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 Benjamin Constant  Adolphe BeQ 

Constant Adolphe

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  • Benjamin Constant

    Adolphe

    BeQ

  • Benjamin Constant

    Adolphe

    Anecdote trouve dans les papiers dun inconnu

    La Bibliothque lectronique du Qubec

    Collection tous les vents Volume 170 : version 1.0

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  • Sur la couverture, Isabelle Adjani, dans

    Adolphe de Benot Jacquot, film tourn en 2002, daprs luvre de Benjamin Constant.

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  • Adolphe

    dition de rfrence : Paris, Garnier Frres, Libraires, 1849.

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  • Prface de la troisime dition Ce nest pas sans quelque hsitation que jai

    consenti la rimpression de ce petit ouvrage, publi il y a dix ans. Sans la presque certitude quon voulait en faire une contrefaon en Belgique, et que cette contrefaon, comme la plupart de celles que rpandent en Allemagne et quintroduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie dadditions et dinterpolations auxquelles je naurais point eu de part, je ne me serais jamais occup de cette anecdote, crite dans lunique pense de convaincre deux ou trois amis runis la campagne, de la possibilit de donner une sorte dintrt un roman dont les personnages se rduiraient deux, et dont la situation serait toujours la mme.

    Une fois occup de ce travail, jai voulu dvelopper quelques autres ides qui me sont survenues et ne mont pas sembl sans une

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  • certaine utilit. Jai voulu peindre le mal que font prouver mme aux curs arides les souffrances quils causent, et cette illusion qui les porte se croire plus lgers ou plus corrompus quils ne le sont. distance, limage de la douleur quon impose parat vague et confuse, telle quun nuage facile traverser ; on est encourag par lapprobation dune socit toute factice, qui supple aux principes par les rgles et aux motions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne sy trouve pas. On pense que des liens forms sans rflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit langoisse qui rsulte de ces liens briss, ce douloureux tonnement dune me trompe, cette dfiance qui succde une confiance si complte, et qui, force de se diriger contre ltre part du reste du monde, stend ce monde tout entier, cette estime refoule sur elle-mme et qui ne sait plus o se replacer, on sent alors quil y a quelque chose de sacr dans le cur qui souffre, parce quil aime ; on dcouvre combien sont profondes les racines

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  • de laffection quon croyait inspirer sans la partager : et si lon surmonte ce quon appelle la faiblesse, cest en dtruisant en soi-mme tout ce quon a de gnreux, en dchirant tout ce quon a de fidle, en sacrifiant tout ce quon a de noble et de bon. On se relve de cette victoire, laquelle les indiffrents et les amis applaudissent, ayant frapp de mort une portion de son me, brav la sympathie, abus de la faiblesse, outrag la morale en la prenant pour prtexte de la duret ; et lon survit sa meilleure nature, honteux ou perverti par ce triste succs.

    Tel a t le tableau que jai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si jai russi ; ce qui me ferait croire au moins un certain mrite de vrit, cest que presque tous ceux de mes lecteurs que jai rencontrs mont parl deux-mmes comme ayant t dans la position de mon hros. Il est vrai qu travers les regrets quils montraient de toutes les douleurs quils avaient causes perait je ne sais quelle satisfaction de fatuit ; ils aimaient se peindre, comme ayant, de mme quAdolphe, t poursuivis par les opinitres affections quils avaient inspires, et victimes de

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  • lamour immense quon avait conu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanit les et laisss tranquilles, leur conscience et pu rester en repos.

    Quoi quil en soit, tout ce qui concerne Adolphe mest devenu fort indiffrent ; je nattache aucun prix ce roman, et je rpte que ma seule intention, en le laissant reparatre devant un public qui la probablement oubli, si tant est que jamais il lait connu, a t de dclarer que toute dition qui contiendrait autre chose que ce qui est renferm dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je nen serais pas responsable.

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  • Avis de lditeur Je parcourais lItalie, il y a bien des annes. Je

    fus arrt dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un dbordement du Neto ; il y avait dans la mme auberge un tranger qui se trouvait forc dy sjourner pour la mme cause. Il tait fort silencieux et paraissait triste. Il ne tmoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois lui, comme au seul homme qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche prouvait. Il mest gal, me rpondit-il, dtre ici ou ailleurs. Notre hte, qui avait caus avec un domestique napolitain qui servait cet tranger sans savoir son nom, me dit quil ne voyageait point par curiosit, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais dune manire suivie ; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait les journes entires assis, immobile, la

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  • tte appuye sur les deux mains. Au moment o les communications, tant

    rtablies, nous auraient permis de partir, cet tranger tomba trs malade. Lhumanit me fit un devoir de prolonger mon sjour auprs de lui pour le soigner. Il ny avait Cerenza quun chirurgien de village ; je voulais envoyer Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce nest pas la peine, me dit ltranger ; lhomme que voil est prcisment ce quil me faut. Il avait raison, peut-tre plus quil ne pensait, car cet homme le gurit. Je ne vous croyais pas si habile , lui dit-il avec une sorte dhumeur en le congdiant ; puis il me remercia de mes soins, et il partit.

    Plusieurs mois aprs, je reus, Naples, une lettre de lhte de Cerenza, avec une cassette trouve sur la route qui conduit Strongoli, route que ltranger et moi nous avions suivie, mais sparment. Laubergiste qui me lenvoyait se croyait sr quelle appartenait lun de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures taient effaces, un portrait de

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  • femme et un cahier contenant lanecdote ou lhistoire quon va lire. Ltranger, propritaire de ces effets, ne mavait laiss, en me quittant, aucun moyen de lui crire ; je les conservais depuis dix ans, incertain de lusage que je devais en faire, lorsquen ayant parl par hasard quelques personnes dans une ville dAllemagne, lune dentre elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont jtais dpositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoy avec une lettre que jai place la fin de cette histoire, parce quelle serait inintelligible si on la lisait avant de connatre lhistoire elle-mme.

    Cette lettre ma dcid la publication actuelle, en me donnant la certitude quelle ne peut offenser ni compromettre personne. Je nai pas chang un mot loriginal ; la suppression mme des noms propres ne vient pas de moi : ils ntaient dsigns que comme ils sont encore, par des lettres initiales.

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  • I Je venais de finir vingt-deux ans mes tudes

    luniversit de Gottingue. Lintention de mon pre, ministre de llecteur de ***, tait que je parcourusse les pays les plus remarquables de lEurope. Il voulait ensuite mappeler auprs de lui, me faire entrer dans le dpartement dont la direction lui tait confie, et me prparer le remplacer un jour. Javais obtenu, par un travail assez opinitre, au milieu dune vie trs dissipe, des succs qui mavaient distingu de mes compagnons dtude, et qui avaient fait concevoir mon pre sur moi des esprances probablement fort exagres.

    Ces esprances lavaient rendu trs indulgent pour beaucoup de fautes que javais commises. Il ne mavait jamais laiss souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accord, quelquefois prvenu, mes demandes cet gard.

    Malheureusement sa conduite tait plutt

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  • noble et gnreuse que tendre. Jtais pntr de tous ses droits ma reconnaissance et mon respect ; mais aucune confiance navait exist jamais entre nous. Il avait dans lesprit je ne sais quoi dironique qui convenait mal mon caractre. Je ne demandais alors qu me livrer ces impressions primitives et fougueuses qui jettent lme hors de la sphre commune, et lui inspirent le ddain de tous les objets qui lenvironnent. Je trouvais dans mon pre, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait dabord de piti, et qui finissait bientt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premires annes, davoir eu jamais un entretien dune heure avec lui. Ses lettres taient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais peine tions-nous en prsence lun de lautre, quil y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais mexpliquer, et qui ragissait sur moi dune manire pnible. Je ne savais pas alors ce que ctait que la timidit, cette souffrance intrieure qui nous poursuit jusque dans lge le plus avanc, qui refoule sur

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  • notre cur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dnature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amre, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mmes de la douleur que nous prouvons ne pouvoir les faire connatre. Je ne savais pas que, mme avec son fils, mon pre tait timide, et que souvent, aprs avoir longtemps attendu de moi quelques tmoignages daffection que sa froideur apparente semblait minterdire, il me quittait les yeux mouills de larmes, et se plaignait dautres de ce que je ne laimais pas.

    Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractre. Aussi timide que lui, mais plus agit, parce que jtais plus jeune, je maccoutumai renfermer en moi-mme tout ce que jprouvais, ne former que des plans solitaires, ne compter que sur moi pour leur excution, considrer les avis, lintrt, lassistance et jusqu la seule prsence des autres comme une gne et comme un obstacle. Je contractai lhabitude de ne jamais parler de ce qui

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  • moccupait, de ne me soumettre la conversation que comme une ncessit importune et de lanimer alors par une plaisanterie perptuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui maidait cacher mes vritables penses. De l une certaine absence dabandon quaujourdhui encore mes amis me reprochent, et une difficult de causer srieusement que jai toujours peine surmonter. Il en rsulta en mme temps un dsir ardent dindpendance, une grande impatience des liens dont jtais environn, une terreur invincible den former de nouveaux. Je ne me trouvais mon aise que tout seul, et tel est mme prsent leffet de cette disposition dme que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour dlibrer en paix. Je navais point cependant la profondeur dgosme quun tel caractre parat annoncer : tout en ne mintressant qu moi, je mintressais faiblement moi-mme. Je portais au fond de mon cur un besoin de sensibilit dont je ne mapercevais pas, mais qui, ne trouvant point se

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  • satisfaire, me dtachait successivement de tous les objets qui tour tour attiraient ma curiosit. Cette indiffrence sur tout stait encore fortifie par lide de la mort, ide qui mavait frapp trs jeune, et sur laquelle je nai jamais conu que les hommes stourdissent si facilement. Javais lge de dix-sept ans vu mourir une femme ge, dont lesprit, dune tournure remarquable et bizarre, avait commenc dvelopper le mien. Cette femme, comme tant dautres, stait, lentre de sa carrire, lance vers le monde, quelle ne connaissait pas, avec le sentiment dune grande force dme et de facults vraiment puissantes. Comme tant dautres aussi, faute de stre plie des convenances factices, mais ncessaires, elle avait vu ses esprances trompes, sa jeunesse passer sans plaisir ; et la vieillesse enfin lavait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un chteau voisin dune de nos terres, mcontente et retire, nayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant prs dun an, dans nos conversations inpuisables, nous avions envisag la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours

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  • pour terme de tout ; et aprs avoir tant caus de la mort avec elle, javais vu la mort la frapper mes yeux.

    Cet vnement mavait rempli dun sentiment dincertitude sur la destine, et dune rverie vague qui ne mabandonnait pas. Je lisais de prfrence dans les potes ce qui rappelait la brivet de la vie humaine. Je trouvais quaucun but ne valait la peine daucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie prcisment mesure que les annes se sont accumules sur moi. Serait-ce parce quil y a dans lesprance quelque chose de douteux, et que, lorsquelle se retire de la carrire de lhomme, cette carrire prend un caractre plus svre, mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble dautant plus relle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans lhorizon lorsque les nuages se dissipent ?

    Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de D**. Cette ville tait la rsidence dun prince qui, comme la plupart de ceux de lAllemagne, gouvernait avec douceur un pays de

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  • peu dtendue, protgeait les hommes clairs qui venaient sy fixer, laissait toutes les opinions une libert parfaite, mais qui, born par lancien usage la socit de ses courtisans, ne rassemblait par l mme autour de lui que des hommes en grande partie insignifiants ou mdiocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosit quinspire naturellement tout tranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de ltiquette. Pendant quelques mois je ne remarquai rien qui put captiver mon attention. Jtais reconnaissant de lobligeance quon me tmoignait ; mais tantt ma timidit mempchait den profiter, tantt la fatigue dune agitation sans but me faisait prfrer la solitude aux plaisirs insipides que lon minvitait partager. Je navais de haine contre personne, mais peu de gens minspiraient de lintrt ; or les hommes se blessent de lindiffrence, ils lattribuent la malveillance ou laffectation ; ils ne veulent pas croire quon sennuie avec eux, naturellement. Quelquefois je cherchais a contraindre mon ennui ; je me rfugiais dans une taciturnit profonde : on prenait cette taciturnit pour du

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  • ddain. Dautres fois, lass moi-mme de mon silence, je me laissais aller quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, mentranait au-del de toute mesure. Je rvlais en un jour tous les ridicules que javais observs durant un mois. Les confidents de mes panchements subits et involontaires ne men savaient aucun gr et avaient raison ; car ctait le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. Javais contract dans mes conversations avec la femme qui la premire avait dvelopp mes ides une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que jentendais la mdiocrit disserter avec complaisance sur des principes bien tablis, bien incontestables en fait de morale, de convenances ou de religion, choses quelle met assez volontiers sur la mme ligne, je me sentais pouss la contredire, non que jeusse adopt des opinions opposes, mais parce que jtais impatient dune conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct mavertissait, dailleurs, de me dfier de ces axiomes gnraux si exempts

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  • de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour quelle se mle le moins possible avec leurs actions et les laisse libres dans tous les dtails.

    Je me donnai bientt, par cette conduite, une grande rputation de lgret, de persiflage, de mchancet. Mes paroles amres furent considres comme des preuves dune me haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce quil y avait de plus respectable. Ceux dont javais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les principes quils maccusaient de rvoquer en doute : parce que sans le vouloir je les avais fait rire aux dpens les uns des autres, tous se runirent contre moi. On et dit quen faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence quils mavaient faite. On et dit quen se montrant mes yeux tels quils taient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence : je navais point la conscience davoir accept ce trait trop onreux. Ils avaient trouv du plaisir se donner ample carrire : jen

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  • trouvais les observer et les dcrire ; et ce quils appelaient une perfidie me paraissait un ddommagement tout innocent et trs lgitime.

    Je ne veux point ici me justifier : jai renonc depuis longtemps cet usage frivole et facile dun esprit sans exprience ; je veux simplement dire, et cela pour dautres que pour moi qui suis maintenant labri du monde, quil faut du temps pour saccoutumer lespce humaine, telle que lintrt, laffectation, la vanit, la peur nous lont faite. Ltonnement de la premire jeunesse, laspect dune socit si factice et si travaille, annonce plutt un cur naturel quun esprit mchant. Cette socit dailleurs na rien en craindre. Elle pse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, quelle ne tarde pas nous faonner daprs le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme lon finit par respirer librement dans un spectacle encombr par la foule, tandis quen y entrant on ny respirait quavec effort.

    Si quelques-uns chappent cette destine

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  • gnrale, ils renferment en eux-mmes leur dissentiment secret ; ils aperoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices : ils nen plaisantent plus, parce que le mpris remplace la moquerie, et que le mpris est silencieux.

    Il stablit donc, dans le petit public qui menvironnait, une inquitude vague sur mon caractre. On ne pouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait mme men contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la gnrosit ou du dvouement ; mais on disait que jtais un homme immoral, un homme peu sr : deux pithtes heureusement inventes pour insinuer les faits quon ignore, et laisser deviner ce quon ne sait pas.

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  • II Distrait, inattentif, ennuy, je ne mapercevais

    point de limpression que je produisais, et je partageais mon temps entre des tudes que jinterrompais souvent, des projets que je nexcutais pas, des plaisirs qui ne mintressaient gure, lorsquune circonstance trs frivole en apparence produisit dans ma disposition une rvolution importante.

    Un jeune homme avec lequel jtais assez li cherchait depuis quelques mois plaire lune des femmes les moins insipides de la socit dans laquelle nous vivions : jtais le confident trs dsintress de son entreprise. Aprs de longs efforts il parvint se faire aimer ; et, comme il ne mavait point cach ses revers et ses peines, il se crut oblig de me communiquer ses succs : rien ngalait ses transports et lexcs de sa joie. Le spectacle dun tel bonheur me fit regretter de nen avoir pas essay encore ; je navais point eu

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  • jusqualors de liaison de femme qui pt flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dvoiler mes yeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanit sans doute, mais il ny avait pas uniquement de la vanit ; il y en avait peut-tre moins que je ne le croyais moi-mme. Les sentiments de lhomme sont confus et mlangs ; ils se composent dune multitude dimpressions varies qui chappent lobservation ; et la parole, toujours trop grossire et trop gnrale, peut bien servir les dsigner, mais ne sert jamais les dfinir.

    Javais, dans la maison de mon pre, adopt sur les femmes un systme assez immoral. Mon pre, bien quil observt strictement les convenances extrieures, se permettait assez frquemment des propos lgers sur les liaisons damour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considrait le mariage seul sous un rapport srieux. Il avait pour principe quun jeune homme doit viter avec soin de faire ce quon nomme une folie, cest--dire de contracter un

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  • engagement durable avec une personne qui ne ft pas parfaitement son gale pour la fortune, la naissance et les avantages extrieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps quil ne sagissait pas de les pouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvnient, tre prises, puis tre quittes ; et je lavais vu sourire avec une sorte dapprobation cette parodie dun mot connu : Cela leur fait si peu de mal, et nous tant de plaisir !

    Lon ne sait pas assez combien, dans la premire jeunesse, les mots de cette espce font une impression profonde, et combien un ge o toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants stonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les rgles directes quon leur a donnes. Ces rgles ne sont plus leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur rpter pour lacquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le vritable secret de la vie.

    Tourment dune motion vague, je veux tre aim, me disais-je, et je regardais autour de moi ;

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  • je ne voyais personne qui minspirt de lamour, personne qui me part susceptible den prendre ; jinterrogeais mon cur et mes gots : je ne me sentais aucun mouvement de prfrence. Je magitais ainsi intrieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P**, homme de quarante ans, dont la famille tait allie la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite ! Il avait chez lui sa matresse, une Polonaise, clbre par sa beaut, quoiquelle ne ft plus de la premire jeunesse. Cette femme, malgr sa situation dsavantageuse, avait montr dans plusieurs occasions un caractre distingu. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait t ruine dans les troubles de cette contre. Son pre avait t proscrit ; sa mre tait alle chercher un asile en France, et y avait men sa fille, quelle avait laisse, sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P** en tait devenu amoureux. Jai toujours ignor comment stait forme une liaison qui, lorsque jai vu pour la premire fois Ellnore, tait, ds longtemps, tablie et pour ainsi dire consacre. La fatalit de sa situation ou linexprience de son ge

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  • lavaient-elles jete dans une carrire qui rpugnait galement son ducation, ses habitudes et la fiert qui faisait une partie trs remarquable de son caractre ? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, cest que la fortune du comte de P** ayant t presque entirement dtruite et sa libert menace, Ellnore lui avait donn de telles preuves de dvouement, avait rejet avec un tel mpris les offres les plus brillantes, avait partag ses prils et sa pauvret avec tant de zle et mme de joie, que la svrit la plus scrupuleuse ne pouvait sempcher de rendre justice la puret de ses motifs et au dsintressement de sa conduite. Ctait son activit, son courage, sa raison, aux sacrifices de tout genre quelle avait supports sans se plaindre, que son amant devait davoir recouvr une partie de ses biens. Ils taient venus stablir D** pour y suivre un procs qui pouvait rendre entirement au comte de P** son ancienne opulence, et comptaient y rester environ deux ans.

    Ellnore navait quun esprit ordinaire ; mais ses ides taient justes, et ses expressions,

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  • toujours simples, taient quelquefois frappantes par la noblesse et llvation de ses sentiments. Elle avait beaucoup de prjugs ; mais tous ses prjugs taient en sens inverse de son intrt. Elle attachait le plus grand prix la rgularit de la conduite, prcisment parce que la sienne ntait pas rgulire suivant les notions reues. Elle tait trs religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait svrement dans la conversation tout ce qui naurait paru dautres femmes que des plaisanteries innocentes, parce quelle craignait toujours quon ne se crt autoris par son tat lui en adresser de dplaces. Elle aurait dsir ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus lev et de murs irrprochables, parce que les femmes qui elle frmissait dtre compare se forment dordinaire une socit mlange, et, se rsignant la perte de la considration, ne cherchent dans leurs relations que lamusement. Ellnore, en un mot, tait en lutte constante avec sa destine. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se

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  • trouvait range ; et comme elle sentait que la ralit tait plus forte quelle, et que ses efforts ne changeaient rien sa situation, elle tait fort malheureuse. Elle levait deux enfants quelle avait eus du comte de P** avec une austrit excessive. On et dit quelquefois quune rvolte secrte se mlait lattachement plutt passionn que tendre quelle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsquon lui faisait bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents quils promettaient davoir, sur la carrire quils auraient suivre, on la voyait plir de lide quil faudrait quun jour elle leur avout leur naissance. Mais le moindre danger, une heure dabsence, la ramenait eux avec une anxit o lon dmlait une espce de remords, et le dsir de leur donner par ses caresses le bonheur quelle ny trouvait pas elle-mme. Cette opposition entre ses sentiments et la place quelle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort ingale. Souvent elle tait rveuse et taciturne ; quelquefois elle parlait avec imptuosit. Comme elle tait tourmente dune ide particulire, au

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  • milieu de la conversation la plus gnrale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela mme, il y avait dans sa manire quelque chose de fougueux et dinattendu qui la rendait plus piquante quelle naurait d ltre naturellement. La bizarrerie de sa position supplait en elle la nouveaut des ides. On lexaminait avec intrt et curiosit comme un bel orage.

    Offerte mes regards dans un moment o mon cur avait besoin damour, ma vanit de succs, Ellnore me parut une conqute digne de moi. Elle-mme trouva du plaisir dans la socit dun homme diffrent de ceux quelle avait vus jusqualors. Son cercle stait compos de quelques amis ou parents de son amant et de leurs femmes, que lascendant du comte de P** avait forces recevoir sa matresse. Les maris taient dpourvus de sentiments aussi bien que dides ; les femmes ne diffraient de leurs maris que par une mdiocrit plus inquite et plus agite, parce quelles navaient pas, comme eux, cette tranquillit desprit qui rsulte de loccupation et de la rgularit des affaires. Une plaisanterie plus lgre, une conversation plus varie, un mlange

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  • particulier de mlancolie et de gaiet, de dcouragement et dintrt, denthousiasme et dironie tonnrent et attachrent Ellnore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement la vrit, mais toujours avec vivacit, quelquefois avec grce. Ses ides semblaient se faire jour travers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agrables, plus naves et plus neuves ; car les idiomes trangers rajeunissent les penses, et les dbarrassent de ces tournures qui les font paratre tour tour communes et affectes. Nous lisions ensemble des potes anglais ; nous nous promenions ensemble. Jallais souvent la voir le matin ; jy retournais le soir ; je causais avec elle sur mille sujets.

    Je pensais faire, en observateur froid et impartial, le tour de son caractre et de son esprit ; mais chaque mot quelle disait me semblait revtu dune grce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intrt, animait mon existence dune manire inusite. Jattribuais son charme cet effet presque magique : jen aurais joui plus compltement encore sans lengagement que

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  • javais pris envers mon amour-propre. Cet amour-propre tait en tiers entre Ellnore et moi. Je me croyais comme oblig de marcher au plus vite vers le but que je mtais propos : je ne me livrais donc pas sans rserve mes impressions. Il me tardait davoir parl, car il me semblait que je navais qu parler pour russir. Je ne croyais point aimer Ellnore ; mais dj je naurais pu me rsigner ne pas lui plaire. Elle moccupait sans cesse : je formais mille projets ; jinventais mille moyens de conqute, avec cette fatuit sans exprience qui se croit sre du succs parce quelle na rien essay.

    Cependant une invincible timidit marrtait : tous mes discours expiraient sur mes lvres, ou se terminaient tout autrement que je ne lavais projet. Je me dbattais intrieurement : jtais indign contre moi-mme.

    Je cherchai enfin un raisonnement qui pt me tirer de cette lutte avec honneur mes propres yeux. Je me dis quil ne fallait rien prcipiter, quEllnore tait trop peu prpare laveu que je mditais, et quil valait mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-

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  • mmes, nous travestissons en calculs et en systmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est pour ainsi dire, spectatrice de lautre.

    Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme lpoque invariable dune dclaration positive, et chaque lendemain scoulait comme la veille. Ma timidit me quittait ds que je mloignais dEllnore ; je reprenais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons : mais peine me retrouvais-je auprs delle, que je me sentais de nouveau tremblant et troubl. Quiconque aurait lu dans mon cur, en son absence, maurait pris pour un sducteur froid et peu sensible ; quiconque met aperu ses cts et cru reconnatre en moi un amant novice, interdit et passionn. Lon se serait galement tromp dans ces deux jugements : il ny a point dunit complte dans lhomme, et presque jamais personne nest tout fait sincre ni tout fait de mauvaise foi.

    Convaincu par ces expriences ritres que je naurais jamais le courage de parler Ellnore, je

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  • me dterminai lui crire. Le comte de P** tait absent. Les combats que javais livrs longtemps mon propre caractre, limpatience que jprouvais de navoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succs de ma tentative, jetrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort lamour. chauff dailleurs que jtais par mon propre style, je ressentais, en finissant dcrire, un peu de la passion que javais cherch exprimer avec toute la force possible.

    Ellnore vit dans ma lettre ce quil tait naturel dy voir, le transport passager dun homme qui avait dix ans de moins quelle, dont le cur souvrait des sentiments qui lui taient encore inconnus, et qui mritait plus de piti que de colre. Elle me rpondit avec bont, me donna des conseils affectueux, moffrit une amiti sincre, mais me dclara que, jusquau retour du comte de P**, elle ne pourrait me recevoir.

    Cette rponse me bouleversa. Mon imagination, sirritant de lobstacle, sempara de toute mon existence. Lamour, quune heure auparavant je mapplaudissais de feindre, je crus tout coup lprouver avec fureur. Je courus chez

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  • Ellnore ; on me dit quelle tait sortie. Je lui crivis ; je la suppliai de maccorder une dernire entrevue ; je lui peignis en termes dchirants mon dsespoir, les projets funestes que minspirait sa cruelle dtermination. Pendant une grande partie du jour, jattendis vainement une rponse. Je ne calmai mon inexprimable souffrance quen me rptant que le lendemain je braverais toutes les difficults pour pntrer jusqu Ellnore et pour lui parler. On mapporta le soir quelques mots delle : ils taient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse ; mais elle persistait dans sa rsolution, quelle mannonait comme inbranlable. Je me prsentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle tait partie pour une campagne dont ses gens ignoraient le nom. Ils navaient mme aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.

    Je restai longtemps immobile sa porte, nimaginant plus aucune chance de la retrouver. Jtais tonn moi-mme de ce que je souffrais. Ma mmoire me retraait les instants o je mtais dit que je naspirais qu un succs ; que ce ntait quune tentative laquelle je

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  • renoncerais sans peine. Je ne concevais rien la douleur violente, indomptable, qui dchirait mon cur. Plusieurs jours se passrent de la sorte. Jtais galement incapable de distraction et dtude. Jerrais sans cesse devant la porte dEllnore. Je me promenais dans la ville, comme si, au dtour de chaque rue, javais pu esprer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but qui servaient remplacer mon agitation par de la fatigue, japerus la voiture du comte de P**, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied terre. Aprs quelques phrases banales, je lui parlai, en dguisant mon trouble, du dpart subit dEllnore. Oui, me dit-il, une de ses amies, quelques lieues dici, a prouv je ne sais quel vnement fcheux qui a fait croire Ellnore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. Cest une personne que tous ses sentiments dominent, et dont lme, toujours active, trouve presque du repos dans le dvouement. Mais sa prsence ici mest trop ncessaire ; je vais lui crire : elle reviendra srement dans quelques jours.

    Cette assurance me calma ; je sentis ma

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  • douleur sapaiser. Pour la premire fois depuis le dpart dEllnore je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne lesprait le comte de P**. Mais javais repris ma vie habituelle et langoisse que javais prouve commenait se dissiper, lorsquau bout dun mois M. de P** me fit avertir quEllnore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix lui maintenir dans la socit la place que son caractre mritait, et dont sa situation semblait lexclure, il avait invit souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti voir Ellnore.

    Mes souvenirs reparurent, dabord confus, bientt plus vifs. Mon amour-propre sy mlait. Jtais embarrass, humili, de rencontrer une femme qui mavait trait comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant mon approche de ce quune courte absence avait calm leffervescence dune jeune tte ; et je dmlais dans ce sourire une sorte de mpris pour moi. Par degrs mes sentiments se rveillrent. Je mtais lev, ce jour-l mme, ne songeant plus Ellnore ; une heure aprs avoir reu la nouvelle

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  • de son arrive, son image errait devant mes yeux, rgnait sur mon cur, et javais la fivre de la crainte de ne pas la voir.

    Je restai chez moi toute la journe ; je my tins, pour ainsi dire, cach : je tremblais que le moindre mouvement ne prvnt notre rencontre. Rien pourtant ntait plus simple, plus certain, mais je la dsirais avec tant dardeur, quelle me paraissait impossible. Limpatience me dvorait : tous les instants je consultais ma montre. Jtais oblig douvrir la fentre pour respirer ; mon sang me brlait en circulant dans mes veines.

    Enfin jentendis sonner lheure laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout coup en timidit ; je mhabillai lentement ; je ne me sentais plus press darriver : javais un tel effroi que mon attente ne ft due, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque dprouver, que jaurais consenti volontiers tout ajourner.

    Il tait assez tard lorsque jentrai chez M. de P**. Japerus Ellnore assise au fond de la chambre ; je nosais avancer ; il me semblait

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  • que tout le monde avait les yeux fixs sur moi. Jallai me cacher dans un coin du salon, derrire un groupe dhommes qui causaient. De l je contemplais Ellnore : elle me parut lgrement change, elle tait plus ple que de coutume. Le comte me dcouvrit dans lespce de retraite o je mtais rfugi ; il vint moi, me prit par la main et me conduisit vers Ellnore. Je vous prsente, lui dit-il en riant, lun des hommes que votre dpart inattendu a le plus tonns. Ellnore parlait une femme place cte delle. Lorsquelle me vit, ses paroles sarrtrent sur ses lvres ; elle demeura tout interdite : je ltais beaucoup moi-mme.

    On pouvait nous entendre, jadressai Ellnore des questions indiffrentes. Nous reprmes tous deux une apparence de calme. On annona quon avait servi ; joffris Ellnore mon bras, quelle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous onze heures, je pars linstant, jabandonne mon pays, ma famille et mon pre, je romps tous mes liens, jabjure tous mes devoirs, et je vais, nimporte o, finir au plus

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  • tt une vie que vous vous plaisez empoisonner. Adolphe ! me rpondit-elle ; et elle hsitait. Je fis un mouvement pour mloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimrent, mais je navais jamais prouv de contraction si violente.

    Ellnore me regarda. Une terreur mle daffection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure... Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras ; nous nous mmes table.

    Jaurais voulu masseoir ct dEllnore, mais le matre de la maison lavait autrement dcid : je fus plac peu prs vis--vis delle. Au commencement du souper, elle tait rveuse. Quand on lui adressait la parole, elle rpondait avec douceur ; mais elle retombait bientt dans la distraction. Une de ses amies, frappe de son silence et de son abattement, lui demanda si elle tait malade. Je nai pas t bien dans ces derniers temps, rpondit-elle, et mme prsent je suis fort branle. Jaspirais produire dans lesprit dEllnore une impression agrable ; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la

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  • disposer en ma faveur, et la prparer lentrevue quelle mavait accorde. Jessayai donc de mille manires de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais lintresser ; nos voisins sy mlrent : jtais inspir par sa prsence ; je parvins me faire couter delle, je la vis bientt sourire : jen ressentis une telle joie, mes regards exprimrent tant de reconnaissance, quelle ne put sempcher den tre touche. Sa tristesse et sa distraction se dissiprent : elle ne rsista plus au charme secret que rpandait dans son me la vue du bonheur que je lui devais ; et quand nous sortmes de table, nos curs taient dintelligence comme si nous navions jamais t spars. Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir la tourmenter ?

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  • III Je passai la nuit sans dormir. Il ntait plus

    question dans mon me ni de calculs ni de projets ; je me sentais, de la meilleure foi du monde, vritablement amoureux. Ce ntait plus lespoir du succs qui me faisait agir : le besoin de voir celle que jaimais, de jouir de sa prsence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnrent, je me rendis auprs dEllnore ; elle mattendait. Elle voulut parler : je lui demandai de mcouter. Je massis auprs delle, car je pouvais peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans tre oblig de minterrompre souvent :

    Je ne viens point rclamer contre la sentence que vous avez prononce ; je ne viens point rtracter un aveu qui a pu vous offenser : je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible : leffort mme que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de

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  • calme est une preuve de la violence dun sentiment qui vous blesse. Mais ce nest plus pour vous en entretenir que je vous ai prie de mentendre ; cest, au contraire, pour vous demander de loublier, de me recevoir comme autrefois, dcarter le souvenir dun instant de dlire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que jaurais d renfermer au fond de mon me. Vous connaissez ma situation, ce caractre quon dit bizarre et sauvage, ce cur tranger tous les intrts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de lisolement auquel il est condamn. Votre amiti me soutenait : sans cette amiti je ne puis vivre. Jai pris lhabitude de vous voir ; vous avez laiss natre et se former cette douce habitude : quai-je fait pour perdre cette unique consolation dune existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement malheureux ; je nai plus le courage de supporter un si long malheur ; je nespre rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir : mais je dois vous voir sil faut que je vive.

    Ellnore gardait le silence. Que craignez-vous ? repris-je. Quest-ce que jexige ? Ce que

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  • vous accordez tous les indiffrents. Est-ce le monde que vous redoutez ? Ce monde, absorb dans ses frivolits solennelles, ne lira pas dans un cur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent ? Ny va-t-il pas de ma vie ? Ellnore, rendez-vous ma prire : vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme tre aime ainsi, me voir auprs de vous, occup de vous seule, nexistant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arrach par votre prsence la souffrance et au dsespoir.

    Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille manires tous les raisonnements qui plaidaient en ma faveur. Jtais si soumis, si rsign, je demandais si peu de chose, jaurais t si malheureux dun refus !

    Ellnore fut mue. Elle mimposa plusieurs conditions. Elle ne consentit me recevoir que rarement, au milieu dune socit nombreuse, avec lengagement que je ne lui parlerais jamais damour. Je promis ce quelle voulut. Nous tions

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  • contents tous les deux : moi, davoir reconquis le bien que javais t menac de perdre, Ellnore, de se trouver la fois gnreuse, sensible et prudente.

    Je profitai ds le lendemain de la permission que javais obtenue ; je continuai de mme les jours suivants. Ellnore ne songea plus la ncessit que mes visites fussent peu frquentes : bientt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidlit avaient inspir M. de P** une confiance entire ; il laissait Ellnore la plus grande libert. Comme il avait eu lutter contre lopinion qui voulait exclure sa matresse du monde o il tait appel vivre, il aimait voir saugmenter la socit dEllnore ; sa maison remplie constatait ses yeux son propre triomphe sur lopinion.

    Lorsque jarrivais, japercevais dans les regards dEllnore une expression de plaisir. Quand elle samusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. Lon ne racontait rien dintressant quelle ne mappelt pour lentendre. Mais elle ntait jamais seule : des soires entires se passaient

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  • sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas mirriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, ingal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais peine lorsquun autre que moi sentretenait part avec Ellnore ; jinterrompais brusquement ces entretiens. Il mimportait peu quon pt sen offenser, et je ntais pas toujours arrt par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit moi de ce changement.

    Que voulez-vous ? lui dis-je avec impatience : vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi ; je suis forc de vous dire que vous vous trompez. Je ne conois rien votre nouvelle manire dtre. Autrefois vous viviez retire ; vous fuyiez une socit fatigante ; vous vitiez ces ternelles conversations qui se prolongent prcisment parce quelles ne devraient jamais commencer. Aujourdhui votre porte est ouverte la terre entire. On dirait quen vous demandant de me recevoir, jai obtenu pour tout lunivers la mme faveur que pour moi. Je vous lavoue, en vous voyant jadis si prudente, je

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  • ne mattendais pas vous trouver si frivole. Je dmlai dans les traits dEllnore une

    impression de mcontentement et de tristesse. Chre Ellnore, lui dis-je en me radoucissant tout coup, ne mrit-je donc pas dtre distingu des mille importuns qui vous assigent ? Lamiti na-t-elle pas ses secrets ? Nest-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule ?

    Ellnore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui lalarmaient pour elle et pour moi. Lide de rompre napprochait plus de son cur : elle consentit me recevoir quelquefois seule.

    Alors se modifirent rapidement les rgles svres quelle mavait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle se familiarisa par degrs avec ce langage : bientt elle mavoua quelle maimait.

    Je passai quelques heures ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assurances de tendresse, de dvouement et de respect ternel. Elle me raconta

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  • ce quelle avait souffert en essayant de sloigner de moi ; que de fois elle avait espr que je la dcouvrirais malgr ses efforts ; comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrive ; quel trouble, quelle joie, quelle crainte elle avait ressentis en me revoyant ; par quelle dfiance delle-mme, pour concilier le penchant de son cur avec la prudence, elle stait livre aux distractions du monde, et avait recherch la foule quelle fuyait auparavant. Je lui faisais rpter les plus petits dtails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait tre celle dune vie entire. Lamour supple aux longs souvenirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du pass : lamour cre, comme par enchantement, un pass dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience davoir vcu, durant des annes, avec un tre qui nagure nous tait presque tranger. Lamour nest quun point lumineux, et nanmoins il semble semparer du temps. Il y a peu de jours quil nexistait pas, bientt il nexistera plus ; mais, tant quil existe, il rpand sa clart sur lpoque

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  • qui la prcd, comme sur celle qui doit le suivre.

    Ce calme pourtant dura peu. Ellnore tait dautant plus en garde contre sa faiblesse quelle tait poursuivie du souvenir de ses fautes : et mon imagination, mes dsirs, une thorie de fatuit dont je ne mapercevais pas moi-mme se rvoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrit, je me plaignais, je memportais, jaccablais Ellnore de reproches. Plus dune fois elle forma le projet de briser un lien qui ne rpandait sur sa vie que de linquitude et du trouble ; plus dune fois je lapaisai par mes supplications, mes dsaveux et mes pleurs.

    Ellnore, lui crivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Prs de vous, loin de vous, je suis galement malheureux. Pendant les heures qui nous sparent, jerre au hasard, courb sous le fardeau dune existence que je ne sais comment supporter. La socit mimportune, la solitude maccable. Ces indiffrents qui mobservent, qui ne connaissent rien de ce qui moccupe, qui me regardent avec une curiosit sans intrt, avec un tonnement

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  • sans piti, ces hommes qui osent me parler dautre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis ; mais, seul, je cherche en vain un air qui pntre dans ma poitrine oppresse. Je me prcipite sur cette terre qui devrait sentrouvrir pour mengloutir jamais ; je pose ma tte sur la pierre froide qui devrait calmer la fivre ardente qui me dvore. Je me trane vers cette colline do lon aperoit votre maison ; je reste l, les yeux fixs sur cette retraite que je nhabiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontre plus tt, vous auriez pu tre moi ! Jaurais serr dans mes bras la seule crature que la nature ait forme pour mon cur, pour ce cur qui a tant souffert parce quil vous cherchait et quil ne vous a trouve que trop tard ! Lorsque enfin ces heures de dlire sont passes, lorsque le moment arrive o je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentiments que je porte en moi ; je marrte ; je marche pas lents : je retarde linstant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de

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  • perdre ; bonheur imparfait et troubl, contre lequel conspirent peut-tre chaque minute et les vnements funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques, et votre propre volont. Quand je touche au seuil de votre porte, quand je lentrouvre, une nouvelle terreur me saisit : je mavance comme un coupable, demandant grce tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous taient ennemis, comme si tous menviaient lheure de flicit dont je vais encore jouir. Le moindre son meffraie, le moindre mouvement autour de moi mpouvante, le bruit mme de mes pas me fait reculer. Tout prs de vous, je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je marrte, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors mme, lorsque tout mon tre slance vers vous, lorsque jaurais un tel besoin de me reposer de tant dangoisses, de poser ma tte sur vos genoux, de donner un libre cours mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que mme auprs de vous je vive encore dune vie

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  • deffort : pas un instant dpanchement, pas un instant dabandon ! Vos regards mobservent. Vous tes embarrasse, presque offense de mon trouble. Je ne sais quelle gne a succd ces heures dlicieuses o du moins vous mavouiez votre amour. Le temps senfuit, de nouveaux intrts vous appellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardez jamais linstant qui mloigne. Des trangers viennent : il nest plus permis de vous regarder ; je sens quil faut fuir pour me drober aux soupons qui menvironnent. Je vous quitte plus agit, plus dchir, plus insens quauparavant ; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, o je me dbats, sans rencontrer un seul tre sur lequel je puisse mappuyer, me reposer un moment.

    Ellnore navait jamais t aime de la sorte. M. de P** avait pour elle une affection trs vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dvouement, beaucoup de respect pour son caractre ; mais il y avait toujours dans sa manire une nuance de supriorit sur une femme qui stait donne publiquement lui sans quil

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  • let pouse. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, suivant lopinion commune : il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-tre pas lui-mme ; mais ce quon ne dit pas nen existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellnore navait eu jusqualors aucune notion de ce sentiment passionn, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mmes, mes injustices et mes reproches, ntaient que des preuves plus irrfragables. Sa rsistance avait exalt toutes mes sensations, toutes mes ides : je revenais des emportements qui leffrayaient, une soumission, une tendresse, une vnration idoltre. Je la considrais comme une crature cleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle dautant plus de charme quelle craignait sans cesse de se voir humilie dans un sens oppos. Elle se donna enfin tout entire.

    Malheur lhomme qui, dans les premiers

    moments dune liaison damour, ne croit pas que cette liaison doit tre ternelle ! Malheur qui, dans les bras de la matresse quil vient dobtenir, conserve une funeste prescience, et prvoit quil

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  • pourra sen dtacher ! Une femme que son cur entrane a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacr. Ce nest pas le plaisir, ce nest pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels la socit nous accoutume, et les rflexions que lexprience fait natre. Jaimai, je respectai mille fois plus Ellnore aprs quelle se ft donne. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. Lair que je respirais tait lui seul une jouissance. Je mlanais au-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespr, du bienfait immense quelle avait daign maccorder.

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  • IV Charme de lamour ! qui pourrait vous

    peindre ! Cette persuasion que nous avons trouv ltre que la nature avait destin pour nous, ce jour subit rpandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystre, cette valeur inconnue attache aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les dtails chappent au souvenir par leur douceur mme, et qui ne laissent dans notre me quune longue trace de bonheur, cette gaiet foltre qui se mle quelquefois sans cause un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la prsence, et dans labsence tant despoir, ce dtachement de tous les soins vulgaires, cette supriorit sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que dsormais le monde ne peut nous atteindre o nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pense et qui rpond chaque motion, charme de lamour, qui vous prouva ne saurait vous

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  • dcrire ! M. de P** fut oblig, pour des affaires

    pressantes, de sabsenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellnore presque sans interruption. Son attachement semblait stre accru du sacrifice quelle mavait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de sparation lui taient insupportables. Elle fixait avec une prcision inquite linstant de mon retour. Jy souscrivais avec joie, jtais reconnaissant, jtais heureux du sentiment quelle me tmoignait. Mais cependant les intrts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement tous nos dsirs. Il mtait quelquefois incommode davoir tous mes pas marqus davance et tous mes moments ainsi compts. Jtais forc de prcipiter toutes mes dmarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que rpondre mes connaissances lorsquon me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je naurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprs dEllnore

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  • ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je navais jamais eu beaucoup dintrt, mais jaurais voulu quelle me permt dy renoncer plus librement. Jaurais prouv plus de douceur retourner auprs delle, de ma propre volont, sans me dire que lheure tait arrive, quelle mattendait avec anxit, et sans que lide de sa peine vnt se mler celle du bonheur que jallais goter en la retrouvant. Ellnore tait sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle ntait plus un but : elle tait devenue un lien. Je craignais dailleurs de la compromettre. Ma prsence continuelle devait tonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient mobserver. Je tremblais de lide de dranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions tre unis pour toujours, et que ctait un devoir sacr pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en lassurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle tait dispose mcouter. En mme temps je craignais horriblement de laffliger. Ds que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volont devenait la mienne : je ntais

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  • mon aise que lorsquelle tait contente de moi. Lorsquen insistant sur la ncessit de mloigner pour quelques instants, jtais parvenu la quitter, limage de la peine que je lui avais cause me suivait partout. Il me prenait une fivre de remords qui redoublait chaque minute, et qui enfin devenait irrsistible ; je volais vers elle, je me faisais une fte de la consoler, de lapaiser. Mais mesure que je mapprochais de sa demeure, un sentiment dhumeur contre cet empire bizarre se mlait mes autres sentiments. Ellnore elle-mme tait violente. Elle prouvait, je le crois, pour moi ce quelle navait prouv pour personne. Dans ses relations prcdentes, son cur avait t froiss par une dpendance pnible ; elle tait avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous tions dans une parfaite galit ; elle stait releve ses propres yeux par un amour pur de tout calcul, de tout intrt ; elle savait que jtais bien sr quelle ne maimait que pour moi-mme. Mais il rsultait de son abandon complet avec moi quelle ne me dguisait aucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatient dy rentrer plus tt que je ne

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  • laurais voulu, je la trouvais triste ou irrite. Javais souffert deux heures loin delle de lide quelle souffrait loin de moi : je souffrais deux heures prs delle avant de pouvoir lapaiser.

    Cependant je ntais pas malheureux ; je me disais quil tait doux dtre aim, mme avec exigence ; je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur mtait ncessaire, et je me savais ncessaire son bonheur.

    Dailleurs lide confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison ne pouvait durer, ide triste sous bien des rapports, servait nanmoins me calmer dans mes accs de fatigue ou dimpatience. Les liens dEllnore avec le comte de P**, la disproportion de nos ges, la diffrence de nos situations, mon dpart que dj diverses circonstances avaient retard, mais dont lpoque tait prochaine, toutes ces considrations mengageaient donner et recevoir encore le plus de bonheur quil tait possible : je me croyais sr des annes, je ne disputais pas les jours.

    Le comte de P** revint. Il ne tarda pas

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  • souponner mes relations avec Ellnore ; il me reut chaque jour dun air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement Ellnore des dangers quelle courait ; je la suppliai de permettre que jinterrompisse pour quelques jours mes visites ; je lui reprsentai lintrt de sa rputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle mcouta longtemps en silence ; elle tait ple comme la mort. De manire ou dautre, me dit-elle enfin, vous partirez bientt ; ne devanons pas ce moment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures : des jours, des heures, cest tout ce quil me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.

    Nous continumes donc vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellnore toujours triste, le comte de P** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que jattendais arriva : mon pre mordonnait de me rendre auprs de lui. Je portai cette lettre Ellnore. Dj ! me dit-elle aprs lavoir lue ; je ne croyais pas que ce ft si tt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit : Adolphe, vous voyez que

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  • je ne puis vivre sans vous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir encore : trouvez des prtextes pour rester. Demandez votre pre de vous laisser prolonger votre sjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? Je voulus combattre sa rsolution ; mais elle pleurait si amrement, et elle tait si tremblante, ses traits portaient lempreinte dune souffrance si dchirante que je ne pus continuer. Je me jetai ses pieds, je la serrai dans mes bras, je lassurai de mon amour, et je sortis pour aller crire mon pre. Jcrivis en effet avec le mouvement que la douleur dEllnore mavait inspir. Jallguai mille causes de retard ; je fis ressortir lutilit de continuer D** quelques cours que je navais pu suivre Gottingue ; et lorsque jenvoyai ma lettre la poste, ctait avec ardeur que je dsirais obtenir le consentement que je demandais.

    Je retournai le soir chez Ellnore. Elle tait assise sur un sofa ; le comte de P** tait prs de la chemine, et assez loin delle ; les deux enfants taient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet tonnement de

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  • lenfance lorsquelle remarque une agitation dont elle ne souponne pas la cause. Jinstruisis Ellnore par un geste que javais fait ce quelle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas disparatre. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarrassant pour tous trois. On massure, monsieur, me dit enfin le comte, que vous tes prt partir. Je lui rpondis que je lignorais. Il me semble, rpliqua-t-il, qu votre ge, on ne doit pas tarder entrer dans une carrire ; au reste, ajouta-t-il en regardant Ellnore, tout le monde peut-tre ne pense pas ici comme moi.

    La rponse de mon pre ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur quun refus causerait Ellnore. Il me semblait mme que jaurais partag cette douleur avec une gale amertume ; mais en lisant le consentement quil maccordait, tous les inconvnients dune prolongation de sjour se prsentrent tout coup mon esprit. Encore six mois de gne et de contrainte ! mcriai-je ; six mois pendant lesquels joffense un homme qui mavait tmoign de lamiti, jexpose une femme qui

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  • maime ; je cours le risque de lui ravir la seule situation o elle puisse vivre tranquille et considre ; je trompe mon pre ; et pourquoi ? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tt ou tard, est invitable ! Ne lprouvons-nous pas chaque jour en dtail et goutte goutte, cette douleur ? Je ne fais que du mal Ellnore ; mon sentiment, tel quil est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur ; et moi, je vis ici sans utilit, sans indpendance, nayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. Jentrai chez Ellnore tout occup de ces rflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. Vous mannoncez cette nouvelle bien schement. Cest que je crains beaucoup, je lavoue, les consquences de ce retard pour lun et pour lautre. Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient tre bien fcheuses. Vous savez fort bien, Ellnore, que ce nest jamais de moi que je moccupe le plus. Ce nest gure non plus du bonheur des autres. La conversation avait pris une direction orageuse. Ellnore tait blesse de mes regrets dans une

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  • circonstance o elle croyait que je devais partager sa joie : je ltais du triomphe quelle avait remport sur mes rsolutions prcdentes. La scne devint violente. Nous clatmes en reproches mutuels. Ellnore maccusa de lavoir trompe, de navoir eu pour elle quun got passager, davoir alin delle laffection du comte ; de lavoir remise, aux yeux du public, dans la situation quivoque dont elle avait cherch toute sa vie sortir. Je mirritai de voir quelle tournt contre moi ce que je navais fait que par obissance pour elle et par crainte de laffliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consume dans linaction, du despotisme quelle exerait sur toutes mes dmarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout coup de pleurs : je marrtai, je revins sur mes pas, je dsavouai, jexpliquai. Nous nous embrassmes : mais un premier coup tait port, une premire barrire tait franchie. Nous avions prononc tous deux des mots irrparables ; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses quon est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites,

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  • on ne cesse jamais de les rpter. Nous vcmes ainsi quatre mois dans des

    rapports forcs, quelquefois doux, jamais compltement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais ny trouvant plus de charme. Ellnore cependant ne se dtachait pas de moi. Aprs nos querelles les plus vives, elle tait aussi empresse me revoir, elle fixait aussi soigneusement lheure de nos entrevues que si notre union et t la plus paisible et la plus tendre. Jai souvent pens que ma conduite mme contribuait entretenir Ellnore dans cette disposition. Si je lavais aime comme elle maimait, elle aurait eu plus de calme ; elle aurait rflchi de son ct sur les dangers quelle bravait. Mais toute prudence lui tait odieuse, parce que la prudence venait de moi ; elle ne calculait point ses sacrifices, parce quelle tait occupe me les faire accepter ; elle navait pas le temps de se refroidir mon gard, parce que tout son temps et toutes ses forces taient employs me conserver. Lpoque fixe de nouveau pour mon dpart approchait ; et jprouvais, en y pensant, un mlange de plaisir

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  • et de regret ; semblable ce que ressent un homme qui doit acheter une gurison certaine par une opration douloureuse.

    Un matin, Ellnore mcrivit de passer chez elle linstant. Le comte, me dit-elle, me dfend de vous recevoir : je ne veux point obir cet ordre tyrannique. Jai suivi cet homme dans la proscription, jai sauv sa fortune : je lai servi dans tous ses intrts. Il peut se passer de moi maintenant : moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la dtourner dun projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de lopinion du public : Cette opinion, me rpondit-elle, na jamais t juste pour moi. Jai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux quaucune femme, et cette opinion ne men a pas moins repousse du rang que je mritais. Je lui rappelai ses enfants. Mes enfants sont ceux de M. de P**. Il les a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux doublier une mre dont ils nont partager que la honte. Je redoublai mes prires. coutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir ? Le refuserez-vous ? reprit-elle

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  • en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frmir. Non, assurment, lui rpondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dvou. Mais considrez... Tout est considr, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; ne revenez plus ici.

    Je passai le reste de la journe dans une angoisse inexprimable. Deux jours scoulrent sans que jentendisse parler dEllnore. Je souffrais dignorer son sort ; je souffrais mme de ne pas la voir, et jtais tonn de la peine que cette privation me causait. Je dsirais cependant quelle et renonc la rsolution que je craignais tant pour elle, et je commenais men flatter, lorsquune femme me remit un billet par lequel Ellnore me priait daller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisime tage. Jy courus, esprant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P**, elle avait voulu mentretenir ailleurs une dernire fois. Je la trouvai faisant les apprts dun tablissement durable. Elle vint moi, dun air la fois content et timide, cherchant lire dans mes yeux mon impression. Tout est rompu, me dit-elle, je suis

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  • parfaitement libre. Jai de ma fortune particulire soixante-quinze louis de rente ; cest assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-tre me rapprocher de vous ; vous reviendrez peut-tre me voir. Et, comme si elle et redout une rponse, elle entra dans une foule de dtails relatifs ses projets. Elle chercha de mille manires me persuader quelle serait heureuse, quelle ne mavait rien sacrifi ; que le parti quelle avait pris lui convenait, indpendamment de moi. Il tait visible quelle se faisait un grand effort, et quelle ne croyait qu moiti ce quelle me disait. Elle stourdissait de ses paroles, de peur dentendre les miennes ; elle prolongeait son discours avec activit pour retarder le moment o mes objections la replongeraient dans le dsespoir. Je ne pus trouver dans mon cur de lui en faire aucune. Jacceptai son sacrifice, je len remerciai ; je lui dis que jen tais heureux : je lui dis bien plus encore, je lassurai que javais toujours dsir quune dtermination irrparable me ft un devoir de ne jamais la quitter ; jattribuai mes indcisions un sentiment de

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  • dlicatesse qui me dfendait de consentir ce qui bouleversait sa situation. Je neus, en un mot, dautres pense que de chasser loin delle toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je nenvisageais rien au-del de ce but et jtais sincre dans mes promesses.

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  • V La sparation dEllnore et du comte de P**

    produisit dans le public un effet quil ntait pas difficile de prvoir. Ellnore perdit en un instant le fruit de dix annes de dvouement et de constance : on la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule mille inclinations successives. Labandon de ses enfants la fit regarder comme une mre dnature, et les femmes dune rputation irrprochable rptrent avec satisfaction que loubli de la vertu la plus essentielle leur sexe stendait bientt sur toutes les autres. En mme temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blmer. On vit dans ma conduite celle dun sducteur, dun ingrat qui avait viol lhospitalit, et sacrifi, pour contenter une fantaisie momentane, le repos de deux personnes, dont il aurait d respecter lune et mnager lautre. Quelques amis de mon pre madressrent des

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  • reprsentations srieuses ; dautres, moins libres avec moi, me firent sentir leur dsapprobation par des insinuations dtournes. Les jeunes gens, au contraire, se montrrent enchants de ladresse avec laquelle javais supplant le comte ; et, par mille plaisanteries que je voulais en vain rprimer, ils me flicitrent de ma conqute et me promirent de mimiter. Je ne saurais peindre ce que jeus souffrir et de cette censure svre et de ces honteux loges. Je suis convaincu que, si javais eu de lamour pour Ellnore, jaurais ramen lopinion sur elle et sur moi. Telle est la force dun sentiment vrai, que, lorsquil parle, les interprtations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je ntais quun homme faible, reconnaissant et domin ; je ntais soutenu par aucune impulsion qui partt du cur. Je mexprimais donc avec embarras ; je tchais de finir la conversation ; et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots pres, qui annonaient aux autres que jtais prt leur chercher querelle. En effet, jaurais beaucoup mieux aim me battre avec eux que de leur rpondre.

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  • Ellnore ne tarda pas sapercevoir que lopinion slevait contre elle. Deux parentes de M. de P**, quil avait forces par son ascendant se lier avec elle, mirent le plus grand clat dans leur rupture ; heureuses de se livrer leur malveillance, longtemps contenue labri des principes austres de la morale. Les hommes continurent voir Ellnore ; mais il sintroduisit dans leur ton quelque chose dune familiarit qui annonait quelle ntait plus appuye par un protecteur puissant, ni justifie par une union presque consacre. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ils lavaient connue de tout temps ; les autres, parce quelle tait belle encore, et que sa lgret rcente leur avait rendu des prtentions quils ne cherchaient pas lui dguiser. Chacun motivait sa liaison avec elle ; cest--dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin dexcuse. Ainsi la malheureuse Ellnore se voyait tombe pour jamais dans ltat dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait froisser son me et blesser sa fiert. Elle envisageait labandon des uns comme une preuve de mpris, lassiduit des autres

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  • comme lindice de quelque esprance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la socit. Ah ! sans doute, jaurais d la consoler ; jaurais d la serrer contre mon cur, lui dire : Vivons lun pour lautre, oublions les hommes qui nous mconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour ; je lessayais aussi ; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui steint, une rsolution prise par devoir ?

    Ellnore et moi nous dissimulions lun avec lautre. Elle nosait me confier ces peines, rsultat dun sacrifice quelle savait bien que je ne lui avais pas demand. Javais accept ce sacrifice : je nosais me plaindre dun malheur que javais prvu, et que je navais pas eu la force de prvenir. Nous nous taisions donc sur la pense unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses, nous parlions damour ; mais nous parlions damour de peur de nous parler dautre chose.

    Ds quil existe un secret entre deux curs qui saiment, ds que lun deux a pu se rsoudre cacher lautre une seule ide, le charme est

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  • rompu, le bonheur est dtruit. Lemportement, linjustice, la distraction mme, se rparent ; mais la dissimulation jette dans lamour un lment tranger qui le dnature et le fltrit ses propres yeux. Par une inconsquence bizarre, tandis que je repoussais avec lindignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellnore, je contribuais moi-mme lui faire tort dans mes conversations gnrales. Je mtais soumis ses volonts, mais javais pris en horreur lempire des femmes. Je ne cessais de dclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. Jaffichais les principes les plus durs ; et ce mme homme qui ne rsistait pas une larme, qui cdait la tristesse muette, qui tait poursuivi dans labsence par limage de la souffrance quil avait cause, se montrait, dans tous ses discours, mprisant et impitoyable. Tous mes loges directs en faveur dEllnore ne dtruisaient pas limpression que produisaient des propos semblables. On me hassait, on la plaignait, mais on ne lestimait pas. On sen prenait elle de navoir pas inspir son amant plus de considration pour son sexe et plus de respect

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  • pour les liens du cur. Un homme, qui venait habituellement chez

    Ellnore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P**, lui avait tmoign la passion la plus vive, layant force, par ses perscutions indiscrtes, ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes quil me parut impossible de souffrir. Nous nous battmes ; je le blessai dangereusement, je fus bless moi-mme. Je ne puis dcrire le mlange de trouble, de terreur, de reconnaissance et damour qui se peignit sur les traits dEllnore lorsquelle me revit aprs cet vnement. Elle stablit chez moi, malgr mes prires ; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait durant la plus grande partie des nuits ; elle observait mes moindres mouvements, elle prvenait chacun de mes dsirs ; son ingnieuse bont multipliait ses facults et doublait ses forces. Elle massurait sans cesse quelle ne maurait pas survcu ; jtais pntr daffection, jtais dchir de remords. Jaurais voulu trouver en moi de quoi rcompenser un attachement si constant et si

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  • tendre ; jappelais mon aide les souvenirs, limagination, la raison mme, le sentiment du devoir : efforts inutiles ! La difficult de la situation, la certitude dun avenir qui devait nous sparer, peut-tre je ne sais quelle rvolte contre un lien quil mtait impossible de briser, me dvoraient intrieurement. Je me reprochais lingratitude que je mefforais de lui cacher. Je maffligeais quand elle paraissait douter dun amour qui lui tait si ncessaire ; je ne maffligeais pas moins quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi ; je me mprisais dtre indigne delle. Cest un affreux malheur de ntre pas aim quand on aime ; mais cen est un bien grand dtre aim avec passion quand on naime plus. Cette vie que je venais dexposer pour Ellnore, je laurais mille fois donne pour quelle ft heureuse sans moi.

    Les six mois que mavait accords mon pre taient expirs ; il fallut songer partir. Ellnore ne sopposa point mon dpart, elle nessaya pas mme de le retarder ; mais elle me fit promettre que, deux mois aprs, je reviendrais prs delle, ou que je lui permettrais de me rejoindre : je le

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  • lui jurai solennellement. Quel engagement naurais-je pas pris dans un moment o je la voyais lutter contre elle-mme et contenir sa douleur ! Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quitter ; je savais au fond de mon me que ses larmes nauraient pas t dsobies. Jtais reconnaissant de ce quelle nexerait pas sa puissance ; il me semblait que je len aimais mieux. Moi-mme, dailleurs, je ne me sparais pas sans un vif regret dun tre qui mtait si uniquement dvou. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond ! Elles deviennent notre insu une partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, avec calme, la rsolution de les rompre ; nous croyons attendre avec impatience lpoque de lexcuter : mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur ; et telle est la bizarrerie de notre cur misrable que nous quittons avec un dchirement horrible ceux prs de qui nous demeurions sans plaisir.

    Pendant mon absence, jcrivis rgulirement Ellnore. Jtais partag entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le dsir de

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  • ne lui peindre que le sentiment que jprouvais. Jaurais voulu quelle me devint, mais quelle me devint sans saffliger ; je me flicitais quand javais pu substituer les mots daffection, damiti, de dvouement, celui damour ; mais soudain je me reprsentais la pauvre Ellnore triste et isole ; nayant que mes lettres pour consolation ; et, la fin de deux pages froides et compasses, jajoutais rapidement quelques phrases ardentes ou tendres, propres la tromper de nouveau. De la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, jen disais toujours assez pour labuser. trange espce de fausset, dont le succs mme se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et mtait insupportable !

    Je comptais avec inquitude les jours, les heures qui scoulaient ; je ralentissais de mes vux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher lpoque dexcuter ma promesse. Je nimaginais aucun moyen de partir. Je nen dcouvrais aucun pour quEllnore pt stablir dans la mme ville que moi. Peut-tre, car il faut tre sincre, peut-tre je ne le dsirais pas. Je comparais ma vie indpendante et tranquille la

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  • vie de prcipitation, de trouble et de tourment laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien dtre libre, daller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne sen occupt ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans lindiffrence des autres, de la fatigue de son amour.

    Je nosais cependant laisser souponner Ellnore que jaurais voulu renoncer nos projets. Elle avait compris par mes lettres quil me serait difficile de quitter mon pre ; elle mcrivit quelle commenait en consquence les prparatifs de son dpart. Je fus longtemps sans combattre sa rsolution ; je ne lui rpondais rien de prcis ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charm de la savoir, puis jajoutais, de la rendre heureuse : tristes quivoques, langage embarrass que je gmissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair ! Je me dterminai enfin lui parler avec franchise ; je me dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse ; je me fortifiai de lide de son repos contre limage de sa douleur. Je me promenais grands pas dans

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  • ma chambre, rcitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais peine eus-je trac quelques lignes, que ma disposition changea : je nenvisageai plus mes paroles daprs le sens quelles devaient contenir, mais daprs leffet quelles ne pouvaient manquer de produire ; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgr moi, une main domine, je me bornai lui conseiller un retard de quelques mois. Je navais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractre de sincrit. Les raisonnements que jallguais taient faibles, parce quils ntaient pas les vritables.

    La rponse dEllnore fut imptueuse ; elle tait indigne de mon dsir de ne pas la voir. Que me demandait-elle ? De vivre inconnue auprs de moi. Que pouvais-je redouter de sa prsence dans une retraite ignore, au milieu dune grande ville o personne ne la connaissait ? Elle mavait tout sacrifi, fortune, enfants, rputation ; elle nexigeait dautre prix de ses sacrifices que de mattendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle

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  • stait rsigne deux mois dabsence, non que cette absence lui part ncessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; et lorsquelle tait parvenue, en entassant pniblement les jours sur les jours, au terme que javais fix moi-mme, je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle pouvait stre trompe, elle pouvait avoir donn sa vie un homme dur et aride ; jtais le matre de mes actions ; mais je ntais pas le matre de la forcer souffrir, dlaisse par celui pour lequel elle avait tout immol.

    Ellnore suivit de prs cette lettre ; elle minforma de son arrive. Je me rendis chez elle avec la ferme rsolution de lui tmoigner beaucoup de joie ; jtais impatient de rassurer son cur et de lui procurer, momentanment au moins, du bonheur et du calme. Mais elle avait t blesse ; elle mexaminait avec dfiance : elle dmla bientt mes efforts ; elle irrita ma fiert par ses reproches ; elle outragea mon caractre. Elle me peignit si misrable dans ma faiblesse quelle me rvolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insense sempara de nous : tout mnagement fut abjur, toute

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  • dlicatesse oublie. On et dit que nous tions pousss lun contre lautre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait invent contre nous, nous nous lappliquions mutuellement, et ces deux tres malheureux qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irrconciliables, acharns se dchirer.

    Nous nous quittmes aprs une scne de trois heures ; et, pour la premire fois de la vie, nous nous quittmes sans explication, sans rparation. peine fus-je loign dEllnore quune douleur profonde remplaa ma colre. Je me trouvai dans une espce de stupeur, tout tourdi de ce qui stait pass. Je me rptais mes paroles avec tonnement ; je ne concevais pas ma conduite ; je cherchais en moi-mme ce qui avait pu mgarer. Il tait fort tard ; je nosai retourner chez Ellnore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon pre. Il y avait beaucoup de monde : il me fut facile, dans une assemble nombreuse, de me tenir lcart et de dguiser mon trouble. Lorsque nous fmes

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  • seuls, il me dit : On massure que lancienne matresse du comte de P** est dans cette ville. Je vous ai toujours laiss une grande libert, et je nai jamais rien voulu savoir sur vos liaisons ; mais il ne vous convient pas, votre ge, davoir une matresse avoue ; et je vous avertis que jai pris des mesures pour quelle sloigne dici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre ; il me fit signe de me retirer. Mon pre, lui dis-je, Dieu mest tmoin que je nai point fait venir Ellnore. Dieu mest tmoin que je voudrais quelle ft heureuse, et que je consentirais ce prix ne jamais la revoir : mais prenez garde ce que vous ferez ; en croyant me sparer delle, vous pourriez bien my rattacher jamais.

    Je fis aussitt venir chez moi un valet de chambre qui mavait accompagn dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellnore. Je le chargeai de dcouvrir linstant mme, sil tait possible, quelles taient les mesures dont mon pre mavait parl. Il revint au bout de deux heures. Le secrtaire de mon pre lui avait confi, sous le sceau du secret,

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  • quEllnore devait recevoir le lendemain lordre de partir. Ellnore chasse ! mcriai-je, chasse avec opprobre ! Elle qui nest venue ici que pour moi, elle dont jai dchir le cur, elle dont jai sans piti vu couler les larmes ! O donc reposerait-elle sa tte, linfortune, errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi lestime ? qui dirait-elle sa douleur ? Ma rsolution fut bientt prise. Je gagnai lhomme qui me servait ; je lui prodiguai lor et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon ternelle runion avec Ellnore : je laimais plus que je ne lavais jamais aime ; tout mon cur tait revenu elle ; jtais fier de la protger. Jtais avide de la tenir dans mes bras ; lamour tait rentr tout entier dans mon me ; jprouvais une fivre de tte, de cur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellnore et voulu se dtacher de moi, je serais mort ses pieds pour la retenir.

    Le jour parut ; je courus chez Ellnore. Elle tait couche, ayant pass la nuit pleurer ; ses yeux taient encore humides, et ses cheveux

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  • taient pars ; elle me vit entrer avec surprise. Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut rpondre. Partons, repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi ? Mes bras ne sont-ils pas ton unique asile ? Elle rsistait. Jai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi. Je lentranai. Pendant la route, je laccablais de caresses, je la pressais sur mon cur, je ne rpondais ses questions que par mes embrassements. Je lui dis enfin quayant aperu dans mon pre lintention de nous sparer, javais senti que je ne pouvais tre heureux sans elle ; que je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut dabord extrme, mais elle dmla bientt des contradictions dans mon rcit. force dinstance elle marracha la vrit ; sa joie disparut, sa figure se couvrit dun sombre nuage.

    Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-mme ; vous tes gnreux, vous vous dvouez moi parce que je suis perscute ; vous croyez avoir de lamour, et vous navez que de la piti. Pourquoi pronona-t-elle ces mots

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  • funestes ? Pourquoi me rvla-t-elle un secret que je voulais ignorer ? Je mefforai de la rassurer, jy parvins peut-tre ; mais la vrit avait travers mon me ; le mouvement tait dtruit ; jtais dtermin dans mon sacrifice, mais je nen tais pas plus heureux ; et dj il y avait en moi une pense que de nouveau jtais rduit cacher.

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  • VI Quand nous fmes arrivs sur les frontires,

    jcrivis mon pre. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond damertume. Je lui savais mauvais gr davoir resserr mes liens en prtendant les rompre. Je lui annonais que je ne quitterais Ellnore que lorsque, convenablement fixe, elle naurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en sacharnant sur elle, lui rester toujours attach. Jattendis sa rponse pour prendre une dtermination sur notre tablissement. Vous avez vingt-quatre ans, me rpondit-il : je nexercerai pas contre vous une autorit qui touche son terme, et dont je nai jamais fait usage ; je cacherai mme, autant que je le pourrai, votre trange dmarche ; je rpandrai le bruit que vous tes parti par mes ordres et pour mes affaires. Je subviendrai libralement vos dpenses. Vous sentirez vous-mme bientt que la vie que vous menez nest

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  • pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talents, votre fortune, vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon dune femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve dj que vous ntes pas content de vous. Songez que lon ne gagne rien prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles annes de votre jeunesse, et cette perte est irrparable.

    La lettre de mon pre me pera de mille coups de poignard. Je mtais dit cent fois ce quil me disait : javais eu cent fois honte de ma vie scoulant dans lobscurit et dans linaction. Jaurais mieux aim des reproches, des menaces ; jaurais mis quelque gloire rsister, et jaurais senti la ncessit de rassembler mes forces pour dfendre Ellnore des prils qui lauraient assaillie. Mais il ny avait point de prils ; on me laissait parfaitement libre ; et cette libert ne me servait qu porter plus impatiemment le joug que javais lair de choisir.

    Nous nous fixmes Caden, petite ville de la Bohme. Je me rptai que, puisque javais pris la responsabilit du sort dEllnore, il ne fallait

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  • pas la faire souffrir. Je parvins me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusquaux moindres signes de mcontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employes me crer une gaiet factice qui pt voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-mme un effet inespr. Nous sommes des cratures tellement mobiles, que, les sentiments que nous feignons, nous finissons par les prouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perptuelles dissipaient ma propre mlancolie ; et les assurances de tendresse dont jentretenais Ellnore rpandaient dans mon cur une motion douce qui ressemblait presque lamour.

    De temps en temps des souvenirs importuns venaient massiger. Je me livrais, quand jtais seul, des accs dinquitude ; je formais mille plans bizarres pour mlancer tout coup hors de la sphre dans laquelle jtais dplac. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rves. Ellnore paraissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ? Prs de cinq mois se passrent de la sorte.

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  • Un jour, je vis Ellnore agite et cherchant me taire une ide qui loccupait. Aprs de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la rsolution quelle avait prise, et mavoua que M. de P** lui avait crit : son procs tait gagn ; il se rappelait avec reconnaissance les services quelle lui avait rendus, et leur liaison de dix annes. Il lui offrait la moiti de sa fortune, non pour se runir avec elle, ce qui ntait plus possible, mais condition quelle quitterait lhomme ingrat et perfide qui les