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1 Crise de lhumanitaire ou crise de lhumanité ? Pour une toute autre politique de migrations et dasile Remise en contexte Ces dernières semaines, voire ces derniers mois, lespace médiatique est saturé de mots et dimages, telles celles des naufrages et des corps qui séchouent ; mais aussi celles des murs qui davantage encore se dressent, des violences qui se perpétuent tant en dehors et autour de nos frontières, que sur le sol européen ; de discours détonnement, de crise, de peur. La situation actuelle navait pourtant rien dimprévisible : 1. La dégradation de la situation en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou encore en Somalie et en Erythrée, ainsi que des conditions de vie dans les pays de premier accueil (Liban, Turquie), mais aussi de transit (Lybie) est connue de longue date. 2. Les mouvements de fuite ne sont pas nouveaux. Cependant, cette aggravation de la situation, mais aussi le peu de perceptives de résolutions rapides des conflits, ainsi que le risque de voir les passages frontaliers plus infranchissables encore poussent à des mises en route davantage massives, et surtout visibles, puisque concentrées autour de quelques zones dentrée en Europe. 3. Même si aujourdhui, un peu plus de réfugiés arrivent en Europe, il importe de rappeler que la Turquie et le Liban, notamment, accueillent sur leur territoire plus d1,5 millions de réfugiés, alors que selon lOIM, environ 350.000 personnes ont atteint le territoire de lUE cette année. Chiffres donc relativement dérisoires, à mettre en perspective également avec les 500 millions de personnes qui composent la population européenne. 4. Par ailleurs, par le passé, divers pays européens, dont la Belgique ont accueilli sans que cela soit qualifié de « crise » certaines vagues dites massives de réfugiés (les Espagnols dans les années 40, les Cambodgiens dans les années 70, les personnes dex-Yougoslavie dans les années 90…). 5. Enfin, ces arrivées, notamment par voies maritimes, sont également le résultat des choix et des non-choix politiques européens de ces dernières décennies en matière de migration et dasile. La réduction drastique des possibilités légalisées et sécurisées d’arrivées en Europe et la surveillance accrue des frontières en parallèle de l’accroissement des violences dans ces pays, et plus largement, de la dégradation majeure et massive des conditions de vie dans très nombreuses régions du monde, ne peut mener qu’à des trajectoires de fuite et de migration toujours plus meurtrières. Il nous apparait dès lors que nous sommes davantage dans une crise de politiques réfléchies et concertées en matière dasile et dimmigration, ainsi que dans une crise de laccueil, plutôt que dans une crise des migrants ou encore des réfugiés.

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Crise de l’humanitaire ou crise de l’humanité ?

Pour une toute autre politique de migrations et d’asile

Remise en contexte

Ces dernières semaines, voire ces derniers mois, l’espace médiatique est saturé de mots et

d’images, telles celles des naufrages et des corps qui s’échouent ; mais aussi celles des murs

qui davantage encore se dressent, des violences qui se perpétuent tant en dehors et autour de

nos frontières, que sur le sol européen ; de discours d’étonnement, de crise, de peur.

La situation actuelle n’avait pourtant rien d’imprévisible :

1. La dégradation de la situation en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou encore en Somalie et en

Erythrée, ainsi que des conditions de vie dans les pays de premier accueil (Liban,

Turquie…), mais aussi de transit (Lybie…) est connue de longue date.

2. Les mouvements de fuite ne sont pas nouveaux. Cependant, cette aggravation de la

situation, mais aussi le peu de perceptives de résolutions rapides des conflits, ainsi que le

risque de voir les passages frontaliers plus infranchissables encore poussent à des mises en

route davantage massives, et surtout visibles, puisque concentrées autour de quelques zones

d’entrée en Europe.

3. Même si aujourd’hui, un peu plus de réfugiés arrivent en Europe, il importe de rappeler que

la Turquie et le Liban, notamment, accueillent sur leur territoire plus d’1,5 millions de

réfugiés, alors que selon l’OIM, environ 350.000 personnes ont atteint le territoire de l’UE

cette année. Chiffres donc relativement dérisoires, à mettre en perspective également avec

les 500 millions de personnes qui composent la population européenne.

4. Par ailleurs, par le passé, divers pays européens, dont la Belgique ont accueilli sans que cela

soit qualifié de « crise » certaines vagues dites massives de réfugiés (les Espagnols dans les

années 40, les Cambodgiens dans les années 70, les personnes d’ex-Yougoslavie dans les

années 90…).

5. Enfin, ces arrivées, notamment par voies maritimes, sont également le résultat des choix et

des non-choix politiques européens de ces dernières décennies en matière de migration et

d’asile. La réduction drastique des possibilités légalisées et sécurisées d’arrivées en Europe

et la surveillance accrue des frontières en parallèle de l’accroissement des violences dans

ces pays, et plus largement, de la dégradation majeure et massive des conditions de vie dans

très nombreuses régions du monde, ne peut mener qu’à des trajectoires de fuite et de

migration toujours plus meurtrières.

Il nous apparait dès lors que nous sommes davantage dans une crise de politiques réfléchies

et concertées en matière d’asile et d’immigration, ainsi que dans une crise de l’accueil, plutôt

que dans une crise des migrants ou encore des réfugiés.

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Les solutions et les fausses solutions

Le discours de crise, alarmiste, évince bien souvent la complexité des situations ; mais aussi les

solutions envisageables. Même s’ils ne sont pas parfaits, divers instruments et outils sont

disponibles.

1. A court terme, la directive européenne de protection temporaire permettrait notamment de

trouver des solutions d’accueil rapides et justes au niveau de l’espace européen, de même

que des procédures de reconnaissance accélérées voire collectives. Car en effet, la majorité

des personnes qui sont arrivées ces derniers mois rentrent dans les conditions de la

Convention de Genève et doivent donc bénéficier d’un statut de protection internationale et

des droits afférents.

2. Ceci dit, ne nous laissons pas piéger par les catégories. La légitimité des diverses formes de

mobilité, qu’elles soient dites choisies ou forcées, aux fondements de l’humanité et

reconnues par ailleurs dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, doit

également être réaffirmée. Si ce rappel des obligations des Etats en matière d’asile et de

Droits de l’Homme est aujourd’hui nécessaire ; à plus long terme, c’est une politique de

migration et d’asile globale qui doit être repensée. Les situations de guerres, les catastrophes

dues aux réchauffements climatiques, l’accaparement des terres et les spéculations sur les

denrées de première nécessité…, plus largement, l’augmentation des inégalités, mais aussi

les désirs de mobilité rendent cette question nécessaire et complexe, dans un monde par

ailleurs globalisé.

3. Fermer et s’enfermer (avec le support de l’agence Frontex), notamment via la militarisation

des frontières et leur externalisation, n’est pas une politique en tant que telle. Cela provoque

d’un côté des logiques mortifères et parfois criminelles, et, de l’autre de la peur et un

renoncement aux valeurs qui sont pourtant au cœur du projet européen et de nos démocraties

(droits de l’homme, paix, liberté de circulation…). En outre, ces choix de fermeture sont

sur le plan humain, mais aussi financier, extrêmement couteux, sans commune mesure avec

le coût de l’accueil.

Déconstruire le rejet, construire la dignité pour tous

La criminalisation de la migration dans les discours et les choix politiques de ces dernières

décennies ont forcément aujourd’hui des effets sur la manière dont ces personnes sont perçues.

Par ailleurs, les politiques néolibérales et d’austérité en cours ne peuvent avoir pour résultat que

d’accentuer les sentiments d’insécurité, les vécus de précarité et, dès lors, la peur de perdre.

Nous n’avons pourtant rien à craindre de ces personnes qui arrivent dans nos pays. Sur le plan

économique notamment, de très nombreuses études, OCDE y compris, énoncent que

l’immigration est davantage une chance qu’un coût au regard des besoins démographiques et

économiques de l’Europe (vieillissement des populations, besoin de main-d’œuvre, limitation

des délocalisations des industries…). En ce qui concerne plus spécifiquement les réfugiés, s’ils

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doivent avant tout voir leurs droits reconnus, ils sont aussi porteurs de compétences et une

opportunité pour nos économies. De plus, si les immigrés et les réfugiés contribuent au

dynamisme de nos économies et, plus largement, de nos sociétés ; ils contribuent également

bien plus à l’amélioration des conditions de vie dans leur pays d’origine que ne le font nos

politiques de coopération.

N’est-il pas temps d’être dans une logique proactive vis-à-vis des migrations et de les penser

en termes de co-opportunité ? D’affirmer également nos choix de citoyens engagés en vue d’un

monde davantage juste, notre refus de fermer les yeux et de nous enfermer ? Le combat à mener

n’est pas à l’encontre de ces quelques milliers de personnes qui arrivent sur notre territoire,

mais plutôt, dans une perspective conjointe et globale : un combat pour le droit à la sécurité

et à des conditions de vie dignes POUR TOUS, plutôt que les uns contre les autres. Un combat

pour le respect de nos droits acquis et de nos libertés. Un combat pour le respect également

des valeurs qui nous sont chères.

Une toute autre politique de migration et d’asile passe par le choix d’une toute autre société.

Jacinthe Mazzocchetti pour Tout Autre Chose

Jacinthe est anthropologue à l’UCL,

spécialiste entre autre des questions migratoires.