Couverture illustrée de José Correa

Les facettes cachées d'Hecate de Cerbère, ou encore d'Hermès, ces divinités grecques, dissimulent toujours leurs légendes. Que dire du Trimégiste? De même, on n'a pas encore percé les mystères des représentations tricéphales celtiques.

Et le monde chrétien s'est voilé le regard devant les images de la Trinité. Alors, est-ce de face ou de profil qu'il convient d'aborder notre

personnage, afin de le mieux comprendre, sinon de le suivre?

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@ Pilote 24, édition.

YVES GUENA, FACE ET PROFILS

Ouvrages du même auteur:

- Le Périgord à vol d'oiseau (en collab. Jean Secret), Fontas, Périgueux, 1957. - Images des ténèbres (en collab. Bernard Pierret), Fanlac, Périgueux, 1959. - Prêtre-moi ta plume, Fanlac, Périgueux, 1964. - Le Périgord en trois cents images (en collab. Jean Secret), Havas, 1966. - Le Périgord Noir (en collab. Gilles Delluc et Bernard Pierret), Lettres périgordines, Périgueux, 1967. - Le pays de Charente (en collab. Pierre Dubourg-Noves), Havas, 1968. - Louis Catoire, l'urbaniste de Périgueux, Société hist. et arch. du Périgord, 1980. - L'Histoire du chemin de fer en Périgord, Médiapress, Périgueux, 1982. - Promenade dans Périgueux, Fanlac, Périgueux, 1987. - Du crime d'Escoire au salaire de la peur, Pilote 24, Périgueux, 1987. - De la vie des religieux à Périgueux à l'époque révolutionnaire, Société hist. et arch. du Périgord, 1989. - Le Roi français d'Araucanie, P.L.B., Le Bugue, 1990. - La vie en Périgord sous Louis Napoléon III, Pilote 24, Périgueux, 1992. - 1944 en Dordogne, Pilote 24, Périgueux, 1993. - Manuel de cuisine du Périgord, Editions Harriet, Bayonne, 1994.

Jacques LAGRANGE

YVES GUENA, FACE ET PROFILS

PILOTE 24

L'essentiel, c'est de pouvoir choisir librement ceux qui nous gouvernent et de pouvoir crier librement sa joie ou sa peine, son accord ou son désaccord sans autre censeur que sa propre conscience.

Yves Guéna

INTRODUCTION

Depuis trois cents ans, les électeurs du département de la Dordogne sont représentés, aux parlements nationaux, par des élus issus de leur terre. Sous le second Empire, comme sous la IIIe République, il ne serait pas venu à l'esprit des citoyens de désigner comme député, un homme n'ayant pas d'attaches charnelles avec cette région. Sans doute, lors d'une élection euphorique pour les vainqueurs, la majorité des suffrages se porta-t-elle sur Adolphe Thiers, comme ce fut le cas dans d'autres départements français. En définitive, le chef du gouvernement de la France préféra représenter une autre circonscription.(l)

Il faut attendre les débuts de la IVe République pour voir un Breton être l'élu de la Dordogne. Yves Péron, après les vicissitudes de la guerre 1939-1945, avait choisi de demeurer sur ce sol de combat.(2) Cependant, on pourrait croire que Périgueux et son département, terre de résistants, auraient conservé un parfum gaulliste majoritaire. A la libération de 1944, le fort courant socialiste, reprenant sa place, en disposa autrement. Dès lors, ceux qui conservaient pour l'Homme du 18-Juin une vénération sans limite, ne pouvaient que jouer les figurants lorsqu'ils se risquaient dans une élection.

Au lendemain du bouleversement algérois du 13 mai 1958, la traversée du désert du Général prenait fin au Palais- Bourbon. Dans la foulée, et par la volonté du suffrage universel, un élément de sa garde prétorienne montait du Périgord. Les choses auraient, peut-être, pu en demeurer là. C'était sans compter sur les faiblesses des hommes, autant que sur leurs inconsistances aventureuses. L'élu gaulliste de 1958 préféra une autre voie à celle qu'il suivait depuis 1940.

Un Breton, un nouveau, vint alors chasser sur les terres du renégat. Et il l'emporta.

Comment ce pays si farouchement chauvin, au point d'établir des distinctions phoniques patoisantes d'un village à l'autre, a-t-il pu accepter d'ouvrir sa porte à un étranger ? Pourquoi un homme, si différent de ceux du Périgord, a-t-il entrepris avec succès la conquête de la vallée de l'Isle ? Quel est donc ce personnage, sans cesse contesté, toujours rappelé, qui tient en main le département depuis plus de trente ans ? Une chose paraît évidente dans le cursus honorum de ce fils d'une humble famille: il incarne bien cette réussite méritocratique dont se nourrit l'idéologie républicaine.

PREMIERE PARTIE:

DE LA BRETAGNE AUX CERTITUDES

Titre I

L'apprentissage

Les origines bretonnes

Yves, René, Henri Guéna est né en Bretagne, le 6 juillet 1922. Sous le signe du "Cancer" avec un ascendant "Verseau". "Verseau, vent grand frais d'ouest", disent les astres. On ne peut mieux pour un enfant né en Bretagne, très exactement à Saint- Pierre-Quilbignon, une commune rattachée à Brest, en juin 1944. Cette année 1922, Raymond Poincaré, qui vient de succéder à Aristide Briand, met en demeure l'Allemagne de rembourser ses dettes de guerre. Le ciel de l'Europe n'est plus aussi serein qu'on le croit. Le grand-père paternel, qui meurt à l'âge de 88 ans en 1944, est agent de l'inscription maritime et conseiller municipal de Saint-Pierre où, avec sa femme et leurs sept enfants, ils habitent une assez grande maison au bord de la mer. Les jeunes mariés s'y retrouvent parfois avec leur progéniture.

Le patronyme familial est banal. Là-bas, s'appeler Guéna, c'est un peu comme Dupont ou Martin dans d'autres régions. Le père, qui se prénomme Yves, marin durant la Grande Guerre, a servi comme canonnier à bord du cuirassé Charlemagne, dans l'escadre de l'amiral Guépratte, en mission aux Dardanelles. Par la suite, rendu à la vie civile, le voici conduisant les travaux d'une entreprise de bâtiment de la région de Brest. C'est un responsable à la situation relativement aisée. Victime de la crise, ou "des remèdes mal appliqués du Front populaire", l'affaire doit déposer son bilan, en 1937. M. Guéna trouve un emploi

subalterne aux services sociaux de l'arsenal. Il ne demeure pas indifférent à la vie publique et défend à chaque instant, ses valeurs patriotiques. Comme engagement politique, on lui connaît son appartenance au parti radical, dont il est le secrétaire de section à Brest.

La famille Guéna occupe un appartement moyen dans une maison sise 33, rue Coat-Ar-Guéven, qui sera détruite par les bombardements de la guerre. Dans ce quartier populaire Saint- Martin, on vit modestement comme on peut le faire alors dans un ménage "d'employé". On ne disait pas encore "cadre". Simplement, dans une certaine économie de besoins et de moyens, respectueux de chaque valeur et des bons usages, comme celui de ne pas se lever de table sans avoir conservé soigneusement le pain restant, pour le repas du soir.

La mère, Yvonne, Eugénie Kernaléguen, est issue d'une lignée de marins bretons, pêcheurs ou embarqués sur la Royale, connue dans la région d'Audierne. Le grand-père, Yves Kernaléguen, est aussi le parrain du petit Yves. L'homme a fait toute sa carrière dans la Marine qu'il acheva avec le grade de premier-maître. C'est un silencieux, contrastant avec son épouse vive et enjouée. L'enfant Guéna se sent très proche de ses grands parents maternels, qui plus est, sont voisins dans ce quartier Saint-Martin. On aime à se retrouver dans la chaude ambiance d'une grande famille très unie. De par sa naissance et sa prime éducation, Yves Guéna appartient à un milieu moyen, même modeste. Evoquant ces temps, le fils n'hésite pas à dire que parfois, dans sa famille, "l'on se trouvait à la limite de la gêne".

Son frère unique, André, de sept ans son cadet, demeure son premier compagnon. Pour lui, l'aîné demeurera toujours le grand-frère auquel il témoigne la plus grande admiration, partageant ensemble des relations les plus affectueuses. Magistrat dans les territoires d'outre-mer, conseiller de chefs d'Etats africains, il termine sa carrière comme conseiller à la cour d'appel de Paris.

Pourvu d'une telle ascendance, le jeune Yves se sent

homme du grand large, même s'il doit rapidement chasser de son esprit toute vocation maritime. En attendant l'heure des choix, l'enfant est placé dans les petites classes de l'école de la Providence. Les idées laïques de son père, radical, n'ayant pas résisté aux souhaits exprimés par sa mère. Lorsque le fils aîné rejoint l'école communale, il fréquente assidûment le catéchisme de la paroisse Saint-Martin. Déjà il se dit Celte, à l'exemple des Irlandais, "peuple mélancolique et d'une excessive gaieté, à la fois résigné, lent à réagir et prompt à la révolte."(3) Ce que d'aucuns prendront pour de l'indifférence, voire une certaine morgue, ne serait, après tout, que l'expression discrète d'un tempérament réservé et réfléchi ? Ses parents ont beaucoup d'ambition pour lui, sans doute parce que dès l'école primaire, on trouve qu'il est un élève doué...

L'écolier, studieux et réfléchi, sait aussi animé une bande de camarades. Dans ces dernières années de l'entre-deux-guerres, garçons et filles de son âge partent à bicyclette sur les routes bretonnes, interrompant leur promenade pour s'adonner à des compétitions nautiques. Parfois on aime se lancer dans d'autres joutes. Yves Guéna excelle aux jeux du théâtre et il sait séduire par son imagination.

Très jeune, les campagnes militaires passionnent l'écolier Guéna. Pour l'oral de son baccalauréat philosophie, préparé au lycée de Brest, l'examinateur lui demande ce qu'il sait sur la guerre de 1917. Le candidat étonne son auditoire par ses connaissances, aussi bien sur von Kluck, que sur l'héroïsme des poilus de Verdun, comme sur la triste offensive conduite par le général Nivelle. Assurément, voici un homme de combats. On pense, autour de lui, qu'une intelligence aussi vive, dotée de tels liens ataviques avec la mer, va se diriger vers l'Ecole navale.

Il n'en est rien, pour plusieurs raisons. D'abord, Yves Guéna ne semble guère prédisposé à recevoir la formation scientifique requise pour la carrière navale. Disons que le jeune esprit montre quelques faiblesses dans l'analyse mathématique. Ensuite, le choix des armes l'invite à tourner son regard ailleurs

sans pour autant renoncer à servir. "J'ai aimé la guerre. J'ai aimé l'odeur de la guerre..."(4) Ces vibrations, qu'il connaîtra plus tard, les ressent-il déjà ? Est-il permis de rapprocher ces sentiments de ceux qu'exprime Bertran de Born, poète troubadour périgordin parmi les plus illustres ? même s'il convient de tempérer l'excessive fougue médiévale de notre troubadour guerrier. "Je suis heureux quand je vois les éclaireurs faire fuir les gens avec leurs biens, et je suis heureux de voir après eux quantité d'hommes d'armes venir ensemble; je me réjouis en mon coeur de voir les forts châteaux assiégés, les fortifications avancées rompues et effondrées, et de contempler l'armée rangée sur les berges, qui sont entourées de fossés protégés par des palissades et de forts pieux serrés (...) Je vous le dis (...) je ne trouve pas autant de saveur (...) de voir tomber, au bord des fossés, chefs et soldats sur l'herbe, et de contempler les morts qui, à travers les côtés, ont les tronçons de lance avec leurs flammes (...)".(5)

Enfin, le garçon se sent porteur d'une vocation autre que celle nécessaire pour devenir un honorable fonctionnaire, que ce soit dans l'armée ou dans l'enseignement. "Je sentais avec intensité que mon pays valait mieux que le triste état où le cantonnaient des dirigeants insuffisants (...) Munich, alors que j'avais seize ans, m'était apparu pour ce qu'il était, une honteuse reculade."(6) Bref, on sent poindre en Guéna, l'image de l'homme d'Etat. Mais comment oser le prétendre ? Lui-même n'avoue-t-il pas que "les biographes savent rarement dévoiler les véritables dessous d'une existence, ces creusets où s'élaborent la personnalité et le caractère du personnage, ce choc des hasards qui fait se cristalliser la chance".(7)

Cependant, il ne fait aucun doute qu'Yves Guéna, sans son engagement aux côtés du Général, à Londres en 1940, n'aurait pas connu de destin politique le conduisant à une carrière le distinguant, parmi les grands serviteurs de la Ve République.

Répondre à l'Appel

En juin 1940, le péril ennemi, annoncé depuis si longtemps, est arrivé. Partout, la désorganisation administrative est manifeste. Le gouvernement français obtient la radiation, dans l'ordre de la Légion d'honneur, du roi des Belges qui vient de capituler devant Hitler. En khâgne au lycée de Rennes, les cours et les examens sont suspendus; l'étudiant Guéna est invité à regagner son foyer. L'ambition d'intégrer, un jour peut-être, l'Ecole normale supérieure, est remise à plus tard. Les réfugiés venant du Nord de la France arrivent jusqu'à la ville bretonne, avec leur cortège lamentable de matelas roulés, de voitures d'enfant et de vélos bâtés comme des ânes. L'affolement est devenu général, surtout depuis que le président du Conseil vient de déclarer que seul un miracle pourrait sauver le pays !

Alors qu'il monte dans le train le ramenant dans sa famille, le jeune Brestois apprend, ce 13 juin, que Paris est déclarée ville ouverte. Les Allemands vont pouvoir y pénétrer incessamment, sans que la bataille ait lieu. Autour de lui, pour un peu, des Français se prendraient à exploser de joie tant la nouvelle est rassurante. Peu importe que la dignité nationale soit piétinée, nos hommes sauvent leur peau !

En compagnie d'un groupe qui fuit les bombardements et l'avance allemande, le grand adolescent trouve une place, dans un wagon à bestiaux. A l'issue d'un voyage, qui dure la journée et toute la nuit, le train arrive enfin en gare de Brest. La ville, à l'extrémité ouest de l'Europe, est déjà survolée par les Messerschmidt qui lâchent leurs premières bombes.

Parents et fils se retrouvent tout de même, pour se séparer aussitôt. La mère et les enfants choisissent de partir pour leur petite maison de campagne, située au bord de la mer, distante d'une vingtaine de kilomètres du grand port de guerre. Ainsi seront-ils, quant à eux, à l'abri d'une bombe égarée, alors que le père demeure à son emploi local. Le lendemain, par la radio, la nouvelle de la demande d'armistice se propage sur la plage. On

est à la mi-juin et déjà des vacanciers, peu soucieux de la tournure des événements, font trempette. Le cri libérateur sort des poitrines: La guerre est finie ! Si d'aucuns osaient, ce serait partout la fête, comme pour un 14-Juillet !

Les nouvelles se répandent en peu de temps, ce 18 juin. On apprend d'abord que les troupes ennemies ont atteint Rennes. Le soir venu, des éléments du corps expéditionnaire franco- anglais, venant de combattre vaillamment en Norvège, embarquent pour l'Angleterre. Ensuite, certains disent qu'un général français, dont rares sont ceux qui retiennent le nom, vient, sur les ondes de Radio-Londres, d'appeler à poursuivre le combat. Ce soir-là, le lycéen Yves Guéna est bien décidé à quitter ce pays qui abandonne. C'est son pays qui s'abandonne, dans une débauche de pillages, de beuveries, de soldatesques à la dérive. Oui, partir avant qu'il ne soit trop tard, avant que l'aigle nazie domine la France et les Français. Organiser de l'extérieur la poursuite des combats et assurer la reprise du pays. Un gamin, qui n'a pas encore dix-huit ans, expose à sa mère qu'il choisit la voie du courage plutôt que celle du renoncement. Et la maman partage spontanément cette attitude. Mieux, elle devance la réponse favorable que ferait le père s'il était présent.

L'aurore du lendemain n'a pas encore pointé son premier rayon que le jeune homme est au port du Conquet, à quelques encablures de la maison de campagne. Comme vêtements, il n'a que ceux qu'il porte sur lui. Dans ses poches, de maigres économies, de quoi s'acheter une pochette-surprise si le coeur lui en dit. Un remorqueur de la marine s'apprête à appareiller pour Ouessant; lorsque le garçon monte à son bord, le maître d'équipage ferme les yeux pour ne pas avoir à repousser le gamin. A la nuit, l'embarcation touche l'île. La section de pionniers, qui est à bord, se rend dans un fort pour y passer la nuit sur des bottes de paille. Guéna est parmi eux à chercher le sommeil, tout en guettant les bruits d'éventuels avions allemands. Inutile de s'endormir, il faut embarquer immédiatement. Au pied d'une échelle de coupée, un officier

refoule des garçons, en civil, bien trop jeunes et qui prétendent monter à bord. Ils insistent, Yves Guéna le premier. Le marin fait semblant de tourner la tête, le groupe d'adolescents en profite pour mettre pied sur le chalutier belge, en route pour Plymouth.

A dix-sept heures, le bateau atteint le port britannique. L'accueil est favorable, même si une certaine anglophobie laissait craindre le pire. Dans un lieu de rassemblement octroyé, Guéna retrouve des camarades de lycée et des apprentis de l'arsenal de Brest, parvenus ici par d'autres voies. Dix jours après leur installation à l'Annerley School, un officier français, représentant le général de Gaulle est devant eux. Son chef est celui qui vient de lancer l'appel dont ils ont entendu parler. Il propose aux jeunes gens de choisir entre trois formules: s'engager dans une force armée française qui va combattre sous le drapeau tricolore, ou bien être rapatriés sur la France occupée, ou encore de partir pour le Maroc. Tous s'engagent avec enthousiasme dans l'embryon de ce qui va devenir les Forces françaises libres.

La première rencontre avec le chef suprême a lieu le 6 juillet 1940. Alors qu'il fête en son coeur son dix-huitième anniversaire, Yves Guéna et ses compagnons sont au centre de Londres, dans Olympia Hall, une sorte de salle d'exposition. Le général de Gaulle, en képi à feuilles de chêne et gants blancs, s'adresse à eux pour expliquer l'impérieuse nécessité de poursuivre l'effort de guerre jusqu'au terme, même s'il est très éloigné. A ses côtés, le chef de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, le lieutenant-colonel Magrin-Verneret (futur Montclar), qui vient de résister triomphalement à Narvick. Tous les auditeurs sont acquis; ils souhaitent participer à cette grande "aventure exceptionnelle et exemplaire" qui leur est proposée. Doutent-ils alors qu'en se maintenant dans l'honneur ils cueilleront la victoire ? "Il est vrai que nous accomplissions un acte inouï. Nous poursuivions la guerre alors que le gouvernement légal de notre pays avait conclu un armistice et était prêt à signer la paix avec l'ennemi."(8)

On relève que, dans cette phrase écrite plus de quarante ans après les faits, Guéna emploie le terme de "gouvernement légal" pour désigner l'équipe conduite par le maréchal Pétain. Si l'histoire accorde la légalité, à la désignation de Pétain comme chef du Conseil appelé par le président de la République Albert Lebrun, en revanche le caractère de l'acte octroyant les pleins pouvoirs, par une partie seulement du Parlement, est fortement contesté. La précision des mots, sous la plume d'Yves Guéna, ne souffre pas l'équivoque. De Gaulle, accompagné d'une poignée de soldats et de quelques centaines de gamins, entre dans l'Histoire en refusant la défaite et en appelant les Français à la résistance, avant que Pétain se joue des lois.

Alors que sur le continent, la France humiliée glisse "naturellement de la démission au vichysme", Yves Guéna emprunte les chemins des camps d'entraînement. Il n'a pas encore touché un fusil ni senti le poids d'un sac, que déjà, le voici soldat de la France libre.

Les volontaires de l'aviation, comme les camarades des Forces navales françaises libres du cuirassé Courbet, ou encore le bataillon de chasseurs, sont enfin présentables. Pour la fête de Jeanne d'Arc, célébrée à Londres, le 11 mai 1941, le Général tient à un défilé des troupes françaises. Ces différents éléments sont jugés aptes au combat. Versé au Premier régiment de marche de spahis marocains, Yves Guéna quitte Liverpool, au mois d'août 1941. Destination: le Tchad. A peine arrivée à Brazzaville, la Première division française libre reçoit l'ordre de rejoindre la Syrie, par Le Cap. De là, à Durban par le train, puis à Port-Saïd par la mer et enfin au Liban par camions.

La campagne du Moyen-Orient permet aux hommes de la France libre de se distinguer. Yves Guéna est de tous les barouds: la côte de Cyrénaïque, la Tripolitaine, comme le Sud tunisien. Il a pour compagnons des bagnards, évadés de Cayenne et incorporés dans la Légion, des prolétaires, des aristocrates, des aventuriers, mais ayant tous un sens de l'honneur et de la fidélité. Avec eux, il écrit la glorieuse épopée de la guerre du désert; comme à EI-

Le sous-lieutenant Guéna, de la Division Leclerc, à la fin de la guerre 39-45, dans les Alpes bavaroises.

Alamein face aux hommes de l'Afrikakorps d'un Rommel déterminé. En Tunisie, les spahis sont placés sous les ordres du général Leclerc qui remonte du Tchad pour constituer, avec d'autres unités, comme le 501e de chars, la fameuse Deuxième division blindée. Durant un temps, les rivalités entretenues par le général Giraud à l'encontre de De Gaulle, puis le débarquement en Afrique du Nord des troupes anglo-américaines, retardent la progression française sur ses propres territoires. Les comptes réglés, la Deuxième division blindée peut faire son entrée au Maroc.

Depuis Brest, le père se montre admiratif pour l'engagement suivi par son fils Yves. A l'arsenal, il observe les mouvements de la flotte ennemie et transmet les informations à la Résistance, assisté de son second fils. Peu après le débarquement en Normandie, armé d'un fusil allemand mauser, il participera, aux côtés des jeunes maquisards et des soldats alliés, à la libération de la poche bretonne. On le retrouvera membre du comité de libération de Plougonvelin, puis conseiller municipal brestois.

Le débarquement

Pour préparer le débarquement en Europe, la division Leclerc est expédiée, dès le printemps 1944, vers l'Angleterre. Elle est associée à l'armée Patton pour la percée d'Avranches. Yves Guéna participe à la campagne de France, fait une incursion vers la poche de Royan, repart en Sarre et bouscule l'Allemand, partout où il se trouve. Manifestement, l'homme se situe dans son élément d'où il peut dominer une situation périlleuse. "M'exalte la sombre poésie d'un char en flammes dont les munitions explosent en un feu d'artifice mortel. Me grise le déchirement douloureux des coups de départ de l'artillerie. Je suis sensible au terrible face à face de la mort dont me revient parfois une image figée dans toute sa brutalité..."(9)

Auparavant dans la Sarthe, à La Hutte, alors qu'il dirige la progression de son peloton, un coup de feu atteint gravement le jeune militaire Guéna. Un fantassin ennemi vient de tirer un coup de son mauser en direction d'une silhouette dépassant de la tourelle du blindé. La balle entrée par la poitrine, sous le sein droit, ressortira près du rein gauche. La blessure est sérieuse. Ce 11 août 1944, le premier réflexe de l'aspirant Guéna, alors qu'il sent qu'il va mourir, est de transmettre le commandement à un sous-officier. Son regard se voile, ses jambes ne le soutiennent plus, il a froid. A-t-il encore la volonté de vivre ? Deux heures plus tard, dans une ambulance, il reprend connaissance, la soif le tenaille. Un médecin-capitaine de ses amis arrive pour le soigner. On va le sauver.

Puis, les infirmières s'occupent de lui. Au cours de sa convalescence qu'il passe au Val-de-Grâce, dans Paris libéré, une autre jeune fille lui rend visite. Oriane de la Bourdonnaye est la soeur d'un camarade de combat. Geoffroy de la Bourdonnaye est lieutenant au 50le régiment de chars de la division Leclerc. Cette lycéenne, en classe de philosophie, s'est distinguée, le 11 novembre 1940 en allant, avec d'autres, manifester place de l'Etoile devant la tombe du Soldat inconnu. Durant une bonne partie de la guerre, la jeune fille a joué avec sa vie, en accomplissant des missions pour le compte de la Résistance.

Elle était agent de liaison au réseau Cohors. Sa sœur Bertranne favorisait l'évasion des aviateurs alliés abattus au- dessus de la France. Elle recevra la croix de guerre, puis sera nommée chevalier de la Légion d'honneur. L'autre sœur, Nicole, participait avec son mari aux combats des maquis de la Drôme. A présent, Oriane sait trouver les mots nécessaires au rétablissement du blessé. Il se remet d'ailleurs très vite, certains diront miraculeusement. Le militaire peut reprendre le combat. Yves Guéna sillonne la Bavière et découvre l'horreur des camps de concentration nazis. Le choc provoqué par la brutale réalité lui inspire un des rares poèmes qu'il dévoile, une prière: "Donnez-

moi une vraie guerre toute fraîche (...) Mais pas des bourreaux et pas des victimes."(10)

Pourtant, une chose demeure étonnante dans le jugement porté par Yves Guéna sur la résistance intérieure. Il est évident que, depuis Londres, même dans cette capitale britannique assiégée par des bombardements permanents, "la vie quotidienne de l'armée de l'ombre" doit apparaître bien abstraite. Songer à ce que demeure la vie en France, même dans son pays occupé par l'ennemi, une vie faite de travail, d'études, de distractions, d'amours, peut demeurer frustrant pour des jeunes gens privés de toute existence personnelle. Ne pas voir, le moment venu, avec l'épuration d'un peuple libéré, la juste remise en ordre d'une patrie restaurée, peut se concevoir. Cependant, lorsqu'on n'a pas vécu l'essentiel de la persécution permanente, ou de l'humiliation affligeante comme de la torture avilissante, ne prête pas aux autres le droit de "fouiller dans les cloaques de l'histoire". Si la démonstration d'une liesse populaire suivant le cortège des libérateurs, donne le signal "d'un peuple qui se retrouve, pour communier dans la patrie restaurée",(11) il peut être concevable que tous ne soient pas invités à célébrer le banquet des retrouvailles. La Résistance de l'intérieur d'un côté, les Français libres de l'autre, garderont toujours, chacun de leur bord, une évidente fraternité qui les conduira à agir selon des conceptions différentes.

L'ENA

Si le lot de la guerre est de forger des amitiés durables, c'est aussi de voir tomber des frères. Le 30 janvier 1945, son ami, le lieutenant Geoffroy de la Bourdonnaye, décède des suites d'une blessure mortelle occasionnée lors des combats dans la poche de Colmar.(12) Les liens de solide amitié qu'entretenaient les deux jeunes officiers, font qu'il appartient à Yves Guéna de maintenir d'étroits contacts avec la famille du disparu. Dans ces

douloureuses circonstances, l'aspirant spahi retrouve celle qui l'assistait durant sa convalescence au Val-de-Grâce. Le 17 juin 1945, Yves et Oriane décident de se fiancer. Le même jour, la jeune fille reçoit la médaille de la Résistance.

La belle-mère d'Yves Guéna est, à présent, l'épouse de l'éminent professeur de médecine Robert Debré. Son fils, Michel Debré, est au cabinet du Général chargé -entre autres- d'un projet pour une école nationale d'administration. L'ancien officier de la 2e DB, qui est à la recherche d'un emploi et qui n'en trouve pas à sa mesure, s'ouvre à lui. A vingt-trois ans, titulaire de la croix de guerre 1939-1945 et de la médaille de la Résistance, il est en quête d'une situation. Justement, la première promotion de l'ENA est réservée aux jeunes gens qui viennent de combattre, remettant à plus tard toutes prétentions des élèves ayant suivi, durant la guerre, les cours de sciences politiques ou de la faculté de droit. Guéna prépare donc le concours en trois mois; il est déclaré admissible à l'écrit. A l'oral, le jury établit ses notes sur les titres militaires du postulant. Le candidat est accepté en petite position. Sur les mêmes bancs sont assis des garçons que leur carrière politique va nous apprendre à mieux connaître. D'abord Alain Peyrefitte, qui va devenir le premier énarque député, puis ministre. Il y a aussi Jacques Duhamel, futur ministre de la Culture de Georges Pompidou. Nous trouvons dans la promotion suivante, Claude Cheysson, qui servit aux Affaires étrangères, François Ortoli, ministre des Finances et Michel Poniatowski, le baroudeur du parti républicain. Deux ans après, Yves Guéna, parmi l'élite de la promotion "France combattante", est déclaré apte à servir l'Etat, comme il vient de servir la nation.

Pour les épreuves de sortie de l'ENA, en 1947, le sujet d'écrit porte sur l'organisation administrative du régime de Vichy. Le combattant libre Guéna n'a pas du tout suivi les actes des gouvernements de Pétain. Pour lui, vus de Londres, les péripéties, comme les propos des collaborateurs, sont à condamner sans recours. Aussi, ne pouvant aligner trois mots sur

sa feuille d'examen, il répond "qu'il valait mieux jeter sur cette période de notre histoire le manteau de Noé".

Lorsqu'on a vingt-cinq ans et qu'on peut s'annoncer l'un des meilleurs diplômés de la première promotion de l'ENA, on est assuré d'avoir une belle carrière s'ouvrant devant soi. Yves Guéna, vu le rang obtenu, peut prétendre s'assoeir au Conseil d'Etat. Pourtant, il retient de servir la France au Maroc, en optant pour le contrôle civil. En 1947, il s'y installe avec son épouse et le premier enfant qui vient de naître. Il faut admettre que ce pays l'ait séduit, lorsqu'il fit, voilà quelques années déjà, un premier passage avec son char.

Au Maroc

Durant sept ans, il est contrôleur civil, d'abord à Itzer, entre Meknès et Tafilalet, puis à El Hajeb, dans le Moyen Atlas. Le résident l'appelle, de 1951 à 1953, à servir à Rabat. Puis, enfin, il est en poste dans le Grand Atlas, à Memnate, sur les terres du Glaoui, pacha de Marrakech. Les fonctions exercées par Yves Guéna demeurent exaltantes. Le commissaire du gouvernement français apprend à parler arabe, entretient des conversations avec tous. Il assiste les caïds dans leur mission de maintien de l'ordre, s'assure de l'état de sa circonscription qu'il parcourt fréquemment à cheval. De cette époque, il conserve son port de tête et de buste propre aux cavaliers. A l'entendre évoquer ce septennat marocain, Yves Guéna aurait appris là-bas, au contact des Berbères, un certain art de compagnie, dont sa vie durant, il demeure très friand. D'autres privilégiés ajouteront, que le couple sait, en toutes circonstances, manifester un goût recherché et séduisant pour recevoir, autrement.

Le ménage Guéna s'agrandit de quatre enfants, en sept années passées au Maroc. Frédéric, Guy-Philippe, Etienne, Brigitte sont les premiers. Ultérieurement, ils sont rejoints par

Avec une tribu du Haut-Atlas, en 1954, en compagnie de Madame Guéna.

Nicolas, Elisabeth et Emmanuel. Ceux qui ont perdu à la guerre les meilleurs de leurs frères, sont heureux et fiers de repeupler leur pays. Entre deux visites à des colons ou à des bergers, deux audiences à des caïds ou à des notables, Yves Guéna dévore les bibliothèques. Il apprend des pages entières par coeur et se les récite en parcourant le bled. "La poésie est destinée à être apprise par coeur. Un poème ne vaut que s'il est su par coeur. Alors c'est un trésor qu'on a en soi, qui vous appartient, qu'on peut se répéter, dont on apprécie toutes les nuances et que l'on peut transmettre."(13) Se tient-il pour autant, à l'écart de l'évolution lente qui frémit dans ce pays féodal ? Bien au contraire. Il lui arrive même de s'insurger contre le système d'ordre et de profits maintenu dans ses circonscriptions au détriment d'une modernisation souhaitable, mais refusée par les féodaux. De plus, les incertitudes d'une politique française, à la fin de la IVe République, n'offrent pas d'initiatives à un conseiller. La France passe, une fois de plus, à côté de l'évolution logique vers la décolonisation d'un protectorat.

Au Conseil d'Etat

Alors qu'en Indochine, après le désastre de Dien Bien Phu, la paix est signée avec le Viet Minh, Yves Guéna, rappelé en France, quitte le Maroc. Au cours de l'année 1954, il est nommé au ministère des Affaires étrangères, aux affaires marocaines et tunisiennes. La lucidité n'est pas le propre des gouvernants de l'heure. Cependant, il est séduit par la politique conduite par Pierre Mendès France, "même si l'infirmité de nos institutions ne permit pas (à Mendès France) de demeurer en place plus de huit mois".(14)

Guéna, absent de France, n'a pas participé aux heures glorieuses du RPF. Comme beaucoup d'anciens fidèles, il déplore le retrait des affaires du chef de la France libre. D'autant que le pays s'avance chaque jour plus près du précipice. Il prend

place au Conseil d'Etat comme maître des requêtes, à la section du contentieux, le 31 juillet 1957, alors que le coureur cycliste Jacques Anquetil emporte le Tour de France. Dans ce temple du droit administratif, parmi les collègues de cette section la plus illustre, sinon la plus prestigieuse, on parle, peut-être plus qu'ailleurs, du retour de l'homme de Colombey. Nombreux sont ceux qui le souhaitent. Bien entendu, Yves Guéna est de ceux-là, parce qu'il sait quel esprit doit guider le pays afin de ne pas le laisser "à la merci de gouvernants impuissants, paralysés par des institutions inadaptées".(15) "J'aime la France, j'aime mon pays, comme une femme aime un homme. Je tremble pour lui. Je souffre s'il est humilié. On peut chercher des motifs à un tel sentiment. Je pense qu'il est inné, que certains croient en la France et que d'autres n'y croient pas."(16)

La rédaction de la Constitution

Si le tumulte algérois inquiète le pensionnaire du Palais- Royal, la déclaration de De Gaulle prêt "à assumer les pouvoirs de la République", devient "l'éblouissante révélation". "Il avait suffi qu'il parût et tout était changé".(17) Dans le sillage du Général se trouve Michel Debré. L'instigateur du Courrier de la colère, devenu garde des Sceaux, appelle son jeune ami et beau- frère, Guéna, comme conseiller technique, le premier juin 1958. Pour peu de temps, car, le 23 août, l'ancien de la France libre assume la direction de son cabinet au ministère de la Justice. Le Breton s'apprête à prendre part à la "grande oeuvre" ! La première tâche assignée au garde des Sceaux est de rédiger le projet de nouvelle constitution. Michel Debré forme un groupe de travail qui se réunit chaque matin. "Soyez légistes et non juristes", leur demande le ministre. Bien entendu, Yves Guéna est de ceux-là, avec entre autres, Jean Mamert, Christian de la Malène, André Fanton, mais également des hommes comme Jean Foyer et le doyen Portemer. Le soir, le Général préside une

réunion au sommet, chargée de constater les travaux du matin. Guy Mollet, Pierre Pfimlin, André Jacquinot ou encore Félix Houphouët-Boigny y participent. Les méthodes de travail suivies font que les affaires avancent rondement et si l'on en juge par l'épreuve du temps, efficacement. Durant cette sorte d'inter- règne, le président René Coty, à l'Elysée, est tenu informé de l'avancement des travaux par le directeur de cabinet du garde des Sceaux !

Parallèlement, un autre train est en marche. Il porte sur la réforme judiciaire. Guéna en est la cheville ouvrière et remplace le ministre retenu par l'élaboration constitutionnelle. En fait, Yves Guéna voit, sa vie durant, comme une part de lui-même dans l'une et l'autre de ces grandes actions des prémices de la Ve République. De ce fait, on ne doit pas être étonné de la position ferme qu'il prendra seul, en 1993, lorsque le gouvernement de Balladur demande au Congrès de modifier la Constitution. "Le démon de la France, c'est l'instabilité. (...) En 1958, notre objectif et en même temps notre angoisse étaient de mettre un terme à cette instabilité et d'assurer la stabilité gouvernementale (...) On ne réforme pas une constitution pour des motifs de conjoncture, pour des motifs d'opportunité, pour des motifs d'actualité, pour faire plaisir sur un point à l'opinion publique, que celle-ci ait tort ou raison" .(18)

De plein pied dans la vie politique française, le jeune Guéna voit s'ouvrir à lui une brillante carrière de grand serviteur de l'Etat. Le 28 septembre 1958, les Français approuvent par référendum cette constitution; les 18 et 25 novembre, la formation gaulliste UNR arrive en tête aux élections législatives. Le Général appelle comme Premier ministre, l'homme qui lui a donné entière satisfaction depuis tant d'années et particulièrement dans cette mission délicate, parfaitement bien remplie. Le 8 janvier 1959, Yves Guéna est nommé directeur adjoint de son cabinet à l'hôtel de Matignon. Si l'intéressé émet

A Abidjan (1959), le haut commissaire de France salue le président et Madame Houphouët-Boigny.

quelques regrets de ne pas être le plein titulaire du poste, il doit s'en prendre, semble-t-il à son âge: il n'a que trente-six ans.

Dès les premiers semaines d'exercice de la magistrature suprême, Yves Guéna apprend que le président de la République fait une autre lecture de la Constitution, que celle prévue par le législateur. S'appuyant magistralement sur l'article 5, le Général s'affirme à la primauté de la politique du pays. C'est lui qui nomme le Premier ministre et peut dissoudre l'Assemblée. De tels pouvoirs ne sont-ils pas plus explicites sur le rôle qu'il peut tenir, que les termes, mis pourtant en évidence, de "garant de l'indépendance nationale" ou sa fonction "d'arbitrage" ? Sans parler du fameux "domaine réservé" que souligne, le premier, Jacques Chaban-Delmas en septembre 1959. Guéna sait parfaitement qu'avec le Général, tout doit être pris au pied de la lettre, la prééminence du président de la République dans les institutions devient alors naturelle. "Et les premiers voyages du Président en province nous firent comprendre que l'homme charismatique ne pouvait pas demeurer dans son palais à attendre que les événements dramatiques le portent à se manifester."(19)

Sa vie durant, Yves Guéna voue à Michel Debré une grande admiration. Sa capacité de travail, la concision de ses propos, comme sa lucidité dans les affaires les plus complexes, en font son exemple. Hélas ! le Premier ministre ne paraît pas disposer du sens de la communication. Son verbe ne passe pas parmi le peuple. Mais il importe de témoigner sa fidélité à celui qu'on a choisi comme modèle. On comprend mieux pourquoi, pour le premier tour des élections présidentielles de 1981, Yves Guéna fera campagne pour Debré, de préférence à Chirac.

L'URSS vient de lancer avec succès le premier satellite artificiel "Lunik", l'ascension d'Yves Guéna se poursuit. Le 22 avril 1959, il devient membre du conseil d'administration du Centre national d'études judiciaires. Mais à Matignon, le travail exigé d'un directeur adjoint de cabinet n'est pas fait pour un homme tel que lui. Il ne se sent pas l'âme d'un technicien des

Madame Guéna et l'épouse du président ivoirien arrivent à une réception en Côte- d'Ivoire.

Le département de la Dordogne a fourni, de tous temps, son contingent d'hommes illustres au pays. Par l'épée ou sous la robe, comme en chose publique.

Après l'agonie de la IIIe République avec Yvon Delbos et Georges Bonnet, il y eut Robert Lacoste et l'aventure algérienne. Pour leur succéder, les Périgordins ont retenu un Breton qui les représente au plus haut niveau.

Une question se pose: comment un "étranger", brillant débatteur, maniant à plaisir la rhétorique, marquant une certaine affectation à se tenir raide, sans qu'on sache si c'est d'orgueil ou de gravité, a pu séduire les descendants de Cro Magnon ?

Depuis trente-cinq ans, l'ancien ministre du général de Gaulle règne sur cette région. Bien souvent menacé, il se redresse toujours.

Par bonne terre et mauvais chemins, Yves Guéna poursuit sa route. Quel est donc ce diable d'homme ?

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