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CURSARU (2012) Le Mythe de Dédale Et d’Icare Et Le Thème Du Vol Ascensionnel Des Mortels en Corps Vivant

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LE MYTHE DE DEDALE ET D’ICARE ET LE THEME DU VOLDES MORTELS EN CORPS VIVANT

Gabriela Cursaru

L'ascension dans le ciel, le vol planÂe au-dessus de la terre, le desirde s’elever de son vivant de la terre et de disparaıtre ou d’echapper aux pou-voirs de la mort, le desir d’obtenir une liberte de mouvement ou d’atteindre unstatut surhumain — ou l’imitation des mouvements divins doit suppleer toutesles defaillances —, on ne sait lequel de ces aspects a le plus fascine l’homme grec.C’est, du moins, ce que presument les Modernes 1 dont la comprehension est,a coup sur, limitee et anachronique. On invoque a ce sujet, a titre d’exemple,le celebre proeme philosophique de Parmenide, compose a une epoque ou lesretentissements de la poesie archaıque et les echos de la tradition mythiqueetaient loin de s’eteindre. Dans un article publie en 1937, Cecil M. Bowraadmettait que Hermann Diels « was probably right in assuming that behindParmenides’ Proem there lies a considerable literature which has almost entirelydisappeared »2. Selon Diels, le motif du voyage a la rencontre de la Deesse neserait qu’une adaptation allegorique des sources anterieures tirees de la traditionarchaıque, particulierement de la poesie orphique et de la litterature oniriqueremplie de visions extatiques datant du vie s. av. j.-c. Il prend pour exemplela vision d’Empedotime de Syracuse concernant les portes du Ciel et les voiesintergalactiques qui y amenent, decrite dans un fragment de Varron que cite lecommentaire de Servius aux Georgiques virgiliennes,3 et qui temoigne, selon lui,de l’existence d’un tel repertoire de voyages ascensionnels vers le Ciel. Pour-

Je tiens a remercier les referents anonymes pour leurs commentaires constructifs et pour les sugges-tions qu’ils m’ont faites. Cette etude a ete realisee grace a une bourse postdoctorale du Conseil deRecherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) et dans le cadre du Programme de rechercheno. FFI2012-33581 (“El motivo del viaje al Mas Alla en la literatura griega arcaica y clasica y susparalelos en otras literaturas antiguas”) finance par le Gouvernement espagnol.

1 Un riche inventaire d’exemples est dresse par R. Chevallier (1999 : 23), dont le propos est« d’envisager le reve de vol, ses representations, sa symbolique chez les Anciens, Grecs et Romains ».Cependant, a part la vision aerienne du monde qu’offre la description du bouclier d’Achille, dansl’Il., XVIII, 484–489, d’autres exemples tires de la litterature grecque sont plutot tardifs et, pour laplupart, il s’agit moins du vol ou du voyage aerien (en corps et/ou en esprit) que du panorama quise devoile sur une region determinee a partir d’un point d’observation, haut et peripherique. Pourle reste, il s’agit de bien d’autres entites que d’etres humains voyageant dans les airs en corps vivant.Parmi les Modernes, notons une exception : J. Burckhardt et, avec lui, H. Blumenberg, soutiennentla these selon laquelle les Grecs auraient ressenti une peur insurmontable devant les hauteurs dessommets montagneux et devant les perspectives panoramiques qui donnent sur la terre. Cette thesea ete refutee par Hadot 1977–1978 (cf. Jacob 1984 : 147).

2 Bowra 1937 : 98. Voir aussi Fairbanks 1898 : 43.3 Serv. ad. Georg., I, 34 (Thilo et Hagen). A ce sujet, voir Reiche 1993.

PHOENIX, VOL. 66 (2012) 3–4.

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tant, son « temoignage » ne peut etre pris en compte, vu l’impossibilite a ledater4.

Selon Bowra lui-meme, l’exorde du poete-philosophe « is consistent andsustained; it creates what is almost a new myth instead of being an addition toold myths »5. Depuis, on admet generalement que, choisissant de decrire entermes de vol vers les « portes etheriennes »6 l’experience qu’entraıne sa quetedu savoir, Parmenide utilisait des schemas et des motifs associes au theme duvoyage fournis par la tradition orale de l’age archaıque. Si on y a affaire a unvol ascensionnel7, il est legitime de penser qu’un theme aussi riche que celuides voyages transetheriens et transaeriens, qui affectionnent les decors eleves etdes topoi si chers a l’imaginaire grec en matiere de spatialite, aurait pu genererune litterature propre. Cependant, la vraisemblance de cette hypothese se voitcontredite par des voix appartenant a la tradition litteraire grecque elle-meme.Sappho exprime on ne peut plus clairement qu’« il n’y a pas de route vers legrand Olympe pour les mortels »8. Pindare confirme qu’on tente en vain de« s’elever jusqu’aux parvis d’airain qu’habitent les Immortels »9 et que, le ciel luirestant a jamais inaccessible, l’homme ne peut esperer que d’atteindre le dernierterme des felicites reservees a la race mortelle10. Il n’y a pas de plus grave erreurque le desir d’etre l’egal des dieux : la litterature grecque archaıque ne cessed’accumuler de tels avertissements et d’y insister avec force, si bien que c’est laune des caracteristiques des ages archaıque et classique11. En corollaire, tenter

4 Bowra 1937 : 98. Heraclide du Pont, qui rapporte la legende du voyage en esprit d’Empedo-time, dit qu’il recut son savoir sur les choses divines au cours de ce voyage vers les regions superieures(cf. Sur l’ame, fr. 90–107 [Wehrli]). Il souligne sans hesiter le caractere fictif du personnage et deson experience.

5 Bowra 1937 : 99.6 Parm. fr. 1, 13 DK. Voyage vers les portes etheriennes et la Lumiere ou ún‡basiw, selon Diels

1897 : 14 ; Verdenius 1949 : 119–120 ; Cornford 1952 : 118 ; Dolin 1962 ; Guthrie 1965 : 11 ;Mansfeld 1964 : 234–247 ; Pfeiffer 1975 ; Frankel 1975 : 365 ; Claus 1981.

7 Par contre, d’autres commentateurs interpretent le voyage parmenidien en termes de kat‡basiw

ou descente vers la demeure de Nuit : Gilbert 1907 ; Morrisson 1955 : 59 ; Taran 1965 : 24;Burkert 1969 : 7–9 ; Pellikaan-Engel 1974 : 51–53 et 60–62 ; Clark 1979 : 33, 49 ; Owens 1979 ;Kingsley 1999 : 93–100 ; Mourelatos 1970 : 14–16 et 42–44 ; Furley 1989 : 28 ; Gallop 1984 : 6–7 ;Sassi 1988 ; Cerri 1999 : 106–110 ; Morgan 2000 : 78 ; Hermann 2004 : 166 ; Ustinova 2009 :201–202. Cela, quand la distinction entre ún‡basiw et kat‡basiw n’est qu’operatoire puisque, prisen valeur absolue, le chemin ascendant et le chemin descendant (et, surtout, les quetes du savoirqu’ils impliquent) se revelent etre equivalents, ils sont « un et le meme », comme le dit de faconexplicite Heraclite (fr. B 60 DK). Qu’il suive un chemin ascendant ou descendant, le voyageur estmis en contact avec la realite ultime ou se dit, sans nul travestissement possible, la Verite.

8 Sappho, fr. 27, 12–13 (Voigt) : ÷Ðdow mö�÷gan e w *Olöumpon ú÷nyrvöp ÷a’k.ö9 Pind., Isth., VII, 44 : tˆ makrˆ d& eæ tiw papta’nei, brax$w \jik�syai xalk—pedon ye™n

£dran.10 Pind., Pyth., X, 26–27.11 En revanche, a partir de l’epoque hellenistique et tout au long de l’Antiquite tardive, le theme

des ascensions vers le ciel jouira d’un grand succes, notamment dans la litterature juive et chretienneentre le ii

e s. av. j.-c. et le iie s. apr. j.-c., la ou il constituera un genre distinct. A ce sujet,

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de monter vers le ciel represente une grave faute. Cependant, parmi les mortels,il y a des cas exceptionnels de heros qui y sont montes, en corps vivant, graceaux dieux, tels Ganymede, Ixion, Endymion ou Tantale12. On assiste pourtant aleur chute (a la seule exception de Ganymede), a moins qu’ils ne montent dansl’Olympe que pour etre, par la suite, rejetes. Tous ces personnages illustrentplutot des mythes de chatiment que le theme des ascensions vers le ciel13. Quepeut-on dire, en revanche, du vol des mortels dans les airs (et non pas a traversl’ether !), tel le vol aerien de Dedale et d’Icare ? Ou du vol de Phaeton ?Pourrait-on rattacher les versions « primitives » de leurs mythes a la familledes mythemes lies au theme du vol ascensionnel des mortels, qu’il s’agisse del’ascension vers le ciel a travers l’ether ou du voyage aerien d’un endroit terrestrea l’autre ? Si le motif du vol des figures divines a fait le bonheur de l’imageriede l’epoque archaıque, celui du vol en corps vivant des mortels est-il arrive adevelopper un genre litteraire propre ?

le mythe de dÂedale et d'icare : sources littÂeraires

premiÁere version attestÂee : palaiphatos.

Tout le monde connaıt le mythe de Dedale et d’Icare, qui sont devenus, dansla litterature de toutes les epoques, les premiers heros grecs a avoir fendu les airsau moyen d’ailes, symbole meme du vol aerien. Le rayonnement de leur legende

vient, cependant, d’Ovide, ensuite du Moyen Age et surtout de la Renaissance,epoques ou on peut parler d’un veritable Daedalus redivivus14, mais on ignoresouvent les transformations posthumes et tardives du mythe et, par consequent,

la litterature critique est immense ; on verra l’etude recente de Carlsson (2004, avec un dossierbibliographique mis a jour).

12 Cependant, il faut remarquer des l’abord quelques differences essentielles : tous les mortelsdestines a monter dans l’Olympe sont choisis par les dieux (notamment par Zeus) ; aucun d’eux nes’y rend sans une autorisation divine ; leur ascension vise toujours une cible tres precise, concrete,soit la demeure de Zeus, soit l’assemblee des dieux ; pendant toutes les montees des mortels versle ciel, l’agent de deplacement est toujours divin, tout comme le schema de l’intervention divine(en force ou non) est regi uniquement par les puissances divines elles-memes ; les descriptions desdeplacements transetheriens des mortels sont encore plus allusives que les descriptions des voyagesdes dieux a travers l’ether : on n’indique jamais le moment ni le lieu a partir duquel s’effectue lamontee, on ne signale que l’arrivee au ciel, sans aucun repere spatio-temporel ; tout comme les corpsne se heurtent a aucun obstacle, mais se laissent transporter, les ames ne recoivent aucune visionceleste lors du voyage, aucune perception du domaine suprasensible, aucune vision synoptique sur laterre qu’ils quittent.

13 S’y ajoutent de nombreux exemples de heros ou heroınes enleves a la terre par les dieux ettransportes par la voie de l’air, en regle generale, vers les confins de la terre, mais ces recits illustrent letheme de l’enlevement plutot que le theme du vol aerien (voir infra, 312, n. 63). De meme, le mythede Ganymede illustre ce meme theme, a la seule difference qu’il est transporte dans l’Olympe. Enfin,s’y ajoutent les descriptions des « excursions psychiques » en corps et/ou en esprit des « Sages » grecs,mais ici aussi, la figure du vol ascensionnel, transetherien ou transaerien, sert a exprimer l’acquis d’unsavoir inspire d’essence divine, l’expression exterieure la plus nette de leur changement de statut, deleur acces a un autre modus vivendi et de leur introduction a la connaissance esoterique du cosmos.

14 Dancourt 2001.

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on assimile ses heros — solution de facilite — aux figures d’hommes volantsattestees dans d’autres cultures, tels Gilgamesh et Enkidu, Wieland ou, dans leregistre legendaire, Alexandre le Grand, Kay Kavous, Etana ou Nemrod. De laa se servir du mythe du vol de Dedale comme d’un temoin et, surtout, commed’un garant absolu de la fascination qu’aurait exercee le vol sur l’esprit grec, iln’y a qu’un pas, trop rapide, vu le contenu du mythe dans la tradition litterairegrecque. Car, en depit de la primaute de Dedale et d’Icare parmi les hommesvolants dans cette tradition, le mythe dont ils sont les protagonistes n’apparaıtque tardivement dans la litterature grecque15 et sous une forme alteree, parcequ’il est devenu un mythe etiologique qui cherchait a donner une explication aunom d’Icaria ou de la mer Icarienne.

Ce premier recit, qui nous raconte la fuite de Dedale et de son fils, nous vientde Palaiphatos, dont la personnalite est peu connue : que son nom soit lie tantota Athenes, tantot a Paros, tantot a Priene, tantot a Abydos peut s’expliquer parles voyages qu’il avait entrepris, bien qu’il soit egalement possible qu’il s’agissede plusieurs personnages homonymes qui ont existe a la meme epoque ; quanta l’epoque ou Palaiphatos a vecu, les commentateurs s’accordent generalementpour en faire un disciple d’Aristote, ce qui le situe dans la seconde moitie duive s. av. j.-c., bien que d’autres le placent au iiie s. av. j.-c. De son œuvre,Per“ Äpistvn, la majeure partie est perdue : seuls cinquante deux fragmentssubsistent, conserves grace a des compilations tardives d’epoque byzantine, dontles sept derniers sont juges apocryphes. De plus, leur auteur s’ecarte des recitsexposes, qu’il juge absurdes — le nom meme d’Äpista qu’on leur a donne trahitleur nature — pour livrer ensuite une explication rationalisee des mythes afin deles rendre conformes a ce qui est « bien naturel » ou « bien normal » (e k—w)16.Parmi ces « histoires incroyables », l’une mentionne que Minos emprisonnaDedale et Icare, pour une raison indeterminee, puis que Dedale fabriqua des ailesqu’il accrocha a son propre corps et a celui de son fils et, enfin, que « tous deuxs’enfuirent par la voie des airs ». Ici, l’exposition du recit s’arrete. L’emploi de« on dit » (fasi), renforce par l’expression leg—menon « ce qu’on raconte », peutaussi bien faire reference a un unique temoignage qu’a une tradition etablie. Lerythme rapide de l’exposition du recit, l’introduction des personnages sans aucunautre detail a leur sujet, laissent penser que Palaiphatos compose sa version de

15 On ne peut pas s’appuyer sur les quelques breves allusions homeriques a Dedale (Il., XVIII,590–592) et a la mer Icarienne (Il., II, 145) ni sur la breve mention de Dedale par Bacchylide (Dith.,26). En revanche, il y a des traces du mythe dans le theatre attique : Sophocle avait redige unetragedie portant le titre de Daidalos, une autre celui des Camiciens ; Euripide, Thesee et Les Cretois ;Aristophane, Daidalos et Cocalos, toutes ces pieces (perdues) etant liees d’une facon ou d’une autre aumytheme qui nous occupe ici. Malheureusement, il ne nous reste, grace aux scholies, que leurs titres.Une scholie a Aristophane (schol. Gren., 849 = F 471 Nauck2) parle d’une monodie d’Icare dansles Cretois d’Euripide (datee de 430 av. j.-c.), mais un seul vers est conserve : « Cretois, enfants del’Ida ». D’autres fragments de cette tragedie perdue, recemment decouverts, etablissent que l’actionse situait a l’epoque de la naissance du Minotaure. Dans ces conditions, il est peu probable que lapiece ait inclus l’episode de la fuite de Dedale et de son fils.

16 Voir Stern 1999 : 215–222 pour un bon apercu sur la « methode » de Palaiphatos.

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memoire et en s’appuyant sur un modele suppose connu de ses lecteurs, sans faired’allusions a un recit particulier. Apres cette breve exposition, le commentairede l’auteur intervient brutalement : « Imaginer qu’un homme puisse voler, memeavec des ailes collees, est insense (úm}xanon)»17.

Ensuite, il passe aussi brusquement, par la figure de l’asyndete, a une secondeversion du recit, qu’il a composee lui-meme ou tiree d’un repertoire familier ason public : il est mentionne que Dedale et Icare se sont enfuis dans un bateauet qu’ils naviguerent pousses par le vent du sud qui venait de Crete, qu’averti del’evasion, Minos envoya des navires a leur poursuite, que le pere et le fils firentnaufrage et que, tandis que Dedale put sauter a terre, Icare tomba par dessus bordet se noya, ce qui sert a expliquer le nom de la mer « Icarienne ». Palaiphatosn’intervient plus dans cette version plus detaillee, ce qui montre qu’il l’a ajouteepour « corriger » la version de depart. Cette seconde version est pourtant aussisommaire, reduite au strict minimum, ce qui nous laisse egalement penser qu’elleetait familiere au public dans la mesure ou, du point de vue de l’auteur, l’ajout detout detail etait inutile. Le commentaire de Palaiphatos, en fait une reecriturede la legende sous une forme rationalisee, clot le fragment dont la lecture estdesormais « orientee » et ramenee sur la bonne voie, celle des versions senseeset raisonnables des mythes. Il precise : « Se sachant poursuivis, le pere etle fils exploiterent un vent fort et favorable, et ainsi donnaient-ils l’impression(\fa’nonto) de voler ». Ce commentaire joue sur l’assimilation entre le vol au rasdes flots et les courses rapides des navires dues a un coup de vent favorable, imagerecurrente dans l’imagerie grecque18. L’explication par une illusion d’optique ouune erreur d’appreciation d’un faux-semblant sert de conclusion logique, ce qui

17 Pal., XII (voir l’Annexe).18 L’analogie entre le vol d’oiseaux et la navigation maritime, par exemple, se trouve richement

attestee dans la tradition grecque. Ainsi dans l’Odyssee, les navires sont « doues » d’ailes commeles oiseaux, afin de rendre compte de leur vitesse de deplacement et de la maniere dont ils fendentles flots : il s’agit, en fait, des rames en bois poli, « ces ailes des navires » (Od., XI, 125 = XXIII,272 : . . . pterˆ nhus“ p�lontai) et le rapprochement repose sur leurs ressemblances en forme eten utilite. Inversement, dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (II, 1250–52), les ailes del’aigle qui supplicie Promethee sont comparees aux rames d’un navire. D’autres elements des naviressont, a leur tour, assimiles aux ailes, a savoir les voiles ou les cordages : Hes., Trav., 628 ; Esch.,Ag., 52 ; Eur., Hel., 147, Troy., 1086, I. T., 1346, etc. Virgile allait transformer, en sens inverse,les ailes en rames : Mercure, s’aidant de ses ailes comme de rames, vole a travers l’espace infini et,rapide, se pose sur le rivage de Libye (En., I, 301). Les correspondances entre les ailes et les ramesdonnent matiere a des nombreux tableaux ou comparaisons ou le vol est assimile a la navigation :le cheminement des mille vaisseaux d’Agamemnon sur la mer est compare au vol des vautours quivoltigent et battent l’air de leurs ailes (Esch., Ag., 52), celui d’Argo « volant sur les flots » avec levol de l’epervier « qui plane au haut des airs sans agiter ses ailes, et s’abandonne au gre du vent »(Ap. Rhod., Arg., II, 930–934) ; l’expression utilisee, au chant XIV de l’Iliade, pour le vol d’Heraet d’Hypnos a travers l’air (v. 282 : ]’mfa pr}ssonte k�leuyon) souligne aussi la vitesse du bateaudes Cretois, pousse par le souffle d’Apollon (HhApoll., 422) et montre celle avec laquelle pointait laproue du navire des Pheaciens (Od., XIII, 83) ; les Nymphes du Pelion admirent, de leur sommet,les Argonautes dont les efforts « font voler le vaisseau sur les ondes » ( Ap. Rhod., Arg., I, 553 ;l’expression est reprise dans I, 1155–58, pour qualifier l’allegresse avec laquelle se deplace Argo,surpassant meme les coursiers de Poseidon) ; la flotte des Colchidiens dont la mer fut couverte

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met d’accord les deux versions en diptyque : desormais, c’est la deuxieme versionqui compte, celle qui est « sensee », qui referme l’histoire sur elle-meme et luiassure une autonomie19.

Selon T. Gantz, « bien que ce canevas soit assez depouille, il semble quenous puissions tenir pour acquis que la legende du vol d’Icare, telle que nous laconnaissons, faisait bien partie du repertoire des histoires que l’on racontait auxvie et vee siecles, et peut-etre meme avant cela »20. En somme, c’est une histoireconcentree autour du theme de la poursuite et de la fuite, combine a celui del’intelligence technique rusee, le tout pour justifier un toponyme, celui de la mer« Icarienne ». Il ferait ainsi partie d’un genre bien fixe dans la litterature grecquede l’epoque, celui des recits mythographiques etiologiques.

Malheureusement, meme si ce recit a du etre tres connu a l’epoque archaıque,il n’a laisse aucune trace. Bien que d’autres episodes de la geste de Dedale soientconnus, aucun n’a pour objet sa fuite hors de Crete, accompagne par son fils,et leur fin. En revanche, quelques documents iconographiques conservent lamemoire d’Icare et de sa chute21. Le plus ancien document grec, date entre 575et 525 av. j.-c., vient d’Athenes : un des fragments d’une hydrie a figures noiresprovenant de l’Acropole presente un personnage vetu d’un chiton court, muni dechaussures ailees ; entre ses pieds est ecrit clairement le nom IKAROS22. D’autresfragments du meme vase presentent la scene de la naissance d’Athena, frequentedans l’imagerie de l’epoque ; on pourrait supposer que la presence de la deesse estliee au role d’inventeur de Dedale23; sur un autre, on distingue l’inscription dunom d’Hephaıstos (öH÷EFAISTOS), qu’on a voulu rapprocher autant d’Athenaque de Dedale, son doublet humain24; enfin, sur d’autres fragments, on distinguedes elements decoratifs, tels une frise d’animaux, un sphinx, une sirene, un

ressemblait a une nuee d’oiseaux qui traversent les flots (Ap. Rhod., Arg., IV, 238–249), Aratoscompare meme les marins portes dans leurs navires par les flots aux plongeons dans les profondeursdes corneilles de mer (Phen., 294–299), pour Lycophron le navire lui-meme est une corneille demer (Alex., 230). Pour decrire la chute d’Icare, Ovide se sert de cette meme analogie entre vol etnage : « prive des ailes qui lui servaient a ramer dans l’espace, il n’a plus de prise sur l’air » (Met., VIII,227–228). Voir le commentaire de Hollis (1970 : ad VIII, 228), en renvoyant a l’Od., XI, 125 et aHes., Trav., 628 .

19 Delattre 2005 : 156 : « Recit et conclusion entretiennent une relation double qui est car-acteristique du mecanisme general de l’etiologie ».

20 Gantz 2004 : 479.21 Pour le dossier iconographique lie au mythe de Dedale et Icare, voir Beazley 1927 ; Hanfmann

1935 ; Blanckenhagen 1968 ; Kokolakis 1982 ; LIMC III, 1, 313–321, s.v. Daidalos et Ikaros (J. E.Nyenhuis).

22 LIMC s.v. no. 14.23 Voir la discussion de Beazley (1927 : 224–226), qui suppose que la scene representee sur l’autre

face du vase concerne Dedale et son fils, a cause des habiletes techniques communes au premier etau deuxieme dieux, Athena et Hephaıstos. Sur un cratere apulien a volutes datant de la fin du ive s.(= LIMC s.v. no. 20, voir infra, 307, n. 45), Athena assiste Dedale lorsqu’il fabrique les ailes qu’ilattache au corps d’Icare.

24 Voir, par exemple, l’inscription indiquant le nom de Dedale sur un cratere apulien (Londres,BM, F 269) qui represente une figure grotesque qui s’avere etre, en fait, un « by-name of Hephaistos »

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taureau (?). Malheureusement, l’etat fragmentaire du vase ne nous permet pasde distinguer les scenes peintes et toute interpretation serait hasardeuse. Sil’artiste a remplace les ailes postiches que mentionnent toutes les versions dumytheme, comme on le verra, par des chaussures ailees, cela s’explique par lerecours a un motif iconographique conventionnel a l’epoque25. L’equipement dupersonnage nomme Icare montre clairement que l’artiste a voulu le representeren train de voler26. Ce qui est en apparence deconcertant, c’est l’allure du vol,semblable plutot a celle d’une course, notamment a cause de la trajectoire enplan horizontal, mais le vol assimile a la course rapide est un trait recurrentdans l’imagerie archaıque27, y compris dans les representations conventionnellesdes dieux en vol grace a des chaussures ailees. Aussi courante est l’absence desupport, terrestre ou marin, sur ou au-dessus duquel s’effectue le mouvement :cela n’etonne pas non plus, car on rencontre plusieurs representations qui ne fontaucune allusion au cadre du mouvement, la surface de la terre ou de la mer etantimplicite ou se confondant avec la ligne de rebord du vase. Cela s’accorde avecle peu d’interet des artistes pour le paysage en general28. Ce qui nous frappe,pourtant, c’est la trajectoire parabolique imprimee au deplacement d’Icare qu’onne peut envisager, selon les donnees textuelles, qu’allant vers le haut ou vers lebas, selon les etapes correspondant a sa montee et a sa chute, alors uniquementsur l’axe vertical. Il semble que l’artiste ait choisi de figurer Icare en vol/coursesur une trajectoire « horizontale » pour le representer pendant sa fuite, echappanta ses poursuivants et non gagnant les hauteurs du ciel, ce qui montre, une foisde plus, que l’attention des artistes etait concentree sur le theme de la poursuiteet de l’evasion plutot que sur le motif du vol ascensionnel29.

Deux autres parfois documents figures, attribues au Peintre d’Icare par J. D.Beazley et dates entre 475–425 av. j.-c., nous montrent la scene de la chuted’Icare. Sur un lecythe attique a figures rouges et sur un chous attique provenant

puisque la scene est inspiree de la geste du dieu et non pas du heros. Voir a ce sujet, Beazley 1927 :223.

25 Beazley (1927 : 224) ecrit meme que « without the inscription one would have guessed Hermes,or rather Perseus », puisque Persee et Hermes sont les premiers possesseurs de chaussures ailees.Au sujet de la presence de telles chaussures dans l’imagerie grecque, voir Yalouris 1953.

26 Une statuette de bronze datant de 430 av. j.-c. (= LIMC s.v. no. 15) montre Icare muni a lafois de larges ailes accrochees a ses bras et de petites ailes attachees a ses pieds.

27 Voir, a ce sujet, Verdon 2007.28 En revanche, d’autres representations iconographiques (e.g., LIMC s.v. no. 17), montrent Icare

en vol au-dessus de la mer esquissee par une ligne ondulee, representation conventionnelle du decormarin.

29 D’autres documents iconographiques, trois statuettes de bronze (datant, respectivement, de430 av. j.-c., de 400 av. j.-c. et de l’epoque imperiale, = LIMC s.v. nos. 15, 16, 18) ont choisi demontrer Icare, seul, debout, non pas en vol, mais plutot au moment de lancement en vol, si l’onjuge d’apres le rapport symetrique entre le pied-aile gauche en avant et le pied-aile droit en arriere(nos. 15, 16, 18) ou d’apres son regard oriente soit vers le haut (no. 15) soit en arriere, vers le lieuqu’il est en train de quitter.

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de Vari30, un jeune homme muni d’ailes postiches est represente dans le bas de lascene, tombe a terre ou plutot dans la mer : ni l’une ni l’autre n’est representee,mais grace a la position du corps, dont la partie inferieure manque, on peutpenser que l’artiste a voulu suggerer son enfoncement, ce qui renvoie plutot auxflots marins qu’au sol. Qu’il s’agisse d’une chute, en temoigne aussi la presence del’oiseau, lui qui, dans les mythemes qui racontent la chute d’Icare, n’est jamaismentionne. Dans ces scenes peintes, il joue le role d’indicateur figuratif ou,pour citer Beazley, « the bird acts as the directional arrow in cartography »31.Autrement dit, l’oiseau est la, au-dessus de la tete du personnage aile et envol descendant, precisement pour mettre en evidence le sens du mouvement dupersonnage humain32. Cependant, grace a un souci de perfection formelle, lesailes d’Icare tombant sont amplement deployees, ni detachees ni deteriorees.

Et Dedale ? On ne connaıt qu’un seul document iconographique grec, uneamphore a figures noires datant de 550 av. j.-c., provenant d’un atelier inconnude l’Italie de Sud33. Sur son col, on voit deux figures barbues en vol vers ladroite, la premiere representant peut-etre Icare, puisque son torse et ses ailessont obliques, comme s’il s’elevait vers le haut, la deuxieme Dedale, dont le vola une trajectoire parabolique. Tous les deux ont des outils d’artisans dans lesmains, motif emprunte peut-etre a la maniere specifique des ateliers etrusquesde representer les deux personnages, des le debut du ve s. av. j.-c. : meme en vol(ou en course agenouillee), le Dedale etrusque ou, plus precisement, Taitle ouTaitale, est inseparable de ses instruments de travail, la hache, le marteau, la scie,l’herminette, l’equerre34; de meme, Icare (Vikare, selon les inscriptions gravees)

30 Respectivement, Beazley Arch., nos. 208331 et 208413. Pour le reste, le theme de la chuted’Icare a fait le bonheur de l’iconographie romaine, surtout de la peinture murale (voir LIMCs.v. Daidalos et Icaros, nos. 36–45 et le commentaire de Von Blackenhagen [1968 : 114–138]qui suppose que les dix peintures de Pompei representant la chute d’Icare s’inspirent d’un originalhellenistique perdu).

31 Beazley 1927 : 231.32 Pour une autre interpretation possible, qui rattacherait le mythe de Dedale et d’Icare a la

famille des mythemes lies au theme de la metamorphose en oiseaux, voir infra, 309–310, n. 53.33 LIMC s.v. no. 31.34 LIMC s.v. nos. 11–13, 32 ; G. Hanfmann, le premier a avoir etudie les documents etrusques

a mettre au dossier iconographique de Dedale et d’Icare, souligne le succes dont ont joui Dedale(en tant que personnage historique) et sa legende en Sicile et dans l’Italie du Sud et conclut : « Therepresentations of Daidalos and Ikaros reveal the difference in the significance of the myth to thethree nations. The picture on the Greek classic vase is like the prologue to a tragedy. The attitude ofIkaros immediately makes us aware of the fate that awaits him. Roman painters liked to depict thethrilling moment of his plunge into the sea. The Etruscans had a more prosaic conception; Ikarosis unimportant to them. Their entire favor is won by the most skillful of craftsmen, Daidalos, whocomes to them flying over the sea to protect and to perfect the Etruscan da’dala » (Hanfmann 1935 :194). J. E. Nyenhuis repertorie seulement deux documents iconographiques grecs representantDedale-artisan en train de fabriquer les ailes et de les fixer au corps d’Icare, deux vases apuliensvenant aussi de l’Italie du Sud (cf. LIMC s.v. nos. 19–20), voir supra, 303–304, n. 23–24. Cependant,Simon (1998 : 411) reconnaıt sur un alabastron beotien corinthianisant datant de 570 av. j.-c.

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porte dans ses mains des outils censes etre inventes par son pere35. En fait,les representations etrusques de Dedale remontent bien plus haut, au troisiemequart du viie s. av. j.-c. : une olpe decouverte en 1988 dans un cimetiere deCaere montre Taitale (selon l’inscription) muni de larges ailes volant vers ladroite, en position de course agenouillee36.

La quasi-absence de Dedale des representations ou il est admis que figurentIcare et sa chute peut etre symptomatique de la maniere dont les artistes et lepublic de l’epoque archaıque concevaient ce recit : il semble que, du moins al’age archaıque, leur interet soit alle plutot au sort du fils qu’a celui du pere.Quant a Dedale, selon les interpretations recentes d’E. Simon37, les artistesgrecs archaıques se plaisent a le representer seul, des le troisieme quart du viie

s. av. j.-c., en inventeur des outils qu’il porte dans les mains et aussi du vol, vuqu’il est toujours depeint comme figure ailee, en course agenouillee. O. Rayet38

attirait l’attention sur un skyphos a figures noires provenant de Tanagra et datantprobablement de la premiere moitie du vie s. av. j.-c., de fabrication beotienne39,ou il pensait reconnaıtre Dedale. Tandis que la scene representee sur la face A,Thesee et le Minotaure, n’a souleve aucun probleme quant au sujet traite, la scenepeinte sur la face B a suscite beaucoup de commentaires40. Que represente-t-elle ? Derriere un homme casque et arme chevauchant un coursier et s’avancantau galop vers la droite, est figure, dans les airs, un homme barbu, vetu d’un courtchiton et aile (ailes postiches) qui se deplace en vol plane dans la meme direction.Rayet avancait l’hypothese que le personnage en vol etait Dedale, tandis que lepersonnage poursuivi etait Minos ou Talos. Certains commentateurs ont acceptecette hypothese41, mais d’autres ont denonce l’incoherence de la scene par rapportaux donnees textuelles, dans lesquelles c’est Dedale le pourchasse et non Minos42,

(1998 : fig. 24.3–24.4) Dedale aile muni d’une double hache et d’un fil a plomb et non plus Aristee.S’y ajoutent, selon le meme auteur, d’autres documents archaıques jusqu’a present mis au dossiericonographique d’Aristee (LIMC s.v. Aristaios, I, nos. 1–9) et qui sont desormais a mettre au dossiergrec de Dedale aile represente en artisan accompagne de ses outils, parmi lequels un relief (peut-etrelaconien) en ivoire datant du troisieme quart du viie s. av. j.-c. (= Simon 1998 : fig. 24.5) ou lepied d’un trepied beotien atticisant archaıque (= Simon 1998 : fig. 26.4).

35 Cf. Pline, HN, VII, 198.36 Cf. Simon 1998 : 407–408, fig. 24.1.37 Simon 1998, voir supra, 305–306, n. 34. Voir aussi Simon 2004.38 Rayet 1884.39 Louvre, MNC 675.40 Dans un compte rendu publie dans AJA (1885 : 64), l’article de O. Rayet est ainsi resume :

« The first subject is represented in greater detail than usual, and the second is unique and rests ona conjecture of M. Rayet ».

41 RE s.v. Ikaros, p. 988 (Heeg) ; Hauser 1907 : 12 ; Robert 1881 : 364 (cf. Beazley 1927 :222, n. 2).

42 Beazley 1927 : 222 : « That the rider is not at the flier’s heels, but well ahead, does notseem to have perturbed Rayet. And yet, in pictures of burglars escaping from policemen, one surelyexpects to find the policeman behind the burglar and not in front of him? Of course, even if thesubject were not Daedalus escaping from Minos or Talos, the flier might nevertheless be Daedalus ».

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tout en montrant que, dans les repertoires iconographiques du vie s. av. j.-c.,l’image d’un homme vetu comme notre personnage aile, parfois volant derriereun equipage chevalin, est assez courante43. Il est difficile d’admettre, dans cescirconstances, que la scene figure une poursuite ou qu’il s’agisse bien de Dedale.Le personnage aile, peu importe son identite, n’apporte rien de plus ni au themedu vol ni a celui du vol ascensionnel vers le ciel. En ce qui le concerne, nousacceptons l’hypothese avancee par Beazley : « may not the winged genius bea sort of intensification of the usual bird, hinting that the rider is wing-swiftand swift as the wind? ». En effet, l’image du personnage anonyme en volplane, comme suspendu dans l’air dans une position parfaitement horizontale, sedifferencie a peine de celle d’un genie aile dont la presence ne sert qu’a exprimerla vitesse du deplacement du personnage principal, de meme que l’oiseau, dansles images analysees precedemment, servait a indiquer la direction de la chutedu jeune homme aile. Meme la position que le soi-disant Dedale occupe dansl’espace pictural, excentree par rapport au cadre principal, a moins qu’elle netrahisse une maladresse de dessin, rend compte du statut decoratif qui lui a eteassigne ou de sa simple valeur instrumentale dans l’economie de la composition.

En plus du col de l’amphore mentionnee ci-dessus, c’est seulement sur lesfragments d’un skyphos a figures rouges de style italiote conserve a Oxford,datant des environs du ive s. av. j.-c.44, que Dedale apparaıt en compagnied’Icare : celui-ci, l’aile droite postiche deja attachee, regarde son pere qui, assissur un rocher devant lui, lui attache l’autre aile. Il s’agit de la scene preliminaireau vol, quand Dedale montre a son fils comment se servir de ses ailes45. Onobserve de nouveau que l’interet n’est pas centre sur l’episode du vol, ni memesur celui de la fabrication des ailes qui est, lui, d’inspiration etrusque46. La scenetraite d’un sujet a portee morale concernant les rapports pere/fils, maıtre/disciple,guide/guide, la prudence de Dedale et l’¹briw d’Icare, que bon nombre dessources litteraires mettent en evidence, comme on le verra. Dedale n’est pas,dans ces conditions, qu’une figure secondaire par rapport a son fils. Son role,

43 Beazley (1927 : 222) offre quelques exemples.44 Reproduit par Beazley 1927 : pl. XXI, 2 (= LIMC s.v. no. 19). L’auteur suppose qu’une

autre figure, peut-etre Athena, devait etre representee assise sur le rocher et regardant la scene, pourequilibrer la composition.

45 Une scene inspiree du meme sujet est representee sur un cratere a volutes a figures rouges deNaples (= Beazley 1927 : 228–230, fig. 5 = LIMC s.v. no. 20) datant de la fin du ive s. av. j.-c.,signe que la lecture adoptant une perspective moralisatrice du mythe s’est poursuivie. Sur ce vase,remarquons toutefois trois indices du processus technique de fabrication des ailes : pres de Dedale,un marteau ; de l’autre cote, une boıte ouverte, « no doubt containing artist’s materials », d’apresBeazley (1927 : 229) ; enfin, un petit bassin improvise contenant peut-etre la fameuse glu qui avaitservi pour coller les ailes.

46 Les representations les plus anciennes qui montrent Dedale seul, en train de faconner une aile,sont exclusivement etrusques : LIMC s.v. nos. 2–11, la plus ancienne remonte au ive s. av. j.-c..Sur un scarabee datant des ve–ive s. av. j.-c. (LIMC s.v. no. 1), etrusque aussi, on voit Dedalefabricant des ailes, lui-meme deja aile. Le theme de Dedale artisan fabriquant une aile sera reprispar l’iconographie romaine (voir LIMC s.v. nos. 5–9).

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bien mis en evidence, est celui de l’artisan (Dedale a toujours dans sa main l’unde ses instruments tandis que bien d’autres l’entourent) ; il sera remplace dansl’iconographie d’epoque romaine par celui du conseiller (vetu, barbu, souventvieux, assis, parfois implorant son fils) d’Icare (nu, non barbu, debout, representecomme un iuuenis, un puer)47. L’interet de l’iconographie romaine pour l’episodequi precede le vol derive peut-etre de son attachement particulier a l’episode dela chute d’Icare, visible notamment dans la peinture murale48. Cette lecturemoralisatrice detourne l’attention de l’episode du vol ascensionnel, lui qui apourtant jadis fait le bonheur des artistes.

Retour aux sources litterairesAlors que l’epoque archaıque ne nous a laisse aucune trace des versions du

mytheme du vol de Dedale et d’Icare, elles sont en revanche nombreuses auxepoques plus tardives, les unes suivant la version de Palaiphatos (Cleidemos,Pausanias), d’autres proposant une version distincte (Diodore, Strabon, Hygin,Apollodore)49, sans parler de celles que propose Ovide, dont la source sembledater de l’epoque hellenistique50. En somme, elles operent des filtrages suc-cessifs entre les episodes athenien, cretois et sicilien de la geste de Dedale, desdeplacements de figures entre Icare et son pere et, en corollaire, des deplacementsd’accent entre les divers enseignements de la fable. Afin de voir si le mythemedu vol de Dedale et d’Icare a pu faire partie des recits archaıques ayant commemotif l’ascension, il faut comparer le recit de Palaiphatos et ceux de meme type,heritiers peut-etre d’une tradition distincte et plus ancienne.

thÁemes et motifs mythiques

Fuite/poursuite, l’homo faberLa plupart des auteurs presentent le recit de la chute d’Icare comme un mythe

etiologique cense expliquer le nom de la mer Icarienne (Diodore, Apollodore,Hygin) ou celui de l’ıle Icaria, situee pres de l’ıle de Samos et qui a donne sonnom a la mer Icarienne (Strabon, Pausanias). Tous les auteurs s’accordent surle motif de la fuite hors de Crete de Dedale et de son fils — signe que le themecentral du recit etait la ; tous, a l’exception de Palaiphatos et de Pausanias,admettent le vol au moyen d’ailes fabriquees tandis que Diodore rapporte lesdeux versions, la fuite au moyen du vol et celle qui emprunte la voie de la mer.Chez la plupart des auteurs, c’est le sort que connut Dedale qui constitue le

47 LIMC s.v. nos. 21–30. En fait, Ovide est le premier a presenter Icare comme un puer (Met.,VIII, 195) et un iuuenis (Ars, II, 9). A ce sujet, voir Ahern 1989 : 277–281 et infra, 324, n. 96.

48 LIMC s.v. nos. 36–43.49 Strab., XIV, 1, 19 ; Diod. Sic., IV, 77, 5–9 ; Hyg., Fab., 40 ; Apoll., Epit., I, 12–13 ;

Cleidemos, FGrH 323F17 ; Xen., Mem., IV, 2, 33–35 ; Paus., IX, 11, 4–5 (voir l’Annexe).50 Ov., Met., 183–235 et Ars, II, 21–96. Ses sources : Callimaque ou Stephanodorus, cf. Bomer

1977 : 69. Contra : Hoefmans (1994 : 139, n. 12), qui considere que les emprunts aux auteurs del’epoque hellenistique sont tres ponctuels.

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fil narratif principal, notamment chez Diodore ; Strabon, lui, ne mentionnepas qu’il ait fabrique des ailes ni ne nous renseigne sur son sort apres la chuted’Icare.

Le Dedale de Diodore apparaıt comme l’homo faber par excellence : il estcelui qui avait construit pour Pasiphae une vache ayant toutes les apparencesd’une vraie51 et le Labyrinthe dont les passages tortueux egaraient tous ceuxqui y entraient52; en Sicile, il fit les barrages sur le cours de l’Allabon, pres deMegaris ; sur un rocher dans le territoire d’Agrigente, il edifia la ville fortifieede Camicus, cite tout a fait imprenable grace a des rues si etroites et tortueusesqu’il ne fallait que trois ou quatre hommes pour les garder ; il concut la grottede Selinonte ou il fit arriver, par une construction ingenieuse, les vapeurs du feusouterrain douees de proprietes guerissantes ; de plus, il consolida les batimentsautour du temple d’Aphrodite d’Eryx, entoura le rocher d’un mur et en elargit lesommet. Diodore assortit ces descriptions de nombreux termes melioratifs, tels« merveilleux », « ingenieux », « admirable » : le chef d’œuvre de Dedale est uneruche d’or, travail « admirable qui imitait a s’y meprendre une ruche veritable »,qu’il dedia a Aphrodite Erycine. Il est dit des ailes dont Dedale et Icare s’etaientservis pendant leur fuite qu’elles avaient ete « faites avec un art merveilleux etjointes avec de la cire » : si Icare tomba, Dedale parvint « miraculeusement »a se sauver en Sicile. Remarquons que les inventions de Dedale peuvent etreclassees en deux categories : d’une part, des objets inanimes imitant la nature(le taureau pour Pasiphae, les ailes, la colle, la ruche d’or, le fil a plomb, la vrilleet, surtout, les xoana, les statues semblables a des etres vivants53), d’autre part,des amenagements du milieu naturel, respectueux des lois de la nature afin de le

51 Diodore (IV, 77, 5), Hygin (Fab., XL) et Apollodore (Bibl., III, 1, 4) presentent en detail leprocessus de la fabrication de cette genisse de bois munie de roues et creusee a l’interieur, recouvertedu cuir d’une vache veritable. Diodore, Hygin, ensuite Ovide (Met., VIII, 183–184) rapportent queMinos aurait emprisonne Dedale pour avoir produit cette vache de bois.

52 Dedale, qui connaissait bien les secrets du Labyrinthe pour en avoir ete l’architecte, les auraitindiques a Ariane qui aurait ainsi pu aider Thesee a en sortir, ce qui aurait attire la colere de Minosqui l’aurait jete en prison (cf. schol. ad Od., XI, 322 ; Apoll., Epit., I, 8–9 et 12 ; Virg., En., VI,14), d’ou la fuite et la poursuite de Dedale et de son fils.

53 Diod. Sic., IV, 76, 2–3 ; Plat., Men., 97d. Ovide exprime l’idee de l’innovation par l’imitationde la nature par la formule ut ueras imitetur (Met., VIII, 195), soulignant meme la facon etonnammentnaturelle dont les ailes confectionnees par Dedale ont ete assemblees (ut cliuo creuisse putes, Met., VIII,191). Un autre homme volant, Menippe de Lucien, prend des precautions similaires : « Comme jene voyais aucun moyen de devenir moi-meme aile, je crus qu’en m’attachant les ailes d’un aigle oud’un vautour, les seules qui fussent proportionnees a la grosseur du corps humain, je pourrais menera bien mon entreprise ». Par contre, quand il ne s’agit pas d’un mortel qui recoit le vol en tantque don divin, tel Persee liberant Andromede (Ov., Met., IV, 615–626) ou les nombreux exemplesde « Sages » grecs, tels Abaris ou Aristeas — et alors les dieux ne sanctionnent pas le vol — oud’un mortel qui vole apres une metamorphose en oiseau comme forme de chatiment et non de gracedivine (tels Procne, Philomele et Teree [cf. Ov., Met., VI, 519–674] ou Nissus [cf. Ov., Met., VIII,145–151], ou Daedalion [cf. Ov., Met., XI, 291 ; Hyg., Fab., 200 ; Paus., VIII, 4, 3], ou Alcyone etCeyx [cf. schol. ad Il., IX, 562 ; Apoll., Bibl., I, 7, 4 ; Hyg., Fab., 65 ; Ov., Met., XI, 410–750], ouEumelos et ses enfants, Byssa, Meropis et Agron [cf. Ant. Lib., Met., 15 et Boios, Ornith., I]), leur

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rendre utile aux hommes (les travaux sur l’Allabon, les bains de Selinonte, la villede Camicus et ses voies de circulation concues en fonction des lignes du terrain etafin d’accroıtre la securite de la cite, la muraille du temple d’Aphrodite). Notonsaussi les domaines dans lesquels excelle l’art de Dedale : il est a la fois architecte,sculpteur, naturaliste, ingenieur, specialiste donc des « sciences appliquees »54. Ilfait preuve d’astuces techniques qui sont proches du savoir empirique, des ruses,de l’intelligence pratique et speculative. La t�xnh et la m÷tiw s’illustrent avecla figure de Dedale, veritable heros civilisateur, qui gere a la fois les virtualitescomplexes d’une pensee rusee et de l’habilete manuelle55 et les riches possibilitesque lui offre la nature. Par les traits de son art, la figure de Dedale elle-memeest multiple, comme celle de son homologue polœmhtiw, Ulysse. En somme,on ne prise pas tant l’effort de Dedale que sa hardiesse, sa maıtrise du concretet du moment opportun (kair—w) qu’il met au service de ses œuvres. Entre lanature et les innovations de Dedale, il n’y a pas de rupture. Bien au contraire,sa pr‡jiw s’exerce sur ce que la nature et le reel lui imposent.

L’oppose du Dedale inspire et ingenieux de Diodore, c’est le Dedale deXenophon, qui est, justement a cause de son habilete, devenu esclave, d’abordde Minos, ensuite des « peuples barbares » ou il aborde apres sa fuite. Entre

vol en corps vivant exige soit des interventions divines favorables (l’intervention d’Athena aupres dePerdix [Ov., Met., VIII, 252–255] ; la metamorphose en oiseau de Mnestra, la fille d’Erysichthon[cf. Ov., Met., VIII, 883] ou de Scylla [cf. Ov., Met., VIII, 90–95] ou de Combe [cf. Apoll., Bibl.,III, 12, 6 ; schol. ad Il., XIV, 291 ; Ov., Met., VII, 382], ou de Botres/Aeropos [cf. Ant. Lib., Met.18] ; la metamorphose en scarabee de Cerambos [cf. Ov., Met., VII, 353–356 ; Ant. Lib., Met.,22]), soit des pratiques magiques (voir, par exemple, l’homme auquel avaient pousse des plumes,chez Apulee, Met., II, 1 ou Pamphile, chez Apulee, Met., III, 21), les unes commes les autres seservant du motif de la metamorphose en oiseaux. Notons quelques elements communs a plusieursde ces mythes : les rapports entre parents et fils, souvent conflictuels et allant jusqu’a l’infanticideou a la revolte des fils contre leurs parents — forme radicale de l’hubris — ou, au contraire, al’affranchissement grace aux metamorphoses en oiseaux et a la possibilite du vol. Peut-on rattacherle mythe de Dedale et d’Icare a cette famille de mythemes ? Si le motif du crime ou de l’infanticideen est absent, rappelons cependant que, selon certaines versions, c’est Minos, le poursuivant deDedale, qui, en fin de course, trouvera une mort violente a Kamikos, de la main des filles du roiKokalos (cf. Hdt., VII, 169–170 ; Call., fr. 43, 48–49 [Pfeiffer] ; Apoll., Epit., I, 12–15). Encorollaire, peut-on voir dans l’oiseau qui apparaıt sur certains documents iconographiques lies audossier d’Icare un signe de sa metamorphose en oiseau lors de sa chute grace a une interventionprovidentielle ? La chute du fils serait-elle une forme de chatiment divin inflige a Dedale ? Pources rapprochements, voir Frontisi-Ducroux 1975 : 151–170 ; Wise 1977 ; Crabbe 1981 : 2277–84 ;Davisson 1997 : 268–269.

54 Meulder (2006–2007) voit en Dedale un « serviteur des trois fonctions » et voit dans le mythede Dedale un exemple illustrant l’ideologie trifonctionnelle.

55 Selon les sources, le pere de Dedale etait Metion (Diod. Sic., IV, 76), fils d’Eupalamos, ouEupalamos lui-meme (Apoll., Bibl., III, 15, 8) ou Palamaon (Paus., IX, 3, 2) : a cause du nompal‡mh « main creatrice », on a voulu souligner que sa filiation predestinait Dedale a faire preuved’habilete manuelle. Notons aussi que Palamede, heros dont le nom vient aussi de pal‡mh, etait leseul capable de se mesurer a Ulysse, autre Dedale. Notons aussi que Talos, neveu et rival de Dedale,invente, lui-aussi, le tour du potier et le compas.

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ces deux extremes, les autres versions presentent l’artisan Dedale dans sa re-lation avec la chute d’Icare, comme celui qui avait construit les ailes ou, chezPausanias, les bateaux qui leur ont permis de fuir la Crete. Il ne connaıt passeulement le processus de fabrication de ces moyens de deplacement, mais aussileur « mode d’emploi ». En regle generale, et a l’exception de Palaiphatos quirecuse d’emblee la possibilite du vol, les auteurs s’interessent peu a la facon dontDedale a construit les ailes, et cela en depit de leur caractere inedit. Tous lesauteurs s’accordent pour presenter les ailes comme des objets confectionnes encire et attaches au corps. Elles sont presentees comme « le resultat d’un labeurartisanal et d’une reflexion technique, elles ne sont ni le fruit d’une inspirationtechnique ni une creation magique », comme le remarque C. Delattre56.

Apres une lecture attentive des versions presentees, il demeure pourtant dif-ficile de comprendre ce qui etait en cire : les ailes ? la « glu » qui les collaitau corps ? a la fois les ailes et la colle ?57 La partie du corps ou les ailes furentattachees n’est pas plus claire : si elles sont attachees au dos, ainsi que le men-tionnent brievement tous les auteurs59, on ne voit pas comment les heros etaientcenses regler leur vol. Notons toutefois l’effort pour exclure les ailes postichesfabriquees par Dedale du groupe des chaussures ailees, attachees aux pieds desdieux dans la tradition litteraire et iconographique grecque60. Ce nouveau moded’emploi souligne l’originalite des ailes fabriquees par Dedale. Dans ces condi-tions, nous sommes deconcertes devant le silence que gardent toutes les versionsdu recit sur les details techniques concernant les ailes61. En depit meme dela nouveaute de ce moyen de transport et du merveilleux qui nimbe son allure

56 Delattre 2005 : 159. Cependant, rien ne nous empeche de supposer que cet artisan quiconsacre une ruche d’or a Aphrodite ou, selon une autre version, des ailes a Apollon, appartenaita cette categorie multiforme qui englobait les confreries de devins, herauts, guerisseurs, aedes. Onpeut supposer egalement que sa figure d’artisan inspire fut devalorisee a la suite des propos caustiquesdes Sophistes qui denigraient tout savoir-faire. A ce sujet, voir Balme 1984 : 150–152 (cf. Manfriniet Strawczynski 2007 : 52, n. 7).

57 L’ironie fait que Plaute (Poenulus, II, 1) tourne en derision la glu elle-meme, car c’est elle quicause la chute des hommes volants : « Voyons, existe-il quelque part des hommes volants, je teprie ? — Il en a existe ; mais je les ai tues. . . Je donnai a mes soldats de la glu et des frondes . . .Ils mettaient dans leurs frondes des balles de glu d’une certaine grosseur ; c’est avec cela que je leurai fait bombarder les hommes volants. Bref, tous ceux qu’ils atteignaient avec la glu tombaient aterre, durs comme poires ». Ce qui est certain, car mis en evidence dans toutes les versions du recit,c’est la nature artisanale des ailes : elles sont confectionnees de la main de Dedale et elles ne sontpas le signe d’une metamorphose, ainsi que nombre de commentateurs l’ont suggere a propos de laversion d’Ovide dans ses Metamorphoses. Voir la discussion autour de ce probleme dans l’article deHoefmans (1994 : 137–140).

59 Les artistes de toutes les epoques s’efforcent a leur tour de representer un moyen d’attacher lesailes aux corps : des harnais, des bandes, des sangles, des baudriers encerclant la poitrine d’Icare ouentourant ses bras, ses biceps, pres de ses epaules, etc. (voir, par exemple, LIMC s.v. nos. 16, 18,21, 23b, 24, 29).

60 Voir supra, 304, n. 25.61 La ou l’on s’attendait, a cause de la « fascination du vol » qu’on attribue trop facilement a

l’esprit des Grecs, a des descriptions minutieuses des procedes techniques de confection des ailes

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et surtout sa fonctionnalite, il semble que les Anciens ne se souciaient pas detels details : il suffisait qu’un objet approprie au vol — car apparente aux ailesdes oiseaux et leger comme l’air — soit produit et attache au corps pour quele vol soit possible. Autrement dit : sans moyen de transport, pas de voyage.Presque tous les auteurs utilisent des superlatifs pour qualifier l’intrepidite del’inventeur des ailes62, pourtant aucun d’entre eux n’offre la « fiche technique »de l’invention, ni ne developpe son tableau.

Une telle economie de moyens pour accomplir un veritable reve, celui de voler,nous semble surprenante, surtout si on la compare aux schemas de deplacementdans les airs des mortels enleves et transportes grace a une force divine63. Cesderniers tableaux sont, en effet, aussi schematiques du point de vue de la de-scription et se definissent a peine comme des mythes censes illustrer le themedu vol aerien puisque leur interet est concentre ailleurs, sur le motif du rapt :c’est celui-ci qui nourrit le gout des mythes pour l’inedit et l’inouı ; le motifdu vol dans les airs, quant a lui, n’est la que pour donner de l’eclat au discoursmythique, mais il est loin d’en constituer le theme principal. Sans precisionspreliminaires, on n’y decrit que l’incipit de l’action, c’est-a-dire les mouvementsde saisie et d’enlevement dans l’air. Qu’il s’agisse d’un dieu ou d’une force na-turelle extremement violente mise en œuvre par les dieux eux-memes (bour-rasques, tourbillons, vents tempetueux, les Harpyes), l’auteur du rapt surgit tou-jours d’un ailleurs inconnu, agit d’un seul coup64 et disparaıt, charge de sa vic-time, aussi instantanement qu’il avait surgi. La description ne s’attarde pas, non

ou, du moins, a des amples digressions sur leur caractere merveilleux, les recits se contentent dementionner que Dedale avait fabrique des ailes qu’il avait accrochees par la suite sur son dos etcelui de son fils. Il faut attendre Ovide pour en avoir une idee plus precise, lui qui consacre septlignes dans ses Metamorphoses a la description du processus de fabrication des ailes. Dans l’art, ilfaut attendre quelques bas-reliefs romains en marbre ou en argile et surtout les gemmes italiques etromaines, du iiie s. av. j.-c. jusqu’au iie s. av. j.-c., dont les sujets favoris etaient les episodes de laconfection des ailes et de leur ajustage au corps. Cela est du, d’apres Furtwangler, aux liens etroitsentre Dedale et la Campagne, developpes dans le VIe livre de l’Eneide de Virgile (cf. Beazley 1927 :230 et n. 34). Voir aussi Hanfmann 1935 : 194 (cf. supra, 305–306, n. 34) et 307, supra, n. 46.

62 Diod. Sic., IV, 77, 8 : « il fabrique avec un art stupefiant des ailes extremement bien ajusteeset admirablement collees avec de la cire » : Ovide (Met., VIII, 188–189) souligne que Dedale« s’applique a un art jusqu’alors inconnu et soumet la nature a de nouvelles lois ».

63 Voir, par exemple, Ganymede enleve a la terre et transporte dans l’Olympe par une bourrasquemerveilleuse de vent qui agit sur l’ordre de Zeus (HhAphrod., 202–217) ou par l’aigle de Zeus (dansles sources litteraires et iconographiques a partir du ive s. av. j.-c.) ; les filles de Pandareos emporteespar les Harpyes (Od., XX, 66–78) ; Phaeton emporte par Aphrodite (Hes., Th., 987–991), Tithonravi par Eos et transporte par la voie de l’air aux confins du monde, pres des sources de l’Ocean(HhAphrod., 218–238), Cyrene portee outre-mer, en Lybie, dans le char d’or d’Apollon (Pind., Pyth.,IX, 6–10) ; le corps de Sarpedon transporte par Hypnos et Thanatos en Lycie grace au vol aerien(Il., XVI, 667–683) ou celui d’Achille transporte par Thetis dans l’ıle Leuke (Ethiop., fr. 2.4–5), etc.Voir supra, 300, n. 13.

64 Son action est toujours designee a l’aide des verbes únarp‡zv ou únere’pomai, « saisir, en-lever », emporter avec soi « de bas en haut», si l’on juge d’apres la valeur locative implicite de laparticule ún‡-, en composition ou non.

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plus, sur les reactions des victimes, ce qui montre, une fois de plus, la natureimparable du coup : les mortels kidnappes n’opposent aucune resistance — car,en effet, toute resistance est impossible — et, contre leur gre, se voient emporteset transportes vers des destinations qui ne sont jamais anodines, meme si elles setrouvent quelque part sur la terre, le plus frequemment vers ses confins plus oumoins fabuleux, et non en haut, dans l’espace ouranien ou dans l’Olympe65. Au-cune indication n’est fournie, en regle generale, sur les circonstances temporellesdu transport, ni sur le cadre spatial traverse : l’action des auteurs des rapts sevoit decomposee en deux mouvements, l’un cense elever la victime potentielledans l’air, l’autre cense la transporter, sur une longue route, jusqu’a destination.L’allure de ce mouvement « horizontal » est mis en evidence par l’emploi, le plussouvent, du verbe en composition prof�rv, ou le verbe f�rv, caracteristiquedes deplacements aeriens des dieux, est precede de pr—, qui insiste sur l’allureresolue du mouvement bien oriente vers son but, car sa cause finale l’emporte surla composante locative. A la difference des dieux qui sillonnent l’air et prennentle soin de regarder en arriere ou de decrire d’une perspective a vol d’oiseau eten quelques mots le paysage qui se deploie au-dessous d’eux66, dans le cas descourses aeriennes effectuees ou, plus precisement, subies par les mortels enlevescontre leur gre, aucune donnee visuelle n’interrompt leur transfert du lieu durapt vers la destination ou ils sont transportes67. Elles ne donnent que le modusoperandi des forces divines impliquees et ignorent totalement les victimes livreesentierement a l’elan divin qui les transporte. C’est que les deplacements desmortels enleves par des dieux a travers l’air, aussi bien que leurs ascensions atravers l’ether, comme nous venons de le voir dans les cas de Ganymede, Ixion,Endymion ou Tantale, ne doivent rien aux aptitudes locomotrices des humainsen cause. Le caractere schematique de leurs descriptions et le silence qu’ongarde constamment au sujet de l’espace aero-etherien et, surtout, de la conduitelocomotrice qu’implique leur traversee, a savoir le vol, en disent long, d’une part,sur l’incapacite de l’esprit grec a se representer ces espaces qu’il ne peut voir niatteindre et qui ne se laissent ni voir ni atteindre, qu’il ne peut pas connaıtrepar l’experience et qui ne lui sont pas donnes a priori de connaıtre ; ils revelent,d’autre part, son incapacite a s’imaginer le vol des mortels en corps vivant atravers ces espaces invisibles et insondables, meme en tant qu’agents passifs em-portes et transportes par des forces cinetiques d’essence divine. Il s’agit toujours

65 Il s’agit, en somme, d’espaces charges de sens : temples et lieux sacres (Phaeton, Iphigenie) ;reserves divines sur la terre (ıles, grottes), pays lointains plus ou moins exotiques grace aux conno-tations que la pensee grecque archaıque associe constamment au lointain (Helene, Orithye), voirel’Hades (Persephone).

66 Voir infra, 315, n. 70.67 Seule Aphrodite, enlevee par Hermes et emmenee en vol au ras de la terre vers une destination

inconnue, prend le temps de contempler et de decrire, en termes generiques ce qu’elle voit d’enhaut : « Il m’a conduite a travers les champs semes par les hommes qui meurent,/ a travers desterres sans maıtre et sans maisons, ou des betes/ qui mangent la viande crue errent dans les valleespleines d’ombre » (HhAphrod., 122–125). Mais il s’agit d’une deesse.

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d’une incapacite physique, l’equivalent d’une incapacite de la pensee, des limitesdu savoir et des interdits de la transgression.

Pour revenir au mythe de Dedale et d’Icare, nous pensons que, independam-ment des problemes que soulevait le vol ou qu’il aurait pu soulever, les raisonsde l’economie descriptive qu’on remarque au sujet de l’etape preparatoire de leurperiple aerien se trouvent aussi bien ailleurs. Elle peut s’expliquer, d’une part,par le peu de credit que les auteurs accordent a cette « fable » dont le rolen’est qu’etiologique et, d’autre part, par le statut de l’etape de la fabrication desailes dans l’economie du recit, comme temps preliminaire au voyage proprementdit, et surtout, comme moyen de l’evasion, ce qui interesse le plus les auteursd’un mythe centre essentiellement sur le theme de la poursuite et de la fuiteet non sur celui de l’invention des ailes et de la possibilite du vol. On peutexpliquer ainsi la difference entre la version de Pausanias et les autres, commecelle de Palaiphatos : on a peut-etre voulu rendre la fuite plus « rationnelle »quand on a indique que Dedale avait prepare lui-meme deux bateaux, un pourlui, l’autre pour son fils, afin d’echapper a la poursuite des vaisseaux de Minos.La navigation, motif banal, mais plus vraisemblable, remplace alors le motiffantastique du vol. Cependant, dans cette substitution, les vaisseaux, soulignons-le, se distinguent par leur caractere « fort leger ». Pausanias indique de maniereexplicite que Dedale avait imagine de munir son bateau d’une voile, « chosedont on ne s’etait pas avise avant lui » et qui a rendu son vaisseau superieur aceux de Minos « qui n’allaient qu’a la rame »68. Le recit ajoute aussi que Dedaleavait utilise la presence d’un vent favorable, ce qui montre bien le lien entre sonsavoir technique et son intelligence pratique capable d’adapter ses inventions auxconditions de l’environnement. Malheureusement, il n’avait attache de voilesqu’a son bateau, ce qui explique bien le naufrage et la mort d’Icare.

Comme pour contrarier davantage nos attentes, l’etape du deplacement envol est traitee tout aussi brievement, les auteurs se contentant de mentionnerla cause de la chute d’Icare : celui-ci aurait vole trop haut et l’ardeur du soleilaurait fondu la cire, soit des ailes, soit de la « colle », suivant les versions. Dansun recit qui devrait mettre l’accent sur le regard synoptique donne par le volaerien aux premiers mortels volants, on constate, avec etonnement, qu’aucunedes versions ne laisse rien entrevoir du paysage qui se decouvre d’en haut69. Lesheros du recit ne jettent pas le moindre coup d’œil vers le bas, pas meme vers

68 On trouve une observation de meme nature chez Pline, HN, VII, 27, 209, mais le role desinventeurs est modifie : il dit que « les voiles sont l’œuvre d’Icare, le mat et l’antenne de Dedale ».C’est seulement dans les interpretations tardives du mythe qu’on apercoit un interet pour les in-venteurs et leurs œuvres ; Dedale sera integre dans une autre categorie et son mythe sortira de lacategorie des mythes d’evasion, comme on le verra.

69 Par contre, le vol d’Abaris katˆ p‰san g÷n (Hdt., IV, 36), en plus de renvoyer au richesymbolisme des extremites du monde, suggere une route parabolique et une perspective panoramiquesur la surface terrestre definie grace a une metonymie, l’une et l’autre etant propres aux deplacementstransaeriens. De meme, l’\popte’a d’Aristeas indique a la fois l’aspect synoptique de la perspectivesur la terre donne par le voyage dans les airs et le caractere panoptique du savoir qu’il procure. Si

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l’endroit qu’ils ont laisse, ainsi que le faisaient, de maniere conventionnelle, lesdieux qui se mettaient en route sur la voie aerienne70 ou ainsi que le ferait toutheros poursuivi . . . Icare est fascine/attire uniquement par l’horizon qui s’ouvredevant lui. Cela signifie-t-il qu’on a affaire a un parcours qui vise les hauteurscelestes plutot qu’a un periple aerien ? Est-ce un corollaire du schematisme de ladescription du parcours aerien proprement dit, schematisme propre, par ailleurs,a toute description de tout deplacement ? Ou un corollaire du fait que le filnarratif met en valeur davantage la chute d’Icare que le vol ?

« What’s in a name (of a place) ?»Quelques localisations parsement les descriptions du parcours. Tous les au-

teurs prennent le soin d’indiquer le lieu de depart (Crete), l’endroit ou Icaretomba dans la mer ou fit naufrage (soit sous la forme d’une ıle (Icarie) voisinede Samos (Pausanias, Strabon) ou « eloignee de la terre » (Diodore), soit souscelle d’un endroit indetermine dans la mer qui, dorenavant, portera son nom(chez Palaiphatos), le lieu de l’arrivee de Dedale, la Sicile (Diodore, Pausanias,Hygin) ou Camicos (Apollodore) ou Athenes (Hygin, alii dicunt) ; Strabonl’omet, Palaiphatos ne l’identifie pas, car le heros aurait saute « a terre »). Con-cernant le depart, Strabon et Hygin indiquent le mouvement correspondant :tous deux, pere et fils, « s’elancerent hors de la Crete leur prison », respec-tivement « ils s’envolerent de la » (et inde auolarunt)71. Palaiphatos decrit lescirconstances de la fuite (descente par la fenetre, montee dans une petite barque,

on revient a la description de la course de Dedale et d’Icare, notons, cependant, une exception :dans les versions ovidiennes du recit, le poete indique les reperes de l’endroit ou Icare, « tout auplaisir de son vol audacieux», abandonne son pere-guide et s’eleve vers des regions superieures : cesreperes se rapportent a la terre puisqu’ils se definissent en fonction des regions terrestres, vues d’enhaut, qu’ils viennent de depasser ou qu’ils etaient en train de traverser (respectivement, Delos etParos, Samos, Lebinthos et Calymne, dans Met., VIII, 220–223 ; Samos, Naxos, Paros et Delos,Lebynthe, Calymne et Atypalee, dans Ars, II, 79–82). On a la l’un des traits les plus specifiques desdescriptions de course aerienne dans la tradition grecque.

70 Voir, par exemple, Il., XIV, 281–285 (course aerienne d’Hera et d’Hypnos en route vers l’Ida),HhAphrod., 66–68 (course aerienne d’Aphrodite entre Chypre et Troie) ; Parm., fr. 1, 9–10 DK (lesFilles du Soleil, ayant laisse derriere elles les demeures de la nuit, se hataient de courir a la lumiere).Dans ces exemples, le verbe le’pv « delaisser, deserter, abandonner » (avec la preposition pr— suiviedu genitif marquant la source d’ou part l’action, le mouvement vers un but cible, i.e., posterieur)est toujours precede par seœv et l’action de lancement en vol qu’il exprime. Il met, de surcroıt, envaleur le sens du mouvement oriente vers l’avant puisqu’il implique un regard vers le lieu que lesvoyageurs divins viennent de quitter.

71 Seul Ovide developpe cette description en rapprochant constamment les mouvements des herosvolants de ceux des oiseaux : dans les Metamorphoses, il concentre son attention sur les mouvementsde Dedale qui « s’enlevant d’un coup d’aile, prend son vol en avant » et qui, en pere-maıtre-guide« inquiet pour son compagnon, comme l’oiseau qui des hauteurs de son nid a emmene a travers lesairs sa jeune couvee », tout en agitant ses propres ailes, « regarde derriere lui celles de son fils »(VIII, 213–217). Il en va de meme pour l’episode correspondant decrit dans Ars (II, 71–75) ouOvide mentionne aussi le lieu eleve d’ou ils s’elancent en vol, « une colline, moins haute qu’unemontagne, mais qui pourtant dominait la plaine ».

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depart), Apollodore aussi fait allusion au Labyrinthe d’ou Dedale et Icare sesont echappes par le vol. Tous ces details sont autant de preuves que l’interetse portait plutot sur la poursuite et la fuite contrainte. Le moment de l’envoln’aura droit, conformement aux descriptions des parcours divins aeriens ou n’estmentionne que le lancement dans les airs, qu’a une description ponctuelle dudepart sur la mer.

De meme, tous les auteurs indiquent par divers moyens la route suivie :Palaiphatos rapporte (et rejette) la version du recit qui dit qu’ils « s’enfuirent parla voie des airs ». Par consequent, il adopte comme moyen de deplacement lanavigation au moyen de la petite barque « poussee par le vent du sud qui venait dela Crete », element favorable au voyage que mentionne aussi Pausanias ; Strabonmentionne le moment de l’envol, ensuite le vol et l’elevation trop haute d’Icare,sans autres reperes geographiques que ceux du depart et de la chute d’Icare ;Diodore precise qu’ils traverserent « en volant la mer de Crete » : Ovide seraun peu plus precis : selon les conseils de son pere, Icare doit « voler entre lesdeux » ecueils (le soleil et la mer), eviter a la fois de s’elever trop pres du soleil(puisque la cire des ailes n’en pourrait supporter la chaleur) et de descendre troppres de la mer (pour que les ailes impregnees de l’humidite des eaux ne perdentde la sorte leur mobilite) et « prendre garde egalement aux vents » pour laisserses ailes le porter la ou le guidera leur souffle72. Apollodore distingue, entre lesvols au-dessus de la mer, celui d’Icare, trop eleve, et celui de Dedale, au ras desflots. Il y a, comme nous le voyons, une legere difference entre les « couloirsaeriens » reserves au vol de Dedale : tandis que le Dedale d’Ovide vole a mi-chemin entre le soleil et la mer et avertit son fils de ne pas se rapprocher de lasurface de la mer, Diodore rapporte la version selon laquelle Dedale aurait vole« immediatement au-dessus de l’eau qui mouillait meme ses ailes » — ce fut, eneffet, ce qui lui permit de se sauver « miraculeusement » en Sicile. Ce type de volcorrespond a celui des dieux, des oiseaux et des chevaux divins le long de l’espaceetroit delimite entre la couche aerienne et la surface de la mer73. Cependant, on

72 Ov., Ars, II, 59–64 : Nam siue aetherias uicino sole per auras/ Ibimus, impatiens cera caloris erit :/Siue

humiles propiore freto iactabimus alas,/ Mobilis aequoreis pinna madescet aquis./ Inter utrumque uola ; uentos

quoque, nate, timeto,/ Quaque ferent aurae, uela secunda dato. Dedale offre des conseils similaires ason fils dans les Metamorphoses (VIII, 203–206), en y ajoutant de « ne pas fixer [ses] regards sur leBouvier, sur Helice et sur l’epee nue d’Orion » (VIII, 206–207) et, par la suite, Ovide decrit leurvol du point de vue des observateurs saisis de stupeur devant « ces hommes capables de traverser lesairs », en les prenant pour des dieux (VIII, 219–220 : Vidit et obstipuit, quique aethera carpere possent,/

Credidit esse deos). A ce sujet, voir Davisson (1997 : 272, n. 27) qui remarque avec justesse que leurattitude « emphasizes belief in the gods themselves, not beliefs in the metamorphoses they effect ».Comme les recits d’Ovide n’impliquent pas le vol par la metamorphose en oiseaux, l’attitude desobservateurs montre leur croyance en la toute puissance divine et non en la possibilite du vol pourles mortels. Au contraire, ils sont etonnes de l’audace de Dedale.

73 Il y a de nombreux exemples : Poseidon mene a toute allure son char traıne par ses coursiersbondissants en vol au-dessus de la mer en liesse, « sans que, meme par-dessous, se mouille l’essieude bronze » (Il., XIII, 30) ; Hermes vole de Pierie vers l’ıle de Calypso, « rasant les flots, comme

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deduit de la version d’Apollodore que Dedale devait le succes de son vol au faitmeme qu’il n’avait vole ni trop haut « ni non plus trop pres de la mer » de sorteque « l’humidite n’alourdisse pas les ailes » (` d� pterˆ kataskeu‡saw °aut!ka“ t! paid“ únapt‡nti \nete’lato m}te e w ¹cow p�tesyai, m| take’shw t÷wk—llhw ¿p˜ toā =l’ou a´ pt�rugew luy™si, m}te \gg'w yal‡sshw, ¨na m| tˆpterˆ ¿p˜ t÷w not’dow luy_). Certes, Dedale n’est pas une figure divine et n’estpas cense se deplacer comme un dieu, cependant, le schema de deplacement envol au ras des flots des dieux etait bien fixe dans l’imaginaire grec, un heroscomme Persee s’en servait, certes, mais ce vol etait un don divin. Le modusoperandi que propose Apollodore, comme Ovide d’ailleurs, se nourrit plutot despreceptes moraux qui recommandent de suivre la voie du milieu, maximes bienfixees aussi dans l’ethique archaıque. Il est difficile de savoir laquelle de cessolutions constitue la version la plus ancienne du mytheme. En revanche, le volde Dedale et d’Icare definit mieux que jamais la position assignee a la coucheaerienne, celle du domaine spatial intermediaire defini par deux frontieres, laligne de la mer, en bas, et, en haut, celle du domaine d’action du soleil qui,bien que moins delimitee, ne renvoie pas au ciel, et encore moins aux hauteursolympiennes. Les deux frontieres sont physiques, comme le sont les effets exercessur l’air par le soleil et la mer, milieux qu’elles delimitent. A moins qu’il ne faillevoir a l’arriere-plan un symbolisme solaire74, le mythe de Dedale et d’Icare nous

un goeland», « porte sur les vagues sans nombre » (Od., V, 50–55) ; Aphrodite se laisse « portersur les flots de la mer a la grande voix, dans une douce ecume » (HhAphrod., (6) 3–5) ; Artemis« traverse les ondes / comme elle franchit la terre/ dans les humides tourbillons de l’ecume marine »(Eur., Hypp., 149–150) ; Euphemos, issu de Poseidon et d’Europe, pouvait courir sur les flots « enmouillant seulement la plante de ses pieds » (Ap. Rhod., Arg., I, 179–184). Anacreon aussi se sertde cette image litteraire frappante : fouette par la fievre de l’amour, pendant son sommeil nocturne« sous les couvertures couleur de mer empourpree », heureux sous l’influence de Lyaeus (le vin deDionysos), il se voit, en songe, « courant a toute allure sur les pointes de ses chaussures » dans cepaysage marin (Anacr. fr. 37.1–6 Preisendanz). Bien qu’il definisse un espace sans repere apparent,cet intervalle exigu qui s’installe entre les deux registres, aerien et marin, est fort visible dans lesrepresentations iconographiques qui ont comme sujet les deplacements des dieux au-dessus de lamer. Voir, par exemple, Athena en vol dans l’air au ras des flots (LIMC s.v. Athena, no. 61) ouHermes (Beazley Arch., no. 8557), Apollon (LIMC s.v. Apollon, no. 367), Aphrodite (LIMC s.v.Aprodite, no. 1187), Eros (Beazley Arch., nos. 10745, 200931) et surtout Europe dans la scenede son enlevement par Zeus metamorphose en taureau et volant au-dessus de la mer (LIMC s.v.Europe I, nos. 22, 23, 34, 38, 41, 42, 47, 91). Que dire encore de Phrixus, que la tradition tardivea rapproche de Dedale ? Selon Robertson (1940 : 2–8), l’examen des sources litteraires et desdocuments figures montre que, dans la version originale de la legende, le belier a la toison d’or quitransporta Phrixus de Grece en Colchide nageait. Par consequent, Robertson avance l’hypotheseselon laquelle la variante qui le fait voler aurait ete inventee, comme deus ex machina, par un auteurtragique attique. Ce qui montre une fois de plus que l’assimilation entre les figures du vol au ras dela mer et de la nage etait bien fixee dans l’imaginaire grec (voir supra, 302–303, n. 18).

74 Selon R. Graves (1967 : 185), le nom d’Icare renvoie a « Iocarios, dedie a la deesse de la Lune,Car. Car, c’est Q’re ou Carius ou le grand dieu Ker qui semble avoir recu son titre de la Lune, samere, Artemis Caria ou Carytis ». Et de supposer que l’histoire d’Icare repose sur l’evocation d’unrite tres ancien ou l’elu, devenu roi et epoux de la deesse de la Lune, etait offert en sacrifice a la

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renvoie clairement au theme du voyage de mortels dans l’air, loin du vol divinet des traversees divines de l’ether. Puisque ce sont des mortels qui volentgrace a des outils qu’ils ont confectionnes eux-memes, et les ailes et le vol sontsoumis aux influences directes et physiques du milieu environnant, tels les ventscomme force motrice ou l’humidite de l’eau marine et la chaleur du soleil commefacteurs negatifs. Le domaine aerien laisse entrevoir ici des traits bien distinctspar rapport a l’ether, a moins qu’ils ne servent des exigences narratives, c’est-a-dire de justification a la chute d’Icare : il fait partie en quelque sorte du mondesensible, soumis aux lois et aux contraintes de la nature ; ouvert au mouvement,il n’assure plus une dynamique d’inertie ; en depit de la liberte qu’il permet aumouvement, sa traversee est soumise aux aleas des facteurs exterieurs.

Initiation et rites de passage a l’age adulte.La precision des reperes topographiques est un corollaire, d’une part, de la

nature etiologique du mythe et correspond, d’autre part, au schema typiquedes descriptions de deplacements dans les airs, lesquelles se rapportent toujoursau depart, au milieu traverse et au lieu de l’arrivee et sont toujours definis enfonction de reperes terrestres75. La description du modus operandi du vol, elleaussi, releve de la nature aerienne de la route empruntee, accessible au regardhumain, qui peut alors la decrire. De plus, liee directement a la chute d’Icare,elle constitue l’element central du mythe. Tous les auteurs precisent que lejeune homme serait tombe dans la mer parce qu’il s’etait eleve trop haut dansles airs et que, sous l’effet de la chaleur degagee par le soleil, ses ailes se seraientdetachees de son corps (Strabon), car les ailes elles-memes (Diodore) ou la collequi les joignait (Apollodore) auraient fondu. Certains auteurs mettent l’erreurd’Icare sur le compte de l’enthousiasme qui l’aurait emporte, ce qui met enevidence sa jeunesse — partout soulignee — et, par consequent, renvoie au

fin de l’annee solaire (cf. Dancourt 2001 : 10). P. Diel (1966 : 48) va encore plus loin avec son« interpretation symbolique » : « en remplacant le soleil par son sens symbolique, l’esprit, il apparaıtque Dedale met son fils en garde contre le danger auquel il s’exposerait, s’il nourrissait le desirdemesure de fuir les regions perverses (labyrinthe) dans l’espoir vain de pouvoir atteindre la regionsublime par le seul moyen trop insuffisant de l’intellect (les ailes de cire) ». Il faut noter cependantque les peintures murales de Pompei representant la chute d’Icare (= LIMC s.v. nos. 37–40, 43)nous montrent Helios assistant a cette scene de son quadrige, d’en haut des airs et au-dessus de lamer (contamination par le mythe de Phaeton ?). Si Helios occupe la position centrale du registresuperieur des peintures, dans la partie inferieure, on observe d’autres spectateurs, humains (LIMCs.v. nos. 36–43) : des pecheurs, des rameurs, des femmes (contamination par le recit ovidien ?).

75 Les descriptions des deplacements aeriens des dieux mentionnent d’emblee les reperes geogra-phiques des itineraires suivis : Aphrodite vole de Chypre vers Troie (HhAphrod., 66–68), Hera etHypnos vont de Lemnos et d’Imbros a Lectos, sur l’Ida (Il., XIV, 281–285) ; Iris descend en voldes cimes de l’Ida vers la sainte Ilion (Il., XV, 169 : b÷ d� kat' &Ida’vn ¥r�vn e w *Ilion ´r}n).Observons ainsi que, lorsqu’il s’agit des deplacements aeriens des dieux, les rhapsodes prennent soinde situer les lieux d’un point de vue geographique ou topographique tandis que nous n’avons riende tel pour les deplacements divins a travers l’ether. Ces points de repere, bien que sommaires (deX a Y ou de X vers Y) et concernant surtout des regions geographiques vastes, rendent cependantles itineraires aeriens plus precis.

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schema typique d’un rite de passage a l’age adulte. L’Icare d’Apollodore, fascine(cuxagvgoœmenow), se laissait porter toujours plus haut76. D’autres expliquentsa faute par un manque de savoir : Pausanias dit clairement qu’Icare n’avait passu gouverner son vaisseau qui, de plus, n’etait pas muni de voiles, comme celuide son pere ; Strabon dit aussi nettement qu’Icare tomba dans la mer « fauted’avoir su regler son vol ». Dans les deux cas, les recits soulignent l’oppositionentre Icare et Dedale, autant du point de vue du sort que connut chacun d’euxen fin de course, que de la maniere de vivre leur voyage. Chez Palaiphatosuniquement, ils font tous deux naufrage a la suite d’un accident, mais tandisqu’Icare meurt, son pere reussit a sauter a terre : certes, le motif du soi-disant« saut » est un peu force, mais le recit qui en resulte s’ecarte ainsi davantage duregistre fabuleux.

Hubris/chatiment.Comme on le voit, la narration tourne autour de la fuite77 et de la chute

d’Icare : c’est de la que le mythe etiologique tire ses donnees essentielles. Dansune lecture moralisatrice du mythe, la chute ne saurait etre que la consequenceinevitable de la faute, ce qui nous met sur la piste d’un mythe de chatiment.Dans ce cas, qui est le chatie et qui chatie ? Paradoxalement, les grands absentsd’un bout a l’autre de toutes les versions de ce mytheme sont les dieux, lesquelsrepresentent une presence obligee dans tous les mythes de chatiment, tels ceuxde Bellerophon, d’Ixion, de Tantale et d’autres heros mythiques en route versle ciel ou qui l’ont atteint pour en etre, par la suite, rejetes par les dieux eux-memes. Le mythe de Bellerophon78 semble, a premiere vue, presenter bien depoints communs avec celui d’Icare : l’un et l’autre tombent du haut des airsdans les profondeurs de la mer ou ils meurent ; tous les deux pechent pour s’etreeleves trop haut, l’un par orgueil, l’autre par enthousiasme ou ignorance ; onretrouve dans les deux mythes le motif de l’¹briw, bien qu’expose differemment.On remarque neanmoins des differences essentielles entre les schemas narratifsrelatifs aux deux chutes : Athena, qui donnait a Bellerophon les brides et luienseignait la technique pour apprivoiser Pegase, se voit remplacee par l’homo faberDedale, a la fois l’inventeur des ailes et du vol (ou de la navigation au moyen

76 L’emploi du terme cuxagvgoœmenow, pas du tout neutre, pourrait renvoyer a l’idee d’un voyageen esprit, ressemblant a celui d’un psychagogue. De meme, une telle interpretation d’Icare s’accordeen quelque sorte avec celle qui voit en Dedale un « magicien ». Dans le choix de ce terme parApollodore, il ne faut guere sous-estimer la place qu’occupent, a l’epoque hellenistique, les croyanceset les pratiques liees autant a la magie qu’aux cultes a mysteres.

77 Dans la poursuite de Dedale, on peut meme retrouver les traces d’un mythe de souverainete,puisque le motif du labyrinthe execute sur l’ordre de Minos evoque les diverses formes de talismansde la puissance royale, surtout les œuvres architecturales, tout comme la figure de Dedale evoque lesdemiurges itinerants que les souverains se disputaient comme thaumaturges parce qu’ils garantissaienta force de yaœmata, leur superiorite sociale, ainsi que le montre Frontisi-Ducroux (1975 : 176–182).Ovide insiste sur l’idee que le sejour de Dedale chez Minos n’est, en fait, qu’un longum . . . exilium

(Ars, 183–184), ce qui justifie sa fuite.78 Selon les versions qu’en offre Pindare, Ol., XIII, 63–92, Isth., VII, 43–48.

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de vaisseaux munis de voiles) ; si Bellerophon devait sa chute a Pegase, figureet agent divin, Icare tombe a cause de l’ardeur du soleil (et non pas d’Helios),presente comme force solaire naturelle qui agit sur tout ce qui entre dans sonrayon d’action (dans ce cas, la cire) et non pas d’une maniere surnaturelle, sur unordre superieur divin79, a moins que loi divine et loi naturelle ne s’y recouvrent.

Prenons un autre exemple, bien plus proche du mythe de la chute d’Icare,celui de la chute de Phaeton, aussi curieusement absent des sources archaıques,aussi bien litteraires qu’iconographiques. On en trouve quelques elements chezles « poetes tragiques », Eschyle et Euripide, ainsi que les mentionne une scholiea l’ Odyssee80; on dispose aussi de quelques versions tardives81, parmi lesquelles,celle d’Hygin qui attribue a Hesiode82 l’un des episodes du mythe, celui de latransformation des larmes versees par les sœurs divines de Phaeton, les Heliades,en ambre, ce qui pourrait confirmer l’anciennete du mythe. Passons brievementen revue, en suivant les versions extremement composites, les elements prin-cipaux de l’histoire, en regard du mythe d’Icare : Phaeton, fils d’Helios, maisvivant parmi les mortels83, est un koārow, en age de se marier (Euripide) ou quiva se poser des questions sur sa veritable identite (schol. Od. ; Ovide). Dans lepremier cas, il s’oppose au mariage84 projete par son pere suppose, Merops85;

79 Hoefmans (1994 : 159) fait le point au sujet de la version du mythe que propose Ovide :« Ovid’s narrative procedure prompts the reader to interpret the myth as a classic hybris story with afocus on the homo faber controversy. The expectations of the reader however are not fulfilled, sincethere is no punishment of hybris, or better, there is no punishment of hybris possible because of thecomplete absence of gods ».

80 Esch. fr. 68–73 (Radt) ; Eur. fr. 779 (Kannicht) ; cf. schol. ad Od., XXVII, 208.81 Palaiphatos LII ; Plat., Tim., 22c ; Pline, HN, XXVII, 31 ; Hyg., Fab., 152a et 154 ; Ap.

Rhod., Arg., IV, 595–611 ; Lucrece, V, 396–405 ; Ov., Met., I, 750–II, 400 ; Hor., Carm., IV, 11,25–31. Les premieres representations figurees de l’histoire apparaissent a peine a l’epoque imperiale.Beazley recense un seul lecythe a figures noires, datant des environs de 500–450 av. j.-c., maisl’identite du voyageur drape, sur une bige tiree par des chevaux ailes, n’est pas assuree (cf. BeazleyArch., no. 41075).

82 Hyg., Fab., 154 = Hes., fr. 262a (Most) ; Lact. Plac., Narrat. Fabul. Ovid. Met. 2, fab. 2–3(p. 638, 7–10 [Magnus]) = Hes., fr. 262b (Most). Contra : West (1985 : 105) attribue le premierfragment a l’Astronomie hesiodique.

83 Les versions divergent : le Phaeton des Heliades, piece perdue d’Eschyle, semble appartenira la famille divine d’Helios puisque, apres sa mort, ce sont les Heliades qui deplorent son sort,apparemment dans le palais d’Helios ; la scholie a l’Od., XXVII, 208 fait de Phaeton le fils d’Helioset de Rhode, fille d’Asopos ; le Phaeton perdu d’Euripide et Ovide presentent le heros comme filssuppose de Merops, roi ethiopien, et de l’Oceanide Klymene, mais en realite fils d’Helios et del’Oceanide ; enfin, chez Hygin, la confusion est a son comble : Phaeton est le fils de Klymenos, filsd’Helios, et de l’Oceanide Merope. Au moins, on reste « en famille ».

84 Les versions divergent sur l’identite de l’epouse, s’agissant tantot de l’une des Heliades, tantotd’Aphrodite. Les partisans du mariage projete avec Aphrodite melangent les mythemes et suggerentque la deesse avait ourdi, des le debut, le sort funeste de Phaeton pour se venger d’Helios qui avaitdevoile son adultere avec Ares. La, deux autres mythes sont confondus, celui de l’enlevement dePhaeton, fils de Cephale, par Aphrodite (cf. Hes., Th., 988–990) et celui du mariage projete entrePhaeton, fils d’Helios, et Aphrodite.

85 Remarquons que son royaume se trouve en Ethiopie, pres de la demeure d’Helios (Euripide,Ovide).

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apres de vains efforts pour persuader son fils « rebelle », Klymene ne trouvepas d’autre solution que de l’envoyer a son veritable pere, Helios, suivant lapromesse d’une faveur que celui-ci lui a faite jadis (Euripide). Apparaıt ainsile motif narratif de la fuite. Selon le deuxieme schema, c’est celui de la quetede l’identite qui articule les recits : Phaeton veut connaıtre aupres d’Helios saveritable identite (schol. Od.) ou veut se voir confirmer son ascendance divine(Ovide).

Par consequent, Phaeton se met en route a la rencontre ethero-aerienne de sonpere : qu’il voyage en solitaire (Ovide) ou accompagne de son pere (Euripide),il est cense se deplacer a l’aide du char heliaque, que son pere lui a prete, acontrecœur, sur ses supplications (schol. Od., Palaiphatos). A l’oppose, selon laversion d’Hygin, Phaeton prend le char du soleil sans demander la permission.Un fragment conserve du Phaeton perdu d’Euripide (fr. 779 [Kannicht]) quiexpose le recit d’un messager a Klymene ulterieur a la mort de son fils montreHelios donnant des conseils de conduite a Phaeton, monte sur un cheval pres duchar, et lui criant des instructions. C’est la seule version du recit qui mette envaleur le rapport etroit entre pere et fils lors du voyage, analogue a celui existantentre Dedale et Icare.

Malheureusement, Phaeton perd le controle du char (schol. Od.) ou se montreincapable de le maintenir sur la trajectoire appropriee (Platon) ou de controlerles chevaux, en passant tres pres de la terre (Palaiphatos). La faute est plutotdecrite en termes d’ignorance que de demesure.

Au terme de son entreprise, le heros, effraye, tombe dans l’Eridan et senoie (Hygin) ou est ejecte du char, parce qu’il n’a pas estime correctement lesdistances par rapport a la terre, puis il tombe dans la meme riviere et se noie(Palaiphatos). Ce sont des versions semblables, les dieux sont absents, a tout lemoins, ce ne sont pas eux qui infligent la punition, puisque la faute de Phaetonn’est, en effet, qu’un accident de parcours qui provoque sa mort. Palaiphatosest coherent dans ses efforts pour rationaliser les mythes : son Phaeton et sonIcare meurent de facon analogue. En revanche, dans les versions qui depeignentle sort de Phaeton sous des couleurs plus sombres, son accident de parcoursprovoque un terrible cataclysme : la terre brule et, par consequent, Zeus lefoudroie (schol. Od., Platon). Ce sont les versions qui suivent le schema le plussimple : l’ignorance du jeune heros est promptement punie par Zeus, mais onlit a l’arriere-plan, dans la reaction violente du bouleversement de la nature, lemotif de l’¹briw et de la transgression de l’ordre, severement sanctionnees parle maıtre divin du monde. Une variante de cette version apparaıt chez Ovide,ou Zeus foudroie Phaeton a contrecœur, a la priere de Gaia dessechee, uneautre forme d’expression, en fait, de la reaction virulente de la terre face a laviolation de l’ordre commise par le jeune heros. Lucrece adoucit les dimensionsdu desastre : Zeus en colere lance la foudre, mais Helios replace les chevaux surleur trajectoire. Apollonios lie le motif de la foudre et celui de l’Eridan ; chezEuripide n’apparaıt que le corps encore fumant de Phaeton, porte en scene, sansplus de details.

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En admettant que, selon une « ethique mythologique » constante dans lapensee grecque, Icare soit coupable d’etre monte vers les regions superieuresou seuls les dieux et les etres volants ont acces, on doit noter, toutefois, qu’al’origine de cette faute se trouve la double faute de son pere, qui defie, par sesinventions, la nature et l’ordre, les dieux et les lois divines86. Les ailes sont,en fait, des objets faconnes par sa pensee, non naturels, bien qu’imitant la na-ture et adaptes au milieu aerien, et non humains, car exterieurs au corps auquelils ne sont qu’artificiellement et temporairement attaches87. Dedale peche ets’inscrit ainsi dans la descendance de Promethee, pour avoir invente, sans queles dieux le sachent ou l’assistent, un objet reserve aux dieux, un objet artificielet qui porte atteinte aux lois de la nature et a l’ordre. Le public des productionsmythologiques orales de l’epoque archaıque etait, a notre avis, trop impregnede l’esprit de l’« ethique prometheenne » pour ne pas sanctionner de maniereidentique une faute similaire. Cependant, aucune des versions du recit ne sanc-tionne cette invention88. Quand le caractere fabuleux des inventions attribueesa Dedale par la tradition mythologique n’est pas tourne en derision, on peut lirea l’arriere-plan de l’emerveillement devant les prouesses techniques et, surtout,des eloges a l’adresse de l’homo faber, l’influence des ideologies « progressistes »,confiantes dans l’intelligence humaine, dans sa vocation et son devoir de vaincrela nature hostile, de se l’approprier, de la soumettre a ses besoins, de la maıtriseret de la controler89. On assiste ainsi a des remaniements successifs du mythequi s’ecartent de l’ethique mythologique et de l’esprit des croyances populaires

86 Silius Italicus, Pun., XII, 89–103 decrira Dedale en vol comme un monstre aile et interpreterason action comme un affront fait aux dieux (superosque nouus conterruit ales, v. 95), cf. Faber 1998 :87.

87 Leur caractere excessif lie a l’¹briw ressort du fait meme qu’elles prennent la forme d’une« excroissance » anormale par rapport au corps. Ovide (Met., VIII, 189) decrit l’art de fabricationdes ailes et l’expression naturamque nouat qu’il utilise pourrait renvoyer a l’idee de porter violencea la nature (cf. Hollis 1970 : 59 et 189). La construction de la vache en bois releve elle aussi del’anormalite, ainsi le minotaure est decrit comme monstri nouitate biformis (Met., VIII, 156).

88 Seul Ovide mentionne que Dedale lui-meme « maudit son art » (Met., VIII, 234 : deuouitquesuas artes).

89 Voir a ce sujet l’analyse detaillee de Lammli (1968). Ces conceptions ont vu le jour avec lesSophistes, dont le « programme » ideologique etait formule par Xenophane (B18 DK), bien qu’onpuisse trouver des passages annonciateurs de ce courant chez Hesiode (Th., 510–616 ; Trav., 47–89),ensuite dans toutes les reprises du theme prometheen dans la tragedie. La controverse entre l’ethique

« progressiste » de l’homo faber et l’ethique religieuse de l’Age d’or sera rallumee par les Cyniques.Ses lignes principales se retrouvent en filigrane dans la version ovidienne du mythe d’Icare. Lacontribution du Dedale d’Ovide a ces propos progressistes est bien soulignee par M. Hoefmans(1994 : 151) : Dedale « renews nature, because he creates an ordo ». Contra : Faber (1998 :86) souligne le caractere complique, inedit (ignotas, cf. Met., VIII, 209) et impie des inventions deDedale, qualifie d’opifex (VIII, 201), par opposition a la simplicite des decouvertes de Perdix (notas)qui ne transgressent pas les limites du savoir humain et qui contribuent a caracteriser leur maıtrecomme un sorte de pr™tow e¿ret}w. A ce sujet, voir aussi Bomer 1977 : 86 ad 245–246 et Davisson1997 : 274. Pour l’analyse du recit ovidien de Dedale et d’Icare en tant qu’exemple illustratif dutheme du sort tragique des artistes, voir Leach 1974 : 118, 133–134 et n. 34 ; Frontisi-Ducroux

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dominantes a l’epoque archaıque, telles que nous avons pu les voir mises enœuvre dans les mythes de chatiment etudies precedemment.

La fascination du lointainDedale est egalement responsable de l’invention du vol (ou plutot de la pos-

sibilite du vol), invention plus dangereuse que celle des ailes, car c’est le vol quidefie a proprement parler le partage des niveaux du monde et l’acces reserveuniquement aux dieux dans ses regions superieures. L’¹briw, avant de devenirla faute du fils, est deja le fait du pere90. Cependant, Dedale ne subit aucunepunition91, a moins que la mort de son fils ne soit son chatiment. Ainsi la fautede Bellerophon frappe-t-elle tous ses descendants de meme que Niobe payepour les peches de ses fils. Bien que Dedale soit l’initiateur d’une entreprise treshardie, il est sauve. Si Icare doit sa chute a son enthousiasme demesure, Dedaledoit-il son salut a sa prudence, a sa maıtrise de soi92? F. Daspet remarquait quele Dedale d’Ovide est a la fois astucieux et prudent et ce sont meme ces qualites« qui font toute la force et la puissance du heros »93. Cette interpretations’accorde avec les principes de l’ethique « moderee » qui fait l’apologie de lavoie du milieu. De plus, Ovide prone les vertus de l’aurea mediocritas : dansun passage d’influence epicurienne, le poete affirme que les mortels sont vouesa l’espace defini par la triade des elements terre-air-eau, tandis que le feu dusoleil est une force destructive94. L’idee vient de loin, on la rencontre constam-ment dans la litterature grecque sous les formes les plus diverses et dans lesformules gnomiques : les discours du Dedale ovidien a son fils reprennent ceuxde Theognis a Cyrnos95; s’y ajoutent les imperatifs d’imitation et de soumission

1975 : 151–170 ; Wise 1977 ; Lateiner 1984 ; Barkan 1986 : 73–75 ; Anderson 1989 ; Gloviczki2002.

90 Au sujet de l’¹briw de Dedale ovidien, voir Schubert 1992 ; pour des rapprochements entrel’¹briw de Dedale et celui de Pygmalion dans les Metamorphoses d’Ovide, voir Schonbeck 1999.

91 Ajoutons a cela que Dedale etait coupable d’avoir tue son neveu Perdix (ou Talos, fils dePerdix, sœur de Dedale, suivant les versions), avant de partir vers la Crete. Ce crime, comme dansle cas d’Ixion, ne fut pas non plus puni par les dieux. Voir Soph., Les Camiciens, TrGF Nauck, p.200–202 (= fr. 323 Pearson), Apoll., III, 15, 8 ; Diod. Sic., IV, 76, 4–7 ; Ov., Met., VIII, 236–259.Le plus ancien document iconographique grec qui atteste du lien entre Dedale et Perdix dateraitdes environs de 470 av. j.-c., selon Rose 1928. Pour une lecture de la mort d’Icare en tant quechatiment de Dedale pour son crime dans le recit ovidien, voir Davisson 1997 : 273–275 et Faber1998 : 81 et n. 6 (pour d’autres references bibliographiques).

92 Ritook (1995) distingue entre bios theoretikos (Icare) et bios praktikos (Dedale), tout en rap-prochant la version ovidienne du mythe de Dedale et d’Icare exposee dans le livre VIII des Metamor-phoses du traitement euripideen du mythe d’Amphion et d’Antiope.

93 Daspet 1985 : 106.94 Ov., Met., VIII, 185–186 : terras licet, inquit, et undas / obstruat, at caelum certe patet ; ibimus illac.

Dans cette version du recit de Dedale et d’Icare, le vocabulaire lie a l’aurea mediocritas est explicite :medio, demissior, celsior (VIII, 203–205), culminant avec la formule inter utrumque uola (VIII, 206),reprise en Ars, II, 63.

95 Voir, par exemple, Thgn., Eleg., 219–220 : « Ne t’irrite pas trop, Cyrnos, du trouble ou la villeest plongee : chemine, comme moi, au milieu de la route » ; 332–333 : « marche tranquillement,

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qu’un fils doit a son pere96. A la lumiere de ces principes, Dedale est totalementdisculpe. Au contraire, Icare peche par ¹briw, par un emportement excessif quil’a conduit a defier les conseils de son pere et, surtout, a depasser la limite, luiqui est mortel et dont les pouvoirs sont reduits97. Dans cette perspective, le sortd’Icare se rapproche de celui de Bellerophon sans que l’aurea mediocritas pre-scrite par Ovide s’assimile pour autant a la « juste mesure » dont la dialectiquepindarique entre proche et lointain (braxœw/makr—w) fait l’apologie. CommeBellerophon, le jeune Icare est fascine par le lointain98 — motif cultive a profu-sion dans la litterature grecque des voyages entrepris par des mortels — qu’ondoit prendre comme l’expression de la liberte du mouvement que de l’ouverturedu regard synoptique99. Grace au vol, le lointain est converti en haut : l’interditde penetrer dans les regions superieures en fait un desir dangereux. De plus, celointain qu’Icare veut s’approprier et convertir en proche, il ne peut le maıtriser.Avant sa mort, la lecon lui a ete inculquee par son pere : il faut regler les er-rances si tant est qu’on puisse leur imposer une mesure. Si telle etait la lecon dumythe originaire, elle signifierait en termes d’espace que toute forme d’acces auxregions superieures, meme celle qui ne vise pas le ciel, mais seulement le loin-tain appartenant a l’ailleurs aerien et les hauteurs, equivaut a une transgressionde l’ordre naturel, interdite aux mortels, a moins que les dieux n’y consentent, ce

comme moi, au milieu du chemin, et ne rends point aux uns, Crynos, ce qui revient aux autres » ;335–337 : « Point de zele excessif : une juste moyenne est en tout la meilleure chose : par la,Crynos, tu iras a la vertu, qu’il est difficile d’atteindre » ; 614 : « les honnetes gens savent garder lamesure en toutes choses » ; 839 : « je me placerai entre ces deux extremes ».

96 Ces imperatifs sont mis en evidence chez Ovide par les recurrences du pronom ego aux positionscles du vers : « Fends l’air grace a mon invention . . . . C’est sur moi que tu dois regler ta marcheavec les ailes que je t’aurai donnees ; j’irai devant pour montrer la route ; ne t’occupe que de mesuivre ; guide par moi, tu seras en surete » (Ov., Ars, II, 51–58). Dans les Metamorphoses aussi,Ovide insiste sur les enseignements livres par le pere/maıtre a son fils/disciple : Dedale est censeavoir donne a son fils (instruit . . . natum, VIII, 203) des lecons de vol (praecepta uolandi, VIII,208). En fait, Ovide est le premier a presenter Icare comme puer (Met., VIII, 195), mais, selonla suggestion d’Hollis (1970 : 57–59, respectivement, ad VIII, 183–259 et 195–200), il est trespossible qu’il se soit inspire d’une version hellenistique aujourd’hui perdue. Faber (1998 : 83), quanta lui, rapproche la jeunesse et l’ignorance d’Icare de celles de Perdix dans le but de souligner lesanalogies entre les deux episodes de la geste de Dedale.

97 Boitani (2007 : 50) se demande si la faute d’Icare est le resultat d’une fatalite innee, commesi, a la difference de son pere dont le sort se trouve sous le signe d’un kair—w positif, il etait victimed’un kair—w negatif, le moment « inopportun » ou l’on se decouvre vulnerable, ou les fautes attirentcomme un vertige.

98 Ovide (Met., VIII, 224) le dira de facon explicite : caeli cupidine tractus. Le vers d’Oviderappelle celui d’Horace, Ode, I, 3, 37–40 : caelum ipsum petimus, ce qui constitue un crime pour lesAnciens, comme le montrent Delatte (1935), Bomer (1977 : 80 ad 223) et Faber (1998 : 87–88).

99 L’Icare d’Ovide se laisse emporter par la perspective synoptique que lui ouvre le vol dans lesairs (Met., 195–200). Wise (1977) voit dans le motif ovidien du vol (de Phaeton et de Dedale) unmoyen d’obtenir une perspective globale sur le cosmos similaire a la vision metaphorique de l’universque procure la poesie au poete lui-meme. Par consequent, Ovide se serait servi de ces mythes pourexposer ses propres idees sur l’art poetique.

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qui nous ramene a l’indifferenciation entre l’air et l’ether ou, plus precisement,a leur solidarite, en tant que niveaux du monde reserves uniquement aux dieux.Si l’altitude de la frontiere celeste et terrestre s’abaisse, les limites du monde ter-restre deviennent encore plus ecrasantes, car l’horizon se voit davantage ferme.La fascination du vol, etait-elle des lors possible ? Que dire encore de la nais-sance d’une « veritable litterature ascensionnelle » ?

Ce qui nous semble cependant deconcertant dans toutes les versions du mythed’Icare comme mythe de « chatiment », surtout si on le compare au mythe deBellerophon, c’est l’absence de chatiment divin et l’absence du chatie, au sensde mortel coupable d’un acte commis contre les dieux100. En vertu de quelleslois doit-il alors etre condamne ? A cause de l’absence complete des dieux etdes forces divines101, l’arbitrage se fait selon les lois des mortels, autrement ditselon les preceptes ethiques, ce qui nous cantonne sur le terrain des rapportsentre pere et fils, les deux protagonistes humains du recit. Bien qu’au departtous les deux soient les victimes potentielles de la poursuite, un fosse artificielse creuse entre Dedale — le pere, l’expert, l’adepte de la voie de milieu, lesurvivant — et Icare — le fils, l’ignorant, l’exalte, la victime (ou, encore pire, lechatie). Cette tendance etait sensible deja dans l’absence inexplicable de Dedaledes representations iconographiques consacrees a la figure d’Icare et a sa chute.En somme, on assiste a un jeu bizarre de lumieres et d’ombres : plus s’eclaircitle portrait du pere, plus s’efface celui du fils. Et vice-versa, si bien qu’on sedemande s’ils vont un jour se rencontrer . . .

Autres themes : l’« excursion psychique », le theme de l’inventeur des techniques du vol etdes objets volants

Faute de temoignages d’epoque archaıque, notre effort pour replacer le mythede Dedale et d’Icare dans sa famille d’origine semble vain. Nous ne savons

100 Hoefmans (1994 : 146) resume tres bien cet aspect : « Icarus meets with his death, a trulytragic one, because objectively he did wrong, but subjectively he was innocent of any challenge ofthe gods ». Faber (1998 : 83–84) lit le recit de Dedale et d’Icare en lien avec le recit de Perdix etmet en relief, parmi bien d’autres aspects, l’opposition significative entre l’absence de tout dieu auxcotes d’Icare et la protection d’Athena dont jouit Perdix. Seule la version ovidienne du mythe deDedale et d’Icare dans l’Ars amatoria, montre les dieux en scene, bien qu’indirectement : avant safuite, Dedale demande pardon a Zeus pour son entreprise, l’assure qu’il ne cherche pas atteindre lesdemeures celestes ; de plus, il ne fabrique les ailes qu’apres avoir demande l’autorisation divine (Ov.,Ars, II, 38–42).

101 Remarquons cependant la presence de quelques dieux dans les representations iconographiques :Athena, Nike, Artemis, une femme diademee lors de la fabrication des ailes (LIMC s.v. nos. 20,29, 35) ; une des Moires, Apollon flanquent Icare lors de son vol (LIMC s.v. no. 35) ; Heliosassiste de son quadrige, d’en haut, a la chute d’Icare (voir supra, 318, n. 74), une Moire, un hommebarbu (une divinite locale peut-etre) regardent le corps d’Icare (LIMC s.v. no. 35). A l’exceptiondu premier document (no. 20), tous les autres sont de date tardive. Si l’assistance divine lors duprocessus de fabrication des ailes est une facon d’affirmer la complementarite de la protection divineet du savoir-faire humain, la presence des dieux dans l’episode de la chute d’Icare repond peut-etreaux tours « moralisateurs » des versions tardives de la legende, a partir d’Horace.

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toujours pas a quelle branche du reseau mythologique appartenait ce mytheau depart. C’est comme si la tradition « evhemeriste » inauguree par le recitetiologique de Palaiphatos nous empechait de renouer avec la lecon originelle dumythe. De plus, la constante polarite entre Dedale et Icare, suivant les versionset l’esprit des lectures du mythe, conduit a une cle d’interpretation dominantequi ferme d’autres voies possibles, meme s’il existe une tendance a placer autantBellerophon que Dedale et Icare dans la lignee des sages qui se deplacent dansles airs. A cet egard, au sujet de Bellerophon, le Ps.-Lucien s’exprime on nepeut plus clairement dans le traite De astrologia : « Je ne puis croire qu’il eutun cheval aile, mais je me figure que ce heros, en cultivant l’astrologie, prit desidees sublimes, vecut au milieu des astres et s’elanca vers les cieux, non sur lesailes d’un cheval, mais porte par son genie »102. L’histoire de Dedale, « quoiqueetrangere » semble du meme moule et se rattache aussi a l’« astrologie » puisque,d’apres ce meme auteur, « il en connaissait parfaitement les secrets et les avaitappris a son fils ». Et, continue-t-il, « seulement la jeunesse et l’imprudenced’Icare le porterent a des recherches interdites a l’homme ; il s’eleva en espritjusqu’au pole, mais il fut precipite du haut de la verite, jete hors du bon sens, etnoye dans une mer d’erreurs sans limites. Les Grecs racontent autrement sonaventure, et l’on a donne a un golfe le nom de mer Icarienne sans trop savoirpourquoi »103 . Si le motif de la « jeunesse » d’Icare reapparaıt, on retrouve dumeme coup les semes des voyages entrepris par les Sages dans les airs, a savoirl’echappee de l’ame, le vol vers le Grand Nord (« le pole »), la quete de la verite.De plus, l’auteur de ce traite rattache de maniere explicite Dedale a la familledont fait partie Phrixus, fils d’Athamas, « qu’on represente traversant les airs surun belier d’or »104.

Au risque de minimiser la dimension etiologique du recit de la chute d’Icare,on plonge dans les courants de la tradition extremement composite des « ex-cursions psychiques » ou les mythes sont soumis a une lecture allegorique, leursheros travailles par maintes identifications mouvantes et leurs periples annexespar le vol « chamanique » et initiatique. Dans ce melange heteroclite, bonnombre de heros mythiques se rejoignent indistinctement. Si toute ascension

102 Ps.-Lucien, De astrologia 13 : &EgW d� ka“ per“ Bellerof—ntev toi‡de fron�v: pthn˜n m�n

o´ gen�syai qw ¨ppon o[ m‡la pe’yomai, dok�v d� min taœthn t|n sof’hn mey�ponta ¿chl‡ te

fron�onta ka“ Ästroisin `mil�onta \w o[ran˜n o[x“ t! ¨pp~ únab÷nai úllˆ t_ diano’+.103 Ps.-Lucien, De astrologia 14–15 : *Ikarow d�, ne—thti ka“ útasyal’+ xre—menow ka“ o[k

\pieiktˆ diz}menow úllˆ \w p—lon úerye“w t! n!, \j�pese t÷w úlhye’hw ka“ pant˜w úpesf‡lh

toā l—gou ka“ \w p�lagow kathn�xyh úbœssvn prhgm‡tvn, t˜n %Ellhnew Ällvw muyolog�ousin

ka“ \p& a[t! \n t_de t_ yalass+ &Ik‡rion e k_ kal�ousin .104 Ps.-Lucien, De astrologia 14 : *Isa d� moi ka“ \w Fr’jon t˜n &Ay‡mantow e r}syv, t˜n d|

kri! xrus�~ di& a y�row \l‡sai muy�ontai. na“ m�ntoi ka“ Da’dalon t˜n &Ayhna”on: je’nh m�n

= ´stor’n, dok�v ge m|n o[k Ájv ústroloog’hw, úllˆ o´ a[t˜w m‡lista \xr}sato ka“ paid“ t!

°vutoā kathghsato. Le personnage se retrouve chez plusieurs auteurs qui rapportent aussi uneversion du mythe d’Icare : Pal., 30 ; Apoll., Epit., G1–2 ; Hyg., Fab., 1–3, 12, 21, 22, 188 ; Ov.,Met., XII, 8 ; Erat., XIV, 19.

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manquee, quels qu’en soient la direction et le moyen, se voit ainsi recuperee parle registre « allegorique » des ascensions metaphoriques ou « en esprit », il enressort que l’enjeu etait important, mais aussi eloigne de l’esprit de la pensee ar-chaıque. . . Cette interpretation du mythe s’integre, sans doute, dans un contexteculturel general : il utilise des stereotypes et des lieux communs, fait naıtre dansl’esprit des lecteurs des reminiscences, procede par analogie et association d’ideespropres a l’elan mythopoıetique grec. Le motif de l’Icare cuxagvgoœmenow etaitdeja significatif. Toutes ces versions tardives, ornees des plus diverses et subtilesfictions, nous piegent, car elles nous ecartent de la version « primitive » dontelles semblent avoir perdu le sens. Si elles ont contribue a cristalliser le mythe deDedale et d’Icare autour de l’archetype de l’homme aile, elles ont eclipse, par lameme, les autres aventures et inventions issues de la fable antique. Sans doute,tous ces motifs fascinent-ils, mais le sort des textes qui ont porte la legendejusqu’a nous a aussi joue son role dans cette reduction.

Une tradition parallele rattache Dedale a une autre famille que celle dessages volant dans les airs : celle des inventeurs d’objets volants105. Les deuxfamilles se chevauchent en quelque sorte, dans la mesure ou la deuxieme estmise sous le signe de l’ecole pythagoricienne, l’ecole qui a largement influencela tradition concernant les sages. Il s’agit d’une tradition concernant Archytasde Tarente, que rapporte Aulu-Gelle dans ses Nuits attiques, citant Favorinus« tres expert en recherches sur les temoignages anciens »106. Voici les proprestermes du philosophe que cite Aulu-Gelle : « Archytas de Tarente, qui entreautres connaissances possedait la mecanique, fit une colombe de bois qui volait ;quand elle se posait, elle ne se relevait plus ».107 Le commentaire du poete surla « colombe artificielle en bois, faite par Archytas sur un principe rationnel etune methode mecanique » (simulacrum columbae e ligno ab Archyta ratione quadamdisciplinaque mechanica factum uolasse) equivaut pourtant a une lecon de physiqueancienne : « si bien evidemment elle etait maintenue par des equilibres et mue parun souffle d’air qui y etait enferme et cache » (ita erat scilicet libramentis suspensumet aura spiritus inclusa atque occulta concitum). Cette histoire est aussi liee a lafabrication des « automates » qu’on trouve dans les mythes anciens (Hephaıstos,Talos en Crete). Compte tenu, d’une part, de l’absence presque obstinee des

105 Meulder (2006–2007) dresse un inventaire des motifs indo-europeens presents dans le mythede Dedale et met en valeur des analogies avec d’autres mythes, iraniens, indiens ou germaniques,concentres sur le theme de l’artiste ou de l’inventeur.

106 Aulu-Gelle, Noctes Atticae, X, xii, 9–10 (R. Marache). En depit du caractere incroyable del’histoire (« ce que le pythagoricien Archytas a invente et fait, selon la tradition, ne doit pas paraıtremoins etonnant sans etre aussi vain », Sed id quod Archytam Pythagoricum commentum esse atque fecissetraditur, neque minus admirabile neque tamen uanum aeque uideri debet, selon les termes du poete),il accorde au philosophe tout credit, en consideration du « ton le plus affirmatif » (affirmatissimescripserunt) des auteurs grecs que Favorinus lui-meme avait consultes a ce propos.

107 Aulu-Gelle, Noctes Atticae, X, xii, 10 (Marache = fr. 93 Barigazzi). Voici le texte grec :&Arxœtaw Tarant”now, tˆ Älla ka“ mhxanik˜w Ån, \po’hsen peristerˆn jul’nhn petom�nhn:

`p—te kay<’>seien, o[k�ti ún’stato. m�xri gˆr toœtou.

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dieux dans le mythe de Dedale et d’Icare, et, d’autre part, de l’existence de cettetendance a assimiler le savoir-faire de Dedale a un savoir particulier, celui desobjets volants, peut-on supposer que l’evocation des hommes volants surgisse encontrepoint ou fasse pendant a celle des dieux ailes ? Quoi qu’il en soit, ondevine, au gre des notations discretes que distillent les recits, la celebration del’homo faber plutot que le desir de voler et de vaincre les airs parce que, commetous les inventeurs, Dedale est celebre d’abord comme pr™tow e¿ret}w.

Les Grecs ont-ils cru au « mythe » ou au reve du vol des mortels en corps vivant ?Voyons deux autres exemples qui attestent de la croyance des Grecs dans

l’impossibilite du vol pour les mortels : Strabon evoque le fameux rite deprecipitation d’une victime humaine en l’honneur d’Apollon, rituel pratique parles Leucadiens, mais conforme, sur la foi du geographe-historien, « a une croy-ance generalement repandue » : un homme sur lequel pesait une inculpationetait jete chaque annee du haut du cap de Leucade dans l’abıme de la mer, atitre de victime expiatoire, « pour guerir du mal d’amour »108. Il revenait a lamer et aux dieux de decider de son sort. Pourtant, on prenait soin de lui attacherpartout sur le corps des plumes variees et des oiseaux vivants. Ce n’etait pasle vol ou sa possibilite qui etaient envisages : en deployant leurs ailes commeun veritable parachute, les volatiles etaient susceptibles de soutenir le corps del’homme et d’amortir sa chute109. En somme, il s’agit d’une invention em-pirique qui fait usage de materiaux naturels (plumes et oiseaux vivants), fondeesur l’observation de la nature et sur l’imitation du vol des oiseaux, ayant pourseul but d’attenuer les effets de la chute, aucunement d’assurer l’envol du mortelsacrifie. De meme, le nom de Penelope est rapproche du nom de la sarcelle110,phn�loc, oiseau de mer auquel elle devait l’amortissement de sa chute, apresque Nauplios l’eut precipitee a la mer pour venger la mort de son fils Palamede,provoquee par Ulysse111. Dans un cas comme dans l’autre, l’envol, lui, n’etait pasmeme imagine, signe que les Anciens connaissaient bien, aussi empiriquementque theoriquement, les limites de la m’mhsiw et l’impossibilite du vol pour lesmortels.

108 Strab., X, 2, 9.109 De plus, ajoute Strab., X, 2, 9, « au-dessous du rocher, un grand nombre de pecheurs dans

leurs barques attendaient le moment de la chute, ranges en cercle, et prets a recueillir la victime eta la transporter loin de Leucade, si le sauvetage reussissait ».

110 Didyme cite par Eustathe, in Eust., ad Od., IV, 797. Contra : une version fournie dans lascholie ad Lyc., Al., 791. Voir a ce sujet Detienne 1958.

111 Notons, en passant, que Palamede et Ulysse ne sont etrangers ni a Dedale l’inventeur perspicaceni a Dedale qui use de la ruse contre la violence. Palamede, lui, n’est pas un personnage ordinaire :grace a sa capacite de resoudre des problemes, il passe pour avoir invente les lettres, les cubes etles jetons ; les principes magiques lui assurent une place a la fois parmi des mages primitifs etinventeurs mythiques, tels les Telchines et les Couretes, et parmi des dieux inventeurs, tels Athenaet Hephaistos. Voir a ce sujet Zografou 2005.

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Nous nous trouvons devant un etonnant paradoxe : la ou les sources litterairesde l’epoque archaıque ne nous ont laisse aucune trace des versions « primitives »du mythe de Dedale et d’Icare, on assiste cependant a un repertoire tres vastede versions attestees au cours des epoques suivantes. La recurrence de certainsmotifs, autant dans les versions des recits etiologiques que dans la litteratureconsacree aux fabricants d’objets volants et aux « excursions psychiques » desSages grecs, nous oblige neanmoins a admettre que, si le genre de la litteratureascensionnelle a vraiment existe, le mythe de Dedale et d’Icare doit y etre rattacheou devait en faire partie. Ainsi, nous revenons au probleme de depart : le genrede la litterature ascensionnelle a-t-il vraiment existe ? Les mythes que nous avonsvus ne semblent pas aller dans ce sens, car, a part quelques points communs, ilsse rattachent plutot a d’autres familles qu’a celle des mythes de montee vers leciel ou de vol dans les airs d’un endroit terrestre a l’autre. Les uns sont lies plutotau theme de l’enlevement, theme tres bien represente dans l’Antiquite, d’autresplutot au theme des chatiments administres par les dieux pour avoir outrepassel’ordre et les lois divines : l’ascension vers le ciel n’est qu’une etape preliminairequi sert a mieux mettre en evidence l’aspect dramatique de la descente, figurespatiale de l’opprobre, et la lecon qu’il livre. Le mythe de Dedale et d’Icareillustre lui aussi deux themes, dont aucun n’est « ascensionnel » : le themede la poursuite et de la fuite et celui de la ruse et de l’habilete technique.L’imaginaire grec archaıque se montre, a premiere vue, riche d’envols et dechutes, sans que cela soit directement lie au theme de l’ascension vers le ciel.On y retrouve plus la fascination pour le lointain (et la tension dialectique entreproche et eloigne) que pour les hauteurs olympiennes, celle-ci etant constammentconnotee negativement, qu’elle soit clairement le symbole d’une curiosite impieou transformee en terreur d’etre rejete au loin. Avec le mythe de Dedale et d’Icareet surtout avec leur vol aerien, on assiste a un double deplacement de l’accent :de la tension dialectique entre haut et bas, dressee sur l’axe vertical et neanmoinstransetherien, constante de l’imaginaire concernant les deplacements des dieuxet des choses divines, on passe a la tension dialectique entre lointain et proche,aux errances qu’elle genere et aux obstacles qui parsement la voie qui les relie.On a la des constantes des voyages entrepris par les mortels. Ainsi le cheminaerien que suivent Dedale et son fils n’est-il pas exempt d’embuches, celles-ci,vu l’absence des dieux, revetent la forme de contraintes naturelles exercees parl’espace traverse. C’est un autre theme possible pour ce mythe, a son origine :le theme des errances des mortels. Avec ce theme, nous n’avons aucune chancede retrouver des traces de la « fascination du vol » vue sous un jour favorable.Et la soi-disant veritable litterature ascensionnelle, quant a elle, avec ce mythedes premiers hommes volants, si schematiquement traite, et surtout la chuted’Icare, ne saurait donner qu’une vision negative des voyages des mortels. Parailleurs, l’absence des dieux indique clairement qu’Icare ne paie pas pour unetransgression des limites assignees aux mortels, ni pour le desir d’atteindre lesespaces reserves aux dieux ; sa mort sanctionne plutot la possibilite du vol et

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explicite l’impossibilite du vol. Est-ce un hasard si Platon choisit comme typememe de la proposition fausse l’enonce « Theetete vole »112 ?

UniversitÂe Laval

FacultÂe de Philosophie

Pavillon FÂelix-Antoine-Savard

2325, rue des BibliothÁeques

QuÂebec G1V 0A6 [email protected]

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annexe :

tableau des versions du rÂecit de la chute d'icare

Palaiphatos, XII :« On dit que Minos emprisonna Dedale — a cause d’une faute qu’il avait com-mise — avec son fils Icare. Mais Dedale fabriqua des ailes, les accrocha sur

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lui-meme et sur son fils, et tous deux s’enfuirent par la voie des airs. Imaginerqu’un homme puisse voler, meme avec des ailes collees, est insense. Ce donton parle fait donc allusion au fait suivant. Dedale, incarcere, descendit par unefenetre, emmenant aussi avec lui son fils ; il monta dans une petite barque etpartit. Averti de l’evasion, Minos envoya des navires a leur poursuite. Puis, alorsqu’ils naviguaient, pousses par le vent du sud qui venait de la Crete, ils firentnaufrage. Et tandis que Dedale saute a terre, Icare meurt (de son nom la merfut appelee Icaria). Quand le courant ramena son corps, son pere l’ensevelit ».

Strabon, XIV, 1, 19 :« Tout a cote de Samos est l’ıle d’Icarie, qui a donne son nom a la mer Icarienne.Elle-meme rappelle Icare, ce fils de Dedale, que la fable nous montre accom-pagnant son pere dans sa fuite, quand tous deux, au moyen d’ailes fabriquees,s’elancerent hors de la Crete leur prison. Icare tomba ici meme faute d’avoir suregler son vol : il s’etait eleve trop haut, s’approchant trop du soleil, et, la cirede ses ailes ayant fondu, ses ailes memes s’etaient detachees ».

Diodore de Sicile, IV, 77, 5–9 :« Dedale s’enfuit de Crete avec son fils Icare, sur un navire que Pasiphae lui avaitfourni. Arrives a une ıle eloignee de la terre, Icare voulut y descendre, et tombadans la mer, qui, ainsi que l’ıle, prit le nom d’Icarienne. Dedale, en quittantcette ıle, aborda dans cette contree de la Sicile dont Cocalus etait roi ; celui-cihonora de son amitie cet artiste habile et celebre. Selon quelques mythologues,Pasiphae cacha quelque temps Dedale en Crete, et le roi Minos, qui voulaitle punir, et qui n’avait pu le trouver dans tous les vaisseaux de l’ıle qu’il avaitvisites pour le decouvrir, promit une somme d’argent a celui qui le lui amenerait.Dedale, pour se soustraire a cette perquisition, sortit de l’ıle en attachant sur sondos et sur celui de son fils des ailes faites avec un art merveilleux et jointes avecde la cire. Il traversa en volant la mer de Crete ; mais Icare, qui, en raison desa jeunesse, avait pris un vol trop haut, tomba dans la mer ; car ses ailes furentfondues par l’ardeur du soleil. Au contraire, Dedale, qui volait immediatementau-dessus de l’eau et qui mouillait meme ses ailes, parvint miraculeusement a sesauver en Sicile. Quoique ce recit paraisse fabuleux, nous n’avons pas cru devoirl’omettre ».

Pausanias, IX, 11, 4–5 :« De ce cote-la on voit un temple d’Hercule, ou le dieu est en marbre blanc ; ilslui donnent le surnom de Promachos ; cette statue est un ouvrage de Xenocrite,de Thebes ; car pour une autre de bois d’un gout fort ancien, les Thebains lacroient de Dedale, et je n’ai pas de peine a le croire aussi. On dit qu’apress’etre sauve de Crete, il consacra cette statue a Heracles, comme une marque desa reconnaissance. En effet, Dedale, pour preparer sa fuite, fit lui-meme deuxbatiments fort legers, l’un pour lui, l’autre pour son fils Icare ; et pour se derober

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a la poursuite des vaisseaux de Minos qui n’allaient qu’a la rame, voyant le ventfavorable, il imagina de mettre une voile au sien, chose dont on ne s’etait pasavise avant lui. Par ce moyen, il arriva heureusement ; mais il n’en fut pas dememe d’Icare. N’ayant su gouverner son vaisseau, il fit naufrage et se noya.Le flot apporta son corps dans une ıle voisine de Samos, qui pour lors n’avaitpoint de nom. Heracles s’etant trouve la, par hasard, reconnut le corps d’Icare,et lui donna une sepulture. On voit encore aujourd’hui un petit tertre sur unpromontoire qui avance dans la mer Egee ; c’est le lieu ou il fut enterre. L’ıle etla mer qui l’environne ont pris depuis ce temps-la le nom du malheureux Icare ».

Xenophon, Memorables, IV, 2, 33 : « Mais, Socrate, sans contredit l’habilete estun bien : en toute affaire, l’homme habile ne reussit-il pas mieux que l’ignorant ?— Eh quoi ? N’as-tu pas entendu dire que Dedale fut pris par Minos a causede son habilete, force de le servir, et prive tout ensemble de sa patrie et de saliberte ; que, voulant prendre la fuite avec son fils, il le perdit, sans pouvoir sesauver lui-meme, mais qu’il aborda chez des peuples barbares, qui le firent uneseconde fois esclave ? ».

Hygin, Fables, XL, 4–5 :« Dedale fabriqua donc des ailes, pour lui-meme et son fils Icare ; il les ajustaet ils s’envolerent de la. Icare volant trop haut, la cire s’echauffa sous l’effet dusoleil, et il tomba dans la mer qui recut de lui le nom de mer Icarienne. Dedalepoursuivit son vol jusque dans l’ıle de Sicile, aupres du roi Cocalus. Selond’autres, Thesee, quand il eut tue le Minotaure, ramena Dedale a Athenes, danssa patrie ».