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Constructivisme Connaissances Et Savoirs - PhJ_articleLux-Formaté(PB02)-Version Finale Aout 2006

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Constructivisme, connaissances et savoirs

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Constructivisme, connaissances et savoirs

Philippe Jonnaert, ORÉ/UQÀM, Montréal. Mars 2006

Adresse civique : ORÉ / UQAM Département de Mathématiques CP. 8888, succursale centre-ville Montréal, QC, CANADA H3C 3P8

Courrier électronique : http://www.ore.uqam.ca/ Pour nous joindre : [email protected]

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Jonnaert, Ph., /mars 2006.

Jonnaert, Ph. (2006). Constructivisme, connaissances et savoirs. Transfert, Journal semestriel de la formation pédagogique des enseignants - stagiaires du secondaire, Université du Luxembourg, Faculté des lettres, des sciences humaines, des arts et des sciences de l’éducation, vol. 3, p. 5-9.

Constructivisme, connaissances et savoirs Philippe Jonnaert, ORÉ/UQÀM, Montréal. Mars 2006

« Le constructivisme traite de questions relatives à la connaissance : qu’est-ce que la connaissance? D’où provient-elle? En ce sens il peut donc être considéré comme un exercice d’épistémologie. L’idée selon laquelle la connaissance est construite par le sujet connaissant est aussi vieille que la philosophie occidentale. Déjà aux VIe et Ve siècles avant J.-C., les présocratiques savaient que tout ce que l’on connaissait ne pouvait pas être une simple question de sensations, et que l’intelligence, ou les opérations mentales proprement humaines, était dans une large mesure responsable de la formation des connaissances humaines ». Von Glasersfeld (2004 : 293-294)

Introduction Le constructivisme suscite aujourd’hui beaucoup d’intérêts dans un monde de l’éducation sujet à des réformes majeures. Resituant le constructivisme dans le champ de l’épistémologie de la construction et du développement des connaissances, nous le replaçons aussi au coeur d’une question millénaire : « comment connaissons-nous ce que nous connaissons? ». Ce document se subdivise en deux grandes sections. La première clarifie le concept de Constructivisme, la seconde établit une distinction claire entre Connaissances et Savoirs codifiés. Constructivisme. Dans cette section, nous rappelons ce que le constructivisme n’est pas en montrant les usages abusifs de l’adjectif constructiviste, utilisé pour mettre au goût du jour des méthodes ou des moyens pédagogiques ou didactiques. Nous précisons ensuite que les constructivistes suggèrent une hypothèse à propos des processus de construction des connaissances par les personnes. Sur cette base, nous proposons que le constructivisme soit plutôt un cadre de référence qu’un courant pédagogique donné. Les détracteurs du constructivisme refusent ce point de vue, et présentent ce courant comme une utopie. Nous montrons cependant que l’option épistémologique suggérée par les constructivistes est de plus en plus admise et reconnue par les responsables de l’éducation comme étant un cadre de référence intéressant. Connaissances et savoirs. L’hypothèse constructiviste est très ancienne et ne met nullement en cause l’existence d’un objet de connaissance, elle montre cependant que le sujet connaissant n’y accède qu’à travers ses expériences. Les connaissances qu’une personne se construit peuvent prendre des formes différentes, reprenant la typologie des connaissances de Piaget nous en montrons la diversité. Enfin, nous terminons ce texte en établissant une distinction entre savoir codifié et connaissances, les rédacteurs des programmes d’études et des manuels scolaires travaillant essentiellement sur des savoirs codifiés, alors que les élèves agissent en fonction de leurs connaissances.

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Section I : Constructivisme Ce que le constructivisme n’est pas Le constructivisme n’est ni une théorie pédagogique, ni une approche didactique, ni un courant actuel de recherches en sciences de l’éducation. Il n’a aucune prétention de le devenir, laissant ces questions aux pédagogues, aux didacticiens et aux chercheurs en éducation car ces questions ne relèvent pas de son champ! Le constructivisme ne propose ni comment enseigner, ni comment faire pour apprendre le mieux possible. Il ne décrit guère plus quelque méthodologie de recherche que ce soit, en sciences de l’éducation. Par exemple, aucun constructiviste n’a écrit que l’exposé magistral était un frein à la construction des connaissances, ni que le travail de groupe permettait bien, quant à lui, la construction de connaissances. Nous ne trouvons guère plus, dans leurs textes et leurs réflexions, la prescription d’une approche pédagogique quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une approche par projets, d’une pédagogie coopérative ou encore de l’utilisation d’un portfolio. Aucun constructiviste n’a écrit que la recherche en éducation se devait d’être collaborative ou encore qu’une recherche qui se veut d’inspiration constructiviste est nécessairement qualitative. Ces orientations pédagogiques, didactiques ou de la recherche en sciences de l’éducation, peuvent tout aussi bien être conjuguées sous d’autres empires que sous celui du paradigme épistémologique constructiviste de développement et de construction des connaissances. Le constructivisme n’est pas non plus une mode, en réaction à d’autres courants qui auraient prévalu dans le champ de l’éducation jusqu’aujourd’hui, comme, entre autres, le comportementalisme. Le constructivisme ne s’est pas développé en réaction au comportementalisme! Alors que le comportementalisme a une histoire récente, le constructivisme suit l’histoire des idées de l’humanité, depuis plus de deux millénaires, des présocratiques à aujourd’hui. L’ensemble de ces réductionnismes fait beaucoup de tort au constructivisme et dénature les orientations, que ce courant de pensée peut réellement apporter au champ de l’éducation. Il est indispensable de s’en écarter. Une hypothèse et un cadre de référence Il s’agit alors, pour répondre aux questions posées dans le champ de l’éducation, de considérer le constructivisme comme un cadre de référence et non comme un simple adjectif qualificatif ‘très tendance’. Cet adjectif ne sert, dans ce cas, qu’à mettre au goût du jour des moyens en éducation : une approche constructiviste, un projet constructiviste, un enseignement constructiviste, un problème constructiviste, un portfolio constructiviste, un manuel scolaire constructiviste, un site web constructiviste, un matériel didactique constructiviste, etc. Ce sont autant d’aberrations. Le constructivisme nous propose une hypothèse, toujours temporaire, à propos de la construction et du développement des connaissances par les personnes. Un matériel didactique, un manuel scolaire ou une méthode ne peuvent être qualifiés de constructivistes. Seule la réponse à la question « comment l’élève construit ses propres connaissances avec ces ressources», peut être qualifiée de constructiviste ou non. Le constructivisme n’est pas non plus un dogme, qui exclut tout autre paradigme épistémologique de son environnement. Le constructivisme peut servir de balises à ceux qui y adhèrent et l’adoptent comme cadre de référence lorsqu’ils réfléchissent à la question : « comment nos élèves développent-ils des connaissances à propos de ce que nous leur proposons en classe? » En tant qu’hypothèse et comme cadre de référence, le constructivisme apporte un éclairage particulier aux questions que les enseignantes et les enseignants se posent à propos de la construction et du développement des connaissances.

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Le constructivisme est une hypothèse Selon l’hypothèse constructiviste, la connaissance ne se trouve ni dans l’objet de connaissance, ni dans le sujet connaissant. Elle se développe dans leurs interactions. Par exemple, un percolateur récemment acquis, peut être un ‘objet de connaissance’ pour une personne qui désire vivement une tasse de café mais qui ignore comment manipuler ce nouvel appareil. Cette personne, le sujet connaissant, mobilise alors des connaissances anciennes qu’elle possède déjà à propos des percolateurs. Elle explore avec celles-ci cette nouvelle machine, pour en découvrir le mode de son utilisation. C’est dans les interactions entre les connaissances anciennes de cette personne et l’objet de connaissance, le percolateur, que de nouvelles connaissances sont construites et que … finalement, le sujet connaissant déguste sa tasse de café. Ces nouvelles connaissances à propos du percolateur ne se sont pas construites sans le percolateur, dans l’absolu, ce dernier existe bel et bien! L’objet de connaissance est réel, mais selon l’hypothèse constructiviste, le sujet connaissant n’y accède qu’à travers son propre projet de connaissance : boire une tasse de café. Ce projet de connaissance à propos du percolateur n’est cependant pas suffisant. Le sujet connaissant pose des actions sur l’objet de connaissance, sur ses connaissances plus anciennes et sur les opérations qu’il réalise avec ses connaissances sur cet objet de connaissance. Selon l’hypothèse constructiviste, le sujet connaissant construit ses connaissances par ses actions, ses expériences et ses projets de connaissances. Dès lors, une pédagogie qui s’inspire de cette hypothèse, met en place les conditions pour que les apprenants réalisent des expériences et construisent leurs connaissances. Les objets de connaissance ne sont pas transmissibles tels quels, mais peuvent faire l’objet d’interactions avec le sujet -connaissant. L’hypothèse constructiviste pose le primat du sujet – connaissant : il est auteur et acteur de sa connaissance, à travers ses expériences, ses projets de connaissance et ses connaissances plus anciennes. Le constructivisme est un cadre de référence. Traitant du constructivisme, nous évoquons un cadre général de référence pour un courant pédagogique, plutôt qu’un courant pédagogique en tant que tel. L’hypothèse constructiviste, permet de dégager un ensemble de balises qui orientent les décisions des enseignantes et des enseignants dans leur action quotidienne. Ce cadre général de référence fournit la coloration de l’ensemble des décisions prises pour les actions pédagogiques et didactiques dans la classe. D’autres choix peuvent cependant être posés, et d’autres paradigmes adoptés. Par exemple, le concept de compétence est utilisé dans un certain nombre de programmes d’études dans une orientation comportementaliste, dans d’autres il l’est plutôt dans une perspective constructiviste. Alors que dans une perspective comportementaliste la compétence est décomposée en contenus et en micro-objectifs séquentiels, dans une perspective constructiviste elle est abordée globalement et fait référence aux situations dans lesquelles elle peut se développer. L’adoption d’un paradigme épistémologique plutôt qu’un autre comme cadre général de référence ne peut se faire à la légère. En effet, l’ensemble des décisions prises par la suite, doivent rester cohérentes par rapport au paradigme choisi. Par exemple, il n’est pas acceptable de considérer, dans un même cours, qu’à certains moments la connaissance est une construction par la personne et qu’à d’autre elle ne l’est pas. Un paradigme épistémologique ne s’impose pas de l’extérieur, il se construit progressivement à travers les expériences des acteurs. De même, un paradigme épistémologique ne se construit pas en opposition à celui auquel les personnes adhéraient jusque là, mais bien en prenant en considération tout ce qu’elles avaient déjà construit sur cette base.

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Des détracteurs de l’hypothèse constructiviste Les détracteurs du constructivisme le décrivent comme une utopie. Ils voient en ce courant, une réaction au comportementalisme qui a dominé le champ de l’éducation la seconde moitié du XXe siècle. Plus fondamentalement, le rapport que les constructivistes établissent à la réalité est jugé comme étant irrecevable par ceux qui estiment que notre connaissance ne peut être qu’une copie conforme de morceaux de la réalité. Ce que réfutent les constructivistes. L’hypothèse ontologique, pose le postulat selon lequel la réalité est extérieure à la personne et ne peut que lui être transmise, notamment par l’intermédiaire de disciplines enseignées. L’organisation scolaire et académique est, aujourd’hui encore, structurée autour des disciplines scientifiques classées dans le « Tableau synoptique des disciplines scientifiques » d’Auguste Comte (1828). Dans la perspective d’Auguste Comte et du positivisme, une discipline scientifique, et donc aussi un champ de connaissances, se définit par son ‘objet positif’ et par sa méthode. Cet ‘objet positif’ n’est autre, selon les tenants de ce courant, que le morceau de réalité que décrit et explique la discipline. Chacun s’isole alors dans ‘son’ domaine de compétence, sans se soucier de l’objet et de la méthode de son voisin, celui-ci travaillant sur d’autres morceaux de la réalité. Cette vision de la connaissance est fondée sur « l’hypothèse ontologique », particulièrement relayée par le ‘courant réaliste’. La position réaliste, selon Ladrière (1992 : 823) accorde la priorité à la réalité objective, c’est-à-dire « à la réalité considérée indépendamment des actes de connaissance qui portent sur elle ». Pour les réalistes, la connaissance est un processus essentiellement réceptif et n’est qu’un simple reflet de la réalité extérieure. Le point de vue réaliste s’oppose à la position constructiviste défendue en ces lignes, qu’il ne peut considérer que comme une utopie. Le point de vue réaliste ne peut accepter l’hypothèse constructiviste. Pour les réalistes, la connaissance ne peut être que le reflet d’une réalité extérieure à la personne. Pour les constructivistes, la personne ne peut avoir accès à la connaissance qu’à travers ses expériences, ses actions et ses projets de connaissance. La connaissance pour ces derniers est une construction par la personne, alors qu’elle est une copie de la réalité pour les ‘réalistes’. ‘Constructiviste’ et ‘réalistes’ ont, l’un et l’autre, une conception antinomique de la connaissance. Une option épistémologique de plus en plus constructiviste Le monde de l’éducation, cette dernière décennie, adopte une certaine référence au constructivisme dans ses textes officiels. Le constructivisme devrait, selon ces textes, orienter l’action pédagogique des enseignants et les programmes d’études devraient y souscrire. Alors même que les disciplines restent la clé de l’organisation des programmes d’études, de l’évaluation des élèves et de leur orientation, l’école semble vouloir renoncer au paradigme épistémologique, le positivisme, qui a permis le maintien de sa propre organisation pendant 175 ans. Alors que des règles de construction des programmes d’études existent dans une perspective ontologique, aucun constructiviste n’en a jamais développé. Alors que le positivisme a généré la puissante pédagogie par objectifs, il n’existe à ce jour aucun prescrit pédagogique ‘constructiviste’. Il résulte de cette situation paradoxale, une série de banalisations du constructivisme, réduit à des modes et des méthodes pédagogiques, à des techniques de gestion de la classe et des approches didactiques. Des glissements épistémologiques font se superposer des perspectives constructivistes et ontologiques dans des mêmes documents et suscitent la confusion tant chez les rédacteurs des programmes d’études que chez les enseignants. Il s’agit d’abord pour les enseignants de repositionner le constructivisme dans son champ.

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Ce texte repositionne le constructivisme dans son champ : l’épistémologie du développement des connaissances. Et, à partir de là, présente le constructivisme comme un cadre de référence plutôt que comme un courant pédagogique et didactique actuel. C’est à ce titre seulement que le constructivisme peut être intéressant pour l’école, tout réductionnisme le déforçant nécessairement. Une pédagogie qui soit une application du constructivisme n’existe pas, par ce que le constructivisme n’apporte aucun élément suffisant pour développer une telle pédagogie. Ce n’est nullement sa fonction. De même, aucun constructivisme ne peut être considéré comme un moyen d’organiser les programmes d’études. Ce n’est pas son rôle, et ce genre d’utilisation du constructivisme, le fait nécessairement sortir de son champ. Par contre, si l’on considère qu’un enseignant participe à la mise en place de conditions pour qu’une autre personne puisse construire des connaissances, alors le constructivisme devient intéressant. En effet, si le constructivisme est considéré comme un cadre de référence, les conditions que l’enseignant met en place pour ses étudiants construisent des connaissances et développent des compétences, doivent être cohérentes par rapport au constructivisme. Repositionné dans son strict cadre épistémologique, moins qu’une utopie, le constructivisme peut alors être présenté aux enseignants comme un cadre de référence intéressant. Le constructivisme leur sert ainsi de balise, particulièrement dans leurs réflexions sur les conditions pertinentes pour que leurs élèves et leurs étudiants construisent réellement des connaissances et développent des compétences. Parler du constructivisme est cependant difficile. Écrire à son propos est certainement risqué. Mais l’un et l’autre, l’orateur et l’écrivain, ne font que livrer un point de vue : le leur. Le récepteur de ces propos les reconstruit nécessairement en fonction de ses expériences personnelles. Voici, par exemple, ce que nous dit un enfant de 11 ans, lorsque nous lui demandons de nous expliquer comment fonctionne son coeur :

«Quand je respire, j’aspire l’air. Mon cœur y se gonfle, … alors il aspire le sang. Et puis y se dégonfle, c’est comme quand un ballon se dégonfle, … y souffle. C’est quand y se dégonfle, alors il pousse tout le sang partout dans moi ». En nous parlant, cet enfant place la main sur sa poitrine, du côté gauche, et inspire fortement et expire lentement tout en nous parlant. Son geste semble être pour lui, la confirmation de ses propos. Il termine cet entretien en nous affirmant que son cœur « c’est comme une pompe qui souffle et qui aspire ». Jonnaert (1988 : 59).

Cet enfant parle de son expérience, un vécu qui lui suffit pour expliquer le fonctionnement de son cœur. La connaissance qu’il a du fonctionnement de son cœur est viable pour lui, sans doute pour d’autres aussi, à l’instant où il en parle. Cette connaissance peut changer, se modifier et participer à la construction d’autres connaissances. Mais elle peut aussi rester à peu près la même très longtemps, et ce, tant et aussi longtemps qu’aucune autre expérience ne vient la contredire et la déstabiliser. Un fait semble cependant évident : lors de la leçon de sciences qui suit l’entretien, cet élève aborde les questions relatives au fonctionnement du coeur avec ses connaissances, ses projets de connaissance, ses actions et ses expériences personnelles. Ce sont ces connaissances qui, jusqu’à présent, permettent à cet enfant de penser que son cœur est « une pompe qui souffle et qui aspire ». Ces connaissances, les siennes, constituent sa propre grille de lecture du monde, et donc aussi des propos de son enseignant. Si la situation suggérée par ce dernier, au cours de cette activité didactique, n’est pas suffisamment

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puissante pour que cet enfant mette en doute la viabilité de ses connaissances à propos du cœur, ces dernières persisteront au-delà de la leçon de sciences (Jonnaert, 1988). Le constructivisme comme cadre de référence interpelle l’enseignant en lui suggérant que ses seules connaissances d’enseignant se heurtent nécessairement à un ensemble d’autres connaissances, celles de chacun de ses élèves. Est-ce une nouveauté que de prendre en considération ces connaissances sans les condamner? Que d’inverser le temps scolaire et de travailler au départ de l’expérience de l’élève, plutôt que du ‘savoir’ codifié dans les programmes d’études et les manuels scolaires et transmis par l’enseignant. Choisir le constructivisme comme cadre de référence pour l’école bouleverse les habitudes et secoue les certitudes, bien sûr. Mais le constructivisme n’est pas une nouveauté. Il s’agit moins d’évoquer une utopie que de réintroduire un questionnement fondamental à l’école, une question que l’homme pose depuis la nuit des temps : « Comment est-ce que je connais ce que je connais? » L’hypothèse constructiviste est très ancienne Le constructivisme est inscrit dans l’histoire des idées de l’humanité depuis la nuit des temps. Il suit l’évolution de la réflexion de l’homme à propos de ses propres connaissances. Il fait partie de l’histoire des idées de l’humanité. L’idée constructiviste, selon laquelle la connaissance ne consiste pas en un reflet de la réalité telle qu’elle est, mais est une construction de celle-ci par la personne, est très ancienne. La tradition présocratique (avec Démocrite, Xénophane, Alcméon ou encore Héraclite) établissait déjà l’impossibilité d’une connaissance qui soit un strict reflet de la réalité parce que, selon ces philosophes, il est impossible d’établir une comparaison entre le monde vécu par la personne et un monde qui serait indépendant d’elle. Plusieurs hypothèses sont formulées à travers l’histoire des idées à propos de la réalité. Cependant, il est aujourd’hui clairement admis par les constructivistes que la personne ne vit pas dans une bulle vide ni que les connaissances lui seraient innées. L’objet de connaissance est bien réel, mais une personne ne se construit des connaissances à son propos qu’à travers ses projets et ses propres expériences

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Section II : Connaissances et savoirs L’objet de connaissances Partons d’un exemple. Notre connaissance de la ville de Dakar renvoie à notre expérience personnelle de cette ville, plutôt qu’à ce que serait Dakar en dehors de cette expérience. Cela ne signifie nullement que Dakar n’existe pas en dehors de notre expérience, mais bien que chacun d’entre nous, en tant que sujet connaissant, ne peut connaître Dakar qu’à travers sa propre expérience de cette ville. Cette expérience est très différente d’une personne à une autre. Pour certains ce sera y vivre quotidiennement. D’autres la découvriront par la lecture d’une description dans une encyclopédie, le visionnement d’un documentaire à la télévision, l’exposé d’un voyageur qui en revient, etc. C’est aussi, bien souvent, une articulation de tout cela en même temps qui permet à une personne de construire, de modifier, d’adapter, de réfuter, de reconstruire, sa connaissance de cette ville. Il existe une grande variété de types d’expériences à propos de la ville de Dakar. Chacune génère une connaissance très personnelle de la ville. En ce sens la connaissance que chacun a de la ville de Dakar, lui est particulière car elle réfère à ses propres expériences, et ne correspond pas nécessairement à la connaissance que d’autres personnes ont de cette ville. Mais, cette très grande variabilité des connaissances des personnes à propos de la ville de Dakar ne signifie pas que la ville de Dakar n’existe pas. Cette variabilité des connaissances ne signifie pas non plus que les connaissances des uns soient plus vraies que celles des autres, et encore moins que ces connaissances soient figées, arrêtées une fois pour toutes! Elles changent et évoluent. De nouvelles expériences bouleversent des connaissances plus anciennes et au départ desquelles de nouvelles sont construites. La connaissance que chacun a de Dakar, réfère à ses propres expériences et à la ville de Dakar, mais il n’a accès à cette ville qu’à travers ses connaissances issues de ses propres expériences. Moins qu’une utopie, le constructivisme semble aujourd’hui une hypothèse de plus en plus suivie par ceux qui s’intéressent à la construction des connaissances et au développement des compétences. Des connaissances aux formes diverses Par leur contenu, les connaissances peuvent prendre des formes différentes. Des faits peuvent être socialement transmis. Par exemple, le fait que la construction de la ville de Dakar a commencé en 1862 peut être une connaissance que certaines personnes se sont construites, aussitôt qu’ils ‘en ont pris connaissance’ au sens premier du terme et sans autre forme de procédé. Pour Piaget (1967), il s’agit là d’une connaissance ‘conventionnelle’. Piaget (1967) distingue aussi la connaissance ‘physique’ de la connaissance ‘logico – mathématique’. La connaissance physique est directement tirée des objets eux-mêmes, alors que la connaissance logico – mathématique l’est des actions que la personne pose sur ces objets. Par exemple, prenant un dictionnaire dans un rayon de la bibliothèque, une personne peut estimer que ce livre est lourd. La masse du livre est une propriété de l’objet et la personne en a pris conscience sans réaliser d’opération sur cet objet. La connaissance de cette propriété de l’objet est une connaissance ‘physique’. Par contre, constater qu’il y a 12 personnes dans un local et que ce nombre ne change pas, quelle que soit leur disposition dans la pièce, sont les résultats d’opérations réalisées par une personne. Constater que l’on peut dénombrer ces personnes en commençant par la gauche ou par la droite, sans que la somme ne change, permet de découvrir la propriété de la commutativité de l’addition. Dans cet exemple, le nombre 12 n’est pas une propriété des personnes dénombrées, aucune d’entre elle ne présente une telle propriété. Pour la découvrir un sujet a dû effectuer une somme. De même, la

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commutativité n’est pas plus une propriété de ces personnes, mais bien de l’opération réalisée. Il s’agit tantôt du résultat d’une opération effectuée sur des personnes (ou des objets), tantôt d’une opération effectuée sur l’opération elle-même (déplacer les termes de l’addition pour découvrir la commutativité). Il ne s’agit plus de connaissances ‘physiques’, mais bien de connaissances ‘logico-mathématiques’. Les connaissances logico – mathématiques ne sont pas tirées des objets eux-mêmes, mais des opérations réalisées sur ceux-ci, ou encore des opérations réalisées sur les opérations elles – mêmes. Ce sont les actions du sujet sur les objets qui leur ajoutent cette plus-value : des propriétés qu’ils ne possèdent pas en dehors de ces actions. Une typologie La typologie de Piaget est intéressante, et dépasse celle formulée plus tard par le cognitiviste Anderson (connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles). La typologie des connaissances de Piaget se réfère autant à la forme des connaissances qu’aux processus qui les ont générés. La typologie des cognitivistes se réfère surtout à la forme des connaissances et au type d’objet qu’elles permettent de cerner. Il y a cependant un lien étroit entre les deux typologies, il est possible d’établir une correspondance entre les propositions de Piaget et celles d’Anderson. Typologie des connaissances de Piaget : Perspective constructiviste

Correspondance avec la typologie des connaissances d’Anderson : Perspective cognitiviste

Connaissances conventionnelles Connaissances déclaratives

Connaissances empiriques Connaissances déclaratives ou procédurales

Connaissances logico-mathématiques Connaissances procédurales

Chacun des niveaux de connaissances est étroitement déterminé par la situation et le contexte

Connaissances conditionnelles

La perspective d’Anderson (1983) qui propose des connaissances conditionnelles (celles relatives au contexte et à la situation), pose nécessairement un problème aux constructivistes. Pour ces derniers, les connaissances ne peuvent pas être dissociées de la situation et du contexte dans lesquels elles ont été construites. Toute connaissance est nécessairement fonction de la situation et du contexte dont elles ne peuvent être dissociées. La ville de Dakar existe L’idée générale de tout ceci est que ‘notre’ connaissance (celle de chacun en particulier) à propos de Dakar, est une connaissance personnelle, construite au départ de ‘notre’ propre expérience de cette ville et à travers les situations et les expériences particulières de chacun. Cela signifie aussi que, d’une manière ou d’une autre, nous avons été en contact avec cette ville, même si ce « contact » est médiatisé à travers un texte, une émission TV, le récit d’un voyageur, une séance d’Exploration du monde ou des Grands explorateurs, etc. : ‘notre’ connaissance personnelle de Dakar est construite sur la base de nos expériences vécues personnellement dans, ou à propos de, cette ville. Probablement cette connaissance de Dakar

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est-elle faite de différents types de connaissances : des connaissances conventionnelles comme le nombre d’habitants de la ville, des connaissances physiques comme une odeur évoquant un marché ou une musique de fond évoquant la Medina, des connaissances logico - mathématiques comme le temps nécessaire pour aller de Dakar à St-Louis avec tel ou tel véhicule pouvant effectuer le trajet à une certaine vitesse moyenne, etc. Cette connaissance de la ville de Dakar est nécessairement composite et complexe, mais l’ensemble de ces connaissances est issu de nos expériences, de la plus simple qui génère des connaissances conventionnelles à la plus complexe qui génère des connaissances logico - mathématiques. Dakar existe bel et bien, nos connaissances à propos de cette ville aussi, comme celles de tous les habitants de Dakar, des sénégalais, des voyageurs, et de tous ceux qui ont lu ou suivi des documentaires à propos de cette ville. Mais il semble peu probable que toutes ces personnes puissent connaître Dakar en dehors de leur vécu et de leurs expériences à propos de cette ville. Les constructivistes admettent cette diversité de connaissances et leur complexité. Ils formulent l’hypothèse que toutes ces personnes n’ont accès à la ville de Dakar qu’à travers leurs propres connaissances et points de vue construits au départ de leurs expériences et de leurs projets de connaissance. Les constructivistes ne nient cependant pas l’existence de cette ville. Dans le cas contraire, comment ces personnes pourraient-elles vivre des expériences à son propos? Par contre, dans une perspective réaliste, il n’existerait qu’une seule réalité de la ville de Dakar. Une connaissance de Dakar ne pourrait être, selon l’hypothèse réaliste, qu’une reproduction la plus conforme possible de cette réalité, malgré les connaissances et les expériences antérieures de la personne. La perspective constructiviste s’inscrit forcément en porte – à –faux par rapport à une telle perspective. Loin d’être une utopie, le constructivisme semble aujourd’hui une hypothèse intéressante, à laquelle de plus en plus de personnes s’arrêtent et réfléchissent, lorsqu’elles s’intéressent aux processus complexes de construction et de développement des connaissances, quelle qu’en soit leur nature : conventionnelle, physique ou logico – mathématique. Connaissances et savoirs Le constructivisme s’intéresse particulièrement aux connaissances. Ces dernières sont donc au cœur de l’ensemble de nos propos. Avant de préciser ce que ces connaissances sont ou ne sont pas, il semble utile de distinguer clairement ‘connaissance’ et ‘savoir’. Conne (1992) propose de dissocier l’une de l’autre, les connaissances relevant de la personne qui les a construites, les savoirs étant plutôt fixés par un groupe social qui les a codifiés. Alors que les connaissances appartiennent à la personne, les savoirs sont déterminés socialement et décrits dans des codes écrits, oraux ou autres. Ces codes peuvent aussi être iconographiques, musicaux, gestuels, architecturaux, mais tous sont socialement acceptés et valorisés par une communauté de savoirs. Les connaissances sont donc personnelles alors que les savoirs sont sociaux. L’une, la connaissance, est définie par des propriétés qui relèvent de la cognition, l’autre, le savoir, est qualifié à travers les attributs du code utilisé pour le conserver ou le diffuser. Ces attributs sont ceux syntaxiques et sémantiques de l’écriture lorsque le code est écrit. Il s’agit donc de deux concepts distincts, même si les savoirs sont codifiés, parfois de façon très formelle comme ceux décrits dans des programmes d’études, pour que des personnes d’une société donnée, construisent des connaissances à leur propos.

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Les savoirs

D’une façon classique, par ‘savoir’, nous désignons des savoirs constitués, décrits dans des programmes d’études, des manuels scolaires, des ouvrages spécialisés ou dans d’autres documents didactiques ou des manuels professionnels, voire dans la tradition orale d’une communauté (Jonnaert et Vander Borgt, 2003; Brun, 1994; Conne, 1992; Rouchier, 1991). Ces savoirs sont socialement admis et valorisés. C’est à ce titre qu’ils sont codifiés, par exemple dans des programmes d’études, pour que des personnes fassent des apprentissages à leur propos. Ils appartiennent aux ‘communautés de savoirs’, qui les ont codifiés. Par exemple, les savoirs mathématiques appartiennent à la communauté de mathématiciens. À partir du moment où une société les reconnaît, ils sont valorisés par celle-ci et codifiés afin que ses membres puissent se les approprier et les partager. Les savoirs codifiés répondent à la logique de la discipline à laquelle ils appartiennent ou aux pratiques sociales qui les ont générés. Par exemple, écrire les propriétés de l’addition fait nécessairement référence à la logique de l’arithmétique. Mais, décrire comment un viticulteur détermine que ses raisins sont mûrs pour les vendanges, renvoie aux pratiques sociales des viticulteurs pour choisir le moment propice aux vendanges. C’est sur base de ces références, logique de l’arithmétique et logique des pratiques sociales des viticulteurs, que ces savoirs sont ensuite codifiés dans un code oral ou écrit. Ils peuvent alors être transcrits dans des programmes d’études ou des manuels de référence. Dans l’un et l’autre cas cependant, le savoir codifié, écrit (programmes ou manuels) ou langagier (tradition orale d’une profession), fait référence à un code de langage. Il répond donc à une double logique : (1) la logique de la discipline ou des pratiques sociales de référence; (2) la logique du langage (écrit ou oral), qui est syntaxique et sémantique. En aucun cas, un savoir codifié ne peut donc être décrit à l’aide de qualificatifs qui relèvent de la cognition. Par exemple, parler de ‘savoirs procéduraux’ dans le texte d’un programme d’études est une aberration, puisqu’un savoir codifié ne réfère pas à la cognition mais à un texte dans un programme ou à un autre type de document écrit ou de code oral. Le concept de ‘savoir’ relève de la syntaxe et de la sémantique, alors que l’adjectif ‘procédural’ qualifie un attribut de la cognition. Un savoir codifié peut être lisible, clair, compréhensible, bien écrit, judicieusement choisi, facilement prononçable, mais rien de plus et certainement pas ‘procédural’. Exemple de savoir codifié, écrit dans un dictionnaire des mathématiques :

« Une égalité est l’affirmation que ses deux membres sont des expressions d’un même objet, nombre, vecteur, figure, etc. Si on peut, en remplaçant ces expressions par des expressions équivalentes, transformer l’égalité en identité, c’est qu’elle est vraie, sinon elle est fausse ». Baruk (1992 : 398).

Les connaissances Les connaissances sont construites par les personnes elles-mêmes, tout au long de leurs expériences. Elles leur sont spécifiques et font partie de leur patrimoine cognitif. Étant donné la diversité de leurs expériences, une personne a rarement une connaissance identique à celle d’une autre personne, même si elles vivent des apprentissages scolaires simultanément. Les connaissances ont un caractère personnel. Des notions apparemment aussi triviales que le signe ‘=’ dans une opération arithmétique renvoient à des connaissances très différentes chez les personnes qui l’utilise.

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Exemple de connaissances d’élèves à propos du signe d’égalité : Voici 7 catégories de réponses relevées auprès de 48 élèves de 4ième primaire, lorsque nous leur posons la question : « qu’est-ce ce signe veut dire pour toi? » en leur montrant le signe égal dans plusieurs opérations arithmétiques sur des entiers naturels, Jonnaert (2002 : 254– 255) :

Propos d’élèves : Nbre Significations : (1) Ça veut dire « égal » 20 Se limitent à la signification verbale du

signe (2) On met égal quand c’est pareil 8 Évoquent l’égalité numérique des

membres de l’opération (3) Ça me dit d’écrire une réponse 7 Le signe ‘=’ correspond à une injonction

demandant à l’élève d’écrire le résultat de l’opération

(4) Ça veut dire combien ça fait dans le calcul

5 Le signe est un indicateur du résultat de l’opération

(5) On met égal là pour qu’on écrit la réponse là

4 Le signe permet de localiser la place du résultat de l’opération

(6) Quand c’est plus on met un égal plus grand, quand c’est moins on met un égal plus petit

2 Le signe égal fournit un ordre de grandeur de la réponse en fonction du signe de l’opération (uniquement additif ou soustractif)

(7) Si y a rien d’écrit après ‘=’, c’est qu’on doit faire le calcul : ça me dit ‘fais le calcul’

2 Le signe correspond à une injonction demandant à l’élève de résoudre l’opération

Cet exemple illustre un ensemble de constructions par les élèves à propos du savoir codifié décrit dans la section précédente. Pour aucun de ces élèves, nous ne retrouvons, telles qu’elles, les caractéristiques du savoir codifié dans la définition du dictionnaire des mathématiques. Mais au départ de cette connaissance que chacun de ces élève a du signe ‘=’, il peut en construire de nouvelles. En d’autres termes, une connaissance n’est pas statique, voire figée. Elle est dynamique et agit comme un processus permettant la construction d’autres connaissances. Exemple de connaissances issues de pratiques sociales de référence :

Propos d’un petit-fils de maître-brasseur belge : « La brasserie fabriquait, depuis 1663, un petit Pale-Âle, que mon grand-père, fanatique d’Édith Piaf, avait finalement choisi d’appeler ‘Milord ‘. Jusqu’alors, comme dans tous les villages du Brabant Wallon, c’était simplement une bière de saison : une ‘Saison’. Régulièrement, alors que je n’étais pas plus haut que trois pommes et fréquentais encore l’école primaire du gros bourg, il m’emmenait choisir les grains d’orge et le houblon pour le brassin de la semaine. Il brassait une fois par semaine, le mardi, à partir de quatre heures du matin. L’opération relevait d’un rituel immuable et ancestral.

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Mon grand-père m’avait appris à choisir l’orge, simplement, en faisant rouler le grain dans la paume de la main et en le faisant craquer avec l’ongle du pouce. Le geste devait me permettre de sentir, de façon purement kinesthésique, si le grain était approprié ou non. Un petit craquement sec accompagnait cette opération. Un geste, un petit bruit, un sourire de mon grand-père, un hochement de tête, m’ont appris, de façon quasi infaillible, à choisir le bon grain : ‘celui-ci est parfait pour le malt’, c’est tout ce que m’en disait mon grand-père. Pour le choix du houblon, l’opération était à la fois différente mais semblable quant à l’approche. Il s’agissait d’abord de pénétrer dans le grenier de séchage du houblon. L’odeur était forte, désagréable. Les fleurs de houblon devaient être très sèches. Mon grand-père en saisissait successivement des poignées dans différentes balles, froissait les feuilles de houblon dans la main et finalement portait aux narines celles qui étaient les plus sèches. Il répétait plusieurs fois l’opération pour finir par me dire: 'sens celles-ci, ce sont les bonnes fleurs'. ‘De vieilles, bien sèches’, ajoutait-il, un peu canaille. Je compris, plus tard, que pour la fabrication de la bière, les brasseurs ne retenaient que les fleurs femelles. Il me faisait ensuite renifler d’autres feuilles de houblon qui n’étaient pas encore prêtes pour le brassin. En les reniflant je comparais les odeurs, celle du houblon choisi pour le brassin du jour et celles qui n’étaient pas retenues pour le moment. Il n’y avait ni mots, ni textes, seulement des gestes, des sensations, mais aussi la volonté de mon grand-père de me transmettre des connaissances, les siennes, celles du brasseur ancestral. Son propre père les lui avait transmises comme il le faisait avec moi. J’étais fier et j’avais la volonté d’apprendre chaque geste de la profession de mes ancêtres. Ce savoir ancestral de maîtres brasseurs, codifié dans leurs gestes, dans leur pratique et dans le rituel du brassage, devenait pour moi un projet de connaissance. Quelques mots, quelques gestes, et finalement, après des heures passées en salle de brassage et des semaines en cuves de fermentation, un verre de ‘Milord’. Du choix du houblon jusqu’au verre de bière, j’ai appris tous les gestes du brasseur. Année après année, à travers des gestes, des actions, un enchaînement de petites étapes, je maîtrisais progressivement une pratique professionnelle, pratiquement sans aucun mot, aucun livre ni texte ».

Les connaissances de ce petit-fils de brasseur, ont été construites à travers l’action et la tradition orales des brasseurs belges. Mais ces connaissances n’ont put être construites, qu’à travers la volonté du grand-père d’assurer, auprès de son petit-fils, la pérennité d’un savoir ancestral, codifié dans la tradition orale des maîtres brasseurs et dans leur savoir-faire. Mais c’est aussi à travers le ‘projet de connaissance’ du petit-fils que ces dernières ont pu être construites. C’est donc par cette pratique sociale de référence que ce petit-fils de brasseur s’est construit ses propres connaissances brassicoles, mais aussi à travers son propre projet de connaissance.

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Le houblon codifié dans un manuel de brasseurs :

« Le houblon (‘humulus lupus’) est une herbe grimpante, faisant partie de la famille du chanvre et parente éloignée du canabis et de l’ortie. La plante porte à la fois des fleurs mâles et femelles mais seules ces dernières formeront les cônes nécessaires au brasseur. Le cône femelle est composé d’inflorescences appelées bractées. Quand il mûrit, la base de ces bractées porte une substance jaune résineuse, le lupulin. Cette huile complexe, unique dans les annales de la botanique, contient les acides alpha qui donnent au houblon son amertume caractéristique ». Glover (1998 : 36-37).

Les connaissances qu’évoque le petit-fils du brasseur à propos du houblon ne ressemblent guère au savoir codifié dans le manuel de brassage. La lecture et l’étude de ce manuel ne lui auraient certainement pas permis de construire les connaissances qui sont, pour lui, celles qui sont viables, chaque mardi, lorsque le ‘Milord’ est brassé depuis plus de 300 ans. Le constructivisme s’intéresse aux connaissances des personnes, moins aux savoirs même si, en contexte scolaire, les personnes sont invitées à construire des connaissances à propos des savoirs codifiés dans les programmes d’études. Dans une perspective constructiviste, il s’agira bien plus de parler de projets de connaissance chez le sujet connaissant, que d’objets de savoirs, codifiés, voire réifiés, dans des codes, quels qu’ils soient et ne représentant en général que des ‘morceaux’ de disciplines ou de pratiques sociales de référence, elles-mêmes définies par les positivistes comme des ‘morceaux de la réalité’. Morceaux de morceaux, les savoirs codifiés sont sans doute moins intéressants que les projets de connaissance des sujets connaissant. Il serait cependant illusoire de négliger ou l’un ou l’autre :

« L’intelligence ne débute ainsi ni par la connaissance du moi, ni par celles des choses comme telles, mais par celle de leur interaction, et s’est en s’organisant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même ». Piaget (1977 : 311).

Quelques idées à retenir à propos des connaissances Elles sont construites à travers nos expériences et non transmises. Elles sont uniques et non universelles, même si, collectivement, nous avons tous des connaissances à propos d’une même réalité. Elles sont dynamiques et non figées. Elles côtoient d’autres connaissances, différentes d’elles, à propos d’une même réalité, et ne sont pas partagées par tous. Elles ne constituent pas une copie conforme de cette réalité. Elles sont elles-mêmes un processus, car elles permettent, à travers leur adaptation, la construction de nouvelles connaissances, et ne sont pas un ‘état’. Elles sont contextuelles.

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Elles sont viables tant et aussi longtemps qu’elles ne sont pas contredites par le contexte dans lequel elles sont utilisées. Elles sont caractérisées par des propriétés qui relèvent de la cognition. Quelques idées à retenir à propos des savoirs Ils sont reconnus et admis par une communauté de savoirs (les viticulteurs, les mathématiciens, les maîtres brasseurs). Ils relèvent du patrimoine culturel de cette communauté. Ils sont codifiés dans des documents écrits (code écrit) ou selon un langage (code oral ou autres), admis par cette communauté. Ils sont caractérisés par des propriétés sémantiques et syntaxiques (de l’écrit ou de l’oral) et non par des propriétés de la cognition. Programmes d’études Les textes d’un programme d’études relèvent des savoirs codifiés. Les rédacteurs des programmes d’études codifient des savoirs pour que des élèves se construisent des connaissances à leur propos. Les savoirs codifiés par les rédacteurs des programmes d’études sont des textes. En ce sens, ces savoirs codifiés relèvent de règles d’écriture, syntaxiques et sémantiques. Il n’est pas pertinent d’attribuer à des savoirs codifiés des attributs de la cognition. Ces derniers caractérisent les connaissances et non les savoirs codifiés. Il faut cependant noter que, dans une perspective constructiviste, les constructions par les personnes, à propos des contenus de ces programmes, relèvent de leurs connaissances. Il n’y a pas nécessairement de correspondance entre les contenus des programmes d’études et les connaissances des personnes. En effet, chacun construit ses connaissances en fonction de ses propres expériences. Souvent, il y a même conflit entre les savoirs codifiés et les connaissances des personnes (Jonnaert, 1988). Dans certains pays, les programmes d’études sont conçus indépendamment des savoirs traditionnels des communautés. Par exemple dans une série de pays africains, les programmes d’études imposent une arithmétique avec un système de numération en base 10, alors que les populations utilisent traditionnellement d’autres bases (Traoré, à paraître). Un tel paradoxe ne permet pas à l’élève de développer des ‘projets de connaissance’, à propos de ces savoirs codifiés dans un programme d’études de mathématiques, parce qu’il ne parvient pas à construire le sens de tels projets : « pourquoi apprendre ces mathématiques à propos desquelles l’élève ne peut construire aucune signification? » Pour Von Glasersfeld (2004), en français, la distinction entre « connaissance » et « savoir », est importante. Elle permet de différencier « l’activité de connaître », la connaissance, et son résultat, le « savoir ». L’apprenant construit des connaissances à propos des savoirs codifiés qui lui sont proposés. Aucun élève n’a, après un apprentissage scolaire sur la notion d’égalité, une sorte de photographie en mémoire du savoir codifié dans son manuel scolaire. Par contre, il s’est construit des connaissances, qui, pour un instant sont viable, pour lui, dans les situations qu’il rencontre. « Toute connaissance, comme disait Piaget (1937, 1945) est le résultat d’une action ou d’une série d’actions. Une action ne naît pas par hasard. L’action se dirige toujours vers un but, et le but est toujours nécessairement une structure construite par des réflexes innés ou sur la base d’expériences de l’acteur. (…) Pour réussir cependant, ce n’est pas une image « correcte » du monde qu’il faut avoir qui permet d’éviter les obstacles que le monde réel pourrait poser sur le chemin de nos actions. En anglais, j’ai tenté d’exprimer cette différence en recourant à la distinction entre les

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mots « to match » et « to fit ». (…) Je veux dire que c’est une question, non pas de se faire une copie de la structure du monde réel, mais plutôt de se construire une carte des itinéraires par lesquels on peut cheminer et arriver aux buts qu’on s’est fixés ».Von Glasersfeld (2004 : 216-217) Conclusion Le constructivisme semble, à nos yeux, un cadre de référence intéressant pour la vaste réflexion curriculaire à laquelle les réformes de l’éducation nous confrontent aujourd’hui. Mais le constructivisme ne balaye pas d’un revers de la main tout ce qui s’est réalisé en éducation jusqu’aujourd’hui. Il est futile, voire naïf, de rejeter, par exemple, le concept d’objectif sous prétexte d’adopter une posture épistémologique constructiviste. Les objectifs peuvent être revisités sont l’empire du constructivisme, et apparaître avec beaucoup plus de nuances dans les réflexions didactiques et pédagogiques contemporaines. Ce questionnement n’est pas neuf. D’Hainaut (1971), Martinand (1986) et Jonnaert (1988) ont déjà introduit des nuances importantes à ce concept en parlant d’objectifs obstacles ou d’hypothèses d’objectifs. L’idée même du constructivisme suppose que les réformes actuelles puissent se bâtir sur la base des expériences antérieures. Ce serait jouer à l’apprenti sorcier que de vouloir construire du neuf après avoir fait table rase de tout ce qui s’est réalisé en matière curriculaire jusqu’à présent. Pas plus que les objectifs traditionnels, le concept de compétence n’appartient à un courant épistémologique. Le constructivisme apporte aux compétences une vision de leur développement et de leur construction par les personnes, mais il ne s’agit là que d’une vision parmi d’autres, sans plus. La valeur première du constructivisme est d’introduire une forme de relativisme en éducation, tout dogmatisme à son propos serait même contraire à toute pensée constructiviste. Bibliographie Brun, J. (1994).Évolution des rapports entre la psychologie du développement cognitif et

la didactique des mathématiques, in M., Artigue, R., Gras, C., Laborde, P., Tavignot, (dir.), Vingt ans de didactique des mathématiques en France. Hommage à Guy Brousseau et Gérard Vergnaud, (pages 67-83). Grenoble : La Pensée Sauvage.

Conne, F. (1992). Savoir et connaissance dans la perspective de la transposition didactique. Recherches en didactique des mathématiques, 12(2/3), 221-270.

D’Hainaut, L. (1971). L’enseignement des concepts scientifiques et techniques à l’aide de cours programmés. Thèse de doctorat inédite. Bruxelles : Université Libre de Bruxelles.

Jonnaert, Ph., Masciotra, D., (dir.), (2004). Constructivisme, choix contemporains. Hommage à Ernst Von Glasersfeld. Québec : Presses de l’université du Québec.

Jonnaert, Ph. (2002). Une contextualisation des apprentissages arithmétiques, in J., Bideaud et H., Lehalle, (dir.), Le développement des activités numériques chez l’enfant, (pages 239-264). Paris : Hermès.

Jonnaert, Ph. (1988). Conflits de savoirs et didactique. Bruxelles : De Boeck – Université.

Jonnaert, Ph., Vander Borgt, C. (2003, 2ième édition). Créer des conditions d’apprentissage. Un cadre de référence pour la formation didactique des enseignants. Bruxelles : De Boeck – Université.

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Ladrière, J. (1992). Représentation et connaissance. Paris : Encyclopédique Universaux, corpus 19,822-824).

Le Moigne, J.-L. (1995). Les épistémologies constructivistes. Paris : Presses universitaires de France.

Le Moigne, J.-L. (2004). Le constructivisme. Modéliser pour comprendre. Paris : L’Harmattan.

Martinand, J.-L. (1986). Connaître et transformer la matière. Berne : Peter lang.

Piaget, J. (1967). Logique et connaissance scientifique. Paris: Gallimard.

Von Glasersfeld, E. (2004). Questions et réponses au sujet du constructivisme radical, in Ph., Jonnaert et D., Masciotra (dir.) Constructivisme, choix contemporains. Hommage à Ernst Von Glasersfeld, (pages 289 – 319). Québec : Presses de l’Université du Québec.

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