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numéro 1 / janvier 2008 . . . la puissance spectaculaire de ces fétiches, dont la simple présence iconographique et la magie de la performance technologique paraissent rendre possibles toutes sortes d’autres miracles . . . parfaitement et soyez persuadé que l’esthétique de Paris n’en souffrirait pas . . . Pourtant, en dépit de son nom idiot, la Bigness est un domaine théorique pour cette fin de siècle . . . si la danseuse a trébuché en relevant son tutu, c’est que l’architecture, aussi spectaculaire soit-elle, reste le produit d’un faisceau de déterminants en regards desquels le génie d’un artiste, aussi grand soit-il, pèse bien peu . . . criticat . . . dans la ville du Ha . . . même en tant que pur instrument esthétique, je ne pense pas que les ratios mathématiques puissent être perçus en architecture avec la même immédiateté qu’en musique . . . l’estampe est intimement liée à tout ce que l’on appelle la modernité. Étrangement inaperçue, oubliée. Je me suis souvent demandé pourquoi . . . Et alors que la « disparition » de l’architecture du musée devait amener l’attention sur l’art exposé, elle a — dans ce cas — eu l’effet inverse . . .

criticat numéro 01

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Revue semestrielle (printemps / automne) Pourquoi une revue critique d’architecture ?Parce qu’il doit exister un espace de réflexion sur l’architecture indépendant des institutions, et ouvert à l’ensemble des acteurs de la vie intellectuelle et artistique.Parce que, placée au cœur des enjeux politiques, sociaux, économiques, esthétiques…, l’architecture bénéficie d’une position privilégiée, et insuffisamment exploitée, pour observer les transformations de l’environnement et de la société.Parce que décrire et interroger l’architecture et ses enjeux c’est renouer avec une critique engagée du monde tel qu’il se construit.Pour assurer notre indépendance, nous avons fondé une association et fait le pari de ne compter que sur les lecteurs. Criticat est vendue par correspondance et en ligne sur notre site internet www.criticat.fr.

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numéro 1 / janvier 2008

. . . la puissance spectaculaire de ces fétiches, dont

la simple présence iconographique et la magie

de la performance technologique paraissent rendre

possibles toutes sortes d’autres miracles . . .

parfaitement et soyez persuadé que l’esthétique de

Paris n’en souffrirait pas . . . Pourtant, en dépit de son

nom idiot, la Bigness est un domaine théorique pour

cette fin de siècle . . . si la danseuse a trébuché en

relevant son tutu, c’est que l’architecture, aussi

spectaculaire soit-elle, reste le produit d’un faisceau de

déterminants en regards desquels le génie d’un artiste,

aussi grand soit-il, pèse bien peu . . . criticat . . .

dans la ville du Ha . . . même en tant que pur instrument

esthétique, je ne pense pas que les ratios

mathématiques puissent être perçus en architecture

avec la même immédiateté qu’en musique . . .

l’estampe est intimement liée à tout ce que l’on

appelle la modernité. Étrangement inaperçue, oubliée.

Je me suis souvent demandé pourquoi . . . Et alors

que la « disparition » de l’architecture du musée devait

amener l’attention sur l’art exposé, elle a — dans ce

cas — eu l’effet inverse . . .

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enquête

carte blanche

rencontre

lecture

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Des tours à Paris

Françoise Fromonot : Tours de passe-passe

Lues dans la presse

Paris et le problème de la hauteur, 1867–2007

Les auteurs sur la hauteur : Robert Auzelle, J.G. Ballard, Roland Barthes, Ada Louise Huxtable, Rem Koolhaas, Le Corbusier, François Mitterrand

Rem Koolhaas : Bigness, ou le problème de la grande taille (1994), traduit de l’anglais

Valéry Didelon : Les tribulations du 51 rue de Bercy, première œuvre de Frank O. Gehry à Paris

Jean Rolin : Commémoratif et portuaire Alan Colquhoun : Entretien avec Pierre Chabard

Bernard Marrey : L’autre passion de Frank Lloyd Wright

Joseph Cho et Stefanie Lew : Lettre de New York

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La première bombe a éclaté pendant l’été 2002. « Une mini-Défense prévue sur la ZAC Paris-Rive-Gauche » titre Le Parisien sur une pleine page1. L’article vise la proposition lauréate d’Yves Lion pour l’aménagement de l’ultime tronçon de cette opération qui, de la gare d’Austerlitz au boulevard périphérique via la Bibliothèque de France, a métamorphosé en « morceau de ville » le dernier grand secteur industriel en bord de Seine du Paris intra-muros. Une perspective plongeante prise depuis la banlieue montre une dizaine de tours de 20 à 25 étages, carrées ou rondes, plantées au bout de l’avenue de France sur un socle habillé de verdure qui recouvre les voies ferrées entre le boulevard de ceinture et le périphérique. Les activités programmées, apprend-on, totaliseraient quelque 400 000 mètres carrés. L’article donne la parole aux principaux protagonistes de l’affaire, chacun dans un rôle qu’ils ne quitteront plus. Les services d’urbanisme de la Ville se montrent convaincus (« il faut proposer un nouveau paysage et de nouveaux usages de ce lieu qui doit constituer un des liens avec Ivry »). Les associations de riverains fulminent (« le Conseil de Paris a décidé en juin de réduire la circulation automobile dans le quartier Seine-Rive-Gauche […] et voilà que l’on nous propose de construire les tours que nous avons déjà avenue d’Italie »). L’architecte affiche une bonhomie commerçante (« nous proposons un ensemble de gratte-ciel modérés, dispersés dans un grand parc »), tandis que son client, la Semapa, feint de relativiser la portée de

Françoise Fromonot est architecte, critique,

enseignante à l’Ensa de Paris-La Villette. Son

dernier ouvrage paru (La Campagne des Halles — Les

nouveaux malheurs de Paris, 2005) relate les péripéties

politico-urbanistiques de la récente consultation

pour la rénovation du centre de la capitale.

Depuis cinq ans, la municipalité parisienne relance périodiquement l’idée de construire de nouvelles tours. Potion magique ? Vieille recette ? Ou signe spectaculaire d’un manque de réflexion sur l’avenir de la capitale et de son agglomération ?

Françoise FromonotTours de passe-passe

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son choix pour désamorcer la controverse : « ce n’est pour le moment qu’un concept ».

Une révision sans projetEn mettant en avant cette proposition qui outrepasse manifestement les règles de constructibilité prescrites par le plan d’occupation des sols dans ce secteur, la Ville, la SEM et l’architecte veulent lancer par l’exemple un débat qui pèserait sur les futures dispositions du plan local d’urbanisme. À Paris, le PLU doit remplacer le POS, document qui fixe depuis 1977 les termes du retour, amorcé sous Giscard d’Estaing, à un urbanisme basé sur le modèle de la ville régulière, aux constructions alignées sur les voies et plafonnées en hauteur : de 25 mètres, dans le centre et l’ouest, jusqu’à 37 mètres, maximum absolu sur certains quartiers du croissant allant du nord au sud-est. La survivance dans le POS d’une zone dite UO (urbanisme opérationnel) qui recouvre des secteurs dont l’aménagement a été engagé dans les années 1960–19702, inscrit de fait le sort de leur hauteur construite à l’ordre du jour des consultations pour le PLU. Mais la majorité plurielle rassemblée par le nouveau maire manque d’un projet politique urbain capable de structurer cette révision, car les désaccords entre ses différentes composantes sont légion sur ces sujets. Les dissensions entre les Verts d’un côté, et les socia-listes et communistes de l’autre, palpables avant l’élection, vont être portées à incandescence pendant le déroulement de la procédure. Elles concernent en particulier l’évolution de la densité humaine et construite, ce qui explique l’adoption tardive d’une résolution sur cette question. Encadrée par des délais trop courts pour que puisse se construire un vrai projet (processus que favorise pourtant ce nouvel outil réglementaire offert aux municipalités par la loi SRU), privée de la possibilité de faire émerger un discours de substitution au type de « projet urbain » mis au point et appliqué dans tout Paris par l’Apur depuis trente ans, la confection du PLU va surtout revêtir un caractère technique. Cette absence de pensée neuve, due à ces divergences de fond, explique que l’idée de construire des tours ait resurgi au gré des circonstances durant toute la mandature et qu’elle ait absorbé à elle seule ce manque de projet pour Paris.

S’avancer pour reculerEn octobre 2003, alors que les propositions pour Masséna ont été prudem-ment remisées, le Pavillon de l’Arsenal, bras armé de la communication de la Ville en matière de politique architecturale et urbaine, va relancer le sujet. Une discussion publique sur la « question des hauteurs » réunit, sur un plateau voulu glamour, Jean Nouvel, Dominique Perrault, Christian de

1. Éric Le Mitouard, « Une mini-Défense prévue sur la ZAC Paris-Rive-Gauche », Le Parisien, 5 août 2002.

2. Par exemple le secteur Italie XIIIe, qui inclut l’ensemble sur dalle des Olympiades, le secteur Beaugrenelle, avec le Front de Seine, etc.

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Portzamparc et plusieurs maîtres d’ouvrage, dont Léon Bressler, président du groupe immobilier Unibail. Le consensus pro-tours, qui sans surprise s’exprime du côté scène, se heurte à la rancœur des représentants associatifs présents dans la salle, contrés en retour par des propos favorables aux immeubles modernes de grande hauteur de certains habitants. La dispute tourne à la caricature et les positions se fi gent. Marc Ambroise-Rendu, secrétaire de l’association Île-de-France Environnement, déclare dans les colonnes de L’Humanité : « Il s’agit d’un ballon d’essai testé par la Ville. À cette provocation, je réponds : vous aurez la guerre. »

Quelques jours après, sur les ondes d’Europe I, Bertrand Delanoë demande qu’on puisse reconsidérer le « tabou de la hauteur », jugeant que « ce n’est pas [elle] qui pose problème, mais l’esthétique et comment on y vit3 ». Le Conseil de Paris émet bientôt un vœu dans le même sens. Le confl it va diviser tout l’exécutif municipal, opposant aux socialistes les formations politiques aux positions idéologiques plus affi rmées sur la question. Pour les Verts, farouches opposants de la première heure à ces constructions anti-écologiques, « c’est un casus belli » ; pour les communistes, la libération

3. Le 23 octobre 2003.

Projet lauréat d’Yves Lion pour Masséna, Le Parisien, 2 août 2002.

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des hauteurs dans certains secteurs est nécessaire pour développer les logements et l’emploi et endiguer la gentrification de la capitale. Dès mars 2004, alors que la fin de la concertation officielle sur l’avant-projet de règlement du PLU est prévue fin juin, le principe du réexamen de la limite des hauteurs est abandonné afin de désamorcer ces tensions politiques.

DéconvenuesSi la polémique fait long feu, ses effets incitent le maire à la prudence, ce dont pâtit la consultation urbaine la plus sensible du moment : le réamé-nagement du quartier des Halles, à l’étude depuis 2002, dont le résultat est rendu public à la fin 2004 au terme de mois d’empoignades médiatiques et de tergiversations politiques. Le non-respect du plafond des constructions au centre (25 mètres) par l’auvent habité de Jean Nouvel (28 mètres) et les « derricks » de Rem Koolhaas (jusqu’à 37 mètres) a été l’un des chevaux de bataille des associations de riverains les plus bruyantes. Il contribue à la victoire du projet Mangin et de sa toiture basse : 9 mètres, soit à hauteur d’arbres, explique cet architecte. Le maire, crédité d’ambitions présiden-tielles par beaucoup d’observateurs, compte sur le succès de la candidature de Paris à l’organisation des Jeux olympiques de 2012 pour donner quelque lustre à sa politique urbaine, largement critiquée dans la presse et par les Parisiens pour son manque d’initiative prospective et sa vulnérabilité aux diktats des « Khmers Verts ».

Mais en juillet 2005, Paris perd la compétition des Jeux au profit de Londres. Les mêmes voix s’élèvent pour accuser la timidité du projet parisien en regard de celui de la capitale britannique, présentée a contrario comme un paradis de dérégulation créative dans tous les domaines. Le film réalisé par Londres pour promouvoir sa candidature montre la fameuse tour Swiss Re de Norman Foster (The Gherkin, le cornichon) à l’égal de Big Ben, et insiste sur l’audace plastique et écologique de son parc olympique dont les bâtiments sont promis à une écurie d’architectes internationaux très médiatisés. Même les autres grandes villes françaises se mêlent alors de faire passer Paris pour un bourg de province. Marseille vient de confier à Zaha Hadid le « plus grand immeuble de la cité phocéenne », le nouveau siège de la compagnie de transports maritimes CMA CGM (147 mètres) dans le secteur Euroméditerranée. Quelques mois plus tôt, Lyon a annoncé la construction par Arte-Charpentier de la tour Oxygène (117 mètres) dans le quartier de la Part-Dieu. Et Le Havre s’enorgueillit de la tour de 120 mètres (elle « créera sa propre énergie grâce à des micro-éoliennes ») que Jean Nouvel va ériger sur son port dans le cadre du réaménagement des docks, un motif tout trouvé de railler le snobisme de la vieille capitale : « Alors que les Parisiens ont refusé

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les projets d’immeubles de grande hauteur prévus par Bertrand Delanoë au-delà des 37 mètres réglementaires, les Havrais n’ont pas ces préventions.4 »

Simuler pour séduireEn juin 2006, le vote du PLU entérine la décision politique prise plus de deux ans plus tôt et avalisée en février : les plafonds du POS sont maintenus (de 25 à 37 mètres) et le COS fixé à 3. Mais l’idée de briser en des endroits choisis la règle fraîchement officialisée n’est pas pour autant abandonnée, au contraire. Lors du vote, le Conseil de Paris a émis un vœu demandant la création d’un groupe de travail, constitué de représentants de toutes les formations politiques, afin d’« examiner à partir de projets concrets la pertinence et les modalités d’analyse de la question des hauteurs en termes de vocation et de formes urbaines, de condition de vie et de travail, ainsi que de qualité architecturale et de consommation énergétique5 ». Dès l’automne, les services d’urbanisme s’attellent à la mise en place de cette instance de réflexion — absente pendant l’élaboration du PLU — dont les groupes UMP et Verts se retirent dès que débutent ses auditions. Ses conclusions vont néanmoins servir de base à un atelier d’urbanisme, dans lequel des équipes de maîtrise d’œuvre réfléchiront à l’amélioration dans le sens de la hauteur de trois sites tests aux portes nord et est de la capitale : le secteur Masséna de la ZAC Seine Rive Gauche (XIIIe), Bercy-Poniatowski (XIIe) et la porte de la Chapelle, dans le secteur d’aménagement Paris-Nord-Est (XVIIIe). Taillée sur mesure par la Ville en accord avec leurs architectes coordonnateurs, la liste des équipes (quatre par site6) panache les noms de grosses agences françaises actives « à l’export », de praticiens moins titrés, voire très jeunes, bien en cour à la Ville, et deux tandems étrangers assez connus, auteurs à Berlin et en Espagne de séduisants gratte-ciel souvent publiés et censés à ce titre relever le workshop d’une touche de classe extra hexagonale. Il s’agit de leur faire étudier des propositions d’aménagement incluant des tours, afin de produire (sous le contrôle étroit de la Ville, qui oriente et même rectifie leurs dessins) les images destinées aux médias qui accréditeront auprès du public la justesse des entorses annoncées au plafond des 37 mètres. L’atelier rend ses esquisses en juillet. Mais la Ville, sceptique sur les résultats et hésitante sur le calendrier, finit par reporter sine die le lancement de son plan de communication.

Retour vers le futurÀ la rentrée, la prolifération planétaire de tours toujours plus hautes, plus esthétiques et pourquoi pas écologiques, semble en passe de devenir un nouveau « marronnier » des magazines d’actualité. L’exaltante nouveauté

5. Vœu du Conseil de Paris, juin 2006.

6. Porte de la Chapelle (architecte coordonnateur, François Leclercq) : Abalos & Herreros, Brénac & Gonzalez, Lacaton & Vassal, Dominique Perrault/UapS ; porte de Bercy (placé sous la coodination de l’Apur) : Barthélémy-Grino, Dietmar Feichtinger, Nicolas Michelin, Claude Vasconi ; Masséna (architecte coor-donnateur, Yves Lion) : Anne Demians, Jacques Ferrier, Éric Lapierre, Sauerbruch & Hutton.

4. L’express, 27 juin 2005.

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de l’architecture verticale passionne jusqu’au journal gratuit du TGV, qui s’extasie sur sa modernité tout en regrettant que « la France reste à la traîne : les tours ont toujours eu mauvaise réputation dans l’Hexagone »7. Le soir de l’ouverture de la Cité de l’architecture et du patrimoine à Chaillot, la 5 diffuse en prime time un documentaire axé sur la célébration de leur performance technologique et formelle8. Nicolas Sarkozy profite de son discours d’inauguration de cette institution pour réclamer sur la question de la hauteur une « réflexion sereine et ouverte » en liaison avec celle du Grand Paris, félicitant ostensiblement Thom Mayne, présent dans l’assistance, pour sa future tour Phare à la Défense, le quartier aux 71 tours dont il a initié un an plus tôt, alors qu’il était président du conseil général des Hauts-de Seine et donc de l’Epad, un ambitieux plan de relance qui a porté la hauteur maximale des constructions à 300 mètres.

De son côté, la Ville hésite toujours à publier les images produites avant l’été par son « groupe de travail des hauteurs », pesant le pour et le contre au regard de sa stratégie de campagne pour les élections municipales, repoussant de semaine en semaine leur révélation tout en ne cessant de la déclarer imminente. Après quelques fuites, grâce auxquelles Le Figaro puis Le Monde éventent le scoop, des images très choisies sont officiellement divulguées fin novembre lors d’une conférence de presse, couplée avec une abondante couverture de l’événement dans le supplément parisien du Nouvel Observateur. L’opération déclenche une nouvelle salve d’articles et de réactions. Cinq ans après la polémique déclenchée par le premier projet pour Seine Rive Gauche, rien n’a changé : ni la volonté du maire (« la pertinence saute aux yeux pour Bercy et Masséna9 »), ni le rejet viscéral des Verts et des militants associatifs (« le principal pour nous, c’est que ces affreux projets ne voient pas le jour ; le conseil de quartier a rejeté massivement l’idée de construction de tours »), ni les dénégations apaisantes des services et des élus concernés : « des projets, juste des projets » (le maire du XIIe) ; « ces réflexions ne nous engagent pas » (l’adjoint à l’urbanisme)10, « des esquisses strictement virtuelles » (le maire dans son communiqué). Seule nouveauté peut-être, les élus parisiens de l’UMP ont fini par tremper leur conservatisme naturel dans le sarkozysme ambiant. Françoise de Panafieu, qui quelques mois plus tôt fustigeait les intentions architecturales de son rival socialiste, s’estime « prête à regarder » d’éventuelles propositions de « très beaux gratte-ciel » pour les portes de son XVIIe arrondissement.

PanacéePolarisé autour de positions tranchées, le débat continue de diviser Paris en deux camps. Pour les avocats de la construction de ces nouvelles tours,

Projet de Brénac & Gonzalez pour la porte de la Chapelle, Le Monde, 30 octobre 2007.

Projet de Barthélémy & Grino pour la porte de Bercy, Le Figaro, 22 novembre 2007.

7. Nadia Hamam, « Archi-tecture verticale, la folie des grandeurs », TGV Magazine n° 97, septembre 2007, pp. 34–40.

8. Tours d’aujourd’hui et de demain, documentaire écrit par Catherine Terzieff et réalisé par Bertrand Stéphant-Andrews, 2007.

9. Cité par Marie-Douce Albert, « Paris envisage la construction de nouvelles tours », Le Figaro, 22 novem-bre 2007.

10. Propos de Sylvain Garel, élu Vert du XVIIIe

arrondissement, du maire (PS) du XIIe arrondissement et de l’adjoint à l’urbanisme (PS) Jean-Pierre Caffet, cités par Marie-Anne Kleiber et Bertrand Greco, « Les tours refont polémique », Le JDD, 4 novembre 2007.

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quelques unités judicieusement implantées aux franges de Paris intra-muros (car tous s’accordent à épargner le centre) favoriseraient le dévelop-pement de ces zones, pénalisées par la présence d’infrastructures lourdes, et permettraient de densifier les équipements publics et surtout les logements dont la capitale manque : la municipalité, qui s’est engagée à en réaliser 3 500 par an pendant dix ans, est confrontée à quelque 120 000 demandes. En amplifiant l’offre de logements, elles contribueraient à enrayer l’exode des familles, surtout les plus modestes, que la cherté de l’immobilier incite à délaisser le centre pour les banlieues et leurs jardins.

Des tours satisferaient ainsi par ricochet un impératif du « développe-ment durable » en Île-de-France, puisque ce phénomène nourrit l’étalement de l’agglomération et y aggrave les problèmes de transport. En multipliant les mètres carrés utiles à partir d’une assiette réduite sur un foncier devenu rare, des tours dégageraient des surfaces pour des espaces verts, un argument qui rencontre un écho certain auprès de Parisiens. Elles attireraient des activités tertiaires rentables, susceptibles de créer les emplois nécessaires à une ville qui en a perdu près de 100 000 en dix ans et de financer la réalisation des autres programmes sans faire monter la pression fiscale. En concentrant ponctuellement les nouveaux mètres carrés nécessaires (plutôt qu’en les étirant en barrières sur les rives du Périphérique), en finançant une couverture de ce boulevard à ces endroits, ces tours matérialiseraient les termes toujours délicats d’une nouvelle donne entre Paris et ses communes limitrophes.

Enfin, ces gestes architecturaux symboliques attesteraient du dynamisme de la capitale française en la mettant au diapason des villes engagées dans la course à la hauteur, tout en encourageant l’architecture nationale à faire briller sa créativité et à « renouer avec l’innovation ». « Au nom de quel principe Paris devrait-elle échapper au mouvement qui, dans d’autres métropoles internationales, et même chez certains de nos voisins franciliens, se traduit par des interventions architecturales remarquables ? » demande Bertrand Delanoë11.

RepoussoirFace à eux, les opposants aux tours s’avèrent majoritaires chez les Parisiens à 63 % (sauf chez les 18–35 ans)12, une proportion qui reflète la persistance du traumatisme laissé dans la capitale par la modernisation urbaine brutale des Trente Glorieuses. Ils se réclament de diverses sensibilités, qui parfois se recoupent en un curieux assortiment de réaction néovillageoise, de morale écologique, d’élitisme historiciste et de critique sociale. Sur le terrain, la plupart des associations de riverains rejettent le gigantisme de ces

11. Communiqué de presse, 21 novembre 2007.

12. D’après les 120 000 réponses au questionnaire de la concertation préalable à l’élaboration du PLU.

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implants, contradictoire à leurs yeux avec l’échelle d’une vie de quartier. Les élus Verts, et plus largement la mouvance environnementaliste à laquelle adhèrent ou se rattachent bon nombre de ces associations, pourfendent ces « projets pharaoniques ». Ils craignent un accroissement de la densité de leurs quartiers, cause selon eux de promiscuité et vecteur d’entropie, et leur envahissement en proportion par l’automobile, phénomène que la politique des Verts s’emploie depuis cinq ans à juguler par tous les moyens à l’échelle de la capitale. Les gratte-ciel génèrent, selon leurs détracteurs, des exclusions en tout genre. Les coûts de construction, de fonctionnement et d’entretien prohibitifs de ces bâtiments « énergivores »13 font grimper les prix à l’achat et les charges au quotidien, réservant ce mode d’habitat aux plus aisés. La concentration de tant d’appartements dans un même bâtiment ne peut que multiplier les conflits de cohabitation, comme la gestion de la copropriété des dalles sur lesquelles reposent de manière presque systématique les tours en France. Ce dispositif reste associé dans l’imaginaire de beaucoup de Parisiens à l’univers étranger des banlieues, contraire à l’urbanité de la ville-centre qui résume toujours pour eux l’idée de la capitale tout entière. L’anonymat, l’indéfinition, l’inconfort de ces espaces publics hors sol, balayés par les courants d’air dus au célèbre effet Venturi, font des tours de véritables « destructeurs de vie sociale14 ». Last but not least, les conditions de vie et de travail imposées par la hauteur seraient étrangères à la culture française, voire incompatibles avec ce que d’aucuns nomment les « fondements anthropologiques de l’habiter ».

Chassé-croiséEn parallèle, les gardiens de l’identité historique de Paris repoussent toute nouvelle atteinte au caractère de son tissu, mis à mal par l’urbanisme opérationnel des années soixante, alors qu’il avait échappé aux destructions pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette sensibilité croise en fait deux traditionalismes : l’un inné, qui voudrait prolonger un statu quo, l’autre acquis, qui chercherait plutôt à préserver une conquête. Les tenants du premier sont des conservateurs classiques pour lesquels « habiter dans l’ancien » est un automatisme culturel, un devoir patrimonial ou un signe extérieur de richesse. Mais leurs sympathies politiques les portent en général à endosser les schémas néolibéraux : comme leurs pères avaient accueilli dans Paris, au nom de la modernisation précédente, les emblèmes architecturaux de la prospérité nationale, ils seraient prêts, au nom du nouvel esprit du temps, à en laisser pousser quelques autres, qu’ils pourront admirer depuis les quartiers où ils continueront de vivre. Les seconds, à l’inverse, se recrutent parmi les fidèles du « retour à la ville », dont la

13. L’expression est d’un élu Vert. La consommation énergétique d’une tour de bureaux peut dépasser 300 kW/h par m2 de Shon et par an (tours première génération). Les études pour la tour Phare de la Défense, par exemple, visent à la réduire à 140. L’objectif fixé pour les bâtiments à l’horizon 2020 par le Plan Climat de la Ville est de 50.

14. Marc Ambroise-Rendu, cité par Le Monde, 8 novem-bre 2003.

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montée dans l’opinion dans l’après-68 a provoqué la remise en cause, puis l’abandon d’un urbanisme moderne de plus en plus décrié. Cette évolution s’est incarnée sur le plan réglementaire dans le POS de 1977 puis, sur le terrain, dans la pratique du « projet urbain », aujourd’hui dominante. Beaucoup d’anciens militants de cette cause s’avouent déconcertés qu’une municipalité de gauche, pour faire allégeance à la mondialisation et à ses normes, ressorte les mêmes recettes que le gaullo-pompidolisme dont ils ont combattu le mépris en actes de la ville ancienne et les menées destructrices du Paris populaire. Mais là encore, parmi les architectes urbanistes installés par ce mouvement, beaucoup s’interrogent sur les moyens de composer avec les nécessités de l’époque dans les opérations dont ils sont chargés, proposant déjà de moduler leur position « en fonction des contextes ».

Restent les plus radicaux des tenants du passé, les avocats de « Paris = Venise », selon la formule de leurs adversaires. Pour eux, le caractère unique du Paris canonique, sédimenté au fil des siècles, tient autant à l’homogénéité de son tapis de pierre d’où émergent les clochers et les monuments qu’à l’harmonie du dialogue de ces échelles entre elles, aussi critique à maintenir que le patrimoine construit. Paris reste un témoignage fragile et en un sens achevé d’une histoire indépassable, une œuvre d’art reçue en héritage qu’il nous revient de léguer aux générations futures dans son intégrité.

Densité ?Prendre parti serait plus facile si quelques faits ne venaient contredire certaines idées reçues. La densité ? Étrangement, les deux camps partent

Projets de Jacques Ferrier et de Dominique Perrault pour Masséna et porte de la Chapelle, Le Figaro, 22 novembre 2007.

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du postulat que la hauteur en est synonyme. Or si une tour est bien un objet architectural dense (elle engendre un volume potentiellement illimité par extrusion verticale de son empreinte au sol), le dispositif urbain qu’elle implique l’est beaucoup moins, surtout s’il faut « dégager à son pied des espaces verts », comme on ne cesse de l’entendre. Historiquement, l’augmentation de la hauteur des constructions à Paris a été un outil de desserrement urbain15. Dans les anciens secteurs d’aménagement de la zone UO du POS, le rapport entre le nombre des mètres carrés construits et la surface des terrains oscille entre 3 et 3,5. Malgré toutes ses tours, le coeffi-cient d’occupation des sols du Front de Seine approche à peine celui d’un quartier haussmannien ordinaire. Seule une forêt de gratte-ciel comme celle de Hongkong (cos = 6,5) dépasse nettement la densité du quartier de l’Opéra (cos = 5), mais au prix d’une proximité entre les tours jugée inacceptable sous nos latitudes. Selon une enquête commanditée par l’Apur à l’occasion de l’élaboration du PLU, la densité est surtout affaire de perception : les personnes interrogées disaient en souffrir davantage dans le tissu compo-site du secteur Falguière (XVe) que dans le vieux quartier Rochechouart (IXe) dont le COS représente plus du double16.

En la matière, les craintes des détracteurs des tours comme les espoirs de leurs partisans s’avèrent largement infondés. En Europe, les caractéristiques de la ville dense sont en général inverses de celles de l’urbanisme inspiré du mouvement moderne : un tissu compact plutôt qu’une réunion d’objets solitaires, une hauteur homogène plutôt que des variations extrêmes qui s’annulent, des activités mélangées plutôt que séparées en entités fonction-nelles distinctes. Quelques projets remarquables ont récemment testé avec succès des modes d’urbanisation horizontale dense conjuguant la mixité des programmes avec l’économie des sols et des énergies. À Amsterdam, par exemple, l’ensemble de Borneo-Sporenburg, terminé voici quelques années sur de longues darses vacantes du port, atteint la densité d’un quartier de tours avec des maisons individuelles mitoyennes à patio, complétées sur chaque île par un sculptural immeuble de logements collectifs en anneau, de sept à onze étages.

Échec ?Autre certitude partagée par les deux camps, l’« échec généralisé des opérations de rénovation des années 1960 et 1970 à Paris17 », un avis si unanime que les journalistes le reprennent à leur compte comme un fait. Les opposants aux tours prédisent en cas de reprise la répétition des mêmes difficultés (mal-être social, délinquance…), prouvant qu’ils partagent avec les modernes qu’ils critiquent la même croyance déterministe en l’impact

17. Jean-Sébastien Stehli, L’Express, 26 janvier 2004.

15. Voir Rémi Rouyer, Les hauteurs à Paris — Synthèse réglementaire, typologique et environnementale, mairie de Paris, janvier 2007.

16. « Quelle forme urbaine pour la densité vécue ? », Apur, Note de 4 pages n° 10, juin 2003.

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des formes architecturales sur ce type de problèmes. En face, les partisans de la hauteur invoquent les erreurs précédentes pour mieux vanter par contraste les réussites futures : autre temps, autres mœurs ; les nouvelles tours auront tiré les leçons des anciennes. Pour accréditer cette rupture, ils recyclent pourtant tous les slogans de l’époque précédente : « conquérir de l’espace en hauteur pour en libérer au sol18 » (un leimotiv de l’urbanisme moderniste), subordonner la question posée par les tours à celle de leur « réussite architecturale » (ce que disait déjà Georges Pompidou19), ou encore « marquer par des tours les entrées de Paris », vieux serpent de mer né dans les années vingt.

Or l’évaluation négative de ces tours ne résiste pas toujours à l’examen : le discours qui les accable par idéologie ou par réflexe trahit souvent une certaine méconnaissance de leur réalité20. Trois décennies ont passé, et on leur découvre peu à peu des qualités. La jeune génération ne cultive pas à l’égard du legs moderne les mêmes préventions ataviques que les vieux Parisiens. Le secteur du XIIIe arrondissement qui inclut les Olympiades est devenu l’un des lieux les plus vivants de la capitale. L’économie qui s’y est développée a réussi à catalyser un paysage hybride, collage de bribes de faubourg et de grands immeubles ternes laissés par la rénovation du quartier, et à fabriquer une sorte de micro-métropole asiatique. Quant aux habitants de ces tours, ils ont pris goût à la vie en hauteur21. Leur taux de rotation, l’un des plus faibles du parc immobilier parisien, est d’autant plus lent que leurs appartements occupent un étage élevé. Ils disent en apprécier la lumière, les vues panoramiques lointaines, la sensation que donne cette domination géographique, mais aussi la sécurité due à un gardiennage permanent (obligatoire dans les IGH), même si le coût de ce service, ajouté à celui des ascenseurs et autres équipements indispensables aux tours, augmente jusqu’à le doubler le montant des charges22. Dans le cas des IGH d’activités tertiaires, les appréciations sont plus mitigées : la hauteur est une contrainte de plus imposée par le travail de bureau. Mais à écouter le concert de jugements négatifs sur la tour Montparnasse, il est évident que la certitude de son échec est surtout gagée sur le constat de sa laideur, une opinion plus qu’une critique, figée en théorème par l’impossibilité de sa démonstration.

Durabilité, mixité, visibilitéPour peu qu’on les confronte, les arguments avancés par les uns et les autres se complexifient jusqu’à se réfuter en chaîne. L’écologie ? Par définition, les immeubles de grande hauteur s’usent plus vite23 et dépensent davantage d’énergie que les autres dans leur construction et leur fonctionnement. Or

23. La durée de vie de la façade d’une tour de bureaux est estimée à moins de trente ans, celle de ses services techniques à dix ans.

18. Bertrand Delanoë, « À chacun de prendre claire-ment position », entretien avec Gurvan Le Guellec, Paris Obs, 22–28 novembre 2007.

19. Le Monde, 17 octobre 1972.

20. Voir Françoise Moiroux, « Maudites tours ! », d’a n° 158, octobre 2006, pp. 48–49.

21. Voir le rapport « Audi-tions des usagers et de cons-tructeurs d’immeubles de grande hauteur », groupe de travail des hauteurs, mairie de Paris, 7, 24 novembre et 18 décembre 2006.

22. Le surcoût d’exploitation dans les IGH de bureaux et des charges dans les IGH de logements se situe en moyenne entre 50 et 60 %.

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les ingénieurs et les architectes savent maintenant réduire cet inconvénient. Mais le coût énergétique des matériaux nécessaires pour y parvenir annule en retour cet avantage. Et la sophistication technologique de ces immeubles en fait grimper le prix, compromettant leur capacité à accueillir des logements abordables, sans parler d’habitat social, donc à prévenir le départ des familles vers les pavillonnaires de la périphérie et à assurer la mixité sociale des nouvelles opérations. La mixité d’activités ? Une tour regroupant différents programmes, comme il s’en construit depuis un siècle aux États-Unis (et maintenant partout en Asie : un même fût superposant couramment des logements, un hôtel, des équipements, un centre commercial…), est difficilement compatible avec la culture d’investissement en France, méfiante des copropriétés qui compliquent, donc ralentissent, les décisions de gestion. Une tour de bureaux, modèle le plus réaliste car le plus rentable, ne permet qu’une mixité collatérale : ses plateaux tertiaires financent indirectement la réalisation ailleurs des logements qu’elle ne peut abriter, une forme de ségrégation fonctionnelle qui rappelle davantage les années soixante qu’elle ne s’en distingue. On peut cependant envisager des logements dans de petites tours de moins de 50 mètres (17 étages), certes moins extraordinaires mais inférieures à la limite au-delà de laquelle les contraintes du classement IGH (dispositifs de sécurité, de distribution intérieure…) ramènent aux dilemmes précédents.

L’altération du Paris canonique ? La capitale intra-muros compte déjà 158 tours — certaines en plein centre —appartenant après tout à cette histoire urbaine au nom de laquelle on voudrait les récuser. D’autant qu’en reconduisant les plafonds du POS au prétexte d’en éviter de nouvelles, le PLU tend paradoxalement à figer en patrimoine celles qui existent déjà. En cas de démolition, la loi SRU oblige à reconstruire une quantité identique de mètres carrés ; or, en fixant des gabarits moindres et en protégeant les espaces verts existants, le nouveau règlement rend impossible cette restitution. Et dans un futur proche, la plupart des communes limitro-phes — Issy-les-Moulineaux, Levallois-Perret, Clichy, Charenton, et même… Neuilly — vont construire à leur guise des tours qui participeront de fait à Paris : le paysage de la capitale ne s’arrête pas net au périphérique. On le voit, de nouvelles tours ne seraient sans doute pas plus à même de répondre sur le fond aux problèmes que leurs partisans prétendent leur faire résoudre que de déclencher le chaos qui obsède tant leurs détracteurs.

Un autre ParisLa reproduction de ces antagonismes passés, loin de ressusciter leur radicalité, témoigne d’une incapacité à les rapprocher des questions qui se

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posent à la capitale : au premier chef, celle son urbanisation aux limites de sa périphérie, là où l’articulation avec ses voisins reste à inventer. À l’arrière des gares, aux abords du Périphérique, des domaines industriels et ferroviaires immenses se libèrent les uns après les autres, qui n’ont jamais connu de parcellaire urbain. Comment tirer parti de leur état plutôt que les morceler en les lotissant ? À quelles activités, à quels programmes leurs morphologies particulières incitent-elles à réfléchir ? Les réseaux de déplacement tyranniques qui entaillent le paysage aux rives de la ville-centre et loin dans la banlieue ont fini par constituer leur propre topographie et des milieux spécifiques. Comment négocier leurs coupures en s’appuyant sur ces propriétés ? Comment manipuler leurs effets plutôt que de chercher vaine-ment à les nier ? La valeur patrimoniale de ces emprises tient à l’amplitude exceptionnelle des fuseaux visuels qu’elles dégagent aux portes de Paris. Comment profiter d’elles sans annuler ces perspectives ? Et d’ailleurs, faut-il systématiquement les occuper ? Où, comment et sous quelle forme, dans ce cas, répartir les constructions ? L’incohérence apparente, la difficulté inédite, la force aussi de ce Paris-là réclament des approches, des solutions et même des représentations que les modèles urbains historiques éprou-vés — traditionnels et modernes — ne sont pas en mesure de proposer pour ces lieux.

Or ces grands sites frontaliers font l’objet depuis des années d’études d’aménagement menées selon les procédures bien rodées de l’urbanisme de ZAC. À quelques rares exceptions près, elles leur ont imposé l’exercice convenu du projet urbain à la française : un découpage en îlots standard par une rhétorique des tracés viaires qui annulent l’héritage propre aux grandes échelles territoriales ; l’occultation de leurs infrastructures par des dalles, qu’il faut ensuite densément construire pour compenser leur coût, ou recouvrir de gazon au nom de la « continuité de l’espace public »… Bref, la réduction de situations riches de possibilités à des schémas obligés, en une variante inavouée de la politique de la table rase contre laquelle s’est pourtant construite toute cette idéologie.

De l’îlot à la tourLes travaux de l’« atelier des hauteurs » organisé par la Ville portaient juste-ment sur ce genre de terrains, situés dans des opérations en cours de ce type, où les projets d’éventuelles tours avaient temporairement germé durant la polémique. Cette fois, la créativité des architectes était sollicitée pour produire en quelques semaines des esquisses d’aménagement capables de justifier par l’image les tours désirées, tout en apportant par le chiffre les preuves de leur efficacité quantitative. Quelques formules maudites étaient

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tout de même exclues : pas de tours sur dalles, pas de quartier de tours, pas de tours, d’ailleurs, mais « quelques éléments verticaux ». Les réponses mises en avant par la sélection de « visuels » diffusés aux médias montrent ces tours pour la plupart associées aux mêmes formes urbaines (l’îlot, l’espace vert…) qui font la substance ordinaire de tous les autres quartiers neufs. On découvre des tours dans un grand parc sur la Seine, des tours sur des socles d’activités, des tours au fond d’un double Palais-Royal (porte de la Chapelle) et même des tours en proue d’une batterie d’îlots néo-haussmanniens (porte de Bercy !) : de la composition opportuniste avec les types urbains liés à la modernité et à la tradition. À la tour de signifier le panache, à l’îlot d’assumer la densité tout en exprimant l’extension civilisatrice, jusque dans ces jungles urbaines, d’un certain éternel parisien : tous artifices calqués sur les goûts et les exigences de la maîtrise d’ouvrage française, dont les équipes berlinoise et madrilène se sont visiblement un peu moins souciées, sans plus de bonheur d’ailleurs.

Les pages consacrées par Paris Obs aux « onze projets de Delanoë » font un savoureux pendant au célèbre numéro de Paris-Match, paru voilà juste quatre décennies24 pour promouvoir le « Paris dans 20 ans » prévu par Delouvrier. Cette fois, les vues quelque peu terrifiantes de la capitale gaullienne ont fait place à des perspectives plus avenantes. De grands jouets colorés en forme d’obélisque, d’eskimo ou de pile d’assiettes, recouverts d’écailles, de résilles et autres filtres solaires (signes extérieurs de conformité aux normes de la haute qualité environnementale) se dressent au-dessus du tissu plus ou moins rassurant déroulé à leur pieds pour tempérer leur impact. Au final, rien de très neuf comparé aux projets urbains produits partout ailleurs par les mêmes architectes urbanistes, sauf la hauteur des architectures (plus grandes que d’habitude, puisqu’il s’agit de grands sites) destinée à satisfaire la demande officielle en « gestes exceptionnels ».

Représentation, communicationMais comment réfléchir sur le fond lorsqu’une aussi formidable nouvelle (des tours !) suffit à tenir lieu de nouveauté ? Les équipes embauchées par l’« atelier des hauteurs » devaient fournir à la Ville de quoi séduire l’opinion en créant des images de réponses à un semblant de question. Les rares tentatives pour déroger à cet impératif n’ont pas réussi aux téméraires. Les associés flamands de Dominique Perrault, UapS, ont tenté de mettre au point pour la porte de la Chapelle une organisation linéaire de gros blocs mitoyens denses, de gabarits très inégaux, capables de fabriquer une combi-natoire d’activités très diverses et de libérer une grande artère verte pour les desservir : une proposition conceptuelle difficile à « rendre » en perspective,

24. « Exclusif, Paris dans 20 ans », Paris-Match n°951, 1er juillet 1967, enquête de Marc Heimer.

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Paris Obs, 28 novembre 2007 :

Couverture.

Projet de Abalos & Herreros pour la porte de la Chapelle.

Projets de Nicolas Michelin et de Dietmar Feichtinger pour la porte de Bercy.

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écartée au prétexte que son diagramme la faisait ressembler à un quartier de tours. Au même endroit, Lacaton & Vassal ont exploré un système de variations typologiques à partir d’immeubles creux de la taille d’un grand pâté de maisons, régulièrement déployés en nappe. Ils ont renoncé à rendre cet embryon de recherche expérimentale, peu séduisante en images, et ont poursuivi en agence ce travail d’investigation qu’ils publieront bientôt en Espagne. « Absolument pas probant », ont jugé le maire et son adjoint à l’urbanisme.

La publication de l’imagerie approuvée par la Ville marque une étape de plus dans le processus entamé un peu par hasard voici plus de cinq ans. Le maire a abattu ses cartes architecturales, qui vaudront mandat sur le sujet en cas de réélection — surtout si son score lui permet de gouverner sans les Verts. Elle augure aussi d’une stratégie de conquête aux visées plus lointaines. « Quasi enterrés à la rentrée, les douze projets moins un ont opportunément rejailli après que le président Sarkozy se fut posé en chantre de la création architecturale. Bertrand Delanoë pense à Paris… mais pas qu’à cela. Il a une stature nationale à se construire » analyse Le Nouvel Observateur, sans doute assez bien renseigné25. Car le président de la République fait régulièrement état de ses vues sur la question du Grand Paris. Avec l’ambition de « retrouver l’esprit du préfet Haussmann dans le Paris de 186026 », il travaille à un façonnage électoral qui lui permettrait de reprendre en 2010 au PS la direction de la Région. Lui aussi veut son workshop, une pratique décidément en passe de supplanter les études patientes et moins médiatiques que suppose la conception des processus de transformation urbaine. « Je souhaite […] que huit à dix agences d’architectes puissent travailler sur un diagnostic prospectif, urbanistique et paysager, sur le Grand Paris à l’horizon de vingt, trente, voire quarante ans », annonçait-il en octobre dernier au parterre de starchitectes convoqués à son discours d’inauguration de la Cité de l’architecture. Et d’enfoncer le clou à propos des tours quelques semaines plus tard, à l’occasion du congrès des maires de France : « Il n’en faut pas si elles sont laides. Si elles sont belles, il en faut. Ce n’est pas une question idéologique.27 » De tous les côtés de l’échiquier politique, à tous les échelons de responsabilité et de prérogative territoriale, l’architecture ne serait guère plus pour le pouvoir qu’un instrument de communication parmi d’autres.

Cela tuera ceciLes architectes sont ainsi cantonnés à un rôle d’otages consentants, qu’on leur présente (et qu’ils acceptent) comme un privilège. Rien d’étonnant à ce qu’ils n’aient pas cherché à s’affranchir des orientations imposées par de

25. Paris-Obs, 21 novembre 2007, art. cit.

26. Nicolas Sarkozy, discours d’inauguration de la nouvelle aérogare de Roissy, 26 juin 2007.

27. Cité par Libération, 22 novembre 2007.

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possibles commanditaires à la polémique binaire sur « la hauteur » qui tient lieu de débat à l’urbanisme parisien. Conscients que trop d’interrogations risquaient d’embrouiller à leurs dépens quelques poncifs commodes, les stars les plus sollicitées ont même vendu aux deux camps l’argument imparable qu’on attend des artistes : leurs tours seront belles. La promesse suffira-t-elle à racheter le péché originel des tours modernes — leur laideur —, responsable de la chute de la profession dans l’estime de l’opi-nion ? En tout cas, elle a été reprise au vol par le maire, qui veut inscrire Paris par le look sur la carte des villes-mondes en compensant par quelques coups d’éclat le peu de perspectives autres que gestionnaires offertes par son PLU, et par les investisseurs, qui aimeraient pouvoir élever à Paris les mêmes totems qu’à Londres ou à Francfort afin de profiter des opportunités offertes par le marché local florissant de l’immobilier tertiaire. Des projets de ce type attendent leur heure dans les cartons, à l’exemple des deux tours de 150 mètres dessinées par Herzog & De Meuron pour agrandir à la verticale le parc des expositions de la porte de Versailles. Il y a malheureusement fort à parier que tous ne seront pas aussi beaux.

Finalement, les prétextes sous lesquels on la déguise masquent mal la seule raison indiscutable de vouloir construire des tours à Paris, évidem-ment la moins rationnelle de toutes, mais bien la plus réelle : la puissance spectaculaire de ces fétiches, dont la simple dimension, la présence iconographique et la magie de la performance technologique paraissent rendre possibles toutes sortes d’autres miracles. Fantasme d’entrepreneur, désir d’élu, rêve d’architecte… L’agitation créée de toutes pièces autour de cette innovation plus qu’hypothétique a réussi une fois encore à évacuer la question du futur Paris Métropole, tout en prétendant se pencher sur elle. Plutôt que de chercher à rendre crédible leur force de proposition sur ce sujet, les professionnels se sont soumis en toute complicité à la logique du spectacle pour pouvoir en participer. Quant au politique, saura-t-il enfin demander aux architectes de lui montrer la lune plutôt que les obliger à regarder son doigt ? F.F.

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Les tours libèrent de l’espace au sol pour faire passer des trans-ports en commun et créer des espaces verts.Dominique Alba, architecte, directrice du Pavillon de l’Arsenal et conseillère du maire de Paris

Il sera difficile de descendre en dessous [d’une consommation] de 100kWh/m2 dans des immeubles de bureaux de 100 mètres, à moins d’utiliser des énergies renouvelables.Yves Lion, architecte en chef de la ZAC Masséna- Bruneseau et profes-seur d’architecture

Paris ne doit pas devenir la banlieue de la banlieue.Jean-Pierre Caffet, adjoint à l’urbanisme

Je pense que Paris est une capitale du XIXe siècle, pas du XXIe siècle. On n’y manque pas de monuments. On n’a pas besoin d’en ajouter d’autres.Jean-Claude Garcias, urbaniste, historien et professeur

On démolit les tours en banlieue parce qu’elles sont inhabitables, et on voudrait en édifier dans la capitale ? C’est absurde !Claude Goasguen, prési-dent du groupe UMP au Conseil de Paris

Tu verras, tes amis seront tellement jaloux de mes tours qu’ils te laisseront en construire.André Santini, maire UDF d’Issy- les-Moulineaux, à Bertrand Delanoë

Les rares études ne disent rien sur les pathologies éventuelles qui résulteraient de l’habitation en hauteur — circulation sanguine, vertige, sentiment d’oppression, peur du vide, sinusites, céphalées…, ni sur la dépendance des habitants envers tout un appareillage technologique — air conditionné, ascenseur, réseau électrique…. […] Anticipant le vieillisse-ment de la population, il faudrait également s’enquérir des effets de la vie en hauteur pour les personnes âgées.Thierry Paquot, éditeur, philosophe, professeur

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25Lues dans la presse

Pour ne pas perdre l’identité de Paris, il fallait veiller à ce que les bâtiments aient une assise très large au sol pour qu’on oublie presque qu’il s’agit de tours quand on est à leur pied.Yves Lion

Ce qui nous intéressait, ce n’était pas de construire une tour pour une tour, mais de penser et de panser grâce à elle le périphé-rique et ses nuisances : le bruit et la pollution. »Xavier Gonzalez, architecte et professeur d’architecture

Dans les communes voisines, à Levallois, à Issy-les-Moulineaux ou à Clichy, nous voyons fleurir des projets de gratte-ciel, il faut pouvoir nous mettre en harmonie avec elles afin d’éviter les ruptures. Il faut créer un trait d’union avec ces villes qui bougent.Françoise de Panafieu, députée-maire du XVIIe arrondissement, candidate UMP à la mairie de Paris

Il n’en faut pas si elles sont laides. Si elles sont belles, il en faut. Ce n’est pas une question idéologique.Nicolas Sarkozy au congrès des maires de France

Je n’aime pas les choses distendues. Il n’y a rien de plus beau que le resserrement des rangs.Claude Vasconi, architecte

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1867

À l’Exposition universelle, Léon Édoux présente le premier ascenseur (français). La hiérarchie des étages est abolie ; mieux, les étages supérieurs commenceront bientôt à être préférés. À cette même exposition, un ballon captif (amarré au sol) permet aux visiteurs de s’élever à 300 m. L’Impératrice tient à y monter…

1878

Pendant l’Exposition universelle, un ballon captif amarré dans la cour du Carrousel s’élève à 600 m, faisant découvrir Paris à 35 000 personnes.

1886

Instruit par ces succès et à la recherche d’un événement marquant le centenaire de la Révolution, Édouard Lockroy, ministre du Commerce et de l’Industrie, lance le 2 mai un concours libellé de façon à déjouer les nombreux opposants à l’Expo-sition, à la célébration du centenaire et à la Tour, afin de faire gagner le projet présenté par les Établissements Eiffel.

1889

C’est le triomphe ! La Tour de 300 m reçoit 1 968 287 visiteurs payants en six mois. Elle est équipée de trois types d’ascenseur, dont le plus délicat est réalisé par l’améri-cain Otis.

Paris et le problème de la hauteur(1867–2007)

Les événements se déroulant hors de France sont indiqués en italique

1891

À Chicago, le Monadnock Building construit par Burnham & Root atteint 16 étages ; Burnham sera l’architecte en chef de l’Expo-sition universelle de 1893.

1897

Pour l’Exposition de 1900, Louis Bonnier, Élisée Reclus et Patrick Geddes projettent la reproduction d’un globe terrestre au 500 000e : 60 m de hauteur, 46 m de diamètre sur la place du Trocadéro. Projet abandonné faute de financement.

1902

Le décret du 29 octobre limite la hauteur des immeubles parisiens proportionnel-lement à la largeur des voies, « sans qu’en aucun cas, cette hauteur puisse dépasser 20 m ».

1904

Auguste Perret habite au dernier étage de l’immeuble qu’il s’est fait construire rue Franklin. À 33 m de hauteur, sur la colline de Chaillot qui surplombe la Seine de 66 m, il apprécie de dominer Paris. « Nous rêvons de faire mieux et nous espérons bien un jour construire une maison de vingt étages…

– Comme aux États-Unis ? – Parfaitement et soyez persuadé que l’esthétique de Paris n’en souffrirait pas. Imaginez-vous notre capitale entourée

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Paris et le problème de la hauteur

Le ballon captif lors de l’Exposition universelle de 1878. En arrière-plan, les restes du château des Tuileries.

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Cité de la Muette à Drancy (93), Eugène Beaudoin et Marcel Lods, 1931–1934.

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d’une ceinture de maisons énormes… – Qui empêcheraient l’air de circuler ? – Pas du tout, il suffirait de les espacer convenablement. On pourrait même placer quelques-unes de ces maisons dans certains vastes carrefours. Notre désir est de construire un immeuble comprenant une vingtaine d’étages, à la porte Maillot, et d’en faire l’hôtel des sportsmen ; ce serait le rêve de tous ceux qui font de l’automo-bile de trouver à l’entrée de Paris un hôtel semblable, dans lequel serait réuni tout le confort moderne. »

1910

Dans une conférence prononcée à Londres sur les « Villes de l’avenir », Eugène Hénard prévoit qu’en leur centre « se dressera la colossale tour d’orientation, de 500 m, couronnée par un phare puissant. Au pied de cette tour, s’étendra la ville historique avec ses anciens monuments, ses vieilles maisons, tous ses trésors artistiques et traditionnels. Une première ceinture de grandes tours, de 250 à 300 m, signalera la surface interdite à tous les aviateurs. »

1919

Au concours pour le plan d’extension de Paris, un concurrent au moins propose des immeubles de grande hauteur à implanter sur les fortifications.

1920

Auguste Perret écrit dans L’Intransigeant du 25 novembre : « Voici la cité que je me plais à concevoir. Des avenues de 250 m de large et, de part et d’autre, des maisons qui touchent les nuages, des tours si vous voulez, des blocs espacés communiquant entre eux par des passerelles, de sorte que les habitants du soixantième étage puissent communiquer avec les immeubles voisins

sans descendre trop bas, remonter trop haut et encombrer la circulation dans les avenues. […] Des jardins suspendus sont plantés à divers étages, sur les passerelles et les toits. » Il reprendra le sujet dans plusieurs interviews au cours de ces années 1920–1925, détaillant les avantages du système : le silence et l’air pur régnant au-dessus du quatorzième étage, éloignant les logements des miasmes de la ville ancienne, les dalles sur lesquelles l’ensemble des quartiers nouveaux seront surélevés, permettant de faire disparaître toutes les circulations et les réseaux. Il imagine pour Paris une couronne de tours marquant les portes principales de la ville, à l’emplacement des fortifications que l’on s’apprêtait à déclasser.

1921

Le Corbusier lui répond dans divers articles de revue. Tout en récusant le « futurisme » inutile et « incohérent » de Perret, Le Corbusier en reprend les grandes idées : des tours d’une soixantaine d’étages, soit 250 m de haut, en forme de croix, avec un grand développé de façades pour éclairer les nombreux logements et accroître la stabilité de la structure. Mais il les suppose implantées dans le centre de Paris et non en périphérie.

À Berlin, Mies projette un gratte-ciel de forme irrégulière pour un îlot triangulaire.

1922

Le journal Chicago Tribune lance un concours international pour son siège gagné par Howells & Hood qui réalisent la tour de 1923 à 1925.

Le Corbusier présente au Salon d’automne

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Henri Bouchard et Paul Landowski. Seul sera réalisé le nouveau pont de Neuilly, plus large que le chef-d’œuvre de Perronet dont il prend la place.

L’Empire State Building à New York atteint 378 m (448 m avec l’antenne), record mondial. Architectes : agence Shreve, Lamb et Harmon. Soixante-quatorze ascenseurs peuvent transporter 10 000 personnes à l’heure.

1931

Début des travaux de la cité-jardin de Châtenay-Malabry par l’Office public d’HBM du département de la Seine, dirigé par Henri Sellier, sur les plans de Bassom-pierre, de Rutté et Sirvin. Les immeubles de quatre niveaux sont dominés par un beffroi « laïc » de dix étages.

1933

Le même Office de la Seine commence la construction de la cité de la Muette à Drancy sur les plans de Beaudouin et Lods. La crise économique et l’augmentation du coût de la construction consécutive à la loi Loucheur contraignent à augmenter la densité de l’opération avec cinq tours de 15 étages de logements d’habitations à bon marché améliorées.

1934

Le rocher du zoo de Vincennes culmine à 65 m pour abriter les deux châteaux d’eau nécessaires à l’alimentation des animaux, accueillir les espèces montagnardes (chamois, isards…) et servir de belvédère au public. Architectes : Charles et Daniel Letrosne.

1945

Le 28 juillet, un avion bombardier américain perdu dans le brouillard percute l’Empire

l’étude d’une ville contemporaine de 3 millions d’habitants.

1925

Financé par le constructeur automobile Gabriel Voisin, Le Corbusier présente à l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes l’application, à Paris, de son étude théorique de cité contemporaine. Il ne s’agit rien de moins que de reconstruire la cité d’affaires de Paris sur elle-même, sous forme de gratte-ciel : 400 000 employés travaillant dans des conditions de commo-dité et de confort inconnues jusque-là. Le centre de la capitale s’en trouverait valorisé dans des proportions que Le Corbusier évalue en milliards.

1930

L’ex-diamantaire Léonard Rosenthal, qui, à coups de rachats, vient de transformer les Champs-Élysées en artère commerciale, lance un concours de deux gratte-ciel de logements à la porte Maillot ; son but évident est d’augmenter la population afin d’accélérer la commercialisation des Champs-Élysées et de le faire aux limites de la ville pour échapper à la réglemen-tation des hauteurs. Le concours est restreint à douze architectes dont Sauvage, Perret, Mallet-Stevens, Le Corbusier… Mais, instruit de la crise qui vient de frapper les États-Unis, Rosenthal ne donne pas suite.

1931

La Ville de Paris, ne voulant pas être en reste, lance un concours ouvert pour l’aménagement de la voie allant de la place de l’Étoile au rond-point de la Défense, voie qualifiée de triomphale. Il y aura 80 inscrits mais seulement 35 projets déposés le 28 décembre. Sans surprise, les lauréats sont les grands prix de Rome Paul Bigot,

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Tour d’habitation, 33 rue Croulebarbe, Paris XIIIe, Édouard Albert, 1958–1961.

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autour de l’axe selon une trame régulière sous forme de composition symétrique « à la française ». Les édifices bas abritent les commerces et équipements ; les bâtiments moyens (12 à 14 étages), les logements ; les immeubles hauts (tous identiques : 24 ú 42 ú 140 m), les bureaux. Face au Cnit, une tour en acier et en verre de 250 m dessinée par Zehrfuss (en fait, un bouquet de quatre tours reliées entre elles par des plates-formes) doit devenir le point fort du quartier.

1961

Création de la Semea XV pour l’opération Front de Seine. Son objectif est de réaliser un quartier complet avec tours de bureaux, tours de logements, commerces, le tout sur dalle pour séparer la circulation des piétons et des voitures ; ces tours sont toutes limitées à 30 étages.

21 juillet : publication du plan d’urbanisme directeur (PUD), coordonné au plan d’amé-nagement et d’organisation de la région parisienne (Padog). Le PUD commencera d’être appliqué dès cette date avant même d’être voté ; il protège le centre de Paris pour mieux « nettoyer » la périphérie : « quartiers rasés, déplafonnement des constructions (le gabarit est porté à 37 m dans les quartiers périphériques, soit 12 étages), autorisation des tours, dissociation rues-bâtiments, incitation au recul d’alignement ».

Le coefficient d’utilisation du sol (CUS), de 3 pour les habitations, est admis à 3,5 pour les bureaux d’affaires ou d’administration.

Premier « gratte-ciel » parisien, la tour Croulebarbe, dans le XIIIe, est une fille de la réglementation… Les promoteurs,

State au 78e étage ; il y a 14 morts et 30 blessés mais le bâtiment est sauf.

1948

Auguste Perret achève une tour de 104 m de hauteur (30 étages) sur la place de la gare à Amiens.

1956

L’interdiction de construire au-delà de 31 m est abrogée le 22 mars.

1958

Le 9 septembre, création de l’Épad, Établissement public pour l’aménagement de la Défense, dont la mission est de créer une « cité d’affaires » qui permettrait de décongestionner le centre de Paris, d’améliorer la circulation routière de la capitale et de moderniser l’habitat local. On espère un « Manhattan français ». L’un des premiers plans-masses approuvés (Camelot, de Mailly, Zehrfuss) distribue de part et d’autre de l’axe triomphal des barres, régulièrement espacées perpendi-culairement à lui, et quelques tours, près de la Seine et sur un parvis face au Cnit.

1960

La hauteur de la tour de la Maison de la radio est ramenée à 65 m. Architecte : H. Bernard.

Juin : à la Défense, Camelot, de Mailly, Zehrfuss s’associent à deux urbanistes, Robert Auzelle et Paul Herbé, pour améliorer le système de circulations de leur premier plan-masse vite abandonné. Si les principes de ce second nouveau projet sont directement inspirés par la charte d’Athènes (séparation des flux par un sol artificiel, ceinturé d’un boulevard rapide), les bâtiments sont répartis sur la dalle

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banques car la taille minimale des lots à construire est fixée à 5 000 m2. On parviendra ainsi à une densité de 350 habitants à l’hectare avec une forte proportion de loyers libres, les promoteurs pouvant s’abstenir de construire des logements sociaux en versant une somme forfaitaire de 15 000 francs à la Ville. L’architecte en chef est Michel Holley, proche du conseil municipal, secondé par Albert Ascher, Daniel Mikol, Gérald Brown-Sarda, proches des banques.

Première tour construite à Puteaux, la tour Nobel est édifiée par la Société centrale de dynamite qui regroupe Nobel-Bozel, la Société française de glycérine, Sifa, Duco, Isorel, sur les plans de Mailly et Depussé : 34 étages, 109 m de haut. « Le bâtiment s’exprime en manière de campanile formant le signal de la Défense au pied du fleuve » (de Mailly). Le principe de construction reprend le projet de 1949 pour l’université de Nancy conçu par Jean Prouvé qui en dessine les façades.

1967

La loi d’orientation foncière est votée le 31 décembre ; elle met en place les SDAU — schémas directeurs d’aménage-ment et d’urbanism —, les POS — plans d’occupation des sols — et les ZAC, zones d’aménagement concerté.

1969

Le ministre de l’Équipement Albin Chalandon, hostile aux réglementations, abroge la limitation à 860 000 m2 de la surface constructible du quartier de la Défense dont les tours, toutes identiques et trop petites, peinent à trouver preneurs. La capacité en bureaux est doublée (elle passe à 1 500 000 m2) et le plafond de 100 m

Josefson et Sullitzer, avaient confié à Édouard Albert la construction de quatre immeubles autour d’une cour au 33 rue Croulebarbe. Mais le permis de construire fut refusé pour incompatibilité avec le plan d’aménagement des abords du Mobilier national. Albert fut donc contraint de construire en fond de parcelle et obtint, en 1956, une dérogation au plan des hauteurs du fait même de cette contrainte et que le XIIIe, encore à dominante industrielle, n’était pas considéré comme devant être « sauvegardé ». Il réalise donc un immeuble de 21 étages avec une terrasse au sixième, destinée à être ouverte au public sur l’avenue de la sœur Rosalie, restée obstiné-ment fermée…

1962

Trois tours de logements de 20 étages, rue Errard, dans le XIIe. Architectes : Roger Anger, Mario Heymann, Pierre Puccinelli.

Tour de 26 étages rue de Flandre, XIXe arr. Architectes : Roger Anger, Pierre Puccinelli, L. Veder.

1966

Albert Laprade termine le centre adminis-tratif Morland dont les 16 étages, très visibles dans l’axe de la Seine, scandalisent d’autant plus qu’ils abritent les services de la préfecture.

Janvier, le projet Italie XIIIe est approuvé. Le prétexte invoqué est l’amélioration de la circulation vers la sortie sud de Paris par une double autoroute souterraine, « les Champs-Élysées du sud » ; laissée à la charge de la Ville, elle ne sera jamais réalisée. En revanche, la construction des tours (annexe du projet) sera activement menée par les promoteurs, filiales des

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Le futur ministère de l’Éducation Nationale (180 mètres), prévu en 1967 à l’emplacement de la prison de la Santé, Paris XIVe. Paris-Match, spécial « Paris dans 20 ans », 1967.

Michel Holley et sa maquette de l’opéra-tion Italie XIIIe.

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est supprimé pour pouvoir construire de vrais gratte-ciel. La tour UAP passe à 190 m, celle du GAN et de Fiat bondissent respectivement à 214 m et 235 m.

Tour de logements de 27 étages boulevard Arago, XIIIe, Gauthier & Milande.

Début de l’opération dite « des Orgues de Flandre », rue de Flandre, dans le XIXe, achevée en 1980. Architecte : Martin Van Treeck (tours de 101 à 123 m de hauteur).

Décembre : le ministre Albin Chalandon accorde le permis de construire « première phase » au projet d’hôtel quatre-étoiles à l’emplacement de la gare d’Orsay, financé par la Banque de Paris et des Pays-Bas et la Western Inc. Hôtels sur un dessin de René Coulon et Guillaume Gillet.

1970

Début de l’opération Crimée-Cambrai, XIXe arr. (16 tours de 18 étages). Architectes : A.-N. Coquet et div.

La tour Keller, première tour du Front de Seine, abrite 433 logements sur 100 m de hauteur. Construite par Albert Grégoire pour la société Terre et Famille.

1971

Le ministre Albin Chalandon lance la promotion de la maison individuelle, « les chalandonnettes ».

Le 19 juillet : inculpation du député gaulliste du XIXe arrondissement, André Rives-Henry, pour escroquerie dans ce qui va devenir le scandale de la Garantie foncière.

2 août : début de la démolition des Halles centrales, malgré une forte opposition,

entre autres celle de Mies van der Rohe qui télégraphie au Conseil de Paris : « Je suis un partisan convaincu de la sauvegarde des Halles. C’est un symbole de l’âge d’or de la technique française et comme [ces bâtiments] sont à usage multiple, ils peuvent certainement être utilisés aujourd’hui ». Ce dont précisément le président Pompidou ne veut pas (cité par A. Fermigier, La Bataille de Paris).

15 août : le président Nixon suspend la convertibilité du dollar en or, ce qui provoque la crise mondiale.

Main basse sur la ville, film de Francesco Rosi, est projeté en France.

1972

Deux ans après avoir « déplafonné » la hauteur des tours de la Défense, le gouvernement découvre que la tour du GAN (Groupement des assurances nationales, 170 m) peut être vue dans « l’axe historique » de l’Arc de triomphe. Devant l’émotion, le Premier ministre, Pierre Messmer, nomme en juin une commission pour évaluer le coût d‘un retour à l’ancien plafond ; évidemment sans suite.

7 août : dans Le Nouvel Observateur, André Fermigier écrit : « Les préfets passent, obéissent à des directives contradictoires, le Conseil de Paris n’est guère qu’une chambre d’enregistrement, quand ce n’est pas une assemblée d’opérette. Toute l’histoire de Paris depuis vingt ans donne l’impression d’un tel émiettement des pouvoirs qu’il aboutit à une irresponsabi-lité à peu près totale et à une capitulation constante de l’autorité publique devant les intérêts privés. “Paris, bateau ivre”,

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a-t-on pu dire [André Chastel], et c’était fort bien dit. »

Septembre : l’Archange, pseudonyme de Gabriel Aranda, dont on saura qu’il est un conseiller du ministre de l’Équipement Albin Chalandon, révèle des pratiques immobilières dont certaines frisent la malversation.

1er septembre : Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, juge nécessaire de réduire la hauteur des tours de la Défense dans une lettre publique au Premier ministre.

17 octobre : le président Pompidou déclare, en forme de réponse à son ministre, dans un entretien publié dans Le Monde : « On n’a pas d’architecture moderne dans les grandes villes sans tours. Tout dépend de la qualité de ces tours : il y en a de laides, il y en a de superbes. C’est un problème de réussite architecturale, non de principe et la hauteur doit être calculée en fonction du reste et non pas sur des bases préétablies valables partout […]. J’estime qu’il y a une bonne chance pour que le résultat soit meilleur si l’Arc de triomphe se détache sur une forêt de tours. »

23 octobre : François Mitterrand note (en privé) : « J’aime, je le confesse, les tours de la Défense et ne déteste pas celle de Montparnasse. »

La tour Zam de la faculté de Jussieu, Ve arr., 85 m, du nom du recteur Zamansky, est réalisée par Urbain Cassan et René Coulon sur un dessin édulcoré d’Édouard Albert qui prévoyait un mouvement tournant dans les façades dont les sous-faces devaient être confiées à Georges Braque…

Super-Italie, 40 étages dont les derniers sont mansardés, 121 avenue d’Italie, XIIIe arr. Architecte : Maurice Novarina.

1973

Deuxième dévaluation du dollar, le 12 février.

8 mars : Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles, fait inscrire la gare d’Orsay à l’Inventaire des monuments historiques, contrecarrant ainsi le projet d’hôtel tour.

21 mars : Olivier Guichard, ministre de l’Équipement, limite le nombre de logements de chaque opération, mettant fin à la réalisation des grands ensembles.

Juillet : Jacques Dominati, président du Conseil de Paris, préfaçant un numéro spécial de L’Architecture française consacré à la capitale, écrit : « L’architecture est par excellence la projection dans l’espace des ambitions d’une nation. Elle témoigne de la volonté d’exprimer, très au-delà du présent, la plus haute image qu’un peuple veut donner de lui-même aux siècles futurs. »

17 octobre : pendant la guerre de Kippour, l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole prend des décisions qui aboutis-sent à la multiplication par 3 puis par 4 du prix du pétrole.

Tour Montparnasse, 58 étages, h : 209 m, 25 ascenseurs. Dès 1933, le réseau de l’État avait reporté les grandes lignes à l’angle de l’avenue du Maine ; les lignes de banlieue ont suivi. Le terrain libéré le long du boule-vard Montparnasse a conduit la Ville de Paris à imaginer un centre d’affaires et de commerce pour faire contrepoids à la rive

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Publicité pour la tour de Maurice Novarina au 121 avenue d’Italie, XIIIe, 1972.

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Vincent-Auriol, dans le XIIIe. Architectes : Jérôme Delaage et Fernand Tsaropoulos pour la Siem-Saci.

1975

Arrivée des « Chinois » dans le triangle de Choisy, à la suite de « l’évacuation » des 3 millions d’habitants de Phnom-Penh par les Khmers rouges au cours du premier trimestre. Cinq ans plus tard, on comptera 20 000 Cambodgiens, Vietnamiens, Laotiens et Chinois mélangés. De 1980 à 1981, plus de 100 commerces s’ouvrent, tous tenus par des Chinois (qui, déjà dans l’ancienne Indochine, avaient le monopole du commerce), contribuant ainsi à donner vie au quartier.

Arrêt de l’opération Italie. Les tours Antoine et Cléopâtre, 17 av. d’Italie et 189 av. de Choisy (35 étages ; architecte : Michel Holley), sont « les vestiges esseulés d’opéra-tions inachevées ».

31 décembre : loi instaurant un plafond légal de densité, limitant ainsi la spéculation.

1976

Les tours jumelles du World Trade Center dominent New York de leurs cent dix étages. Cinquante mille employés, quatre-vingt mille visiteurs par jour et quatre-vingt-quinze ascenseurs dans chaque tour.

Le nombre de logements individuels mis en chantier dépasse celui des logements collectifs.

1977

Jacques Chirac est élu maire de Paris le 25 mars, le président Giscard d’Estaing ayant fait voter une loi ramenant la ville au régime commun des villes françaises.

droite. D’où l’idée de concentrer sur ce lieu 310 000 m2 de plancher dont 116 000 m2 de bureaux, le reste étant dévolu au centre commercial et au centre sportif en sous-sol. Jean-Claude Aaron s’est chargé de réunir 31 compagnies d’assurances et mutuelles pour financer l’opération qui fut réalisée sous la conduite d’Eugène Beaudouin, Urbain Cassan, Louis Hoym de Marien et Roger Saubot.

Tour du Nouveau monde, 69 rue Dunois, XIIIe arr., par Philippe Deslandes pour l’Ocil.

1974

Inauguration, le 1er mars, du Palais des congrès, construit par la chambre de commerce et d’industrie de Paris sur les plans de Guillaume Gillet. La tour atteint 130 m. André Fermigier la juge caractéris-tique du « style Ve République ».

19 mars : condamnation du député Rives-Henry à trente mois de prison avec sursis.

19 mai : élection à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing, contre les scandales immobiliers et contre les tours. La dévaluation du dollar et les « chocs pétroliers » ont donné de toute façon un coup d’arrêt à la fièvre immobilière.

Tour Fiat, aujourd’hui Framatome, à la Défense (190 m, 46 niveaux). Architectes : SOM et Saubot.

Les Olympiades, rue de Tolbiac, XIIIe arr. (30 étages + 3). Architectes : Holley & Sebag.

Tours Cheops (104 m), Kephren (82 m), Mykerinos (93 m), 74 rue Dunois et 99 bld

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Octobre : à la Défense, la tour Neptune est remplie à 40 %, la tour Générale à 80 %, la tour Manhattan est vide.

La révision du PUD en plan d’occupation des sols (POS) marque un retour à des dispositions plus proches de celle du modèle de la ville historique régulière (respect des alignements de voirie, des parcelles) et tient compte des caractéris-tiques morphologiques des quartiers. Le POS prescrit un étagement des hauteurs du centre vers la périphérie de 25 m à 37 m, sauf dans certains secteurs comme Montmartre (15 m) ou le XIIIe (53 m).

Suspension du projet de la plus haute tour de bureaux d’Europe, bien nommée Apogée (176 m, 135 000 m2 de bureaux, place d’Italie, XIIIe). Le promoteur est la Saci, filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas (BNP), présidée par M. Diebolt, ancien préfet de la Seine. Malgré l’accord préalable de l’administration donné en 1969 et devant une tentative du promoteur de « pousser » le projet à 230 m, d’abord combattu par le ministre des Affaires culturelles, Jacques Duhamel, le projet sera finalement arrêté : il en coûtera 470 millions de francs aux contribuables.

1978

« Tours nuages », quartier Picasso à Nanterre : 1 000 logements ILN et 600 HLM dans 18 tours dont deux de 100 m. Architecte : Émile Aillaud.

À partir de mars, le Conseil de Paris redéfinit (à la baisse) les 18 opérations en cours et revient au gabarit des 31 m.

Tour Totem (architectes : Andrault & Parat), dernière tour du Front de Seine pour Capri,

filiale de la CDD. Le projet de tour de la Télévision étant abandonné à la suite de la fragmentation de l’ORTF en sept sociétés, décidée par le président Giscard, la Semea peinera à trouver un promoteur pour construire sur l’emplacement : ce sera une tour de bureaux, Cristal, réalisée par J. Penven et J.-C. Le Bail en 1994.

1980

Tours, place des Fêtes, XIXe arr.

Le ministre de l’Équipement, Michel d’Ornano, inaugure les logements construits par Christian de Portzamparc et Georgia Benamo rue des Hautes-Formes (XIIIe) pour la RIVP. L’opération est saluée comme l’exemple d’une nouvelle « architecture urbaine », alternative aux rénovations d’ins-piration moderniste qui prévalaient depuis l’après-guerre dans ce type de quartier.

1983

Destruction par dynamitage d’une tour aux Minguettes à Vénissieux, près de Lyon, le 9 mars, première opération de ce type en France.

Suppression du plafond légal de densité.

Loi Quillot protégeant les locataires. L’épargne repart vers la Bourse, en pleine euphorie.

1986

Dynamitage de la barre Debussy, Cité des 4000 à La Courneuve, le 18 février.

1989

Le projet de tour Sans Fins, 400 m, de Jean Nouvel et Jean-Marc Ibos, est lauréat du concours du Triangle de la Folie à la Défense.

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Simulation de la tour Sans Fins (depuis la Tour Montparnasse), Jean Nouvel, 1989.

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Le projet lauréat de Dominique Perrault pour la Bibliothèque nationale (XIIIe) est dominé par « quatre livres ouverts » (sic) de 99,20 m de hauteur, aux angles d’un vaste podium rectangulaire d’où émerge un petit bois de pins.

1992

Après un nouveau dynamitage au Val Fourré, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), le président du conseil régional d’Île-de-France, Alain Giraud écrit dans Le Monde du 4 octobre : « Aujourd’hui, trait frappant de notre époque, on se réunit pour fêter la destruction de plusieurs tours dans une cité. Leurs implosions sont retransmises à la télévision et c’est un spectacle qui suscite des sentiments ambigus et contradictoires. On pourrait se réjouir que des tours, devenues fantômes de logements désertés, disparaissent, si on ne connaissait pas l’ampleur de la crise du logement social […]. Une tour détruite est la manifestation criante d’un échec. Détruire implique que nous sachions et puissions construire mieux. »

1995

Ouverture de la Bibliothèque de France (XIIIe) ; les quatre tours de stockage, d’abord descendues à 86 m, ont été finalement rabotées à 79 m.

2001

La Défense : Portzamparc sera l’architecte de la tour Granite (183 m) commanditée par la Société générale.

11 septembre: les deux tours du World Trade Center à New York sont détruites dans une attaque terroriste.

2003

Le maire de Paris, Bertrand Delanoë, déclare au micro d’Europe I le 26 octobre : « Dans 105 kilomètres carrés — Paris est une ville très petite — nous voulons à la fois plus de crèches, plus de logements, plus de locaux pour les activités économiques. Nous avons le devoir de permettre au talent des architectes du XXIe siècle de se développer à Paris. Ce n’est pas la hauteur qui pose problème, mais l’esthétique et comment on y vit. »

Un débat public au Pavillon de l’Arsenal réunit Nouvel, Portzamparc et Perrault, favorables à cette idée.

À la Défense, Valode & Pistre, déjà en charge de la tour T1 (200 m), sont lauréats du concours international pour la tour Generali (300 m), après avoir achevé la rénovation de la tour Nobel, devenue tour Initiale, pour Tertial-Sarii.

2004

La Défense : Valode & Pistre livrent la tour Opus 12.

Le projet de tour Sans Fins est abandonné.

2005

Décembre : Lacaton & Vassal remportent le concours pour la rénovation de la tour Bois-le-Prêtre, porte Pouchet (XVIIe), lancé par la Ville et l’Opac à la suite de l’inscrip-tion du secteur dans le GPRU. Construite par Raymond Lopez en 1960, elle avait été rénovée une première fois en 1990 par le Bet Tecteam.

2006

Janvier : la mise en scène de Michael Haneke du Don Juan de Mozart a pour

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chronologie

Paris et le problème de la hauteur

décor une tour de la Défense ; don Juan meurt défenestré.

À la Défense, Unibail lance un concours international pour « le plus haut gratte-ciel français », la tour Phare de 300 m. Il est gagné par l’Américain Thom Mayne : surface exploitable de 130 000 m2, budget prévisionnel de 900 millions d’euros, ouver-ture en 2012 dans une volonté affichée d’émuler la hauteur de la tour Eiffel.

Juin : Le nouveau PLU (plan local d’urba-nisme), qui remplace le POS, reconduit les mêmes plafonds des hauteurs dans les arrondissements centraux (25 m) et périphériques (37 m maximum).

2007

La mairie de Paris consulte douze équipes d’architectes réunis en « atelier » afin de tester la possibilité de construire des tours

dans trois ZAC en limite de Paris (Masséna, Bercy, Paris Nord-Est). Remises en juillet, les images produites sont rendues publiques à l’automne pour relancer le débat sur le sujet.

L’Epad sollicite de grandes agences interna-tionales d’architecture pour concourir sur une « étude d’urbanité relative au position-nement urbain du quartier d’affaires de la Défense » à l’horizon 2015.

2008

En cours de construction à Dubaï, une tour conçue par l’agence SOM de Chicago est annoncée pour décembre, à une hauteur tenue secrète mais devant dépasser les 700 m.

Chronologie établie par Bernard Marrey

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anthologie

Les auteurs sur la hauteur

Le CorbusierDu cristal et de la proportion1929

Je voudrais faire le portrait de la rue contemporaine. Lecteurs, essayez de marcher dans cette ville neuve et laissez-vous aller aux bienfaits d’initiatives non académiques. Voici :

Vous serez sous des arbres, des pelouses vous environnent, d’immenses espaces verdoyants sont autour de vous. Un air sain, presque pas de bruit. Vous ne voyez plus de maisons ! Comment donc ? À travers les ramures des arbres, à travers la résille arabesquée et si charmante des feuillages, vous apercevez dans le ciel, à de très grandes distances les unes des autres, des masses de cristal, gigantesques, plus hautes que n’importe quel édifice du monde. Du cristal qui miroite dans l’azur, qui luit dans les ciels gris de l’hiver, qui semble plutôt flotter dans l’air qu’il ne pèse sur le sol, qui est un étincellement le soir, magie électrique. Une station de métro est sous chacun de ces prismes limpides ; ceci vous dit la distance qui les sépare. Ce sont les immeubles des bureaux. La ville est trois ou quatre fois plus dense qu’aujourd’hui, les distances à parcourir sont donc trois ou quatre fois plus petites et la fatigue est diminuée de trois ou quatre fois. Les édifices couvrent les 5 ou 10 % seulement de la surface de ce quartier de la ville ;

voilà pourquoi vous êtes dans les parcs et pourquoi les autostrades sont loin de vous.

Un bureau idéal est formé d’une paroi de verre et de trois parois de murs. Mille bureaux : idem. Dix mille bureaux : idem. Donc tout est en verre, en façade des édifices, du bas jusqu’en haut. Et il n’y a plus de pierre visible sur ces immenses bâtisses, mais seulement du cristal... et de la proportion. L’architecte n’emploie plus de pierre pour construire ; un palais, une maison ne sont plus de pierre.

[…] Ainsi le travail de bureau se fait non plus dans le crépuscule éternel des rues sans joie, mais comme en plein ciel, en pleine atmosphère. Ne riez pas : les 400 000 employés de la Cité d’affaires laissent errer leur regard sur un paysage de grande nature ; ainsi, d’une des hautes falaises de la Seine vers Rouen, vous voyez à vos pieds la houle des arbres, comme un troupeau ondulant. Le calme est absolu. D’où viendrait le bruit ?

La nuit est tombée. Comme un essaim de météores à l’équinoxe d’été, les feux des voitures au long de l’autostrade.

À deux cents mètres au-dessus, sur les toits-jardins des gratte-ciel (jardins considérables, plantés de fusains, de thuyas, de lauriers, de lierres, émaillés de tulipes ou de géraniums en parterres de broderie, ou sillonnés de chemins bordés de fleurs), l’électricité répand une joie quiète ; la nuit fait plafond ; des fauteuils, des

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anthologie

Les auteurs sur la hauteur

causeurs, des orchestres, des danseurs. Calme. À ce même niveau de deux cents mètres au-dessus du sol, d’autres toits-jardins, très loin, partout autour, ont l’air de plats d’or suspendus. Les bureaux sont obscurs, façades éteintes, la cité semble dormir. On perçoit la rumeur lointaine des quartiers de Paris demeurés dans leur croûte ancienne.

C’est ici la Cité intense des affaires, la City.

Les chiffres valident cette hypothèse. Réaliser la Cité d’affaires de Paris n’est pas une chimère. C’est, pour l’État, gagner des milliards en valorisant le centre de Paris. S’emparer du centre de Paris, dans une opération concertée, c’est faire des milliards !

L’Intransigeant, 20 mai 1929.

Roland BarthesLa tour Eiffel, signifiant pur1964

Ce signe pur — vide, presque — il est impossible de le fuir, parce qu’il veut tout dire. Pour nier la tour Eiffel (mais la tentation en est rare, car ce symbole ne blesse rien en nous), il faut s’installer sur elle, et pour ainsi dire s’identifier à elle. À l’instar de l’homme, qui est le seul à ne pas connaître son propre regard, la Tour est le seul point aveugle du système optique total dont elle est le centre et Paris la circonférence. Mais dans ce mouvement qui semble la limiter, elle acquiert une nouvelle puissance : objet lorsqu’on la regarde, elle devient à son tour regard lorsqu’on la visite, et constitue à son tour en objet, à la fois étendu et rassemblé sous elle, ce Paris qui tout à l’heure la regardait. La Tour est un objet qui voit, un regard qui est vu ; elle est un verbe complet, à la fois actif et passif, en qui aucune fonction, aucune voix (comme on dit en grammaire, par une ambiguïté savoureuse) n’est défective. Cette dialectique n’est pas banale, elle fait de la Tour un monument singulier ; car le monde produit ordinairement ou bien des organismes purement fonctionnels (caméra ou œil) destinés à voir les choses mais qui, alors, ne s’offrent en rien à la vue, ce qui voit étant mythiquement lié à ce qui reste caché (c’est le

thème du voyeur), ou bien des spectacles qui sont eux-mêmes aveugles et sont laissés dans la pure passivité du visible. La Tour (et c’est là l’un de ses pouvoirs mythiques) transgresse cette séparation, ce divorce ordinaire du voir et de l’être vu ; elle accomplit une circulation souveraine entre les deux fonctions ; c’est un objet complet qui a, si l’on peut dire, les deux sexes du regard. Cette position rayonnante dans l’ordre de la perception lui donne une propension prodigieuse au sens : la Tour attire le sens, comme un paratonnerre la foudre ; pour tous les amateurs de signification, elle joue un rôle prestigieux, celui d’un signifiant pur, c’est-à-dire d’une forme en laquelle les hommes ne cessent de mettre du sens (qu’ils prélèvent à volonté dans leur savoir, leurs rêves, leur histoire), sans que ce sens soit pourtant jamais fini et fixé : qui peut dire ce que la Tour sera pour les hommes de demain ? Mais à coup sûr elle sera toujours quelque chose et quelque chose d’eux-mêmes. Regard, objet, symbole, tel est l’infini circuit des fonctions qui lui permet d’être toujours bien autre chose et bien plus que la tour Eiffel.

Pour satisfaire à cette grande fonction rêveuse, qui en fait une sorte de monument total, il faut que la Tour échappe à la raison. La première condition de cette fuite victorieuse, c’est que la Tour soit un monument pleinement inutile. L’inutilité de la Tour a toujours été obscurément sentie

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comme un scandale, c’est-à-dire comme une vérité, précieuse et inavouable. Avant même qu’elle fût construite, on lui reprochait d’être inutile, ce qui, pensait-on alors, suffisait à la condamner ; il n’était pas dans l’esprit d’une époque communément dévouée à la rationalité et à l’empirisme des grandes entreprises bourgeoises, de supporter l’idée d’un objet inutile (à moins qu’il ne fût déclarativement un objet d’art, ce qu’on ne pouvait non plus penser de la Tour) ; aussi Gustave Eiffel, dans la défense qu’il fait lui-même de son projet en réponse à la pétition des artistes, énumère-t-il soigneusement tous les usages futurs de la Tour ; ce sont tous, comme on peut s’y attendre de la part d’un ingénieur, des usages scientifiques : mesures aérodynamiques, études sur la résistance des matériaux, physio-logie du grimpeur, recherches de radioélectricité, problèmes de télécommunications, observations météorologiques, etc.

Ces utilités sont sans doute incontestables, mais elles apparaissent bien dérisoires à côté du mythe formidable de la Tour, du sens humain qu’elle a pris dans le monde entier. C’est qu’ici les raisons utilitaires, si ennoblies qu’elles soient par le mythe de la Science, ne sont rien en comparaison de la grande fonction imaginaire qui, elle, sert aux hommes à être proprement humains. Cependant, comme toujours, le sens gratuit de l’œuvre n’est jamais avoué directement,

il est rationalisé sous l’usage ; Eiffel voyait sa tour sous la forme d’un objet sérieux, raisonnable, utile ; les hommes le lui renvoient sous la forme d’un grand rêve baroque qui touche naturellement aux bords de l’irrationnel.

Roland Barthes, La tour Eiffel, Paris, Delpire, 1964.

Ada Louise HuxtableQui a peur des grands méchants bâtiments ?1966

Dans la première partie de l’article, l’auteur fait fi des critiques sur la hauteur des tours, l’abandon des flèches au profit de toits plats et la modification de la ligne d’horizon qui va s’en suivre. Pour elle, « le problème fondamental est la perturbation du quartier. » Il conviendrait de tout mettre en œuvre pour conserver les petites entreprises qui l’habitent et qui fonctionnent bien, mais qui sont chassés par ces projets démesurés. Elle déplore que le Port autonome de New York ne fasse pas bénéficier la Ville de la prospérité qu’il a tirée de la concession qu’elle lui a faite.

Vu la croissance prévisible du commerce international et la vétusté des équipements du port de New York, une partie de ses activités est déjà transférée dans le New Jersey. Il en résulte que le WTC va permettre aux groupes financiers de s’étendre et de resserrer leurs liens avec le commerce. L’utilisation par l’État de New York de 176 000 m2 sur les 945 000 m2 risque de porter un coup au Civic Center déjà chancelant.

DesignIl y a de bonnes raisons pour parler d’esthétique en dernier. Des bâtiments dont l’effet est d’une telle importance sur les modes

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de vie de la ville sont bien autre chose que des objets d’art. Sauf à être totalement irresponsable et à habiller les solutions communes à bon marché du spéculateur moyen d’un statut monumental, leur rapport à ces modes de vie doit être la préoccupation première.

Personne ne croit cependant que l’esthétique des tours est sans importance. Ni que l’esthétique de Minoru Tamasaki, l’architecte de Detroit, est du goût de tout le monde. Il a un style plutôt étrange qui amalgame des résidus exoti-ques pour décorer les structures. L’ajout de détails raffinés à la masse de la construction pour réconcilier la modernité de la structure avec le spectateur est plus inquiétant que rassurant. Cela fait perdre les pédales à plus d’un architecte compétent. C’est l’architecture la plus mignonne au monde pour les bâtiments les plus grands du monde. Reste qu’aucune commission ne pourrait refuser de les admettre, même par nostalgie des chefs-d’œuvre d’un Le Corbusier ou d’un Mies.

Le projet a été revu ces deux dernières années de manière importante. L’habillage des tours, avec d’incroyables modules d’aluminium de 1 m, miroitera encore comme des grilles sans fenêtres. Les quatre bâtiments bas, conçus à l’origine avec le même habillage, sont maintenant en béton brunâtre, reliés aux tours par des écoinçons d’aluminium. Sur la maquette, la relation n’est pas définie et troublante.

Ces bâtiments qui étaient reliés par des arcades autour de la plaza ont été séparés afin d’ouvrir des vues sur le fleuve et le front de mer quand — espérons-le — la rocade de la rive ouest aura été abaissée. Ils donnent l’impression d’avoir été simplement cassés et l’immense plaza a maintenant des espaces ouverts secondaires. Espérons que ce sera une amélio-ration, mais au lieu d’apporter un espace intime et reposant, ils risquent de désarticuler cet immense plateau de 2 ha […].

La plaza a maintenant été réduite à un rôle ornemental, une sorte de promenade pavée pour les jours de beau temps, la plupart de ses fonctions se trouvant reléguées en sous-sol, relié au métro ; c’est de là que partent tous les ascenseurs. Reste à améliorer sérieusement le cheminement des piétons au niveau de la rue car, avec le doublement de la chaussée de Church Street, le WTC est isolé par la circulation. Un passage souterrain doit être enfoui sous la rue pour conduire au parvis souterrain ; un pont serait plus facile d’accès et plus vivant.

Le point final et incontour-nable demeure : l’architecture brise aujourd’hui partout l’échelle et le style. (Au fond de lui-même, aucun architecte n’a sans doute envie de le faire). Objectivement, le XXe siècle est une transition vers une technique nouvelle remarquable et un nouvel environnement formidable, avant même que nous ayons appris à nous servir de l’ancien. Qui a peur

des grands méchants bâtiments ? Tout le monde, parce que nous ignorons tant de choses du gigantisme. Le pari du triomphe ou de la tragédie — car, en dernier ressort, c’est un pari — exige une contrepartie considérable. Les tours du WTC pourraient être le début d’un nouvel âge des gratte-ciel ou les plus grands tombeaux du monde.

New York Times, 29 mai 1966, traduit de l’anglais par Mathilde Bellaigue et Bernard Marrey.

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François MitterrandJ’aime les tours de la Défense1972

Lundi 23 octobre 1972

J’aime, je le confesse, les tours de la Défense et ne déteste pas celle de Montparnasse. Aveu difficile, si j’en juge par la lecture des deux derniers numéros de L’Unité [alors hebdomadaire du parti socialiste]. La première fois que j’ai vu New York, c’était du ciel. Quel éblouis-sement ! On avait volé de nuit et le soleil levant n’avait pas dissipé les brumes du petit jour. Manhattan, gris et doré dans son relief géométrique, avait une douceur ronde. J’ai pensé à Botticelli. J’y suis retourné cinq ou six fois. Une seule en bateau, dont je garde un souvenir brouillé : je n’ai pas le pied marin. Par avion, j’ai toujours éprouvé le même choc, la même impression d’entrer dans le futur par la fenêtre. Quand on me demande les villes que je préfère, je mets New York au rang de Venise, Gand, Florence, Jérusalem... Pas à cause de ses gratte-ciel, mais parce que je l’ai reçue comme ça, telle qu’elle est.

Villes hautes, villes plates, le coup de foudre frappe où il veut. Je me mets à l’aise dans mes contra-dictions. Pékin est à ras de plaine, comme Londres et Marrakech. Je ne voudrais pas qu’elle fût autrement. Dans toute ville, je me sens empereur, ou architecte — ce qui revient au même —, je tranche, je décide, j’arbitre, je condamne,

et ressemble en cela à mes conci-toyens : chacun fait de son goût la règle. Mais je tempère cette intolérance par la constance dans l’infidélité : j’aime la ville où je suis, si je l’aime. Une fois pour toutes.

Est-ce parce que j’habite Paris ? Paris me plaît changeante. Du moins quand mon goût accepte qu’elle change — par exemple, je trouve imbécile et coupable la destruction des pavillons Baltard. Je m’inquiète pour la gare d’Orsay. Le saccage de la rue Barbet-de-Jouy me navre. L’avenue Paul Doumer me soulève le cœur. Les projets monumentaux dont on veut affubler le rond-point des Champs-Élysées sont hideux. L’architecture officielle française barbote dans la laideur, et la laideur médiocre. L’Institut est la signature des cancres. J’applaudirai le ministre qui commencera par faire sauter l’École des beaux-arts, avec un petit regret que ne sautent pas, avec, ceux qui y logent.

La querelle des tours me rappelle un débat passionné, chez Pierre Salinger, à Beverly Hills, un soir de novembre 1967. On y discutait d’urbanisme et s’y opposaient, avec l’âpreté qu’on devine, partisans de l’architecture verticale et partisans de l’hori-zontale. Chacun pour se plaindre de son propre environnement. Ceux de San Francisco déploraient l’entassement des immeubles sur leur étroit rocher — San Francisco est la plus exiguë des grandes villes américaines — et l’obligation où ils étaient de chercher de la

place à cent mètres du sol. Ils attribuaient au mode de vie qui en découlait les progrès de la crimi-nalité — les femmes ne sortent pas après vingt et une heures —, l’aigreur des relations humaines, la fatigue molle des fins de journée. Ceux de Los Angeles décrivaient l’immense ennui de la ville sans repères, sans frontières. Avec une bonne voiture, on n’en fait pas le tour en un jour. Les boulevards ont trente, quarante kilomètres de long. Un promeneur passe pour fou ou suspect : tout policier consciencieux lui deman-dera ses papiers. La crainte des tremblements de terre aidant, Los Angeles n’a édifié que quelques tours, çà et là. Ses maisons basses, souvent individuelles, séparées par des jardins, vont de l’Océan aux montagnes Rocheuses, sur une superficie égale à la moitié de la Belgique. On ne se connaît pas dans le même quartier. D’ailleurs, il n’y a pas de quartier. Nul n’est le voisin de personne. On s’enferme la nuit, de peur des voleurs. Toute ombre est ennemie. Huit millions d’habitants solitaires cultivent leurs fleurs et leurs psychoses. San Francisco ou Los Angeles ?

Paris n’en est pas là. La tour Montparnasse ne met pas en cause la civilisation. On aurait volé les tours de Notre-Dame que le mal eût été mince. Je les ferais plutôt raser ! M. Pompidou les voudrait plus hautes ? Comme il est difficile de s’entendre ! L’essentiel est que l’art se sente libre d’imaginer et de bâtir.

L’art, oui, mais les promoteurs ?

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Le plan-masse de la Défense respectait la perspective des Tuileries et de l’Arc de triomphe. Ce sont des dérogations par-dessous la table qui ont gâché un beau projet et, bien pis, un admirable site. La beauté est un art de vivre. L’argent, hélas, se moque de l’art et de la vie.

François Mitterrand, La Paille et le grain, Paris, Flammarion, 1975.

Robert AuzelleOui, mais…1975

J’ai déjà montré que les meilleures densités résultaient d’une occupa-tion du sol par des immeubles de quatre à cinq étages car l’écarte-ment entre les bâtiments restait raisonnable1. Malgré l’évidence de ce graphique, on2 ne veut voir dans l’immeuble en hauteur que l’intérêt immédiat de la densité pour le terrain du promoteur sans prendre en considération l’ensemble de l’environnement. Or, si l’on souhaite que les tours ne se nuisent pas les unes les autres, il faut bien respecter certaines règles d’écartement. Et l’application de ces règles fait qu’en définitive, il eût été possible, sur une surface d’une certaine importance, de produire le même nombre de mètres carrés utilisables avec un immeuble de cinq ou six planchers.

[…] Une comparaison peut être faite en prenant la tour Montparnasse qui a été justement implantée dans un quartier urbain dont l’adaptation reste à parfaire, alors que ce n’est pas le cas de la Défense où la multiplica-tion des infrastructures justifie la densité. Nous pouvons supposer que la grande plate-forme sur laquelle elle se dresse supporte

un immeuble de six planchers par exemple. Dans le milieu du grand rectangle de 91 m de large sur 225 m de long, un système de deux tapis roulants de 90 m de long assure les translations mécaniques de la majorité des déplacements au niveau 3. Cette fente longitudinale est éclairée par un jour zénithal qui offre en outre l’éclairement des deux derniers étages. Les quatre surfaces de bureaux ainsi délimitées bénéficient de patios entièrement ouverts ou demi-fermés à certains niveaux suivant les orientations. Ces patios permettent l’éclairage zénithal des espaces paysagers des premiers niveaux, le premier ou le deuxième suivant les dispositions adoptées.

Les circulations verticales sont assurées en trois points par des escalators et des ascenseurs pour l’ensemble de l’immeuble et les communications avec les stationnements.

Les arrivées dans l’immeuble se font au milieu des quatre côtés du rectangle pour les visiteurs venant de l’extérieur.

L’esquisse (p. 50) montre que les surfaces utilisables cumulées pour les six niveaux sont légèrement supérieures aux surfaces utilisables des cinquante-six niveaux de la tour3. Il est certain qu’il ne s’agit là que d’une première approximation

1. R. Auzelle, Techniques de l’urbanisme, PUF, Que sais-je ? 1953.2. « On » : les maîtres du capital, les agents et les porteurs d’« idéologie ».

3. Comparaison entre tour et immeuble bas. Tour : hauteur au-dessus du niveau des rues, 200 m. Planchers hors œuvre, 114 000 m2, dont bureaux 78 000 m2, in

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mais il m’a semblé intéressant de présenter cette démonstration qui a le mérite de faire image et, en conséquence, d’obliger à une réflexion plus poussée sur le bien-fondé de la conception des tours.

Pour terminer, je rappellerai […] les trois raisons qui justifient la construction des tours. Elles sont de trois ordres : raisons de prestige, raisons de financement, raisons de précarité. Ces raisons sont liées à la nature même de la tour, édifice isolé, élevé, prestigieux.

Raisons de prestigeLe culte de la puissance technique est aujourd’hui plus profond peut-être que la diversité des idéologies ou que toute culture traditionnelle ; la concurrence entre les peuples, qui n’a jamais été plus vive, ne trouve de meilleur champ d’expression que dans le domaine du mythe et celui de l’économie.

Raisons de financementConstruire une tour exige un effort financier important certes, mais cet effort peut être prévu et programmé avec précision, d’où une autonomie d’action, une autonomie dans le planning de chantier ce qui est une condition majeure de réussite.

Mettant le réalisateur, quel qu’il soit, face à des responsabi-

Le Moniteur, 11 décembre 1971.Immeuble bas : hauteur au-dessus du niveau des rues, 24 m. Planchers hors œuvre : 117 500 m2, dont bureaux 94 000 m2 environ, in L’Architecture d’aujourd’hui, mars–avril 1975.

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Les auteurs sur la hauteur

James Graham BallardUne psychopathologie vraiment « libérée »1975

À huit heures, Laing se mit en route pour la faculté. L’ascenseur était plein de débris de verre et de boîtes de bière. Une partie du tableau de commande avait été endommagée dans le but évident d’empêcher les locataires d’en bas d’appeler la cabine. Laing se retourna dans le parking pour regarder l’immeuble une dernière fois. Il savait qu’il laissait derrière lui une partie de son cerveau. Le monde au-delà de la tour semblait appartenir à une sorte de rêve. En marchant le long des couloirs déserts de la faculté, il éprouva quelque peine à remettre en place dans son esprit chaque bureau, chaque amphithéâtre. Il passa dans les salles de dissection du département d’anatomie, longea les tables de verre, observa les cadavres partiellement découpés. L’amputation régulière par les groupes d’étudiants des membres, des thorax, des têtes et des abdomens, qui réduirait en fin de trimestre chaque corps à un sac d’os muni d’une plaque d’identi-fication, reproduisait idéalement le processus d’érosion du monde autour des quarante étages de l’immeuble.

Laing donna normalement son cours, déjeuna au réfectoire en compagnie de ses collègues, mais à chaque instant il repensait à la tour, à cette boîte de Pandore

lités financières globales bien déterminées, l’unité de chantier-tour permet une saisie d’ensemble de toutes les conséquences des décisions prises : prévisions concernant le rythme de dévelop-pement de la firme, conjoncture internationale et opportunité. Ce qui n’exclut pas, évidemment, des risques d’appréciation erronée : certains buildings new-yorkais par exemple ont souffert de la Dépression de 1929.

La précaritéCette troisième raison fondamen-tale résulte de l’autonomie du building isolé et de la souplesse de ses modalités de financement. Ce qui fait qu’en définitive, il peut être aisément détruit et reconstruit. Il n’est pas inutile d’insister sur ce phénomène car, en Europe, on a trop souvent tendance à construire pour l’éternité. New York est une ville en constante mutation et en perpétuel renouvellement ; et il en va de même dans les autres villes américaines.

Il est incontestable que ce que l’on appelle parfois le tissu urbain se renouvelle morceau par morceau et que l’immeuble tour présente à ce point de vue le même avantage que l’immeuble classique.

Ci-contre: Plan-masse de l’ensemble Maine-Montparnasse (haut) ; proposition de Maine-Montparnasse par Auzelle et Patriotis pour une hauteur maximale de six étages en remplacement de la tour Maine-Montparnasse (bas).

Et comme longtemps après l’Amérique, les autres pays sont enfin équipés pour financer, concevoir et réaliser des tours, on en construit partout sans réfléchir suffisamment à ce qui les justifie.

Il est certes des cas où la construction en hauteur constitue la meilleure réponse aux intentions du promoteur, au programme, aux données du milieu physique, aux impératifs financiers et aux contraintes techniques de toutes natures et qu’elle s’intègre dans un ensemble conçu spécialement à cet effet. Mais ce n’est pas toujours le cas et il m’a semblé important d’attirer l’attention sur ce point.

L’Architecture d’aujourd’hui, mars– avril 1975.

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nouvelle race qui ne voyaient aucun inconvénient à vivre dans un paysage anonyme de béton et d’acier, qui ne cillaient pas devant l’invasion de leur vie privée par des officines gouver-nementales et des organismes de classement de fiches et d’analyses de données — mieux : qui accueillaient peut-être favorablement ces manipulations invisibles, certains de pouvoir les utiliser à leurs propres fins. Ils étaient les premiers à maîtriser un nouveau mode d’existence du XXe siècle finissant. L’écoulement rapide des amitiés et connais-sances, l’absence de contact réel avec autrui avaient tout pour les satisfaire ; l’autonomie de leurs existences était complète puisque, n’ayant besoin de rien, ils n’étaient jamais déçus.

D’un autre côté, leurs besoins réels se feraient peut-être sentir par la suite. À mesure que la vie dans l’immeuble deviendrait plus aride et plus dénuée de sentiment, l’éventail des possibilités qu’elle offrait s’élargirait. Grâce à l’efficacité du mode de vie qu’elle engendrait, la tour supportait, si l’on ose dire, l’ensemble de l’édifice social et en assurait à elle seule le fonctionnement. Pour la première fois dans l’histoire, il devenait inutile de réprimer les compor-tements asociaux, et les gens se trouvaient libres d’explorer tranquillement leurs déviations et leurs fantasmes. C’est sur ce terrain que se développeraient les aspects les plus intéressants, et les plus importants, de

l’existence des habitants. Bien à l’abri dans la coque de leur immeuble comme les passagers d’un long-courrier branché sur le pilote automatique, ils seraient libres de se conduire comme ils le voudraient, libres d’explorer les recoins les plus sombres qu’ils pourraient découvrir. De bien des manières, la tour représentait l’achèvement de tous les efforts de la civilisation technologique pour rendre possible l’expression d’une psychopathologie vraiment « libérée ».

J. G. Ballard, IGH, traduit de l’anglais par Robert Louis, Paris, Denoël, 2006. Titre original High Rise, 1975.

dont les mille couvercles un à un allaient s’ouvrir de l’intérieur. Les occupants vainqueurs, ceux qui s’étaient le mieux adaptés à cette forme de vie, n’étaient ni les pilotes de ligne ou les techniciens des bas niveaux, ni les épouses mal embouchées des riches conseillers financiers des sommets ; non, bien que ces gens parussent au premier regard responsables de toutes les tensions, les vrais coupables étaient ceux qui ne demandaient rien à personne, les habitants bien tranquilles comme le chirurgien-dentiste Steele et sa femme. Un nouveau type social allait naître dans la tour, une personnalité nouvelle, plus détachée, peu acces-sible à l’émotion, imperméable aux pressions psychologiques de la vie parcellaire, n’éprouvant pas un grand besoin d’intimité : une machine d’une espèce perfec-tionnée qui tournerait fort bien dans cette atmosphère neutre.

L’habitant satisfait de ne rien faire sinon rester assis dans son appartement trop coûteux, regarder la télévision avec le son baissé et attendre que le voisin fasse un faux pas.

Les récents incidents de la tour n’avaient-ils représenté, de la part de Wilder et de son clan, qu’une ultime tentative de rébellion contre le déroulement implacable de cette logique ? Malheureusement, ils n’avaient guère de chance de réussir, car leurs adversaires étaient des gens satisfaits de leur vie dans la tour, des représentants d’une

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Les auteurs sur la hauteur

Rem KoolhaasUn nouveau chapitre dans l’histoire des gratte-ciel1992

Jean Nouvel a présenté son projet [de tour Sans Fins] comme contextuel mais je ne peux penser à la Défense comme contexte. J’admire la Défense en tant qu’ensemble urbain, avec ses qualités diverses, positives ou négatives. Globalement, on peut dire que la Défense a sauvé Paris, qu’elle compose malgré tout un ensemble cohérent du point de vue de l’architecture, qu’elle est un projet clé pour comprendre les années cinquante et soixante... C’est un quartier passionnant mais qui offre un contexte très étiolé. Le projet de Jean Nouvel pose la question de savoir à quel point un gratte-ciel peut être contextuel. J’ai écrit un livre sur New York où je développe la thèse qu’un « gratte-ciel contextuel » est une contradiction dans les termes : un gratte-ciel, c’est d’abord une sculpture autonome qui n’a rien à faire avec la ville. Surtout en Europe.

Jean Nouvel a eu de la chance dans la mesure où l’environne-ment du projet était tellement bizarre, le terrain si isolé et aigu, que ce geste-là à cet endroit-là permettait de sauver le lieu, d’inclure ce territoire dans la ville. Dans ce sens, bien qu’il ne suive pas une logique contextuelle, il a un effet très contextuel. Par

le simple fait d’imaginer à cet endroit un projet comme celui-là. Par exemple, la tour Eiffel est imbriquée dans une situation formelle qui la rend contextuelle, qui crée un contexte. Avec la tour Eiffel, l’effet est évident car tous les alignements sont corrects. Mais la tour Sans Fin porte sur un îlot perdu, dépourvu de cette logique architecturale ou urbaine qui aide à imaginer un projet : tous les autres projets, qui se voulaient contextuels, créant des axes avec la Grande Arche, la tour Eiffel ou l’Arc de triomphe, n’ont trouvé aucune solution satisfaisante. Celui-ci impose son propre contexte et, dans ce sens, il est très réussi.AA : Qu’entendez-vous ici par « contexte » ?RK : Une architecture contextuelle suppose la mise à jour des données de l’environnement, la découverte des lignes de compo-sition qui obéissent à ces données. Dans le cas du Triangle de la Folie, il y a un double environnement, celui de Courbevoie et celui de la Défense, deux contextes différents et contradictoires. Un gratte-ciel, par sa masse critique, n’est pas assez manipulable pour s’insérer avec délicatesse dans des sites aussi difficiles que ceux-là. La contextualité classique, celle d’un bâtiment qui crée des liens avec ce qui l’entoure, était donc interdite au projet. Et la tour Sans Fins rompt effectivement avec son environnement, d’autant plus nettement qu’elle est vingt fois plus haute que les constructions

environnantes. Pourtant, elle est bien implantée. Toute la qualité du projet réside dans la subtilité avec laquelle il s’implante dans un site impossible. Site absurde, à côté de la Défense, inaccessible à cause des voies ferrées, étroit avec un programme très lourd, toutes conditions qui ne peuvent être surmontées que par un choix extrémiste. Je trouve son projet d’implantation très beau car il n’a pas cherché à confronter sa tour à la ville d’une façon classique mais, au contraire, il a voulu intégrer toute l’infrastructure existante en proposant une sorte de système biologique capable de faire sortir de terre cette tour incroyable.AA : Le discours sur le rapport avec l’Arche et avec la Défense ne vous semble pas convaincant ?RK : Ce qui est convaincant, ce n’est pas le discours mais l’objet, qui est extraordinaire, avec sa façon de pousser hors de terre et de s’élancer. Le discours est destiné à gagner le concours. La réalité, c’est le désir de jouer avec le mythe de la hauteur, de l’extrême. De rivaliser avec la tour Eiffel. Toutes ambitions inavoua-bles dans le contexte intellectuel actuel.

« Tour Sans Fins », L’Architecture d’aujourd’hui, tiré à part, 1992.

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Rem KoolhaasBigness, ou le problème de la grande taille (1994)

Double page de S,M,L,XL publié par The Monacelli Press (New York, 1995)

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Rem KoolhaasBigness, ou le problème de la grande taille (1994)

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Rem KoolhaasBigness, ou le problème de la grande taille1994

Traduit de l’anglais par Françoise Fromonot.

Au-delà d’une certaine échelle, l’architecture acquiert les propriétés de la Bigness. La meilleure raison de s’attaquer à la Bigness est celle que donnent les grimpeurs du mont Everest : « parce que c’est là ». La Bigness est le comble de l’architecture.

Il semble incroyable que la taille d’un bâtiment incarne à elle seule un programme idéologique, indépendant de la volonté de ses architectes.

Parmi toutes les catégories possibles, la Bigness ne semble pas mériter de manifeste ; discréditée en tant que problème intellectuel, elle est apparemment en voie d’extinc-tion — comme le dinosaure — du fait de sa maladresse, de sa lenteur, de sa raideur, de sa difficulté. Pourtant, elle seule fomente le régime de complexité qui mobilise la pleine intelligence

de l’architecture et de ses champs connexes.

Il y a cent ans, une génération d’avan-cées conceptuelles et de technologies complémentaires a déchaîné un big-bang architectural. En rendant les circulations aléatoires, en court-circui-tant les distances, en artificialisant les intérieurs, en réduisant la masse, en étirant les dimensions et en accélérant la construction, l’ascenseur, l’électricité, la climatisation, l’acier et, finalement, les nouvelles infrastructures ont entraîné des mutations en chaîne induisant une autre espèce d’archi-tecture. Les effets combinés de ces inventions ont engendré des structures plus hautes et plus profondes — plus grosses [bigger] — que jamais avec, en parallèle, un potentiel de réorganisa-tion du monde social, une programma-tion immensément plus riche.

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57Koolhaas : Bigness, ou le problème de la grande taille

Théorèmes

Initialement alimentée par l’énergie irréfléchie du pur quantitatif, la Bigness a été durant près d’un siècle une condition presque sans penseurs, une révolution sans programme.

New York Délire en contenait une « théorie » latente basée sur cinq théorèmes.

1. Au-delà d’une certaine masse critique, un bâtiment devient un Gros Bâtiment. Une telle masse ne peut plus être contrôlée par un seul geste architec-tural, ni même par une combinaison de gestes architecturaux. Cette impossibilité déclenche l’autonomie de ses parties, mais ce n’est pas la même chose que la fragmentation : les parties restent soumises au tout.

2. L’ascenseur — par sa capacité à établir des connexions mécaniques plutôt qu’architecturales — et la famille d’inventions qui lui sont liées, ont annulé le répertoire classique de l’archi-tecture. Les problèmes de composition, d’échelle, de proportion, de détail sont désormais caducs.

L’« art » de l’architecture est inutile dans la Bigness.

3. Dans la Bigness, la distance entre le noyau et l’enveloppe augmente

à un point tel que la façade ne peut plus révéler ce qui se passe au dedans. L’« honnêteté » attendue des humanistes est condamnée : les architectures intérieure et extérieure deviennent des projets séparés, l’une traitant de l’instabilité des besoins programmatiques et iconographiques, l’autre — l’agent de désinforma-tion — offrant à la ville la stabilité apparente d’un objet. Alors que l’architecture révèle, la Bigness brouille ; elle transforme le résumé de certitudes qu’est la ville en une accumulation de mystères. Ce que l’on voit n’est plus ce que l’on a.

4. Par leur seule taille, ces bâtiments entrent dans un domaine amoral, par-delà le bien et le mal. Leur impact est indépendant de leur qualité.

5. Conjointement, toutes ces ruptures — avec l’échelle, avec la composition architecturale, avec la tradition, avec la transparence, avec l’éthique — impli-quent la rupture finale, la plus radicale : la Bigness n’appartient plus à aucun tissu urbain. Elle existe ; tout au plus, elle coexiste. Son message implicite est : « nique le contexte » [Its subtext is fuck context].

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Modernisation

En 1978, la Bigness semblait être un phénomène du et pour le(s) Nouveau(x) Monde(s). Mais, dans la seconde moitié des années quatre-vingt, se multipliè-rent les signes qu’une nouvelle vague de modernisation allait envahir — sous forme plus ou moins camouflée — le Vieux Monde, provoquant sporadique-ment de nouveaux commencements jusque sur le continent « fini ».

Vu depuis l’Europe, le choc de la Bigness nous a forcés à rendre explicite dans notre travail ce qui était implicite dans New York Délire.

La Bigness devint doublement polémique, en défiant à la fois les tentatives antérieures d’intégration et de concen-tration et les doctrines contemporaines qui interrogent la possibilité d’une Totalité et d’une Réalité comme catégories viables et se résignent à une désagrégation et à une dissolution supposées inévitables de l’architecture.

Les Européens avaient dépassé la menace de la Bigness en la théorisant au-delà de son point d’application. Leur contribution avait été le « cadeau » de la mégastructure, sorte de support technique englobant et permettant tout, qui remettait finalement en question le statut du bâtiment individuel : une Bigness sans le risque, puisque ses implications profondes excluaient sa concrétisation. L’urbanisme spatial de Yona Friedman (1958) en était

l’emblème : la Bigness flotte sur Paris comme une couverture métallique de nuages, promesse d’une rénovation potentielle, illimitée mais vague, de « tout » [everything], mais sans jamais atterrir, sans jamais rien affronter, sans jamais revendiquer sa place légitime — la critique comme décoration.

En 1972, Beaubourg — le grenier platoni-cien — avait offert des espaces où « tout » [anything] était possible. On démasqua la flexibilité résultante, révélant qu’elle imposait une moyenne théorique aux dépens tout à la fois du caractère et de la précision — l’entité au prix de l’identité. D’une manière perverse, son aspect purement démonstratif l’empêchait d’accéder à l’authentique neutralité obtenue sans effort par le gratte-ciel américain.

La génération de Mai 68, ma généra-tion — suprêmement intelligente, bien informée, traumatisée à juste titre par des cataclysmes choisis, franche dans ses emprunts aux autres discipli-nes — fut tellement marquée par l’échec de ce modèle, et d’autres semblables, de densité et d’intégration — par leur insensibilité systématique à l’égard du particulier —, qu’elle mit en avant deux lignes de défense majeures : le démantèlement et la disparition.

Dans la première, le monde est décomposé en fractales d’unicités incompatibles, chacune étant prétexte à une désintégration plus poussée du tout : un paroxysme de fragmentation

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59Koolhaas : Bigness, ou le problème de la grande taille

qui transforme le particulier en système. Derrière cette désintégration du programme en particules fonctionnelles les plus petites possibles, pointe la revanche perversement inconsciente de la vieille doctrine fonctionnaliste, qui conduit implacablement le contenu du projet — sous couvert d’un feu d’artifice de raffinement intellectuel et formel — vers la débandade du diagramme, doublement décevant puisque son esthétique suggère la riche orchestration du chaos. Dans ce paysage de démembrement et de faux désordre, chacune des activités est mise à sa place.

Les hybridations/proximités/frictions/recouvrements/superpositions de programme possibles dans la Bigness — en fait, l’ensemble du dispositif de montage inventé au début du siècle pour organiser des relations entre des parties indépendantes — sont maintenant défaits par une partie de l’avant-garde actuelle, dans des compositions d’une pédanterie et d’une rigidité presque risibles derrière leur extravagance apparente.

La seconde stratégie, la disparition, transcende la question de la Bigness — de la présence massive — par un engagement tous azimuts dans la simulation, la virtualité, l’inexistence.

Une mosaïque d’arguments braconnés depuis les années soixante chez les sociologues américains, les idéologues, les philosophes, les intellectuels français, les cybermystiques, etc., suggère que

l’architecture sera le premier « solide soluble dans l’air », sous les effets conju-gués des tendances démographiques, de l’électronique, des médias, de la vitesse, de l’économie, des loisirs, de la mort de Dieu, du livre, du téléphone, du fax, de la richesse matérielle, de la démocratie, de la fin des Grands Récits…

Devançant la disparition véritable de l’architecture, cette avant-garde fait ses expériences avec la virtualité, réelle ou simulée, et récupère, au nom de la modestie, son ancienne toute-puissance dans le monde de la réalité virtuelle (où le fascisme peut être poursuivi en toute impunité ?).

Maximum

Paradoxalement, la Totalité et la Réalité ont cessé d’exister comme entreprises possibles pour l’architecte, précisément lorsque l’approche de la fin du deuxième millénaire vit une ruée effrénée vers la réorganisation, la consolidation, l’expansion, la revendication bruyante de la méga échelle. Engagée ailleurs, une profession tout entière fut finalement incapable d’exploiter les événements économiques et sociaux dramatiques qui, si elle les avait affrontés, auraient pu restaurer sa crédibilité.

L’absence de théorie de la Bigness — quel est le maximum que l’architecture puisse faire ? — est la faiblesse la plus débilitante de l’architecture. Sans elle, les architectes sont dans la position des créateurs de Frankenstein : les instiga-

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teurs d’une expérience partiellement réussie dont les résultats leur échappent et qui sont de ce fait discrédités.

Parce qu’il n’y a pas de théorie de la Bigness, nous ne savons que faire d’elle, nous ne savons pas où la mettre, nous ne savons pas quand l’utiliser, nous ne savons pas la planifier. Les grosses bêtises sont notre seul lien avec la Bigness.

Pourtant, en dépit de son nom idiot, la Bigness est un domaine théorique pour cette fin de siècle* : dans un paysage de désarroi, de déliaison, de dissociation, de démentis, son attrait tient à sa capacité potentielle à reconstruire la Totalité, à ressusciter la Réalité, à réinventer le collectif, à réclamer le maximum de possibles.

Ce n’est que par elle que l’architecture peut se dissocier des mouvements artistiques/idéologiques exsangues, le modernisme et le formalisme, pour retrouver son rôle instrumental de vecteur de la modernisation.

La Bigness reconnaît les difficultés de l’architecture telle que nous la connaissons, mais elle ne les compense pas à l’excès en régurgitant encore plus d’architecture. Elle propose une économie nouvelle où le « tout est architecture » n’est plus, mais où une position stratégique se regagne par le repli et le regroupement, laissant aux forces ennemies le reste d’un territoire contesté.

Début

La Bigness détruit, mais elle constitue aussi un nouveau départ. Elle peut ré-assembler ce qu’elle casse.

Paradoxalement, en dépit des calculs que demande sa conception — en fait, grâce à ses rigidités mêmes —, elle est la seule architecture qui machine l’imprévisible. Au lieu de respecter la coexistence, elle dépend de régimes de libertés, de l’assemblage d’un maximum de différences.

Seule la Bigness peut sustenter une prolifération confuse d’événements au sein d’un même contenant. Les straté-gies qu’elle développe visent à organiser tout à la fois leur indépendance et leur interdépendance au sein d’une entité plus vaste, en une symbiose qui exacerbe la spécificité plus qu’elle ne la compromet.

Par la contamination plutôt que par la pureté, et par la quantité plutôt que par la qualité, seule la Bigness peut nourrir des relations authentiquement nouvelles entre des entités fonction-nelles qui amplifient leurs identités plutôt qu’elles ne les restreignent. L’artificialité et la complexité de la Bigness libèrent la fonction de son armure défensive pour permettre une sorte de liquéfaction ; les éléments du programme réagissent entre eux pour créer de nouveaux événements — la Bigness revient à un modèle d’alchimie programmatique.

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À première vue, les activités amassées dans sa structure exigent d’interagir, mais elle les maintient également disso-ciées. Comme des barres de plutonium dont le degré d’immersion retarde ou favorise une réaction nucléaire, elle régule les intensités de la coexistence programmatique.

Bien qu’elle représente l’esquisse d’une intensité perpétuelle, la Bigness offre aussi des degrés de sérénité et même de douceur. On ne peut tout simplement pas animer intentionnelle-ment sa masse entière. Son immensité épuise le besoin compulsif qu’a l’archi-tecture de décider et de définir. Des pans entiers seront délaissés, exemptés d’architecture.

Équipe

C’est dans la Bigness que l’architecture devient simultanément la plus et la moins architecturale : la plus architec-turale en raison de l’énormité de l’objet ; la moins architecturale par sa perte d’autonomie — elle devient l’instrument d’autres forces, elle (ça) dépend.

La Bigness est impersonnelle : l’architecte n’est plus condamné au vedettariat.

Même lorsqu’elle pénètre dans la stratosphère de l’ambition architectu-rale — le pur frisson de la mégaloma-nie — la Bigness ne peut advenir qu’au prix d’un renoncement au contrôle, d’une métamorphose. Elle suppose un réseau de cordons ombilicaux la

reliant à d’autres disciplines dont la performance est aussi critique que celle de l’architecte : comme des alpinistes attachés les uns aux autres par des cordes de survie, les faiseurs de Bigness forment une équipe (un mot absent du débat architectural de ces quarante dernières années).

Par-delà la signature, la Bigness signifie une capitulation face aux technologies ; face aux ingénieurs, aux entreprises, aux fabricants, aux politiques ; face aux autres. Elle promet à l’architecture une sorte de statut post-héroïque, un réalignement avec la neutralité.

Bastion

Si la Bigness transforme l’architecture, son accumulation engendre une nouvelle espèce de ville. L’extérieur de la ville n’est plus le théâtre collectif où « ça » se passe ; il ne reste plus de « ça » collectif. La rue est devenue un résidu, un dispositif organisateur ; un simple segment du plan métropolitain continu où les vestiges du passé affrontent les équipements du nouveau en un blocage difficile. La Bigness peut exister n’importe où sur ce plan. Elle est non seulement incapable d’établir des relations avec la ville classique — tout au plus, elle coexiste — mais la quantité et la complexité des équipements qu’elle offre la rendent urbaine en soi.

La Bigness n’a plus besoin de la ville : elle fait concurrence à la ville, elle représente la ville ; ou mieux encore, elle est la ville.

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N.D.T. :« Bigness, or the Problem of Large » a été écrit en 1994, année de consécration pour Rem Koolhaas. À tout juste cinquante ans, il terminait le quartier Euralille et son gigantesque Congrexpo. Le musée d’Art moderne de New York lui dédiait une importante rétrospective (OMA at MoMA) qui devait coïncider avec la publi-cation de S,M,L,XL. Cette monumentale monographie, conçue avec le graphiste canadien Bruce Mau, regroupe les travaux de l’architecte depuis New York Délire (1978). Sa parution fut finalement reportée à l’année suivante, mais plusieurs revues

publièrent en avant-première des commentaires et des traductions de certains textes théoriques du livre, parmi lesquels « Bigness ». À New York, ANY Magazine consacra à l’événement un numéro spécial (« The Bigness of Rem Koolhaas — Urbanism vs Architecture »), tandis qu’en Europe, Domus (octobre 1994) publiait « Bigness » en italien.

Les heurts et l’ironie du ton, la compacité de certaines expressions en rendent délicate la traduction. Cette version a cherché à en respecter la syntaxe originale jusque dans la rudesse

Si l’urbanisme fabrique du potentiel et si l’architecture l’exploite, la Bigness recrute la générosité de l’urbanisme contre la mesquinerie de l’architecture.

Bigness = urbanisme contre architecture.

Par son indépendance même vis-à-vis du contexte, la Bigness est la seule archi-tecture qui puisse survivre à la condition désormais globale de la table rase, et même en tirer parti : elle ne s’inspire pas de présupposés trop souvent pressés jusqu’à leur dernière goutte de sens ; elle gravite de manière opportuniste vers des emplacements chargés d’une promesse infrastructurelle maximale ; elle est finalement sa propre raison d’être*.

Malgré sa taille, elle est modeste.

La totalité de l’architecture, la totalité du programme, la totalité des événements ne seront pas avalées par la Bigness. Beaucoup de « besoins » sont trop flous, trop faibles, trop peu respectables, trop provocants, trop secrets, trop subversifs, trop faibles, trop « rien » pour faire partie de ses constellations. La Bigness est le dernier bastion de l’architecture — une contraction, une hyper-architecture. Ses contenants seront les monuments d’un paysage post-architectural — un monde dont l’architecture a été raclée comme est raclée la peinture sur les tableaux de Richter : inflexible, immuable, définitif, à jamais là, engendré par un effort surhumain. La Bigness cède le terrain à l’après-architecture.

© 1994 Rem Koolhaas

*En français dans le texte.

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délibérée de certains passages. Le mot Bigness n’a pas été traduit : Grandeur aurait été trop équivoque, Grosseur trop concret, Grande Dimension trop connoté. Conserver le terme anglais accusait la tension entre l’abstraction du phénomène décrit (revendiqué ?) et la volonté attestée par la majuscule d’en personnifier le caractère vaguement monstrueux. Il a été féminisé, comme les substantifs anglais en -ness lorsqu’ils deviennent en français des mots en -eur,

-esse, -itude ou -ité.Ce texte était jusqu’ici resté inédit

en français, en tout cas dans sa version intégrale. Curieuse lacune puisqu’on y

trouve l’explication du fameux « fuck context », souvent brandi en France pour résumer, et condamner, les positions de l’architecte néerlandais sur la ville. Voilà donc le slogan replacé dans son contexte. Koolhaas, on le sait, fut journaliste et scénariste avant d’entamer ses études d’architecture à la fin des années soixante. « Bigness » fait coïncider la théorie d’un architecte avec l’ambition d’un auteur : articuler un ensemble de réflexions programmatiques sous une forme dense et énigmatique, capable de provoquer des interprétations plus instables et plus larges — bigger — que la somme de ses arguments. F.F.

Double page de S,M,L,XL publié par The Monacelli Press (New York, 1995) : la tour Eiffel sur le plan ovoïde du Congrexpo d’Euralille.

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L’American Center en 1994.Photo : Valéry Didelon

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À l’automne 2006, l’annonce de la prochaine construction d’un bâtiment de Frank Gehry dans le Jardin d’Acclimatation à Paris a fait grand bruit1. Pour donner la mesure de l’événement et souligner le retour de la capitale dans la compétition mondiale que se livrent les villes, la presse unanime a énuméré les spectaculaires réalisations de l’architecte californien à travers les continents, de Bilbao à Los Angeles. Curieusement, ni l’architecte, ni son commanditaire, ni les journalistes n’ont jugé bon de faire référence au premier bâtiment construit au 51 rue de Bercy à Paris par Frank Gehry il y a une quinzaine d’années2. Comment l’expliquer si ce n’est par l’histoire tortueuse de cet édifice réalisé pour le compte de l’American Center au début des années quatre-vingt-dix et qui, depuis deux ans, accueille la Cinémathèque française ? Une telle omission mérite en tout cas quelques éclaircissements.

Enquêter sur un bâtiment de Frank Gehry pose certaines difficultés. L’architecte répète à qui veut l’entendre qu’il n’a pas de doctrine. Ainsi, est-on invité à juger sur pièce du talent de l’un des plus grands artistes américains vivants. L’histoire des styles peut être un temps utile. Moderne tardif au début de sa carrière, puis pop, et enfin déconstructiviste3 au tournant des années quatre-vingt-dix, Frank Gehry a baptisé sa première œuvre parisienne « Danseuse relevant son tutu ». Faut-il pour autant filer la métaphore et se contenter de disserter sur la composition et la plastique de

Valéry Didelon est architecte, enseignant

à l’Ensa de Nantes et critique d’architecture.

Il termine actuellement une thèse d’histoire de

l’art à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne sur la réception du livre de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven

Izenour, Learning from Las Vegas.

L’architecture de Frank Gehry est souvent envisagée du seul point de vue de son génie artistique. À l’issue d’une enquête menée sur les péripéties qui ont accompagné la reconversion du premier bâtiment qu’il a construit à Paris dans les années quatre-vingt-dix, nous revenons ici sur le rôle déterminant joué dans son devenir par ses maîtres d’ouvrage successifs.

Valéry DidelonLes tribulations du 51 rue de Bercy,

première œuvre de Frank O. Gehry à Paris

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l’édifice ? Doit-on s’en remettre à une analyse de ses secrets de fabrication en guise d’explication ? Ce pourrait être commode, mais cela ne rendrait à l’évidence pas compte de la complexité du processus qui a conduit à une reconversion si précoce pour un bâtiment contemporain. Ainsi, plutôt que de rabattre simplement l’œuvre sur son auteur, je m’intéresserai ici d’abord à ses destinataires successifs — l’actuel occupant et son commanditaire initial.

De Chaillot à TokyoLa Cinémathèque française est une association fondée à Paris en 1936 par Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry, avec pour objectif de conserver, montrer et enseigner le cinéma. Après diverses localisations dans Paris, elle s’installe en 1963 au palais de Chaillot qui abrite dès lors sa mythique salle de projection et plus tard son musée du Cinéma. En 1968, « l’affaire Langlois »4 révèle les contradictions de cet organisme privé qui sollicite l’aide financière de l’État mais lui refuse tout droit de regard sur ses activités. Après la mort de son fondateur, en 1977, la Cinémathèque semble sur la voie du déclin. Mais avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, Jack Lang à la tête du ministère de la Culture décide de relancer l’association et d’en faire une puissante et moderne institution de dimension internationale. Il imagine alors de regrouper dans un Palais de l’image : une Cinémathèque rénovée, la nouvelle École supérieure du cinéma et le Centre national de la photogra-phie. Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, suggère le Louvre que l’architecte I. M. Pei réaménage, mais le projet s’annonce trop onéreux et n’est pas retenu. En 1984, il est finalement décidé d’installer l’institution au palais de Tokyo, où trois salles de projection doivent être construites. En 1988, on entame d’importants travaux5, mais le projet de déménagement s’enlise progressivement, victime de la méfiance réciproque entre certains membres de l’association et l’administration publique.

Les alternances politiques ne facilitent rien, et c’est avec le retour des socialistes aux affaires, en juin 1997, que l’avenir de la Cinémathèque s’éclaircit à nouveau. Dans le cadre d’une réflexion d’ensemble sur les grands travaux, la nouvelle ministre de la Culture, Catherine Trautmann, entérine l’abandon du projet au palais de Tokyo. Le déménagement de la Cinémathèque reste cependant urgent car le 24 juillet 1997, un incendie ravage le toit du palais de Chaillot et les collections du musée du Cinéma sont sauvées in extremis. La ministre charge un spécialiste de l’économie du cinéma, Marc Nicolas, de trouver un endroit pour faire cohabiter les institutions rivales et antagonistes que sont les services des Archives du film et du dépôt légal, la Bibliothèque du film (Bifi) et la Cinémathèque. Assisté

1. Frank Gehry va construire le siège de la nouvelle Fondation Louis-Vuitton pour la création.

2. Le bâtiment ne figurait pas dans la liste des projets présentés lors de la grande exposition consacrée à Gehry par la Fondation Guggenheim en 2001 et 2002.

3. En 1988, Frank Gehry fut l’un des sept architectes présentés lors de l’exposition Deconstructivist Architecture au MOMA à New York.

4. Pour plus d’explications, voir Patrick Olmeta, La Ciné-mathèque française de 1936 à nos jours, CNRS éditions, Paris, 2000.

5. Sous la direction de l’archi-tecte Franck Hammoutène.

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de la Mission des grands travaux, il se met en quête d’un lieu dans Paris qui offre 15 000 à 20 000 mètres carrés utiles. Il visite un garage automobile, un site boulevard Raspail, le théâtre de la Gaîté lyrique et en avril 1998 à Bercy, un bâtiment flambant neuf, conçu par Frank Gehry pour l’American Center et abandonné deux ans plus tôt.

De Raspail à BercyLe Centre américain est une institution privée, elle aussi fondée au début des années trente. À l’époque, c’est un projet bien pensant, anticommuniste et prohibitionniste qui ambitionne de fournir aux jeunes Américains de Paris un lieu de rencontre et d’échange plus respectable que les cafés de Montparnasse. En 1934, un bâtiment construit par l’architecte américain Welles Bosworth est inauguré boulevard Raspail, à l’ombre d’un cèdre planté par Chateaubriand. Dans les années 1960, l’American Center connaît une atmosphère beaucoup plus dionysiaque et devient le point de ralliement des artistes, danseurs et musiciens d’avant-garde. Fréquenté par Hemingway et Gertrude Stein avant la guerre, il accueille plus tard les performances de John Cage, Samuel Beckett, Philip Glass, Steve Lacy ou Merce Cunningham.

Le Centre est à l’étroit depuis longtemps dans ses locaux du boulevard Raspail et après de nombreux projets d’extension avortés, décide en 1987 de déménager6. À l’issue d’une opération immobilière douteuse et décriée7, l’American Center réalise une belle affaire et récupère 220 millions de francs (33 millions d’euros) avec lesquels il compte se faire construire un nouveau bâtiment et redéployer ses activités.

La Ville de Paris lui cède pour un bon prix8 un terrain dans sa promet-teuse ZAC de Bercy. Henry Pillsbury, directeur exécutif de l’American Center, et Judith Pisar, vice-présidente du Centre, pilotent le déménagement et organisent une consultation opposant dix architectes américains9, dont Frank Gehry sort lauréat à l’été 1988. Celui-ci s’associe aussitôt avec l’agence parisienne Saubot & Julien, habituée à travailler avec des Américains. Côté maîtrise d’ouvrage, l’American Center s’assure les services d’un conseiller d’État, Daniel Janicot, qui l’aide à gérer son pécule. Celui-ci doit couvrir l’achat du terrain, la construction du nouveau bâtiment et les frais de démarrage du projet. L’enveloppe budgétaire confiée à Gehry est fixée à 85 millions de francs (13 millions d’euros).

Il se met au travail sur la base d’un premier programme et multiplie les avant-projets. Par son intermédiaire, un certain nombre de donateurs potentiels issus du milieu américain de l’art s’intéressent à l’affaire. Ils contribuent peu financièrement mais influencent la programmation qui prend progressivement de l’ampleur : grande salle d’exposition, théâtre

6. Pour de plus amples informations sur l’histoire de l’American Center, voir Nelcya Delanoë, Le Raspail Vert : l’American Center à Paris 1934–1994, Paris, Seghers, 1994.

7. C’est l’« affaire de l’Ame-rican Center ». Un mois avant sa vente, le terrain jusque-là non constructible le devient. Vendu à la Banque arabe internationale d’investissement pour 220 millions de francs, il est revendu aussitôt au Groupe des assurances nationales (GAN) avec une plus-value de 40 millions de francs. De permis de construire délivré puis annulé, en pétitions de riverains, l’affaire fait grand bruit. Finalement, le terrain accueillera la Fondation Cartier construite par l’ar-chitecte Jean Nouvel en 1994.

8. C’est-à-dire un peu plus de 5 millions d’euros.

9. Outre Gehry, sont consul-tés : R. Meier, E. L. Barnes, R. Venturi, C. Pelli, M. Graves, J. Polshek, Ch. Gwathmey, H. Hardy et le groupe Site.

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aux normes internationales, appartements de luxe pour loger les mécènes, etc. Le quatrième projet de Gehry est alors estimé à 125 millions de francs (19 millions d’euros), soit une augmentation de 50 % du budget. L’architecte refuse d’amender son projet et menace de se retirer s’il n’est pas suivi. Le conseil d’administration de l’American Center cède et engage tous ses fonds dans l’opération. Le conseiller d’État, qui désapprouve cette fuite en avant, jette l’éponge. Le permis de construire est déposé en avril 1990 et le chantier se déroule de mars 1991 à octobre 1993. Durant cette période, l’équipe du Centre s’installe dans un bâtiment temporaire qu’elle se fait bâtir, sur une petite parcelle louée à la Ville rue de Bercy, par l’architecte anglo-iranienne Nasrine Seraji10.

Le projet de Frank GehryLe bâtiment conçu par Gehry est inauguré en grande pompe le 7 juin 1994. Dans l’espoir de convaincre quelques donateurs, une fête somptueuse se tient dans le grand hall qui s’étend sur deux niveaux : au rez-de-chaussée, en connexion directe avec le parc et la rue de Bercy, et sur une vaste mezzanine. C’est moins un lieu de distribution que de réception et de représentation où le bâtiment se donne à voir en spectacle. Les volumes des espaces attenants s’y bousculent dans une savante mise en scène sous la lumière naturelle. Balcons, escaliers et passerelles complètent cette composition aux accents cubistes. Son caractère sculptural est renforcé par son habillage de pierre qui s’étend depuis l’extérieur. Le lobby reste spectaculaire, même s’il a été appauvri au cours du projet. Vide au cœur de l’îlot, il sépare en effet la partie logements et le centre culturel, et doit satisfaire une réglementation

10. Ce bâtiment tempo-raire, qui n’aura coûté à l’American Center que 4,5 millions de francs (687 000 euros), fut abondamment commenté dans la presse architecturale internationale jusqu’à sa destruction en 1994.

Maquette du projet réalisé, 1993. © CNAC

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incendie exigeante. La verrière qui le surmonte respecte donc les distances imposées et ne donne pas toute son ampleur au volume. L’escalier central du bâtiment, qui descend jusqu’à la mezzanine depuis les étages supérieurs, a dû être encloisonné. Les finitions laissent enfin à désirer, sacrifiées peut-être au grand geste de l’architecte.

Ce hall reste cependant un espace sensationnel, tout comme le théâtre à l’italienne auquel il permet d’accéder. Celui-ci occupe sur cinq niveaux toute la partie est de l’édifice. Il comprend une magnifique salle de 400 places avec balcons et régie à mi-hauteur, et une scène très haute et profonde. L’acoustique y est très bonne et la configuration d’ensemble permet une grande intimité entre le public et les comédiens ou danseurs. Pour concevoir cette salle sans équivalent à Paris, Gehry s’est inspiré du Joyce Theater, un ancien cinéma reconverti en théâtre pour la danse à New York. Le bâtiment compte également un espace polyvalent (black box) sous la mezzanine du hall d’accueil, une salle de projection sur son flanc ouest et une vaste galerie d’exposition au cinquième étage, éclairée zénithalement. Un certain nombre d’autres espaces complètent le centre culturel dont la superficie dépasse 9 000 mètres carrés. Sans oublier enfin le complexe résidentiel auquel on accède depuis la rue de manière totalement indépendante. Sur le parc, dans la structure que Frank Gehry appelle le pineapple, on trouve trois apparte-ments de grand standing destinés aux riches donateurs, que le Centre se réserve la possibilité de louer occasionnellement. À l’angle nord-ouest du

L’American Center en 1994.Photo : Valéry Didelon

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bâtiment, 23 deux-pièces sont voués à l’hébergement des artistes de passage. L’American Center se constitue là une réserve foncière qu’il compte pouvoir céder en cas de difficulté.

Le naufrage de l’American CenterL’American Center ferme définitivement ses portes le 12 février 1996, soit dix-huit mois après son inauguration, et cela, malgré un bilan culturel satis-faisant. Comment expliquer le naufrage soudain d’une institution présente à Paris depuis plus de soixante-dix ans, et qui devait écrire, dans ses locaux dessinés par Frank Gehry, une nouvelle page de son histoire ? On retiendra l’amateurisme de la direction au quotidien, la mauvaise gestion financière de l’opération et d’indéniables problèmes de conception de l’édifice.

L’équipe du Centre s’est en effet révélée trop peu nombreuse et pas assez compétente. Elle n’a pas su négocier le passage de la gestion familiale du bâtiment du boulevard Raspail au professionnalisme nécessaire pour faire fonctionner les 14 000 mètres carrés de la rue de Bercy. Avant même son ouverture, la programmation artistique est à la peine, comme en témoigne le licenciement de l’ensemble de ses responsables à la fin 1992. Quant à Henry Pillsbury, le principal artisan du déménagement, celui avec qui Frank Gehry est venu « danser », il sert de bouc émissaire et est écarté par le conseil d’administration du Centre dès son inauguration11.

À ce moment-là, l’American Center ne possède plus de réserves financières. L’achat du terrain à Bercy, la construction du bâtiment et les honoraires de l’architecte ont englouti les fruits de la vente des locaux boulevard Raspail. Le budget annuel de fonctionnement, autour de 35 millions de francs (5,3 millions d’euros), se révèle plus élevé que prévu et les recettes sont très insuffisantes. La librairie et le restaurant restent bruts de décoffrage car ils ne trouvent pas d’exploitants prêts à investir pour les équiper ; le manque à gagner est important pour le Centre. En l’absence de sponsor, la location des logements aux artistes ne démarre pas non plus ; pire, ceux-ci se dégradent rapidement faute d’être habités. Mais plus fondamentalement, le Centre, qui a toujours vécu de ses recettes et de dons, ne parvient pas à attirer les mécènes en ces temps de crise financière internationale.

Enfin, l’architecture du bâtiment pose un certain nombre de problèmes. L’édifice est trop grand, trop beau, il dépasse les ambitions de l’institution qu’il abrite. Agrandi au fil des esquisses, il a coûté cher à construire et coûte plus cher encore à faire fonctionner, autant chaque année que les dépenses de programmation artistique12. La surface utile est faible, rapportée à la surface construite. L’échelle du théâtre est mal maîtrisée, celui-ci est soit trop

11. Voir John Rockwell, “For the American Center in Paris, A New Home and a Bitter Dispute”, The New York Times, 1er décembre 1992.

12. C’est-à-dire 16,5 millions de francs (2,5 millions d’euros). Voir Harry Bellet, « L’American Center de Paris se trouve dans une situation critique », Le Monde, 23 avril 1995.

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grand, soit trop petit. Sa scène est surdimensionnée par rapport à la salle qui ne peut accueillir que 400 spectateurs ; les coûts de production y sont disproportionnés. Les cuisines du restaurant sont plus vastes que la salle de service, ce qui rend la concession difficile. Bien que fonctionnel, le bâtiment se révèle en partie inadapté à l’usage qu’en fait le Centre américain.

L’inventaire des causes du naufrage ne serait pas complet si l’on négli-geait le contexte urbain défavorable à l’institution. Au milieu des années quatre-vingt-dix, la ZAC de Bercy dessinée par l’architecte Jean-Pierre Buffi n’a pas encore « pris » ; en cours de lotissement, elle est toujours isolée, sans lien avec la rive gauche et en attente de l’ouverture de la ligne 14 du métro. Tête de pont, le nouvel American Center n’a pas tenu assez longtemps pour s’installer dans le paysage culturel parisien.

La Cinémathèque à BercyLorsqu’il est abandonné par les Américains, le bâtiment de Gehry tend les bras à qui saura en tirer le meilleur parti. Parmi ceux qui le visitent, Marc Nicolas qui, en avril 1998, est à la recherche d’une implantation pour la Cinémathèque, est tout de suite séduit par la beauté et la simplicité du lieu. Celui-ci tranche avec la solennité intimidante des grands travaux mitterran-diens ou de la « grotte » du palais de Chaillot. Son ouverture sur la « prairie » et les platanes du parc de Bercy, sa proximité avec la zone commerciale de la cour Saint-Émilion et le complexe de cinéma attenant, la perspective d’un futur raccordement par une passerelle à l’esplanade de la Bibliothèque nationale ; tout invite à choisir l’édifice dessiné par Frank Gehry. Il semble pouvoir être transformé facilement : le théâtre et les studios en salles de projection, les logements en bureaux et la grande galerie en musée. Seul bémol, le bâtiment est un peu petit et il faut trouver davantage de surface pour accueillir les collections d’Henri Langlois. À l’issue d’une seconde visite, les travaux sont estimés entre 100 et 150 millions de francs (15 à 23 millions d’euros). Le contact est établi avec le président de l’American Center et les deux parties s’entendent sur un prix de vente de 154 millions de francs (23,5 millions d’euros)13. Pour l’État, c’est une aubaine ; tout compris, l’opération est censée lui coûter la moitié de ce qui était prévu au palais de Tokyo14. La ministre de la Culture, convaincue, annonce le 30 juin 1998 l’installation au 51 rue de Bercy de la « Maison du cinéma ».

Pour ce nouveau site, il faut en effet un nouveau programme : salles de cinéma, médiathèque, espaces pour les enfants, musée, surfaces d’expo-sitions temporaires, restaurant, librairie, etc. Des discussions s’engagent avec les responsables de la Cinémathèque, de la Bifi et des Archives du film sur le fonctionnement du bâtiment. Un avant-projet de programmation se

13. L’acte d’achat est signé le 26 février 1999.

14. Le coût de l’aména-gement est estimé à 160 millions de francs (24,24 millions d’euros), et le coût total de l’opération à 47,7 millions d’euros.

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dégage au début de l’année 1999 et un concours d’architecture est lancé pour adapter l’édifice à son nouvel usage. Marc Nicolas se rend à Los Angeles et rencontre Frank Gehry pour lui demander de participer au jury ; il lui fait part de la probable destruction de son théâtre à l’italienne. Touché par cette sollicitude et par les égards pris avec son œuvre, le Californien gratifie ses visiteurs d’un “Thank you to be French”. Lors de la sélection des équipes, il approuve, magnanime, le choix de Dominique Brard et de l’atelier de l’Île pour mener à bien la transformation du bâtiment. La maîtrise d’ouvrage déléguée est pour sa part confiée à l’Établissement public de maîtrise d’ouvrage des travaux culturels (Émoc).

Rénovation, reconversion, transformationLe bâtiment est donc réputé transformable sans beaucoup de travaux, ce qui a justifié son achat. Le contrat initial de maîtrise d’œuvre ne concerne d’ailleurs ni les façades, ni le spectaculaire hall d’accueil ; il porte exclusi-vement sur le réaménagement de ce qui se trouve derrière les parois de pierre. À l’exception du théâtre, les volumes intérieurs sont sommairement aménagés et ne présentent pas de qualités particulières. Dominique Brard peut donc, sans scrupules vis-à-vis de Gehry, engager une série de transfor-mations d’ampleur différente.

Certains espaces subissent une simple rénovation. Le hall d’accueil et sa mezzanine, la salle de projection d’origine et la grande galerie du cinquième étage sont ainsi rafraîchis et mis aux normes. D’autres lieux sont reconvertis ; ils changent de destination sans changer d’enveloppe. Certains bureaux sont transformés en médiathèque, d’autres en ateliers. Quelques espaces sont en revanche profondément remaniés dans leur forme et leur fonction. Les plateaux polyvalents deviennent des salles de cinéma, certains logements des bureaux, etc. Enfin, quelques parties du bâtiment sont entièrement créées sans que rien ne subsiste de la configuration d’origine, comme le théâtre à l’italienne, remplacé par une grande salle de projection et des surfaces d’expositions. À cette fin, le volume initial est vidé, cureté, puis redécoupé par de nouveaux planchers et cloisons.

La plupart de ces opérations posent de nombreux problèmes techniques. En raison de la conception initiale du bâtiment, à chaque fonction corres-pond une boîte indépendante en béton. Les boîtes s’empilent les unes sur les autres sans logique constructive d’ensemble, ce qui génère des reports de charge considérables. Il n’y a pratiquement pas de second œuvre ; la plupart des murs jouent un rôle structurel et contiennent plus de fers que de béton. Le percement de la moindre ouverture nécessite de savants calculs et de nombreux allers-retours avec les bureaux d’études. Chaque modification

Coupe avant-après, 2005.© Atelier de l’île

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du programme crée un problème de structure. Dans la principale salle de cinéma, la simple mise en œuvre de la baie de régie implique des prouesses techniques. De la même manière, toute addition d’un espace et d’un plancher supplémentaire a pour conséquence la création de poutres-voiles de grande portée. La construction initiale traditionnelle — si ce n’est archaï-que — du bâtiment, à base de murs refends, rend celui-ci très peu flexible. La liberté des formes se paie au prix d’un déterminisme excessif de la fonction. Au fil des études puis du chantier, qui s’étend sur vingt-deux mois, le budget du gros œuvre est multiplié par cinq et le projet de réaménagement intérieur de l’American Center se transforme en une reconversion lourde.

Le chantier institutionnelÀ l’automne 1999, un autre chantier est lancé ; il s’agit de déterminer la forme juridique que doit prendre le nouvel ensemble : association d’associa-tions, fondation, groupement d’intérêt public, établissement public, etc. Au printemps suivant, Marc Nicolas et son équipe présentent un schéma insti-tutionnel qui prévoit de marier la Bifi et le service des Archives du film en un nouvel établissement public, lequel cohabiterait avec la Cinémathèque dans une Maison du cinéma. Ce projet « grand public » propose de faire du 51 rue de Bercy une maison ouverte à tous15. Pour certains, c’en est trop. Dominique Païni, directeur de la Cinémathèque depuis neuf ans, qui incarne une approche plus élitiste et voit dans l’institution un lieu de résistance à la banalisation de la cinéphilie, démissionne. D’autres membres de l’associa-tion s’inquiètent de la possible mainmise de l’État sur le nouvel ensemble et, en juin 2000, le président récemment élu s’oppose fermement à la formule proposée. Conséquence du blocage, Marc Nicolas est évincé en octobre et le projet d’établissement public et de Maison du cinéma est abandonné.

La cinémathèque connaît là une de ces crises dont elle est coutumière et entre dans une énième phase d’incertitude. En février 2002, un cadre juridique peu contraignant est finalement adopté16 et après quelques hésitations, le ministre de la Culture confirme le déménagement dans le bâtiment dessiné par Frank Gehry. Il confie alors une mission d’expertise sur le devenir du 51 rue de Bercy au critique Serge Toubiana. Celui-ci lui remet rapidement un rapport dans lequel il préconise le rapprochement de la Bifi et de la Cinémathèque. Dans la foulée, il est nommé directeur général de l’association, alors que Claude Berri est élu président. Le nouveau tandem peut alors écrire le dernier chapitre d’une histoire vieille de vingt ans.

Claude Berri intervient lourdement dans la programmation du bâtiment et bouscule le chantier qui bat son plein. Il souhaite en effet consacrer la grande galerie du cinquième étage à l’organisation d’expositions d’art

15. Voir Élisabeth Lequeret, « Que faire de la Cinémathè-que ? », Les Cahiers du cinéma, janvier 2001.

16. Préservant l’indépen-dance de chacune des insti-tutions, un GIP, Groupement d’intérêt public pour le cinéma, est constitué. Il sera dissous en juillet 2004.

Le chantier de la Cinémathèque française. © Véronique Lalot

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contemporain liées au cinéma. Ainsi, début 2004, il fait transporter les collections permanentes dans la partie supérieure du volume de l’ancien théâtre. Deux niveaux de planchers y sont alors construits à grands frais et dans des conditions techniques délicates. Ce nouveau musée — qui n’en porte pas le nom — reste trop petit pour exposer l’ensemble des collections et se voit adjoindre deux salles au septième étage. Temple à la mémoire de l’œuvre d’Henri Langlois, tous ces espaces sont plongés dans la pénombre et ne profitent en rien de l’architecture de Frank Gehry ; la cascade vitrée sur le parc est ainsi piteusement occultée au deuxième niveau. Avec trois ans et demi de retard17, les travaux se terminent à l’approche de l’été 2005. Il ne reste plus alors qu’un dernier chantier à entamer.

Les façades de pierreAu moment où il a conçu l’American Center, Frank Gehry cherchait à envelopper ses édifices de peaux continues assemblées sur le principe des écailles de poisson18.

Assez rapidement, il a opté à Paris pour une enveloppe minérale. Mais il ne voulait pas d’une pierre « carrelage » comme celle qui recouvre les bâtiments contemporains. Il souhaitait construire avec un matériau vivant tel qu’on en trouve dans le centre historique de Paris. À la recherche d’une roche qui possède un grain important, une densité, il a finalement arrêté son choix sur la carrière de Saint-Maximin près de Chantilly. Il a obtenu que les pierres soient triées sur place en trois lots différents, puis réparties sur l’édifice en fonction de leurs aspects. La découpe et la pose de ces pierres

L’American Center en 1994.Photo : Valéry Didelon

17. Ce retard est à l’origine de la moitié des surcoûts constatés. Sur toutes ces questions, on se référera au rapport public de la Cour des comptes sur les grands chantiers culturel, publié en décembre 2007.

18. À la même époque, il conçoit un projet pour Euro-disney où il met en œuvre le même type de dispositif.

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de 3 centimètres d’épaisseur furent des opérations complexes en raison de la volumétrie chahutée du bâtiment — pans inclinés, sections coniques, etc. — et aussi du motif de leur assemblage, le earthquake pattern19. Du côté du centre culturel, elles sont horizontales (0,8 ú 0,6 mètre) et se décalent les unes par rapport aux autres de 10 centimètres vers la droite, alors que du côté des appartements, elles sont verticales (0,4 ú 1,2 mètre) et se décalent vers la gauche. Mais c’est tardivement dans l’avancement du projet que l’exi-gence la plus contraignante de Gehry s’est fait jour. Il n’était pas question pour lui de pierres agrafées et de joints ouverts ; non, il voulait des joints fermés comme sur un immeuble haussmannien. La solution technique finalement trouvée, qui supposait une isolation à l’extérieur, annonçait les difficultés à venir.

Le choix du matériau comme sa mise en œuvre sont en effet peu appropriés. La pierre de Saint-Maximin est coquillée, elle regorge de micro-cavités. Lorsqu’elle est utilisée sur des pans inclinés comme à l’American Center, l’eau y stagne et avec la pollution les moisissures se développent. En quelques années, les façades du bâtiment ont ainsi dramatiquement noirci. Quant aux joints réalisés en élastomère et non à la chaux, ils ont retenu l’humidité dans chacun des blocs, favorisant la condensation et l’apparition d’auréoles. Enfin, l’absence de protection sur la plupart des acrotères a causé l’apparition de salissures en partie haute. À l’été 2005, quelques mois avant sa réouverture, les façades de l’édifice ont donc dû être restaurées. Côté parc,

19. La forme des plaques de pierre et le calepinage ont été numérisés avec le logiciel Catia à partir de maquettes.

L’American Center en 1994.Photo : Valéry Didelon

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elles ont été nettoyées, hydrofugées et, sur les parties inclinées, mastiquées avec une résine afin de boucher les trous. L’eau ne stagne plus et le bâtiment devrait désormais mieux vieillir. L’utilisation de la pierre par Frank Gehry a été unanimement saluée comme une preuve de contextualisme, mais l’examen du processus de conception comme l’observation du résultat témoignent au contraire d’une ignorance des réalités locales — notamment climatiques — et d’une approche très abstraite.

À l’issue de la reconversion de l’édifice, la plupart des commentateurs se sont réjouis de trouver inchangée l’œuvre de Frank Gehry, passant ainsi sous silence la contribution de Dominique Brard. C’est pour le moins étonnant quand on connaît l’ampleur des transformations dont le bâtiment a été l’objet, mais cela se comprend si on le réduit à son hall d’accueil et ses façades. Cette réduction, c’est l’architecte californien lui-même qui l’a suggérée lorsqu’il a conçu une architecture Potemkine qui, derrière de spectaculaires voiles de pierre, accommode le plus simplement les exigences du programme. Si l’édifice ne semble pas avoir changé, c’est bien parce que ce qu’il donne à voir est déconnecté de ce qu’il permet de faire. Pour mémoire, rappelons le credo déconstructiviste auquel Frank Gehry fut un temps associé : « Au lieu que la forme suive la fonction, la fonction suit la déformation20. » En fait, la fonction ne suit pas et si elle est amenée à changer, le prix à payer devient prohibitif. Le bâtiment était bien transfor-mable, mais sa reconversion après cinq ans a finalement coûté aussi cher que sa construction21.

Clap de finLe 26 septembre 2005, la Cinémathèque française a été inaugurée au 51 rue de Bercy. Dans son discours d’ouverture, le metteur en scène américain Martin Scorsese s’est félicité que la « demeure spirituelle » des réalisateurs du monde entier ait enfin une adresse. Comme dans toute production améri-caine, il y a donc un happy end et deux ans plus tard, l’idylle ne se dément pas. La Cinémathèque s’épanouit dans ses nouveaux locaux, elle accueille un public toujours plus nombreux et son personnel semble satisfait.

Cet ultime rebondissement témoigne de la profonde transformation au fil des vingt dernières années de ce que l’on attend de l’architecture. Avec le projet de l’American Center à Bercy, Judith Pisar et Henry Pillsbury avaient beaucoup misé sur le bâtiment. Par-delà le programme du Centre, des allées et venues des artistes, c’était à l’architecture de Frank Gehry que revenait le premier rôle, celui d’attirer l’attention et de drainer les capitaux. La formule de Guy Debord, pour qui « le spectacle est le capital à un tel degré d’accumu-lation qu’il en devient image », devait s’en trouver inversée : le spectacle était

20. Mark Wigley, Deconstruc-tivist Architecture, New York, The Museum of Modern Art, 1988.

21. Avec 33,4 % de dépasse-ment par rapport à l’enve-loppe initiale, l’opération a coûté 34 millions d’euros pour à peu près 15 000 mètres carrés de Shon.

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l’image à un tel degré d’accumulation qu’il en devenait capital22. S’il n’en a rien été, c’est peut-être parce l’architecture n’avait pas encore fait son grand retour au cœur des enjeux culturels ; il était trop tôt pour un « effet Bilbao ». On parle ainsi de l’impact positif — économique et symbolique — que produit un bâtiment sur son environnement, depuis l’inauguration en 1997 du musée Guggenheim de Bilbao conçu lui aussi par Frank Gehry. Tenues pour évidentes, les causes de cet effet sont pourtant rarement établies. Dans quelle mesure et selon quelles modalités cet édifice a-t-il vraiment contribué au succès de l’institution ? À qui en revient le mérite : à Frank Gehry ? à Bilbao ? à la Fondation Guggenheim ? ou à Frank Lloyd Wright qui a dessiné son premier musée ? En attendant de démontrer l’influence réelle de l’architecture sur l’institution, on peut constater l’effet produit par une commande aussi prestigieuse sur la carrière de l’architecte californien dont le génie semble indexé sur la magnificence de ses clients.

Dans le cas qui nous a particulièrement intéressés ici, on a d’abord assisté à un effet Bilbao à l’envers ; l’édifice de la rue de Bercy a indéniable-ment précipité la chute de l’American Center. Pour autant, il a, après recon-version, contribué avec éclat au renouveau de la Cinémathèque française. En conséquence, la même architecture ne peut être tenue pour responsable ni de l’échec de la première institution, ni du succès de la seconde. Et c’est la « magie », noire ou blanche, de l’architecture de Frank Gehry qui s’en trouve relativisée : pas plus que d’autres, ses bâtiments ne transcendent finalement les aléas techniques, programmatiques et financiers. Si la danseuse a trébuché en relevant son tutu, c’est que l’architecture, aussi spectaculaire soit-elle, reste le produit d’un faisceau de déterminants en regard desquels le génie d’un artiste, aussi grand soit-il, pèse bien peu. V.D.

22. Voir Hal Foster, “Why all the hoopla ?”, London Review of Books, vol. 23, n° 16, 2001.

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carte blanche

Par un rude hiver

Dans la ville du Ha

En mille neuf cent et trois

Au 104 de la rue Thiébaut hisse et ho

D’Auguste le comptable et de Joséphine la mercière

Naquit un type pas ordinaire

Dont les nom et prénom commencent par un Q et par un R

—Jean Rolin

Commémoratif et portuaire

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Alan Colquhoun, mai 2007. Photo : Françoise Fromonot

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Pierre Chabard : Votre livre, L’Architecture moderne, porte un titre tout simple. Cependant, dès la première phrase, vous prévenez le lecteur : « l’expression “architecture moderne” est ambiguë ». L’une des singularités de votre livre n’est-elle pas précisément d’explorer le modernisme dans ce qu’il a d’impur, de paradoxal ?

Alan Colquhoun : En effet, mais ce livre est avant tout une histoire, c’est-à-dire un compte-rendu chrono-logique des principaux événements qui ont marqué les avant-gardes architecturales entre 1890 et 1965. En cela il n’est pas différent de la plupart des précédentes histoires du mouvement moderne. Cependant, celles-ci l’ont traité presque toujours

comme une progression logique vers un dénouement triomphal. Je voulais entreprendre quelque chose de plus objectif, détaché, dépassionné1. Je voulais démontrer que ce mouvement a hérité d’une situation historique complexe dans laquelle plusieurs traditions contra-dictoires, certaines émergentes, d’autres déclinantes, sont entrées en concurrence. Parmi elles, deux sont d’une importance historique capitale, en particulier pour l’architecture : les Lumières et l’idéalisme germanique.

PC : Deux traditions qui reposent justement sur des visions très contra-dictoires de l’histoire elle-même.

AC : Les Lumières, marquées par la prééminence de la pensée

Pierre Chabard est architecte, critique et

historien. Maître-assistant à l’École nationale

supérieure d’architecture de Marne-la-Vallée, il ter-

mine une thèse de doctorat sur Patrick Geddes et le

town planning anglo-saxon à l’université Paris-Est.

Architecte, critique, enseignant et historien, l’Écossais Alan Harold Colquhoun (né en 1921) est à la fois l’acteur et le témoin attentif de cinq décennies d’histoire de l’architecture. Esprit libre, calme et curieux, Colquhoun a su garder son indépendance vis-à-vis des figures qu’il a côtoyées (Banham, Smithson, Eisenman…) et des courants qu’il a traversés (Team X, postmodernisme, critical theory…). Rencontre avec un « guetteur du siècle ».

Pierre ChabardEntretien avec Alan Colquhoun

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scientifique, ont introduit une conscience du progrès historique mais pas, selon moi, de l’histoire en tant que telle. Au XVIIIe siècle, l’his-toire prenait encore la forme d’une collection de modèles fixes, chacun pouvant réapparaître, inchangé, dans un tout autre contexte historique. En architecture, cela a légitimé l’usage des styles du passé, comme extension du système classique des arts qui codifiait jusqu’alors tous les rapports entre les formes et les idées. L’idéalisme et le romantisme, au XIXe siècle, ont amené une vision tout à fait différente de l’histoire, selon laquelle chaque culture, historique-ment située, est une totalité unique et organique. Dans ces conditions, l’idée d’un « style » qui circulerait d’un temps à un autre est absolu-ment impensable. Les formes n’ont de « signification » qu’à l’intérieur de l’esprit du temps.

PC : Cela renvoie à la notion d’« his-toricisme » dont, à plusieurs reprises, vous avez montré l’importance capitale dans la définition de la modernité en architecture.

AC : Assez curieusement, dans le discours architectural moderne, le mot « historicisme » est attaché à la fois aux deux traditions, dont le dénominateur commun n’est que cette conscience nouvelle du temps historique. Une des nombreuses contradictions du mouvement moderne que j’ai tenté de développer

dans mon livre est la tentative de certains théoriciens modernistes — par exemple Hermann Muthesius ou Le Corbusier — de créer un modèle d’architecture moderne qui combine des éléments de ces deux traditions. D’un côté, en droite ligne des Lumières, ils insistent sur l’importance du progrès technologique. Mais de l’autre, dans un esprit typiquement romantique, ils veulent retourner à un modèle social organique caractéristique des sociétés pré-industrielles. Ils oublient seulement à quel point le progrès technologique est inextri-cablement lié à l’âge capitaliste et libéral. Or celui-ci, par nature, est essentiellement individualiste, donc héroïque, même lorsqu’il a cédé à des mythes collectivistes. Cela explique, il me semble, certains errements du mouvement moderne comme, par exemple, l’attirance de

1. C’est le sous-titre de l’édition espagnole du livre : Alan Colquhoun, La arquitec-tura moderna. Una historia desapasionada, Barcelone, Gustavo Gili, 2005.

Alan Colquhoun et Pierre Chabard, Villa Savoye, Poissy, 13 mai 2007.Photo : Françoise Fromonot

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85Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

Le Corbusier pour le syndicalisme régional et le fascisme dans les années trente.

PC : Est-il possible de dire quand commence et quand finit l’architec-ture moderne ?

AC : Toute périodisation est bien entendu arbitraire. Mais, pour le livre, j’étais plutôt d’accord avec le choix de l’éditeur (Oxford University Press) qui proposait 1890–1968. D’abord, je suis hostile à la tendance des histo-riens du mouvement moderne à en repousser les origines de plus en plus loin dans le passé. Par ailleurs, j’ai obtenu de l’éditeur d’avancer la date terminale à 1965, esquivant ainsi le post-modernisme. Je savais en effet que celui-ci devait faire l’objet du prochain livre de la même collection sous le titre (d’ailleurs quelque peu étrange) de Contemporary Architecture2. La raison pour laquelle mon livre n’a pas d’épilogue et s’achève de manière plutôt abrupte est que je voulais suggérer une continuité entre les deux livres. Finalement, il se trouve que le second n’a jamais été écrit.

PC : Vos précédents ouvrages sont des recueils d’articles. Jacques Gubler, dans la préface de ce livre-ci, salue d’ailleurs chez vous un certain art anglo-saxon de l’« essay ». De fait, l’une des particularités de L’Architecture moderne est de juxta-poser des chapitres très distincts et

circonscrits, éclairant chacun à leur manière le propos général du livre.

AC : Pendant les années où j’ai enseigné en troisième cycle aux États-Unis, j’ai pris l’habitude d’appréhender le flux continu de l’histoire de manière discrète et thématique. Cela consistait à donner à chaque séminaire ou cycle de cours une forte identité (pas vraiment original comme idée !). J’ai adopté la même technique dans le livre, faisant de chaque chapitre un tout quasi indépendant. Par ce moyen je cherchais avant tout à produire un livre lisible, ce qui n’est pas une caractéristique notable de bien des histoires du mouvement moderne.

PC : Les chapitres du livre sont autant de coupes opérées sur ce « flux » de l’histoire. De l’un à l’autre, vous faites également varier l’échelle d’analyse du point de vue tant spatial (d’une ville à un continent) que temporel (de sept à trente ans).

AC : Je souhaitais avant tout que le livre ait les qualités d’un collage. Les changements d’échelle entre les chapitres, que vous mentionnez, en sont le résultat. Cet effet est probablement renforcé par le fait que la recherche et l’écriture ont été menées un chapitre après l’autre. Je nourrissais mon éditeur avec les manuscrits des chapitres au fur et à mesure que je les écrivais. Le processus d’écriture a été incroya-

2. Oxford University Press avait commandé ce livre à Anthony Vidler, collègue d’Alan Colquhoun à l’univer-sité de Princeton (NDLR).

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3. Heinrich Wölfflin, Renais-sance et baroque, Paris, 1967 (1888).

blement lent (environ trois chapitres par an). L’écriture en elle-même était assez rapide mais je passais beaucoup de temps à lire, à extraire et à organiser la matière du livre. Au moment de l’écriture, j’essayais toujours de ramener le propos critique propre à chaque édifice dans son contexte politique, idéologique et philosophique, mais sans perdre mon attention pour les œuvres elles-mêmes. Les limites rigoureuses du cadre éditorial — environ 60 000 mots — impliquaient nécessairement que la plupart de ces références contextuelles soient très brèves. Les notes de bas de page et la bibliographie sont destinées à aider le lecteur à les approfondir plus en détail, s’il le souhaite.

PC : Comment avez-vous articulé les parties et le tout ?

AC : Avant même d’établir le découpage définitif des chapitres, j’avais une idée très claire du livre, dans sa totalité. Je savais les thèmes particuliers, les moments de crise que je voulais tisser dans sa struc-ture narrative. Dès le début, mon inquiétude était plutôt de concilier les aspects synchroniques (spatiaux) et diachroniques (temporels) du livre. Je ne pense pas avoir complètement résolu ce problème.

PC : Dans chaque chapitre, vous définissez l’architecture moderne comme le reflet ou le terrain d’une

dialectique (organicisme/classi-cisme, futurisme/expressionnisme, rationalisme/constructivisme, etc.). Cette manière d’écrire l’histoire de l’architecture renvoie-t-elle à la tradition germanique de l’histoire de l’art ? Je pense par exemple à la dialectique entre Renaissance et baroque développée par Heinrich Wölfflin3, grande référence de Siegfried Giedion.

AC : Il m’est difficile de répondre à cette question. Je n’ai jamais suivi de formation académique sur l’histoire ; je ne suis devenu moi-même historien que lorsque j’ai été invité à enseigner l’histoire et la théorie de l’architecture à Princeton en 1981, à l’âge de 60 ans. Mais il est vrai que ce qui m’intéressait dans ce livre était de poursuivre mes réflexions, déjà engagées dans des articles antérieurs, sur le rapport des architectes à l’histoire, au temps historique. Et ce rapport est fondamentalement dialectique. Dans le sillage de la tradition germanique, je l’appréhende toujours comme la scène d’une dualité, de la coexistence de contraires. Bien sûr, Wölfflin et Giedion sont issus de cette tradition, mais également un sociologue comme Max Weber, avec son concept de « pôles idéaux ». Cette prédilection pour la pensée dialectique ou oppositionnelle était également très présente dans le structuralisme, notamment chez Jakobson et Lévi-Strauss.

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87Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

PC : Dans la « bibliographie choisie » qui clôt le livre, vous indiquez trois « ouvrages d’intérêt général » : Theory and Design de Banham4, Espace, temps et archi-tecture, de Giedion5, Architecture contemporaine, de Tafuri & Dal Co6. Quelle relation entretenez-vous avec ces auteurs et avec ces trois livres ?

AC : Giedion, Banham et Tafuri ont, selon moi, introduit de nouvelles références culturelles et intellec-tuelles dans l’analyse de l’architec-ture moderne. Dans Espace, temps et architecture, Giedion présente le mouvement moderne dans la continuité d’une longue tradition humaniste et, qu’on l’approuve ou non, sa position est généreuse et optimiste. Il met en évidence, à juste titre, le lien entre l’architecture moderne et les avant-gardes picturales et son analyse esthétique de certains édifices modernes est brillante. Reyner Banham, en dépit de sa rhétorique fonctionnaliste, est le premier historien du mouvement moderne à attirer l’attention sur ses liens originels avec la tradition des Beaux-Arts et sur ses connections ultérieures avec le mouvement Pop Art. Manfredo Tafuri, quant à lui, a élargi le champ théorique du discours architectural en incluant une interprétation totalement nouvelle des relations de l’architecture moderne à la société capitaliste.

PC : Sur un plan plus personnel, comment avez-vous découvert vous-même l’architecture moderne ?

AC : Mon initiation aux mystères de l’architecture moderne date de 1938. Je la dois à Thomas (Sam) Stevens, l’un de mes camarades au Bradfield College, qui a considérablement compté dans ma formation intellec-tuelle. Grâce à lui, dès l’âge de 16–17 ans, j’ai entrevu un monde d’idées que je n’avais jamais soupçonné. À l’époque, les passions de Sam concer-naient aussi bien les mystiques médiévaux allemands que Mies van der Rohe, les quatuors tardifs de Beethoven que l’orgue baroque. Il dessinait une maison pour sa tante dans un style minimaliste très « miesien » et m’a fait découvrir les quelques bâtiments modernes londoniens d’avant-guerre, dessinés par Berthold Lubetkin, Maxwell Fry, Connell, Ward & Lucas. Ces visites réitérées ont décidé sans aucun doute de ma vocation.

PC : Vous choisissez alors d’entre-prendre des études d’architecture.

AC : Je me suis inscrit au College of Art d’Édimbourg, où j’ai validé trois des cinq années du cursus. Ce premier cycle ne délivrait aucun diplôme particulier. Un de mes camarades était John Mears, le petit-fils de Patrick Geddes. Son père, Frank C. Mears, époux de Norah Geddes, enseignait l’histoire de l’architecture

4. Reyner Banham, Theory and Design in the First Machine Age, New York, Praeger, 1960.

5. Siegfried Giedion, Espace, temps, architecture, Paris, Denoël, 2004 (1941).

6. Manfredo Tafuri et Francesco Dal Co, Architec-ture contemporaine, Paris, Gallimard/Electa, 1991 (1976).

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dans cette école. Mais je ne me souviens pas qu’il ait jamais évoqué, dans ses cours, la figure de son beau-père. À cette époque, l’Outlook Tower était fermée au public. Et je n’ai découvert les idées de Geddes qu’un peu plus tard, en lisant The Culture of Cities de Mumford7.

PC : Quelle était l’orientation de cette école, à l’époque ?

AC : Il régnait une vision plutôt « régionaliste » de l’architecture moderne, avec une prédilection pour les matériaux locaux. Un ou deux enseignants défendaient une approche du modernisme à la Gunnar Asplund. Mais le fonction-nalisme pur et dur du modernisme germanique n’était pratiqué que par un seul étudiant, un réfugié berlinois dénommé Wolfgang Schmidt, qui s’installa finalement en Ecosse.

PC : Dès l’origine, votre itinéraire est marqué par l’Histoire. Vos études d’architecture débutent en 1939, en même temps que la Seconde Guerre mondiale, puis sont interrompues par votre mobilisation dans l’armée. Pourriez-vous évoquer votre expérience de la guerre et l’incidence qu’elle a eue sur votre parcours ultérieur d’architecte et d’intellectuel ?

AC : En tant qu’étudiant, je n’ai été appelé qu’à mes 21 ans. C’est en 1942 que j’ai rejoint le corps des Royal

Engineers en tant qu’élève officier. Après six mois d’entraînement abominablement exténuants, j’ai été envoyé en Inde. Les trois mois de voyage par Le Cap à travers les calmes mers tropicales ont été une expérience exquise et surréelle. Ma première vision de l’Inde, à mon arrivée dans un Bombay pluvieux, a été une foule de tuniques en coton, de pieds nus et de parapluies.

Nous avons été immédiatement envoyés en train à la base des Royal Engineers à Roorkee, à 150 kilomètres au nord de Delhi. J’ai appris plus tard que je faisais partie d’un groupe de jeunes officiers envoyés en renfort de l’armée indienne face à une attaque supposée des Japonais. C’est dans le cadre de cette mission que je suis parti en poste à la frontière birmane, en avril 1944. J’ai été blessé par un obus japonais lors de leur premier assaut. Ma blessure était légère mais ma convalescence m’a accordé quelques mois d’été calmes et agréables dans l’Himalaya, avant d’être renvoyé à la base où j’ai passé le reste de mon séjour indien.

PC : Qu’avez-vous connu de l’Inde pendant ces cinq années de guerre ?

AC : Il m’a fallu un an pour réellement apprécier l’Inde. Puis j’ai commencé à aimer ce peuple doux et cultivé et l’hiver sec et perpétuellement ensoleillé du nord de l’Inde ; le bruit des cigales qui ponctue l’espace nocturne ; l’odeur de la fumée de

7. Lewis Mumford, The Culture of Cities, New York, Harcourt, Brace & Co, 1938.

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charbon de bois et des fleurs de jacaranda en avril. Je me suis aussi intéressé à la philosophie indienne, aux récits épiques d’Arjuna et des Pandavas, aux guerres dynastiques qui avaient eu lieu il y a des milliers d’années dans l’immense plaine du Gange, saupoudrée de manguiers et de petits villages, qui était mon environnement quotidien. Pendant trois ans, mon seul horizon a été le panorama enneigé de la chaîne de l’Himalaya se découpant sur l’azur.

Avant de quitter finalement l’Inde, j’ai voyagé pendant trois mois, visitant les forteresses râjpoutes et mogholes mais explorant aussi certains temples hindous et jaïns, dans des sites moins connus et souvent reculés. Ces édifices avec leurs excès ornementaux parais-saient contredire non seulement les idéaux du modernisme mais tout le socle rationnel de l’architecture européenne. Pourtant ils semblaient parfaitement justes au regard de leurs contextes géographique, culturel, religieux. Cela m’a appris qu’il est possible, dans une certaine mesure, d’être en empathie, sur le plan esthétique, avec les cultures de « l’autre ».

PC : À votre retour en Angleterre, en 1947, vous vous installez à Londres et terminez vos études à l’Architectural Association School of Architecture. Vous fréquentez un milieu efferves-cent de jeunes architectes et théori-ciens britanniques : Robert Maxwell,

Colin Rowe, Joseph Rykwert, Sam Stevens, etc.

AC : J’ai en effet retrouvé mon vieil ami Sam Stevens. Pendant et après la guerre, il a fait quelques tentatives avortées pour obtenir un diplôme d’architecte, notamment à Liverpool, où il a rencontré Colin Rowe et Robert Maxwell et où sa culture à la fois germanique et scientifique a été sévèrement battue en brèche par l’italophilie de Colin Rowe. Il a finalement obtenu un diplôme d’his-toire de l’art au Courtauld Institute of Art et enseigna à l’Architectural Association dans les années soixante-dix.

Dans les années d’après-guerre, l’appartement londonien de Sam était une sorte de repaire de jeunes architectes. C’est là que j’ai rencontré Joseph Rykwert, avec qui j’ai entretenu des relations amicales. En tant qu’historien ayant aussi étudié l’architecture, Rykwert cherchait parfois à appliquer aux villes modernes des idées issues des sociétés prémodernes. J’ai toujours trouvé peu plausible cette position, comme celle des philosophes herméneutiques auxquels il a parfois été associé.

PC : Comment avez-vous rencontré Colin Rowe, avec qui vous partagez certaines convictions, notamment celle d’une permanence de la tradition classique dans le moder-nisme ?

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8. Rudolf Wittkower, Les Principes de l’architecture à la Renaissance, Paris, éditions de la Passion, 1996 (Londres, Warburg Institute, 1949).

AC : Nous avons été présentés en 1947 par Robert Maxwell, que j’avais rencontré en Inde et qui fut un étudiant de Rowe à l’école d’architecture de Liverpool. Maxwell m’en avait parlé comme d’un personnage exceptionnellement brillant. À ma grande surprise, l’homme que j’ai rencontré en 1947 dans un pub de Londres, bien qu’il ne fût pas particulièrement baraqué, ressemblait plus à un boxeur qu’à un intellectuel. La conversation de Rowe était spirituelle et érudite. Il était impossible de dissocier ses idées de sa personnalité délicatement extra-vagante. J’ai partagé un appartement avec lui durant quelques mois, en 1947, et l’ai accompagné en 1949 lors de son « Grand Tour » annuel en Italie ; il était alors obsédé par le maniérisme. J’ai appris beaucoup de Colin pendant ces quelques mois et je pense que mes écrits révèlent cette influence. Mais lorsqu’il est parti en Amérique, nous nous sommes perdus de vue. Son engagement en faveur de l’architecture moderne avait toujours été plutôt tiède et dans les années ultérieures il est devenu de plus en plus conservateur et antimoderne.

PC : Dans votre livre, vous écrivez que les architectes anglais de cette génération se sont intéressés à la tradition classique après la parution en 1949 du livre de Rudolf Wittkower sur les principes architecturaux de la Renaissance8. Est-ce que, à l’instar

de Colin Rowe qui fut son élève, ce livre a compté dans votre projet historiographique ?

AC : Au début des années cinquante, beaucoup de jeunes architectes londoniens ont lu le livre de Wittkower à la recherche d’une légiti-mation de l’application des principes classiques à l’architecture moderne. Cette idée ne vient pas de Colin Rowe, dont l’influence à Londres a concerné seulement quelques amis et qui, dès 1950, a émigré aux États-Unis. Pour la plupart, le livre clé fut le Modulor de Le Corbusier, tentative de synthèse entre le système métrique et les règles de proportions classiques. Lecteur de Architectural Principles, je ne partageais pas, pour ma part, cet engouement pour le Modulor. J’étais sceptique envers l’idée que cette grille de proportions

Colquhoun & Miller, Tour de logement à Hornsey Lane, Londres, 1980.

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harmoniques puisse, à elle seule, « humaniser » la production de masse. Même en tant que pur instrument esthétique, je ne pense pas que les ratios mathématiques puissent être perçus en architecture avec la même immédiateté qu’en musique.

PC : Qu’est-ce qui a changé à Londres, après la Seconde Guerre mondiale ?

AC : Après la guerre, j’ai trouvé une atmosphère totalement différente, en accord avec l’esprit égalitaire qui régnait en Angleterre, forte de son tout nouvel État providence. Les architectes de cette génération, diplômés au tournant des années cinquante, ont pour la plupart travaillé un temps au service de l’État. Pour ma part, j’ai passé cinq ans comme architecte salarié dans le département du logement social du London County Council. J’étais chargé du projet d’un immeuble de dix étages, fortement influencé par l’Unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille, tout juste inaugurée. Il y avait deux groupes opposés dans le département : les « compagnons de route » communistes qui défendaient une architecture pour le peuple avec de fortes affiliations « suédoises » ; et ceux, dont je faisais partie, qui pensaient que le programme social de cette nouvelle architecture était inséparablement lié à l’établissement d’une nouvelle esthétique. Ce groupe était lui-même subdivisé, avec notamment l’avant-garde

néo-organiciste, influencée par la phénoménologie, et représentée, entre autres, par Peter et Alison Smithson et Aldo van Eyck.

PC : Comment vous situiez-vous dans les conflits de génération au sein de l’architecture moderne, qui ont conduit à la fondation du Team X entre 1953 et 1956 ? Étiez-vous en relation avec Alison & Peter Smithson ?

AC : J’ai rencontré occasionnellement les Smithson au tout début des années cinquante. Je ne partageais pas leur vision mystique et apoca-lyptique. Je les ai toujours trouvés insupportablement moralistes. Je pense que leur meilleur bâtiment est de loin le siège de The Economist à St James’ Street (1959–1964). Pour ma part, je n’ai jamais fait directement partie du Team X mais j’ai participé à toutes les rencontres de l’Institute of Contemporary Arts9 à Londres qui en étaient influencées.

Outre les groupes anglais, néerlandais et français, les Italiens étaient les participants les plus actifs du Team X. Plus tard, quand je suis venu habiter à Paris, les jeunes archi-tectes français que je fréquentais admiraient beaucoup l’architecture italienne contemporaine, qui était alors largement publiée dans les revues.

PC : À Paris, vous collaborez avec Georges Candilis.

9. Fondé en 1947, l’ICA de Londres était alors le siège de l’Independent Group auquel participaient notamment Alison et Peter Smithson.

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AC : En 1956–1957, j’ai travaillé en effet dans son agence de la rue Saint-Ferdinand. J’étais attiré par son engagement dans le Team X et j’admirais ses logements néocor-buséens en Afrique du Nord. Mais j’ai été très déçu par sa démarche architecturale, qui semblait se limiter à des permutations géométriques en coupe. De tous ses associés, Shadrach Woods était le plus spéculatif mais il était manifestement bridé par le professionnalisme de Candilis. Woods montra ses conceptions d’avant-garde dans son projet pour l’université libre de Berlin (1963–1973), développé avec Jean Prouvé, dans lequel l’innovation technique engageait des connotations sociales et même politiques. Candilis, qui n’était pas intéressé par de telles idées, aurait, paraît-il, désapprouvé ce projet.

Lorsque j’ai travaillé pour Candilis, j’ai été frappé par le fait que l’agence, qui comptait alors environ huit personnes dont quatre associés, ne dessinait pas les plans d’exécution. C’était intéressant, par exemple, d’apprendre que les dessins constructifs de l’Unité d’habitation de Marseille avaient été élaborés, en sous-traitance, par un ingénieur bordelais (chez qui Candilis m’envoya travailler durant quelques semaines). J’imagine que cette division du travail entre architecte et ingénieur dérivait de la tradition Beaux-Arts. C’était très éloigné de la conception germanique, organiciste

et fonctionnaliste de l’architecture moderne, pour laquelle « Dieu est dans le détail ».

De retour à Londres, j’ai collaboré cinq ans avec Lyons, Israel & Ellis, qui dessinaient essentiellement des écoles pour l’État. En 1961, j’ai fondé ma propre agence avec John Harmsworth Miller, l’un de mes collègues chez Lyons & Israel.

PC : Comment avez-vous concilié cette pratique libérale avec vos autres métiers : critique, historien, enseignant ?

AC : Pour une grande part, cette multiplicité de « métiers » n’est qu’apparente. Avant de commencer, pour des raisons purement écono-miques, à enseigner à plein temps à la Central London Polytechnic (1974–1978), puis à Princeton (à partir de 1981), je n’avais jamais ressenti de conflit entre théorie et pratique. J’enseignais seulement de

Colquhoun & Miller, Whitechapel Art Gallery, Londres, 1978–1985.

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manière sporadique. Je ne donnais pas de cours magistraux et je ne menais aucune recherche. Mes écrits étaient toujours brefs et rédigés sur mon temps libre. Même ma charge d’enseignant à temps plein ne posait pas de problème au début car nous avions peu de travail à l’agence. Maintenir une pratique est devenu problématique dès lors que je me suis investi à Princeton. Absent la plupart du temps, j’ai dû finalement renoncer à l’agence en 1988.

PC : Quand avez-vous enseigné à l’Architectural Association ? Avez-vous pris part aux débats internes à cette école, au tournant années soixante-dix ? Y avez-vous côtoyé la génération des Bernard Tschumi, Rem Koolhaas, Léon Krier, etc. ?

AC : J’ai enseigné le projet architec-tural à l’AA de 1957 à 1961. Après avoir créé mon agence, j’ai continué jusqu’en 1966 à fréquenter cette école qui était aussi une sorte de « club » dans la tradition anglaise. J’avais l’habitude d’y rencontrer Charles Jencks et George Baird. C’était l’époque de la sémiologie et du structuralisme qui intéressaient quelques-uns d’entre nous. J’ai rencontré Rem Koolhaas en 1970, par des amis communs, Gerrit Oorthuys et sa sœur Hanna. Nous avions coutume de nous retrouver en dehors de l’AA et je n’ai que très peu fréquenté l’école au moment des controverses entre Rem, Tschumi et

Krier. En fait, je n’ai rencontré Krier qu’en 1977.

PC : De votre propre aveu, votre expérience pédagogique à l’univer-sité de Princeton a été déterminante pour votre approche de l’histoire de l’architecture. Comment y êtes-vous parvenu ?

AC : J’ai été invité pour la première fois à l’école d’architecture de Princeton en 1966, en même temps que mon ami Robert Maxwell. Après plusieurs contrats semestriels épisodiques à Princeton et à Cornell, j’ai accepté un poste à temps plein à Princeton en 1981. Il n’y avait pas encore de chaire d’histoire et de théorie. Chaque enseignant devait encadrer à la fois un studio et des séminaires d’histoire et/ou de théorie. Outre le studio, j’ai donc animé des séminaires sur l’archi-tecture moderne, sur Le Corbusier, sur l’histoire de l’architecture, de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui. J’ai fait cours sur les théoriciens de l’architecture des XIXe et XXe siècles, notamment Ruskin, Semper, Viollet-le-Duc, Riegl, Loos, Simmel et Fiedler. Aux côtés d’Anthony Vidler, puis de Georges Teyssot, je collaborais également au programme doctoral, en encadrant des séminaires de recherche et en dirigeant des thèses.

PC : Comment dialoguaient enseignement du projet et cours théoriques ?

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10. Cf. Alan Colquhoun, Peter Carl, Michael Graves, Londres, Academy Editions,

“Architectural Monographs” n° 5, 1979.

AC : Dans les années soixante-dix, on pensait que l’école était trop petite pour abriter un département indépendant d’histoire et de théorie. Mais à mon arrivée, Vidler avait déjà cessé d’encadrer des studios, et son exemple a été rapidement suivi par d’autres, comme Beatriz Colomina et Mark Wigley. Progressivement, cette tradition de facto s’est imposée et au milieu des années quatre-vingt-dix, les enseignements de projet et d’histoire/théorie se sont virtuelle-ment scindés en deux départements. Cette évolution reflétait le prestige grandissant de l’histoire et de la théorie dans les écoles d’architecture depuis vingt-cinq ans, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe. Toutefois, elle impliquait une rupture radicale avec ce que Tafuri appelait la « critique opérative », constitutive de la tradition moderniste, et, au fond, de la tradition architecturale tout court. Cette scission remettait en effet en cause l’idée que la théorie doive s’enchaîner à la pratique et que la pratique doive se fonder sur des principes rationnels.

PC : Dès la fin des années soixante, Princeton constitua un foyer important du postmodernisme américain. Pensez-vous que votre projet de révision critique de l’historiographie du modernisme ait pu servir, aux États-Unis, les doctrines antimodernes, voire néotraditionnelles, qui semblent triompher aujourd’hui ?

AC : Dans mes cours, j’attirais en effet l’attention sur les processus de transition stylistique entre néo-classicisme et modernisme ; processus que l’on trouve dans l’œuvre de plusieurs maîtres de l’architecture moderne (notamment Le Corbusier, Mies, Asplund, Aalto et d’autres) et qui constituent à la fois une rupture et une continuité. De manière générale, je ne pense pas qu’il soit bon — ni même possible — d’« oublier » les principes classiques. Cependant, je désapprouve cette sorte de citation stylistique littérale qui a été depuis identifiée au mouve-ment postmoderne.

Au fond, je ne pense pas que mon enseignement historiographique ait eu une quelconque influence sur la pratique du projet. Premièrement, je n’utilisais absolument pas mes cours pour promouvoir une approche spécifique de l’architecture. Deuxièmement, je ne forçais jamais un étudiant de mon studio à suivre une direction particulière mais j’essayais de partir de ses propres idées et de découvrir leurs principes sous-jacents.

PC : Qu’en est-il, à cet égard, de votre intérêt pour l’œuvre de Michael Graves, votre collègue à Princeton, auquel vous avez consacré une monographie en 197910 ?

AC : Au tournant des années quatre-vingt, Michael Graves produisait des œuvres dans lesquelles la

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tradition moderne se fondait avec certaines idées classicisantes, et je trouvais son travail très intéressant. Mais je n’ai pas apprécié le style « Mickey Mouse » qu’il a adopté plus tard. Pendant de longues années il a exercé une sorte de pouvoir hypnotique sur les étudiants, et les critiques d’atelier étaient menées selon un vocabulaire ésotérique compris uniquement de Graves et de quelques étudiants proches. La réaction, soudaine et totale, à son discours, autour de 1986, a pris la forme d’un retour non pas au modernisme classique mais au constructivisme russe des années vingt ; tendance que Wigley a quali-fiée en 1988 de « déconstructiviste ».

PC : C’est encore par l’entremise de Graves qu’en 1985 vous partez en résidence à Rome.

AC : C’est lui en effet qui, à partir de 1984, a soutenu ma candidature comme résident à l’Académie américaine de Rome, ce dont je lui suis reconnaissant. J’avais découvert Rome grâce à Colin Rowe en 1949 et j’y étais revenu deux ou trois fois après, notamment en 1978 pour voir l’exposition Roma Interrotta, co-organisée par Graves.

PC : Rome est alors à la fois un foyer et une icône du postmodernisme.

AC : Pour moi, en 1985, Rome ne signi-fiait ni le postmodernisme, ni même

le modernisme (bien que j’y aie visité d’excellents bâtiments modernes de Luigi Moretti et Adalberto Libera). Ma fascination pour Rome tient surtout à ses palais et à ses églises des XVIe et XVIIe siècles et aussi à la densité extraordinaire de ses strates sédimentaires. J’ai exploré la ville à pied durant les quatre mois de ma résidence, faisant chaque jour de nouvelles découvertes.

PC : Quelle était l’ambiance de l’Académie américaine ?

AC : Deux des cinq jeunes architectes résidents étaient des acolytes de Daniel Liebeskind. Lui-même avait récemment migré en Italie après avoir été renvoyé de l’école d’Eliel Saarinen à Detroit ; il cherchait à se rapprocher d’Aldo Rossi dans le vain espoir de trouver du travail à Milan. Ces étudiants n’accordaient aucun intérêt à la ville historique et moderne où ils résidaient pendant un an. Lorsque j’organisais des visites dans les nombreuses villas de la campagne autour de Rome, les seuls à s’inscrire en bloc et avec enthousiasme étaient les historiens de l’art. Apparemment personne avant moi n’avait songé à utiliser le bus de l’Académie, qui rouillait dans son garage. La nourriture à l’Académie était immangeable mais dans une ville qui compte les meilleurs restaurants d’Europe, ce n’était pas très grave.

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PC : Étiez-vous en contact avec les milieux intellectuels et architectu-raux italiens, très polarisés par les débats sur la postmodernité ?

AC : Une fois à Rome, j’ai décidé de ne pas diluer l’intensité de l’expérience et de ne pas voyager plus loin que les alentours immédiats (à part une brève excursion à Naples). Je ne suis allé ni à Milan, ni à Venise, où la plupart des débats étaient centrés. J’avais rencontré Tafuri en 1980 à Londres lors d’un symposium organisé par Demetri Porphyrios à la Central London Polytechnic, mais je ne lui ai pas rendu visite à ce moment-là. Cependant, j’ai fréquenté à Rome quelques architectes proches de Tafuri comme Giorgio Ciucci ou Ludovico Quaroni (auquel Tafuri avait consacré son premier livre11).

C’est plutôt à New York, dans l’entourage de Peter Eisenman, que j’ai rencontré les principaux représentants de la théorie architec-turale italienne : Aldo Rossi, Paolo Portoghesi, etc.

PC : Au sein des débats architectu-raux des années 1975–1985, votre nom a en effet été associé aux avant-gardes néomodernes qui, aux États-Unis, étaient structurées autour de la figure de Peter Eisenman, fondateur de l’Institute for Architecture and Urban Studies (IAUS). Quelle était votre position par rapport à ce milieu néomoderne new-yorkais ?

AC : L’IAUS était une sorte de phéno-mène international comme seule New York peut en produire. La revue Oppositions devint le foyer d’un réexamen passionné du modernisme, avec un intérêt prononcé pour le mouvement moderne européen des années vingt. Elle était financée par Philip Johnson et dirigée par Peter Eisenman, entouré de Kenneth Frampton, Anthony Vidler et Mario Gandelsonas. Les locaux de l’IAUS fonctionnaient comme un club et j’assistais occasionnellement à des conférences, à des discussions et je participais à des symposiums. Mes relations avec Eisenman étaient plutôt cordiales, du moins en surface. Je me souviens malgré tout d’une discussion avec lui où il m’avait taxé de postmoderniste.

PC : Vous avez publié plusieurs articles importants dans Oppositions, la revue de l’IAUS. C’est également dans ce cadre qu’est paru votre premier recueil d’essais critiques.

AC : Mes propres contributions à Oppositions ont été publiées pendant les dernières années de son existence. À ce moment-là, il semble qu’il y ait eu un changement dans le contenu de la revue, montrant un intérêt renouvelé pour l’histoire (n’impliquant d’ailleurs aucune adhésion au postmodernisme). Je n’ai jamais vraiment compris l’atti-tude éditoriale d’Eisenman envers ce changement, qui ne semblait pas

11. Manfredo Tafuri, Ludovico Quaroni e lo sviluppo dell’ar-chitettura moderna in Italia, Milan, Edizioni di Comunita, 1964.

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en phase avec ses préoccupations formalistes et modernistes.

Au début des années quatre-vingt, je fréquentais aussi à New York un petit groupe de « jeunes archi-tectes » (j’étais une sorte d’exception honoraire !). Ce groupe organisa deux symposiums dont les actes ont été publiés par Joan Ockman dans les deux premiers numéros de leur petite revue baptisée Revisions. Le premier numéro comportait un article très intéressant de Frederic Jameson sur Tafuri. Si le ton de ce premier numéro, intitulé

“Architecture, criticism and ideology”12, pourrait être qualifié de néomarxiste, celui du second, “Architecture, produc-tion, reproduction”13, serait plutôt postmarxiste. Pour des raisons que j’ignore, le groupe s’est dissous avant d’avoir publié un troisième numéro.

PC : Malgré cette identité « néo- moderne », certains de vos outils théoriques (structuralisme, sémiologie, linguistique, etc.) ont été, très tôt, plutôt en phase avec la « condition postmoderne ».

AC : Ce qui m’intéressait dans le postmodernisme était sa quête d’une nouvelle définition de la signification dans l’architecture moderne. J’ai commencé à travailler ces questions au tout début des années soixante, lorsque je me suis intéressé aux théories du symbole dans les arts plastiques. Elles partaient de l’hypo-thèse que la « signification » artis-

tique est intrinsèque aux formes et ne naît pas du dehors, par association d’idées. Une lecture clé, pour moi, a été celle de La Philosophie des formes symboliques d’Ernst Cassirer14. C’est sous cet angle quelque peu kantien que j’ai critiqué, en 196215, la thèse fonctionnaliste que défend Banham dans son livre Theory and design16.

Après 1965, j’ai découvert le structuralisme, la sémiotique, la linguistique saussurienne et le formalisme russe qui cherchaient à situer plutôt la signification dans la structure des institutions sociales. J’ai lu alors Claude Lévi-Strauss, Roman Jakobson, Roland Barthes et Viktor Shklovsky. Dans les années qui ont suivi, la plupart de mes écrits ontété des tentatives d’appliquer ce complexe d’idées à une éventuelle théorie de la « signification » dans l’architecture moderne : en particulier

“Displacement of Concepts in Le Corbusier”, “Historicism and the Limits of Semiology”, “Typology and Design Method”, “Rules, Realism and History”.

PC : Quel regard portez-vous rétros-pectivement sur ces problématiques ?

AC : Le structuralisme me semblait ouvrir à l’époque à une nouvelle relation entre modernisme et histoire. Ce qui m’intriguait était que le goût pour les formes anciennes, tout à fait accepté en termes de réception, soit également déprécié en termes de création. Il me semblait alors que les architectes devaient

12. Paru aux Presses architec-turales de Princeton en 1985, il fut édité par Joan Ockman, assisté de Deborah Burke et Mary McLeod.

13. Paru en 1988, ce second numéro a été préparé sous l’autorité de Beatriz Colomina.

14. Ernst Cassirer, Die Philo-sophie der symbolischen Formen, 3 vol., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchge-sellschaft, 1923–1929.

15. Alan Colquhoun, “Modern Movement in Architecture” (recension de R. Banham, Theory and design, 1960), British Journal of Aesthetics, janvier, 1962, pp. 59–65.

16. Reyner Banham, Theory and Design in the First Machine Age, Londres, Architectural Press, 1960.

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accepter une relative persistance des types morphologiques dans la mémoire collective, malgré les changements technologiques. Au bout du compte, j’ai complètement abandonné cette idée. Je pense que les normes esthétiques traditionnelles ne peuvent pas survivre dans le domaine public contemporain. Je vois aujourd’hui les sociétés urbaines se déterritorialiser progressivement et irréparablement, sous le coup du capitalisme et de la technologie.

La coexistence parallèle de modèles différents me semble être l’un des traits les plus saillants de la situation actuelle, et qui se distingue radicalement de la théorie moderne. Depuis les années quatre-vingt, les conditions extrêmement changeantes de notre capitalisme tardif ont rendu caduques les aspirations normatives et universelles du modernisme, mais aussi de tout ce qu’on a pu appeler le postmodernisme. Aujourd’hui, plusieurs modèles coexistent pour l’architecture contemporaine, que ce soit en termes de programme ou de contexte.

PC : Le concept de modernité vous semble-t-il encore valide ?

AC : Vous avez suggéré tout à l’heure un triomphe actuel des doctrines antimodernes. D’après mon expérience, ce n’est pas vraiment le cas dans les écoles d’architecture, où

tendent à se développer des théories d’avant-garde plutôt absconses. Le problème est qu’elles n’ont aucun lien avec la réalité politique. L’industrie du logement, par exemple, est gouvernée par le marché et tend vers le goût du public, fondamentalement petit-bourgeois. Ce phénomène échappe au contrôle des architectes, porteurs d’un autre jeu de modèles culturels. Bien sûr, c’est un problème général dans l’Occident capitaliste mais il est particulièrement aigu dans les pays anglo-saxons, avec leur politique du laisser-faire. En Angleterre, le modernisme était étroitement lié à l’État providence socialiste. Au début des années quatre-vingt, tout a changé quand Thatcher a détruit les syndicats et démantelé des pans entiers du système social.

PC : En tant qu’architecte, vous vous êtes beaucoup impliqué dans la problématique du logement de masse, notamment dans le cadre des new towns. Depuis une dizaine d’années, le marché extrêmement dynamique de l’immobilier a dopé artificiellement la croissance des pays riches, souvent au détriment de la qualité constructive, environne-mentale, urbaine et résidentielle des bâtiments. Comment jugez-vous la crise actuelle du logement dans les pays développés ?

AC : J’ignore si le boom de l’immo-bilier touche également la France ou même si c’est un phénomène

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99Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

universel. J’ai tellement l’habitude de penser que la Grande-Bretagne est une exception à cet égard. Sous Thatcher, la privatisation du marché du logement, basée sur la croyance que les propriétaires de maisons voteraient tory [conservateur], a conduit à l’évaporation des services publics chargés du logement social. La pénurie actuelle de logements locatifs abordables en Angleterre est désastreuse. Le spectre de la surpopulation guette. Gordon Brown reconnaît certes qu’il y a un problème mais il repousse toujours l’engagement d’une véritable politique pour y remédier ; cela ressemblerait trop à du « socialisme ». Nous avons un problème supplémen-taire en Angleterre, celui de la haine de l’habitat collectif. Le territoire rural est dévoré à toute vitesse

par des petites maisons, et quelles maisons ! Même dans les faubourgs des grandes villes il y a très peu d’immeubles d’appartements mais des kilomètres de maisons de deux à trois étages. Les rares enclaves de logements collectifs denses, construites par l’État providence dans les années cinquante et soixante sont en général de hauteur modeste. Contrairement à Paris, il s’agit principalement de petites tours de type suédois, et non de barres.

Les problèmes sociaux dans ces quartiers (vandalisme, violence) sont sans doute les mêmes à Paris et à Londres. Mais les populations déshéritées, les migrants musulmans du Pakistan et du Bangladesh, tendent à s’installer dans des quartiers beaucoup moins denses que leurs équivalents maghrébins en

Alan Colquhoun avec Françoise Fromonot et Pierre Chabard, Villa Savoye, Poissy, 13 mai 2007. Photo : Bénédicte Grosjean

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région parisienne. J’ignore cependant dans quelle mesure cela affecte les comportements. En tant qu’obser-vateur lointain, il me semble que les « grands ensembles » occupent des sites plus vastes et plus unitaires qu’à Londres où leur développement a été plus sporadique.

PC : À Londres, la construction de tours de bureaux ou de logements traduit en centre-ville l’intensité de la pression foncière et immobilière. Quel regard portez-vous sur ce phénomène qui concerne aussi Paris ?

AC : D’une façon ou d’une autre, le marché du logement locatif, neuf ou ancien, est toujours plus abordable à Paris qu’à Londres. Les réglementations vous prémunissent contre les pires cauchemars urbains. Cela dit, j’ai l’impression que c’est surtout vrai à l’intérieur du périphé-rique. À Londres, les règlements urbanistiques sont le plus souvent très laxistes, même dans le centre, et le chaos urbain est la norme. Aucune politique ne semble à même de réguler la hauteur des immeubles. Les Anglais sont incapables de plani-fier quoi que ce soit, parce qu’ils ne peuvent rien concevoir de plus grand qu’une simple rue, qu’une simple pièce, qu’un simple événement. Regardez, par exemple, le chaos urbain qui entoure le nouveau stade de Wembley de Norman Foster.

Les différences véritables entre Londres et Paris sont difficiles à

évaluer. En Angleterre, la rhétorique étatique prône toujours le laisser-faire, alors qu’en France elle prétend contrôler et légiférer. Au fond, peut-être qu’au-delà de la rhétorique, la réalité du capitalisme s’impose de la même façon dans les deux pays ?

PC : Le regain d’intérêt actuel pour le type architectural du gratte-ciel vous semble-t-il correspondre à un retour de l’héroïsme moderne ?

AC : Les types architecturaux représentatifs de la mondialisation semblent être effectivement la tour spéculative de bureaux, mais aussi les complexes culturels et sportifs et les nœuds d’infrastructures. Je ne crois pas qu’ils puissent être vus comme l’accomplissement de la période héroïque du modernisme, sauf peut-être par leur autocon-viction d’être « modernes » et leur rapport à la technique. Il s’agit plutôt de types nouveaux, rendus possibles par le capitalisme tardif et les technologies numériques. Ils sont caractérisés par la généralisation des technologies du spectacle (prophé-tisée par Guy Debord) et reflètent l’incroyable pouvoir du capital dans l’économie mondiale actuelle. Ils entretiennent une évidente relation avec l’expressionnisme, aussi bien dans le style que dans la glorification de l’édifice isolé.

La connexion entre la modernité en tant que style et la préoccupation sociale (le logement de masse, les

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101Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

Repères biographiques

1921 Alan Harold Colquhoun naît à Datchet (Angleterre).

1939–1942 Étudie l’architecture au Edinburgh College of Art.

1942–1947 Est mobilisé dans l’armée britannique en Inde.

1947–1949 Étudie à l’Architectural Association School of Architecture (Londres).

1949–1954 Travaille au Housing Department du London County Council.

1956 Collabore à l’agence Candilis & Woods (Paris).

1956–1961 Collabore à l’agence Lyons & Israel (Londres).

1957–1964 Enseigne à l’Architectural Association School of Architecture (Londres).

1961–1988 Exerce l’architecture au sein de sa propre agence Colquhoun & Miller (Londres).

1968 et 1970 Enseigne comme visiting à l’université Cornell (Ithaca, NY).

1974–1978 Enseigne à la Polytechnic of Central London (Londres).

1977 Enseigne comme visiting à l’École polytechnique fédérale (Lausanne).

1980 Enseigne comme visiting à l’uni-versité de Virginie (Charlottesville, VA).

1981 (à partir de) Enseigne comme titulaire à l’université de Princeton (Princeton, NJ).

1985 Réside à l’Académie américaine de Rome.

écoles, etc.), qui fut si importante dans le modernisme jusqu’aux années soixante-dix, a complètement disparu en raison de la privatisation progressive de l’espace. Les édifices se différencient par leur caractère (la maison « rurale », le bâtiment « commercial »), ce qui diverge de l’idéologie des années vingt et trente qui cherchait un style « moderne »

uniforme. Dans la période héroïque, l’Europe était ruinée et les valeurs esthétiques cardinales étaient la parcimonie et l’utilité sociale. Aujourd’hui, l’Occident est riche et tend vers un consumérisme de masse. Son esthétique repose sur l’extravagance et le désir ; ce que Walter Benjamin aurait appelé la fantasmagorie.

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Livres

Arquitectura moderna y cambio histo-rico : Ensayos 1962–1976, Barcelone, Gustavo Gili, 1978, 288 p.

Michael Graves, Londres, Academy Editions, coll. “Architectural Monographs” n° 5, 1979, 112 p.

Essays in Architectural Criticism: Modern Architecture and Historical Change (préf. K. Frampton), Cambridge (MA), MIT Press, coll.

“Oppositions Books”, 1981, 215 p.Recueil d’essais critiques : architecture

moderne et changement historique, Liège, Mardaga, 1985, 223 p.

Lyons Israel Ellis Gray, Works, Londres, Architectural Association, 1988, 200 p.

Colquhoun, Miller & Partners, New York : Rizzoli, 1988, 144 p.

Modernity and the Classical Tradition: Architectural Essays 1980–1987, Cambridge (MA), MIT Press, 1989, xi + 286 p.

Rafael Moneo, 1986–1992, Madrid, Avisa, coll. “Monografias de Arquitectura y Vivienda” n° 36, 1992, 112 p.

Modern Architecture, Oxford/New York, Oxford University Press, coll. “Oxford History of Art”, 2002, 287 p.

La arquitectura moderna : una historia desapasionada, Barcelone, Gustavo Gili, 2005, 287 p.

L’Architecture moderne, Gollion, In Folio, coll. “Archigraphy”, 2006, 335 p.

Collected Essays in Architectural Criticism, Londres, Black Dog Publishing, 2008, 336 p.

Bibliographie de Alan Colquhoun

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103Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

Contributions à des ouvrages

“The Significance of Le Corbusier”, in H. Allen Brooks (éd.), The Le Corbusier Archive, vol. 1, New York, Garland, 1984.

“Twentieth-Century Concepts of Urban Space”, in Joan Ockman (éd.), Architecture, Criticism, Ideology, Princeton, Princeton Architectural Press, 1985.

“Rationalism: a Philosophical Concept in Architecture”, in Claus Baldus (éd.), Das Abenteuer der Ideen : Architektur und Philosophie seit der Industriellen Revolution, Berlin, Internatinale Bauausstellung, 1987.

« Les stratégies des Grands Travaux », in Jacques Lucan (éd.), Le Corbusier : une encyclopédie, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987.

« Axonometria: Primitivi e Moderni », in Jacques Gubler & Alberto Abriani, Milan, Mazzotta, 1992, pp. 12–23.

« Kritik und Selbstkritikin der Deutschen Moderne », in Moderne Architektur in Deutschland 1900– 1950 : Expressinismus und Neue Sachlichkeit (catalogue exposition au DAM, Frankfurt-am-Main), Stuttgart, 1994, pp. 251–271.

“Le Corbusier’s Chimanbhai and Shodan Villas in Ahmedabad”, in Vikramaditya Prakash, Proceedings of conference “Theatres of decolo-nisation”, Chandigarh, janvier 1995, Seattle, Washington University Press, 1995, pp. 425–450.

“Changing Museum”, in Stanislas von Moos (éd.), Die Festschrift, Zurich, Eidgenossische Teknische Hoschule, 2005, pp. 118–139.

Articles

“Modern Movement in Architecture”, British Journal of Aesthetics, janvier, 1962, pp. 59–65.

“TWA Terminal Building, Idlewild, New York”, Architectural Design, vol. 32, n° 10, 1962, pp. 465–469.

“Symbolic and Literal Aspects of Technology”, Architectural Design, vol. 32, n° 11, 1962, pp. 508–509.

“Formal and Functional Interactions: a Study of Three Late Projects by Le Corbusier”, Architectural Design, vol. 36, n° 5, 1966, pp. 221–234.

“Typology and Method of Design”, Arena, vol. 83, juin 1967, 1967.

“Robert Venturi”, Architectural Design, vol. 37, n° 8, 1967, p. 362.

“The Superblock” (1971), in Essays in Architectural Criticism: Modern Architecture and Historical Change, Cambridge (MA), MIT Press, coll.

“Oppositions Books”, 1981.“Displacement of Concepts in Le

Corbusier”, Architectural Design, vol. 43, n° 4, 1972, pp. 220–243.

“Historicism and the Limits of Semiology”, op. cit., Selezione della critica d’arte contemporaneo (Naples), 1972.

“Typology and Design Method”, Cuadernos de arquitectura, n° 96, 1973, pp. 51–53.

“Centraal Beheer (arch. : H. Hertzberger)”, Architecture Plus, vol. 2, n° 5, 1974, pp. 48–55.

“Rational Architecture: exhibition at the Art Net Gallery”, Architectural Design, vol. 45, n° 6, 1975, pp. 365–370.

“Regeln, Realismus und Geschichte [Rules Realism and History]”, Archithese, n° 19, 1976.

“Plateau Beaubourg”, Architectural Design, vol. 47, n° 2, 1977.

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« Alvar Aalto et la poétique de la fonction », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 191, juin 1977, pp. 120–121.

“Frames to Frameworks”, Encounter, 1977.

“The Beaux-Arts Plan”, Architectural Design, vol. 48, n° 11/12, 1978, pp. 50–65.

“From Bricolage to Myth, or How to Put Humpty-Dumpty Together Again”, Oppositions, n° 12, 1978, pp. 1–27.

“Form and figure”, Oppositions, n° 12, 1978, pp. 28–37.

“Sign and Substance, Reflections on Complexity, Las Vegas and Oberlin”, Oppositions, n° 14, 1978, pp. 26–37.

“Observations in Lausanne and Zurich. Notes on recent ETH Buildings”, Werk/Archithese, vol. 65, n° 13/14, 1978, pp. 29–37.

“About Graves” (recension d’exposition), Skyline, n° 3, 1979, pp. 2–3.

“The Idea of ‘Type’”, Summa, n° 148, 1980, pp. 61–63, 69.

“Gombrich and Cultural History”, Architectural Design, vol. 51, n° 6/7, 1981, pp. 35–39.

“Architecture and Engineering: Le Corbusier and the Paradox of Reason”, Modulus (University of Virginia), 1981, pp. 46–57.

“Modern Architecture and the Critical Present”, Architectural Design, vol. 52, n° 7/8, 1982, pp. 1–120.

“Thoughts on Riegl”, Oppositions, n° 25, 1982, pp. 78–83.

“Contemporary Rhetorics”, AA Files, n° 4, 1983, pp. 108–109.

“Modernity — an Incomplete Project. Exhibition of the Work of 40 Architects in Paris”, Arquitecturas Bis, n° 43, 1983, pp. 11–12.

“Classicism and Ideology”, Casabella, n° 489, 1983, p. 36.

“A Way of Looking at the Present Situation”, Casabella, n° 490, 1983, p. 38.

“Regionalism and Technology”, Casabella, n° 491, 1983, p. 24.

“Classical, Primitive, Vernacular”, Casabella, n° 492, 1983, pp. 24–25.

“Three Kinds of Historicism”, Architectural Design, vol. 53, n° 9/10, 1983, pp. 86–90.

“National Gallery Extension (arch. : Ahrends, Burton & Koralek)”, Architectural Design, vol. 53, n° 11/12, 1983, pp. 130–139.

“Promising Directions in American Architecture”, Precis (New York), 1983, pp. 6–17.

“Vernacular Classicism”, Architectural Design, vol. 54, n° 5/6, 1984, p. 27.

“Classicism and Ideology”, Arquitecturas Bis, n° 48 (numéro spécial “After Which Modern Architecture?”), 1984.

“Three Kinds of Historicism”, Oppositions, n° 26, 1984, pp. 28–39.

“Democratic Monument: Neue Staatsgalerie, Stuttgart (arch. : James Stirling)”, The Architectural Review, vol. 176, n° 1054, 1984, pp. 18–47.

“Postmodern Critical Attitudes”, Art Criticism (State University of New York), vol. 2, n° 1, 1985.

« Im Spannungsfeld von Moderne und Postmoderne : 7 aufsatze », Archithese, vol. 16, n° 4, 1986, pp. 4–46.

“Composition versus the Project”, Casabella, n° 520/521, 1986, pp. 11–18.

“Ideological Conflicts of Modernity”, Casabella, n° 520/521, 1986.

“The Strategies of the Grands Travaux”, Assemblage, n° 4, 1987, pp. 67–81.

“Whitechapel Art Gallery in London (arch. : Colquhoun & Miller)”, Detail, vol. 27, n° 2, 1987, pp. 145–150.

“Postmodernism and Structuralism: a

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rencontre

105Chabard : Entretien avec Alan Colquhoun

Retrospective Glance”, Assemblage, n° 5, 1988, pp. 7–15.

“Influencing Architecture” (interview d’A. Colquhoun par Mark Swenarton), Building Design, n° 901, 1988, pp. 26–29.

“Reyner Banham: a Reading for the 80s”, Domus, n° 698, 1988, pp. 17–24.

“Kolmenlaista historismia” (Three Kinds of Historicism, 1983), Abacus Ajankohta (Finlande), n° 1, 1989, pp. 8–37.

(Avec Vincent Scully), « Diagonales academicas », Arquitectura viva, n° 11, 1990, pp. 24–31.

“The Le Corbusier Centenary”, Journal of the Society of Architectural Historians, n° 1, 1990, pp. 96–105.

« Entre el tipo y el contexto : formas y elementos de una obra singular», A&V, n° 36, 1992, pp. 8–11.

“The Concept of Regionalism”, Arquitectura (Madrid), vol. 73, n° 291, 1992, pp. 10–19.

“Observations on the Concept of Regionalism”, Casabella, n° 592, 1992, pp. 52–55.

“Review of Kenneth Silver, Esprit de corps: the Art of the Parisian Avant-Garde and the First World War”, Design Book Review, n° 26, 1992, pp. 52–56.

« O conceito de regionalismo », Projeto (Portugal), n° 159, 1992, pp. 74–78.

“Robin Evans (1944–1993)” (nécrologie), Building Design, n° 1113, 1993, p. 32.

“Kritic am Regionalismus”, Werk, Bauen & Wohen, n° 3, 1993, pp. 45–52.

“Criticism and Self-Criticism in German Modernism”, AA Files, n° 28, 1994, pp. 26–33.

“German Modernism”, Domus, n° 757, 1994, pp. 43–8.

« Les manifestes d’architecture des années 60 aux États-Unis », Faces, n° 30, 1994, pp. 44–49.

« La troisième aile », AMC, n° 66, novembre 1995, pp. 70–71.

“The XIXth Century Station Architecture in France and England”, Casabella, n° 624, 1995, pp. 46–51, 69–71.

« Le Centre comme supermarché de la culture » (1977), AMC, n° 105, mars 2000, p. 71.

“Academic Arena: Dixon Jones’ Oxford Business School”, Architecture Today, n° 123, 2001, pp. 50–63.

“Review of Andreas Huyssen, Present Pasts: Urban Palimsests and the Politics of Meaning, Stanford Univ. Press, 2003”, AA Files, n° 50, 2003, p. 82.

« Die Fassade in ihren modernen varianten : Uberlegungen zur rolle der fassade in der modernen architektur », Werk, Bauen & Wohen, n° 12, 2005, pp. 12–19.

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Hall d’entrée de la maison Martin à Buffalo, v. 1908.

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Invité à Berlin en 1909 par l’éditeur Ernst Wasmuth, Wright écrivait : « J’avais toujours aimé la vieille Allemagne — Goethe, Schiller, Nietzsche, Bach, ce grand architecte qui s’est trouvé choisir la musique pour sa forme —, Beethoven et Strauss. Et Munich ! Cette compagnie bien-aimée, n’était-ce pas l’Allemagne ? Et Vienne ! Vienne avait toujours plu à mon imagination. Paris ? Jamais ! » Serait-ce le début du malentendu ? Peut-être.

La publication du portfolio de ses œuvres en 1910 par le même Wasmuth le fit connaître dans toute l’Europe sauf en France, où tout ce qui venait d’Allemagne était alors considéré comme relevant de la barbarie. Wright resta quasiment inconnu chez nous.

En 1955, René Wittmann eut la bonne idée de combler au moins partiellement cette lacune en publiant une traduction française de An Autobiography dans une collection éditée chez Plon. La jugea-t-il trop longue pour le public français ? Un bon tiers fut supprimé sans qu’ap-paraisse une logique ou un parti pris ; des points de suspension, mais ne figurant pas entre parenthèses, indiquent — pas toujours d’ailleurs — les coupures qui peuvent aller de quelques lignes à plusieurs pages… Au verso de la page de titre est imprimée la mention : « Les éditeurs ont, d’accord avec l’auteur, supprimé certains passages. » D’après mes renseignements, les rapports avec la Fondation qui gérait les droits furent difficiles, sans que j’aie pu en savoir davantage, René Wittmann étant mort en 1973…

Bernard MarreyL’autre passion de Frank Lloyd Wright

Le « Fuji Yama de l’architecture », comme l’appelait Lewis Mumford, s’est très tôt insurgé contre l’Académie des beaux-arts qui régnait encore sur la pensée architecturale dans les années 1880. Wright en garda une certaine aversion pour la France qui, en retour, l’ignora et continue de le méconnaître. Longtemps en marge dans son propre pays, ce fut une personnalité exceptionnelle, et pas seulement dans le domaine de l’architecture.

Bernard Marrey a effectué divers métiers,

de la recherche pétrolière à la programmation

télévisuelle, en passant par l’animation culturelle.

Historien de l’architecture, il a publié une trentaine

d’ouvrages. Il est aussi le fondateur des éditions du Linteau, où il a publié

une cinquantaine de livres d’architectes et d’ingé-

nieurs, souvent étrangers.

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Dans les textes supprimés figurent la plupart de ceux qui ont trait au Japon. Et cela, bien que Wright reconnaisse : « Les estampes japonaises font davantage partie de ma vie qu’on l’imagine. Si je ne les avais pas rencontrées pendant ma formation, je ne sais pas ce que je serais devenu. J’ai reçu comme parole d’évangile le devoir d’éliminer l’inutile [...]. L’estampe est intimement liée à tout ce que l’on appelle la modernité. Étrangement inaperçue, oubliée. Je me suis souvent demandé pourquoi1. »

C’était en 1955, dix ans seulement après la fin de la guerre. Mais en 1998, le même texte incomplet fut réédité avec une ligne très discrète indiquant que le texte comporte des coupures dont les plus importantes ne sont pas signalées. Dans sa préface, Philippe Panerai semble les regretter, ce qui ne fait qu’illustrer la triste situation de l’édition d’architecture en France !

Car l’influence du Japon, et surtout de ses estampes, fut peut-être plus déterminante encore que Wright voulut bien le reconnaître : la passion qu’il eut pour elles le conduisit à devenir l’un des experts marchands les plus importants, au moins dans le premier quart du XXe siècle. C’est le sujet du livre très documenté de Julia Meech, historienne de l’art japonais, qui fut conservatrice au musée Metropolitan de New York : Frank Lloyd Wright and the Art of Japan, the Architect’s Other Passion. Il n’est pas tout à fait récent, puisque publié en 2001 par la Japan Society et Harry N. Abrams Inc. à New York ; je dois à Roland Schweitzer d’en avoir eu connaissance. Qu’il en soit ici remercié car c’est un livre remarquable qui devrait intéresser tous ceux qui aiment Wright ou qui sont simplement curieux de la création artistique.

Premières découvertesLa curiosité pour les arts orientaux en général et l’art japonais en particulier se développa aux États-Unis, avec un léger retard sur l’Europe, dans le dernier quart du XIXe siècle. La présence du Japon à l’Exposition centennale de Philadelphie en 1876 semble avoir été le déclencheur. Toujours est-il que Silsbee, le premier architecte pour qui Wright travailla dès son arrivée à Chicago en 1887, s’intéressait à l’art japonais et Sullivan bien davantage encore, qui l’envoyait traîner dans les salles des ventes et enchérir sur les objets d’art orientaux. En 1893, Wright quitte Sullivan et ouvre son agence, toujours à Chicago. Peu de temps après, au hasard d’une rencontre, « Dan » Burnham lui propose de lui payer un séjour de quatre ans à Paris pour suivre les cours de l’École des beaux-arts ; il refuse, estimant que c’est trop tard. Sans doute, est-il alors jeune marié, mais il avait vu également — toujours en 1893 — l’Exposition colombienne et sa débauche d’architecture « beaux-arts » à laquelle il s’opposa violemment. Il restera en revanche apparemment très discret sur le pavillon japonais.

1. F. L. Wright, An Autobio-graphy, New York, Duelle, Sloan & Pearce, 1958, septième réimpression de l’édition de 1943 considérée comme l’édition princeps. Toutes les autres citations non référencées proviennent de cette Autobiography.

Couverture de : Julia Meech, Frank Lloyd Wright and the Art of Japan : The Architect’s Other Passion, New York : Japan Society et Harry N. Abrams, Inc., 2001.

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109Marrey : L’autre passion de Frank Lloyd Wright

Situé sur une petite île du parc Jackson, c’était — à la manière des pavillons des expositions universelles — la reconstitution d’un temple en trois bâtiments présentant trois étapes de l’architecture. Cette nouveauté fut largement reproduite dans la presse locale. Wright n’a pas pu l’ignorer, non plus que les objets qui y étaient exposés, d’autant que le gouvernement japonais fit cadeau du « temple » à la Ville de Chicago où il demeura jusqu’à son incendie « accidentel » en 1946.

Quoi qu’il en soit, il est certain que, dès ces années-là, l’intérêt de Wright pour les estampes japonaises ne fit que grandir, en partie pour les mêmes raisons que les artistes français de l’Art nouveau, Chéret, Bonnard, Toulouse-Lautrec et d’autres : ils y voyaient un moyen de populariser l’art en général et la peinture en particulier, ce qui correspondait à leur idéal démocratique.

L’espace, tel qu’il est dessiné dans les estampes japonaises, ne pouvait que rencontrer chez Wright un écho profond. « En améliorant ma connais-sance des choses japonaises, j’ai compris la maison japonaise comme l’étude suprême de l’élimination… Aussi la maison japonaise m’a naturellement fasciné et j’ai passé des heures à la démonter et à la ré-assembler. »

Et de fait, l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs, de même que les grandes salles de séjour autour de la cheminée dans les premières maisons de la Prairie, ne sont certes pas calquées mais ont une parenté avec la maison japonaise ; et les photos que l’on possède de sa maison d’Oak Park montrent des œuvres d’art japonaises. Wright devait d’ailleurs avoir déjà une certaine réputation de collectionneur pour que Frederik W. Gookin lui demande le prêt d’une hashira-e2 pour l’exposition

2. Estampe longue et étroite (en général 75 ú 12 cm), destinée à être accrochée à un pilier.

Bois gravé de Utagawa Toyoharu, v. 1771 : vue perspective d’un intérieur japonais s’ouvrant sur un paysage de neige.

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La salle de séjour de la maison de Darwin D. Martin à Buffalo, v. 1908.

Suzuki Harunobu qu’il présenta au Bâtiment des beaux-arts le 5 février 1905. Frederik William Gookin (1854–1913), que l’on retrouvera plusieurs fois dans cette histoire, avait d’abord travaillé dans une banque. Il fut l’un des premiers aux États-Unis à commencer une collection, vers 1880. Il abandonna la banque en 1902 pour se consacrer aux estampes dont il devint très vite un expert reconnu, sinon l’Expert.

Premier voyageAu tout début du XXe siècle, la vogue du Japon s’amplifia aux États-Unis. Ses victoires sur la Chine en 1894, sur la Russie en 1904, en faisaient une nouvelle puissance. Le 21 février 1905, Wright s’embarqua pour le Japon avec sa femme Catherine et un couple d’amis pour qui il avait construit l’une de ses premières maisons. Wright est demeuré très discret sur ce voyage, mais on sait qu’il prit beaucoup de photos de monuments et de jardins japonais. À la mi-mai, il revint avec plusieurs centaines de gravures sur bois d’Ando Hiroshige (1797–1858), considéré comme le plus grand et le plus prolifique des graveurs sur bois japonais. Wright en fit le catalogue et les vendit lors de l’exposition qu’il organisa en mars 1906 à l’Institut d’art de Chicago. C’était la première rétrospective mondiale d’Hiroshige.

Wright approchait de la quarantaine et avait six enfants qui commen-çaient à devenir grands : ses besoins d’argent augmentaient, d’autant plus qu’il eut toujours le goût du luxe et une tendance à vivre au-dessus de ses

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111Marrey : L’autre passion de Frank Lloyd Wright

moyens. Il comprit apparemment très vite qu’il y avait là une source de profits importants, le Japon commençant seulement à s’ouvrir au commerce international.

Dans son Autobiographie, publiée en pleine guerre américano-japonaise (1943), il analyse ainsi la situation. Après le choc de l’arrivée des premiers Américains en 1858, les Japonais voulurent connaître le secret de la puissance de ces hommes qu’ils jugeaient « vulgaires, sans caractère, ni manières, ni cerveau », selon ses propres mots. Ils envoyèrent en mission autour du monde l’un de leurs principaux hommes politiques, le comte Ito. « Il fut absent deux ans, séjournant le plus longtemps en Allemagne » et revint avec le secret : « Des explosifs. Des machines. »

Toujours selon Wright, « le Japon (ce qui est difficile à comprendre pour un Occidental) entra dans une abnégation hystérique et commença à détruire ses magnifiques œuvres d’art, […] les brûlant sur des sortes de bûchers funéraires, une forme nationale de hara-kiri, qui est aussi incompré-hensible pour les Occidentaux. »

C’est dans ce contexte que Wright découvrit le Japon : les estampes y étaient très bon marché et souvent disponibles en vrac au prix de gros. Jouant de sa réputation d’architecte, il se révéla un vendeur habile, faisant sentir à ses acheteurs potentiels quelle bonne affaire il leur faisait faire. Il est juste d’ajouter que beaucoup de ces collectionneurs lui doivent la révéla-tion d’un art subtil et délicat, si populaire, et que leur vie fut grandement embellie et enrichie en faisant sa connaissance.

Parmi ses premiers clients, on compte évidemment les frères Martin et surtout Darwin, pour qui il avait construit en 1903 les fameux bureaux Larkin et sa résidence (avec serre et galerie) en 1904. Dans cette maison déjà, on remarque des bandeaux (des dessus-de-porte sans porte) coupant les grandes pièces, juste au-dessus de la tête, équivalents du nageshi utilisé dans la maison japonaise pour délimiter des espaces à l’intérieur de pièces plus grandes. Au Japon, ces bandeaux servent aussi de glissières aux panneaux coulissants ; chez les Martin, Wright y avait accroché des portières.

Le mobilier fut évidemment dessiné par Wright qui sut se faire désirer. Le 1er mars 1906, il écrit à Martin : « Un mot à propos des estampes. J’ai choisi des spécimens remarquables en parfait état. Ils sont donc rares, quel qu’en soit le prix. J’ai indiqué ce qui me semble être un prix bas dans l’état actuel du marché. Je ne prétends pas vous les vendre à leur prix. J’espère que vous les aimerez. »

Wright aimait voir des estampes sur les murs des maisons qu’il avait construites car elles correspondaient à la recherche de simplicité de son architecture, elle-même dans la mouvance du mouvement Arts and Crafts.

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Et bien sûr, à la manière du grand marchand Joseph Duveen, il incitait ses clients à les choisir dans son propre fonds. Il était sûrement très persuasif car les Little, pour qui il construisit deux maisons, en 1902 et en 1912, mais qui n’étaient pourtant pas des collectionneurs, accumulèrent au fil des années plus de 300 estampes, sans compter quelques tapis…

En mars 1908, l’Institut d’art de Chicago présenta une très importante exposition : 655 estampes. Le tiers provenait de la collection de Wright qui en fut le plus gros prêteur. Il dessina aussi les présentoirs.

L’EuropeProbablement par l’intermédiaire de Kuno Francke, qui enseignait l’esthé-tique à Harvard et qui avait été séduit par sa maison d’Oak Park, l’éditeur allemand Ernst Wasmuth proposa à Wright de publier une monographie complète de ses œuvres. L’invitation tomba au bon moment : l’architecte vivait une sorte de passage à vide. En septembre 1909, il abandonna femme, famille et agence pour l’Europe. Il partait tout de même avec son fils aîné, un dessinateur, et surtout avec Mamah Cheney, la femme d’un de ses anciens clients. Arrivés à Berlin, ils se firent enregistrer à l’hôtel Adlon sous le nom

Exposition d’estampes japo-naises présentée par Frank Llyod Wright à l’Institut d’art de Chicago en 1908.

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de Monsieur et Madame Wright. Malheureusement, un journaliste du Chicago Tribune qui était présent ne reconnut pas madame Wright et publia la nouvelle qui fit évidemment scandale à Oak Park.

De ce fait et quel qu’ait été alors son projet, Wright ne pouvait rentrer à Chicago. Il s’installa dans une villa de l’antique Fiesole, à 8 kilomètres de Florence, et ne rentra au bercail qu’en octobre 1910, Mamah restant encore quelques mois à Berlin pour ne pas trop choquer le voisinage. Mis à l’index par ses anciens amis, Wright reprit d’abord la vie familiale, mais il quitta finalement Catherine et se réfugia dans la « vallée ancestrale » où sa mère avait acheté une terre sur la colline, pour y construire ce qui deviendra Taliesin.

Une anecdote, racontée par son deuxième fils, John, montre bien sa passion de collectionneur. La maison familiale d’Oak Park ayant dû être mise en vente pour assurer une rente à Catherine, John y retourna un jour fouiller dans l’écurie des poneys. « Et là j’ai découvert le Han, un vase en bronze de 45 centimètres de hauteur sur un tas de détritus ; il était couvert de poussière et de saleté, laissé là par la femme de ménage après le départ de Papa.

« J’avais toujours aimé ce bronze — ses lignes, ses proportions, la patine, les poignées en forme de papillon, sa beauté sereine. J’étais avec Papa le jour où il l’avait acheté en Orient à un commerçant chinois… Quelque temps après, Papa le vit chez moi.

— Oh oh ! Alors, il est là ! dit-il. Je suis heureux que tu en aies pris soin. Je vais le prendre chez moi.

— Non, laisse ! C’est à moi, dis-je. « Au Noël suivant, Papa envoya à chacun de ses enfants un paravent

oriental ; c’est-à-dire à chacun sauf à moi. Il m’envoya un mot : “Puisque tu as déjà le Han, que ce soit mon cadeau pour ce Noël.”

« Son œil s’allumait d’une lueur maligne chaque fois qu’il l’apercevait. Il le caressait tendrement, tout en jetant un œil furtif dans ma direction. Il aurait bien voulu l’empoigner et filer. Mais heureusement pour moi, le bronze était trop lourd. Il tentait de le pousser, de le glisser vers la porte, puis se tenait légèrement en arrière pour voir s’il était mieux à son avantage. Plus il était proche de la porte, plus il était satisfait3. »

Premiers pas vers un second métierSes besoins d’argent ne font évidemment que croître. Deux familles à nourrir et une maison à construire : il s’endette envers Francis Little et Darwin Martin à qui il laisse des caisses d’estampes en gage. Et il agit bientôt de même avec un autre riche collectionneur, Clarence Buckingham, avec qui il entra probablement en relation par son conseiller, F. Gookin.

3. John Lloyd Wright, My Father, Frank Lloyd Wright, New York, Dover Publ. Inc., 1992.

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L’engouement pour les estampes japonaises masquait mal l’ignorance de l’opinion à leur sujet et notamment la raison de leur existence. Reprenant une conférence qu’il avait donnée lors de l’exposition de 1908, Wright publie en 1912 une brochure, The Japanese Print, an Interpretation, dans laquelle il décrit leur usage : « L’art japonais, explique-t-il, est un art totalement structurel […]. Le mot structure est ici employé pour décrire une forme organique — une organisation très précise de parties ou d’éléments fondue dans une unité plus grande. […] De façon générale, le principe premier et suprême de l’esthétique japonaise consiste en une simplification rigoureuse par l’élimination de ce qui est insignifiant. » La distinction entre l’esthétique japonaise et celle de Wright est, comme on le voit, très ténue.

C’est au début de l’été 1912 que les frères Spaulding entrèrent en contact avec Wright par l’intermédiaire de Gookin. Faisant partie de nombreux conseils d’administration (United Fruits, sucre, gaz, ascenseurs Otis, banques…), ils vivaient à Boston et devaient laisser au musée des Beaux-Arts de leur ville une collection de 6 500 estampes, considérée comme l’une des plus importantes au monde et dont probablement le tiers fut acquis auprès de Wright. Avant de le connaître, ils en avaient déjà achetées, notamment au collectionneur marchand William L. Keane. Le dernier achat qu’ils lui firent, le 1er août 1914, se monta à 703 dollars pour une estampe d’Okumura Masanobu (1686–1734), ce qui donne une idée au moins des valeurs en cours à cette époque ; à titre de comparaison, le salaire annuel d’un employé de chez Ford se montait alors à 702 dollars pour deux mille sept cents heures (cinquante semaines de cinquante-quatre heures).

En février 1913, Wright entreprit un nouveau voyage au Japon afin de rencontrer le directeur de l’hôtel Impérial, Hayashi Aisaku, auprès de qui Gookin l’avait recommandé. L’hôtel, construit déjà depuis vingt ans, ne correspondait plus aux normes internationales de confort et les proprié-taires souhaitaient en bâtir un nouveau. Selon Wright, certains émissaires que le gouvernement japonais envoyait dans les pays occidentaux afin de connaître le secret de leur puissance auraient entendu parler de lui en Allemagne, dont les Japonais se sentaient plus proches…

Quoi qu’il en soit, lorsque les frères Spaulding apprirent que Wright partait au Japon, ils lui demandèrent de faire des achats pour eux. Wright leur proposa le marché suivant : « Je prendrai tout ce que vous voulez dépenser, le dépenserai et ferai deux parts. Je garderai ce que je pense devoir garder, étant donné les circonstances, et vous aurez l’autre part. » John lui dit en riant que ce n’était pas vraiment une proposition d’affaires, ce à quoi Wright répondit : « Non, je ne suis pas un homme d’affaires », ajoutant qu’il préférait ne pas travailler à la commission pour ne pas avoir de comptabilité

La salle de séjour de la maison de Francis W. Little, Deephaven (Minnesota), 1912.

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à tenir. C’est du moins ce que Wright rapporte dans la version de son Autobiographie publiée en 1943…4

Et bien sûr, une semaine après son arrivée, Wright envoyait un télégramme à Spaulding : « Occasion extraordinaire, envoyez 18 000 $ cette nuit. » De son côté, Gookin demanda à Wright de lui acheter certains Hiroshige difficiles à trouver. On sent bien des relations d’amitié et de concurrence en même temps, ce qui rend difficile la quête d’une hypothé-tique vérité historique, d’autant qu’il faut également faire la part de la vantardise, voire du bluff. Selon Wright lui-même : « Je demandais de l’argent de temps en temps pendant les cinq mois que dura cette campagne. L’argent arrivait toujours, sans question. Et rien de ma part, sinon des demandes survoltées de davantage d’argent jusqu’à ce que j’ai dépensé environ 125 000 dollars des Spaulding pour des estampes valant environ un million de dollars. »

Lorsque Wright rentra aux États-Unis, il rendit visite aux Spaulding qui furent absolument ravis. William lui offrit même un chèque de 25 000 dollars qu’il « accepta après avoir vraiment hésité ». Il remboursa Shugio Hiromichi, son partenaire japonais, de la coquette somme de 27 500 yens (environ 13 750 dollars de l’époque). Shugio lui notifia qu’il était loin du compte. Wright fera montre, dans son Autobiographie, du « regret de ne pas lui avoir tout donné. Vous avez devant vous une parfaite image du pillage occidental de l’Orient. Je ne fais pas d’excuses. Vous pouvez juger par vous-même. »

L’hôtel Impérial et les allers et retours au JaponLa situation évoluait néanmoins, bien que lentement, du côté des proprié-taires de l’hôtel Impérial. Hayashi vint en janvier 1916 travailler avec Wright sur les plans du futur hôtel et lui proposa une commission de 5 %, logés et défrayés, lui et trois assistants, sous réserve de l’accord du conseil d’admi-nistration ; en janvier 1917, Wright partit pour Tokyo, nanti de la commande. Il y fera cinq longs séjours jusqu’en juillet 1922, reconnaissant : « la chasse aux estampes japonaises devint ma récréation habituelle tant que j’étais à Tokyo ». Ses journées devaient être bien remplies car, en plus de l’hôtel, il y construisit plusieurs résidences et une école.

Sa situation financière ne s’était pas améliorée, au contraire : le meurtre de Mamah et l’incendie de Taliesin en août 1914, outre le choc affectif, l’avaient laissé dans une situation encore plus difficile, ce qui le conduisit à des tractations laborieuses avec « ses » acheteurs potentiels. À la fin de 1917, il organisa une exposition au Bâtiment des beaux-arts de Chicago, accompagnée d’un catalogue soigné, comme toujours, Antique Colour Prints

4. Il n’y fait aucune allusion dans sa première Autobio-graphie publiée en 1932. William Spaulding mourut en 1937.

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from the Collection of Frank Lloyd Wright, qui connurent un grand succès et assirent sa position de premier marchand d’estampes japonaises aux États-Unis. Il y défendait un point de vue qui choquerait aujourd’hui, à savoir que des estampes aux couleurs passées ont une valeur égale à celles qui sont en parfait état : « L’estampe la plus illustre et même la plus recherchée sera le chef-d’œuvre que le temps a mûri et honoré en amplifiant sa nature profonde. » Il les comparait au vert-de-gris sur le bronze, « qui en rehausse la valeur ». Il semble que cela ait été une constante chez lui car on sait par des témoins ultérieurs qu’il décolorait au soleil les estampes dont il jugeait les couleurs trop vives…

Cette position était sans doute alors moins choquante qu’aujourd’hui et ne découragea pas le Metropolitan Museum of Art, via son curateur, Howard Mansfield, de lui acheter — après de laborieuses négociations — environ 400 estampes.

Le scandaleMais ce qui devait arriver survint : l’intérêt accru de collectionneurs plus nombreux fit monter les enchères, ce qui attira des marchands peu scrupuleux. On trouva sur le marché des estampes dont les couleurs étaient ravivées par de nouveaux passages ; ravivées, refaites, la frontière est étroite. On cite le cas d’un collectionneur, Takamizawa Enji, qui fabriquait pour son plaisir des copies et des faux. D’habiles graveurs travaillant pour lui resculptaient des planches d’impression de façon à recolorier les estampes pâlies… Dès la fin de 1918, dans le petit monde de l’estampe à Tokyo, ce n’était plus un secret. Et Wright n’avait certainement pas que des amis chez les marchands d’estampes de Tokyo.

Lors du retour de l’un de ses voyages dans cette ville, en septembre 1919, Wright proposa à Mansfield un lot exceptionnel provenant de cinq collec-tions privées pour un montant situé entre 250 et 500 000 dollars. Mais dans le cercle restreint des collectionneurs, les rumeurs allaient vite. Mansfield était déjà sur le qui-vive : il invita donc quelques collectionneurs triés sur le volet à examiner avec lui les estampes de Wright à l’hôtel Astor. Il avait aussi invité des experts, mais il exclut Wright de la réunion, ce qui le blessa profondément. Finalement, Mansfield fit une offre, inférieure évidemment, pour la moitié de la collection.

Jurgon Metzgar, procureur dans l’Illinois et collectionneur, ne faisait pas partie des invités à la réunion de l’hôtel Astor mais il était l’ami de l’un d’eux, qui lui demanda ce qu’il pensait de ses achats. Au premier coup d’œil, il vit qu’il s’agissait d’estampes réimprimées, notant toutefois la beauté du dessin mais, prudent, il demanda l’avis d’un autre collectionneur qui le lui confirma.

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À la décharge de Wright, il faut dire que Gookin, qui les avait examinées auparavant, n’avait rien vu non plus… Et le monde des collectionneurs est ainsi fait que, lorsque le doute commence à s’insinuer, il fait vite des ravages. Les années suivantes furent, pour Wright, véritablement difficiles.

En décembre 1919, il dut repartir à Tokyo où il tomba malade. Bien qu’âgée, sa mère voulut le rejoindre et tomba malade à son tour. Pour comble, le chantier de l’hôtel traînait et, bien sûr, dépassait le budget. Pendant ce temps, les collectionneurs examinaient plus attentivement leurs achats et découvraient d’autres réimpressions dans leurs acquisitions antérieures, tout en rechignant à accabler Wright dont ils connaissaient les problèmes.

De retour aux États-Unis, Wright les invita, en octobre 1920, à une réunion mais chez lui, à Taliesin II. Ce fut au moins l’occasion d’offrir une bonne publicité à sa résidence qui semble avoir fortement impressionné les visiteurs. Pauline Schindler, récemment mariée à Rudolf Schindler, alors son chef d’agence, écrivait à ses parents, le 29 septembre : « Les gens qui viennent de New York feront ou déferont les finances de M. Wright. Il gagne évidemment peu d’argent avec son architecture ; il dépense trop pour elle. Mais il a ici des estampes pour une centaine de milliers de dollars et se réjouit de trouver un homme qui sache les acheter avec compréhension. »

On ignore si sa fortune fut faite ou défaite ; on sait seulement qu’il ouvrit aux visiteurs « sa réserve au sous-sol avec ses collections. Ils furent libres de choisir ce qu’ils voulaient en échange des estampes restaurées. Environ un tiers des “trésors” que je leur avais apportés avait été “restauré”. Cette réunion me coûta environ 30 000 dollars. »

Il n’en avait toutefois pas fini : en juillet 1921, Mansfield lui écrivit pour lui notifier qu’ayant fait expertiser sa collection, il en avait encore trouvé d’autres réimprimées et Wright dut effectuer un nouvel échange. Entre-temps, il était reparti au Japon où le marchand qui lui avait vendu les estampes incriminées passait en jugement. Appelé comme témoin, Wright, à qui la cour demandait ce qu’il voulait qu’on lui fit, répondit (selon son Autobiographie) : « Prenez-lui toutes les estampes en sa possession. Interdisez-lui de jamais en vendre à nouveau et laissez-le partir. »

Reste que Wright n’était pas tout à fait clair. À une lettre de reproche adressée par l’un de ses acheteurs, il répondait en novembre 1922 : « Comme tous les collectionneurs, j’ai parfois colorié des taches, nettoyé les feuilles, remis les estampes en état, mais très rarement. Il y a longtemps, des gens de mon agence qui avaient accès à cette sorte de bibliothèque (pour leur instruction et leur plaisir) firent quelques bêtises. Mais c’était il y a dix ans et cela ne fut jamais recommencé. »

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L’architecte Antonin Raymond, qui travaillait alors à l’agence, avait remarqué le goût de Wright pour « les plaisirs de la chair » et les belles choses, les fleurs « qu’il rapportait par brassées », « les objets luxueux qu’il lui fallait posséder » et s’étonnait de voir Wright « ne pas hésiter à tenter d’améliorer » ses estampes avec des crayons de couleur…5

En avril 1925, un court-circuit provoqua l’incendie de Taliesin II ; seule l’agence fut épargnée. L’assurance ne couvrit pas les œuvres de Wright, pas plus que les estampes, les paravents, les tissus, les sculptures… dont la valeur dépassait plusieurs centaines de milliers de dollars. Avec son incroyable énergie, Wright récupéra quelques débris qu’il incrusta dans les murs de Taliesin III. Mais sa situation financière était de plus en plus catastrophique et, comme il arrive parfois, les amis qui lui avaient prêté sur gages commençaient à se lasser. Il fut finalement contraint en 1926 d’hypothéquer la totalité de ses propriétés à Taliesin auprès de la banque du Wisconsin. Un malheur n’arrivant jamais seul, son récent mariage avec Miriam se brisait. Affectivement, Wright s’était déjà consolé auprès d’Olgivanna, mais financièrement, ce fut une autre bataille.

Le propos de cet article n’étant pas de raconter la vie tumultueuse de Frank Lloyd Wright mais de mettre en lumière un aspect peu, sinon pas connu en France de sa vie, de sa formation et de sa passion, on s’arrêtera là ; d’ailleurs, après 1922, il ne retourna plus au Japon.

Judson Metzgar, le collectionneur qui, le premier, avait découvert que les estampes étaient « trafiquées », reconnaissait que Wright avait apporté aux États-Unis plus d’estampes et parmi les plus belles que qui que ce soit, à l’exception du premier grand collectionneur, Ernest Fenollosa, mort en 1908. Quant à Wright, deux ans à peine avant sa mort, il disait encore à ses élèves : « Si l’un d’entre vous s’entend avec Gene [son secrétaire], vous pouvez les voir à n’importe quel moment ; elles sont là pour ça. Demandez à voir les estampes pour que votre vision puisse y trouver le même rafraîchissement et la même inspiration que j’en ai reçus moi-même. »

Création et comptabilitéIl s’agit toujours de nourrir l’intuition. Comme le disait autrement Kahn, « tout ce que nous désirons créer trouve son commencement dans la seule intuition. C’est vrai pour le savant. C’est vrai pour l’artiste6. » Mais alors qu’il est généralement admis que la recherche scientifique ne peut être rentable, on l’admet moins de la création artistique, comme s’il était normal qu’un créateur « produise » des chefs-d’œuvre comme un pommier des pommes. L’opinion et les biographes ont tendance à glisser sur cet aspect (évidem-ment sordide) des choses. On ne s’attarde pas sur le fait qu’à sa mort, Louis

6. Louis I. Kahn, Silence et lumière, Paris, Éditions du Linteau, 1996.

5. Antonin Raymond, An Autobiography, Rutland, Tokyo, Charles E. Tuttle Cy, 1973, p. 51.

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Kahn laissa un passif d’un million de dollars, à une époque, 1974, où le dollar valait encore quelque chose, ni sur le fait que ses déboires professionnels furent en grande partie la cause de l’attaque qui le terrassa dans les toilettes de la gare centrale de New York.

La situation financière de Wright à sa mort était loin d’être brillante, pas plus d’ailleurs que celle de Le Corbusier, de Prouvé ou d’autres. Non que ces hommes aient été des poètes et vivaient donc « la tête dans les nuages », mais parce que la création demande du travail, des recherches, des collaborateurs et finalement du temps, ce que ne comprennent pas toujours les maîtres d’ouvrage, pressés qu’ils sont par d’autres impératifs.

On oublie que la voûte du Cnit, chef-d’œuvre toujours inégalé un demi-siècle après sa réalisation, est la fille de celles des hangars de Marignane qui, elles-mêmes, « bénéficièrent » des années de recherche que Nicolas Esquillan et son équipe purent leur consacrer pendant le temps mort de l’Occupation. On a oublié que le théâtre des Champs-Élysées, construit avec des fonds privés, fut un lourd échec financier qui se solda par un dépôt de bilan dès la guerre terminée. Et que dire de Mozart qui a fait vivre des milliers de musiciens, d’impresarios, d’éditeurs, de disquaires, d’hôteliers et qu’on enterra dans la fosse commune…

C’est que la gestion purement comptable de nos activités ne révèle que ce qui est quantifiable, qui n’est pas l’essentiel. En tuant le bacille de Koch, la pénicilline a diminué notre produit intérieur brut : des sanatoriums inutiles, des professionnels de santé au chômage. Elle a également sauvé d’innombrables vies humaines, ce qui n’entre pas dans les mêmes calculs. Pas plus que le bonheur et l’enrichissement de milliers d’Américains à la découverte d’estampes japonaises, voire d’espaces architecturaux. B.M.

Bibliographie Différents éditions de An Autobiography

1932 Longmans Green Publishers, New York, (371 pages de textes, 22 pages de photos). Réédité en 1992 dans le deuxième volume des écrits de Wright (en trois volumes) par Rizzoli Int. Publ. & F. L. Wright Foundation.

1943 Duell, Sloan & Pearce, New York (561 pages).

1943 Barnes & Noble, New York (561 pages). Réédité en 1998.

1945 Faber & Faber, Londres (486 pages).

1977 Horizon Press (620 pages). Édition remaniée avec des ajouts effectués après la mort de Wright.

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Torqued Ellipse IV dans le jardin du MoMA. Photo : Stefanie Lew

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correspondance

Joseph Cho (architecte, diplômé de Princeton

University) et Stefanie Lew (historienne de l’art,

diplômée de Harvard University) sont les

associés de l’agence de graphisme Binocular

Design à New York. Ils travaillent et habitent dans un immeuble de

20 étages, mais seulement au quatrième niveau.

Été 2007 : une importante exposition de sculptures de Richard Serra se tenait au musée d’Art moderne de New York. Cet artiste qui utilise l’espace comme matériau peut être considéré comme un architecte sculpteur. Ses œuvres prennent souvent une telle ampleur qu’elles caractérisent l’espace dans des termes proprement architecturaux, ce qui fait de leur exposition dans un musée, y compris dans les vastes salles du MoMA récemment agrandi, une curieuse énigme.

L’exposition, répartie dans l’ensemble du musée, présentait des travaux anciens au dernier étage, ainsi que deux grandes œuvres des années quatre-vingt-dix à l’extérieur, dans le jardin de sculptures. Mais l’événement principal — et donc le point de départ — avait lieu au deuxième niveau, où trois nouvelles pièces « monumentales » étaient installées. Un fragment d’acier rouillé, entrevu à travers les portes vitrées menant aux galeries contemporaines, promettait de faire sensation. À l’intérieur de ce vaste espace, les parois courbes de Band (un ruban ondulant d’acier), de Sequence (deux figures en S imbriquées) et de Torqued Torus Inversions (deux pièces circulaires qui ressemblent à des jantes démesurées) découpaient des espaces spécifiques dans ces salles par ailleurs immaculées et neutres. Ces sculptures invitaient à suivre leurs courbes qui cherchent à générer, au gré des mouvements du visiteur, une tension de l’espace. Et pourtant, en dépit

Joseph Cho et Stefanie LewLettre de New York

Une visite à l’exposition Richard Serra du MoMA révèle les incidences paradoxales, sur la perception des œuvres du sculpteur, de la « disparition de l’architecture » revendiquée par le concepteur des nouvelles salles du musée.

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correspondance

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Je voulais me débarrasser de la valeur iconique d’un objet placé dans un espace vide pour mettre l’accent sur la totalité du contexte.

–Richard Serra

de la taille de ces murs d’acier (dont le plus grand mesure 22 mètres de long par 11 mètres de large et 4 mètres de hauteur), et compte tenu de ce que l’on pouvait s’attendre à ressentir devant des œuvres aussi imposantes, celles-ci paraissaient étrangement inertes.

Au sixième étage, l’exposition se développait dans des espaces plus petits et d’échelle assez conventionnelle. Le premier contenait une œuvre du milieu des années soixante-dix : deux plaques d’acier rectangulaires identiques, d’environ 2,5 centimètres d’épaisseur et de 3 mètres par 8, l’une reposant à plat sur le sol, l’autre fixée au plafond. Leur simple association semblait comprimer l’espace et l’échelle ; phénomène d’autant plus fort que le visiteur se trouvait « pris en sandwich » dans l’espace intermédiaire. Dans une autre galerie, quatre plaques d’acier laminé convergeaient depuis chacun des angles d’une pièce carrée vers son centre, n’y ménageant qu’un passage étroit à travers lequel le corps pouvait se faufiler. Du Serra vintage : sans beaucoup plus qu’une torsion ou une rotation, ces pièces d’acier parvenaient à faire prendre conscience de l’espace occupé.

Dehors dans le jardin, deux œuvres représentatives des années quatre-vingt-dix attiraient toute l’attention. Bien que plus petites que les pièces récentes, elles impressionnaient à leur façon. En ce dimanche après-midi ensoleillé, le jardin de sculptures — avec son environnement soigné de plantes et d’arbres, son sol en marbre blanc, ses bassins réfléchissants, ses sièges et même son marchand de glaces ambulant — devenait une plaisante oasis entre les tours de midtown, où profiter de cette agréable journée d’été. Dans ce contexte, les pièces de Serra semblaient audacieuses, industrielles et inattendues, en contraste saisissant avec le jardin dont la taille est plus adaptée aux chefs-d’œuvre du XXe siècle qu’on y expose d’habitude. Le contraste des échelles soulignait ici la force de l’intervention de l’artiste.

De retour au deuxième étage pour examiner de plus près les nouvelles pièces, celles-ci semblaient clairement en deçà des travaux plus anciens. Mais était-ce dû aux sculptures elles-mêmes ou à leur installation ?

On dit que Serra a créé ces pièces à dessein pour cette exposition, qui devait à l’origine être montée en collaboration avec le Dia Center for the Arts. Lorsque celui-ci a déménagé de Manhattan, elle a abouti au MoMA qui, entre-temps, avait passé cinq ans et dépensé 850 millions de dollars pour rénover et agrandir ses locaux afin de pouvoir loger sa collection grandis-sante et accueillir les œuvres d’échelle toujours plus importante produites par les artistes contemporains. Avec environ 2 000 mètres carrés, les galeries contemporaines du deuxième étage sont, de fait, gigantesques ; elles ont été conçues — tant au niveau de leurs dimensions (7 mètres sous plafond) que de leur structure — pour recevoir de grandes œuvres lourdes, comme celles

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correspondance

123Cho et Lew : Lettre de New York

de Serra. Poussés par la peur de l’obsolescence autant que par la volonté d’exposer l’art le plus récent et le plus imposant — les superproductions de l’art contemporain qui ravissent les foules —, les musées d’aujourd’hui (MoMA compris) se préparent pour l’avenir.

Yoshio Taniguchi a gagné en 1997 le concours très médiatisé pour l’extension du MoMA. Choisi pour son interprétation calme et retenue du modernisme, Taniguchi avait déclaré qu’avec des moyens financiers, il pourrait faire disparaître l’architecture. Dans cette perspective, il a peut-être réussi. Dans une large mesure, le nouveau musée — en particulier les galeries contemporaines — est la « boîte blanche » par excellence. Alors qu’il devrait être un environnement idéal pour présenter des œuvres — selon les critères établis depuis un demi-siècle afin d’éviter l’interférence avec les musées et l’art qu’ils sont censés présenter —, l’extrême neutralité de l’architecture du MoMA et son manque de présence matérielle se traduisent par une désincarnation de l’espace.

Cette immatérialité de l’architecture du musée ne pourrait être plus apparente que dans les galeries contemporaines surdimensionnées où se dressaient les parois d’acier de Serra. En raison de leur surface, blanche et lisse — fade et homogène —, elles manquent de texture, de matérialité et de couleur. L’architecture a été si réduite qu’on ne la voit pas et même qu’on ne la sent pas.

Agrandies sans égard pour l’échelle, ces salles sans poteaux ne possèdent aucun élément architectural permettant d’établir la taille de leur espace et d’en définir les proportions, et par extension, celles des œuvres qu’elles contiennent. En fait, leur immensité dégageait autour de Torqued Torus Inversions de Serra un tel espace qu’elle produisait involontairement l’effet d’un objet isolé au milieu d’une pièce.

En fin de compte, le surdimensionnement de la pièce n’amplifiait ni l’échelle des trois sculptures de Serra, ni leur présence matérielle. Lessivées par l’éclairage artificiel produit par des rangées de spots uniformément espacés, les formes dynamiques des œuvres étaient écrasées, dépouillées de leur vivacité. Dans le cadre neutralisé d’une boîte blanche assez grande pour les contenir, ces sculptures — caractérisées par leurs surfaces rugueuses, par les ombres naturelles qu’elles portent, par le spectre des couleurs que peut prendre l’acier, par leur lourde présence, par les espaces qu’elles créent — se retrouvaient elles aussi neutralisées.

Il est difficile d’imaginer à quel point quelques murs blancs discrets et des sols gris clair réduisaient en fait l’impact des immenses plaques d’acier de Serra. Non que les trois nouvelles pièces monumentales fussent dépourvues d’impact, mais leur présence était diminuée. Et alors que la « disparition »

Si vous me trouvez beau-coup d’argent, je vous donnerai de la grande architecture. Mais si vous me trouvez vraiment beaucoup d’argent, je ferai disparaître l’archi-tecture.

–Yoshio Taniguchi

Sources des citations:

Yoshio Taniguchi à Terence Riley, cité par Paola Antonelli dans New York Magazine, 11 octobre 2004.

Richard Serra à Kynaston McShine, cité dans la cata-logue d’exposition, Richard Serra Sculpture : Forty Years. New York : The Museum of Modern Art, 2007 : p. 32.

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de l’architecture du musée aurait dû déplacer l’attention vers l’art exposé, elle avait, dans ce cas, l’effet inverse, elle éloignait le regard de la présence physique et visuelle des sculptures et attirait l’attention sur les déficiences de leur environnement. Si les espaces du sixième étage conservaient un aspect saisissant malgré leur blanche neutralité, et que le jardin offrait un agencement d’échelles et de matériaux variés, les immenses galeries contem-poraines formaient essentiellement un néant contextuel, un espace sans aucun ancrage solide pour l’art et aucun point de référence pour le visiteur.

Épilogue : quelque temps après, en passant par hasard devant le MoMA durant le démontage de l’exposition Serra. Une grue géante transférait une à une les énormes plaques d’acier par une porte de garage de dimension industrielle située au deuxième niveau, pour les déposer sur le trottoir dans la zone de chargement voisine. Là, les plaques d’acier rouillé — démontées et alignées en rangs — revêtaient soudain une autre présence, inhabituelle et forte ; leur couleur, leur forme, leur matériau et leur ampleur se révélant tout autrement qu’à l’intérieur, dans l’environnement contrôlé du musée. Peut-être notre perception était-elle altérée par la lumière déclinante du soir ou par la présence des camions des ouvriers stationnés à proximité ; peut-être était-ce l’asphalte brut sur lequel reposait l’acier ou les arômes salés qui émanaient d’un stand de hot-dogs sur le trottoir. Dehors, dans l’espace délaissé d’un parking vide, les œuvres de Serra entretenaient une tension avec leur environnement qui ramenait enfin son art à la vie. J.C. & S.L.

Traduit de l’anglais par Valéry Didelon.

Note: Une exposition de l’œuvre de Richard Serra aura lieu au Grand Palais à Paris dans le cadre de Monumenta 2008, du 7 mai au 15 juin.

Durant le démontage. Photo : Joseph Cho

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criticatrevue bisannuelle numéro 1 / janvier 2008

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La revue est réalisée et éditée par l’association Criticat : Pierre Chabard Joseph Cho Valéry Didelon Marie-Jeanne Dumont Françoise Fromonot Stefanie Lew Bernard Marrey

Relectures : Joëlle Bibas

Conception graphique et mise en page : Binocular, New York

Impression : Graficor, Rosny-sous-bois

Caractères : TheSerif, Trade Gothic

Papier : 115 gr Satimat naturel

Remerciements à : Jean Attali, Marie-Ange Bisseuil, Dominique Brard, Gilbert Caron, Philippe Cieren, Mark K. Deming, Laurence Descubes, Philippe Duboÿ, Bernard Joly, Véronique Lalot, Marc Nicolas, Alison Sadler, Roland Schweitzer

Les textes publiés dans Criticat n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs.

Dépôt legal janvier 2008Imprimé en France