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Guy de Maupassant PAYS DE CAUX Volume 2 Contes et nouvelles de la campagne Préface de Michel Lécureur

Contes et nouvelles du Pays de Caux, Tome 2 - Guy de Maupassant

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Le Pays de Caux en Normandie conté par la plume féroce de Guy de Maupassant

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Page 1: Contes et nouvelles du Pays de Caux, Tome 2 - Guy de Maupassant

Guy de Maupassant

PAYS DE CAUXVolume 2

Contes et nouvelles de la campagne

Préface de Michel Lécureur

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Guy de Maupassant

PAYS DE CAUXVolume 2

Contes et nouvelles de la campagne

Durant son enfance, Maupassant a arpenté la terre nor-mande, tel « un poulain échappé », aux dires de sa mère.Sa connaissance et son attachement au terroir normandmais aussi au peuple, aux gens simples — il avait apprisle patois cauchois — sont profonds.Plus tard, lorsqu’il mettra ses talents d’observation aiguëaux services de l’écriture, il s’inspirera naturellement de la côte normande (Contes et nouvelles du bord de mer,volume 1) et de la campagne qu’il connaît bien, qu’il fréquentera toujours. Les nouvelles du présent recueilen reflètent les principales étapes de vie : naissance, bap-tême, mariage, enterrement, événements pittoresqueset dramatiques, décrits avec une vigueur et une authen-ticité peu communes.

M. B.

Également aux Éditions des Falaises :

NOUVELLES

Maurice Leblanc,

Des couplesPremier recueil de nouvelles de MauriceLeblanc, publié à compte d’auteur en 1890 ettotalement oublié, dans lequel le créateurd’Arsène Lupin se montre un disciple de Guyde Maupassant souvent digne de son maître.

Maurice Leblanc,

Un gentleman et autres nouvellesOn trouvera dans ce recueil treize contes deMaurice Leblanc parus entre 1890 et 1905dans lequels apparaissent en filigrane lepersonnage d’Arsène Lupin ou des lieuxrepris plus tard dans ses aventures.

Guy de Maupassant,

Pays de Caux, volume 1,Dans ce recueil préfacé par Michel Lécureur,la façade maritime du Pays de Caux crée uneunité de lieu qui s’impose très naturellementdans les 22 nouvelles choisies.

Couverture : Labours en pays de Caux(collection Patrick Lebourgeois).19 €

ISBN 978-2-84811-031-8

Gu

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9 782848 110318

Couverture_vol2 26/10/09 19:40 Page 1

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PAYS DE CAUXVolume 2

Contes et nouvelles de la campagne

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Guy de Maupassant

PAYS DE CAUXVolume 2

Contes et nouvelles de la campagne

Préface de Michel Lécureur

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© PTC - Éditions des Falaises.61, rue du Pré de la Bataille, BP 179, 76003 Rouen cedex

www.ptc-rouen.com

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PTC est une société de

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En découvrant le thème du présent recueil decontes et nouvelles, on pourrait être tenté de sou-

pirer en se disant que le monde de la campagne queGuy de Maupassant a connu est décidément bienrévolu. Les récoltes se font avec des machines de plusen plus perfectionnées et imposantes, le beurre etle cidre se fabriquent mécaniquement, et l’automo-bile a remplacé la voiture à cheval. Les chemins deterre tendent à disparaître et si l’alouette chantetoujours, on peut se demander pour combien detemps encore.

Et pourtant, ces nouvelles de Maupassant témoi-gnent de la permanence de nos campagnes nor-mandes. Qui de nous, pour peu que nous soyons desrandonneurs attentifs à la vie de la nature, ne s’estpas trouvé un jour en présence de « quatre lignes dehêtres […] si hauts qu’ils semblaient atteindre lesnuages », et dont les têtes « s’agitaient et chantaient

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une plainte interminable et triste » (Le Fermier)? Qui denous, pour peu que nous ayons quelque talent d’ob-servateurs, n’a pas remarqué, au printemps, le beau« soleil de mai [verser] sa claire lumière sur les pom-miers épanouis, ronds comme d’immenses bouquetsblancs, roses et parfumés » (Le Baptême) ? Qui de nousn’a jamais vu ces arbres emblématiques de la Nor-mandie semer sans cesse autour d’eux « une neigede pétales menus, qui voltigeaient et tournoyaienten tombant dans l’herbe haute, où les pissenlits bril-laient comme des flammes, où les coquelicots sem-blaient des gouttes de sang » (Le Baptême)? Qui de nous,pour peu que nous aimions les longues promenadesen septembre ou en octobre, n’a pas senti « l’odeurde l’automne, odeur triste des terres nues et mouil-lées, des feuilles tombées, de l’herbe morte, [qui] ren-dait plus épais et plus lourd l’air stagnant du soir » (LePère Amable)? Maupassant n’a pas son pareil pour expri-mer en quelques lignes le charme profond de la cam-pagne normande. Ses notations visuelles, olfactivesou auditives plongent le lecteur dans un univers natu-rel qu’il retrouve toujours avec délice. Lire ou relire cescontes et nouvelles de la campagne, c’est retrouvertoute la saveur des champs et des prés normands, desbois et des rivières, de la terre grasse et humide quicolle aux chaussures. « Nous gardons, écrit Maupas-sant, nous autres que séduit la terre, des souvenirstendres pour certaines sources, certains bois, certainsétangs, certaines collines, vus souvent et qui nousont attendris à la façon des événements heureux.Quelquefois même, la pensée retourne vers un coin deforêt, ou un bout de berge, ou un verger poudré defleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, et res-tés en notre cœur comme ces images de femmes ren-

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contrées dans la rue, un matin de printemps, avecune toilette claire et transparente, et qui nous lais-sent dans l’âme et dans la chair un désir inapaisé,inoubliable, la sensation du bonheur coudoyé. » Ilfaut se laisser porter par les évocations de Maupas-sant pour retrouver, au plus profond de nous-mêmes,des sensations d’enfant, d’adolescent ou d’hommemûr. Maupassant est notre mémoire à tous.

Et puis, il y a les paysans normands. Certes, ondira qu’ils aiment l’argent et que, à l’image de laCéleste de L’Aveu, ils sont prêts à beaucoup de sacri-fices, voire de compromissions, pour parvenir à leursfins. Mais quel est l’être humain qui ne se soucie pasde s’enrichir? Certes, on remarquera qu’ils sont ruséset matois, comme ce père Mathieu qui unissait « lablague du vieux soldat à la malice finaude du Nor-mand », mais c’est le propre des gens de la terre sihabiles à faire parler l’autre pour se tenir informés.Certes, ils jouent les esprits forts tant qu’ils n’ontpas besoin de la religion, à l’instar de César Houl-brèque pour qui « tout l’effort de la religion consistaità desserrer les bourses, à vider les poches deshommes pour emplir le coffre du ciel. C’était unesorte d’immense maison de commerce dont les curésétaient les commis, commis sournois, rusés, dégour-dis comme personne, qui faisaient les affaires dubon Dieu au détriment des campagnards ». Mais com-bien d’hommes, citadins ou ruraux, n’ont pas unjour éprouvé ce sentiment?

Non, décidément, si ces traits de caractère confè-rent de la vie aux nouvelles de Maupassant, ils neles rendent pas originales. Leur force réside plutôt

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dans leur authenticité et dans la profondeur des sen-timents prêtés aux personnages. Elle est touchantecette Louise, du conte Le Fermier, qui meurt d’amourpour l’homme qu’elle n’a pu épouser. « Eh ben,écoute, Jean, si j’ meurs, c’est parce que j’ai pas pu m’ consoler d’être pu au château, parce que… j’avaistrop… trop d’amitié pour m’sieu l’ baron René… Tropd’amitié, t’entends, rien que d’ l’amitié. Ça m’ tue. »Et pour éviter d’être importune, elle fait promettreà Jean, son mari, de ne le dire qu’après sa mort aubaron René de Treilles. Il est admirable ce Benoist, dela nouvelle La Martine, qui reste épris de Martine,après qu’elle en eût choisi un autre, au point de lasauver en l’aidant à mettre au monde sa fille. Il n’hé-site pas un seul instant. En l’entendant appeler ausecours, il fut saisi d’un « besoin furieux […] de lasecourir, de l’apaiser, d’ôter son mal. Il se pencha,la prit, l’enleva, la porta sur son lit ; et, pendantqu’elle geignait toujours, il la dévêtit, enlevant soncaraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordait les poingspour ne point crier. Alors il fit comme il avait cou-tume de faire aux bêtes, aux vaches, aux brebis, auxjuments : il l’aida et il reçut dans ses mains un grosenfant qui geignait. » Il est criant de vérité ce prêtrequi baptise son neveu, dans Le Baptême, tout en son-geant qu’il ne sera jamais père. Déjà pendant le repasqui suivit la cérémonie religieuse, « il n’entendaitrien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant. Il avaitenvie de le prendre encore sur ses genoux, car il gar-dait, sur sa poitrine, et dans son cœur, la sensationdouce de l’avoir porté tout à l’heure, en revenant del’église. Il restait ému devant cette larve d’hommecomme devant le mystère ineffable auquel il n’avaitjamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incar-

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nation d’une âme nouvelle, le grand mystère de la viequi commence, de l’amour qui s’éveille, de la racequi se continue, de l’humanité qui marche toujours. »Plus tard, quand les convives eurent pris le café, lajeune mère se leva pour aller voir si le bébé dormaittoujours et elle découvrit « l’abbé, [qui], à genouxprès du berceau, sanglotait, le front sur l’oreiller oùreposait la tête de l’enfant ».

Enfin, il faut lire et relire La Petite Roque. Guy deMaupassant a su à merveille, dans cette nouvelle,suivre et analyser le remords qui détruit progressi-vement le coupable. Au début, il donne le changeen facilitant l’enquête, en proposant des hypothèses ;puis le spectacle de la douleur de la mère dont il atué l’enfant l’émeut et il commet une premièreerreur. Plus tard, il sera véritablement hanté parcelle qu’il a violée et étranglée et il se suicidera. Ona beau connaître l’histoire depuis longtemps et savoircomment elle se termine, à chaque lecture, on selaisse prendre à l’intrigue et on suit son développe-ment avec un intérêt qui ne faiblit pas. Peintre dela campagne normande, Guy de Maupassant l’estaussi de l’âme humaine et il excelle dans les deuxdomaines.

MICHEL LÉCUREUR

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À Adolphe Tavernier

Maître Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son

tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C’était

un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru,

et qui passait pour malicieux.

Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis

il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant

aux terres de la vieille, qu’il convoitait depuis long-

temps. Vingt fois il avait essayé de les acheter, mais

la mère Magloire s’y refusait avec obstination.

« J’y sieus née, j’y mourrai », disait-elle.

Il la trouva épluchant des pommes de terre devant

sa porte. Âgée de soixante-douze ans, elle était sèche,

ridée, courbée, mais infatigable comme une jeune

Le Petit Fût

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fille. Chicot lui tapa dans le dos avec amitié, puis

s’assit près d’elle sur un escabeau.

« Eh bien ! la mère, et c’te santé, toujours bonne?

— Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper?

— Eh ! eh ! quéques douleurs ; sans ça, ce s’rait à

satisfaction.

— Allons, tant mieux ! »

Et elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accom-

plir sa besogne. Ses doigts crochus, noués, durs

comme des pattes de crabe, saisissaient à la façon

de pinces les tubercules grisâtres dans une manne, et

vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues

bandes de peau sous la lame d’un vieux couteau

qu’elle tenait de l’autre main. Et, quand la pomme de

terre était devenue toute jaune, elle la jetait dans

un seau d’eau. Trois poules hardies s’en venaient

l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser

les épluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, por-

tant au bec leur butin.

Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec

quelque chose sur la langue qui ne voulait pas sortir.

À la fin, il se décida :

« Dites donc, mère Magloire…

— Qué qu’i a pour votre service?

— C’te ferme, vous n’voulez toujours point m’la

vendre?

— Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est

dit, n’y r’venez pas.

— C’est qu’j’ai trouvé un arrangement qui f’rait

notre affaire à tous les deux.

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— Qué qu’c’est ?

— Le v’là. Vous m’la vendez, et pi vous la gardez

tout d’même. Vous n’y êtes point ? Suivez ma rai-

son. »

La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur

l’aubergiste ses yeux vifs sous leurs paupières fri-

pées.

Il reprit :

« Je m’explique. J’ vous donne, chaque mois, cent

cinquante francs. Vous entendez bien : chaque mois

j’vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de

cent sous. Et pi n’y a rien de changé de plus, rien de

rien ; vous restez chez vous, vous n’vous occupez

point de mé, vous n’me d’vez rien. Vous n’ faites que

prendre mon argent. Ça vous va-t-il ? »

Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne

humeur.

La vieille le considérait avec méfiance, cherchant

le piège. Elle demanda :

« Ça, c’est pour mé ; mais pour vous, c’te ferme,

ça n’vous la donne point? »

Il reprit :

« N’vous tracassez point de ça. Vous restez tant

que l’bon Dieu vous laissera vivre. Vous êtes chez

vous. Seulement vous m’ferez un p’tit papier chez

l’notaire pour qu’après vous ça me revienne. Vous

n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vous

n’y tenez guère. Ça vous va-t-il ? Vous gardez votre

bien votre vie durant, et j’vous donne trente écus de

cent sous par mois. C’est tout gain pour vous. »

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La vieille demeurait surprise, inquiète, mais ten-

tée. Elle répliqua :

« Je n’ dis point non. Seulement, j’ veux m’ faire

une raison là-dessus. Rev’nez causer d’ça dans l’cou-

rant d’ l’autre semaine. J’ vous f’rai une réponse

d’ mon idée. »

Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi

qui vient de conquérir un empire.

La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dor-

mit pas la nuit suivante. Pendant quatre jours, elle

eut une fièvre d’hésitation. Elle flairait bien quelque

chose de mauvais pour elle là-dedans, mais la pensée

des trente écus par mois, de ce bel argent sonnant qui

s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait

comme ça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.

Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son

cas. Il lui conseilla d’accepter la proposition de Chi-

cot, mais en demandant cinquante écus de cent sous

au lieu de trente, sa ferme valant, au bas mot,

soixante mille francs.

« Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la

payera encore, de cette façon que quarante-cinq mille

francs. »

La vieille frémit à cette perspective de cinquante

écus de cent sous par mois ; mais elle se méfiait tou-

jours, craignant mille choses imprévues, des ruses

cachées, et elle demeura jusqu’au soir à poser des

questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elle

ordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée

comme si elle eût bu quatre pots de cidre nouveau.

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Quand Chicot vint pour savoir la réponse, elle se fit

longtemps prier, déclarant qu’elle ne voulait pas,

mais rongée par la peur qu’il ne consentît point à

donner les cinquante pièces de cent sous. Enfin,

comme il insistait, elle énonça ses prétentions.

Il eut un sursaut de désappointement et refusa.

Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner

sur la durée probable de sa vie.

« Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr.

Me v’là sur mes soixante-treize, et pas vaillante avec

ça. L’aut’e soir, je crûmes que j’allais passer. Il me

semblait qu’on me vidait l’corps, qu’il a fallu me

porter à mon lit. »

Mais Chicot ne se laissait pas prendre.

« Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide

comme l’ clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le

moins cent dix ans. C’est vous qui m’enterrerez, pour

sûr. »

Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais,

comme la vieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin,

consentit à donner les cinquante écus.

Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère

Magloire exigea dix écus de pots-de-vin.

Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait

comme un charme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli

d’un jour, et Chicot se désespérait. Il lui semblait, à

lui, qu’il payait cette rente depuis un demi-siècle,

qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allait de temps en

temps rendre visite à la fermière, comme on va voir,

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en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour

la faux. Elle le recevait avec une malice dans le

regard. On eût dit qu’elle se félicitait du bon tour

qu’elle lui avait joué ; et il remontait bien vite dans

son tilbury en murmurant :

« Tu ne crèveras donc point, carcasse ! »

Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en

la voyant. Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise,

d’une haine de paysan volé.

Alors il chercha des moyens.

Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant

les mains, comme il faisait la première fois lorsqu’il

lui avait proposé le marché.

Et, après avoir causé quelques minutes :

« Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez

point dîner à la maison, quand vous passez à Épre-

ville ? On en jase ; on dit comme ça que j’ sommes

pu amis, et ça me fait deuil. Vous savez, chez mé,

vous ne payerez point. J’ suis pas regardant à un

dîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans rete-

nue, ça m’ fera plaisir. »

La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le

surlendemain, comme elle allait au marché dans sa

carriole conduite par son valet Célestin, elle mit sans

gêne son cheval à l’écurie chez maître Chicot, et

réclama le dîner promis.

L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame,

lui servit du poulet, du boudin, de l’andouille, du

gigot et du lard aux choux. Mais elle ne mangea

presque rien, sobre depuis son enfance, ayant tou-

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jours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de pain

beurrée.

Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas

non plus. Elle refusa de prendre du café.

Il demanda :

« Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.

— Ah ! pour ça, oui. Je ne dis pas non. »

Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge :

« Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix. »

Et la servante apparut, tenant une longue bou-

teille ornée d’une feuille de vigne en papier.

Il emplit deux petits verres.

« Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse. »

Et la bonne femme se mit à boire tout doucement,

à petites gorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle

eut vidé son verre, elle l’égoutta, puis déclara :

« Ça, oui, c’est de la fine. »

Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en

versait un second coup. Elle voulut refuser, mais il

était trop tard, et elle le dégusta longuement, comme

le premier.

Il voulut alors lui faire accepter une troisième

tournée, mais elle résista. Il insistait :

« Ça, c’est du lait, voyez-vous ; mé j’en bois dix,

douze, sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien

au ventre, rien à la tête ; on dirait que ça s’évapore

sur la langue. Y a rien de meilleur pour la santé ! »

Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais

elle n’en prit que la moitié du verre.

Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria :

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« T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en don-

ner un p’tit fût, histoire de vous montrer que

j’ sommes toujours une paire d’amis. »

La bonne femme ne dit pas non, et s’en alla, un

peu grise.

Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la

mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une

petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire

goûter le contenu, pour prouver que c’était bien la

même fine ; et quand ils en eurent encore bu cha-

cun trois verres, il déclara, en s’en allant :

« Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en a

encore ; n’ vous gênez point. Je n’ suis pas regardant.

Pu tôt que ce sera fini, pu que je serai content. »

Et il remonta dans son tilbury.

Il revint quatre jours plus tard. La vieille était

devant sa porte, occupée à couper le pain de la soupe.

Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le

nez, histoire de sentir son haleine. Et il reconnut un

souffle d’alcool. Alors son visage s’éclaira.

« Vous m’offrirez bien un verre de fil ? » dit-il.

Et ils trinquèrent deux ou trois fois.

Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la

mère Magloire s’ivrognait toute seule. On la ramas-

sait tantôt dans sa cuisine, tantôt dans sa cour, tan-

tôt dans les chemins des environs, et il fallait la

rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.

Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui par-

lait de la paysanne, il murmurait avec un visage

triste :

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« C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’t’

habitude-là? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas

de ressource. Ça finira bien par lui jouer un mau-

vais tour ! »

Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mou-

rut l’hiver suivant, vers la Noël, étant tombée, soûle,

dans la neige.

Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant :

« C’te manante, si alle s’était point boissonnée,

elle en avait bien pour dix ans de plus. »

Texte paru pour la première fois dans Le Gaulois du 7 avril 1884,

puis rassemblé dans Les Sœurs Rondoli (1884).

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Contes et nouvelles de la campagne

Préface de Michel Lécureur

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PAYS DE CAUXVolume 2

Contes et nouvelles de la campagne

Durant son enfance, Maupassant a arpenté la terre nor-mande, tel « un poulain échappé », aux dires de sa mère.Sa connaissance et son attachement au terroir normandmais aussi au peuple, aux gens simples — il avait apprisle patois cauchois — sont profonds.Plus tard, lorsqu’il mettra ses talents d’observation aiguëaux services de l’écriture, il s’inspirera naturellement de la côte normande (Contes et nouvelles du bord de mer,volume 1) et de la campagne qu’il connaît bien, qu’il fréquentera toujours. Les nouvelles du présent recueilen reflètent les principales étapes de vie : naissance, bap-tême, mariage, enterrement, événements pittoresqueset dramatiques, décrits avec une vigueur et une authen-ticité peu communes.

M. B.

Également aux Éditions des Falaises :

NOUVELLES

Maurice Leblanc,

Des couplesPremier recueil de nouvelles de MauriceLeblanc, publié à compte d’auteur en 1890 ettotalement oublié, dans lequel le créateurd’Arsène Lupin se montre un disciple de Guyde Maupassant souvent digne de son maître.

Maurice Leblanc,

Un gentleman et autres nouvellesOn trouvera dans ce recueil treize contes deMaurice Leblanc parus entre 1890 et 1905dans lequels apparaissent en filigrane lepersonnage d’Arsène Lupin ou des lieuxrepris plus tard dans ses aventures.

Guy de Maupassant,

Pays de Caux, volume 1,Dans ce recueil préfacé par Michel Lécureur,la façade maritime du Pays de Caux crée uneunité de lieu qui s’impose très naturellementdans les 22 nouvelles choisies.

Couverture : Labours en pays de Caux(collection Patrick Lebourgeois).19 €

ISBN 978-2-84811-031-8

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