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Présente DANS LE JARDIN DU TEMPS -Portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs- Un projet documentaire de Clément Cogitore Version 3 du 13/06/09 SEPPIA - 18 rue Auguste Lamey – 67000 Strasbourg Contact : Cedric Bonin 03 88 52 81 21 – mail : [email protected]

DANS LE JARDIN DU TEMPS

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Présente

DANS LE JARDIN DU TEMPS

-Portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs-

Un projet documentaire de Clément Cogitore

Version 3 du 13/06/09

SEPPIA - 18 rue Auguste Lamey – 67000 Strasbourg

Contact : Cedric Bonin 03 88 52 81 21 – mail : [email protected]

Clément Cogitore « Dans le jardin du temps – portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs » Production : SEPPIA – 18 rue Auguste Lamey, 67000 Strasbourg – [email protected]

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SOMMAIRE Synopsis Page 2 Note d’intention Page 3 Note du producteur Page 10 Scénario / Canevas Page 12 Annexes Page 24 Éléments biographiques : la version officielle Page 24 La collection Page 28 Éléments biographiques non officiels Page 29 Interlocuteurs Page 36

Clément Cogitore « Dans le jardin du temps – portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs » Production : SEPPIA – 18 rue Auguste Lamey, 67000 Strasbourg – [email protected]

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SYNOPSIS Installés à Moscou et âgés de près de quatre vingt ans, Ely et Nina Bielutin vieillissent paisiblement dans la chaleur de leur appartement de la rue Nikitski. Un appartement moscovite tout ce qu’il a de plus ordinaire, sombre, étroit et rustique, un appartement comme beaucoup d’autres, si ce n’est qu’ici de lourds verrous en protègent l’accès, si ce n’est que les visiteurs sont admis au compte-goutte, que plus aucune femme de ménage n’est autorisée à y accéder, que les murs sont recouverts de tableaux et que les auteurs de ces tableaux ont pour nom Le Caravage, Titien, Van Eyck ou Léonard de Vinci… À leur contact nous découvrirons la très romanesque et très « officielle » épopée de cette somptueuse et unique collection : noblesse, amour de l’art, goût, héritage, culture et résistance au pouvoir l’ont selon eux constituée et préservée à travers l’histoire de la Russie du XIX° et XX° siècle. Au fur et à mesure de l’évolution de ce récit incroyable, nous verrons peu à peu apparaître des zones d’ombres, des incohérences, des brèches flagrantes et vertigineuses dans lesquelles viennent percer la fiction, la légende, le délire et les mythologies personnelles. Se devine alors entre les lignes de ces monologues imprévisibles et parfois inquiétants, le parcours mystérieux d’un couple dans le tumulte de l’après-guerre et de la deuxième moitié du XX° siècle en Russie. Le parcours d’un couple à moment de l’histoire où, dans les ruines d’une Europe plongée dans le chaos, les caves et les bunkers recelaient de multiples chefs d’œuvres, et où, en ces temps où la viande venait à manquer, la toile de maître hollandais se vendait quant à elle, au poids à l’arrière des boutiques… Si le mystère persistera toujours quant à la véritable origine de cette collection, nous nous attacherons à observer, à portraiturer ce couple fascinant dont les gestes les plus quotidiens se répètent inlassablement depuis des décennies sous l’œil des grands maîtres, nous nous attacherons à saisir derrière les clairs obscurs de la renaissance italienne, les fantômes de l’histoire politique du XX° siècle, et derrière la fragilité des masques et l’exubérance des paroles, la troublante volonté d’un homme et une femme à vouloir transformer à tout prix leur propre histoire en épopée.

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NOTE D’INTENTION Si « Dans le jardin du temps » aborde des questions historiques complexes et se base sur des évènements et des récits qui restent encore obscurs et sujets à controverse, ce film est avant tout un portrait, celui d’un couple, un couple de 80 ans semblable à tant d’autres mais dont la vie quotidienne se déroule au milieu de somptueux chefs d’œuvres de l’histoire de l’art. Du quotidien Je cherche d’abord concrètement à saisir le quotidien d’Ely et Nina Bielutin dans leur appartement de la rue Nikitski. Il s’agit d’un appartement plutôt modeste, rustique, tenant en de nombreux aspects plus du bric à brac que de la salle de musée. La place manque sur les murs et sur les meubles, l’éclairage est artisanal et la disposition des tableaux, à de nombreux endroits assez surprenante. Contrairement à de nombreux et souvent richissimes collectionneurs qui ouvrent et dédient un espace d’exposition entier à leur collection, l’espace d’exposition tient ici de lieu de vie. Ely et Nina Bielutin, se lèvent, cuisinent, déjeunent, lisent le journal sous une vierge de Léonard, un autoportrait de Véronèse et une Baccanale de Rubens… M’intéresse alors, le contraste entre d’une part le somptueux et écrasant éclat d’une telle collection et d’autre part, le quotidien sans histoire, semblable à celui de beaucoup d’autres personnes âgées, de ce couple au passé vraisemblablement chargé et opaque.

La manière dont Ely et Nina me sont apparus chez eux lors d’une première rencontre en avril 2009, m’amène tout d’abord à concevoir le film presque intégralement autour d’eux à l’intérieur de leur appartement. L’atmosphère extrêmement confinée du lieu, l’espace surchargé de chefs d’œuvres, à un point qu’il en devient inquiétant, en fait un décor suffisamment riche pour le film que j’imagine. De la même manière, Ely et Nina, par leur exubérance, leur sens de la mise en scène, du mystère et du mensonge, sont des personnages à part entière, suffisants pour nourrir le film à eux seuls. Nina est une femme enjouée, bavarde, aux gestes vifs, dirigeant les conversations et cherchant toujours à les tourner à son avantage. Nina est écrivain, du moins se présente-t-elle comme telle. Petite et au regard perçant, son apparence singulière et indéfinissable évoque tout autant l’attendrissante « babouchka » russe (petite grand-mère du peuple), la grande aristocrate déchue, que la menaçante Baba-Yaga (sorcière des contes russes traditionnels).

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Ely, quant à lui, donne l’impression d’un roc : solide, épais, et à la voix caverneuse, il se tient souvent en retrait de la conversation en présence de Nina et ne se dévoile que pendant ses absences. Ely parle par aphorismes, assène des slogans. Sûr de lui, on devine dans son attitude l’ancien meneur d’homme, charismatique et autoritaire, lui qui fut le peintre fondateur de l’école de la réalité nouvelle (école abstraite russe des années 1960).

À deux visages L’impression que j’ai eue en passant la porte de l’appartement était celle de pénétrer dans un tombeau, un mausolée dans lequel toute chose était en captivité, sous l’emprise des maîtres des lieux. Cette visite a produit en moi l’effet d’un univers entièrement clos et à double visage. À la manière de ces contes pour enfants où le héros, à mesure de son avancée confiante dans la forêt enchantée s’effraye soudain des monstres qu’il découvre dans les zones d’ombres autour de lui, les lieux et les personnages du 7 rue Nikitski me sont apparus à la fois accueillants, rassurants et chaleureux et à la fois menaçants, troubles et lugubres. Chaque attitude familière, normale, a ici son versant obscur, effrayant.

Un exemple assez simple et symptomatique de cette dualité est celui de leurs animaux familiers. Ely et Nina ont quatre chats qu’ils chérissent comme des enfants. Les chats évoluent en liberté dans l’appartement, grimpent sur les tables, les fauteuils du XVII° siècle, s’étirent sur les commodes à côté de marbres de la Renaissance italienne… Quand il est question de leurs chats, tout devient familier pour le visiteur, s’engage alors une conversation rassurante, normale, réelle comme avec n’importe quelle autre personne de leur âge. Et soudain, un cri

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effrayant se fait entendre à l’autre bout de l’appartement : le visiteur entend et découvre l’autre animal de compagnie de Nina, son corbeau, les ailes coupées, enchaîné seul dans la cuisine. L’autre face apparaît, noire, souffrante, lugubre et secrète. Nina, fière de son effet, se met alors à réciter (en français) la fable du corbeau et du renard…

Lieu du secret, de la possession et du mystère, l’appartement des Bielutin révèle ainsi dans chaque pièce des détails inattendus, étranges, surgissant comme autant de spectres effrayants derrière la belle et radieuse histoire familiale de l’amour de l’art. Peintre et collectionneur Ely Bielutin est une figure importante du milieu de l’art en Russie de la deuxième moitié du XX° siècle. Fondateur de l’école de la réalité nouvelle, mouvement clairement dissident par rapport à l’esthétique soviétique (lors visite de l’exposition au Manège, Krouchtchev a lui même insulté les artistes), école de l’abstraction mais basée sur les leçons des maîtres de la renaissance, à mi-chemin entre Kandinsky et Léonard de Vinci, l’école de la réalité nouvelle développe la vision d’un art aux hautes visées spirituelles et libéré de toute contrainte sociale, économique et politique. Il m’intéresse de comprendre le rapport qu’entretient Ely entre d’une part son travail sur l’abstraction, la couleur, la forme, sa conception de l’art moderne et d’autre part sa fascination pour l’art ancien et la « vision » que propose sa collection. Je cherche à donner à voir, au travers ses tableaux et paroles, la continuité directe qu’Ely conçoit entre sa collection et sa peinture, et ainsi par extension entre l’art ancien et moderne. Dans un second temps je m’intéresse au positionnement politique qu’a pu avoir Ely à travers sa peinture et l’école qu’il dirigeait. A l’époque du réalisme soviétique toute forme d’abstraction, de considération spirituelle ou poétique en matière d’art était systématiquement considérée comme dissidente et traitée comme telle : œuvres et ateliers détruits au bulldozer, artistes persécutés ou chassés… Si l’école de la réalité nouvelle a régulièrement été l’objet de ces persécutions, Ely Bielutin n’a lui jamais été directement et personnellement atteint.

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Beaucoup d’éléments permettent de deviner qu’Ely était un apparatchik, protégé par le pouvoir pour des raisons qui, mis à part certains liens possibles avec le KGB, restent encore inconnues. Les apparatchiks en URSS faisaient en général tout pour conserver ou accroître cette protection et les privilèges qui l’accompagnaient en développant des activités officielles dans le sens du parti. Ely Bielutin a au contraire et de toute évidence utilisé cette protection pour établir une dissidence esthétique, artistique en laquelle il croyait, et ce cependant sans jamais verser ouvertement dans l’opposition.

Cette ambivalence m’intéresse profondément dans la mesure où elle rassemble au sein d’un même personnage d’une part un réel engagement personnel dans un projet esthétique moral et spirituel, et d’autre part des positionnements et probablement, des agissements controversés d’un point de vue politique. Je cherche en premier lieu à observer, saisir, ce que cette étrange et unique proximité a de révélateur de l’attitude et du fonctionnement général du collectionneur et tenter de comprendre par-là cette étrange pulsion, parfois déraisonnable, proche de celle du joueur, qui pousse le collectionneur à acquérir ou parfois à s’emparer au prix de détours assez douteux, des œuvres d’art pour les rassembler et s’en entourer. Je cherche dans les détails, les attitudes, le ton des voix et la fragilité des gestes, à capter les signes de cet attachement profond à l’art et aussi les signes de cette attitude extrêmement trouble face au passé et à l’idée de possession. La collection Bielutin se prête selon moi particulièrement bien à cette entreprise car si toutes les pièces ne sont pas forcément des oeuvres majeures, elles sont pour la quasi-totalité des toiles qui ne peuvent laisser insensible : clairs-obscurs du Caravage, sensualité de Rubens, mystère de Léonard, grâce et élégance de Van Eyck, tous ces tableaux parlent à l’âme, à l’affect, et envoûtent le spectateur. J’ai ainsi été frappé par l’extraordinaire cohérence de cette collection et par la « vision » extrêmement sombre, lugubre qui s’en dégageait : tout dans les tableaux accrochés aux murs, les marbres posés sur les meubles où dans les vitrines me racontait l’attrait de l’ombre, de la souffrance et du secret.

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Du masque Le mythe construit par Nina Bielutin dans « Il giardino del tempo » paru en 1992 et servant de référence tant à elle qu’à Ely dans toute conversation relative à la collection constitue à la fois une épopée fascinante dans ce qu’elle comporte de romanesque ; à la fois un récit intelligent dans la mesure ou elle fait appel à des détails précis qui l’ancrent en permanence dans des évènements historiques réels ; et à la fois une fiction délirante dans sa tendance à l’héroïsation et à la transformation permanente de l’histoire en épopée. Ce récit constitue pour le couple plus concrètement une protection, sorte de masque les préservant de toutes sortes d’enquêtes pouvant porter atteinte à leur histoire et réputation et inévitablement une prison dorée dans la mesure où il les condamne à vivre en vase clos au milieu de leur collection. Il est en effet certain que s’ils décidaient d’ouvrir la collection à l’expertise, des recherches permettraient d’identifier la provenance des pièces, leurs conditions d’acquisition, (ce dont les Bielutin, au-delà du récit officiel et fantasque de l’héritage familial, évitent systématiquement d’aborder), et donc vraisemblablement d’aboutir à bon nombre de restitutions, étant donné le trafic dont ont été l’objet les œuvres d’art en Russie depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à la Perestroïka. Chez eux, Nina et Ely sous couvert d’un accueil chaleureux, généreux, mettent en scène, dirigent le regard, la conversation, les gestes, tout. Leur emprise sur le visiteur est extrêmement puissante. Ce dispositif de mise en scène, de maîtrise, très visible, révèle beaucoup de leur goût du secret ainsi que leur rapport au monde extérieur, que l’on devine très vite basé sur la méfiance et la peur. J’ai découvert à quel point Nina et Ely étaient tous les deux mythomanes et à quel point cette mythomanie était elle aussi évidente. Dans leur discours, il est en réalité à chaque instant impossible de discerner le vrai du faux, le délire du vécu, l’auto-célébration de la biographie et j’en arrive à penser que parfois eux même, à force de broder un délire mégalomane autour de leur propre histoire, doivent en arriver à être convaincus de choses, d’évènements qui ne sont jamais arrivés.

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Cette permanente et flagrante mystification m’intéresse profondément dans la mesure où je pense qu’elle révèle plus d’eux-mêmes, de leur humanité, de leur fragilité, que ce que je pourrai obtenir en cherchant à révéler une vérité qui quelle qu’elle soit, apparaît d’ores et déjà lointaine, dissoute, obscure et invérifiable. J’imagine construire un portrait à partir des masques qu’ils me tendent, laisser ainsi les masques eux-mêmes révéler les visages. Je suis convaincu en effet que ce qu’ils veulent montrer à tout prix d’eux-mêmes dans leur mise en scène grandiloquente, appuyée, mystificatrice, raconte beaucoup plus d’eux que ce que je pourrai en apprendre des faits réels ou de témoignages extérieurs. « Dans le jardin du temps » sera le portrait, au travers de ces masques à double visage, d’une expérience humaine vertigineuse, celle d’un homme et d’une femme qui, sous le regard de chefs d’œuvres tous plus somptueux les uns que les autres, ont entrepris dans un délire mégalomane d’écrire leur propre légende, et de lui édifier un tombeau. Dispositif (mise en scène et intervenants extérieurs) Je souhaite partir sur un dispositif de tournage extrêmement léger, propice à recueillir à saisir les instants où le récit, la parole dérape, s’égare. J’imagine intégrer régulièrement la caméra dans le dispositif de mise en scène, et alterner ainsi des scènes d’entretiens ou de visite où les personnages s’adressent directement à la caméra (ou à un interlocuteur hors champ), avec des scènes issues du quotidien, captées par une caméra discrète, effacée. Je souhaite concevoir le film principalement dans l’appartement, lieu où se construit et se préserve le secret et le mystère du couple Bielutin. Je compte accorder une place importante aux quatre chats et au corbeau, qui sont à mon sens des personnages à part entière de l’appartement et donc du film.

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Je souhaite également suivre Nina et Ely dans quelques-uns de leurs déplacements annuels : passer quelques jours avec eux dans leur datcha à la campagne, où est conservée l’autre partie de la collection, et les accompagner également en Italie, où ils possèdent une maison dans le village d’où est originaire Ely : à Belluno en Vénétie. La gageure principale du travail d’entretien consiste pour moi à parvenir en fin de tournage à aborder avec eux les sujets les plus délicats (proximité du KGB, inexistence de fait du grand père collectionneur…), sans pour autant les brusquer et les fermer au dialogue. Je compte pour cela travailler à partir de leurs archives personnelles. Car les documents, les lettres, les photos qu’ils m’ont montrés tendent à témoigner d’un certain nombre de faits ayant effectivement eu lieu mais les histoires qui en découlent dans la bouche de Nina et Ely sont toujours trop belles pour êtres vraies. Adjoindre à Nina et Ely des personnages extérieurs, ayant effectué des recherches ou disposant d’informations quant à l’origine de leur collection, emmènerait le film vers une forme plus « investigative » que je ne souhaite pas. Ainsi, si la rencontre des spécialistes évoqués dans les annexes de ce dossier me paraît indispensable à un travail préparatoire, je n’envisage pas de recueillir leurs témoignages au sein du film. En revanche, travailler avec eux lors de mes recherches me permettra de démêler le vrai du faux, et mieux saisir les parts d’ombre d’Ely et Nina Bielutin. Il m’appartient ensuite dans l’écriture et le développement du film de mettre en place un dispositif cinématographique et de conduire les entretiens avec Ely et Nina Bielutin de telle manière que les interrogations sur leur histoire naissent des situations elles-mêmes.

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NOTE DU PRODUCTEUR Notre première collaboration professionnelle s’est faite autour d’une installation vidéo multi-écrans sur la flèche de la Cathédrale de Strasbourg. Une oeuvre que Clément a réalisée et que nous avons produite pour l’exposition « Strasbourg 1400 » au Musée de l’Oeuvre Notre Dame en 2008. Suite à cela, nous avions envie de travailler à nouveau ensemble et Clément m’a alors parlé d’une histoire qu’il avait lue et qui l’avait fasciné, celle de ce mystère autour de la collection Bielutin. Dès le départ, ce qui l’avait le plus intéressé n’était pas tant les interrogations autour de la constitution de la collection mais plutôt la personnalité de ce couple qui avait décidé de vivre entouré d’œuvres d’art considérables, appartenant quelque part au « patrimoine de l’Humanité », et de les garder pourtant jalousement pour eux seuls… Ces deux personnages et leur histoire me semblaient en tout cas une matière incroyable pour un documentaire et nous avons donc décidé de nous lancer ensemble dans l’aventure de ce film. Il nous fallait cependant vérifier un certain nombre d’éléments pour valider la faisabilité d’un tel projet. Nous avons cherché tout d’abord s’il existait un autre film qui avait été fait sur le sujet : il y a bien eu quelques tentatives ou réalisations mais rien de récent et, chose plus étrange, tous les films qui ont pu exister ont plus ou moins disparu… La perspective d’un « triangle des Bermudes cinématographique » ne nous a pas vraiment découragés. Clément a donc ensuite réussi à entrer en contact avec eux par des relations qu’il avait en Russie. Assez rapidement, ils ont donné leur accord pour le rencontrer et parler de ce projet de film. Nous avons officialisé cette démarche par un courrier émanant de Seppia, montrant ainsi l’engagement d’un producteur. Assez rapidement, ils nous ont retourné leur accord de principe par écrit. Afin de ne pas faire retomber la dynamique créée par ces premiers échanges, nous avons décidé « d’investir » dans un premier voyage de quelques jours à Moscou, qui pour des raisons de calendrier, n’a pu avoir lieu que fin avril. Il nous importait cependant qu’une première rencontre nous conforte dans les possibilités de développement d’un tel film. Les impressions et le compte-rendu de Clément dans le dossier sont sans équivoque. La matière pour un film passionnant est bien là et permet même d’imaginer recentrer le film sur l’essentiel : Ely et Nina Bielutin. Pour Seppia, ce film s’inscrit complètement dans notre ligne éditoriale : La qualité des personnages, l’univers russe, les œuvres d’art, la dimension historique et universelle, vont nous permettre de développer ce film sur le plan international dans les réseaux de coproduction des grands documentaires de création. Bien sûr, dans le cadre du développement, il ne faut pas négliger un aspect : malgré la reconnaissance évidente pour ses films précédents, ce sera le premier documentaire de Clément. C’est pourquoi nous avons souhaité obtenir une aide au développement pour donner à ce projet toute l’ambition qu’il mérite. Il s’agira pour

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nous, au cours de ce travail, de permettre un voyage de repérages complémentaires à Moscou, de rencontrer certaines personnes clés qui ont eux aussi rencontré les Bielutin afin de disposer d’un maximum d’éléments biographiques sur les deux protagonistes, de se donner ensuite le temps d’écrire un scénario et un dispositif cinématographique qui reflètent toutes les dimensions de cette histoire incroyable. La durée envisagée est un film d’une heure mais en fonction, nous nous laissons la possibilité d’être plus ou moins long. Pour les besoins de recherche de financement, nous devrons aussi faire une version anglaise du dossier. Nous devrons également réaliser un premier tournage à partir duquel nous pourrons faire deux montages, un premier court, sous forme de « trailer », que nous proposerons notamment lors de séances de « pitchings » sur le marché international, et plus particulièrement du côté de l’Europe de l’Est comme celles de Leipzig ou de Jihlava. Nous ferons également un autre montage plus long sous forme de bande-démo, pour rendre compte de l’univers visuel que Clément veut créer, du rythme et de l’esprit du film, afin de nous permettre de mieux convaincre encore des partenaires qui seraient hésitants à participer à la production de ce premier documentaire de création. Cédric Bonin Producteur SEPPIA

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SCÉNARIO/CANEVAS À partir de mon premier entretien avec Nina et Ely, j’ai commencé à développer plusieurs scènes que je souhaite intégrer d’une manière ou d’une autre au film. Les scènes ci-dessous en font partie et consistent en un mélange premièrement d’impressions ressenties au cours de nos échanges, deuxièmement de ce que m’ont livré volontairement ou involontairement Ely et Nina, et troisièmement d’un regard, une direction que je souhaite donner au film. Si le dispositif de mise en scène est lui encore en cours de réflexion et de questionnement, le contenu de ces scènes constitue à mon sens des situations/discussions indispensables au récit. De retour du marché Sur le marché du vieil Arbat, dans le vieux centre de Moscou, Nina, emmitouflée dans un grand manteau de fourrure, fait ses courses, passant d’un étal à l’autre. En ce début de décembre, tout Moscou est sous la neige, et Nina, comme les autres habitants du quartier, pressée par le froid se hâte de remplir son panier. Nina s’active, vive, enjouée. Une fois son panier rempli, elle prend le chemin du retour, passe les allées d’immeubles soviétiques du boulevard Pirogovskaya, entre dans la rue Nikitski, passe le porche du n°27 et s’engage dans la cage d’escalier. Elle monte d’un pas décidé les quatre étages et arrivée devant la porte molletonnée de chez elle, glisse la clé dans la serrure. Elle entrouvre brièvement la porte et s’engouffre d’un coup à l’intérieur, refermant immédiatement la porte à double tour derrière elle. A l’intérieur, d’abord dans une obscurité presque totale, Nina enlève son manteau, pose ses courses dans l’entrée, et allume les lumières une par une. Depuis le couloir, on découvre un peu des pièces dans la pénombre, on aperçoit les murs surchargés de tableaux, de sculptures, de mobilier ancien. Un peu de lumière de l’extérieur perce au travers des rideaux jaunis par le temps recouvrant les fenêtres. On peine à deviner la taille de l’appartement, le nombre de pièces, tant l’appartement est chargé, sombre et labyrinthique. Nina se dirige vers les chats, qui l’accueillent dès son arrivée. Ely la rejoint, s’adosse au mur. Nina, se dirige vers la cuisine, les quatre chats la suivent en miaulant, affamés. Ely les regardent la suivre en riant, fait quelques commentaires sur leur appétit.

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La visite Nina nous entraîne dans l’appartement, faisant une visite guidée de la collection. La vieille femme semble connaître par cœur son texte et en bonne comédienne elle y met du cœur. Elle nous fait découvrir une par une les incroyables pièces de leur collection, icônes du XIV° siècle, bachannale de Rubens, descente de croix du Greco, vierge à l’enfant de Léonard, gorgone de Michel-Ange…

Chaque pièce est accompagnée par Nina d’une petite anecdote, confirmée ou complétée par Ely, qui se tient un peu en retrait.

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Nina dirige le regard, maîtrise, met en scène, sûre d’elle et de ses effets.

Bien que très enjouée et rythmée, sa présentation est souvent sommaire et manque d’érudition artistique. Sa connaissance de la peinture apparaît souvent superficielle, elle ne s’attarde jamais vraiment sur la qualité ou la spécificité de chaque œuvre, se contentant d’aligner d’un côté banalités esthétiques dans une description sommaire des tableaux comme le ferait n’importe quel guide de musée : « il s’agit d’un portrait de Madame de Monterant, la maîtresse de Louis XV, qui a quitté Mme de Pompadour pour elle. Voilà une femme incroyable ! Elle était bossue… Et boitait aussi. » et de l’autre anecdotes prestigieuses accentuant le caractère exceptionnel de la collection : « …le deuxième exemplaire de ce marbre se trouve au Louvre…, », « … une autre version de ce portrait de Velasquez est conservée au musée de l’Ermitage… »

Et parfois aussi, Nina et Ely hésitent, confondent, se mélangent les pinceaux. « Là il s’agit d’un portrait de Louis X… XIV non… XV… Le roi soleil !... » De temps en temps quelques phrases dans la conversation produisent un effet de trop, on sent que le ton de Nina rend les choses un peu trop belles, trop incroyables pour être complètement vraies : « …cette table, sur laquelle je travaille, était celle de Gogol… ».

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Pendant tout le temps de la visite, les chats nous accompagnent, grimpent sur les meubles, s’étirent entre les sculptures, On les devine enfants chéris de la maison, maîtres dans leur domaine, presque sauvages. Nina et Ely s’attendrissent à la vue de leur chats gambadant dans l’appartement.

Dans la cuisine Dans la cuisine : petite, simple, rustique. Nina, une vieille perruque sur la tête, sort des placards plusieurs boîtes d’aliments pour chats. A cette vue, les quatre chats se précipitent atour de leurs gamelles, miaulant du mieux qu’ils peuvent. Nina leur donne à manger en riant. Elle nous montre le plus jeune, Pipikosh, le plus indiscipliné. « c’est un prénom finlandais, c’est le président de la Finlande qui lui a donné ce nom là…

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vous savez, avant, beaucoup d’hommes politiques de diplomates venaient nous voir, pour voir la collection, parler avec Ely… » Un cri effrayant et lugubre se fait soudain entendre dans la même pièce. On découvre en se retournant avec Nina, son corbeau, enchaîné au mur, les ailes coupées, gesticulant tant qu’il peut : un spectre. Nina s’approche, pose sa main sur lui, lui donne quelques graines et récite en français la fable de la Fontaine, le corbeau et le renard. On découvre une lueur jusque-là restée inconnue dans le regard de Nina, l’œil noir. Dans sa bouche, la fable sonne peu à peu comme une chanson inquiétante. Dans la lumière de la fenêtre on découvre sur son visage, un peu de maquillage vert autour de ses yeux, qui sous le volume de sa perruque lui donne l’aspect d’une sorcière de conte pour enfants. La réalité nouvelle Un entretien autour d’une tasse de café avec Ely au cours duquel, il nous raconte son passé d’artiste, de fondateur de l’école de la réalité nouvelle. Sa vision de l’art et sa théorie : une peinture abstraite basée sur un ressenti spirituel, énergétique. L’émotion à l’origine de tout, l’émotion servie par «… de grandes idées… ».

Il nous expose sa « théorie du contact » : la nécessité absolue d’un contact avec l’art pour trouver un équilibre entre l’humain/individu et le monde/société/état. Ely raconte la nécessité de représenter une réalité intérieure, la nouvelle réalité. Le vieil homme nous lit quelques extraits de sa théorie, éditée dans un livre épais et coloré. Des phrases courtes, efficaces, comme des slogans Ely nous montre quelques unes de ses toiles, qu’il conserve dans l’appartement, une « grand mère avec petite fille devant la télévision ». Il nous parle de ses maîtres : Tatline, Kandinsky…

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Il nous raconte la création de son école, ses 600 élèves embarqués sur un bateau atelier à Abramzevo, les difficultés avec le régime communiste, les insultes de Krouchtchev lors de l’exposition au Manège en 1962…

Il nous montre aussi quelques lettres jaunies, sa correspondance des années 1970/80 avec Jean Cassou, qui à cette époque directeur du musée d’art moderne de Paris, a contribué à montrer l’œuvre d’Ely en Europe de l’ouest. Ely en lit quelques extraits. Il nous montre des dizaines de photos de cette époque. Sur les clichés on le voit effectivement aux prises avec Krouchtchev, on voit le bateau atelier, le nombre impressionnant de ses élèves… On le voit surtout lui, plus jeune : immense, fier, le menton levé, charismatique, un colosse… . L’image d’un homme fort, pétri de certitudes, imposant son génie, dont on retrouve encore la présence dans les traits de son visage, le ton de sa voix, la force de son regard, sa manière de parler toujours dans l’affirmative. Et constamment Ely ponctue son discours de phrases mégalomanes, délirantes, s’auto-célébrant à la moindre occasion : « on m’appelle l’homme qui a fait tomber Krouchtchev… En Russie tout le monde dit que c’est mon exposition qui a détruit l’empire soviétique… L’artiste plus puissant que l’état… ». Il en vient parfois à faire quelques digressions politiques sur l’actualité, elles aussi délirantes, et souvent franchement effrayantes : « vous savez ici à Moscou en ce moment tout le monde se prépare à la guerre… on ne sait pas ce que nous prépare l’autre nègre aux USA, Obam, Abam… » « …et l’autre juif hongrois qui est devenu président en France..» Se dégage de l’entretien un portrait à double visage duquel il est difficile d’une part de dissocier la réalité historique du délire, et d’autre part de relier le visage de l’artiste/intellectuel libre et charismatique d’hier, à celui d’aujourd’hui, celui d’un vieil homme mythomane, au discours raciste et complaisant…

Clément Cogitore « Dans le jardin du temps – portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs » Production : SEPPIA – 18 rue Auguste Lamey, 67000 Strasbourg – [email protected]

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L’histoire de la collection Long entretien avec Nina et Ely à table. Ensemble, ils nous racontent la « fabuleuse » histoire familiale de la collection. Comme une chanson bien connue dont chacun d’eux connaît exactement les paroles. Les rôles sont bien distribués : comme à leur habitude, Nina rythme le récit, le flot de paroles et Ely complète, confirme. Comme d’habitude Nina se laisse déborder par sa verve et le récit se teinte d’approximations, d’ajouts inventés sur le moment. Devant nous, ils récitent un roman. Un roman russe : le grand-père compositeur italien, collectionneur, l’émigration en Pologne, puis à Moscou. Le début de siècle sanglant en Russie, l’assassinat du père, les tableaux cachés dans un grenier, la mère courageuse, l’émigration en Géorgie la naissance d’Ely en 1925… On sent que Nina veut à tout prix donner l’image d’une grande famille, issue de la noblesse, de la grande Histoire. Mais tout dans ses manières, le ton de sa voix, son style, renvoie l’image d’une femme du peuple, simple, rustique : la babouchka russe.

La lecture Nina nous explique qu’elle est un grand écrivain russe, qu’elle a écrit presque cent livres, tous « décisifs pour l’histoire de la littérature russe… », évidemment.

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Elle nous raconte aussi qu’elle écrit des scénarios pour des films, des articles pour les journaux… Nina nous entraîne devant sa bibliothèque dans le couloir de l’entrée, bibliothèque qui ne contient que ses propres livres.

Elle en choisit un et le sort du rayonnage, on découvre une couverture colorée, simple, naÏve, donnant l’impression d’un roman de gare historique. Nina nous explique qu’il s’agit de l’histoire de la vie d’une femme qui au XIX° siècle fut la maîtresse à la fois de Gogol et Alexandre Dumas. Nina se tient debout, seule et droite dans le salon, ouvre le livre et commence la lecture d’un chapitre. S’ensuit un récit romanesque lyrique, dans un style plutôt pompeux, maladroit. Parfois touchant dans sa naïveté, parfois ridicule dans sa prétention, mais toujours porté par la lecture de Nina : énergique, passionnée, émouvante. Nina s’arrête à la fin du chapitre et reste un moment, debout, seule et silencieuse. A table Nina finit de préparer tranquillement le déjeuner dans la cuisine. Une soupe traditionnelle russe, mélange de viande et légumes. De temps en temps, elle glisse quelques morceaux de viande aux chats qui se bousculent à ses pieds. A côté d’elle, le corbeau erre sur le rebord la fenêtre. Picorant quelques graines, retenu par sa chaîne. Sinistre. Nina emmène les plats dans le salon ou Ely finit de dresser la table. Ely allume quelques bougies et tous les deux s’attablent en bavardant.

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Ils déjeunent paisiblement, discutent de banalités comme n’importe quel couple de personnes âgées. Tout autour d’eux les corps et visages des figures mythologiques et religieuses de l’histoire de l’art figés et grandioses dans les clairs obscurs de la Renaissance contrastent avec cette scène si simple, commune et quotidienne. Parfois, depuis la cuisine, les cris du corbeau se font entendre, rajoutant encore à l’étrangeté de la scène. La musique Assis dans le salon Ely et Nina nous font écouter un de leur disque préféré. Ils restent immobiles le temps du morceau, le regard fixe. Pendant l’écoute, notre regard se perd dans l’appartement, la collection, les détails des tableaux. Une atmosphère oppressante s’en dégage, lugubre : les regards noirs des personnages sur les murs, leurs mains recroquevillées, les corps décharnés, les clairs obscurs, les ombres, les visages déformés… Partout sur les murs : comme des morts et des fantômes.

Et aussi, sur les meubles et le sol : quelques peluches usées, roses ou vertes, tortues, nounours, canards qui contrastent avec l’ensemble grandiose de la décoration et du mobilier. Comme des fautes de goût rassurantes, nous ramenant dans le monde familier des vivants. Une impression se dégage lentement de l’ensemble : tout dans cet appartement est captif, prisonnier des maîtres des lieux.

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Au musée Nina et Ely nous emmènent au musée, à la galerie Tetriakov à Moscou, ou une toile d’Ely figure dans la collection permanente. Fiers et bien habillés ils arrivent au musée en conquérants, accueillis avec respect par un conservateur. Autour de son œuvre, Ely nous fait une visite guidée des salles de l’abstraction russe des années 60/80, ponctuant sa visite d’anecdotes, de souvenirs… et de mensonges. L’anniversaire de Nina Le soir du 5 décembre Nina et Ely, finissent de dresser une grande table. Des invités sont attendus, arrivant petit à petit. « …toute la haute société moscovite… » selon Nina. On s’installe à table. Un banquet. On ouvre la vodka, on boit. Les paroles fusent, les rires, le ton monte. Nina : à l’aise dans son rôle de grande dame, qui en rajoute toujours et encore. Ely : plus sombre en maître de maison, sa voix grave remplit la pièce. Des confidences s’échappent. Sous l’effet de l’alcool, les masques deviennent plus criants… ou se craquèlent. Ely et le petit chat Le matin, Ely prend son café dans le salon sur un fauteuil sous une Vierge à l’enfant de Léonard de Vinci. Le plus jeune et le plus indiscipliné de ses chats, Pipikosh monte sur la table, et saute sur ses genoux. Ely, le caresse tendrement, lui gratte la gorge, lui adresse des petits mots gentils, lui chuchote à l’oreille. Pipikosh ronronne. Sous le visage bienveillant de la Madone derrière lui, Ely donne soudain l’image d’un vieillard tendre et aimant, contrastant soudain avec l’image de l’artiste autoritaire, dur, mégalomane.

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Nina travaille Assise à sa table de travail (« …la table de Gogol… »), Nina écrit, le visage grave, studieux, concentré. Elle s’interrompt de temps à autre et lève la tête, comme mimant une recherche d’inspiration. Parfois, elle se met à lire à voix haute les quelques lignes qu’elle vient d’écrire. A la datcha Conduits en voiture par un de leur proche, Ely et Nina vont passer le dimanche dans leur datcha à la campagne, à une cinquantaine de kilomètres de Moscou. Dans le petit village d’Abramzevo, dont l’histoire est liée au destin de nombreux artistes des années (dont les artistes issus de l’école d’Ely) qui dans les années 60/70 y avaient élu domicile, nous découvrons la datcha du couple, sous la neige. Nina et Ely nous font le tour du propriétaire, Ely nous montre une pièce remplie de ses toiles, et son ancien atelier. Nina sort des recoins cachés de la maison, l’autre partie de la collection : des bustes en marbre de la renaissance italienne, des paysages de l’école flamande, le portrait d’un prince par Van Eyck… Le soir venu, le dîner dans la datcha : aux bougies, rustique, paisible. Murmures. Voyage à Belluno Comme chaque année en décembre, Ely et Nina partent passer les fêtes à Belluno en Italie, près de Venise. Dans le hall immense de l’aéroport de Moscou-Domododevo, déambulant valises à la main entre les guichets d’embarquement et sous les écrans d’affichage, le vieux couple paraît comme égaré dans un monde qui n’est plus le sien. En exil. A Belluno, Nina et Ely s’installent dans leur maison, ouvrent volets et fenêtres, laissant rentrer un peu de jour dans les pièces.

Clément Cogitore « Dans le jardin du temps – portrait d’Ely et Nina Bielutin en collectionneurs » Production : SEPPIA – 18 rue Auguste Lamey, 67000 Strasbourg – [email protected]

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A Venise Dans la pénombre de la fin du jour, Nina et Ely parcourent les ruelles étroites de la cité des Doges. Venise est déserte en ce mois de décembre, plongée dans la brume. Ils errent dans ce nouveau décor comme dans un espace familier, connu depuis toujours. Comme à leur place parmi les fantômes de l’histoire de l’art. Ils parviennent sur la place Saint-Marc, les pavés humides luisent dans le clair obscur du soir. Ely et Nina passent la basilique San Marco, s’avancent à pas ralentis vers les quais. On distingue leurs deux silhouettes s’arrêter au bord de l’eau. Devant eux : l’étendue immense de la mer, mêlée à la brume. Le vent du nord se lève sur la lagune. Et le soir tombe sur Venise, Nina et Ely.