemporain de la bande dessinée m’incite à revisiter ces expériences enfantines sur le plan de la proposition artistique.

Depuis quelques dizaines d’années, le médium s’est vu l’objet d’une controverse, encore d’actualité, quant à son inscription dans le champ artistique, ainsi que de profondes mutations dans ses pratiques ; tout cela a conduit à brouiller les frontières de la bande dessinée, confrontée à de nouveaux modes d’existence, de nou-velles problématiques. En parallèle se sont multipliées les études analytiques et sémiologiques cherchant à en proposer différentes définitions, comme si, face aux inquiétudes que font planer ces bouleversements, il fal-lait essentialiser la bande dessinée, instaurer des cadres normatifs permettant de la manipuler et de l’appréhen-der. Toutes essentielles et passionnantes que soient ces études, il en va du rôle de l’artiste, selon moi, de pro-poser des pratiques singulières, d’exploiter et de trans-former les codes de son médium, de l’abâtardir plus encore et d’affirmer  : “ça, c’est de la bande dessinée”. C’est cette affirmation que les artistes de la bande dessinée n’ont eu de cesse d’exprimer depuis la fin du XXème siècle, par leurs productions plastiques et théo-riques. En s’emparant de nouvelles formes plastiques,

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de nouveaux objets et thématiques, et de nouveaux publics, les acteurs de la bande dessinée – auteurs, col-lectifs, maison d’éditions, etc. – ont permis de l’ériger comme médium, et non plus seulement comme genre : la bande dessinée n’est pas une sous-littérature pour enfant, elle ne se limite pas au récit d’aventures. Au contraire, c’est un langage, un outils discursif, qui se démarque par sa pluralité, sa complexité et sa capacité à se réinventer. Ces différentes mutations se sont cris-tallisées autour de structures comme l’Association, fon-dée en 1990, qui s’est vue le lieu de regroupement d’une génération d’auteurs particulièrement concernée par la place concédée jusqu’alors à la bande dessinée dans le champ de la culture. Il s’agissait pour eux, comme pour les générations actuelles et futures, de définir leurs propres conditions d’existence, sans avoir à se confor-mer à des codes et des formats complètement étrangers à leurs pratiques. Jean-Christophe Menu, co-fondateur de l’Association et rédacteur d’une thèse1 sur la bande dessinée dont il sera maintes fois question ici, parle

(1) Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, l’Association, 2011

d’avant-gardes pour désigner ces nouvelles pratiques, ces “doubles”. Ainsi, les artistes ont commencé à inves-tir l’écriture de soi, le journalisme, l’abstraction, à sortir du strict cadre éditorial, etc. Certaines structures émer-gent autour de production de discours auto-réflexifs (je pense notamment à l’OUvroir de BAnde dessinée POtentielle), c’est-à-dire de pratiques prenant comme objet le langage même de la bande dessinée.

La démocratisation de l’informatique dans les années 90 a également permis l’avènement d’impor-tantes mutations pour la bande dessinée, au niveau esthétique, mais aussi structurel. Des auteurs comme l’américain Scott Mc Cloud se sont très vite emparés des outils numériques pour expérimenter sur le langage même de la bande dessinée, en développant de nou-veaux dispositifs et de nouvelles mécaniques de lecture, impossibles sur les supports papier. Ce large mouve-ment d’appropriation de l’environnement virtuel me semble être révélateur de la capacité des artistes de la bande dessinée à sortir des cadres établis, à remettre en

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question les évidences associées à leur médium. Avec l’informatique vient naturellement la question du web, qui est lui aussi le lieu de nombreuses expérimenta-tions du fait des innombrables possibilités techniques qu’il apporte : hypertextualité, architectures en arbores-cences, transmédialité2 sont autant de moyens pour les auteurs d’explorer et d’investir l’espace d’internet.

Alors, à ceux que l’idée d’une bande dessinée spatiale rendrait sceptiques, je répondrais que la bande dessinée a déjà prouvé qu’elle n’avait pas une forme d’existence, qu’elle n’était pas attachée à un objet, mais que, comme toute forme artistique, elle tendait à mul-tiplier ses conditions d’existence. Aujourd’hui, il est communément admis que la peinture ne se limite pas un objet biplan, emprisonné dans les limites du cadre. Elle s’est redéfinie comme une matière inscrite dans

(2) Hypertextualité : système de navigation par liens hypertextes

Architectures en arborescences : formes d’organisation de site web à ramifications multiples

Transmédialité : phénomène culturel qui tend à la mixité des médias (vidéo, son, image, etc.) et aux passages des uns aux autres au sein d’un même projet.

l’espace, avec Supports/Surfaces, et même comme un objet sculptural, avec le mouvement Shaped Canvas, ou des artistes comme Lucio Fontana (fondateur du Spatialisme). Il en va de même pour la bande dessinée. Il me semble que la tridimensionnalité fait partie des nouvelles frontières que s’apprête, et commence déjà, à franchir la bande dessinée.

En réalité, cette transition a débuté dans un cer-tain sens il y a une quarantaine d’années, avec l’appa-rition et la multiplication des expositions de bande dessinée. Cette introduction dans le milieu muséal fait évidemment partie intégrante de la question qui m’intéresse dans ce mémoire, aussi j’y consacrerai un premier chapitre. Cependant, je suis convaincu que la bande dessinée a dû sacrifier une partie de son essence pour entrer dans le musée, puisqu’elle y a pénétré avant tout en tant qu’objet culturel, au détriment de certaines de ses propriétés qui en font une forme artistique et un langage en soi. De fait, confronter la bande dessinée à la spatialité soulève de nombreuses problématiques dans

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les mécaniques même de sa réception. Peut-on conci-lier lecture et espace ? C’est la question sur laquelle je me pencherai dans un second chapitre. Pour clore ma réflexion, j’aimerais étudier les caractéristiques intrin-sèques de la bande dessinée qui la relient à la notion d’espace, en m’appuyant sur un certain nombre de dis-positifs d’artistes.

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Exposer la bandedessinée

I

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1. L’exposition :

un nouveL espace pour

La bande dessinée

J ’ai évoqué la controverse dont a été victime la bande dessinée par rapport à sa légitimité à revendiquer le statut de forme artistique.

Aujourd’hui, les termes de 9e Art ou d’Art séquentiel se sont largement répandus, mais ils recouvrent un lent cheminement vers la reconnaissance de la bande dessi-née, et occultent un débat encore d’actualité : la bande dessinée doit-elle être considérée comme un art mineur ou majeur ? Je pense que son profond ancrage dans la culture populaire a largement favorisé l’émergence de ces questions. C’est d’ailleurs en réponse au détourne-ment de l’esthétique des comics par les artistes du Pop art qu’un discours revendicatif s’est élevé parmi les acteurs de la bande dessinée. Les planches entrent au

musée dès la fin des années 60, comme pour souligner le fait que la bande dessinée ne doit pas simplement être vécue en tant que prétexte à l’expression artistique, mais bien en tant qu’elle est elle-même génératrice d’œuvres d’art ; que ses créateurs sont des artistes, au même titre que ceux qui ont “utilisé” leurs œuvres.

L’exposition Bande dessinée et Figuration narra-tive, communément reconnue comme le premier projet institutionnel d’exposition de la bande dessinée, adopte cette posture lorsqu’elle s’installe au Musée des Arts décoratifs en 1967. L’objectif revendiqué par ses com-missaires, Pierre Couperie et Claude Moliterni (tous deux membres de la SOCERLID1) est de déciller les yeux de leurs contemporains, et de faire accepter la production internationale de bande dessinée comme phénomène artistique et culturel majeur du XXème siècle. Je reviendrai sur les différentes problématiques qu’initie Bande dessinée et Figuration Narrative, mais

(1) La Société civile d’étude et de recherche des littératures dessinées est fondée en 1964 et se consacre à l’étude et à la reconnaissance de la bande dessinée en France. Elle est dissoute en 1977.

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pour l’heure, désignons-la comme précurseur de l’en-trée de la bande dessinée dans l’espace muséal. Depuis, les manifestations du même type se sont multipliées, en partie encouragées et accueillies par le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême dont Claude Moliterni fait partie des fondateurs en 1974. On assiste aujourd’hui à de nombreuses exposi-tions de bande dessinée dans de prestigieuses institu-tions d’art contemporain (MOMA, Centre Pompidou, Arts décoratifs, etc.) en parallèle desquelles se déve-loppent un grand nombre d’entreprises beaucoup plus confidentielles, organisées par les artistes eux-mêmes, ou par des structures éditoriales indépendantes. Je ne m’attarderai pas sur la place qu’a pris la bande dessinée dans le marché de l’art, qui témoigne elle aussi d’une forme de reconnaissance de la bande dessinée sur la scène artistique. Cependant, j’aimerais revenir sur les enjeux de ces expositions, les raisons multiples qui ont poussé – et continuent de le faire – les musées, gale-ries, et autres bibliothèques municipales, mais aussi les maisons d’édition, et les auteurs eux-mêmes, à montrer

la bande dessinée sous forme d’expositions, alors qu’elle est encore largement aujourd’hui associée à l’objet livre.

2. enjeux

de L’exposition

U ne exposition répond toujours à un cer-tain nombre d’enjeux, d’objectifs formu-lés par ces différents acteurs : institutions,

commanditaires, commissaires et artistes placent tous différents espoirs dans son élaboration, espoirs qui peuvent sensiblement diverger d’une entité à l’autre. Ces enjeux auront des conséquences tangibles sur l’expérience du visiteur, et sur la répercussion média-tique et critique de l’événement, puisqu’ils donnent

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invariablement corps à une lecture des objets exposés. On l’a vu avec Bande dessinée et Figuration narrative : le but des commissaires était de promouvoir le médium comme forme artistique. Or il est intéressant ici de noter à quel point s’en écartait la politique de la direc-tion des Arts décoratifs : le projet initialement conçu par Couperie et Moliterni était uniquement centré sur le 9e art, et il leur a fallu abandonner certaines salles du musée au profit des peintres de la figuration narra-tive pour pouvoir investir les cimaises du musée. Les peintres de la figuration narrative, parmi lesquels on retrouve des artistes comme Jan Voss, Valerio Adami, Öyvind Falhström ou encore Hervé Télémaque, puisent leur esthétique dans la bande dessinée, mais ne la pratiquent en aucun cas. Dès lors, c’est une toute autre proposition qui est énoncée, la peinture étant pré-sente comme validation d’une autre forme d’expression, impropre, seule, à occuper l’espace de la galerie. L’autre mission que se fixent les commissaires est à portée didactique, puisqu’ils estiment qu’il faut à ce moment aiguiser l’œil du visiteur, en explicitant les mécanismes

narratifs à l’œuvre dans les planches et les cases, et en recentrant son attention vers les productions jugées par eux comme les “chefs d’œuvre” de la bande dessinée.

Si les préoccupations de Couperie et Moliterni en 1967, et leurs choix curatoriaux et scénographiques, répondent à une nécessité culturelle de l’époque, il est étonnant de retrouver ces mêmes préoccupations à l’heure actuelle, lorsque des institutions muséales se chargent de “faire une culture” de la bande dessinée au visiteur, en retraçant son histoire au fil des planches. Ce genre de propositions contribue, à mon sens, à défi-nir la bande dessinée comme un objet culturel, et non pas comme une pratique artistique. Par objet cultu-rel, j’entends ici une forme de divertissement, régie par des logiques de production et de consommation. Évidemment, la bande dessinée est un objet culturel, mais elle n’est pas que ça. Mon opinion est que le mu-sée est un espace qui peut et doit accueillir objets cultu-rels et objets artistiques, sans circonscrire des pratiques ambivalentes à l’une ou l’autre de ces appartenances.

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Vue de l’exposition Hervé Télémaque, Centre Pompidou, 2015 (Crédits photo : Dominique Hasselmann)

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On est en droit de se demander si cette pratique constitue délibérément un message assumé par les institutions, ou si elle n’est que la séquelle d’une mau-vaise habitude muséographique. Toujours est-il que les musées, à mon sens, ont tout intérêt à “inviter” la bande dessinée plutôt que de se l’approprier. Ce fai-sant, ils énoncent clairement une délimitation entre le contenu de leurs collections et les objets extrinsèques que représentent les bandes. Du point de vue extérieur, les musées donnent une voix à ce qui est encore consi-déré comme un art populaire : source de curiosité pour les uns, objet familier pour les autres, la bande dessi-née attire. Elle permet surtout de faire circuler l’image d’un musée plus proche du grand public, à l’inverse du mouvement de méfiance vis-à-vis de l’art contempo-rain, jugé trop hermétique. Cependant, la bande dessi-née garde toujours un statut “d’étrangère”, et rares sont les musées à compter des bandes dans leurs collections. Cette réticence des institutions à investir dans le mé-dium montre bien leur crainte d’entacher leur image. À l’inverse, un établissement comme le Musée des Arts

ludiques, à Paris, véhicule une conception relativement réductrice des pratiques de l’animation, du jeu vidéo ou de la bande dessinée en les plaçant péremptoirement sous le signe du divertissement.

J’ai beaucoup parlé des raisons qui poussaient certaines grandes institutions à exposer la bande des-sinée, mais elles ne sont évidemment pas les seules à le faire, et je n’ai pas non plus évoqué le point de vue des artistes, qui sont, somme toute, les premiers concernés. Évidemment, l’exposition tient souvent un rôle promo-tionnel (sans que ce mot sous-entende un quelconque jugement de valeur), elle accompagne et participe à la médiatisation d’une publication. À cette dimen-sion s’ajoute aussi une volonté de montrer le créateur derrière l’œuvre (une formule que l’on retrouve dans nombre d’expositions de bande dessinée) : en rendant publique une démarche, un processus, c’est un por-trait de l’artiste comme travailleur qui est dressé, qui participe à le désigner comme véritable membre de la société, et à abolir la figure éculée de l’artiste auréolé

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de mystère vivant à l’écart de ses contemporains. Dans d’autres cas encore, l’objectif peut être celui d’étendre l’univers d’un auteur à l’espace tridimensionnel, et je m’arrêterai dans la partie suivante sur ce point, qui épouse plus spécifiquement les contours de mon sujet.

Enfin, l’un des enjeux de l’exposition de bande dessinée qui me semble tout particulièrement dignes d’intérêt, est celui de l’exposition-manifeste. Dans la continuité d’un phénomène récurrent de l’histoire de l’art, ces expositions démontrent un positionnement avant-gardiste chez leurs auteurs, une volonté d’expri-mer un discours radical à travers les œuvres et les écrits qui les accompagnent. Cette prise de position au sein même de la pratique me fascine et je pense que cela démontre autant mon envie de changement pour la bande dessinée que ma naïveté de jeune dessinateur. La bande dessinée a eu ses manifestes, sans qu’ils se soient expressément nommés comme tels : je pense à la collection Éprouvette de l’Association, qui a été la matrice d’un grand nombre de textes théoriques sur la

bande dessinée, et plus particulièrement à des ouvrages comme Plates-Bandes, de Jean-Christophe Menu ou Contre la Bande Dessinée, de Jochen Gerner (un mani-feste uniquement composé de citations et de dessins !). J’identifie comme manifeste l’exposition OuBaPo, ins-tallée à la galerie Anne Barrault en 2003, parce qu’elle réunit explicitement un corpus de bandes dessinées pensées pour l’espace d’exposition, et propose alors une nouvelle voie pour la pratique, en opposition à un constat sur la réalité du milieu éditorial qui domine la littérature dessinée. Le dernier enjeu pour l’exposition de bande dessinée est donc la production de discours sur son propre statut et sur sa place dans la société et le monde de l’art.

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Jochen Gerner, Contre la bande dessinée, L’Association, 2008

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3. L’exposition comme

déterritoriaLisation de

La bande dessinée

P oursuivons sur OuBaPo. Elle rassemble François Ayroles, Anne Baraou, Jochen Gerner, Killoffer, Etienne Lécroart, Jean-

Christophe Menu et Lewis Trondheim  : des auteurs qui ont participé à une transformation de la bande des-sinée, notamment par l’inclusion de contraintes dans la création, dans la lignée des littératures potentielles. Les œuvres exposées lors d’OuBaPo sont donc des exem-plaires uniques, en trois dimensions : Lewis Trondheim réalise des strips à partir de figurines des schtroumpfs fondues ; Jean-Christophe Menu produit une bande dessinée ready-made à partir d’objets manufacturés ;

Étienne Lécroart, quant à lui, signe une bande dessinée qui s’étend dans l’espace de la galerie, les cases se succé-dant au sol, sur les murs, en suspension au plafond, etc. On le voit, les artistes énoncent une série de statements à travers les pièces exposées. Tout d’abord, ils reven-diquent la capacité de la bande dessinée à se déployer dans un espace d’exposition sans avoir recours aux mo-dèles de la planche, ou même, suivant les artistes, du dessin : ils se défont des outils imposés par la pratique majoritaire pour mettre en place un contexte de créati-vité et d’expérimentation affranchie. Ensuite, ils situent la bande dessinée au sein de l’art contemporain en la métissant avec d’autres formes d’expression qui lui sont étrangères : sculpture, installation, ready-made, et même composition musicale pour Patrice Killofer, qui élabore “une musique sous contrainte en guise de partition pour ses 676 apparitions”2, une bande dessinée qu’il publie en 2002. Cet “effrangement des arts”, pour reprendre l’ex-pression de Theodor Wiesengrund-Adorno*, me paraît indissociable de la naissance d’une contemporanéité

(2) Patrice Killofer, 676 apparitions de Killofer, l’Association, 2002Jochen Gerner, Contre la bande dessinée, L’Association, 2008

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Patrice Killofer, Nuages, Dimensions non renseignées, 2010

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dans l’art, au sens où il favorise l’émergence de pra-tiques émancipées des questions de formats et de dis-tinctions immobilistes entre les genres. C’est aussi une vraie prise de risque pour les membres de l’Oubapo, qui entretiennent tous un rapport privilégié, voire exclusif, avec l’objet livre. Enfin, comme je l’ai déjà dit, le col-lectif d’auteurs se positionne dans le cours de l’histoire de l’art, comme l’atteste par exemple l’appropriation du geste duchampien par Jean-Christophe Menu. Or, j’ai l’impression, peut-être à tort, que le milieu de la bande dessinée s’est longtemps caractérisée par un re-fus, ou du moins un affranchissement, de la course de l’Art. La bande dessinée a tracé sa propre histoire. Elle commente volontiers, sans nécessairement s’impliquer (bien sûr, les contre-exemples sont nombreux, mais je ne crois pas qu’ils reflètent la globalité du médium). De la même manière, il y a peu, à ma connaissance, de tentatives théoriques de définition de la bande dessinée comme partie intégrante de l’histoire des arts – et pas simplement comme source d’inspiration ou d’influence pour les artistes.

L’ensemble de ces processus par lesquels les ar-tistes de OuBaPo ont amené la bande dessinée là où elle n’était pas et l’ont fait se mouvoir vers un devenir-autre, peuvent à mon avis être regroupés sous la dénomination de déterritorialisation, que j’emprunte à Gilles Deleuze et Félix Guattari. Je n’ai jamais eu l’occasion d’étudier en détail la pensée de ces auteurs, mais Deleuze repré-sente pour moi une présence familière depuis mon ado-lescence, ayant été “initié” à la philosophie avec l’Abécé-daire. Je me souviens avoir été interpellé et troublé par les notions de territoires et de sortie du territoire qu’il évoque. J’ai appris depuis que ce concept philosophique de déterritorialisation recouvre aussi des horizons poli-tiques et artistiques. La déterritorialisation s’accom-pagne d’une reterritorialisation, ce n’est pas un mouve-ment vers l’émancipation absolue ou l’abstraction. Elle désigne le passage d’une façon d’exister à une autre, sans métamorphose de l’objet déterritorialisé mais en le resituant dans un agencement différent, dans lequel il doit trouver sa place et sa nouvelle manière d’être. C’est un moyen d’”échapper à une aliénation, à des processus

Patrice Killofer, Nuages, Dimensions non renseignées, 2010

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de subjectivation précis”3, et donc une échappatoire à la pensée dominante. C’est ce qui est à l’œuvre lorsque la bande dessinée se déplace vers le cadre de l’exposition, et tout particulièrement dans OuBaPo.

J’aimerais revenir maintenant sur un autre modèle d’exposition, celui de l’extension de l’univers de bande dessinée en trois dimensions. Il s’agit, pour généraliser, de parcours regroupant planches originales, décors de cases reconstitués, scénographies mettant en scène l’ambiance des planches, personnages repro-duits grandeur nature, etc. Je pense que ce modèle-ci n’offre pas de nouveau territoire pour la bande dessi-née. Je m’en explique en avançant qu’il commet l’amal-game entre la bande dessinée et son contenu narratif ou esthétique.

(3) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Les Éditions de Minuit, 1972, p162.

On ne tarit pas d’éloges sur les “univers” des auteurs, sur leur faculté à inventer ou recréer des mondes imaginaires. C’est cette plus-value à l’histoire qui favorise la formation de lectorats fidèles à certaines séries, désireux de découvrir plus en avant les logiques esthétiques, géographiques ou mythologiques de ces nouveaux espaces. Aujourd’hui, le développement des récits transmédia accentue les regroupements de fans autour des multiples facettes médiatiques d’un même univers : bande dessinée, roman, jeu vidéo, cinéma, etc. L’exposition s’inscrit parmi ces médias, dans le sens où elle peut mettre en scène des projections physiques des lieux et personnages du récit, par exemple. L’effet sur le spectateur est garanti : il peut à loisir “entrer” dans la bande dessinée pour y retrouver, d’une manière sen-sible, l’univers qu’il aime tant. C’est là que réside l’amal-game : ce n’est pas la bande dessinée, dans ses particu-larités narratives et formelles, qui est reproduite, mais un ensemble de signes internes qui ont pour mission (et je citerai ici Pierre-Laurent Daurès) “de se substi-tuer aux dessins des planches de bande dessinée pour

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déclencher les mêmes processus imaginatifs”4. J’avance que ces expositions n’offrent pas un nouveau territoire pour la bande dessinée parce qu’elles évacuent l’œuvre originale, qui n’est alors plus qu’un référent visuel, sans produire elles-mêmes de nouvelles œuvres : le statut des objets exposés n’est pas loin du produit dérivé.

Je ne cherche pas à discréditer le fruit du tra-vail de certains auteurs qui ont pu participer à ce genre d’expositions. Le travail de scénographie du dessina-teur François Schuiten, entres autres, a fait date avec Le Musée des Ombres, exposition présentant son travail en collaboration avec Benoît Peeters autour de la série Les Cités obscures. Autour des planches accrochées au mur, le dessinateur et son scénographe, Oliver Corbex, avaient recréé les impressionnants espaces poussiéreux et chaotiques des albums. Mais la réussite esthétique de telles manifestations est selon moi annexe, puisqu’elle

(4) Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l ’exposition de bande dessinée, mémoire présenté sous la direction de Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) et de Thierry Groensteen (EESI), 2011

ne rentre pas dans une perspective productrice de bande dessinée dans l’espace, tout du moins pas plus qu’une exposition “classique” d’originaux.

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Lire dans l’espace

II

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1. contradiction

initiaLe

J ’ai parlé en introduction de l’évidence selon laquelle m’est apparue cette idée de bande dessinée dans l’espace. Elle s’est progressive-

ment accentuée avec la découverte d’artistes et de textes qui ont traité cette même problématique, me confir-mant dans ma conviction que l’espace constitue bien une des formes que s’apprête à faire siennes la bande dessinée. Cependant, cette conviction toute personnelle peut susciter l’incompréhension au premier abord. Elle soulève des questions parfaitement valides : pourquoi faire de la bande dessinée dans l’espace alors que la lecture se pratique communément – pour d’évidentes raisons de confort – dans un contexte d’isolement par

rapport au monde et aux autres ? En d’autres termes, pourquoi la bande dessinée abandonnerait-elle un contexte qui assure l’immersion dans la lecture et donc sa meilleure réception ? Autre question : qu’a-t-elle à gagner en étant confrontée à l’espace ? Je me dois de traiter ces interrogations de front, elles sont cruciales dans la formulation de mon exposé.

Certes, la lecture de longs contenus syn-taxiques est malaisée dans l’espace tridimensionnel. L’information, quand elle est affichée in situ, prend souvent la forme la plus concise possible, elle doit être immédiatement lisible : pictogrammes, slogans et logotypes rythment notre environnement urbain et constituent un mode de communication de l’urgence. À l’inverse, dès qu’il est besoin de plus de quelques dizaines de mots pour colporter un message écrit, le recours à l’imprimé et à la forme livresque est quasi-ment systématique. L’exemple des textes informatifs af-fichés au mur des musées est significatif : ils requièrent toujours une forme de patience pour être lus (s’ils sont

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lus), et on trépigne quasiment en les parcourant, tout impatients que nous sommes de commencer la visite. Une première remarque d’abord : l’œil est bien plus en-clin à s’attarder sur une image que sur un bloc de texte, et l’appréhension d’une image semble spontanée et ful-gurante par rapport au déchiffrement du langage écrit.

Et s’il est ici bien question de lecture, celle de la bande dessinée ne repose pas sur les mêmes méca-nismes que le texte écrit : elle se fait par mises en rap-port, ou comparaisons successives d’une case à la sui-vante au sein de séquences, tandis que l’écriture requiert un mouvement beaucoup plus constant dans sa com-préhension. Les tentatives d’analyses sémiologiques de la bande dessinée ont cherché à déterminer les unités indivisibles dont la somme composerait une bande dessinée, tout comme on peut trouver dans le signe ou la lettre un point-limite à partir duquel articuler le langage. Harry Morgan montre bien l’absurdité de telles entreprises lorsqu’elles s’aventurent au-delà des

limites de la case1. Le mouvement de compréhension du texte n’est donc peut-être pas continu, comme je viens de l’écrire, mais infiniment plus haché. Toujours est-il qu’une phrase s’expérimente dans sa linéarité, en partant d’un début pour aboutir à une fin, alors qu’une image (ou une case) peut être perçue dans sa globalité et son instantanéité.

Je m’éloigne légèrement ici de mon propos pour mieux exprimer l’idée que la lecture de bande dessinée dans l’espace ne soulève pas les mêmes problèmes de temps de déchiffrement, et donc de plaisir, que la lec-ture d’un texte. On me répondra que la bande dessinée fait elle-même recours au texte, et donc à une méta-lecture : bien que l’élément textuel ne soit pas néces-sairement constitutif du médium, je ne peux pas sans malhonnêteté le mettre de côté pour n’inclure que la bande dessinée muette dans ma réflexion. Car il est évident que la bande dessinée ne peut pas telle quelle intégrer la troisième dimension, les artistes doivent

(1) Harry Morgan, Les Principes des littératures dessinées, Éditions de l’an 2, 2003.

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opérer une forme d’adaptation du médium et imaginer de nouveaux dispositifs de lecture (j’aborderai plus en avant cette notion de dispositif, qui est cruciale dans ce mémoire).

M’est avis que la frilosité que l’on peut avoir au premier abord face à l’idée d’une narration spatialisée vient de la place qu’a pris le livre dans notre civilisation depuis l’invention de l’imprimerie, et par la direction qu’a pris la société capitaliste vers une transmission instantanée de l’information. Cependant, l’exemple de civilisations plus reculées met en lumière des pra-tiques de lecture différentes. On évoque souvent la Tapisserie de Bayeux, la Colonne Trajane ou les bas-reliefs de l’Égypte antique comme des ancêtres du 9e art, des proto-bandes dessinées. Comme l’écrit si bien Jean-Christophe Menu, les défenseurs de la bande dessinée ont abusé de ces exemples archaïques “jusqu’à constituer un cliché de “réflexe de légitimation” ; cli-ché qui a pu rapidement, par contradiction, être tour-né en dérision. Il a bientôt suffi de lire au sujet de la

Bande Dessinée les mots “Grotte de Lascaux” pour susciter une certaine moquerie” 2. S’ils constituent sans aucun doute une préfiguration de la bande dessinée moderne, ce n’est pas sous cet angle que j’aimerais étu-dier ces formes de narration archaïques, mais en tant que dispositifs de lecture. Je prendrai donc l’exemple de la civilisation Égyptienne, qui me paraît vivement à propos pour trois raisons. D’abord, les hiéroglyphes se démarquent dans leur multiplicité fonctionnelle : ils regroupent des idéogrammes déchiffrés comme pic-togrammes figuratifs et d’autres ayant la fonction de phonogrammes, c’est-à-dire de signes retranscrivant un son. Cette ambivalence rappelle le phénomène de méta-lecture de la bande dessinée, qui fait appel au texte et à l’image. De plus, l’Égypte pharaonique fait partie des cultures ayant simultanément fait usage de supports “papier” (plus exactement, de volumens en feuilles de papyrus), et de supports architecturaux (les murs des temples ornés de hiéroglyphes). Cette plu-ralité me semble couper court à ce qui peut sembler

(2) Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, l’Association, 2011, p.379

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une contradiction : lecture papier et lecture “murale” peuvent coexister au sein d’une même société. Enfin, cet exemple permet de souligner le système de double rapport statisme/mobilité entre le lecteur et son objet : le volumen se transporte mais se lit immobile ; le bas-relief, par essence inamovible, se parcourt avec le corps.

C’est à mon avis dans ce double que la bande dessinée a quelque chose à “gagner” lors de sa trans-position à l’espace. Le métissage du médium avec des formes artistiques comme l’installation, la sculpture, l’environnement ou d’autres encore à inventer, permet de replacer le corps au centre de la lecture, cette der-nière s’éprouvant de manière sensible, physique, voire musculaire. Je reprends à mon compte ces mots d’El Lissitzky : “[L’]espace [n’est] pas ce que l’on regarde par le trou de la serrure, pas ce que l’on voit par la porte ouverte. L’espace n’est pas seulement là pour les yeux, ce n’est pas un tableau : on veut vivre dedans.”. La bande dessinée dans l’espace n’est donc plus seulement une lucarne dans laquelle le lecteur peut s’engouffrer, elle

active chez le spectateur un mouvement d’exploration, parce qu’il ne peut la manipuler et l’embrasser dans sa globalité. L’objet face à lui, ou autour de lui, n’est plus seulement un écrin à la projection : le lecteur est partie prenante de l’œuvre, il évolue en son sein et doit l’ap-privoiser de tout son corps. Le potentiel poétique d’une telle pratique me semble extrêmement fort.

Certaines œuvres de Lucio Fontana m’ont fait expérimenter le sentiment que j’essaye de décrire. Inscrite dans le mouvement Spatialiste, dont il est l’un des principaux représentants, son œuvre tend à abolir les distinctions entre les genres artistiques et à réaffirmer la primauté de la matière (picturale, spatiale, temporelle) et du mouvement dans la création : “La matière, la cou-leur et le son en mouvement sont les phénomènes dont le développement simultané fait partie intégrante du nouvel art. La couleur, se développant en volume dans l’espace, adopte successivement différentes formes. [...] Une substance plastique mobile permet la construc-tion de formes volumineuses et changeantes. Disposées

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dans l’espace, elles fonctionnent en synchronie, compo-sant des images dynamiques”3. Ainsi, j’ai découvert les Ambienti Spaziali au Musée d’Art Moderne de Paris en juillet 2014, constructions spatiales qui se vivent autant qu’elles se contemplent. La première, Ambiente Spaziale a luce nera, est une pièce éclairée à la lumière noire au plafond de laquelle est suspendue une sculpture que je ne saurais décrire autrement qu’en répétant les mots de Fontana retranscrits ci-dessus. La seconde que je voudrais citer ici, est l’Ambiente Spaziale présentée à la Documenta 4 de Kassel, en 1968. Cette petite salle, reproduite au MAM, se présente comme un labyrinthe immaculé éclairé par une lumière blanche diffuse, et aboutit, après une courte déambulation, sur une fente centrale, pratiquée à même la paroi. Cette œuvre, outre les similitudes intéressantes qu’elle entretient avec le minimalisme, m’avait particulièrement impressionné par l’usage qu’elle faisait de l’espace : son exploration est constitutive de l’œuvre, tout en étant également un outil de mise en exergue et de temporisation de

(3) Lucio Fontana, Manifesto blanco, 1947

son centre névralgique, la fente, un des leitmotivs de l’œuvre de Fontana dont le spectateur est à la recherche lorsqu’il entre dans Ambiente Spaziale.

2. Lecture

d’œuvres

L ’un des mécanismes cruciaux de la bande dessinée est le temps de lecture : le lecteur opère un certain nombre de choix quand

il progresse d’une case à l’autre, choisissant ou non de s’attarder sur telle ou telle case, ayant la possibi-lité de revenir en arrière dans la lecture, ou de sauter des passages entiers. Or, comme on l’a déjà évoqué dans la partie précédente, cette temporalité de la lec-ture peut devenir problématique lors du passage en

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Lucio Fontana, Ambiente Spaziale a luce nera, 1949, dimensions variables (Crédits photo : daniel J. Thawley)

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trois dimensions. Nous ne nous comportons pas de la même manière devant un tableau, une sculpture ou une planche de bande dessinée : ces médiums impliquent différentes attitudes dans leur réception par le specta-teur. Face à une “œuvre”, nous avons tendance à adop-ter la temporalité de la contemplation.

Évidemment, il ne s’agit que de l’un des proces-sus opérant au sein d’une exposition. Mais cela soulève une question intéressante qui, je le crois, se trouve au cœur de notre problématique : peut-on contempler une bande dessinée ? Certes, la puissance plastique ou le rythme de certaines séquences nous poussent à adopter une attitude “contemplative” : le temps se dilate, lais-sant libre cours à une exploration flottante de l’image, qui subjugue. Cependant, la mécanique même de la lecture impose l’idée du mouvement. Il y aura toujours un avant et un après, la case – ou la planche – n’étant que le fragment d’une temporalité plus large, globali-sante. L’œil s’arrête, mais le cerveau garde en mémoire l’espace narratif parcouru et les prolongements futurs

qu’il engendre. Or j’ai la conviction que la contempla-tion appelle une forme de détachement complet par rapport au contexte, qui amène à un lieu singulier et solitaire. Peut-on alors parler de contemplation, lorsque cet instant suspendu intervient, non pas vis-à-vis d’un objet particulier, mais au sein d’un flux, d’un mouve-ment ?

Lecture et contemplation semblent être deux notions inconciliables. Nombreux sont les auteurs de bande dessinée à souligner l’importance de produire des images qui se lisent, en opposition à d’autres, qui se regarderaient. Benoît Peeters théorise justement cette constatation empirique en opposant le fonction-nement de la case à celui du cadre4. Selon lui, la case est une “image en déséquilibre”, tiraillée entre son désir d’autonomie d’une part, et son inscription dans l’espace global de la planche d’autre part. Entité (plastique et narrative) à part entière, elle est lue à l’aune du contenu des cases adjacentes. Au contraire, le cadre procède du

(4) Benoît Peeter, Lire la bande dessinée, Flammarion, 2003

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mouvement inverse : les limites de la toile constituent une rupture dans la réalité, une “solution de continuité” entre le tableau et son environnement. Ainsi, le cadre autorise l’arrêt prolongé, tandis que la case appelle le mouvement, le passage. Si je m’arrête sur cette distinc-tion, c’est parce qu’elle est au cœur des enjeux de ma réflexion. L’exposition Bande dessinée et Figuration nar-rative en est le parfait exemple. Si c’est bien en insistant sur les “techniques narratives” du médium que Couperie et Moliterni souhaitaient opérer la reconnaissance de la bande dessinée, ils évacuèrent d’emblée l’une de ses caractéristiques majeures, en exposant non pas des planches, mais des cases, prélevées de leur contexte et agrandies pour la cimaise. Or la case, extraite de la planche, n’en est plus une. On reconnaît les stigmates de l’objet culturel dont elle provient mais sans en garder l’essence : elle se lit comme on peut “lire” un tableau. Elle redevient cadre, objet de contemplation.

Cependant, je sens que cette conception de la contemplation est trop limitée, trop sclérosée de

stéréotypes. J’ai facilement tendance à la décrire comme un instant de grâce, un moment proche de l’adoration face à l’idole-art. Mais je pense pas qu’il faille s’en tenir à cette approche. Et surtout cela ne correspond pas aux divers sentiments que peut m’ins-pirer une œuvre. Je ne m’oublie pas face à une œuvre, au contraire : c’est moi tout entier qui entre en effer-vescence (ou moi tout entier qui s’emmerde, c’est selon). Je ne me sens pas transcendé par une œuvre, mais plu-tôt activé. Je pense, j’analyse, je ressens, je... Et dans le cadre d’une exposition, cet état ne se limite pas à l’objet singulier, mais peut très bien s’étendre à un parcours, les œuvres faisant sens les unes avec les autres dans l’espace et le temps. De là, on peut très bien concevoir l’exposition comme une séquence, fonctionnant sur des mécaniques proches de celles d’une bande dessinée : une succession de signifiants dans l’espace, ponctuée d’ellipses, et dont le temps de “lecture” n’est défini que par le visiteur. Jochen Gerner semble arriver à la même conclusion lors d’un entretien, publié sur le site du9.org, qu’il accorde à Pierre-Laurent Daurès en 2010 :

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“Si l’on considère deux dessins disposés l’un à côté de l’autre comme une première forme basique de bande dessinée, une succession de dessins exposés sur les murs d’une galerie ne constitueront pas forcément une bande dessinée mais formeront un ensemble  : chaque dessin communiquera avec les autres. Il y aura une histoire mentale, une certaine forme d’édition qui se construira. Chaque exposition imprime une série de visuels dans la tête de chaque spectateur. Il s’agit d’une micro-édition mentale, invisible mais pourtant bien réelle.  Comme pour la construction d’un livre, exposer invite à pen-ser à la disposition des images, des textes les uns par rapport aux autres. L’artiste découpe, écrit un récit et maquette l’espace.” La contemplation, me semble-t-il, peut désigner un phénomène d’immersion et d’excita-tion (intellectuelle, sensorielle, etc.) face à un agence-ment, et, comme le souligne Gerner, de manipulation mentale de cet agencement.

Très récemment, le musée d’Art contemporain de Bordeaux s’est vu le réceptacle d’une expérimentation

portant sur la même analyse. Avec la volonté d’aborder l’exposition comme une gigantesque bande dessinée, le CAPC a confié la scénographie et le commissariat de sa collection à Julie Maroh, auteure de l’album Le Bleu est une couleur chaude. Ouverte au public de mars 2014 à janvier 2015, Procession se présente donc comme un récit séquentiel dont chaque case serait en réalité une œuvre. L’exposition compte des pièces extrêmement variées, tant du point de vue formel – peintures, des-sins, sculptures, installations, vidéos se suivant sans dis-crimination – que du point de vue des tendances artis-tiques représentées, puisque se succèdent des créateurs aussi différents qu’Annette Messager et Hervé di Rosa. De fait, le visiteur est confronté à plusieurs difficultés quant à la “lecture” de l’exposition. Face à des œuvres aussi singulières, il doit faire l’effort de “désapprendre” et d’entretenir avec elles un rapport vierge, afin de permettre une lecture instrumentalisée de l’œuvre, au sein d’une séquence, et non plus au sein du paysage de l’histoire de l’art. Bien que déroutant, le processus me semble particulièrement riche pour la vie de l’œuvre,

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Vues de l’exposition Procession, CAPC de Bordeaux, 2014

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et traduit une approche lucide de l’acte curatorial : une œuvre est continuellement redéfinie et remise en question à chaque exposition, elle est constamment en devenir autre. La seconde difficulté rencontrée par le visiteur provient du caractère hautement hétéro-clite du corpus sélectionné par Julie Maroh. En effet, le récit de bande dessinée se construit invariablement autour d’une constance graphique, qui assure la cohé-rence de l’univers narratif. Si, évidemment, cette “règle” universelle s’est mainte fois vue contredite par certaines bandes dessinées, elle reste essentiellement ancrée dans notre appréhension du genre.

Ainsi, Procession invite le visiteur a reconsidérer ses habitudes de lecture de l’exposition et de la bande dessinée, et à abandonner les rapports spécifiques qu’il entretient avec ces deux pratiques culturelles pour mieux les envisager ensemble, selon un dispositif qu’il doit lui-même concevoir. C’est sur ce dernier point, ce-lui du dispositif, que j’aimerais maintenant m’attarder, en tant qu’il participe selon moi à l’échec de Procession

à produire de la bande dessinée dans l’espace. Tout au long du parcours, Julie Maroh a disposé un certain nombre de dessins, produits tantôt par elle-même, tantôt par l’illustratrice Maya Mihindou, invitée pour l’occasion. Ces dessins, directement apposés aux murs du musée ou encadrés, commentent, accompagnent, et parfois détournent les œuvres exposées. S’y ajoutent également des éléments textuels, phrases, citations, ou série de mots dessinés ou sérigraphiés au mur. Ensemble, textes et dessins sont le ciment conçu par les commissaires pour faire de l’exposition une structure logique, un récit. De fait, ils fonctionnent sur le mode de l’encart narratif au sein d’une bande dessinée, un texte extrait du flux des images, censé éclairer le lecteur sur le déroulement du récit, là où la case en elle-même s’en trouve incapable. Dans Procession, ce procédé me fait l’effet d’une béquille inapte à opérer la jonction entre les œuvres. Si les annotations graphiques et tex-tuelles de Julie Maroh et Maya Mihindou nous livrent certaines clés quant à la sélection des œuvres, gravitant autour du thème du conflit, elles ne permettent pas

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d’appréhender les écarts entre les œuvres comme des ellipses pleines de sens : le visiteur peine à créer des liens d’une pièce à l’autre et à les réunir au sein d’une séquence plus large. Je pense que c’est ici l’inexpérience de Maroh et Mihindou dans l’activité de commissaire, et la complexité de la tâche, qui expliquent la difficulté à “lire l’exposition”.

3. au-deLà de

La dichotomie

art-Littérature

L a bande dessinée tient sa richesse du rap-port bâtard qu’elle entretient avec l’Art et la Littérature. C’est peut-être aussi l’une

des raisons qui la rendent inapte, aux yeux de certains,

à se revendiquer l’égale des deux. Or la question qui m’occupe ici est celle de réunir les figures du spectateur et du lecteur, celui qui observe et celui qui déchiffre, au sein d’un même espace. Qu’elle soit textuée ou atex-tuée, la bande dessinée se lit et se regarde, mais comme on l’a vu précédemment, sa mise en espace repose la question du lecteur-spectateur. Il me semble que cer-tains artistes ont su dépasser ce schisme, jusqu’à abolir la frontière entre l’écriture et le dessin, tant la fluidité dont ils font montre à aller de l’un à l’autre passe pour une instantanéité.

Je pense d’abord à Jochen Gerner, auteur, dessi-nateur et plasticien membre de l’Oubapo, qui se trouve parfaitement à la lisière de la bande dessinée et de l’art contemporain, entre le livre et la galerie. Il a développé depuis une quinzaine d’années un répertoire de formes relevant du pictogramme, évolution logique d’une syn-thèse toujours plus accrue du dessin. Sa conception de la narration a suivi le même mouvement : une utilisa-tion de plus en plus poussée de la contrainte l’a mené à

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adopter des logiques de récit particulièrement radicales et innovantes, sous forme d’inventaires et d’accumula-tions. Si le dessin de Gerner frôle la géométrie, celui-ci est néanmoins un artiste d’une grande plasticité. Il a en effet entamé depuis le début des années 2000 un travail sur le recouvrement à l’encre noir, comme dans TNT en Amérique, l’un de ses travaux ayant eu le plus d’écho dans le milieu de la bande dessinée : le dessinateur avait recouvert de couches d’encre de Chine les planches de vieilles éditions de l’épisode bien connu des aventures de Tintin, ne laissant en défonce que certains mots sélectionnés avec soin, et des pictogrammes de son cru (pistolets, immeubles, couteaux, voitures), comme “dé-coupés” dans la couleur des imprimés. Cet exercice a donné lieu à un livre reprenant le format et l’imposition initiale de l’œuvre détournée, et à plusieurs expositions, car Jochen Gerner ne conçoit pas l’un sans l’autre. Dans l’ensemble de son travail, il conçoit deux dispo-sitifs, éditorial et plastique, deux espaces de réception, le livre et la galerie, et ce à partir d’une même produc-tion. Avec TNT en Amérique le processus d’abolition du

clivage lecteur/spectateur dans l’espace – de la page ou de l’exposition – est tangible. L’écriture et le dessin sont ramenés à une forme fondamentale, et le lecteur doit réviser ses acquis, réévaluer le rapport texte-image selon de nouveaux mécanismes. On progresse ainsi dans la narration au fil des pictogrammes et des suites de mots, repères colorés dans la nuit noire de l’encre. Par asso-ciations, le lecteur retrouve les logiques du récit, mais la forme qu’emprunte ce dernier est si inédite que dessins et texte sont ensemble vecteurs de sens et d’esthétisme : ils deviennent une seule et même matière.

Je pense aussi à Abdelkader Benchamma, un ar-tiste français reconnu dans le milieu du dessin contem-porain. Il emprunte également certaines formes plas-tiques à la bande dessinée, mais lui se tourne plutôt vers le potentiel abstrait du médium : Benchamma déve-loppe un vocabulaire graphique de l’explosion, de la fumée, de la vitesse et de la chaleur dans son dessin, qui n’est pas sans rappeler la beauté de la bande dessinée militaire américaine des années 60, que Jochen Gerner

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Jochen Gerner, TNT en Amérique, L’Ampoule, 2002

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reprend lui aussi à son compte avec Abstraction (1941-1968). La puissance et la virtuosité des œuvres d’Ab-delkader Benchamma vient de leur grande matérialité, l’artiste réussissant à évoquer la matière – organique, gazeuse, minérale – avec une grand sobriété technique. Les markers noirs et les fusains semblent véritablement modeler et distordre la matière, plus qu’ils ne la des-sinent. Le dessinateur investit les murs de la galerie et l’espace du papier, mais en adoptant des formes d’ac-crochages rigoureuses, avec Dark Matter par exemple, à la galerie du Jour Agnès B, en 2011. Son rapport à la littérature est sous-jacent, elle est au cœur de ses influences et de sa démarche de travail. Benchamma parle du geste du dessin comme une écriture, un lan-gage exprimé graphiquement plutôt que textuellement. Il revendique également l’influence de Burroughs et Gysin, dont il transpose la technique du cut-up à l’ex-pression graphique, recréant à travers ses déflagrations le chaos des compositions littéraires des auteurs de la Beat Generation. Cependant, c’est aussi à la lecture de l’œuvre de Benchamma que transparaît sa proximité

avec la littérature. Le livre Random que le dessina-teur publie en octobre 2014 chez l’Association – édi-teur de bandes dessinées – jette une nouvelle lumière sur l’ensemble de sa production. Dans Random, il y a clairement une volonté de séquence, chaque dessin ré-pondant au précédent selon des logiques de métamor-phoses, croissances, décompositions, etc. Benchamma parle lui-même de narration pour parler de ses travaux hors du livre : “C’est assez intéressant pour moi de penser le médium du dessin comme un autre médium, comme une écriture au départ. C’était mon idée avec des dessins qui étaient faits très rapidement sans es-quisse et qui étaient guidés par une histoire, un scéna-rio”. La narration ici, est celle de la transformation de la matière, et d’une certaine façon, on ‘lit” les étapes de cette transformation en parcourant l’espace de la galerie ou du livre.

J’aimerais clore ce chapitre avec Raymond Pettibon. Ses dessins et ses textes sont réunis dans un même geste, les deux semblent affluer également,

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Abdelkader Benchamma, Dark Matter, Galerie du Jour Agnès B, 2011

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avec la même force et dans les mêmes proportions : ils sont l’expression d’une seule énergie, d’un seul regard aiguisé posé sur la société. Écriture et dessin font plus que se compléter, ils forment ensemble une matière unique. Les installations de l’artiste américain reflètent particulièrement bien ce que j’essaye d’exprimer. Les “conglomérats” de dessins accrochés, les phrases peintes à même le mur, les gigantesques figures dessinées sur les cimaises : tout nous vient ensemble, comme une fresque où lettres et images ne forment plus qu’un seul et même discours. Et il n’est pas question d’appréhen-der ces installations à une distance égale, comme des surfaces planes : les jeux d’échelle entre les formats accrochés et les signes muraux nous incitent à des mouvements de rapprochements et d’éloignements successifs, qui insufflent une profondeur aux œuvres. J’ai le sentiment que les fresques de Pettibon consti-tuent aussi bien son oeuvre artistique que littéraire. Et face à elles, il n’est plus question de choisir : on lit et on regarde simultanément. J’irai plus loin en affirmant qu’elles forment un genre de bande dessinée. Non pas

parce que le graphisme de l’artiste trouve son influence dans le comics américain, pas plus en raison des phy-lactères qu’il utilise parfois pour faire s’exprimer ses personnages, mais parce qu’il a recours à une forme de séquentialité, une séquentialité organique, non-linéaire et anachronique. On pourrait même dire une narration politique, philosophique, ironique, ayant pour objet la culture américaine.

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Raymond Pettibon, Sans titre, Contemporary Fine Arts Galerie GMBH, Berlin, 2008

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Spatialités de la bande dessinée

III

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1. enfantement de

dispositifs

L a découverte et l’analyse des propositions artistiques que je rattache à la question de mise en espace, et dont j’ai déjà exposé cer-

tains exemples, me poussent à la conclusion suivante : pour opérer sa déterritorialisation, la bande dessinée doit s’armer de dispositifs nouveaux, qui lui permet-tront d’investir l’espace sans y perdre ses qualités intrin-sèques. Par dispositifs, j’entends à la fois des dispositifs discursifs, c’est-à-dire l’expression pratique ou théo-rique d’une réflexion sur le processus de spatialisation, et des dispositifs techniques, scénographiques et plas-tiques, qui découlent des premiers.

La question du dispositif a été posée à propos d’une autre forme d’expression artistique ayant été

“assimilée” par l’art contemporain et l’espace d’expo-sition : le cinéma. Bande dessinée et cinéma entre-tiennent trop de parenté dans leur forme, leur histoire et leur caractère hybride, pour que je puisse ignorer le 7e art dans ma réflexion. La vidéo et le film ont progres-sivement proliféré, depuis les années 60, dans des pra-tiques artistiques comme l’installation, jusqu’à mettre en cause la forme initiale du cinéma, celui de la salle de projection. C’est à travers la pensée de Raymond Bellour que j’aimerais étudier ce phénomène. Écrivain, essayiste, critique et théoricien du cinéma, Bellour a observé et commenté cette mutation du cinéma vers l’installation. C’est dans La Querelle des dispositifs qu’il regroupe le fruit de ses réflexions, en 2012. Il nous en avait présenté le propos lors d’une intervention aux Beaux-Arts d’Angoulême, peu après sa publication. La querelle, c’est le dialogue qu’opèrent les artistes avec le cinéma, lorsqu’ils le déplacent de son contexte de visionnement vers un autre cadre de réception. Pour Bellour, le cinéma comme on l’entend tradition-nellement se définit par son dispositif : la projection,

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publique ou privée, d’un film dans son entièreté devant un groupe de spectateurs en position assise. Il refuse d’admettre sous la dénomination “cinéma” l’ensemble des installations ayant recours au film, et qui mettent en jeu des expériences sensiblement différentes pour le spectateur. Selon lui, chaque artiste enfante un nouveau dispositif lorsqu’il conçoit une installation. Ce discours, on le voit, pourrait formuler la limite de ma réflexion : le passage à la spatialité, aussi riche qu’il puisse être, constituerait pour la bande dessinée une frontière à partir de laquelle elle cesserait d’exister au profit d’un autre médium. Cette perspective ne me semble pas mettre en échec ce mémoire, mais éventuellement re-définir son propos : ma recherche ne serait plus celle de la bande dessinée dans l’espace, mais celle d’un art nouveau, encore dépourvu de nom. Mais je n’en suis pas persuadé. Le propos de Bellour s’appuie sur la convic-tion, que je partage avec lui, que le cinéma est avant tout un dispositif, et qu’il ne doit pas être confondu avec le langage cinématographique. Or selon moi, la bande dessinée est un langage, et ne peut être réduite à

un contexte de réception donné. Pour être plus clair, le cinéma serait à l’image en mouvement ce que la forme du livre est à la bande dessinée.

À la suite de Raymond Bellour, je place donc la notion de dispositifs au centre de la création d’instal-lations de bandes dessinées. Ces dispositifs, pour être tout à fait efficaces, doivent à mon avis exploiter les spécificités du médium et tirer parti des potentialités spatiales de la bande dessinée.

2. architecture

I l y a une architecture de la bande dessinée. La narration s’appuie sur des constructions, des agencements dans l’espace. C’est particulière-

ment frappant au sein d’une planche : les cases sont autant de briques qui composent l’édifice de la page.

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En allant plus loin, on peut relever plusieurs caracté-ristiques architecturales de la bande dessinée. En pre-mier lieu, il y a la problématique de la circulation entre les cases. L’œil doit pouvoir se mouvoir avec aisance au sein des séquences, dans un sens de lecture défini par l’auteur. Il en va de mécanismes bien plus complexes que la simple juxtaposition de dessins les uns à côtés des autres : par le contenu et la forme des cases , les lignes de force créées par leur juxtaposition, l’utilisation de la couleur, la présence et les dimensions des blancs intericoniques1, l’auteur compose un espace dans lequel le lecteur évolue selon une certaine trajectoire. Hergé fait figure de maître par sa technicité dans la construc-tion de séquences. D’autres auteurs exploitent de ma-nière extrêmement poussée le potentiel structurel de la planche, parmi lesquels Chris Ware, dont certaines planches sont de véritables réseaux fourmillants de che-minements possibles et complémentaires. Ware nous amène à une seconde problématique, celle du rapport entre le tout et la partie. La planche de bande dessinée

(1) Blanc intericonique : synonyme de goutière, espace ou ligne séparant les cases.

est divisée en de multiples objets qui ont chacun une fonction propre (l’action, ou l’instant de narration), une fonction de contact (avec les cases adjacentes), et une fonction d’ensemble (ils définissent la physio-nomie de la page). Ces rapports complexes entre les cases définissent l’”état” de l’espace parcouru par l’œil : fragile, solide, informe, sinueux. Dans ses 676 appari-tions de Killoffer, le dessinateur, qui donne son nom à l’album, multiplie les expérimentations sur le rapport tout/partie, et supprime l’encadrement des cases pour laisser place à des espaces mouvants et instables, rejoi-gnant par là la viscosité de sa narration. Enfin, il y a aussi ce qu’on appelle communément les structures du récit (dans le cas d’une bande dessinée figurative et narrative), c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes et des logiques qui régissent un scénario.

Envisager ces processus architecturaux en trois dimensions ouvre un nombre infini de possibi-lités d’expérimentations en terme de dispositifs (ou,

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Chris Ware, Building Stories, Pantheon Books, 2012

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pour être plus précis, un nombre régi par la formule de passage de l’aire au volume). J’ai évoqué au début de ce mémoire l’exposition OuBaPo, et la proposition qu’Étienne Lécroart avait développée pour l’occasion. Faute de documentation iconographique, je me réfère à la description qu’en fait Jean-Christophe Menu dans La Bande dessinée et son double : “Lécroart mit au point une bande dessinée qui utilisait la topographie de la galerie : les cases passaient d’un mur à l’autre, mon-taient ou descendaient la pente d’un escalier, étaient suspendues au plafond ou traversaient le sol, élaborant des intrigues parallèles relatives à ces différents empla-cements (une bande dessinée à lire en situation donc, et quasiment impossible à transposer en une version imprimée)”. Aussi frustrante que puisse être l’absence de documentation de l’intervention, elle stimule l’ima-gination et invite à rêver sur ces “intrigues”, humoris-tiques à n’en point douter. L’intelligence et l’inventivité de Lécroart passent en effet presque systématiquement par l’humour  : oubapien par excellence, il exploite et déconstruit tour à tour les codes de la bande dessinée

en employant la forme du bon mot, de la scénette ab-surde, du gag. L’humour, comme il le démontre, est un outil extrêmement performant pour inciter le lecteur à prendre du recul sur le dispositif, à le reconsidérer dans sa complexité et non plus comme un banal format.

Parmi les expérimentations sur la dimension structurelle de la bande dessinée, j’aimerais aussi évo-quer l’exposition 10x10, conçue par les éditions Atrabile en 2010 et présentée au festival BDFil de Lausanne et à la biennale d’Art Contemporain du Havre (sous-ti-trée Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l ’égalité). Elle regroupait un grand nombre d’auteurs ayant publié au sein de la maison d’édition indépen-dante, autour d’une contrainte : chacun se voyait oc-troyer un carré de 10x10 Post-It pour réaliser une bande dessinée. Les artistes se sont donc emparé des Post-It comme autant de cases de bande dessinée, en imaginant de multiples utilisations de l’espace parti-tionné qui leur était accordé. Certains jouèrent sur le

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caractère modulaire du Post-It, comme Wazem qui composa un dialogue aléatoire et absurde entre deux itérations d’un même personnage. D’autres s’appro-prièrent la matérialité plastique du support : Manuele Fiore par exemple, avec sa série de portraits féminins réalisés en différentes techniques, le papier se gondo-lant, se craquant ou se racornissant suivant la liquidité du médium. D’autres encore, comme Frédérik Peeters, profitèrent de l’occasion pour développer des types de narration particulièrement inventives : sa bande dessi-née exploitait les combinaisons possibles entre vertica-lité et horizontalité de la lecture des cases, profitant de l’absence de recul du spectateur pour le “piéger” au sein des séquences (je renvoie ici à l’étude qu’en fait Pierre-Laurent Daurès dans son mémoire2). Enfin, l’une des participations se démarquait dans son utilisation de l’espace, non plus seulement du mur, mais de l’expo-sition : celle de Ruppert et Mulot, dont j’aurai l’occa-sion de recontextualiser le travail par la suite. Les deux

(2) Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l ’exposition de bande dessinée, mémoire présenté sous la direction de Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) et de Thierry Groensteen (EESI), 2011

dessinateurs avaient ensemble détourné la contrainte du carré de 10x10, en formant leurs cases à partir de plusieurs Post-It collés de manière désordonnée les uns sur les autres, et en les disséminant dans la galerie, parfois même en les collant sur les créations de leurs condisciples. Ce parti-pris m’interpelle sur plusieurs points. Pour commencer, Ruppert et Mulot avaient incorporé à leur proposition une caractéristique élé-mentaire du Post-It, son adhésivité, comme un vecteur de parasitage de l’exposition collective. Ensuite, ils of-fraient au visiteur une forme de lecture inédite, contex-tualisée dans l’espace – le forçant parfois à se baisser pour déchiffrer la case à même le sol – mais aussi dans le processus d’exposition : il ne pouvait progresser dans la narration que par bribes, les autres œuvres interrom-pant le fil logique de la lecture. Enfin, et c’est sur ce dernier point que j’aimerais insister, Ruppert et Mulot introduisaient alors le jeu et l’interactivité dans la lec-ture tridimensionnelle. Le lecteur-spectateur se fait aussi enquêteur lorsqu’il doit inspecter les recoins de l’espace pour trouver la “case d’après”. Cette conception

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Florent Ruppert & Jérôme mulot, 10x10, extrait, 2010

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ludique de la lecture me semble être tout à fait perti-nente parmi les dispositifs que rend possibles la spa-tialité, et rejoint par là aussi la démarche d’Étienne Lécroart dans OuBaPo.

3. théâtraLité

P oursuivons avec Ruppert et Mulot. Ce duo de dessinateurs poursuit depuis les années 2000 une collaboration qui a pris de mul-

tiples formes. Partageant simultanément les rôles de scénariste et de dessinateur, ils se sont démarqués dans le milieu de la bande dessinée indépendante avec des publications comme Panier de Singe, en 2006, ou Le Royaume, en 2011, chez l’Association. Leur particu-larité est de jouer avec le format du livre et d’inciter à la manipulation de l’objet par le lecteur. Ils ont ainsi conçu des récits d’auto-fiction à plier, découper, à re-garder en louchant, ou à photocopier pour pouvoir être

lus. Parallèlement, ils se livrent à de nombreuses expé-rimentations concernant l’animation, les techniques cinématographiques primitives (phénakistiscopes, zoo-tropes, etc.), mais aussi les potentialités narratives of-fertes par la bande dessinée numérique ; ils regroupent ce travail sur leur site internet, succursale.org. Leur pro-duction étant extrêmement riche en termes de quantité et de diversité, je n’irai donc pas plus loin dans l’énu-mération, pour m’intéresser à la dimension théâtrale de leur pratique.

Le théâtre est une forme à laquelle la bande dessinée doit énormément. Comme l’expose Thierry Smolderen dans Naissances de la bande dessinée3, les prémices de la bande dessinée moderne se sont notam-ment appuyés sur la forme scénique de la pantomime de l’Angleterre du XIXe siècle. Premier théoricien du médium et considéré par beaucoup comme l’inven-teur de la bande dessinée, Rodolphe Topffër (il est

(3) Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, De William Hogarth à Winsor McCay, Les Impressions Nouvelles, 2009

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lui-même dramaturge) met en pratique, au sein de ses “littératures en estampes”, des réflexions sur le jeu et l’expressivité du personnage théâtral. Ainsi, on retrouve dans son œuvre des principes établis par Johann Jakob Engel en 1795 dans son essai Idées sur le geste et l ’action théâtrale, et par le pendant graphique de cet ouvrage, Practical illustrations of Rhetorical Gestures and Action, de Henry Siddon. De nombreuses autres configura-tions que la bande dessinée a adoptées au cours de son histoire renvoient à l’art théâtral : récurrence des plans fixes, des cadrages de personnages en pied, importance du dialogue...

Ces configurations sont abondamment exploi-tées dans les bandes dessinées de Ruppert et Mulot. De plus, s’ajoute à leurs casquettes de dessinateurs et d’auteurs celle de metteurs en scène. Dans leur Championnat de bras de fer, ils invitent 16 dessinateurs, parmi lesquels on retrouve de nombreuses figures de la bande dessinée contemporaine (Lewis Trondheim, Patrice Killofer, Olivier Schrauwen, etc.), à participer à

une joute dessinée : chaque auteur se voit donc invité à faire s’affronter son avatar contre ceux de ses confrères. En résultent une série de scénettes humoristiques et divisées en poules de match. Le duo réitère l’expérience avec Maison close, un récit bien plus ambitieux, réalisé en 2007, à l’occasion du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. Les contraintes de l’écriture collective et de l’auto-représentation sont toujours de mise, mais couplées à une inscription dans un espace défini par les deux organisateurs : ils dessinent à l’avance une suite de vues des différentes pièces d’un bordel, que les des-sinateurs et les dessinatrices doivent habiter de leurs personnages, respectivement clients et prostituées. L’histoire se réfère ostensiblement au genre du boule-vard. Le rôle de metteurs en scène de Ruppert et Mulot me semble parfaitement illustré par ces deux exemples. Leur travail n’est pas ici scénaristique, il définit un cadre aux artistes-interprètes dans lequel ces derniers se laissent aller à un jeu d’improvisation graphique et narrative. Le caractère performanciel de ces proposi-tions me frappe.

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Henry Siddon, Practical illustrations of Rhetorical Gestures and Action, 1822 Figure 1 : «Dévotion» Figure 2 : «Abattement» Figure 3 : «Suspiçion.»

Rodolphe Topffër, Les Amours de monsieur Vieux Bois, 1837 Case 1 : «Troisième rencontre. Déclaration, soupirs, espoirs.» Case 2 : «L’Objet aimé s’éloigne...» Case 3 : «Soupçons naissants.»

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Le livre et le numérique ne sont pas les seuls es-paces dans lesquels Ruppert et Mulot ont déployé leurs recherches sur la théâtralité. Anciens étudiants des Beaux-Arts de Dijon, ils ont aussi investi l’exposition comme territoire d’expérimentations. Parmi celles-ci, La visite des lycéens entre particulièrement en résonance avec mon propos. Elle est présentée au Pavillon Blanc de Colomiers en novembre 2013. Formellement, elle se présente comme une suite de dessins accrochés aux murs, d’animations projetées et d’installations. La dé-marche de l’exposition est de proposer un récit de bande dessinée dont chaque objet exposé constituerait une case, les murs du White cube prenant le rôle de blancs inter-iconiques. Ce n’est pas sans rappeler Procession que j’ai évoqué au chapitre précédent, à une différence notable toutefois : les pièces sont toutes produites par les mêmes artistes, dont on reconnaît le vocabulaire graphique au fil du parcours, permettant d’appréhender le récit de manière plus instinctive. De plus, La visite des Lycéens fait appel à une grande part d’investisse-ment de la part du spectateur : il est amené à prendre

des positions inhabituelles – couchée notamment, pour lire une case en anamorphose – , à manipuler certains objets – on peut lire par exemple “le visiteur est invité à faire des avions en papier” –, et même à prendre part aux installations. En effet, celles-ci se présentent comme des cases à taille humaine : devant un fond blanc est disposée une chaise, qui appelle un visiteur à s’asseoir, et au-dessus de laquelle plane la menace d’un marteau démesuré, fixé au mur, dont un autre visiteur est censé s’emparer, le tout censé simuler une scène de meurtre. Ruppert et Mulot créent une série de dispositifs qui redéfinissent le visiteur comme personnage. Ce geste me semble extrêmement fort et innovant. L’exposition a déjà abondamment été conceptualisée comme un espace où le visiteur est une force agissante, notam-ment par des artistes d’avant-garde, comme Lissitzky ou Frédérik Keisler, qui ont conçu des parcours scé-nographiques basés sur l’interaction. Cependant, il n’y a plus seulement ici interaction, mais bien immersion des visiteurs dans une narration spatiale, grâce à la figure du personnage, chère aux deux dessinateurs. Le

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Florent Ruppert et Jérôme Mulot, La visite des lycéens, 2013, (Crédits photo : Yann Gachet)

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spectateur fait donc la bande dessinée, en même temps qu’il la vit et qu’il la lit. Outre les références multiples à l’histoire de l’art que détournent Ruppert et Mulot (ils évoquent évidemment Joseph Kosuth comme point de départ de certaines installations), ils s’appuient aussi sur une histoire de la scénographie. “L’organisme d’une exposition bien conçue inclut la mobilité, la conviction, l’interpénétration et l’intersection, les mouvements de l’individu. Le plan et la direction du visiteur ne doivent faire qu’un”. La visite des lycéens illustre avec beaucoup d’inventivité ces mots d’ordre d’Herbert Bayer, artiste et théoricien du Bauhaus.

4. oraLité

L a question du théâtre et de la performance nous amène à étudier une autre particula-rité de la bande dessinée, son oralité. Elle

n’entre pas nécessairement dans une définition globale du médium (en tous les cas, pas la mienne) qui exclu-rait de fait toute la bande dessinée muette. Toutefois l’écriture et le dialogue jouent un rôle prédominant dans la production globale du 9e art, et prennent des formes si variées d’une production à l’autre que je ne m’essaierai pas à un recensement de leurs potentialités. Pourtant la tentation est grande de relever les artistes qui m’ont le plus touché dans leur utilisation du style écrit. Le travail de Martin Vaughn-James dans La Cage4 m’a beaucoup marqué par exemple. S’inscrivant dans la continuité du Nouveau roman, cet auteur ques-tionne et supprime la figure du personnage dans l’his-toire en images en question. La Cage est une déambu-lation labyrinthique au sein d’un espace en mouvement perpétuel, indéfini et surréaliste. La force du dessin de Vaughn-James trouve son écho dans la profonde poésie des textes qui l’accompagnent et le rythment. Le lec-teur est d’autant plus troublé dans son exploration que le texte semble parfois prendre une complète liberté

(4) Martin Vaughn-James, La Cage, Les Impressions Nouvelles, 2006

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par rapport à l’image : le mouvement poétique prend le dessus sur une vision cohérente de la narration, et l’effet à la lecture en est démultiplié. J’ai déjà également parlé de Jochen Gerner, qui, lui, emploie une forme parcel-laire d’écriture, dans TNT en Amérique, ou une forme de glanage, avec Contre la bande dessinée, où il inven-torie un très grand nombre de citations et de propos relatifs à la bande dessinée, avec l’intention ironique de souligner l’absurdité et la stérilité du discours ambiant tenu sur l’art séquentiel dans notre société.

Philippe Dupuy a réalisé un dispositif qui repose sur l’oralité de l’écriture de Contre la bande dessinée. Présentée au festival Pulp en mars 2014, dans les lo-caux de la Ferme du Buisson, centre d’art de Marne-la-Vallée, cette installation faisait partie d’une série inti-tulée Ceci n’est pas une bande dessinée, une suite de boxes dédiés individuellement à la présentation d’un auteur de la scène indépendante. L’intention était de mon-trer autrement la bande dessinée : ainsi, des réductions des planches de L’ascension du Haut Mal de David B

tapissaient les parois d’un des boxes, éclairé à la lumière bleue ; le travail de Jason était retranscrit sous forme d’animations au praxinoscope, etc. Jochen Gerner, quant à lui, faisait l’objet d’une installation sonore, une lecture des idées reçues collectées dans Contre la bande dessinée. L’image, ici, n’était pas à même de traduire le sentiment provoqué par l’accumulation des citations. Le dispositif le montre bien : paradoxalement, le son peut dans certains cas être le meilleur moyen d’appré-hender la bande dessinée. De surcroît, il pose une ques-tion intéressante : la bande dessinée peut-elle être lue (ou déclamée) ?

La littérature appelle à la lecture à voix haute parce qu’elle est elle-même une extension de l’oralité. Dire et écrire ont en commun la capacité à activer des concepts, à les faire exister. Cette performativité du langage écrit et parlé est au centre du travail de Thomas Clerc, écrivain et performer français. Il a réalisé de nombreuses “lectures performées”, manifestations pen-dant lesquelles il active, par la parole, par le mouvement

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du corps, et par le jeu, des textes qu’il écrit ou choisit chez d’autres auteurs, comme Édouard Levé. L’humour est apparent dans les performances de Thomas Clerc, et favorise l’immersion dans une pensée intellectuelle de la littérature. L’idée de Performance par exemple, m’a beaucoup plu pour sa simplicité : l’auteur y “lit” un de ses articles sur la performance paru dans la presse artistique, en articulant les mots sans les prononcer ; le seul mot lu à voix haute est “performance”. Thomas Clerc me permet d’aborder les tentatives de lecture de bande dessinée sur scène. Plusieurs de ces lectures se sont produites à la Maison de la Poésie de Paris : leurs auteurs faisaient le pari de lire, mais aussi de mimer, de décrire, et donc de performer, des extraits de leurs al-bums sans avoir recours à l’image. Je n’ai jamais eu l’oc-casion d’assister à l’une des représentations de Bande dessinée à voix haute, mais les problématiques abordées par ce genre de manifestations m’interpellent au plus haut point. Car mettre en espace la bande dessinée équivaut à replacer le corps dans le processus de lecture, mais aussi au sein même de l’œuvre et de la création.

Je pense que la bande dessinée peut se métisser aussi avec le spectacle vivant, quitte à brouiller encore plus sa définition initiale. Le dispositif de Bande dessinée à voix haute active des œuvres, mais active-t-il le langage de la bande dessinée ? Toujours est-il qu’il ouvre des pers-pectives d’approfondissements de la pratique.

5. mouvement

L a bande dessinée, puisqu’elle manipule l’es-pace et le temps, renvoie au mouvement. Elle entretient souvent un rapport ambiva-

lent avec lui, entre attraction et répulsion. Lorsqu’elle décompose le mouvement, la séquence n’est pas loin de l’animation, néanmoins la juxtaposition de l’en-semble des images d’un film d’animation ne peut être appelée une bande dessinée. Par ailleurs, on rapproche souvent le 9e art du 7e, et on parle de découpages

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cinématographiques pour certaines bandes particuliè-rement dynamiques et spectaculaires dans leur utilisa-tion du cadrage. Moins volontiers mentionnées sont les “dettes” du cinéma envers la bande dessinée, celle-ci ayant précédé et accompagné son émergence. Thierry Smolderen5 décrit de façon passionnante le dialogue de la bande dessinée avec l’évolution technique de la photographie et du cinématographe. L’impact des premières séries de décompositions du mouvement d’Eadweard Muybridge et d’Étienne-Jules Marey est énorme sur les pratiques du dessin de presse et de la bande dessinée. Elles sont abondamment commentées par les dessinateurs, et ont des conséquences considé-rables sur la construction de leurs histoires. En outre, la bande dessinée s’empare des avancées technologiques de la chronophotographie, du cinéma naissant et du phonographe pour prophétiser le cinéma parlant : elle est le premier média à intégrer l’image en mouvement et le son. Thierry Smolderen explique le phénomène

(5) Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, De William Hogarth à Winsor McCay, Les Impressions Nouvelles, 2009

par la propension de la bande dessinée à s’approprier les modes de représentation et à les détourner, les faire communiquer : c’est ce qu’il appelle l’hybridation ironique.

Aujourd’hui encore, les auteurs continuent d’as-similer les progrès technologiques, l’informatique en étant la démonstration la plus évidente. Le numérique a ouvert la voie à de nouvelles manières d’aborder le mouvement dans la bande dessinée. Notamment par la réconciliation au sein d’un même espace de la narration séquentielle et de l’animation. Mais aussi dans sa capa-cité à faciliter l’exploitation de nouveaux mouvements de lecture. Avec 3”, Marc-Antoine Mathieu utilise le mouvement du zoom pour développer son intrigue, la narration suivant les multiples réfractions et réflexions d’un rayon de lumière dans l’espace. La technique du scroll, c’est-à-dire du défilement vertical ou horizontal, a abondamment été expérimentée dans la bande des-sinée numérique, réalisant une utopie narrative que Scott Mc Cloud désigne par le terme d’Infinite Canvas.

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D’autres mouvements de lectures moins facilement en-clines à la catégorisation sont apparus. Entre autres, on peut évoquer les formes de bandes dessinées s’appuyant sur l’exploration de l’espace, celui de l’écran, mais aussi celui d’internet, la lecture se faisant par “sauts” entre différents territoires virtuels, grâce à l’utilisation de liens hypertextes.

Philippe Dupuy fait partie des artistes ayant ex-ploité les spécificités, de mouvement notamment, de la bande dessinée numérique dans le cadre d’une exposi-tion. Il est bien connu du grand public par sa collabora-tion avec Charles Berberian, avec qui il signe de nom-breux albums (dont ils étaient tous deux dessinateurs et scénaristes) pendant plus de 25 ans, période au cours de laquelle leur travail évolue progressivement de la production mainstream vers une bande dessinée d’auteur. Parallèlement, ils développent un travail indépendant jusqu’à suspendre leur collaboration livresque dans les années 2000. Dupuy se tourne alors vers l’art contem-porain, et affiche de manière de plus en plus marquée

un désir de faire entrer la bande dessinée en friction avec d’autres pratiques contemporaines. Il réalise et initie de nombreuses performances de dessin, le plus souvent en lien avec la musique : on peut relever, entre autres, The Exploding Graphic Inevitable Show, une per-formance de 4h où il invite 6 dessinateurs à expérimen-ter différentes formes de dessin live sur fond de mu-sique rock ; sa collaboration avec Rodolphe Burger (en duo avec Charles Berberian) sous forme de concerts dessinés ; ou encore Memories from The Missing Room, un spectacle réunissant ses dessins réalisés et projetés en direct, le théâtre de Marc Lainé, et la musique live du groupe de folk Moriarty. Si Philippe Dupuy pour-suit sa production graphique et éditoriale, celle-ci se colore de ses nouvelles ambitions. Il participe notam-ment à la revue numérique de bande dessinée Professeur Cyclope, pour laquelle il réalise Une histoire de l ’art, série d’épisodes dédiés à un ou des artistes contemporains. Enfin, sa résidence d’artiste à la Ferme du Buisson lui donne l’occasion de concevoir un certain nombre d’ins-tallations. Il avait déjà construit en 2009 sa Machine à

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Philippe Dupuy, «Une Histoire de l’Art» (extrait), Professeur Cyclope, n°12, 2014

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dessiner des sons6, dont le titre m’exempte d’une descrip-tion. En 2011, il conçoit Loops, qui nous replace direc-tement dans le champ du mouvement, puisqu’elle fait appel à l’animation. Avec pour thématique la boucle, l’installation se compose “de trois praxinoscopes (ma-chines produisant des boucles de dessins animés d’une seconde), d’un carrousel d’ombres et d’un plateau d’anamorphoses tournant”. L’artiste se penche ici sur la problématique du renouvellement (politique, culturel, social, écologique, etc.) en ayant recours à la machine, symbole du mouvement incessant et répétitif dans notre société capitaliste. Cependant la bande dessinée ne me semble pas au cœur de ces expérimentations.

C’est au terme de sa résidence d’artiste, que Dupuy est convié, par Arte et le centre d’art de Marne-la-Vallée, à superviser le festival de bande dessinée Pulp dont j’ai déjà évoqué l’installation Ceci n’est pas une

(6) On peut relever l’insistance de Dupuy à expliciter ses influences artistiques : The Exploding Graphic Inevitable Show renvoit aux Exploding Plastic Inevitable, évènements organisés par Andy Warhol réunissant musique livre, vidéo et performance ; La machine à dessiner des sons, quant à elle, rappelle les Machines à dessiner de Jean Tinguely.

bande dessinée. Il réalise une autre installation dans le cadre du festival : L’œil du cyclope. Le projet est de mon-trer différents travaux publiés dans la revue Professeur Cyclope. Pour ce faire, Dupuy conçoit un parcours immersif et interactif. En déambulant, le visiteur ren-contre une suite d’écrans encastrés dans la cloison. Sous chaque écran, un objet à manipuler : un renard empail-lé à caresser, des tampons encreurs à tamponner, une clé à tourner dans une serrure, ouvrir un réfrigirateur. Chaque action entraîne une progression dans le récit à l’écran. Ainsi, le spectateur est amené à reconsidérer son rapport aux objets de la bande dessinée (tablettes, ordinateurs, livre). Le geste de tourner une page ou d’interagir avec un écran fait partie de notre quotidien, il n’est plus chargé de signification. Le dispositif de L’œil du cyclope replace la question du corps et de son mouvement au centre de la lecture. L’une des installa-tions, un vélo d’appartement dont la course déclenchait un scrolling vertical de la bande dessinée à l’écran, exi-geait même un effort physique de la part du lecteur. Il y avait d’autres dispositifs à l’œuvre dans l’exposition, et

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j’aimerais maintenant aborder celui que je juge le plus intéressant du point de vue formel et conceptuel.

Il s’agit de l’installation que Philippe Dupuy a réalisée pour exposer son Histoire de l ’Art. Dans la revue Professeur Cyclope, ces histoires se présentent sous la forme de longs défilés verticaux dans lesquels le personnage de Dupuy lui-même discourt au milieu des œuvres qui l’habitent. Dans l’espace de l’écran, les œuvres s’étirent, prennent des proportions démesurées et s’accumulent. Elles forment un paysage. C’est ce pay-sage que l’avatar du dessinateur parcourt – c’est lui qui les habite, en fin de compte. Ces traversées sont l’occa-sion pour lui de dialoguer avec les artistes, qu’il anime par le dessin, sur leurs créations et leur philosophie de l’art. Le trait sobre et gracieux de Dupuy délivre alors une vision subjective de l’histoire de l’art contempo-rain, où les concepts et les personnalités des artistes priment sur la chronologie. Pour l’exposition, Dupuy imagine une machine, encore une fois : c’est un long tapis roulant de 14 mètres de long, sur lequel défilent

les pages juxtaposées les uns sous les autres (récréant ainsi la continuité verticale de la publication numé-rique). Si l’on peut croire à un bandeau ininterrompu, les pages sont néanmoins indépendantes, puisqu’au “re-tour” des dessins, sous le tapis, elles pendent les unes à la suite des autres. Formellement, cette précision a son importance, puisque la monumentalité et la stabilité de l’installation trouvent leur contrepartie dans la finesse de ces feuilles, fragiles et ondulantes. C’est aussi une belle manière de retrouver la séquentialité de la bande dessinée, qui semble, en superficie seulement, laisser ici place à un continuum narratif, destiné à se répéter inlassablement. En cherchant à reproduire le procédé de scrolling, Philippe Dupuy invente un dispositif iné-dit de bande dessinée. Parce qu’ici, le mouvement des planches est indépendant de sa volonté, ou plutôt il continue sans lui. Comme si l’artiste voulait nous rap-peler que l’Art continuera toujours d’évoluer et de se mouvoir, à la périphérie de notre vision ou même caché, invisible. Ainsi, le lecteur doit composer avec la vitesse du rouleau : ou bien le suivre pour déchiffrer, stationner

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Philippe Dupuy, Une Histoire de l ’Art, 14x0,5m, 2014, (Crédits photo : Jorge Fidel Alvarez)

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sur place pour le voir défiler, ou encore reculer pour avancer dans l’histoire. Le mouvement de la marche embrasse ici celui de la lecture. Il y a aussi une forme d’interactivité, mais beaucoup plus ténue, comme dans un livre finalement. Il faut manipuler l’objet ou plutôt l’apprivoiser. Ce qui fascine ici, c’est l’impression de redécouvrir la lecture sous un jour nouveau. J’arrive ici aux mêmes conclusions que Pierre-Laurent Daurès dans un billet publié sur du9.org. Aussi je le laisserai clore ce paragraphe :

“Peut-être s’agit-il du stade primitif d’une bande dessinée pour l’écran ? Les images sont archaïquement tracées à l’encre sur du papier, et il faut mobiliser tout son corps, marcher et se pencher pour lire ce blog d’avant l’ordinateur. Ou bien peut-être sommes-nous face à l’invention d’un dispositif de lecture, un appa-reil proposant toutes ses pages simultanément à plu-sieurs lecteurs, une machine à lire tout droit sortie d’un monde rétro-futuriste, un engin qui aurait pu figurer dans les Cités obscures. Il se peut enfin qu’il s’agisse

d’une résurgence des antiques dispositifs de narration par l’image, un procédé cousin de la colonne Trajan, de la tapisserie de Bayeux et des emakimono… On peut multiplier avec délices les hypothèses sur cet étrange objet de bande dessinée, toutes mettent en jeu sa pro-blématique inscription dans une époque ; c’est le bel anachronisme de la machine de Philippe Dupuy, qui permet au regard blasé de revoir enfin ce qu’il n’a pour-tant cessé d’avoir sous les yeux : la magie de la bande dessinée.”

Le geste de Philippe Dupuy me semble cris-talliser tous les enjeux d’une démarche que j’ai essayé de cerner tout au long de ce mémoire. Il réunit dans son installation le corps, l’espace et le mouvement pour proposer une expérience de lecture. Son dispositif té-moigne d’une réflexion fertile sur la bande dessinée et son inscription dans la création contemporaine. Il fait partie des artistes qui ont su, selon moi, offrir un nou-veau territoire à la bande dessinée, et qui me poussent à l’exploration de nouveaux espaces.

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En relisant ce mémoire, je m’aperçois qu’il trahit certains leitmotivs relatifs à mon propre travail : corps lecteur, exploration de l’espace, narration vécue phy-siquement, mais aussi une volonté de transformer la pratique et le regard sur la bande dessinée. Ces thèmes récurrents dans l’écriture forment une sorte d’annonce des expérimentations que j’aimerais déployer au sein du diplôme de fin d’études. La rédaction m’a permis de matérialiser et d’articuler mes réflexions concer-nant l’espace ; mieux, elle en a vu émerger de nouvelles, inspirées par mes recherches ou induites par le mou-vement de l’écriture. Le cadre du mémoire m’a donné l’occasion de m’extérioriser, dans le sens de l’expression des circonvolutions intérieures de la pensée, mais aus-si et surtout, dans le sens où j’ai pu m’y oublier. Les découvertes que j’ai faites pendant ces derniers mois ont recadré certaines intuitions artistiques, certaines envies, au sein d’un phénomène plus large et infiniment riche. Dès lors, la question n’est plus pour moi celle d’une tentative de révolution du médium, mais de la continuation d’un mouvement contextualisé, délimité

et représenté par des figures majeures. Une révolution, ça ne se fait pas tout seul. Et peut-être même le terme est-il mal choisi, ou anachronique. Dans un long en-tretien accordé à Henri Landré1, Philippe Dupuy parle de son impatience à voir se transformer ce que beaucoup d’artistes de la bande dessinée ressentent comme une situation intermédiaire, précarisée par les discours majoritaires et l’immobilisme des institutions éditoriales, culturelles et politiques. Mais peut-être la beauté de certains gestes artistiques tient-elle à leur déséquilibre et à leur inadéquation dans une époque ? Qu’adviendra-t-il lorsque la bande dessinée sera insti-tutionnalisée comme une pratique artistique contem-poraine au même titre que l’installation, la peinture ou la performance ? Ne court-on pas le risque de déflo-rer la fraîcheur de certaines pratiques ? Cette défiance, on la retrouve dans toute pensée contestataire. Elle a ses limites, lorsqu’à trop vouloir tendre vers une forme d’autarcie, elle réprime le geste de la création, ou nie la réalité historique en cherchant à aller contre elle. Ces

(1) Henri Landré, émission Esperluette du mardi 4 mars 2014, Jet FM

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réflexions, on le voit, n’ont pas tout à fait leur place dans ce mémoire, mais elles découlent naturellement des problématiques plastiques et conceptuelles que j’ai pu aborder. Elles occultent cependant l’une des facettes de mon champ de questionnement : faire de la bande dessinée dans l’espace équivaut à transformer la bande dessinée, mais aussi à transformer l’espace. Et si cette mutation peut évidemment sous-tendre des préoccu-pations politiques, elle opère fondamentalement sur la sensibilité. Changer une manière d’appréhender l’espace, c’est changer une façon d’exister, ne serait-ce que le temps d’une œuvre, d’une exposition. C’est là que réside le potentiel poétique de la projection de la bande dessinée dans la tridimensionnalité. Au delà de la problématique de l’espace, ce mémoire a constitué pour moi une occasion de dresser un portait subjectif de la bande dessinée contemporaine, et d’ébaucher un scénario, parmi tant d’autres, de son évolution future. Énoncer un constat sur certaines tendances actuelles de l’accrochage de la bande dessinée m’a amené à re-mettre en question les pratiques majoritaires, et surtout

à reconsidérer l’objet même de la bande dessinée, en revenant à l’étude de ses qualités élémentaires. De là, j’ai tenté de formuler une définition moins figée du médium, plus ouverte à l’hybridation des genres et des pratiques, un point de départ -déterminé a posteriori- pour l’avènement de pratiques précurseurs dont j’ai exposé certains exemples. Et si l’espace tridimension-nel a constitué le point névralgique de ma réflexion, peut-être ce mémoire cherche-t-il plus largement à cerner une forme de création émergente, qui ne soit pas contrainte de se revendiquer ou non de la bande des-sinée pour pouvoir être perçue et appréciée, mais qui l’embrasse, tout simplement, sans autre considération que celle de son pouvoir signifiant et sensible.

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KEDRYNA Julien, «DARK MATTER >>> Rencontre avec Abdelkader Benchamma», Entretien avec Abdelkader Benchamma, Collection [en ligne], 2011, http://www.collectionrevue.com/2011/05/19/dark-matter-rencontre-avec-abdelkader-benchamma/

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Je tiens à remercier Henri Lemahieu pour nos longs échanges et pour ses relectures attentives, Johanna Schipper, Régis Pinault, Guy Limone et Jacques Lafon pour leurs encourage-ments et leur suivi, Aurélie Magar pour son éru-dition, sa disponibilité et sa gentillesse, Geoffrey Grimal pour la bonne bouffe et pour les stats, l’ensemble de la promotion 2014/2015 des cin-quièmes années de DNSEP pour leur amitié, Aude Wiard pour son aide et sa présence, et Claire et Jean-Philippe Espinasse pour leur sou-tien et leurs multiples corrections.

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Achevé d’imprimer à l’atelier édition de l’EESI d’Angoulême en mars 2015 par Emmanuel Espinasse sous

l’oeil bienveillant de Robin Poma, grand gourou des Adorateurs du Soleil

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“L’espace n’est pas ce que l’on regarde par le trou de la serrure, pas ce que l’on voit par la porte ouverte. L’espace n’est pas seulement là pour les yeux, ce n’est pas un tableau : on veut vivre dedans.”

El Lissitzky