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Alphonse Daudet C C o o n n t t e e s s d d u u l l u u n n d d i i BeQ

Contes de Lundi_Daudet,Alphonse

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Contos do escritor Alphonse Daudet

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  • Alphonse Daudet

    CCoonntteess dduu lluunnddii

    BeQ

  • Alphonse Daudet

    Contes du Lundi

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 786 : version 1.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Lettres de mon moulin Tartarin de Tarascon

    Le nabab La Belle-Nivernaise

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  • Contes du lundi

    dition de rfrence : Paris, ditions Alphonse Lemerre, diteur,

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  • Premire partie

    La fantaisie et lhistoire

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  • La dernire classe

    (rcit dun petit Alsacien) Ce matin-l, jtais trs en retard pour aller

    lcole, et javais grand-peur dtre grond, dautant que M. Hamel nous avait dit quil nous interrogerait sur les participes, et je nen savais pas le premier mot. Un moment lide me vint de manquer la classe et de prendre ma course travers champs.

    Le temps tait si chaud, si clair ! On entendait les merles siffler la lisire du

    bois, et dans le pr Rippert, derrire la scierie, les Prussiens qui faisaient lexercice. Tout cela me tentait bien plus que la rgle des participes ; mais jeus la force de rsister, et je courus bien vite vers lcole.

    En passant devant la mairie, je vis quil y avait

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  • du monde arrt prs du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, cest de l que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les rquisitions, les ordres de la commandature ; et je pensai sans marrter :

    Quest-ce quil y a encore ? Alors, comme je traversais la place en courant,

    le forgeron Wachter, qui tait l avec son apprenti en train de lire laffiche, me cria :

    Ne te dpche pas tant, petit ; tu y arriveras toujours assez tt ton cole !

    Je crus quil se moquait de moi, et jentrai tout essouffl dans la petite cour de M. Hamel.

    Dordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage quon entendait jusque dans la rue : les pupitres ouverts, ferms, les leons quon rptait trs haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse rgle du matre qui tapait sur les tables :

    Un peu de silence ! Je comptais sur tout ce train pour gagner mon

    banc sans tre vu ; mais, justement, ce jour-l,

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  • tout tait tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fentre ouverte, je voyais mes camarades dj rangs leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible rgle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez, si jtais rouge et si javais peur !

    Eh bien ! non. M Hamel me regarda sans colre et me dit trs doucement :

    Va vite ta place, mon petit Franz ; nous allions commencer sans toi.

    Jenjambai le banc et je massis tout de suite mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre matre avait sa belle redingote verte, son jabot pliss fin et la calotte de soie noire brode quil ne mettait que les jours dinspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose dextraordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides dhabitude, des gens du village assis et silencieux comme nous : le vieux Hauser avec son tricorne, lancien maire,

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  • lancien facteur, et puis dautres personnes encore. Tout ce monde-l paraissait triste ; et Hauser avait apport un vieil abcdaire mang aux bords quil tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes poses en travers des pages.

    Pendant que je mtonnais de tout cela, M. Hamel tait mont dans sa chaire, et de la mme voix douce et grave dont il mavait reu, il nous dit :

    Mes enfants, cest la dernire fois que je vous fais la classe. Lordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que lallemand dans les coles de lAlsace et de la Lorraine... Le nouveau matre arrive demain. Aujourdhui, cest votre dernire leon de franais. Je vous prie dtre bien attentifs.

    Ces quelques paroles me bouleversrent. Ah ! les misrables, voil ce quils avaient affich la mairie.

    Ma dernire leon de franais !... Et moi qui savais peine crire ! Je

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  • napprendrais donc jamais ! Il faudrait donc en rester l !... Comme je men voulais maintenant du temps perdu, des classes manques courir les nids ou faire des glissades sur la Saar ! Mes livres que tout lheure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds porter, ma grammaire, mon histoire sainte me semblaient prsent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine quitter. Cest comme M. Hamel. Lide quil allait partir, que je ne le verrais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de rgle.

    Pauvre homme ! Cest en lhonneur de cette dernire classe

    quil avait mis ses beaux habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village taient venus sasseoir au bout de la salle. Cela semblait dire quils regrettaient de ne pas y tre venus plus souvent, cette cole. Ctait aussi comme une faon de remercier notre matre de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs la patrie qui sen allait...

    Jen tais l de mes rflexions, quand jentendis appeler mon nom. Ctait mon tour de

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  • rciter. Que naurais-je pas donn pour pouvoir dire tout au long cette fameuse rgle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute ; mais je membrouillai aux premiers mots, et je restai debout me balancer dans mon banc, le cur gros, sans oser lever la tte. Jentendais M. Hamel qui me parlait :

    Je ne te gronderai pas, mon petit Franz, tu dois tre assez puni... Voil ce que cest. Tous les jours on se dit : Bah ! jai bien le temps. Japprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive... Ah ! a t le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction demain. Maintenant ces gens-l sont en droit de nous dire : Comment ! Vous prtendiez tre franais, et vous ne savez ni lire ni crire votre langue !... Dans tout a, mon pauvre Franz, ce nest pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches nous faire.

    Vos parents nont pas assez tenu vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous envoyer travailler la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-mme, nai-je rien

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  • me reprocher ? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler ? Et quand je voulais aller pcher des truites, est-ce que je me gnais pour vous donner cong ?...

    Alors, dune chose lautre, M. Hamel se mit nous parler de la langue franaise, disant que ctait la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide : quil fallait la garder entre nous et ne jamais loublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant quil tient bien sa langue, cest comme sil tenait la clef de sa prison1... Puis il prit une grammaire et nous lut notre leon. Jtais tonn de voir comme je comprenais. Tout ce quil disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je navais jamais si bien cout et que lui non plus navait jamais mis autant de patience ses explications. On aurait dit quavant de sen aller le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tte dun seul coup.

    1 Sil tient sa langue, il tient la cl qui de ses chanes le dlivre.

    F. Mistral.

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  • La leon finie, on passa lcriture. Pour ce jour-l, M. Hamel nous avait prpar des exemples tout neufs, sur lesquels tait crit en belle ronde : France, Alsace, France, Alsace. Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe, pendus la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun sappliquait, et quel silence ! On nentendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrrent ; mais personne ny fit attention, pas mme les tout petits qui sappliquaient tracer leurs btons, avec un cur, une conscience, comme si cela encore tait du franais... Sur la toiture de lcole, des pigeons roucoulaient tout bas, et je me disais en les coutant :

    Est-ce quon ne va pas les obliger chanter en allemand, eux aussi ?

    De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui, comme sil avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison dcole... Pensez ! depuis

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  • quarante ans, il tait l la mme place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres staient polis, frotts par lusage ; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon quil avait plant lui-mme enguirlandait maintenant les fentres jusquau toit. Quel crve-cur a devait tre pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses, et dentendre sa sur qui allait, venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles ! car ils devaient partir le lendemain, sen aller du pays pour toujours.

    Tout de mme, il eut le courage de nous faire la classe jusquau bout. Aprs lcriture, nous emes la leon dhistoire ; ensuite les petits chantrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. L-bas au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abcdaire deux mains, il pelait les lettres avec eux. On voyait quil sappliquait lui aussi ; sa voix tremblait dmotion, et ctait si drle de lentendre, que nous avions tous envie de rire et de pleurer. Ah ! je men souviendrai de cette dernire classe...

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  • Tout coup lhorloge de lglise sonna midi, puis lAnglus. Au mme moment, les trompettes des Prussiens qui revenaient de lexercice clatrent sous nos fentres... M. Hamel se leva, tout ple, dans sa chaire. Jamais il ne mavait paru si grand.

    Mes amis, dit-il, mes amis, je... je... Mais quelque chose ltouffait. Il ne pouvait

    pas achever sa phrase. Alors il se tourna vers le tableau, prit un

    morceau de craie et, en appuyant de toutes ses forces, il crivit aussi gros quil put :

    VIVE LA FRANCE !

    Puis il resta l, la tte appuye au mur, et, sans

    parler, avec sa main, il nous faisait signe : Cest fini... allez-vous-en.

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  • La partie de billard Comme on se bat depuis deux jours et quils

    ont pass la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont extnus. Pourtant voil trois mortelles heures quon les laisse se morfondre, larme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs dtremps.

    Alourdis par la fatigue, les nuits passes, les uniformes pleins deau, ils se serrent les uns contre les autres pour se rchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuys au sac dun voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages dtendus, abandonns dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, lennemi quon sent tout autour. Cest lugubre...

    Quest-ce quon fait l. Quest-ce qui se

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  • passe ? Les canons, la gueule tourne vers le bois, ont

    lair de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusques regardent fixement lhorizon. Tout semble prt pour une attaque. Pourquoi nattaque-t-on pas ? Quest-ce quon attend ?...

    On attend des ordres, et le quartier gnral nen envoie pas.

    Il nest pas loin cependant le quartier gnral. Cest ce beau chteau Louis XIII dont les briques rouges, laves par la pluie, luisent mi-cte entre les massifs. Vraie demeure princire, bien digne de porter le fanion dun marchal de France. Derrire un grand foss et une rampe de pierre qui les sparent de la route, les pelouses montent tout droit jusquau perron, unies et vertes, bordes de vases fleuris. De lautre ct, du ct intime de la maison, les charmilles font des troues lumineuses, la pice deau o nagent des cygnes stale comme un miroir, et sous le toit en pagode dune immense volire, lanant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dors battent des ailes et font la roue. Quoique les

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  • matres soient partis, on ne sent pas l labandon, le grand lchez-tout de la guerre. Loriflamme du chef de larme a prserv jusquaux moindres fleurettes des pelouses, et cest quelque chose de saisissant de trouver, si prs du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de lordre des choses, de lalignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des avenues.

    La pluie, qui tasse l-bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornires si profondes, nest plus ici quune onde lgante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte la crte du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier gnral. Les chevaux reposent dans les curies. et l on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flnant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son rteau dans le sable des grandes cours.

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  • La salle manger, dont les fentres donnent sur le perron, laisse voir une table moiti desservie, des bouteilles dbouches, des verres ternis et vides, blafards, sur la nappe froisse, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pice ct, on entend des clats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le marchal est en train de faire sa partie, et voil pourquoi larme attend des ordres. Quand le marchal a commenc sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait lempcher de la finir.

    Le billard ! Cest sa faiblesse ce grand homme de guerre.

    Il est l, srieux comme la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, lil brillant, les pommettes enflammes, dans lanimation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp lentourent, empresss, respectueux, se pmant dadmiration chacun de ses coups. Quand le marchal fait un point, tous se prcipitent vers la marque ; quand le marchal a soif, tous veulent lui prparer son grog. Cest un

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  • froissement dpaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et daiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines rvrences de courtisans, tant de broderies et duniformes neufs, dans cette haute salle boiseries de chne, ouverte sur des parcs, sur des cours dhonneur, cela rappelle les automnes de Compigne et repose un peu des capotes souilles qui se morfondent l-bas, au long des routes, et font des groupes si sombres sous la pluie.

    Le partenaire du marchal est un petit capitaine dtat-major, sangl, fris, gant de clair, qui est de premire force au billard et capable de rouler tous les marchaux de la terre, mais il sait se tenir une distance respectueuse de son chef, et sapplique ne pas gagner, ne pas perdre non plus trop facilement. Cest ce quon appelle un officier davenir...

    Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le marchal en a quinze et vous dix. Il sagit de mener la partie jusquau bout comme cela, et vous aurez fait plus pour votre avancement que si vous tiez dehors avec les autres, sous ces

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  • torrents deau qui noient lhorizon, salir votre bel uniforme, ternir lor de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas.

    Cest une partie vraiment intressante. Les billes courent, se frlent, croisent leurs couleurs. Les bandes rendent bien, le tapis schauffe... Soudain la flamme dun coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille ; on se regarde avec inquitude. Seul le marchal na rien vu, rien entendu : pench sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul ; cest son fort, lui, les effets de recul !...

    Mais voil un nouvel clair, puis un autre. Les coups de canon se succdent, se prcipitent. Les aides de camp courent aux fentres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient ?

    Eh bien, quils attaquent ! dit le marchal en mettant du blanc... vous de jouer, capitaine.

    Ltat-major frmit dadmiration. Turenne endormi sur un afft nest rien auprs de ce marchal, si calme devant son billard au moment de laction... Pendant ce temps, le vacarme

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  • redouble. Aux secousses du canon se mlent les dchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une bue rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embras. Les paons, les faisans effars clament dans la volire ; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des curies. Le quartier gnral commence smouvoir. Dpches sur dpches. Les estafettes arrivent bride abattue. On demande le marchal.

    Le marchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait lempcher dachever sa partie.

    vous de jouer, capitaine. Mais le capitaine a des distractions. Ce que

    cest pourtant que dtre jeune ! Le voil qui perd la tte, oublie son jeu et fait coup sur coup deux sries, qui lui donnent presque partie gagne. Cette fois le marchal devient furieux. La surprise, lindignation clatent sur son visage. Juste ce moment, un cheval lanc ventre terre sabat dans la cour. Un aide de camp couvert de

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  • boue force la consigne, franchit le perron dun saut : Marchal ! marchal !... Il faut voir comme il est reu... Tout bouffant de colre et rouge comme un coq, le marchal parat la fentre, sa queue de billard la main :

    Quest-ce quil y a ?... Quest-ce que cest ?... Il ny a donc pas de factionnaire par ici ?

    Mais, marchal... Cest bon... Tout lheure... Quon attende

    mes ordres, nom d... D... ! Et la fentre se referme avec violence. Quon attende ses ordres ! Cest bien ce quils font, les pauvres gens. Le

    vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont crass, pendant que dautres restent inutiles, larme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien faire. On attend des ordres... Par exemple, comme on na pas besoin dordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrire les buissons, dans les fosss, en face du grand chteau silencieux. Mme tombs, la

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  • mitraille les dchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang gnreux de la France... L-haut, dans la salle de billard, cela chauffe terriblement : le marchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se dfend comme un lion...

    Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !... peine a-t-on le temps de marquer les points.

    Le bruit de la bataille se rapproche. Le marchal ne joue plus que pour un. Dj des obus arrivent dans le parc. En voil un qui clate au-dessus de la pice deau. Le miroir sraille ; un cygne nage, peur, dans un tourbillon de plumes sanglantes. Cest le dernier coup...

    Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins dtremps, quelque chose comme le pitinement dun troupeau qui se hte... Larme est en pleine droute. Le marchal a gagn sa partie.

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  • La vision du juge de Colmar Avant quil et prt serment lempereur

    Guillaume, il ny avait pas dhomme plus heureux que le petit juge Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsquil arrivait laudience avec sa toque sur loreille, son gros ventre, sa lvre en fleur et ses trois mentons bien poss sur un ruban de mousseline.

    Ah ! le bon petit somme que je vais faire , avait-il lair de se dire en sasseyant ; et ctait plaisir de le voir allonger ses jambes grassouillettes, senfoncer sur son grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel il devait davoir encore lhumeur gale et le teint clair, aprs trente ans de magistrature assise.

    Infortun Dollinger ! Cest ce rond de cuir qui la perdu. Il se

    trouvait si bien dessus, sa place tait si bien faite sur ce coussinet de moleskine, quil a mieux aim

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  • devenir Prussien que de bouger de l. Lempereur Guillaume lui a dit : Restez assis, monsieur Dollinger ! et Dollinger est rest assis ; et aujourdhui le voil conseiller la cour de Colmar, rendant bravement la justice au nom de Sa Majest berlinoise.

    Autour de lui, rien nest chang : cest toujours le mme tribunal fan et monotone, la mme salle de catchisme avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement davocats, le mme demi-jour tombant des hautes fentres rideaux de serge, le mme grand christ poudreux qui penche la tte, les bras tendus. En passant la Prusse, la cour de Colmar na pas drog : il y a toujours un buste dempereur au fond du prtoire... Mais cest gal ! Dollinger se sent dpays. Il a beau se rouler dans son fauteuil, sy enfoncer rageusement, il ny trouve plus les bons petits sommes dautrefois, et quand par hasard il lui arrive encore de sendormir laudience, cest pour faire des rves pouvantables.

    Dollinger rve quil est sur une haute

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  • montagne, quelque chose comme le Honeck ou le ballon dAlsace... Quest-ce quil fait l, tout seul, en robe de juge, assis sur un grand fauteuil, ces hauteurs immenses o lon ne voit plus rien que des arbres rabougris et des tourbillons de petites mouches ?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout frissonnant de la sueur froide et de langoisse du cauchemar. Un grand soleil rouge se lve de lautre ct du Rhin, derrire les sapins de la fort Noire, et, mesure que le soleil monte, en bas, dans les valles de Thann, de Munster, dun bout lautre de lAlsace, cest un roulement confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et cela grossit, et cela sapproche, et Dollinger a le cur serr ! Bientt, par la longue route tournante qui grimpe aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir lui un cortge lugubre et interminable, tout le peuple dAlsace qui sest donn rendez-vous cette passe des Vosges pour migrer solennellement.

    En avant montent de longs chariots attels de quatre bufs, ces longs chariots claire-voie que lon rencontre tout dbordants de gerbes au temps des moissons, et qui maintenant sen vont chargs

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  • de meubles, de hardes, dinstruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes armoires, les garnitures dindienne, les huches, les rouets, les petites chaises des enfants, les fauteuils des anctres, vieilles reliques entasses, tires de leurs coins, dispersant au vent de la route la sainte poussire des foyers. Des maisons entires partent dans ces chariots. Aussi navancent-ils quen gmissant, et les bufs les tirent avec peine, comme si le sol sattachait aux roues, comme si ces parcelles de terre sche restes aux herses, aux charrues, aux pioches, aux rteaux, rendant la charge encore plus lourde, faisaient de ce dpart un dracinement. Derrire se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout ge, depuis les grands vieux tricorne qui sappuient en tremblant sur des btons, jusquaux petits blondins friss, vtus dune bretelle et dun pantalon de futaine, depuis laeule paralytique que de fiers garons portent sur leurs paules, jusquaux enfants de lait que les mres serrent contre leurs poitrines ; tous, les vaillants comme les infirmes, ceux qui seront les soldats de lanne prochaine et ceux qui ont fait la terrible

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  • campagne, des cuirassiers amputs qui se tranent sur des bquilles, des artilleurs hves, extnus, ayant encore dans leurs uniformes en loques la moisissure des casemates de Spandau ; tout cela dfile firement sur la route, au bord de laquelle le juge Colmar est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se dtourne avec une terrible expression de colre et de dgot...

    Oh ! le malheureux Dollinger ! il voudrait se cacher, senfuir ; mais impossible. Son fauteuil est incrust dans la montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans son rond de cuir. Alors il comprend quil est l comme au pilori, et quon a mis le pilori aussi haut pour que sa honte se vt de plus loin... Et le dfil continue, village par village, ceux de la frontire suisse menant dimmenses troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de fer dans des wagons minerais. Puis les villes arrivent, tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands, les ourdisseurs, les bourgeois, les prtres, les rabbins, les magistrats, des robes noires, des robes rouges... Voil le tribunal de Colmar, son vieux prsident en tte. Et Dollinger, mourant de honte,

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  • essaie de cacher sa figure, mais ses mains sont paralyses ; de fermer les yeux, mais ses paupires restent immobiles et droites. Il faut quil voie et quon le voie, et quil ne perde pas un des regards de mpris que ses collgues lui jettent en passant...

    Ce juge au pilori, cest quelque chose de terrible ! Mais ce qui est plus terrible encore, cest quil a tous les siens dans cette foule, et que pas un qui na lair de le reconnatre. Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant la tte. On dirait quils ont honte, eux aussi ! Jusqu son petit Michel quil aime tant, et qui sen va pour toujours sans seulement le regarder. Seul, son vieux prsident sest arrt une minute pour lui dire voix basse :

    Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas l, mon ami...

    Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il sagite, il appelle, et le cortge dfile pendant des heures ; et lorsquil sloigne au jour tombant, toutes ces belles valles pleines de clochers et dusines se font silencieuses. LAlsace entire est partie. Il

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  • ny a plus que le juge de Colmar qui reste l-haut, clou sur son pilori, assis et inamovible...

    ... Soudain la scne change. Des ifs, des croix noires, des ranges de tombes, une foule en deuil. Cest le cimetire de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger vient de mourir. Ce que lhonneur navait pas pu faire, la mort sen est charge. Elle a dviss de son rond de cuir le magistrat inamovible, et couch tout de son long lhomme qui senttait rester assis...

    Rver quon est mort et se pleurer soi-mme, il ny a pas de sensation plus horrible. Le cur navr, Dollinger assiste ses propres funrailles ; et ce qui le dsespre encore plus que sa mort, cest que, dans cette foule immense qui se presse autour de lui, il na pas un ami, pas un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens ! Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni lescorte, des magistrats prussiens qui mnent le deuil, et les discours quon prononce sur sa tombe sont des discours prussiens, et la terre quon lui jette dessus et quil trouve si froide est de la terre

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  • prussienne, hlas ! Tout coup la foule scarte, respectueuse ; un

    magnifique cuirassier blanc sapproche, cachant sous son manteau quelque chose qui a lair dune grande couronne dimmortelles. Tout autour on dit :

    Voil Bismarck !... voil Bismarck !... Et le juge de Colmar pense avec tristesse :

    Cest beaucoup dhonneur que vous me faites, monsieur le comte, mais si javais l mon petit Michel...

    Un immense clat de rire lempche dachever, un rire fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.

    Quest-ce quils ont donc ? se demande le juge, pouvant. Il se dresse, il regarde... Cest son rond, son rond de cuir que M. de Bismarck vient de dposer religieusement sur sa tombe avec cette inscription en entourage dans la moleskine :

    AU JUGE DOLLINGER

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  • HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE SOUVENIRS ET REGRETS

    Dun bout lautre du cimetire, tout le

    monde rit, tout le monde se tord, et cette grosse gaiet prussienne rsonne jusquau fond du caveau, o le mort pleure de honte, cras sous un ridicule ternel...

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  • Lenfant espion Il sappelait Stenne, le petit Stenne. Ctait un enfant de Paris, malingre et ple,

    qui pouvait avoir dix ans, peut-tre quinze ; avec ces moucherons-l, on ne sait jamais. Sa mre tait morte ; son pre, ancien soldat de marine, gardait un square dans le quartier du Temple. Les babies, les bonnes, les vieilles dames pliants, les mres pauvres, tout le Paris trotte-menu qui vient se mettre labri des voitures dans ces parterres bords de trottoirs, connaissaient le pre Stenne et ladoraient. On savait que, sous sa rude moustache, effroi des chiens et des traneurs de bancs, se cachait un bon sourire attendri, presque maternel, et que, pour voir ce sourire, on navait qu dire au bonhomme :

    Comment va votre petit garon ?... Il laimait tant son garon, le pre Stenne ! Il

    tait si heureux, le soir, aprs la classe, quand le

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  • petit venait le prendre et quils faisaient tous deux le tour des alles, sarrtant chaque banc pour saluer les habitus, rpondre leurs bonnes manires.

    Avec le sige, malheureusement tout changea. Le square du pre Stenne fut ferm, on y mit du ptrole, et le pauvre homme, oblig une surveillance incessante, passait sa vie dans les massifs dserts et bouleverss, seul, sans fumer, nayant plus son garon que le soir, bien tard, la maison. Aussi il fallait voir sa moustache, quand il parlait des Prussiens... Le petit Stenne, lui, ne se plaignait pas trop de cette nouvelle vie.

    Un sige ! Cest si amusant pour les gamins ! Plus dcole ! plus de mutuelle ! Des vacances tout le temps et la rue comme un champ de foire...

    Lenfant restait dehors jusquau soir, courir. Il accompagnait les bataillons du quartier qui allaient au rempart, choisissant de prfrence ceux qui avaient une bonne musique ; et l-dessus, le petit Stenne tait trs ferr. Il vous disait fort bien que celle du 96e ne valait pas

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  • grand-chose, mais quau 55e ils en avaient une excellente. Dautres fois, il regardait les mobiles faire lexercice ; puis il y avait les queues...

    Son panier sous le bras, il se mlait ces longues files qui se formaient dans lombre des matins dhiver sans gaz, la grille des bouchers, des boulangers. L, les pieds dans leau, on faisait des connaissances, on causait politique, et comme fils de M. Stenne, chacun lui demandait son avis. Mais le plus amusant de tout, ctait encore les parties de bouchon, ce fameux jeu de galoche que les mobiles bretons avaient mis la mode pendant le sige. Quand le petit Stenne ntait pas au rempart ni aux boulangeries, vous tiez sr de le trouver la partie de galoche de la place du Chteau-dEau. Lui ne jouait pas, bien entendu ; il faut trop dargent. Il se contentait de regarder les joueurs avec des yeux !

    Un surtout, un grand en cotte bleue, qui ne misait que des pices de cent sous, excitait son admiration. Quand il courait, celui-l, on entendait les cus sonner au fond de sa cotte...

    Un jour, en ramassant une pice qui avait

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  • roul jusque sous les pieds du petit Stenne, le grand lui dit voix basse :

    a te fait loucher, hein ?... Eh bien, si tu veux, je te dirai o on en trouve.

    La partie finie, il lemmena dans un coin de la place et lui proposa de venir avec lui vendre des journaux aux Prussiens, on avait 30 francs par voyage. Dabord Stenne refusa, trs indign ; et du coup, il resta trois jours sans retourner la partie. Trois jours terribles. Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. La nuit, il voyait des tas de galoches dresses au pied de son lit, et des pices de cent sous qui filaient plat, toutes luisantes. La tentation tait trop forte. Le quatrime jour, il retourna au Chteau-dEau, revit le grand, se laissa sduire...

    Ils partirent par un matin de neige, un sac de toile sur lpaule, des journaux cachs sous leurs blouses. Quand ils arrivrent la porte de Flandres, il faisait peine jour. Le grand prit Stenne par la main, et sapprochant du factionnaire un brave sdentaire qui avait le nez rouge et lair bon il lui dit dune voix de

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  • pauvre : Laissez-nous passer, mon bon monsieur...

    Notre mre est malade, papa est mort. Nous allons voir avec mon petit frre ramasser des pommes de terre dans le champ.

    Il pleurait. Stenne, tout honteux, baissait la tte. Le factionnaire les regarda un moment, jeta un coup dil sur la route dserte et blanche.

    Passez vite , leur dit-il en scartant ; et les voil sur le chemin dAubervilliers. Cest le grand qui riait !

    Confusment, comme dans un rve, le petit Stenne voyait des usines transformes en casernes, des barricades dsertes, garnies de chiffons mouills, de longues chemines qui trouaient le brouillard et montaient dans le ciel, vides, brches. De loin en loin, une sentinelle, des officiers encapuchonns qui regardaient l-bas avec des lorgnettes, et de petites tentes trempes de neige fondue devant des feux qui mouraient. Le grand connaissait le chemin, prenait travers champs pour viter les postes. Pourtant, ils arrivrent, sans pouvoir y chapper,

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  • une grand-garde de francs-tireurs. Les francs-tireurs taient l avec leurs petits cabans, accroupis au fond dune fosse pleine deau, tout le long du chemin de fer de Soissons. Cette fois, le grand eut beau recommencer son histoire, on ne voulut pas les laisser passer. Alors, pendant quil se lamentait, de la maison du garde-barrire sortit sur la voie un vieux sergent, tout blanc, tout rid, qui ressemblait au pre Stenne :

    Allons ! mioches, ne pleurons plus ! dit-il aux enfants, on vous y laissera aller, vos pommes de terre ; mais avant, entrez vous chauffer un peu... Il a lair gel, ce gamin-l !

    Hlas ! Ce ntait pas de froid quil tremblait le petit Stenne, ctait de peur, ctait de honte... Dans le poste, ils trouvrent quelques soldats blottis autour dun feu maigre, un vrai feu de veuve, la flamme duquel ils faisaient dgeler du biscuit au bout de leurs baonnettes. On se serra pour faire place aux enfants. On leur donna la goutte, un peu de caf. Pendant quils buvaient, un officier vint sur la porte, appela le sergent, lui parla tout bas et sen alla bien vite.

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  • Garons ! dit le sergent en rentrant, radieux... y aura du tabac, cette nuit... On a surpris le mot des Prussiens... Je crois que cette fois nous allons le leur reprendre, ce sacr Bourget !

    Il y eut une explosion de bravos et de rires. On dansait, on chantait, on astiquait les sabres-baonnettes ; et, profitant de ce tumulte, les enfants disparurent.

    Pass la tranche, il ny avait plus que la plaine, et au fond un long mur blanc trou de meurtrires. Cest vers ce mur quils se dirigrent, sarrtant chaque pas pour faire semblant de ramasser des pommes de terre.

    Rentrons... Ny allons pas , disait tout le temps le petit Stenne.

    Lautre levait les paules et avanait toujours. Soudain ils entendirent le trictrac dun fusil quon armait.

    Couche-toi ! fit le grand, en se jetant par terre.

    Une fois couch, il siffla. Un autre sifflet

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  • rpondit sur la neige. Ils savancrent en rampant... Devant le mur, au ras du sol, parurent deux moustaches jaunes sous un bret crasseux. Le grand sauta dans la tranche, ct du Prussien :

    Cest mon frre , dit-il en montrant son compagnon.

    Il tait si petit, ce Stenne, quen le voyant le Prussien se mit rire et fut oblig de le prendre dans ses bras pour le hisser jusqu la brche.

    De lautre ct du mur, ctaient de grands remblais de terre, des arbres couchs, des trous noirs dans la neige, et dans chaque trou le mme bret crasseux, les mmes moustaches jaunes qui riaient en voyant passer les enfants.

    Dans un coin, une maison de jardinier casemate de troncs darbres. Le bas tait plein de soldats qui jouaient aux cartes, faisaient la soupe sur un grand feu clair. Cela sentait bon les choux, le lard ; quelle diffrence avec le bivouac des francs-tireurs ! En haut, les officiers. On les entendait jouer au piano, dboucher du vin de Champagne. Quand les Parisiens entrrent, un

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  • hurrah de joie les accueillit. Ils donnrent leurs journaux ; puis on leur versa boire et on les fit causer. Tous ces officiers avaient lair fier et mchant ; mais le grand les amusait avec sa verve faubourienne, son vocabulaire de voyou. Ils riaient, rptaient ses mots aprs lui, se roulaient avec dlices dans cette boue de Paris quon leur apportait.

    Le petit Stenne aurait bien voulu parler, lui aussi, prouver quil ntait pas bte ; mais quelque chose le gnait. En face de lui se tenait part un Prussien plus g, plus srieux que les autres, qui lisait, ou plutt faisait semblant, car ses yeux ne le quittaient pas. Il y avait dans ce regard de la tendresse et des reproches, comme si cet homme avait eu au pays un enfant du mme ge que Stenne, et quil se ft dit :

    Jaimerais mieux mourir que de voir mon fils faire un mtier pareil...

    partir de ce moment, Stenne sentit comme une main qui se posait sur son cur et lempchait de battre.

    Pour chapper cette angoisse, il se mit

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  • boire. Bientt tout tourna autour de lui. Il entendait vaguement, au milieu de gros rires, son camarade qui se moquait des gardes nationaux, de leur faon de faire lexercice, imitait une prise darmes au Marais, une alerte de nuit sur les remparts. Ensuite le grand baissa la voix, les officiers se rapprochrent et les figures devinrent graves. Le misrable tait en train de les prvenir de lattaque des francs-tireurs...

    Pour le coup, le petit Stenne se leva, furieux, dgris :

    Pas cela, grand... Je ne veux pas. Mais lautre ne fit que rire et continua. Avant

    quil et fini, tous les officiers taient debout. Un deux montra la porte aux enfants :

    F... le camp ! leur dit-il. Et ils se mirent causer entre eux, trs vite, en

    allemand. Le grand sortit, fier comme un doge, en faisant sonner son argent. Stenne le suivit, la tte basse ; et lorsquil passa prs du Prussien dont le regard lavait tant gn, il entendit une voix triste qui disait : Bas chli, a... Bas

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  • chli... Les larmes lui en vinrent aux yeux. Une fois dans la plaine, les enfants se mirent

    courir et rentrrent rapidement. Leur sac tait plein de pommes de terre que leur avaient donnes les Prussiens ; avec cela ils passrent sans encombre la tranche des francs-tireurs. On sy prparait pour lattaque de la nuit. Des troupes arrivaient, silencieuses, se massant derrire les murs. Le vieux sergent tait l, occup placer ses hommes, lair si heureux ! Quand les enfants passrent, il les reconnut et leur envoya un bon sourire...

    Oh ! que ce sourire fit mal au petit Stenne ! Un moment il eut envie de crier :

    Nallez pas l-bas... nous vous avons trahis.

    Mais lautre lui avait dit : Si tu parles, nous serons fusills , et la peur le retint...

    La Courneuve, ils entrrent dans une maison abandonne, pour partager largent. La vrit moblige dire que le partage fut fait

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  • honntement, et que dentendre sonner ces beaux cus sous sa blouse, de penser aux parties de galoche quil avait l en perspective, le petit Stenne ne trouvait plus son crime aussi affreux.

    Mais, lorsquil fut seul, le malheureux enfant ! lorsque, aprs les portes, le grand leut quitt, alors ses poches commencrent devenir bien lourdes, et la main qui lui serrait le cur le serra plus fort que jamais. Paris ne lui semblait plus le mme. Les gens qui passaient le regardaient svrement, comme sils avaient su do il venait. Le mot espion, il lentendait dans le bruit des roues, dans le battement des tambours qui sexeraient le long du canal. Enfin il arriva chez lui, et, tout heureux de voir que son pre ntait pas encore rentr, il monta vite dans leur chambre cacher sous son oreiller ces cus qui lui pesaient tant.

    Jamais le pre Stenne navait t si bon, si joyeux quen rentrant ce soir-l. On venait de recevoir des nouvelles de province : les affaires du pays allaient mieux. Tout en mangeant, lancien soldat regardait son fusil pendu la

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  • muraille, et il disait lenfant, avec son bon rire : Hein, garon, comme tu irais aux Prussiens,

    si tu tais grand ! Vers huit heures, on entendit le canon. Cest Aubervilliers... On se bat au

    Bourget , fit le bonhomme, qui connaissait tous ses forts. Le petit Stenne devint ple, et, prtextant une grande fatigue, il alla se coucher, mais il ne dormit pas. Le canon tonnait toujours. Il se reprsentait les francs-tireurs arrivant de nuit pour surprendre les Prussiens et tombant eux-mmes dans une embuscade. Il se rappelait le sergent qui lui avait souri, le voyait tendu l-bas, dans la neige, et combien dautres avec lui !... Le prix de tout ce sang se cachait l, sous son oreiller, et ctait lui, le fils de M. Stenne, dun soldat... Les larmes ltouffaient. Dans la pice ct, il entendait son pre marcher, ouvrir la fentre. En bas, sur la place, le rappel sonnait, un bataillon de mobiles se numrotait pour partir. Dcidment, ctait une vraie bataille. Le malheureux ne put retenir un sanglot.

    Quas-tu donc ? dit le pre Stenne en

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  • entrant. Lenfant ne tint plus, sauta de son lit et vint se

    jeter aux pieds de son pre. Au mouvement quil fit, les cus roulrent par terre.

    Quest-ce que cela ? Tu as vol ? dit le vieux en tremblant.

    Alors, tout dune haleine, le petit Stenne raconta quil tait all chez les Prussiens et ce quil y avait fait. mesure quil parlait, il se sentait le cur plus libre, cela le soulageait de saccuser... Le pre de Stenne coutait, avec une figure terrible. Quand ce fut fini, il cacha sa tte dans ses mains et pleura.

    Pre, pre !... voulut dire lenfant. Le vieux le repoussa sans rpondre, et ramassa

    largent. Cest tout ? demanda-t-il. Le petit Stenne fit signe que ctait tout. Le

    vieux dcrocha son fusil, sa cartouchire, et, mettant largent dans sa poche :

    Cest bon, dit-il, je vais le leur rendre.

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  • Et, sans ajouter un mot, sans seulement retourner la tte, il descendit se mler aux mobiles qui partaient dans la nuit. On ne la jamais revu depuis.

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  • Les mres

    (Souvenir du sige) Ce matin-l, jtais all au mont Valrien voir

    notre ami le peintre B..., lieutenant aux mobiles de la Seine. Justement, le brave garon se trouvait de garde. Pas moyen de bouger. Il fallut rester se promener de long en large, comme des matelots de quart, devant la poterne du fort, en causant de Paris, de la guerre et de nos chers absents... Tout coup mon lieutenant qui, sous sa tunique de mobile, est toujours rest le froce rapin dautrefois, sinterrompt, tombe en arrt, et me prenant le bras :

    Oh ! le beau Daumier , me dit-il tout bas. Et, du coin de son petit il gris allum

    subitement comme lil dun chien de chasse, il me montrait les deux vnrables silhouettes qui

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  • venaient de faire leur apparition sur le plateau du mont Valrien.

    Un beau Daumier, en effet. Lhomme en longue redingote marron, avec un collet de velours verdtre qui semblait fait de vieille mousse des bois, maigre, petit, rougeaud, le front dprim, les yeux ronds, le nez en bec de chouette. Une tte doiseau ride, solennelle et bte. Pour lachever, un cabas en tapisserie fleurs, dou sortait le goulot dune bouteille, et sous lautre bras une bote de conserve, lternelle bote en fer blanc que les Parisiens ne pourront plus voir sans penser leurs cinq mois de blocus.... De la femme, on napercevait dabord quun chapeau cabriolet gigantesque et un vieux chle qui la serrait troitement du haut en bas comme pour bien dessiner sa misre ; puis, de temps en temps, entre les ruches fanes de la capote, un bout de nez pointu qui passait et quelques cheveux grisonnants et pauvres.

    En arrivant sur le plateau, lhomme sarrta pour prendre haleine et sessuyer le front. Il ne fait pourtant pas chaud l-haut, dans les brumes

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  • de fin novembre ; mais ils taient venus si vite !... La femme ne sarrta pas, elle. Marchant droit

    la poterne, elle nous regarda une minute en hsitant, comme si elle voulait nous parler ; mais, intimide sans doute par les galons de lofficier, elle aima mieux sadresser la sentinelle, et je lentendis qui demandait timidement voir son fils, un mobile de Paris de la sixime du troisime.

    Restez l, dit lhomme de garde, je vais le faire appeler.

    Toute joyeuse, avec un soupir de soulagement, elle retourna vers son mari ; et tous deux allrent sasseoir lcart sur le bord dun talus.

    Ils attendirent l bien longtemps. Ce Mont-Valrien est si grand, si compliqu de cours, de glacis, de bastions, de casernes, de casemates ! Allez donc chercher un mobile de la sixime dans cette ville inextricable, suspendue entre terre et ciel, et flottant en spirale au milieu des nuages comme lle de Laputa. Sans compter qu cette heure-l le fort est plein de tambours, de trompettes, de soldats qui courent, de bidons qui

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  • sonnent. Cest la garde quon relve, les corves, la distribution, un espion tout sanglant que des francs-tireurs ramnent coups de crosse, des paysans de Nanterre qui viennent se plaindre au gnral, une estafette arrivant au galop, lhomme transi, la bte ruisselante, des cacolets revenant des avant-postes avec les blesss qui se balancent aux flancs des mules et geignent doucement comme des agneaux malades, des matelots halant une pice neuve au son du fifre et des hissa ! ho ! , le troupeau du fort quun berger en pantalon rouge pousse devant lui, la gaule la main, le chassepot en bandoulire ; tout cela va, vient, sentrecroise dans les cours, sengouffre sous la poterne comme sous la porte basse dun caravansrail dOrient.

    Pourvu quils noublient pas mon garon ! disaient pendant ce temps les yeux de la pauvre mre ; et toutes les cinq minutes elle se levait, sapprochait de lentre discrtement, jetait un regard furtif dans lavant-cour en se garant contre la muraille ; mais elle nosait plus rien demander de peur de rendre son enfant ridicule. Lhomme, encore plus timide quelle, ne bougeait pas de son

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  • coin ; et chaque fois quelle revenait sasseoir, le cur gros, lair dcourag, on voyait quil la frondait de son impatience et quil lui donnait force explications sur les ncessits du service avec des gestes dimbcile qui veut faire lentendu.

    Jai toujours t trs curieux de ces petites scnes silencieuses et intimes quon devine encore plus quon ne les voit, de ces pantomimes de la rue qui vous coudoient quand vous marchez et dun geste vous rvlent toute une existence ; mais ici, ce qui me captivait surtout, ctait la gaucherie, la navet de mes personnages, et jprouvais une vritable motion suivre travers leur mimique, expressive et limpide comme lme de deux acteurs de Sraphin, toutes les pripties dun adorable drame familial...

    Je voyais la mre se disant un beau matin : Il mennuie, ce M. Trochu, avec ses

    consignes... Il y a trois mois que je nai pas vu mon enfant... Je veux aller lembrasser.

    Le pre, timide, emprunt dans la vie, effar lide des dmarches faire pour se procurer un

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  • permis, a dabord essay de la raisonner : Mais tu ny penses pas, chrie. Ce Mont-

    Valrien est au diable... Comment feras-tu pour y aller, sans voiture ? Dailleurs, cest une citadelle ! les femmes ne peuvent pas entrer.

    Moi, jentrerai , dit la mre ; et comme il fait tout ce quelle veut, lhomme sest mis en route, il est all au secteur, la mairie, ltat-major, chez le commissaire, suant de peur, gelant de froid, se cognant partout, se trompant de porte, faisant deux heures de queue un bureau, et puis ce ntait pas celui-l. Enfin, le soir, il est revenu avec un permis du gouverneur dans sa poche... Le lendemain, on sest lev de bonne heure, au froid, la lampe. Le pre casse une crote pour se rchauffer, mais la mre na pas faim. Elle aime mieux djeuner l-bas avec son fils. Et pour rgaler un peu le pauvre mobile, vite, vite, on empile dans le cabas le ban et larrire-ban des provisions de sige : chocolat, confitures, vin cachet, tout jusqu la bote, une bote de huit francs quon gardait prcieusement pour les jours de grande disette. L-dessus, les voil partis.

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  • Comme ils arrivaient aux remparts, on venait douvrir les portes. Il a fallu montrer le permis. Cest la mre qui avait peur... Mais non ! Il parat quon tait en rgle.

    Laissez passer ! dit ladjudant de service. Alors seulement elle respire : Il a t bien poli, cet officier. Et, leste comme un perdreau, elle trotte, elle se

    dpche. Lhomme a peine lui tenir pied : Comme tu vas vite, chrie ! Mais elle ne lcoute pas. L-haut, dans les

    vapeurs de lhorizon, le Mont-Valrien lui fait signe :

    Arrivez vite... il est ici. Et maintenant quils sont arrivs, cest une

    nouvelle angoisse. Si on ne le trouvait pas ! Sil allait ne pas

    venir !... Soudain, je la vis tressaillir, frapper sur le bras

    du vieux et se redresser dun bond... De loin, sous la vote de la poterne, elle avait reconnu son pas.

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  • Ctait lui ! Quand il parut, la faade du fort en fut tout

    illumine. Un grand beau garon, ma foi ! bien plant,

    sac au dos, fusil au poing... Il les aborda, le visage ouvert, dune voix mle et joyeuse.

    Bonjour, maman. Et tout de suite, sac, couverture, chassepot,

    tout disparut dans le grand chapeau cabriolet. Ensuite le pre eut son tour, mais ce ne fut pas long. Le cabriolet voulait tout pour lui. Il tait insatiable...

    Comment vas-tu ?... Es-tu bien couvert ?... O en es-tu de ton linge ?

    Et, sous les ruches de la capote, je sentais le long regard damour dont elle lenveloppait des pieds la tte, dans une pluie de baisers, de larmes, de petits rires ; un arrir de trois mois de tendresse maternelle quelle lui payait tout en une fois. Le pre tait trs mu, lui aussi, mais il ne voulait pas en avoir lair. Il comprenait que nous le regardions et clignait de lil de notre ct

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  • comme pour nous dire : Excusez-la..., cest une femme. Si je lexcusais ! Une sonnerie de clairon vint souffler

    subitement sur cette belle joie : On rappelle, dit lenfant. Il faut que je men

    aille. Comment ! tu ne djeunes pas avec nous ? Mais non ! je ne peux pas... Je suis de garde

    pour vingt-quatre heures, tout en haut du fort. Oh ! fit la pauvre femme ; et elle ne put

    pas en dire davantage. Ils restrent un moment se regarder tous les

    trois dun air constern. Puis le pre, prenant la parole :

    Au moins emporte la bote , dit-il dune voix dchirante, avec une expression la fois touchante et comique de gourmandise sacrifie. Mais voil que, dans le trouble et lmotion des adieux, on ne la trouvait plus, cette maudite bote ; et ctait piti de voir ces mains fbriles et

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  • tremblantes qui cherchaient, qui sagitaient ; dentendre ces voix entrecoupes de larmes qui demandaient : La bote ! o est la bote ? sans honte de mler ce petit dtail de mnage cette grande douleur... La bote retrouve, il y eut une dernire et longue treinte, et lenfant rentra dans le fort en courant.

    Songez quils taient venus de bien loin pour ce djeuner, quils sen faisaient une grande fte, que la mre nen avait pas dormi de la nuit ; et dites-moi si vous savez rien de plus navrant que cette partie manque, ce coin de paradis entrevu et referm tout de suite si brutalement.

    Ils attendirent encore quelque temps, immobiles la mme place, les yeux toujours clous sur cette poterne o leur enfant venait de disparatre. Enfin lhomme se secoua, toussa deux ou trois coups dun air trs brave, et sa voix une fois bien assure :

    Allons ! la mre, en route ! dit-il tout haut et fort gaillardement. L-dessus il nous fit un grand salut et prit le bras de sa femme... Je les suivis de lil jusquau tournant de la route. Le

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  • pre avait lair furieux. Il brandissait le cabas avec des gestes dsesprs... La mre, elle, paraissait calme. Elle marchait ses cts, la tte basse, les bras au corps. Mais par moments, sur ses paules troites, je croyais voir son chle frissonner convulsivement.

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  • Le sige de Berlin Nous remontions lavenue des Champs-

    lyses avec le docteur V..., demandant aux murs trous dobus, aux trottoirs dfoncs par la mitraille, lhistoire de Paris assig, lorsquun peu avant darriver au rond-point de ltoile, le docteur sarrta, et me montrant une de ces grandes maisons de coin si pompeusement groupes autour de lArc de triomphe :

    Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fentres fermes l-haut sur ce balcon ? Dans les premiers jours du mois daot, ce terrible mois daot de lan dernier, si lourd dorages et de dsastres, je fus appel l pour un cas dapoplexie foudroyante. Ctait chez le colonel Jouve, un cuirassier du premier Empire, vieil entt de gloire et de patriotisme, qui ds le dbut de la guerre tait venu se loger aux Champs-lyses, dans un appartement balcon... Devinez

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  • pourquoi ? Pour assister la rentre triomphale de nos troupes... Pauvre vieux ! La nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant le nom de Napolon au bas de ce bulletin de dfaite, il tait tomb foudroy.

    Je trouvai lancien cuirassier tendu de tout son long sur le tapis de la chambre, la face sanglante et inerte comme sil avait reu un coup de massue sur la tte, Debout, il devait tre trs grand ; couch, il avait lair immense. De beaux traits, des dents superbes, une toison de cheveux blancs tout friss, quatre-vingts ans qui en paraissaient soixante... Prs de lui sa petite-fille genoux et tout en larmes. Elle lui ressemblait. les voir lun ct de lautre, on et dit deux belles mdailles grecques frappes la mme empreinte, seulement lune antique, terreuse, un peu efface sur les contours, lautre resplendissante et nette, dans tout lclat et le velout de lempreinte nouvelle.

    La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat, elle avait son pre ltat-major de Mac-Mahon, et limage de ce

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  • grand vieillard tendu devant elle voquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux ; mais, au fond, je gardais peu despoir. Nous avions affaire une belle et bonne hmiplgie, et, quatre-vingts ans, on nen revient gure. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le mme tat dimmobilit et de stupeur... Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen arriva Paris. Vous vous rappelez de quelle trange faon. Jusquau soir, nous crmes tous une grande victoire, vingt mille Prussiens tus, le prince royal prisonnier... Je ne sais par quel miracle, quel courant magntique, un cho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie ; toujours est-il que ce soir-l, en mapprochant de son lit, je ne trouvai plus le mme homme. Lil tait presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bgaya deux fois :

    Vic... toi... re ! Oui, colonel, grande victoire !... Et mesure que je lui donnais des dtails sur

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  • le beau succs de Mac-Mahon, je voyais ses traits se dtendre, sa figure sclairer...

    Quand je sortis, la jeune fille mattendait, ple et debout devant la porte. Elle sanglotait.

    Mais il est sauv ! lui dis-je en lui prenant les mains.

    La malheureuse enfant eut peine le courage de me rpondre. On venait dafficher le vrai Reichshoffen, Mac-Mahon en fuite, toute larme crase... Nous nous regardmes consterns. Elle se dsolait en pensant son pre. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sr, il ne rsisterait pas cette nouvelle secousse. Et cependant comment faire ?... Lui laisser sa joie, les illusions qui lavaient fait revivre !... Mais alors il fallait mentir...

    Eh bien, je mentirai ! me dit lhroque fille en essuyant vite ses larmes. Et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son grand-pre.

    Ctait une rude tche quelle avait prise l. Les premiers jours on sen tira encore. Le

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  • bonhomme avait la tte faible et se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la sant ses ides se firent plus nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armes, lui rdiger des bulletins militaires. Il y avait piti vraiment voir cette belle enfant penche nuit et jour sur sa carte dAllemagne, piquant de petits drapeaux, sefforant de combiner toute une campagne glorieuse : Bazaine sur Berlin, Frossard en Bavire, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je laidais autant que je pouvais, mais cest le grand-pre surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis lAllemagne tant de fois sous le Premier Empire ! Il savait tous les coups davance : Maintenant voil o ils vont aller... voil ce quon va faire... ; et ses prvisions se ralisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre trs fier.

    Malheureusement nous avions beau prendre des villes, gagner des batailles, nous nallions jamais assez vite pour lui. Il tait insatiable, ce vieux ! Chaque jour, en arrivant, japprenais un nouveau fait darmes :

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  • Docteur, nous avons pris Mayence, me disait la jeune fille en venant au-devant de moi avec un sourire navr. Et jentendais travers la porte une voix joyeuse qui me criait :

    a marche ! a marche !... Dans huit jours nous entrerons Berlin.

    ce moment-l, les Prussiens ntaient plus qu huit jours de Paris... Nous nous demandmes dabord sil ne valait pas mieux le transporter en province ; mais, sitt dehors, ltat de la France lui aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi de sa grande secousse pour lui laisser connatre la vrit. On se dcida donc rester.

    Le premier jour de linvestissement, je montai chez eux je me souviens trs mu, avec cette angoisse au cur que nous donnaient tous les portes de Paris fermes, la bataille sous les murs, nos banlieues devenues frontires. Je trouvai le bonhomme assis sur son lit, jubilant et fier :

    Eh bien, me dit-il, le voil donc commenc ce sige !

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  • Je le regardai, stupfait : Comment, colonel, vous savez ?... Sa petite-fille se tourna vers moi : Eh ! oui, docteur... Cest la grande

    nouvelle... Le sige de Berlin est commenc. Elle disait cela en tirant son aiguille, dun

    petit air si pos, si tranquille... Comment se serait-il dout de quelque chose ? Le canon des morts, il ne pouvait pas lentendre. Ce malheureux Paris, sinistre et boulevers, il ne pouvait pas le voir. Ce quil apercevait de son lit, ctait un pan de lArc de triomphe, et, dans sa chambre, autour de lui, tout un bric--brac du Premier Empire bien fait pour entretenir ses illusions. Des portraits de marchaux, des gravures de batailles, le roi de Rome en robe de baby ; puis de grandes consoles toutes raides, ornes de cuivres trophes, charges de reliques impriales, des mdailles, des bronzes, un rocher de Sainte-Hlne sous globe, des miniatures reprsentant la mme dame frisotte, en tenue de bal, en robe jaune, des manches gigot et des yeux clairs, et tout cela, les consoles, le roi de

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  • Rome, les marchaux, les dames jaunes, avec la taille montante, la ceinture haute, cette raideur engonce qui tait la grce de 1806... Brave colonel ! cest cette atmosphre de victoires et conqutes, encore plus que tout ce que nous pouvions lui dire, qui le faisait croire si navement au sige de Berlin.

    partir de ce jour, nos oprations militaires se trouvrent bien simplifies. Prendre Berlin, ce ntait plus quune affaire de patience. De temps en temps, quand le vieux sennuyait trop, on lui lisait une lettre de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque rien nentrait plus dans Paris, et que, depuis Sedan, laide de camp de Mac-Mahon avait t dirig sur une forteresse dAllemagne. Vous figurez-vous le dsespoir de cette pauvre enfant sans nouvelles de son pre, le sachant prisonnier, priv de tout, malade peut-tre, et oblige de le faire parler dans des lettres joyeuses, un peu courtes, comme pouvait en crire un soldat en campagne, allant toujours en avant dans le pays conquis. Quelquefois la force lui manquait ; on restait des semaines sans nouvelles. Mais le vieux sinquitait, ne dormait

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  • plus. Alors, vite, arrivait une lettre dAllemagne quelle venait lui lire gaiement prs de son lit, en retenant ses larmes. Le colonel coutait religieusement, souriait dun air entendu, approuvait, critiquait, nous expliquait les passages un peu troubles. Mais o il tait beau surtout, cest dans les rponses quil envoyait son fils : Noublie jamais que tu es Franais, lui disait-il... Sois gnreux pour ces pauvres gens, Ne leur fais pas linvasion trop lourde... Et ctaient des recommandations nen plus finir, dadorables prchi-prcha sur le respect des proprits, la politesse quon doit aux dames, un vrai code dhonneur militaire lusage des conqurants. Il y mlait aussi quelques considrations gnrales sur la politique, les conditions de la paix imposer aux vaincus. L-dessus, je dois le dire, il ntait pas exigeant :

    Lindemnit de guerre, et rien de plus... quoi bon leur prendre des provinces ?... Est-ce quon peut faire de la France avec de lAllemagne ?...

    Il dictait cela dune voix ferme, et lon

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  • sentait tant de candeur dans ses paroles, une si belle foi patriotique, quil tait impossible de ne pas tre mu en lcoutant.

    Pendant ce temps-l, le sige avanait toujours, pas celui de Berlin, hlas !... Ctait le moment du grand froid, du bombardement, des pidmies, de la famine. Mais, grce nos soins, nos efforts, linfatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la srnit du vieillard ne fut pas un instant trouble. Jusquau bout, je pus lui avoir du pain blanc, de la viande frache. Il ny en avait que pour lui, par exemple ; et vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant que ces djeuners de grand-pre, si innocemment gostes, le vieux sur son lit, frais et riant, la serviette au menton ; prs de sa petite-fille, un peu plie par les privations, guidant ses mains, le faisant boire, laidant manger toutes ces bonnes choses dfendues. Alors, anim par le repas, dans le bien-tre de sa chambre chaude, la bise dhiver au-dehors, cette neige qui tourbillonnait ses fentres, lancien cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord et nous racontait pour la centime fois cette sinistre retraite de Russie o

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  • lon navait manger que du biscuit gel et de la viande de cheval :

    Comprends-tu cela, petite ! nous mangions du cheval !

    Je crois bien quelle le comprenait. Depuis deux mois, elle ne mangeait pas autre chose !... De jour en jour cependant, mesure que la convalescence approchait, notre tche autour du malade devenait plus difficile. Cet engourdissement de tous ses sens, de tous ses membres, qui nous avait si bien servis jusqualors, commenait se dissiper. Deux ou trois fois dj, les terribles bordes de la porte Maillot lavaient fait bondir, loreille dresse comme un chien de chasse ; on fut oblig dinventer une dernire victoire de Bazaine sous Berlin, et des salves tires en cet honneur aux Invalides. Un autre jour quon avait pouss son lit prs de la fentre ctait, je crois, le jeudi de Buzenval, il vit trs bien des gardes nationaux qui se massaient sur lavenue de la Grande-Arme.

    Quest-ce que cest donc que ces troupes-

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  • l ? demanda le bonhomme. Et nous lentendions grommeler entre ses dents :

    Mauvaise tenue ! mauvaise tenue ! Il nen fut pas autre chose ; mais nous

    comprmes que, dornavant, il fallait prendre de grandes prcautions. Malheureusement on nen prit pas assez.

    Un soir, comme jarrivais, lenfant vint moi toute trouble :

    Cest demain quils entrent, me dit-elle. La chambre du grand-pre tait-elle

    ouverte ? Le fait est que, depuis, en y songeant, je me suis rappel quil avait, ce soir-l, une physionomie extraordinaire. Il est probable quil nous avait entendus. Seulement, nous parlions des Prussiens, nous ; et le bonhomme pensait aux Franais, cette entre triomphale quil attendait depuis si longtemps ; Mac-Mahon descendant lavenue dans les fleurs, dans les fanfares, son fils ct du marchal, et lui, le vieux, sur son balcon, en grande tenue, comme Lutzen, saluant les drapeaux trous et les aigles noires de

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  • poudre... Pauvre pre Jouve ! Il stait sans doute

    imagin quon voulait lempcher dassister ce dfil de nos troupes, pour lui viter une trop grande motion. Aussi se garda-t-il bien de parler personne ; mais le lendemain, lheure mme o les bataillons prussiens sengageaient timidement sur la longue voie qui mne de la porte Maillot aux Tuileries, la fentre de l-haut souvrit doucement, et le colonel parut sur le balcon avec son casque, sa grande latte, toute sa vieille dfroque glorieuse dancien cuirassier de Milhaud. Je me demande encore quel effort de volont, quel sursaut de vie lavait ainsi mis sur pied et harnach. Ce quil y a de sr, cest quil tait l, debout derrire la rampe, stonnant de trouver les avenues si larges, si muettes, les persiennes des maisons fermes, Paris sinistre comme un grand lazaret, partout des drapeaux, mais si singuliers, tout blancs avec des croix rouges, et personne pour aller au-devant de nos soldats.

    Un moment il put croire quil stait

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  • tromp... Mais non ! l-bas, derrire lArc de

    Triomphe, ctait un bruissement confus, une ligne noire qui savanait dans le jour levant... Puis, peu peu, les aiguilles des casques brillrent, les petits tambours dIna se mirent battre, et sous larc de ltoile, rythme par le pas lourd des sections, par le heurt des sabres, clata la Marche triomphale de Schubert !...

    Alors, dans le silence morne de la place, on entendit un cri, un cri terrible : Aux armes !... aux armes !... les Prussiens. Et les quatre uhlans de lavant-garde purent voir l-haut, sur le balcon, un grand vieillard chanceler en remuant les bras, et tomber raide. Cette fois, le colonel Jouve tait bien mort.

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  • Le mauvais zouave Le grand forgeron Lory de Sainte-Marie-aux-

    Mines, ntait pas content ce soir-l. Dhabitude, sitt la forge teinte, le soleil

    couch, il sasseyait sur un banc devant sa porte pour savourer cette bonne lassitude que donne le poids du travail et de la chaude journe, et, avant de renvoyer les apprentis, il buvait avec eux quelques longs coups de bire frache en regardant la sortie des fabriques. Mais, ce soir-l, le bonhomme resta dans sa forge jusquau moment de se mettre table ; et encore y vint-il comme regret. La vieille Lory pensait en regardant son homme :

    Quest-ce quil lui arrive ?... Il a peut-tre reu du rgiment quelque mauvaise nouvelle quil ne veut pas me dire ? Lan est peut-tre malade...

    Mais elle nosait rien demander et soccupait

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  • seulement faire taire trois petits blondins couleur dpis brls, qui riaient autour de la nappe en croquant une bonne salade de radis noirs la crme.

    la fin, le forgeron repoussa son assiette en colre :

    Ah ! les gueux ! ah ! les canailles !... qui en as-tu, voyons, Lory ? Il clata : Jen ai, dit-il, cinq ou six drles quon voit

    rouler depuis ce matin dans la ville en costume de soldats franais, bras dessus, bras dessous avec les Bavarois... Cest encore de ceux-l qui ont... comment disent-ils a ?... opt pour la nationalit de Prusse... Et dire que tous les jours nous en voyons revenir de ces faux Alsaciens ! Quest-ce quon leur a donc fait boire ?

    La mre essaya de les dfendre : Que veux-tu, mon pauvre homme, ce nest

    pas tout fait leur faute ces enfants... Cest si loin cette Algrie dAfrique o on les envoie !... Ils ont le mal du pays l-bas ; et la tentation est

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  • bien forte pour eux de revenir, de ntre plus soldats.

    Lory donna un grand coup de poing sur la table :

    Tais-toi, la mre !... vous autres, femmes, vous ny entendez rien. force de vivre toujours avec les enfants et rien que pour eux, vous rapetissez tout la taille de vos marmots... Eh bien, moi, je te dis que ces hommes-l sont des gueux, des rengats, les derniers des lches, et que si par malheur notre Christian tait capable dune infamie pareille, aussi vrai que je mappelle Georges Lory et que jai servi sept ans aux chasseurs de France, je lui passerais mon sabre travers le corps.

    Et terrible, demi lev, le forgeron montrait sa

    longue latte de chasseur pendue la muraille au-dessous du portrait de son fils, un portrait de zouave fait l-bas, en Afrique ; mais, de voir cette honnte figure dAlsacien, toute noire et hle de soleil, dans ces blancheurs, ces effacements que font les couleurs vives la grande lumire, cela le

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  • calma subitement, et il se mit rire : Je suis bien bon de me monter la tte...

    Comme si notre Christian pouvait songer devenir Prussien, lui qui en a tant descendu pendant la guerre !...

    Remis en belle humeur par cette ide, le bonhomme acheva de dner gaiement et sen alla sitt aprs vider une couple de chopes la Ville de Strasbourg.

    Maintenant la vieille Lory est seule. Aprs avoir couch ses trois petits blondins quon entend gazouiller dans la chambre ct, comme un nid qui sendort, elle prend son ouvrage et se met repriser devant la porte, du ct des jardins. De temps en temps elle soupire et pense en elle-mme :

    Oui, je veux bien. Ce sont des lches, des rengats... mais cest gal ! Leurs mres sont bien heureuses de les ravoir.

    Elle se rappelle le temps o le sien, avant de partir pour larme, tait l cette mme heure du jour, en train de soigner le petit jardin. Elle

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  • regarde le puits o il venait remplir ses arrosoirs, en blouse, les cheveux longs, ses beaux cheveux quon lui a coups en entrant aux zouaves...

    Soudain elle tressaille. La petite porte du fond, celle qui donne sur les champs, sest ouverte. Les chiens nont pas aboy ; pourtant celui qui vient dentrer longe les murs comme un voleur, se glisse entre les ruches...

    Bonjour, maman ! Son Christian est debout devant elle, tout

    dbraill dans son uniforme, honteux, troubl, la langue paisse. Le misrable est revenu au pays avec les autres, et, depuis une heure, il rde autour de la maison, attendant le dpart du pre pour entrer. Elle voudrait le gronder, mais elle nen a pas le courage. Il y a si longtemps quelle ne la vu, embrass ! Puis il lui donne de si bonnes raisons, quil sennuyait du pays, de la forge, de vivre toujours loin deux, avec a la discipline devenue plus dure, et les camarades qui lappelaient Prussien , cause de son accent dAlsace. Tout ce quil dit, elle le croit. Elle na qu le regarder pour le croire. Toujours causant,

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  • ils sont entrs dans la salle basse. Les petits rveills accourent pieds nus, en chemise, pour embrasser le grand frre. On veut le faire manger, mais il na pas faim. Seulement il a soif, toujours soif, et il boit de grands coups deau par-dessus toutes les tournes de bire et de vin blanc quil sest payes depuis le matin au cabaret.

    Mais quelquun marche dans la cour. Cest le forgeron qui rentre.

    Christian, voil ton pre. Vite, cache-toi, que jaie le temps de lui parler, de lui expliquer... Et elle le pousse derrire le grand pole en faence, puis se remet coudre, les mains tremblantes. Par malheur, la chchia du zouave est reste sur la table, et cest la premire chose que Lory voit en entrant. La pleur de la mre, son embarras... Il comprend tout.

    Christian est ici !... dit-il dune voix terrible. Et, dcrochant son sabre avec un geste fou, il se prcipite vers le pole o le zouave est blotti, blme, dgris, sappuyant au mur, de peur de tomber.

    La mre se jette entre eux :

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  • Lory, Lory, ne le tue pas... Cest moi qui lui ai crit de revenir, que tu avais besoin de lui la forge...

    Elle se cramponne son bras, se trane, sanglote. Dans la nuit de leur chambre, les enfants crient dentendre ces voix pleines de colre et de larmes, si changes quils ne les reconnaissent plus... Le forgeron sarrte, et, regardant sa femme :

    Ah ! cest toi qui las fait revenir... Alors, cest bon, quil aille se coucher. Je verrai demain ce que jai faire.

    Le lendemain, Christian, en sveillant dun lourd sommeil plein de cauchemars et de terreurs sans cause, sest retrouv dans sa chambre denfant. travers les petites vitres encadres de plomb, traverses de houblon fleuri, le soleil est dj chaud et haut. En bas, les marteaux sonnent sur lenclume... La mre est son chevet ; elle ne la pas quitt de la nuit, tant la colre de son homme lui faisait peur. Le vieux non plus ne sest pas couch. Jusquau matin il a march dans la maison, pleurant, soupirant, ouvrant et fermant

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  • des armoires, et prsent voil quil entre dans la chambre de son fils, gravement, habill comme pour un voyage, avec de hautes gutres, le large chapeau et le bton de montagne solide et ferr au bout. Il savance droit au lit : Allons, haut !... lve-toi !

    Le garon, un peu confus, veut prendre ses effets de zouave :

    Non, pas a... dit le pre svrement. Et la mre, toute craintive : Mais, mon ami, il nen a pas dautres. Donne-lui les miens... Moi, je nen ai plus

    besoin. Pendant que lenfant shabille, Lory plie

    soigneusement luniforme, la petite veste, les grandes braies rouges, et, le paquet fait, il se passe autour du cou ltui de fer-blanc o tient la feuille de route...

    Maintenant descendons , dit-il ensuite. Et tous trois descendent la forge sans se parler... Le soufflet ronfle ; tout le monde est au travail. En revoyant ce hangar grand ouvert, auquel il

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  • pensait tant l-bas, le zouave se rappelle son enfance et comme il a jou l longtemps entre la chaleur de la route et les tincelles de la forge toutes brillantes dans le poussier noir. Il lui prend un accs de tendresse, un grand dsir davoir le pardon de son pre ; mais, en levant les yeux, il rencontre toujours un regard inexorable.

    Enfin le forgeron se dcide parler : Garon, dit-il, voil lenclume, les outils...

    tout cela est toi... Et tout cela aussi ! ajoute-t-il, en lui montrant le petit jardin qui souvre l-bas au fond, plein de soleil et dabeilles, dans le cadre enfum de la porte... Les ruches, la vigne, la maison, tout tappartient... Puisque tu as sacrifi ton honneur ces choses, cest bien le moins que tu les gardes... Te voil matre ici... Moi, je pars... Tu dois cinq ans la France, je vais les payer pour toi.

    Lory, Lory, o vas-tu ? crie la pauvre vieille. Pre !... supplie lenfant. Mais le forgeron

    est dj parti, marchant grands pas, sans se retourner...

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  • Sidi-bel-Abbs, au dpt du 3e zouaves, il y a depuis quelques jours un engag volontaire de cinquante-cinq ans.

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  • La pendule de Bougival

    DE BOUGIVAL MUNICH Ctait une pendule du Second Empire, une de

    ces pendules en onyx algrien, ornes de dessins Campana, quon achte boulevard des Italiens, avec leur clef dore pendue en sautoir au bout dun ruban rose. Tout ce quil y a de plus mignon, de plus moderne, de plus article de Paris. Une vraie pendule des Bouffes, sonnant dun joli timbre clair, mais sans un grain de bon sens, pleine de lubies, de caprices, marquant les heures la diable, passant les demies, nayant jamais su bien dire que lheure de la Bourse monsieur et lheure du berger madame. Quand la guerre clata, elle tait en villgiature Bougival, faite exprs pour ces palais dt si fragiles, ces jolies cages mouches en papier dcoup, ces mobiliers dune saison, guipure et mousseline

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  • flottant sur des transparents de soie claire. larrive des Bavarois, elle fut une des premires enleves ; et, ma foi ! il faut avouer que ces gens doutre-Rhin sont des emballeurs bien habiles, car cette pendule-joujou, gure plus grosse quun uf de tourterelle, put faire au milieu des canons Krupp et des fourgons chargs de mitraille le voyage de Bougival Munich, arriver sans une flure, et se montrer ds le lendemain, Odeon-Platz, la devanture dAugustus Cahn, le marchand de curiosits, frache, coquette, ayant toujours ses deux fines aiguilles, noires et recourbes comme des cils, et sa petite clef en sautoir au bout dun ruban neuf.

    LILLUSTRE DOCTEUR-PROFESSEUR OTTO DE SCHWANTHALER

    Ce fut un vnement dans Munich. On ny

    avait pas encore vu de pendule de Bougival, et chacun venait regarder celle-l aussi

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  • curieusement que les coquilles japonaises du muse de Siebold. Devant le magasin dAugustus Cahn, trois rangs de grosses pipes fumaient du matin au soir, et le bon populaire de Munich se demandait avec des yeux ronds et des Mein Gott de stupfaction quoi pouvait servir cette singulire petite machine. Les journaux illustrs donnrent sa reproduction. Ses photographies stalrent dans toutes les vitrines ; et cest en son honneur que lillustre docteur-professeur Otto de Schwanthaler composa son fameux Paradoxe sur les pendules, tude philosophico-humoristique en six cents pages, o il est trait de linfluence des pendules sur la vie des peuples et logiquement dmontr quune nation assez folle pour rgler lemploi de son temps sur des chronomtres aussi dtraqus que cette petite pendule de Bougival devait sattendre toutes les catastrophes, ainsi quun navire qui sen irait en mer avec une boussole dsoriente. (La phrase est un peu longue, mais je la traduis textuellement.)

    Les Allemands ne faisant rien la lgre, lillustre docteur-professeur voulut, avant dcrire son paradoxe, avoir le sujet sous les yeux pour

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  • ltudier fond, lanalyser minutieusement comme un entomologiste ; il acheta donc la pendule, et cest ainsi quelle passa de la devanture dAugustus Cahn dans le salon de lillustre docteur-professeur Otto de Schwanthaler, conservateur de la Pinacothque, membre de lAcadmie des sciences et beaux-arts, en son domicile priv, Ludwigstrasse, 24.

    LE SALON DES SCHWANTHALER Ce qui frappait dabord en entrant dans le

    salon des Schwanthaler, acadmique et solennel comme une salle de confrences, ctait une grande pendule sujet en marbre svre, avec une Polymnie de bronze et des rouages trs compliqus. Le cadran principal sentourait de cadrans plus petits, et lon avait l les heures, les minutes, les saisons, les quinoxes, tout, jusquaux transformations de la lune dans un nuage bleu clair au milieu du socle. Le bruit de

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  • cette puissante machine remplissait toute la maison. Du bas de lescalier, on entendait le lourd balancier sen allant dun mouvement grave, accentu, qui semblait couler et mesurer la vie en petits morceaux tout pareils ; sous ce tic-tac sonore couraient les trpidations de laiguille se dmenant dans le cadre des secondes avec la fivre laborieuse dune araigne qui connat le prix du temps.

    Puis lheure sonnait, sinistre, et lente comme une horloge de collge, et chaque fois que lheure sonnait, il se passait quelque chose dans la maison des Schwanthaler. Ctait M. Schwanthaler qui sen allait la Pinacothque, charg de paperasses, ou la haute dame de Schwanthaler revenant du sermon avec ses trois demoiselles, trois longues filles enguirlandes qui avaient lair de perches houblon ; ou bien les leons de cithare, de danse, de gymnastique, les clavecins quon ouvrait, les mtiers broderies, les pupitres musique densemble quon roulait au milieu du salon, bout cela si bien rgl, si compass, si mthodique, que dentendre tous ces Schwanthaler se mettre en branle au premier

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  • coup de timbre, entrer, sortir par les portes ouvertes deux battants, on songeait au dfil des aptres dans lhorloge de Strasbourg, et lon sattendait toujours voir sur le dernier coup la famille Schwanthaler rentrer et disparatre dans sa pendule.

    SINGULIRE INFLUENCE DE LA PENDULE DE BOUGIVAL SUR UNE HONNTE FAMILLE DE

    MUNICH Cest ct de ce monument quon avait mis

    la pendule de Bougival, et vous voyez dici leffet de sa petite mine chiffonne. Voil quun soir les dames de Schwanthaler taient en train de broder dans le grand salon et lillustre docteur-professeur lisait quelques collgues de lAcadmie des sciences les premires pages du Paradoxe, sinterrompant de temps en temps pour prendre la petite pendule et faire pour ainsi dire des dmonstrations au tableau... Tout coup,

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  • Eva de Schwanthaler, pousse par je ne sais quelle curiosit maudite, dit son pre en rougissant :

    papa, faites-la sonner. Le docteur dnouant la clef, donna deux tours,

    et aussitt on entendit un petit timbre de cristal si clair, si vif, quun frmissement de gaiet rveilla la grave assemble. Il y eut des rayons dans tous les yeux :

    Que cest joli ! que cest joli ! disaient les demoiselles de Schwanthaler, avec un petit air anim et des frtillements de natte quon ne leur connaissait pas.

    Alors M. de Schwanthaler, dune voix triomphante :

    Regardez-la, cette folle de Franaise ! elle sonne huit heures, et elle en marque trois !

    Cela fit beaucoup rire tout le monde, et, malgr lheure avance, ces messieurs se lancrent corps perdu dans des thories philosophiques et des considrations interminables sur la lgret du peuple franais.

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  • Personne ne pensait plus sen aller, on nentendit mme pas sonner au cadran de Polymnie ce terrible coup de dix heures qui dispersait dordinaire toute la socit. La grande pendule ny comprenait rien. Elle navait jamais tant vu de gaiet dans la maison Schwanthaler, ni du monde au salon si tard. Le diable cest que lorsque les demoiselles de Schwanthaler furent rentres dans leur chambre, elles se sentirent lestomac creus par la veille et le rire, comme des envies de souper ; et la sentimentale Minna, elle-mme, disait en stirant les bras :

    Ah ! je mangerais bien une patte de homard.

    DE LA GAIET, MES ENFANTS, DE LA GAIET ! Une fois remonte, la pendule de Bougival

    reprit sa vie drgle, ses habitudes de dissipation. On avait commenc par rire de ses lubies ; mais, peu peu, force dentendre ce joli

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  • timbre qui sonnait tort et travers, la grave maison de Schwanthaler perdit le respect du temps et prit les jours avec une aimable insouciance. On ne songea plus qu samuser ; la vie paraissait si courte, maintenant que toutes les heures taient confondues ! Ce fut un bouleversement gnral. Plus de sermon, plus dtudes ! Un besoin de bruit, dagitation. Mendelssohn et Schumann semblrent trop monotones : on les remplaa par la Grande Duchesse, le Petit Faust, et ces demoiselles tapaient, sautaient, et lillustre docteur-professeur, pris lui aussi dune sorte de vertige, ne se lassait pas de dire : De la gaiet, mes enfants, de la gaiet !... Quant la grande horloge, il nen fut plus question. Ces demoiselles avaient arrt le balancier, prtextant quil les empchait de dormir, et la maison sen alla toute au caprice du cadran dsheur.

    Cest alors que parut le fameux Paradoxe sur les pendules. cette occasion, les Schwanthaler donnrent une grande soire, non plus une de leurs soires acadmiques dautrefois, sobres de lumires et de bruit, mais un magnifique bal

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  • travesti, o Mme de Schwanthaler et ses filles parurent en canotires de Bougival, les bras nus, la jupe courte, et le petit chapeau plat rubans clatants. Toute la ville en parla, mais ce ntait que le commencement. La comdie, les tableaux vivants, les soupers, le baccara : voil ce que Munich scandalis vit dfiler tout un hiver dans le salon de lacadmicien. De la gaiet, mes enfants, de la gaiet !... rptait le pauvre bonhomme de plus en plus affol. Et tout ce monde-l tait trs gai en effet. Mme de Schwanthaler, mise en got par ses succs de canotire, passait sa vie sur lIsar en costumes extravagants. Ces demoiselles, restes seules au logis, prenaient des leons de franais avec des officiers de hussards prisonniers dans la ville ; et la petite pendule, qui avait toutes raisons de se croire encore Bougival, jetait les heures la vole, en sonnant toujours huit heures quand elle en marquait trois... Puis, un matin, ce tourbillon de gaiet folle emporta la famille Schwanthaler en Amrique, et les plus beaux Titien de la Pinacothque suivirent dans sa fuite leur illustre conservateur.

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  • CONCLUSION

    Aprs le dpart des Schwanthaler, il y eut dans

    Munich comme une pidmie de scandales. On vit successivement une chanoinesse enlever un baryton, le doyen de lInstitut pouser une danseuse, un conseiller aulique faire sauter la coupe, le couvent des dames nobles ferm pour tapage nocturne...

    malice des choses ! Il semblait que cette petite pendule tait fe et quelle avait pris tche densorceler toute la Bavire. Partout o elle passait, partout o elle sonnait son joli timbre lvent, il affolait, dtraquait les cervelles. Un jour, dtape en tape, elle arriva jusqu la rsidence ; et depuis lors, savez-vous quelle partition le roi Louis, ce wagnrien enrag, a toujours ouverte sur son piano ?...

    Les Matres chanteurs ? Non !... Le Phoque ventre blanc ! a leur apprendra se servir de nos pendules.

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  • La dfense de Tarascon Dieu soit lou ! Jai enfin des nouvelles de

    Tarascon. Depuis cinq mois, je ne vivais plus, jtais dune inquitude ! Connaissant lexaltation de cette bonne ville et lhumeur belliqueuse de ses habitants, je me disais : Qui sait ce qua fait Tarascon ? Sest-il ru en masse sur les barbares ? Sest-il laiss bombarder comme Strasbourg, mourir de faim comme Paris, brler vif comme Chteaudun ? ou bien, dans un accs de patriotisme farouche, sest-il fait sauter comme Laon et son intrpide citadelle ?... Rien de tout cela, mes amis. Tarascon na pas brl, Tarascon na pas saut. Tarascon est toujours la mme place, paisiblement, assis au milieu des vignes, du bon soleil plein ses rues, du bon muscat plein ses caves, et le Rhne qui baigne cette aimable localit emporte la mer, comme par le pass, limage dune ville heureuse, des reflets de persiennes vertes, de jardins bien

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  • ratisss et de miliciens en tuniques neuves faisant lexercice tout le long du quai.

    Gardez-vous de croire pourtant que Tarascon nait rien fait pendant la guerre. Il sest, au contraire, admirablement conduit, et sa rsistance hroque, que je vais essayer de vous raconter, aura sa place dans lhistoire comme type de rsistance locale, symbole vivant de la dfense du Midi.

    LES ORPHONS Je vous dirai donc que, jusqu Sedan, nos

    braves Tarasconais staient tenus chez eux bien tranquilles. Pour ces fiers enfants des Alpilles, ce ntait pas la patrie qui mourait l-haut : ctaient les soldats de lempereur, ctait lEmpire. Mais une fois le 4 septembre, la Rpublique, Attila camp sous Paris, alors oui ! Tarascon se rveilla et lon vit ce que cest quune guerre nationale... Cela commena naturellement par une

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  • manifestation dorphonistes. vous savez quelle rage de musique ils ont dans le Midi. Tarascon surtout, cest du dlire. Dans les rues, quand vous passez, toutes les fentres chantent, tous les balcons vous secouent des romances sur la tte.

    Nimporte la boutique o vous entrez, il y a toujours au comptoir une guitare qui soupire, et les garons de pharmacie eux-mmes vous servent en fredonnant : Le Rossignol et le Luth espagnol Tralala lalalala. En dehors de ces concerts privs, les Tarasconais ont encore la fanfare de la ville, la fanfare du collge et je ne sais combien de socits dorphons.

    Cest lorphon de Saint-Christophe et son admirable chur trois voix : Sauvons la France, qui donnrent le branle au mouvement national.

    Oui, oui, sauvons la France ! criait le bon Tarascon, en agitant des mouchoirs aux fentres. Et les hommes battaient des mains, et les femmes envoyaient des baisers lharmonieuse phalange qui traversait le cours sur quatre rangs de profondeur, bannire en tte et marquant

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  • firement le pas. Llan tait donn. partir de ce jour, la ville

    changea daspect : plus de guitare, plus de barcarolle. Partout le Luth espagnol fit place la Marseillaise, et, deux fois par semaine, on stouffait sur lEsplanade pour entendre la fanfare du collge jouer le Chant du dpart. Les chaises cotaient des prix fous !

    Mais les Tarasconais ne sen tinrent pas l.

    LES CAVALCADES Aprs la dmonstration des orphons, vinrent

    les cavalcades historiques au bnfice des blesss. Rien de gracieux comme de voir, par un dimanche de beau soleil, toute cette vaillante jeunesse tarasconaise, en bottes molles et collant de couleur tendre, quter de porte en porte et caracoler sous les balcons avec de grandes hallebardes et des filets papillons ; mais le plus beau de tout, ce fut un carrousel patriotique

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  • Franois Ier la bataille de Pavie que ces messieurs du cercle donnrent trois jours de suite sur lEsplanade. Qui na pas vu cela na jamais rien vu. Le thtre de Marseille avait prt les costumes ; lor, la soie, le velours, les tendards brods, les cus darmes, les cimiers, les caparaons, les rubans, les nuds, les bouffettes, les fers de lance, les cuirasses faisaient flamber et papilloter lEsplanade comme un miroir aux alouettes. Par l-dessus, un gran